Nanon: La bibliothèque précieuse
— On ne sait ce qui peut arriver, dit-il; Franqueville est le plus probe des êtres, et je le sais laborieux; mais j'ignore s'il a votre sagesse et votre persévérance. Je ne vois l'affaire sûre qu'entre vos mains, et c'est avec vous seule que je traite dans son intérêt le mieux pesé et le mieux entendu.
Quand j'eus servi à M. Costejoux le meilleur souper qu'il me fût possible de lui accommoder, et quand le prieur et Dumont se furent retirés, nous eûmes un autre entretien qui me frappa beaucoup. Comme je lui demandais ingénument si le caractère de Louise s'était un peu amélioré:
— Ma chère amie, répondit-il, ce caractère-là sera toujours fantasque, et je plains le mari qui aura à le supporter… à moins que ce mari n'ait plus d'esprit qu'elle, et plus de fermeté qu'une femme n'en saurait avoir. Vous êtes une exception, vous, une très remarquable exception. Vous n'êtes ni une femme ni un homme, vous êtes l'un et l'autre avec les meilleures qualités des deux sexes. Louise de Franqueville est une femme, une vraie femme, avec toutes les séductions et toutes les fantaisies de la faiblesse. La faiblesse est une grâce. C'est pour cela que nous nous attachons aux enfants et que bien souvent nous augmentons leur tyrannie par l'amusement que nous prenons à la subir. Je vous dirai plus; dans une vie comme celle que je mène depuis deux ans, lutte ardente, autorité nécessaire, souvent rigoureuse, combat acharné et profondément douloureux entre ma bienveillance naturelle et ma méfiance imposée par le fait du devoir politique, il y a comme un irrésistible besoin d'abdiquer dans l'intimité de la famille et d'oublier que l'on est terroriste, pour se laisser terroriser à son tour, ne fût-ce que par les coups de bec d'un petit oiseau. Mes domestiques me sont aveuglément soumis. Mon excellente mère ne voit que par mes yeux. Elle ne changerait pas de bonnet ou de tabatière sans me demander mon avis. J'ai une vie très austère; les jacobins doivent protester par leurs bonnes moeurs contre les débauches de la jeunesse dorée et les coupables tolérances des girondins. Dans cette solitude où je me plonge après l'agitation des affaires et le bruit de la discussion, il me faut trouver un tyran qui repose ma volonté en m'imposant la sienne, et c'est Louise qui se charge de ce rôle. Coquette de naissance, elle m'agace et me force d'oublier tout pour ne m'occuper que d'elle. Elle me contredit, me raille, me rudoie: quelquefois même, elle m'injurie et me blesse. La forcer de se repentir de son ingratitude et de me demander pardon de son injustice est la tâche que s'impose ma patience, et, en somme, je remporte toujours la victoire dans ce duel sans cesse renouvelé, dont l'excitation me fait à la fois du mal et du bien. Mais ce mal et ce bien, c'est autre chose que les émotions de la politique, et j'ai besoin d'oublier les intérêts généraux qui me semblent gravement compromis, sinon perdus!
— Parlez-moi de cela, monsieur Costejoux, et nous reparlerons de Louise. Je veux d'abord comprendre comment et pourquoi tout vous semble perdu, à vous que j'ai vu si plein d'espoir quand vous disiez et quand vous écriviez: «Encore quelques semaines d'énergie et de rigueur, et puis nous entrerons dans le règne de la justice et de la fraternité.» Avez-vous cru réellement que vous pourriez vous réconcilier avec les timides, après les avoir tant effrayés, et avec les royalistes, après les avoir tant fait souffrir? Moi, je crois que les hommes ne pardonnent jamais la peur qu'on leur a faite.
— Je le sais, reprit-il vivement. Je ne le sais que trop à présent! Les modérés nous haïssent plus mortellement encore que les royalistes, car ceux-ci ne sont point lâches. Ils montrent, au contraire, une audace que l'on croyait avoir vaincue. Costumés ridiculement et affectant, pour se distinguer de nous, des airs efféminés, ils s'intitulent _muscadins _et _jeunesse dorée; _à l'heure qu'il est, ils se montrent dans Paris avec de grosses cannes qu'ils feignent de porter mollement et avec lesquelles ils engagent chaque jour des rixes sanglantes avec les patriotes. Ils sont cruels, plus cruels que nous! ils assassinent dans les rues, sur les chemins; ils massacrent dans les prisons. Ils poussent à l'anarchie par le crime, le vice, la débauche et le vol à main armée. Ils espèrent ramener la monarchie en égorgeant la République, et ne se cachent guère du dessein d'égorger la France pour la forcer de leur appartenir à tout prix.
— Hélas! monsieur Costejoux, vous ne raisonniez pas comme cela, je le sais bien, mais comment agissiez-vous? La violence a autorisé la violence. Vous ne l'aimiez pas, vous; mais vos amis l'aimaient et vous le savez bien, à présent que l'on connaît ce qui s'est passé à Nantes, à Lyon et ailleurs. Vrai! vous aviez donné des pouvoirs atroces à des monstres, vous avez ouvert les yeux trop tard et vous en portez la peine. Le peuple déteste les jacobins parce qu'ils ont pesé sur tout le monde, tandis qu'il s'occupe peu des royalistes d'à présent qui ne s'attaquent qu'à vous. S'ils font les crimes que votre parti a faits, s'ils égorgent des innocents et massacrent des prisonniers, j'entends dire chez nous que c'est pour tuer la Terreur qui leur a donné l'exemple et que tous les moyens sont bons pour en finir. N'est-ce point ce que vous disiez, vous autres, et ne vous êtes-vous pas imaginé que, pour épurer la République, il fallait abattre les trois quarts de la France par l'échafaud, la guerre, l'exil, et la misère qui a fait périr encore plus de monde? Ne vous fâchez pas contre moi; si je me trompe, reprenez-moi; mais je vous dis ce que j'entends dire et ce à quoi je n'ai rien trouvé à répondre.
Je vis que je lui faisais de la peine, car il ne dit rien pendant un moment, et puis, tout à coup, il reprit le ton de colère que je lui avais vu prendre à Limoges au milieu de la Terreur.
— Oui! dit-il, c'est notre destinée d'être jugés comme cela! Nous avons assumé sur nous tous les reproches, toutes les malédictions, toutes les hontes de la Révolution. Je le sais, je le sais! Nous serons des infâmes, des bêtes féroces, des tyrans, pour avoir voulu sauver la France. Notre châtiment est commencé! le peuple, à qui nous avons tout sacrifié, pour qui nous avons forcé notre nature jusqu'à être sans scrupule et sans pitié, cette cause sublime à laquelle nous avons immolé nos sentiments d'humanité, notre réputation, et jusqu'à notre conscience légale, c'est là ce qui se tourne contre nous; c'est le peuple qui nous livrera à nos ennemis implacables, c'est lui qui, dans l'avenir, maudira notre mémoire et haïra en nous le nom sacré de la République. Voilà ce que nous aurons gagné à vouloir donner aux hommes une société fondée sur l'égalité fraternelle et une religion basée sur la raison.
— Eh bien, cela vous étonne, monsieur Costejoux, parce que, vous, grand coeur d'homme, vous n'avez pas eu d'autre idée. Mais, pour trois ou quatre qui pensent comme cela, il y a eu trois et quatre mille, peut-être plus, qui n'ont pas songé à autre chose que contenter leur vieille haine et leur ancienne jalousie contre la noblesse… Ah! laissez-moi dire, je n'attaque pas ceux que vous estimez, vous les connaissez, vous répondriez d'eux. Le mot de votre parti n'est pas la haine et la vengeance, je le veux bien, je ne sais pas, moi! La chose dont je suis sûre, c'est que, si on eût fait la Révolution sans se détester les uns les autres, elle aurait réussi. Nous la comprenions, nous l'aimions et nous l'aidions au commencement. Vous l'auriez fait durer si vous n'aviez pas permis les persécutions et tout ce qui a troublé la conscience des simples. Vous avez cru qu'il le fallait. Eh bien, vous vous êtes trompés, et, à présent que vous le sentez, vous tâchez de vous en consoler en disant que l'indulgence eût tout perdu. Vous n'en savez rien, puisque vous n'en avez point essayé. C'est l'effet de vos colères qui a tout perdu, et vous ne pouvez pas vous résigner comme nous autres, bonnes gens du peuple, qui n'avons haï et maltraité personne.
Il voulait riposter; mais, quand il était fâché, les lèvres lui tremblaient comme aux personnes vives qui ont le coeur bon. Moi, je voulais lui dire tout ce que j'avais dans la conscience, afin que, si mes idées le blessaient, il pût défaire notre marché.
— Vous voulez me dire, repris-je, que c'est la rage du peuple qui vous a emportés et poussés à la vengeance des longues misères qu'il avait endurées. Je sais, pour l'avoir entendu assez déplorer chez nous, que c'est le peuple de Paris et des grandes villes qui vous pousse et vous mène, parce que vous demeurez dans les villes, vous autres gens d'esprit et de savoir. Vous croyez connaître le paysan quand vous connaissez l'ouvrier des faubourgs et des banlieues, et, dans le nombre de ces ouvriers moitié paysans, moitié artisans, vous ne faites attention qu'à ceux qui crient et remuent. Cela vous suffit; vous pensez pouvoir les compter quand ils sont dehors comme un troupeau s'excitant les uns les autres. Vous ne les voyez point rentrés chez eux et parlant des choses qu'ils ont faites sans les comprendre. Vous causez avec quelques- uns qui vous suivent parce qu'ils veulent de vous quelque chose, des emplois, des récompenses, ou ce qu'ils aiment mieux que tout parce que ces gens sont vaniteux, de l'autorité sur les autres. J'ai vu cela, moi; j'ai vu à Châteauroux comme on entourait les représentants envoyés de Paris, et Dumont entendait comme on les jugeait, ces quémandeux de pouvoir, dans la rue et sur la porte des maisons. Tout ça, voyez-vous, c'était une cour et un cortège que l'on faisait aux maîtres de la République pour en obtenir ce qu'on voulait, et, si un archevêque ou un prince fût venu à la place, c'eût été les mêmes cris et les mêmes flatteries. Vous qui avez cent fois plus d'esprit que nous, vous avez été tout de même dupe de ces intrigants d'en bas que vous receviez, non sans dégoût, à votre table, et que vous supportiez parce qu'ils vous disaient: «Je réponds de ma rue, de mon faubourg, de ma corporation.» Ils vous trompaient pour se rendre importants et nécessaires. Ils ne pouvaient répondre de rien et vous l'avez bien vu, quand, outrés de leur méchanceté et de leurs pilleries, vous avez dû les punir pour contenter la justice de votre coeur et celle du peuple indigné. Voilà votre malheur et celui de vos amis, monsieur Costejoux; vous croyez connaître le peuple parce que vous vous jetez résolument au beau milieu de ce qu'il a de plus mauvais et de plus terrible, et vous n'en connaissez que la lie, et vous croyez que le peuple tout entier est féroce et affamé de vengeance. Alors, vous travaillez pour le contentement des pires et vous ne vous doutez pas du blâme des meilleurs. Vous jugez ceux-ci timides et mauvais patriotes parce qu'ils ne vont pas en bonnets rouges vous tutoyer et vous caresser. Moi, je dis que ces modérés si méprisés ont été meilleurs patriotes que les autres, puisqu'ils vous ont supportés pour ne point nuire à la défense du pays. Ce qu'il faudrait connaître, ce qu'il faudrait entendre, voyez-vous, c'est ce qui se dit tout bas, et c'est là ce que vous ne savez jamais, puisque vous ne vivez qu'au milieu des déclamations ou des hurlements. Quand vous l'apprenez, il est trop tard. Aujourd'hui, voilà que les hurleurs et les malfaiteurs du parti ennemi prennent la place des vôtres, et le peuple triste et silencieux vous abandonne à leur colère. C'est alors que vous êtes forcés de compter les têtes et de voir que le grand nombre est contre vous, et cela vous étonne! Vous dites que le peuple est lâche et ingrat. Eh bien, moi qui en suis, de ce pauvre peuple, moi qui vous aime et qui vous dois la vie d'Émilien, c'est-à-dire plus que la mienne, je vous dis: Vous vous êtes égaré dans une forêt où la nuit nous a surpris et où vous avez pris le sentier d'épines pour le grand chemin. Pour en sortir, il vous a fallu vous battre avec les loups et vous arrivez au jour, tout étonné de voir que vous avez reculé au lieu d'avancer, que vous avez marché avec les bêtes sauvages et que la foule des hommes s'est rangée de l'autre côté. À présent, les royalistes auront beau jeu; plus méchants que vous, je ne dis pas non, ils ne feront pourtant pas pire que vous. Ils auront leurs flatteurs, leurs intrigants, leurs égorgeurs, leur vilain monde à part, qui les trompera comme vous avez été trompés: et, à leur tour, ils perdront la partie. Qui la gagnera? Ce sera le premier venu, pourvu que la guerre civile finisse et que chacun puisse vivre chez lui sans craindre d'être dénoncé, emprisonné et guillotiné le lendemain. Et ce n'est pas parce que le monde est royaliste ou girondin, ou égoïste, ou poltron; ce n'est pas non plus parce qu'on a besoin de repos que cela arrivera. Les bons soldats n'ont pas manqué pour les armées, parce que, de ce côté-là, le devoir est net et la cause bonne. Ce dont on est las, c'est d'être forcé de se méfier, de se haïr et de voir périr des innocents sans pouvoir les assister. On est fatigué aussi de ne point travailler. Pour le paysan, c'est la pire fatigue, et ce ne sont point vos secours, vos allégements et vos aumônes qui le consolent et le dédommagent du temps perdu. Il a un grand courage et, une grande bonté de coeur dont vous n'avez pas connu l'emploi. Pris séparément, il a bien des défauts, mais je vais vous parler comme il parle: si vous pouviez mettre en un tas ce qu'il y a de moralité, plus ou moins, dans le coeur de chacun, vous verriez une montagne qui vous ferait peur, parce que vous n'avez point voulu la voir et parce qu'il vous faut renoncer à l'abattre.
J'avais parlé vivement, en marchant par la chambre, en tisonnant le feu, en prenant et quittant mon ouvrage; je m'étais montée plus que je ne l'avais prévu, et je ne voulais point regarder M. Costejoux pour ne pas perdre le courage d'aller jusqu'au bout de mes idées. Je crois que j'en aurais trouvé encore à dire, mais il en avait assez, lui. Il se leva, me prit le bras et le serra jusqu'à me faire mal, en disant:
— Tais-toi, paysanne! tu ne vois donc pas que tu m'assassines?
XXIII
— Ce n'est pas vous que je voudrais tuer, lui dis-je. Je vous aime et vous estime trop pour ça; mais je voudrais tuer le mensonge auquel vous vous êtes laissé prendre.
— Et ce mensonge, c'est la patrie, la liberté, la justice?
— Non! c'est votre fameuse idée que la fin justifie le moyen!
Il alla se rasseoir au bout de la salle et ne s'avoua point vaincu. Il resta pensif; puis revenant à moi:
— Est-ce que tu aimes passionnément Franqueville?
— Je ne sais pas bien ce que veut dire le mot passionnément. Je l'aime plus que moi-même, voilà tout ce que je sais.
— Et tu ne pourrais pas en aimer un autre, moi, par exemple?
Je fus si étonnée, que je ne répondis point.
— Ne sois pas surprise, reprit-il; je veux me marier, quitter la France, abandonner la politique. Je ne dois rien à Louise que l'aumône du château de ses pères. Elle partagera ce débris de fortune avec Émilien. Ils redeviendront seigneurs de ces paysans qui ne demandent qu'à redevenir serfs… Ne discutons plus! Je suis dégoûté d'eux, du peuple des villes et de toutes choses. Je hais la noblesse, tu devrais la haïr aussi, car Émilien ne pourra ni ne voudra t'épouser si la monarchie recommence: je ne suis pas plus aristocrate que toi par ma naissance. La fortune que j'ai, je la dois au travail de mon père et au mien. Ne me crains pas, je ne suis pas épris de toi, Nanette! Si j'écoutais mon penchant, je serais amoureux de Louise. Mais je sais qu'elle est une femmelette, et je vois en toi un esprit supérieur, un caractère admirable. Tu es assez belle pour que l'on te désire, et, si tu m'encourageais, j'oublierais facilement tout ce qui n'est pas toi. Tiens! ne me réponds pas. Réfléchis. La nuit porte conseil. Tu seras plus utile à Émilien en devenant ma femme qu'en songeant à être la sienne. Tu sais que je l'aime beaucoup. À nous deux nous lui referons une existence; je te permettrai de le regarder comme ton frère. Je ne serai pas jaloux, on ne doit pas l'être de la droiture en personne… L'homme qui épousera Louise sera dévoré d'inquiétude, celui à qui tu auras dit _oui _pourra compter sur toi comme sur Dieu. C'est te dire que tu seras appréciée comme tu le mérites… Tais-toi! attends à demain! Plus de discussion, plus de récriminations. Décide de ton sort et du mien.
Il prit son flambeau et se retira vivement sans me regarder. Je restai abasourdie, mais non indécise. Quand même j'eusse pu avoir de l'inclination pour lui, je voyais de reste qu'il était follement amoureux de Louise et qu'il ne m'eût épousée que pour s'en guérir. En supposant qu'il n'y eût pas réussi, combien j'aurais été malheureuse? M. Costejoux était un homme exalté, tout de premier mouvement, et capable de tomber d'un excès dans l'autre. Certainement il méritait qu'on eût le dévouement de s'attacher à lui, mais on risquait fort d'y faire son propre malheur et le sien. Son idée ne m'enivra donc pas. Si je le sentais au-dessus de moi par son éducation et ses grands talents, je le sentais faible et indécis de caractère. Ses moments de violence ne m'eussent point effrayée, mais son agitation intérieure m'eût troublée moi-même et je n'aimais pas le trouble, qui est une incertitude. Combien Franqueville, avec sa simplicité de coeur et sa droiture d'intention, me paraissait plus digne de mes soins et de mon attachement! Il n'y avait rien en lui qui ne fût clair pour moi, et chacune de ses paroles entrait dans mon âme comme une lumière d'en haut. Certes, il n'aurait jamais l'habileté de faire sa fortune, comme M. Costejoux: il se contentait de si peu de chose en ce monde! C'était à moi d'y songer pour lui, tandis qu'il me dirigerait dans les choses plus élevées. Et puis je l'aimais uniquement, je l'avais aimé toute ma vie, je n'aurais pu seulement essayer d'en aimer un autre, ne fût-ce que moitié moins.
Le lendemain matin, M. Costejoux, qui se disposait à partir et à qui je servais son déjeuner, voyant que j'étais aussi calme qu'à l'ordinaire et que je ne cherchais point à être seule avec lui, comprit bien que je n'avais pas changé d'idée et parut se repentir de ce qu'il m'avait dit la veille.
— J'étais très animé, me dit-il, vous m'avez troublé avec vos idées où il y a du vrai, mais qui pèchent par la base, car vous supposez que la situation où nous nous sommes trouvés avait été faite et choisie par nous, tandis que nous avons été forcés de la subir. Dans cette discussion, un petit secret que j'ai dans un recoin du coeur m'a échappé, et le sot dépit qu'il me cause, mince blessure à ajouter à toutes celles qui me déchirent l'âme, m'a porté, je ne sais comment, à vous dire des choses folles, dont vous vous moqueriez si vous n'étiez une personne généreuse et sage. Puis-je compter que vous les garderez pour vous seule et qu'Émilien même… Émilien surtout, n'en sera pas instruit?
— Comme je n'ai pas eu seulement l'idée de vous faire dire ces choses, et que vous les avez dites vous-même sans réflexion, ma conscience ne m'oblige pas à les lui rapporter. Comptez, d'ailleurs, qu'elles seront oubliées de moi aussi vite qu'elles ont été conçues par vous.
— Je vous en remercie, Nanette, et je compte sur votre parole. Un moment peut venir où j'aurai à demander à Franqueville la main de sa soeur. La confidence que vous lui auriez faite de mes irrésolutions pourrait le mal disposer. Il est plus sérieux que moi parce qu'il est naïf. Il ne me comprendrait pas.
— C'est vrai! Que ces irrésolutions soient donc bien enterrées, monsieur Costejoux. Si vous aimez vraiment Louise, vous la corrigerez de ses petits travers que vous encouragez trop, c'est vous-même qui le dites. Faites-vous aimer, une femme donne toujours raison et autorité à celui qu'elle aime. Maintenant, mon cher monsieur, réfléchissez à l'affaire qui était convenue entre nous. Si elle ne vous satisfait pas entièrement…
— Elle me satisfait, elle est conclue, je ne la regrette pas. Croyez bien, Nanette, que je suis plus que jamais votre ami et très fier de l'être.
Il me serra cordialement la main, et, le prieur étant venu se mettre à table, il causa librement et avec une sorte de résignation moqueuse des choses qui se passaient à Paris et qui nous parurent bien étonnantes, à nous autres. Il nous apprit que, pendant que nous étions encore tout ébranlés et comme brisés par les émotions de la veille, les privations et les souffrances du présent avec les appréhensions du lendemain, le beau monde était en joie et semblait devenu fou. Il nous raconta les fêtes que donnaient madame Tallien et madame Beauharnais, les costumes grecs de ces dames, les bals des victimes où l'on saluait en faisant la pantomime de laisser tomber sa tête, où l'on dansait en robe blanche et ceinture de deuil, où l'on se coiffait en cheveux courts dits toilette de guillotine, où l'on n'était admis enfin que lorsqu'on avait eu au moins un guillotiné dans sa famille. Cela me parut si atroce et si lugubre, que j'eus peur et que j'en rêvai la nuit suivante. J'aurais compris des réunions de royalistes où l'on eût fait quelque simulacre funèbre avec des larmes en commun ou des serments de vengeance; mais danser sur la tombe des parents et des amis, c'était du délire, et Paris en fête m'épouvantait l'esprit encore plus que Paris se ruant autour de l'échafaud.
Pendant qu'on faisait ces réjouissances cyniques dans le beau monde, nos pauvres et sublimes armées prenaient la Hollande. Aux premiers jours de février 95, je reçus une lettre d'Émilien:
«Nous sommes entrés aujourd'hui 20 janvier à Amsterdam, sans souliers, sans vêtements et couvrant notre nudité avec des tresses en paille, mais en bon ordre et musique en tête. On ne nous attendait pas si tôt, rien n'était prêt pour nous recevoir. Nous avons attendu six heures dans la neige, qu'on pût nous donner du pain et nous caserner. Pas un murmure n'est sorti de la poitrine de nos héroïques soldats, et les vaincus les contemplaient avec admiration. Ah! mon amie, qu'on est fier de conduire de tels hommes et d'appartenir à cette armée où l'âme de la France, égarée et meurtrie, s'est réfugiée, pure et sublime, libre de toute pensée personnelle, enivrée de l'amour de la République et de la patrie! Que je suis heureux de t'aimer et de me sentir digne de toi après des souffrances inouïes acceptées joyeusement! Ne plains pas ton ami, sois heureuse aussi, et compte que, aussitôt la paix faite, il ira chercher dans tes bras sa récompense. Dis à mon père Dumont que je le chéris, et à Mariotte que je l'embrasse. Dis à notre cher prieur que j'ai pensé à ses paroles à tous les moments de mon épreuve. En souffrant le froid, la fatigue, la faim, je me disais: «On a fait le mal, et le mal a fait tous les maux. Il faut pourtant forcer le bien à renaître. Pour cela, il faut souffrir, et le soldat est la victime expiatoire qui réconciliera le_ _ciel avec la France.»
Il y avait en post-scriptum:
«J'allais oublier de vous dire que j'ai été nommé capitaine à l'affaire de Dueren, sur le champ de bataille.»
Rassemblés tous les quatre, le prieur, Dumont, Mariotte et moi autour de cette chère lettre, nous pleurions de plaisir et de douleur. Il ne disait pas quand il reviendrait: nous ne savions pas s'il ne serait pas bientôt aux prises avec de nouvelles souffrances et de nouveaux dangers; mais il nous voulait contents et fiers de son martyre; nous nous efforcions d'oublier le chagrin pour ne sentir que la joie.
Aux approches du printemps, le prieur qui avait, grâce à nos soins, assez bien supporté ce rude hiver, se trouva tout à coup plus malade. Je ne le quittais presque plus, ce qui gênait bien ma surveillance et mes occupations; mais j'étais décidée à tout perdre plutôt que de l'abandonner à lui-même. Sa maladie était de celles où le courage fait défaut. Il ne se sentait point souffrant, il mangeait bien et il aurait eu de la force s'il eût pu respirer. Cet étouffement lui causait une sorte de colère suivie de profonds découragements. Moi seule pouvais alors le consoler.
Un jour qu'il se sentait mieux, il m'engagea à prendre l'air et j'en profitai pour aller voir un autre malade, une pauvre femme à laquelle je m'intéressais aussi et qui demeurait assez loin. J'allai et revins vite; mais les jours étaient encore courts. Partie à midi, je me trouvai en un bois à la nuit, et, comme les loups ne manquaient point, ce fut plaisir pour moi d 'entendre parler et marcher à peu de distance, sur un chemin qui traversait le bois par le milieu, tandis que je me dirigeais en biaisant vers la lisière. L'idée me vint de prendre le plus long et de suivre ces gens qui me rassuraient contre les mauvaises bêtes. Pourtant, ils n'étaient pas de chez nous, car ils allaient dans un autre sens, et, comme j'étais une trop grande fille pour faire ronde avec des étrangers, je les suivis sans faire de bruit.
J'étais assez près pour entendre leurs voix, et il me sembla distinguer quelques paroles; entre autres: le prieur — moutier de Valcreux — minuit!
Ceci me donna de l'inquiétude, je doublai le pas légèrement, sans me faire entendre, et me trouvai bientôt à portée de ne rien perdre.
Ils s'étaient arrêtés et, autant que je pus compter les voix, car la nuit ne me permettait pas de voir à travers les branches, ils n'étaient que trois. Je compris qu'ils en attendaient d'autres qui arrivèrent un moment après, et puis d'autres encore, et ils se comptèrent mystérieusement, à demi-voix, en se donnant des noms dont aucun ne m'était connu et qui me firent l'effet d'une convention entre eux: _Trompe-la-Mort, Gargousse, Franc-Limier, _etc. Ils parlaient aussi en mots convenus comme une espèce d'argot.
Je compris pourtant, ou plutôt je devinai. C'était une bande de ces malfaiteurs inconnus qui, sous prétexte de royalisme, surprenaient les châteaux ou les fermes durant la nuit et torturaient les gens qui s'y trouvaient pour avoir leur argent. On en parlait dans le pays et on en avait grand'peur. On racontait d'eux des cruautés effroyables et des vols audacieux. On nous avait tant annoncé, d'année en année, des brigands qui n'avaient jamais paru chez nous, que je n'y croyais plus. Force me fut de voir le danger et de l'apprécier.
Ils étaient sept et ne se jugeaient point en nombre suffisant pour attaquer l'abbaye de Beaulieu, qui était devenue une ferme habitée et bien gardée. À Valcreux, disaient-ils, il n'y avait que le vieux prieur, deux vieux ouvriers et deux femmes. Ils étaient bien renseignés; seulement, ils ne comptaient pas Dumont, ce qui me prouva qu'il n'y en avait aucun de notre commune. Cela me fit plaisir.
S'emparer du moutier n'était donc pas difficile; mais y avait-il là quelque chose à prendre qui en valût la peine? On ne connaissait aucune économie au prieur, et la République s'était emparée de tout l'argent des moines. Il n'y avait qu'un plaisir à espérer, celui de dévaster la propriété du jacobin Costejoux.
Un de ces hommes insista sur l'argent que devait avoir le prieur. Il dit que ces gens-là étaient plus malins que la République et qu'ils avaient constamment trouvé le moyen de lui soustraire quelque chose. Il paraît qu'il ne faisait pas plus de cas des gens d'Église que des jacobins.
Le dernier avis parut l'emporter et on parla de la manière de s'introduire. Deux de ces hommes devaient se présenter dans la soirée comme mendiants et demander à coucher dans la grange. À minuit, ils ouvriraient la porte aux deux autres. Ils ne paraissaient pas ignorer que les brèches avaient été réparées et qu'il n'était pas facile d'entrer par-dessus les murs. En attendant, ces bandits parlèrent de souper chez le garde de la forêt, qui était un homme à eux, une manière de complice et de receleur.
Je jugeai que je n'avais pas de temps à perdre pour contrarier ces beaux projets. Je m'apprêtais à quitter ma cachette pour m'éloigner, lorsque je heurtai une souche dans l'obscurité et fis quelque bruit en tombant. Tous firent silence et j'entendis armer des fusils. Je restai à terre immobile. On chercha autour de moi; je pensais que c'était ma dernière heure, car ils ne faisaient point de grâce à ceux qui découvraient leur secret. Ils ne me trouvèrent pas et s'imaginèrent n'avoir entendu que le bruit d'une branche morte tombant d'un arbre. Je profitai, pour m'échapper, du bruit qu'ils firent eux-mêmes en retournant à leur carrefour. Mais, forcée de percer dans le taillis, car toutes les routes que j'aurais pu prendre aboutissaient à ce carrefour d'où ils auraient pu me voir, je ne pus savoir où j'étais et je m'égarai pendant une bonne demi-heure, tremblant de revenir sur mes pas et de me retrouver auprès d'eux.
Enfin, après m'être heurtée à bien des arbres et déchirée à toutes les épines, je me retrouvai à la lisière du bois, et je m'enfuis à travers la lande jusqu'à ce que j'eusse rejoint le chemin de Valcreux. J'y arrivai baignée de sueur malgré le froid qu'il faisait, et si essoufflée que j'avais peine à m'expliquer. J'allai au plus pressé, qui était de courir chez notre ancien maire, lequel était réélu depuis deux jours, et de lui raconter l'aventure. Il savait que je n'étais ni peureuse, ni visionnaire, et, sur-le-champ, il manda le garde champêtre pour rassembler le monde et avertir du danger qui menaçait le moutier. Nous n'avions plus guère d'hommes valides, tous les jeunes étaient à l'armée, mais les vieux ne manquaient pas de courage, et, quand on sut que les brigands n'étaient pas plus de sept, on résolut de tâcher de les prendre, car on soupçonnait plus d'une personne mal famée des environs de faire partie de la bande et on leur en voulait plus que s'ils eussent été des étrangers.
On s'arma comme on put. On avait encore quelques vieux fusils cachés qui avaient échappé aux réquisitions; et puis on avait les fameuses piques et hallebardes prises au moutier en 89 et qui faisaient le fond de l'armement de la garde nationale de la commune. On m'engagea à bien recevoir les faux mendiants et à leur laisser ouvrir la porte à minuit. On convint que vingt des nôtres se tiendraient cachés dans le pli de terrain autour de la fontaine aux Miracles; douze autres seraient cachés d'avance dans la chapelle du moutier, de manière à prendre les bandits par devant et par derrière.
Je courus donc avertir le prieur, et je l'engageai à se tenir bien tranquille dans sa chambre, que je chargeai Dumont de garder avec la Mariotte. Celle-ci mit en riant une broche derrière la porte, bien résolue à s'en armer au besoin. Les deux ouvriers veillèrent dans la cuisine et je m'en retournai à la grande porte pour recevoir les faux mendiants, qui ne tardèrent pas à se présenter et que je fis entrer sans leur témoigner de défiance.
Je leur demandai s'ils avaient faim. Ils répondirent que non, qu'ils avaient beaucoup marché et ne souhaitaient qu'un coin pour dormir. Je les conduisis à l'endroit que je leur destinais et ils se jetèrent sur un tas de fougères, comme des gens harassés. J'eus à veiller à ce que nos amis du village fussent assez prudents pour s'introduire sans bruit un à un dans la chapelle. Mais j'eus beau faire et beau dire, ils ne purent se tenir d'y causer à voix basse et bientôt je vis que les deux bandits ne dormaient pas, qu'ils se méfiaient et se glissaient dans la cour pour observer. Il était déjà onze heures du soir quand tous les préparatifs de nos défenseurs furent terminés, et nous fûmes surpris d'entendre les chouettes du donjon crier plus que de coutume. Je fis grande attention, et tout à coup, je dis à nos gens:
— Ce ne sont pas de vrais cris d'oiseau. Les chouettes elles-mêmes s'en aperçoivent, elles ne disent plus rien. Ce sont nos deux bandits qui ont grimpé au faîte du grenier et qui avertissent leurs camarades de ne pas approcher, parce que le moutier est en état de défense. Je serais bien étonnée si, dans un moment, ils n'essayaient pas de sortir du moutier pour les rejoindre.
— En ce cas, me répondit-on, il faut les guetter, leur tomber dessus et les arrêter.
Ce fut fait sans grand effort, car ces gens se rendirent sans résistance, leur rôle étant de ne pas comprendre de quoi on pouvait les accuser. On les mit dans le cachot du moutier, d'où ils ne pouvaient se faire entendre, et ils n'essayèrent plus d'avertir, ce qui les eût trop compromis.
Tout cela prit environ une heure, et minuit sonnait quand chacun se retrouva à son poste. Nous ouvrîmes la porte à moitié, et, pendant dix bonnes minutes, on réussit à ne pas faire un mouvement, à ne pas échanger une parole. Je me tenais dans la tourelle de l'ancien frère portier, à même de jeter des pierres sur les assaillants, car je m'attendais à un essai de combat, et je ne voulais pas avoir exposé mes amis sans payer aussi de ma personne.
Tout à coup je sentis une odeur de brûlé, et, regardant par la meurtrière qui donnait sur la cour, je vis la fumée sortir de la grange. Les deux bandits, soit par mégarde, soit à dessein, y avaient mis le feu en sortant. Je n'eus que le temps d'avertir les hommes postés dans la chapelle. On éteignit vite ce commencement d'incendie, et ceux qui attendaient près de la fontaine se rapprochèrent afin d'entourer l'entrée du moutier, n'espérant plus s'emparer de la bande par surprise. Tout cela fut cause qu'elle ne vint pas, mais on vit approcher deux éclaireurs à cheval, et, comme on leur courait sus, ils prirent la fuite au triple galop et disparurent dans la nuit. Ils étaient bien montés, et nous ne l'étions pas du tout. Il fallut renoncer à les prendre et à les connaître. On monta la garde durant plusieurs nuits, ce qui fut inutile; ils se tinrent pour avertis et ne_ _reparurent ni chez nous, ni aux environs. On conduisit les deux prisonniers à Chambon, où ils furent interrogés. L'un des deux nia tout et jura que, s'il avait mis le feu dans notre grange en fumant sa pipe, il n'en savait absolument rien et ne pouvait ni s'en justifier ni s'en accuser. L'autre fit le rôle d'imbécile et ne répondit à aucune question. On avait trouvé sur eux des couteaux qui ressemblaient à de grands poignards. Il n'y eut pas d'autre révélation de leurs mauvais desseins. On les garda assez longtemps en prison, afin de s'enquérir de ce qu'ils étaient. On ne put le découvrir et on les condamna comme vagabonds à faire plusieurs mois de détention à Limoges.
XXIV
Je ne sus ces choses que beaucoup plus tard, car cette alerte si heureusement déjouée amena de graves résultats d'un autre genre.
Malgré tout ce que nous avions fait pour rassurer le prieur, il avait eu une peur affreuse, et, le lendemain, il fut pris d'une grosse fièvre avec le délire. Je dus le garder durant trois nuits, bien que je me sentisse très malade moi-même sans savoir de quoi et pourquoi, car je n'avais pas eu d'autre peur que celle d'être surprise aux écoutes dans le bois et celle de ne pas arriver chez nous à temps pour déjouer les projets des brigands. J'avais eu à songer à tant de choses ensuite, que je me souvenais à peine d'avoir été effrayée et surmenée de fatigue. Je m'étais mise en quatre et en dix, après la fuite des bandits, pour donner à boire et à manger à ceux qui nous avaient porté secours de si bon coeur. On s'était régalé de tous mes fromages, on avait bu force piquette et chanté jusqu'au jour dans le grand réfectoire du couvent, de sorte que les préparatifs et l'attente de la bataille s'étaient terminés, comme il arrive toujours entre paysans, par une fête. J'espérais que ces chants du pays, si doux et si naïfs, réjouiraient l'oreille du prieur et lui ôteraient toute inquiétude. Il n'en fut rien; il s'obstina à croire que les brigands festoyaient chez nous et qu'ils allaient venir le torturer pour avoir son argent.
— Eh mon Dieu, lui dis-je, ne sachant plus quelles raisons lui faire entendre, quand même ils seraient chez nous et voudraient nous dépouiller, nous ne serions pas torturés pour cela. Il serait bien facile de leur abandonner, sans nous faire prier, le peu que nous avons à la maison, et je ne comprends pas que vous vous tourmentiez si fort pour une pauvre petite bourse qui ne mérite certainement pas le martyre dont on vous menacerait.
— Ma bourse! s'écria-t-il en s'agitant sur son lit, jamais! jamais! Mon avoir, mon bien! J'y tiens plus qu'à ma vie. Non! Jamais! Je mourrai dans les supplices plutôt que de rien révéler. Qu'on apprête le bûcher, me voilà! brûlez-moi, coupez-moi par morceaux, faites, misérables, je suis prêt, je ne dirai rien!
Il ne se calma que dans la matinée, et, le soir, il recommença son rêve, ses cris, ses terreurs, ses protestations. Le médecin le trouva bien mal, et, la nuit suivante, ce fut encore pire. Je m'épuisais à le tranquilliser, il ne m'écoutait pas et ne me connaissait plus. Le médecin m'engagea à prendre du repos, il me dit que j'avais la figure très altérée et qu'il me croyait très malade aussi.
— Je ne suis pas du tout malade, lui répondis-je; ne vous occupez que de ce pauvre homme qui souffre tant!
Et, comme je disais cela, il paraît que je tombai tout à coup comme morte et qu'on m'emporta dans ma chambre. Je ne m'aperçus de rien, j'étais tout à fait sans force, sans connaissance et sans souvenir ni souci d'aucune chose. Je n'éprouvais qu'un besoin, dormir, dormir encore, dormir toujours. Ma seule souffrance, c'était quand on m'examinait et quand on m'interrogeait. C'était pour moi un dérangement cruel, un effort impossible à faire. Je restai ainsi sept jours entiers. J'avais pris une fluxion de poitrine. Ce fut ma seule maladie, mais elle fut très grave et on espérait peu de moi quand je repris ma connaissance tout d'un coup, comme je l'avais perdue, sans avoir conscience de rien.
J'eus de la peine à rassembler mes souvenirs. J'avais rêvé dans la fièvre que le prieur était mort. Je l'avais vu enterrer; — et puis c'était Émilien, et puis moi-même. Enfin je réussis à questionner Dumont que je reconnus auprès de mon lit:
— Vous êtes sauvée, me dit-il.
— Et les autres?
— Tous les autres vont bien.
— Émilien?
— Bonnes nouvelles. La paix est faite là-bas.
— Le prieur?
— Mieux, mieux! beaucoup mieux!
— Mariotte?
— Elle est là.
— Ah oui! mais qui donc soigne…?
— Le prieur? Il est bien_. _J'y retourne. Dormez, ne vous inquiétez de rien.
Je me rendormis et j'entrai tout de suite en convalescence. La maladie n'avait pas duré assez longtemps pour m'affaiblir beaucoup. Je fus bientôt en état de me tenir sur un fauteuil et j'aurais voulu aller voir le prieur, mais on m'en empêcha.
— Puisqu'il va si bien, dis-je à Dumont, pourquoi ne vient-il pas me voir?
— Le médecin a défendu qu'on vous fît parler, ayez patience deux ou trois jours encore. Vous devez cela à vos amis qui ont été si inquiets de vous.
Je me soumis; mais, le lendemain, sentant que je pouvais faire le tour de la chambre sans fatigue, je m'approchai de ma fenêtre et je regardai celle du prieur; elle était fermée, ce qui était tout à fait contraire aux habitudes d'un asthmatique qui permettait à peine qu'elle fût fermée la nuit par les grands froids.
— Dumont, m'écriai-je, vous me trompez! … Le prieur…
— Voilà que vous vous tourmentez, répondit-il, et que vous risquez de retomber malade! Ce n'est pas bien, vous avez_ _promis de patienter.
Je me rassis et je cachai mon angoisse; Dumont, pour me faire croire qu'il allait chez le prieur, me laissa avec la Mariotte que je ne voulus pas questionner. Comme c'était l'heure de me faire manger, elle me quitta pour aller faire ma soupe. Alors, me trouvant seule et ne pouvant supporter plus longtemps mon incertitude, je sortis doucement de ma chambre, et, en me soutenant contre les murs, je gagnai celle du prieur qui était au bout du petit cloître. Elle était ouverte; le lit sans rideaux, les matelas retournés et repliés en deux, la chambre bien nettoyée, bien rangée, le grand fauteuil de cuir tourné contre la muraille, les vêtements serrés dans les armoires, un reste d'odeur d'encens mortuaire, tout me révélait la triste vérité. Je me rappelai que, de la chambre voisine qui était celle d'Émilien, on voyait le cimetière. J'y allai, je regardai. Je vis près de l'entrée une tombe toute fraîche avec une croix de bois blanc sur laquelle ou n'avait rien écrit et dans les branches de laquelle était passée une grosse couronne de feuillage flétrie depuis peu.
Voilà donc tout ce qui restait de ce cher malade que j'avais tant disputé à la mort! Pendant que je luttais moi-même contre elle, elle s'était emparée de lui. Je ne l'avais pas su…, à moins que mon rêve de fièvre n'eût été une vision de ce qui se passait réellement à ce moment-là.
Je retournai chez moi brisée et j'eus encore un accès de fièvre, mais sans gravité. Les larmes vinrent et me soulagèrent physiquement; mais mon coeur était brisé de n'avoir pu recueillir le dernier adieu et la bénédiction suprême de mon pauvre cher ami.
Quand je fus tout à fait remise, on se décida à m'apprendre les détails de sa mort. Il avait succombé à son mal après un mieux apparent et avec un grand calme.
Ce malheur nous était arrivé au moment où j'étais au plus mal. Il m'avait beaucoup demandée, on lui avait caché mon état, mais il avait bien fallu lui dire que j'étais indisposée; alors il avait appelé Dumont et s'était entretenu avec lui de ses dernières volontés.
— À présent, ajouta Dumont, si vous vous sentez bien et de force à supporter une nouvelle émotion qui ne fera, je le sais, qu'ajouter à vos regrets, écoutez-moi. M. le prieur, à qui vous supposiez de très petites ressources et que vous entreteniez de tout par votre travail sans lui permettre de rien dépenser, sachant combien il tenait à son argent, était riche d'une somme de vingt-cinq mille francs que je lui avais rapportée de Guéret, son pays, où il m'envoya, il y a quatre ans, pour toucher son héritage. Je lui avais promis le secret, je le lui ai gardé; je connaissais aussi ses intentions, et, quand il s'effrayait tant des bandits, je savais aussi que ce n'était pas à cause de lui-même qu'il tenait à conserver son bien; c'était à cause de vous, Nanette, de vous, son héritière, car vous voilà riche, grâce à lui, très riche pour Émilien, que vous ne vous ferez pas scrupule d'épouser.
«— Ces enfants m'ont sauvé, m'a dit le prieur. Ils m'ont tiré d'un cachot où j'ai laissé ma santé, mais où, sans eux, j'aurais laissé ma vie. Voilà maintenant que la vie aussi me quitte, ne laissez pas les prêtres venir me tourmenter. J'en sais aussi long qu'eux. Je me confesse à Dieu directement, à Dieu auquel je crois, tandis que, pour la plupart, ils en doutent. J'espère mourir en paix avec lui, et, si j'ai fait des fautes en ma vie, je les répare par une bonne action. J'enrichis deux enfants qui m'ont aimé, soigné, consolé, fait durer le plus qu'ils ont pu, Nanette surtout. Elle a été un ange pour moi, un véritable ange gardien! Elle s'est imposé, pour moi, les plus grands sacrifices, elle mérite bien ce que je fais pour elle. C'est elle seule que j'institue mon héritière, sachant bien qui elle aime et qui elle épousera. Elle a une bonne tête, elle tirera bon parti de mon argent. Dès que vous m'aurez fermé les yeux, prenez mon portefeuille qui est sous mon oreiller. Il contient un mandat payable à vue pour la somme que je vous ai dite, et qui est déposée chez le banquier frère de Costejoux, à Limoges. Mon testament, qui date du jour où vous m'avez apporté cette somme, a été déposé entre les mains de Costejoux lui-même, qui en ignore les dispositions. Vous conduirez Nanette chez lui et il la mettra en possession de son héritage.
«J'objectai au prieur, continua Dumont, qu'il avait une famille qu'il n'avait peut-être pas le droit de frustrer de cet héritage. Il me répondit qu'il était en règle: que ses frères et soeurs, ayant joui de ses revenus pendant les quarante années qu'il avait passées au couvent, lui avaient offert très honnêtement de les lui restituer, en même temps que sa légitime, et qu'il avait refusé, moyennant qu'ils renonceraient à son héritage, à quoi ils avaient consenti. Il avait cet acte en bonne forme, et la moralité de ses parents était une garantie de plus. Enfin, je devais trouver et j'ai trouvé en effet toutes les pièces dans le portefeuille. Je n'ai pas attendu votre guérison pour écrire à M. Costejoux, qui m'a répondu et qui sera ici ce soir pour vous mettre en possession de vos titres, après toutes les formalités qu'il s'est chargé de remplir. Il vous demandera quel emploi vous voulez faire de votre capital, c'est à vous d'aviser.
— Mon pauvre Dumont, lui répondis-je, je n'y ai vraiment pas la tête, tu vois! Je ne fais que pleurer. Je ne peux songer qu'à ce pauvre cher homme qui n'est plus là et que je n'ai pas seulement pu remercier de son amitié pour moi!
— Tu le remercieras dans tes prières, reprit Dumont, qui, me regardant déjà comme la femme d'Émilien ne voulait plus me tutoyer, mais qui y retombait de temps en temps, ce qui me faisait plaisir. Je n'ai jamais été grand dévot, ajouta-t-il, mais je crois que les âmes nous entendent, et, la nuit, je m'imagine que je cause encore avec ce cher prieur et qu'il me répond.
— C'est comme moi, Dumont, je le vois et je l'entends toujours, et ma seule consolation est d'espérer qu'il me voit et m'entend aussi. J'espère qu'il sait bien que, si je n'ai pas reçu son dernier soupir, ce n'est pas ma faute, qu'il voit comme je le pleure, comme je l'aime, et combien j'aurais été plus contente de le conserver que d'être riche!
— Moi, dit Dumont, je suis sûr que son âme se réjouit d'avoir assuré l'avenir de ses chers enfants. Croiriez-vous qu'il m'a embrassé, une heure avant de s'endormir de son dernier sommeil, et qu'il m'a dit: «Voilà ma bénédiction pour Nanette et pour Émilien!»
Comme chaque parole de Dumont me faisait pleurer, il craignit de me rendre malade et m'emmena au jardin. Il commençait à faire beau, et nous vîmes bientôt M. Costejoux, qui me fit appuyer sur son bras pour rentrer et me témoigna beaucoup d'intérêt. Il m'apportait le testament et les pièces qui me mettaient en possession des vingt-cinq mille francs.
Quand je fus en état de parler d'affaires, je répondis à ses questions que je souhaitais lui payer tout de suite la propriété qu'il m'avait vendue.
— Vous auriez tort, me dit-il; votre argent vous rapporte six pour cent chez mon frère; vous feriez mieux de me payer deux pour cent et d'utiliser le reste de vos revenus pour de nouvelles acquisitions.
— Je_ _ferai ce que vous me conseillerez, lui répondis-je. Je n'ai plus de volonté.
— Ça reviendra, reprit-il, vous reconnaîtrez que je vous donne un bon conseil. Avec votre économie et votre activité, vous arriverez à vous libérer avec moi sans vous en apercevoir, tout en arrondissant peu à peu votre domaine qui, dans vingt ans, aura triplé de valeur, sinon quadruplé. Remarquez que l'intérêt que vous me servirez ira toujours en diminuant avec le chiffre de la dette. Nous en reparlerons demain. Causons aujourd'hui d'Émilien. Comptez-vous l'avertir de votre nouvelle situation?
— Non, non, monsieur Costejoux! Je veux lui laisser le mérite de me prendre pauvre. Qui sait si ce ne serait point à son tour d'avoir des scrupules?
— Non! il n'en aura pas! Je le connais bien. Son âme vit dans une région plus élevée que le positif. L'argent n'a pas de valeur pour lui. C'est une espèce de saint des temps évangéliques; mais il est heureux que vous soyez pratique, et il faut continuer à l'être pour deux. Épousez-le et dirigez les affaires, c'est ainsi qu'il sera heureux.
J'insistai pour qu'Émilien ne fût pas informé. Je prenais plaisir à le surprendre à son retour, car je savais bien que, s'il ne se souciait pas de l'argent, il avait de l'affection pour le moutier et serait content de s'y voir établi pour toujours. Il fut donc convenu qu'il serait averti seulement de la mort du prieur et de la tendre bénédiction qu'il lui avait envoyée à sa dernière heure.
M. Costejoux, me trouvant très éprouvée par la maladie et le chagrin, m'engagea à venir voir Louise à Franqueville:
— C'est, me dit-il, un voyage de quelques heures, la voiture vous fera du bien, le changement d'air aussi. Et puis vous devez à votre ami de vous assurer par vos yeux des soins que nous donnons à sa soeur, ainsi que de la belle santé qu'elle a recouvrée. Vous ne l'avez pas pu jusqu'à présent, et c'est le premier usage que vous devez faire de votre liberté.
Je consentis à aller passer vingt-quatre heures à Franqueville. J'emmenai Dumont afin d'épargner à M. Costejoux la peine de me ramener, et nous partîmes avec lui le lendemain.
Chemin faisant, il me parla beaucoup de Louise et même il ne me parla que d'elle. Je vis bien qu'il en était de plus en plus épris et qu'il espérait lui faire accepter son nom roturier, malgré quelques petites grimaces qu'elle faisait à cette idée. Je lui demandai si elle était instruite des projets d'Émilien à mon égard.
— Non! me répondit-il, elle ne les soupçonne même pas. Vous verrez si vous jugez à propos de la préparer à ce qui doit s'accomplir.
J'avouai à M. Costejoux que je redoutais beaucoup les dédains et même les mépris de Louise.
— Non, dit-il; elle n'est plus l'enfant maladive et maussade que vous avez connue. Elle a compris la force des événements, elle s'y est soumise. Sa haine pour la Révolution est un jeu, une taquinerie, oserai-je dire une coquetterie à mon adresse!
— Dites-le si cela est!
— Eh bien, cela est! Louise veut que je l'aime et semble me dire que je dois payer, en subissant ses malices, le plaisir d'être aimé d'elle. Au reste, il y a déjà quelque temps que nous n'avons causé politique. Je ne serai pas fâché de voir comment elle prendra votre mariage avec son frère: pourtant nous n'en dirons rien si vous répugnez à cette confidence.
— Laissez-moi juge de l'opportunité, répondis-je; il faut voir quel accueil elle va me faire.
Aux approches de Franqueville, je me sentis très émue de voir pour la première fois le pays où mon cher Émilien avait passé son enfance. Je me penchais à la portière pour regarder toutes choses et toutes gens. C'était un pays de collines et de ravins très ressemblant au nôtre; la vallée où le château était situé avait plus d'ouverture et moins de sauvagerie que celle du moutier. La campagne paraissait plus riche, les habitants plus aisés avaient l'air plus fiers et moins doux.
— Ils ne sont pas très faciles à vivre, me dit M. Costejoux. Ils se passionnent plus que les gens de chez vous pour les choses politiques et ils les comprennent moins. Ils n'ont pas la moitié autant de bon sens, et l'honnêteté n'est pas leur vertu dominante. La faute n'en est point à eux, mais à la mauvaise influence d'un grand château et du contact d'une nombreuse valetaille. Feu le marquis ne s'occupait nullement des rustres de son domaine. Il connaissait davantage les loups et les sangliers de ses forêts. Ses paysans n'étaient guère plus pour lui que ses chiens. Les courtes apparitions qu'il faisait chez lui n'étaient que des parties de chasse et de table, et, bien qu'on détestât le maître, on se réjouissait toujours de le voir, parce qu'il y avait quelque argent à gagner pour sa bonne chère et ses divertissements. Rien ne démoralise plus le paysan que le profit de sa soumission à ce qu'il ne respecte pas. Mais nous arrivons. Ne jugez pas du manoir par l'apparence. Hormis quelques tourelles et girouettes armoriées que nous avons fait abattre, il a encore belle apparence; mais l'intérieur a été pillé et abîmé, dès 89, par ces bons paysans qui nous reprochent aujourd'hui d'avoir fait enlever les écussons et découronner les pigeonniers.
En effet, l'aspect du vestibule était navrant. Il nous fallut traverser de véritables ruines pour pénétrer dans le grand salon qui était encore debout et entier, mais sans vitres et sans portes. Les châssis des fenêtres pendaient tout brisés. Les belles tapisseries arrachées des murs traînaient par terre en lambeaux. La cheminée monumentale avait toutes ses sculptures en miettes; ainsi des riches moulures dorées des plafonds; des restes de cadres, des fragments de glaces, des épaves de toute sorte montraient qu'on avait détruit tout ce qu'on n'avait pu emporter.
— Et ils se plaignent de la Révolution! pensais-je. Il me semble qu'ils n'ont pourtant pas négligé d'en profiter.
M. Costejoux me guida dans un petit escalier jusqu'à une tour qui avait été plus épargnée que le reste et où il avait trouvé moyen de faire promptement arranger un petit appartement joli et agréable pour sa mère et pour Louise. C'est là que madame Costejoux nous reçut avec beaucoup de grâce et de bonté. Elle savait toute mon histoire et celle de Dumont, qu'elle accueillit en l'appelant citoyen et en l'engageant à s'asseoir; mais Dumont, aussitôt qu'il eut déposé dans un coin mon petit paquet et présenté un panier de nos plus beaux fruits que j'avais choisis pour mes hôtes, se retira discrètement.
— J'espère que vous dînerez avec nous, lui avait dit la vieille dame.
Et il avait remercié d'un ton attendri; mais il se souvenait d'avoir été domestique, et non des premiers, dans ce château restitué en quelque sorte à mademoiselle de Franqueville, et, bien qu'il eût longtemps mangé à la même table qu'elle au moutier, il pensait bien qu'elle ne s'accommoderait pas de cette égalité à Franqueville. Il prétexta de vieux amis à embrasser dans le village et on ne le revit plus.
J'attendais Louise avec impatience.
— Elle vous prie de l'excuser, nous dit madame Costejoux, si elle n'accourt pas tout de suite. Elle était restée en déshabillé toute la journée, ce qui n'est pas son habitude. C'est qu'aujourd'hui elle a eu une assez forte émotion en recevant une nouvelle que je dois me hâter de vous apprendre. Son frère aîné, le marquis de Franqueville, qui servait contre la France, est mort des suites d'un duel. Nous n'avons pas d'autres détails, mais la chose est certaine, et Louise, bien qu'elle connût à peine ce frère si coupable, a été bouleversée, ce qui est bien naturel.
— Eh bien, mais, s'écria M. Costejoux en me regardant, voilà Émilien chef de famille et absolument maître de ses actions! Il peut agir en toute chose comme il lui plaira, sans craindre l'opposition ou les reproches de personne. Il ne_ _lui reste que des parents assez éloignés, qui ne se sont jamais occupés de lui et qui n'ont pas de raison pour s'en occuper jamais.
— Il lui reste Louise, pensai-je en baissant les yeux. Peut-être, à elle seule, lui fera-t-elle plus d'opposition qu'une famille entière!
XXV
Elle arriva enfin, toute vêtue de deuil et belle comme un ange.
Elle commença par tendre la main à M. Costejoux en lui disant:
— Eh bien, vous savez le nouveau malheur qui me frappe?
Il lui baisa la main en lui répondant:
— Nous tâcherons d'autant plus de vous remplacer tous ceux que vous perdez.
Elle le remercia par un sourire triste et charmant et vint à moi, gracieuse, bonne, mais non tendre et spontanée.
— Ma bonne Nanette, dit-elle en me tendant son beau front, embrasse-moi, je t'en prie. Tu me fais grand plaisir de venir me voir, j'ai tant à te remercier de tout ce que tu as fait pour mon frère! Je le sais, tu lui as sauvé la vie cent fois pour une en le cachant et en t'exposant pour lui à toute heure. Ah! nous sommes heureux, nous autres persécutés, qu'il y ait encore quelques âmes dévouées en France! Et Dumont? car Dumont a fait autant que toi, à ce qu'il paraît?
— Certainement, répondis-je; sans M. Costejoux d'abord, et sans
Dumont ensuite, je n'aurais peut-être réussi à rien.
— Et comment va-t-il, ce pauvre homme? est-ce que nous ne le verrons pas?
— Si fait, répondit M. Costejoux, mais voilà le dîner servi et notre amie doit avoir faim.
Il offrit son bras à Louise, et nous passâmes dans la salle à manger qui était à l'étage au-dessous. Le service ne se faisait pas vite, bien qu'il occupât deux domestiques, mais M. Costejoux aimait à rester longtemps à table quand il était dans sa famille; c'était, disait-il, pour tout le temps qu'il mangeait seul, debout, ou en travaillant.
Le repas était servi avec une certaine élégance qui me frappa, car c'était la première fois que je mangeais à une table bourgeoise, et M. Costejoux était assez riche pour qu'il y parût, même dans cette installation improvisée. Sa mère était une savante femme de ménage qui s'occupait de tout avec vigilance et lenteur, et qui tenait avant tout à ce que son fils et sa pupille ne manquassent d'aucun bien-être et même d'aucune recherche. M. Costejoux semblait, lui, ne tenir à rien pour lui-même, mais il prenait un grand plaisir à voir Louise satisfaite de son hospitalité. Sans paraître la regarder, il ne perdait pas de vue ses mouvements et tout aussitôt il devinait ce qu'elle voulait et s'empressait pour qu'elle n'eût pas même la peine de parler. Il était auprès d'elle comme j'étais auprès d'Émilien quand j'avais le bonheur de le prévenir en le servant. Tout ce que je voyais là m'étonnait, bien que je fusse assez fine pour ne pas faire la niaise ébaubie. Mais ce qui me frappait le plus était de voir Louise si changée. J'avais quitté une enfant malingre, halée, nouée, retardée moralement par une vie de misère et de chagrin: je retrouvais une belle demoiselle qui s'était développée tout à coup dans le bien- être et la sécurité. Elle avait grandi de toute la tête. Elle était devenue longue et mince, de trapue qu'elle avait menacé d'être. Elle était encore pâle, mais si blanche et d'une peau si transparente et si fine que je croyais voir un lis. Ses mains, polies comme de l'ivoire, me paraissaient invraisemblables. On eût dit qu'elles ne pouvaient servir à rien qu'à être regardées et baisées. Je me souvenais bien de les avoir soignées de mon mieux, parce qu'elle tenait à les avoir propres et saines, mais je n'avais pas de gants à lui donner, et je n'aurais jamais imaginé qu'on pût les amener à ce point de perfection.
Elle s'aperçut de l'admiration qu'elle m'inspirait, et, se penchant vers moi, elle me passa son bras autour du col avec beaucoup de gentillesse, mettant sa joue contre la mienne, mais sans jamais y poser sa bouche, ce que je remarquais fort bien. Je me rappelai que jamais elle ne m'avait honorée d'un baiser, même dans ses meilleurs jours et ses plus fines câlineries. M. Costejoux ne remarquait pas cela. Il la trouvait charmante avec moi et me disait:
— N'est-ce pas qu'elle est changée?
— Elle est embellie, lui répondis-je.
— Eh bien, et toi? dit-elle en me regardant comme si elle ne m'eût pas encore vue: sais-tu que tu n'es pas reconnaissable, Nanon? tu es vraiment une très belle fille. La maladie t'a donné de la distinction et tes mains seraient mieux faites que les miennes si tu les soignais.
— Soigner mes mains? repris-je en riant: moi? …
Je m'arrêtai, craignant de mettre un reproche dans ma comparaison, mais elle le devina et me dit avec une grande douceur:
— Oui, toi, tu soignes tout ce qui n'est pas toi, et moi, je suis une personne gâtée par la charité des autres au point d'avoir l'air de croire que cela m'est dû; mais je suis loin d'oublier ce que je suis, va!
— Et qui donc êtes-vous? lui dit M. Costejoux avec une tendre inquiétude. Voyons, confessez-vous un peu, puisque vous voilà dans un jour de mélancolie et d'abandon. Dites du mal de vous, c'est votre procédé pour avoir nos mamours.
— Vous voulez que je me confesse? reprit-elle; je veux bien; je suis si sûre d'une maternelle absolution de ma tante (elle appelait ainsi madame Costejoux)! et, quant à vous, il n'y a pas de _papa _plus indulgent. Nanon est une gâteuse d'enfants, de premier ordre. J'en sais quelque chose. L'ai-je fait assez enrager avec mes colères et mes caprices! J'étais détestable, Nanon, j'étais odieuse, et toi, patiente comme un ange, tu disais: «Ce n'est pas sa faute, elle a trop souffert, cela passera!» Tu empêchais Émilien de me gronder, et tu voulais persuader à ce pauvre prieur que mes malices devaient l'amuser. Elles ne l'amusaient pas, elles le rendaient plus malade. Je rendais tout le monde malheureux, et, si mes autres souvenirs d'enfance sont des cauchemars, mes souvenirs du moutier sont tous des remords.
— Ne parlez pas comme cela, lui dis-je, vous me faites du chagrin; j'aurais voulu souffrir pour vous davantage; on ne regrette pas sa peine quand on aime.
— Je sais cela; aimer est ta religion. Pourquoi n'est-ce pas la mienne au même degré? Je serais heureuse, parce que je me sentirais acquittée envers ceux qui me comblent de bontés. Voilà ma tristesse et ma honte, vois-tu! je suis comme une plante brisée qui ne peut reprendre racine dans aucune terre, si bonne qu'elle soit. Mon esprit et mon coeur languissent. Je ne comprends rien à ma destinée. J'en suis à me demander pourquoi on a pitié de moi, pourquoi l'on essaye de me rendre à la vie, quand ma race est maudite et anéantie; pourquoi enfin, on ne m'a pas laissé m'étioler et m'éteindre comme tant d'autres victimes plus intéressantes que moi?
Pendant qu'elle disait ces choses tristes avec un sourire singulier et des yeux qui erraient comme si elle ne s'adressait à personne, M. Costejoux, à demi tourné sur sa chaise, regardait le feu qui pétillait dans la cheminée et paraissait plongé dans un problème moitié douloureux moitié agréable. Sa mère regardait Louise avec une certaine anxiété. Elle craignait évidemment de la voir déclarer à M. Costejoux qu'elle ne l'aimerait jamais.
Il ne voulait point croire à cela, lui; il prit la chose gaiement.
— Ainsi, lui dit-il, vous êtes triste parce que vous êtes aimée et que vous n'aimez pas? Voilà un grand malheur, en effet, mais difficile à comprendre, car, si vous n'aimiez pas du tout, vous n'auriez aucun regret de faire de la peine aux autres.
Elle le regarda attentivement, et pourtant, comme si elle ne l'eût pas entendu, elle se retourna vers moi.
— Tu es aimante à l'excès, toi, me dit-elle. Tu as le malheur contraire au mien. Certainement mon frère doit être reconnaissant, amoureux peut-être, mais quel sera ton avenir?
M. Costejoux était impétueux, il ne put supporter cette sortie, qui me rendit pâle et confuse; il oublia la promesse qu'il m'avait faite et répondit vivement à ma place:
— Son avenir sera d'être adorée de son mari: tout le monde n'est pas privé de coeur ni de raison.
Louise devint rouge de dépit.
— Il est possible, dit-elle, que mon frère ait conçu le généreux dessein d'épouser celle qui lui a sauvé la vie: mais le voilà marquis, monsieur Costejoux, il devient l'aîné de la famille…
— Par conséquent, le maître de disposer de son avenir, mademoiselle de Franqueville! et, s'il n'épousait pas sa meilleure amie, il serait le plus lâche des gentilshommes.
M. Costejoux était en colère, Louise n'osa répliquer. Madame Costejoux s'efforça de renouer la conversation, mais tout le monde était blessé, elle échoua.
Le dîner était fini, elle me prit le bras et m'emmena dans sa chambre qui était disposée pour servir de salon. Elle me montra avec une certaine complaisance comme tout était bien arrangé, la chambre de Louise à côté de la sienne, avec un luxe de miroirs, de toilettes, de petits meubles à chiffons; on eût dit d'une boutique.
— Nous sommes à l'étroit, me dit-elle, mais ne craignez rien, nous vous logerons pour le mieux. On mettra un lit dans ma chambre et vous dormirez près de moi. J'ai le sommeil tranquille; mais, si vous voulez causer, nous causerons; je m'arrange de tout. Rien ne me gêne ni ne me contrarie pourvu que mon cher fils soit content. Je l'ai laissé exprès un peu seul avec Louise. Quand ils sont ensemble, il plaide mieux et elle se laisse charmer, il parle si bien!
— Je le sais, répondis-je. Tout ce qu'il dit, tout ce qu'il pense est beau et bien! Mais croyez-vous vraiment travailler à son bonheur? …
— Ah! je sais bien! je sais bien! reprit-elle avec plus de vivacité que ne le lui permettait d'habitude son parler lent et mesuré. Elle a bien des préjugés, de gros préjugés, et avec cela certains petits défauts. Mais on change tant quand on aime! N'est- ce pas votre avis?
— Moi, je ne sais pas, répondis-je; je n'ai pas eu à changer d'idée.
— Mon fils me l'a dit. Vous avez toujours aimé le jeune Franqueville. Il n'est pas comme sa soeur, lui! Il n'a pas d'orgueil. Peut-être l'engagera-t-il à_ _épouser mon fils; qu'en pensez-vous?
— Je le pense.
— A-t-il beaucoup d'autorité sur elle?
— Aucune.
— Et vous?
— Encore moins.
— Tant pis, tant pis! dit-elle d'un ton mélancolique en prenant son tricot.
Et elle ajouta en passant ses aiguilles dans ses cheveux gris bouclés sous un grand bonnet de dentelles, qui ressemblait pour la forme à ma cornette de basin plissé:
— Vous avez peut-être des préventions contre elle. Elle vous a fâchée tout à l'heure?
— Non, madame. Je m'attendais à ce qu'elle a dit. Je ne lui en veux pas, c'est son idée. D'ailleurs, vous la connaissez mieux que moi à présent: vous avez dû changer son caractère, vous qui êtes si bonne.
— Je suis patiente, voilà tout. Je sais que vous l'êtes aussi, mon fils m'a tant parlé de vous! Savez-vous… oui, il vous l'a dit, et il me raconte tout. Si vous n'eussiez pas été engagée de coeur, il vous eût aimée. Il aurait oublié cette charmante Louise, il eût été plus heureux, et moi plus heureuse par conséquent. Elle nous causera des peines, je m'y attends bien. Enfin, la volonté de Dieu se fasse! Pourvu qu'elle ne me renvoie pas d'avec mon fils! Ce serait ma mort. Que voulez-vous! c'est le seul qui me reste de sept enfants que j'ai eus. Tous beaux et bons comme lui. Ils ont tous péri de maladie violente ou par accident. Quand le malheur est dans une famille! on a raison de dire: Dieu est grand, et nous ne le comprenons pas.
Elle comptait les points de son tricot, tout en parlant d'une voix basse et monotone, et des larmes coulaient sous ses lunettes d'écaille, le long de ses joues grasses et pâles. On voyait qu'elle avait été belle et soigneuse de sa personne, mais sans l'ombre de coquetterie: on sentait une personne qui n'avait vécu que pour ceux qu'elle aimait et qui n'était point lasse d'aimer malgré tout ce qu'elle avait souffert.
Je baisai doucement ses mains et elle m'embrassa maternellement. Je cherchai à lui donner de l'espérance, mais je vis bien qu'au fond elle pensait comme moi; elle ne faisait pas de l'espérance personnelle la condition de son dévouement.
Louise rentra avec M. Costejoux. Ils riaient tous deux. Le front de la vieille dame s'éclaircit.
— Chère tante, lui dit Louise, nous venons de nous disputer très fort, à propos de noblesse, comme toujours! Comme toujours, monsieur votre fils a eu plus d'esprit et d'éloquence que moi; mais, comme toujours, j'ai eu plus de raison que lui. Je suis positive, il est romanesque. Il croit que nous entrons dans un monde nouveau! C'est son thème habituel. Il croit que la Révolution a changé tant de choses, que beaucoup ne pourront être rétablies. Moi, je crois que tout redeviendra, avec le temps, comme par le passé, que la noblesse est une chose aussi indestructible que la religion, et que mon frère est toujours aussi marquis qu'il l'eût été au décès de son père et de son frère aîné dans des circonstances ordinaires. Là-dessus, le grand avocat plaide le sentiment, le devoir, tout ce que vous voudrez. Il m'apprend que Nanon est un riche parti pour Émilien dans l'état des choses. Moi, je ne m'occupe pas de cela. Je n'ai qu'une ressemblance avec Émilien, je ne fais aucun cas de l'argent. Vous allez me dire que j'ai un impérieux besoin de tout_ _ce que l'argent procure. C'est possible; en cela je ne suis pas logique: mais Émilien est très logique, lui. Il n'a jamais souci ni envie de rien. Il est devenu paysan, il sera très heureux avec Nanon. Oh! j'en suis certaine, Nanon est un ange de bonté et de droiture. Ne dis rien, Nanette, je sais que tu te fais scrupule de l'épouser, bien que tu sois folle de lui. Je sais que, s'il se rappelle qu'il est marquis et qu'il hésite un tant soit peu, tu te résigneras. C'est donc ce qu'il faut voir, ce sera à lui de décider, et, s'il se décide en ta faveur, j'en prendrai mon parti; je t'accepterai pour ma belle-soeur et je ne t'humilierai jamais. Je sais vivre, à présent, je ne te dédaigne pas; je t'estime, j'ai même de l'amitié pour toi et je n'oublie pas tes soins; mais tout cela ne fera pas que j'aie tort de dire ce que je dis.
— Que dites-vous donc? répondis-je, car il faut conclure. Votre frère s'abaissera en oubliant qu'il est marquis?
— Je ne dis pas qu'il s'abaissera, je dis qu'il descendra volontairement de son rang et que le monde ne lui en saura point de gré.
— Le monde des sots, s'écria M. Costejoux.
— C'est le monde dont je suis, reprit-elle.
— Et dont il ne faut plus être!
Là-dessus, il lui parla encore très sévèrement, comme un père qui gronde son enfant, mais qui l'adore, et je vis qu'il ne se trompait pas en supposant qu'elle voulait être adorée ainsi, car elle se laissait dire des choses dures, à condition qu'elle y sentirait percer la passion. Leur querelle se termina encore par un raccommodement piqué de quelques épingles, mais où elle semblait se rendre.
Quand il se fut retiré, elle me prit à partie, mais sans aigreur, et finit par m'embrasser _elle-même, _en me disant:
— Allons, aime-moi toujours, car tu seras ma Nanon qui m'a gâtée et pour qui je ne veux pas être ingrate. Si tu épouses mon frère, je vous blâmerai tous deux, mais je ne vous en aimerai pas moins, voilà qui est dit une fois pour toutes.
Le lendemain, je me levai de bonne heure, je m'habillai sans bruit et je sortis sans éveiller la bonne madame Costejoux. Je voulais voir le parc et j'y trouvai Boucherot qui me le montra en détail.
Louise vint m'y rejoindre, et, Boucherot s'étant discrètement retiré:
— Nanon, me dit-elle, j'ai réfléchi depuis hier. Puisque te voilà riche, et que tu dois le devenir davantage (c'est M. Costejoux qui dit cela), tu devrais lui racheter Franqueville pour mon frère. Comme cela, tu mériterais vraiment de devenir marquise.
— Parlons de vous et non de moi, lui répondis-je en riant de ce compromis inattendu. Est-ce que Franqueville n'est pas à vous, si vous le souhaitez?
— Non! reprit-elle vivement, car je ne veux point m'appeler madame Costejoux; j'aimerais mieux rester avec mon frère et toi, ne pas me marier, me faire paysanne comme vous, soigner vos poules et garder vos vaches. Ce ne serait pas déroger!
— Si c'est une idée bien arrêtée de refuser M. Costejoux, il serait honnête et digne de vous de le lui dire, ma chère enfant!
— Je le lui dis toutes les fois que je le vois.
— Non, vous vous abusez. Si vous le lui dites, c'est de manière à lui laisser de l'espérance.
— Tu veux dire que je suis coquette?
— Très coquette.
— Que veux-tu! je ne puis m'en défendre. Il me plaît, et, s'il faut tout te dire, je crois bien que je l'aime!
— Eh bien, alors? …
— Eh bien, alors, je ne veux pas céder à cette folie de mon cerveau. Est-ce que je peux épouser un jacobin, un homme qui eût envoyé mes parents à l'échafaud s'ils fussent tombés dans ses mains? Il a sauvé Émilien de la mort et il m'a sauvée de la misère; mais il haïssait mon père et mon frère aîné.
— Non, il haïssait l'émigration.
— Et moi, je l'approuve, l'émigration! Je n'ai qu'un reproche à faire à mes parents, c'est de ne pas m'avoir emmenée avec eux. Ils m'eussent peut-être mariée là-bas selon ma naissance, au lieu que me voilà réduite à recevoir l'aumône.
— Ne dites pas cela, Louise, c'est très mal. Vous savez bien que
M. Costejoux ne vous fera jamais une condition de l'épouser.
— Eh bien, c'est ce que je dis! Je ne l'épouserai pas, et il me faudra accepter ses dons ou mourir de misère. Épouse mon frère, Nanette, il le faut. Tu lui assureras une existence et je te jure que je travaillerai avec vous pour gagner le pain que vous me donnerez. Je reprendrai mes sabots et mon bavolet, et je n'en serai pas plus laide. Je sacrifierai la blancheur de mes mains. Cela vaudra mieux que de sacrifier la fierté de mon rang et mes opinions.
— Quelle que soit votre volonté, ma chère Louise, vous pouvez bien compter qu'elle sera faite si j'épouse votre frère, et vous n'aurez pas à travailler pour gagner votre vie. Il suffira que vous vous contentiez de nos habitudes de paysans; nous tâcherons même de vous les adoucir, vous le savez bien. Mais vous ne serez point heureuse ainsi.
— Si fait! tu me crois encore paresseuse et princesse?
— Ce n'est pas cela: je crois ce que vous m'avez dit; vous aimez M. Costejoux et vous regretterez d'avoir fait son malheur et le vôtre pour contenter votre orgueil…
Je m'arrêtai, très surprise de la voir pleurer, mais son chagrin se tourna en dépit.
— Je l'aime malgré moi, dit-elle, et nous serions plus malheureux mariés que brouillés. Est-ce que_ _je sais, d'ailleurs, si c'est de l'amour que j'ai pour lui? Connaît-on l'amour à mon âge? Je suis encore une enfant, moi, et j'aime qui me gâte et me choie. Il a beaucoup d'esprit, Costejoux! il parle si bien, il sait tant de choses, qu'on s'instruit tout d'un coup en l'écoutant, sans être obligée de lire un tas de livres. Certainement il m'a beaucoup changée et, par moments, il me semble qu'il est dans le vrai et que je suis dans l'erreur. Mais je me repens de cela et je rougis de mon engouement. Je m'ennuie beaucoup ici. La mère Costejoux est excellente, mais si douce, si monotone, si lambine dans ses perfectionnements domestiques, que j'en suis impatientée. Nous ne voyons personne au monde, les circonstances ne le permettent pas, car on me cache encore un peu, comme un hôte compromettant. Les jacobins ne se croient pas battus et dureront peut-être encore quelque temps. Dans cette solitude, je deviens un peu folle. Je suis trop gâtée, on ne me laisserait pas toucher une casserole ou un râteau dans le jardin, et ma paresse m'est devenue insupportable. Avec cela, je n'ai pas reçu l'éducation première qui fait qu'on sait s'occuper et qu'on peut raisonner ses idées. Je n'ai pas voulu prendre mes leçons avec toi au moutier, j'ai l'âme vide, je ne vis que des rêves de divagations. Enfin, je m'ennuie à mourir, je te dis, et, quand Costejoux vient nous voir, je m'éveille, je discute, je pense, je vis. Je prends cela pour de l'attachement: qui sait si tout autre ne m'en inspirerait pas autant, dans l'état d'esprit où je me trouve?
— Si vous me demandez conseil, Louise, il faut écouter votre coeur et sacrifier votre orgueil, voilà ce que je pense.
M. Costejoux mérite d'être aimé, ce n'est pas un homme ordinaire.
— Tu n'en sais rien! Tu connais le monde et les hommes encore moins que moi.
— Mais je les devine mieux que vous. Je sens dans M. Costejoux un grand coeur et un grand esprit. Tous ceux qui me parlent de lui me confirment dans mon idée.
— Il passe pour un homme supérieur, je le sais. Si j'étais sûre qu'il le fût réellement!… mais non, cela ne m'absoudrait pas; je ne dois pas épouser l'ennemi de ma race. Promets-moi de me donner asile, et, le lendemain de ton mariage avec mon frère, je me sauverai d'ici pour aller chez vous.
— Je n'ai rien à vous promettre, moi. Émilien, s'il est mon mari, sera mon maître et je serai contente de lui obéir. Vous savez bien qu 'il sera heureux de vous avoir avec lui. Soyez donc tranquille de ce côté-là, et, à présent que vous êtes sûre d'être libre dans l'avenir, songez au présent sans prévention. Voyez comme vous êtes aimée, gâtée, et comme vous seriez heureuse si vous aviez l'esprit de l'être.
— Tu as peut-être raison, répondit-elle. Je réfléchirai encore, Nanon, mais donne-moi ta parole de ne pas dire à Costejoux que je l'aime.
— Je vous la donne, mais rendez-la-moi tout de suite. Laissez-moi lui donner ce bonheur qu'il mérite si bien, et qui lui fera avoir encore plus d'éloquence pour vous persuader.
— Non, non! je_ _ne veux pas! Il est déjà assez fat avec moi. Dis- lui que je t'ai laissée dans l'incertitude, puisqu'au fond, c'est la vérité.
Il fallut me contenter de cette conclusion qui n'en était pas une.
XXVI
Pendant le déjeuner, elle me fit de plus franches amitiés que je n'en avais encore reçu d'elle, et me dit à plusieurs reprises que, si j'étais au-dessous d'elle par la naissance, j'étais fort au- dessus par l'intelligence et l'instruction. Mais M. Costejoux ne put jamais lui faire reconnaître ou avouer que ce que l'on a acquis par le travail et la volonté vaut plus que ce que le hasard vous a donné.
Ils insistèrent tellement pour me garder, que je dus passer encore la journée avec eux. Ils étaient si bons et Louise se montrait si aimable, que je n'eus aucun déplaisir en leur compagnie; mais l'habitude d'agir et de m'occuper d'autre chose que de paroles me fit trouver le temps long, et, malgré de tendres adieux à mes hôtes, je fus contente de remonter en voiture pour retourner chez nous.
Comme je disais cela en route, à Dumont:
— Pourquoi, répondit-il, ne dites-vous pas _chez moi, _puisque vous voilà maîtresse de maison, propriétaire, et aussi dame que qui que ce soit?
— Non, mon ami, lui répondis-je après un moment de réflexion. Je veux rester paysanne. J'ai mon orgueil de race aussi, moi! C'est une découverte que Louise m'a fait faire et_ _à laquelle je n'avais jamais songé. Si, comme elle dit, Émilien se souvient d'être marquis et qu'il me croie au-dessous de lui, je resterai sa servante par amitié; mais je ne me marierai pas avec un homme qui mépriserait ma naissance. Je la trouve bonne, moi, ma naissance! Mes parents étaient honnêtes. Ma mère fut pleine de coeur et de courage, tout le monde me l'a dit; mon grand-oncle était un saint homme. De père en fils et de mère en fille, nous avons travaillé de toutes nos forces et n'avons fait de tort à personne. Il n'y a pas de quoi rougir.
Cette idée me resta dans la tête et me donna une certaine force d'esprit que je n'avais pas encore senti en moi. Ce fut le profit de mon voyage à Franqueville. Louise m'écrivit, d'une écriture de chat et sans un mot d'orthographe, pour me dire que ma visite lui avait fait du bien et que, se sentant libre, grâce à ma promesse, elle se trouvait plus contente de sa position présente et des soins de ses aimables hôtes.
Les événements de Paris, les émeutes du 1er avril et du 20 mai eurent chez nous le retentissement tardif accoutumé. On arriva jusqu'en juin sans comprendre ce que signifiaient ces luttes si graves. Enfin l'on comprit que c'en était fait du jacobinisme et du pouvoir du peuple parisien. Les paysans s'en réjouirent et personne chez nous ne plaignit les déportés, si ce n'est moi, car il devait y avoir parmi eux des gens de coeur comme M. Costejoux, qui avaient cru leur opinion seule capable de sauver la France et qui avaient sacrifié leurs instincts généreux à ce qu'ils regardaient comme leur devoir. J'eus bien quelque inquiétude pour lui, et, pendant quelques semaines, il s'absenta du pays pour se faire oublier. Cela servit ses amours, car Louise m'écrivit qu'elle s'ennuyait beaucoup de ne pas le voir, qu'elle était alarmée pour lui et qu'elle lui était véritablement très attachée.
Sans être bien ardent comme l'on voit, cela était sincère. Elle ne songeait point à_ _se réjouir des vengeances de la réaction. Pour la distraire de la solitude, madame Costejoux lui offrit de me rendre ma visite; je les y engageai vivement, et, par un beau jour de l'été de 95, elles arrivèrent au moutier.
Louise était mise très simplement et paraissait revenue de ses idées vaines et fausses. Elle admira beaucoup la propreté, l'ordre et le confort que j'avais enfin pu établir au moutier malgré la rigueur des temps. Mon intérieur était loin d'être somptueux, mais j'avais su tirer parti de tout. Avec de vieux meubles brisés et abandonnés dans les greniers, j'avais su, en dirigeant les ouvriers du village qui n'étaient point maladroits, réinstaller un mobilier très passé de mode, mais plus beau que les colifichets modernes. J'avais fait de la salle du chapitre, une manière de grand parloir, dont les stalles sculptées avaient été dédaignées comme des antiquailles par la saisie révolutionnaire, et cette décoration en bois avec son revêtement finement ouvragé qui couvrait en partie la muraille, était aussi belle que saine. Il n'en coûtait rien de la tenir propre et brillante. Le pavé de marbre noir était intact, j'avais obtenu de Mariotte que les poules n'y pénétreraient pas, non plus que dans les appartements du rez-de-chaussée, car il y a plus d'apathie que de nécessité à vivre avec les animaux, et je me rappelais que mon grand-oncle ne les souffrait pas dans sa pauvre chaumière, ce qui ne m'avait pas empêchée d'élever très bien les miens.
Le moutier était donc rangé et rafraîchi quand Louise y rentra, surprise de le voir plus conservé et plus imposant qu'elle n'en avait gardé souvenance.
Je lui avais préparé la chambre d'Émilien, que j'avais rendue tout à fait gentille et j'avais aussi très soigneusement arrangé la mienne pour madame Costejoux qui s'y trouva fort bien. Quoique mon ordinaire avec Dumont et Mariotte fût des plus sobres, j'avais assez soigné le prieur, qui aimait à bien vivre, pour savoir ordonner et faire par moi-même un bon dîner. J'étais très aimée au pays, je n'avais qu'un mot à dire pour que chasseurs et pêcheurs fussent toujours prêts à m'apporter leurs plus belles prises, et, comme je n'abusais pas de leur obligeance, mes rares jours de luxe ne me coûtaient que la peine de remercier. Ils prétendaient être encore mes obligés.
Louise fit beaucoup de réflexions sur tout cela; elle parut s'éveiller au bon sens et voulut m'aider aux soins du ménage pour me faire voir, disait-elle, qu'on avait tort de la traiter comme une poupée à Franqueville. Mais, moi, je vis bien qu'elle n'était pas née pour s'aider elle-même. Elle était maladroite, distraite, et tout de suite fatiguée. Elle ne comprenait pas que j'eusse le temps de faire tant de choses et encore celui de lire et de m'instruire tous les jours un peu plus que la veille.
— Tu es une personne supérieure, me disait-elle, je vois que je ne t'avais pas comprise et que M. Costejoux te jugeait bien. Je voudrais avoir ton secret pour trouver les journées trop courtes. Moi, je ne sais pas les remplir. J'ai autant d'esprit qu'une autre quand je cause, mais je ne peux rien apprendre seule, et il faut que les idées me viennent par les paroles que j'entends et auxquelles je réponds.
— Donc, lui disais-je, il vous faut un avocat pour mari, et vous ne tomberez jamais mieux.
Elle fut charmante pour Dumont, avec qui elle dîna sans hésiter, et pour la Mariotte, à qui elle demanda pardon de l'avoir fait beaucoup enrager. Elle était si gentille quand elle voulait, qu'on l'aimait sans se demander si elle était bien capable de vous payer de retour. Elle était de ces personnes qui, avec quelques jolis mots et un doux sourire, se font tenir quittes de dévouement. Elle courut dans tout le village et plut à tous ceux qu'elle avait irrités autrefois. J'étais comme les autres, je lui donnais tout mon coeur sans presque rien demander au sien. Je me contentais de l'heureux changement de son humeur et de ses manières. Quand on n'est pas très aimant, c'est un grand honneur d'être très aimable.
La guerre avec la Hollande était finie, la paix était faite. J'avais espéré revoir Émilien tout de suite, et pourtant il ne revenait pas comme il me l'avait fait espérer. Dumont me disait que cela ne pouvait pas se passer ainsi, que l'armée de Sambre-et- Meuse allait être envoyée ailleurs si elle n'était déjà en route pour entrer en campagne. Malgré les retards et les manquements de la poste, qui était en désarroi comme toutes choses, nous avions eu le bonheur de recevoir toutes les lettres d'Émilien, et je ne voulais pas prévoir le cas où elles ne me parviendraient pas. Aussi mon inquiétude fut-elle grande et douloureuse quand je m'en vis privée durant trois mortels mois. Dumont me disait tout ce qu'il pouvait imaginer pour me rassurer, mais je voyais bien qu'il était inquiet aussi. Si nous avions pu savoir où était le régiment d'Émilien, nous serions partis pour aller le voir, ne fût-ce que le temps de l'embrasser au milieu des boulets.
Les jours se succédaient et ce silence me devenait atroce à supporter. Quand on s'éveille tous les matins avec l'idée fixe d'une espérance aussitôt déçue, chaque jour décuple l'impatience. Je m'efforçais en vain de me distraire par le travail. Je sentais que, si je perdais le but de ma vie, je n'aimerais plus ni le travail ni la vie, et je m'en allais rêver sur la tombe que j'avais fait élever au prieur. Je parlais dans mon esprit à cette bonne âme qui avait voulu me laisser heureuse. Je lui disais tout bas: «Mon bon cher prieur, si Émilien n'est plus, je n'aurai plus besoin que d'aller au plus tôt vous rejoindre.»
Un soir que j'étais assise auprès de ce tombeau, la tête appuyée sur la croix de pierre qui avait remplacé la croix de bois des premiers jours, je me trouvai plus faible et plus attendrie que de coutume. J'avais eu jusque-là le courage de_ _me soutenir un peu en me disant qu'Émilien mort, je mourrais de chagrin en peu de temps. J'en avais bien la conviction, mais je me mis à pleurer comme une enfant en songeant à tout ce que j'avais espéré de bonheur à lui donner, et, les choses réelles se mêlant a ma peine morale, je voyais repasser devant moi tous les efforts de mon passé et tous les rêves de mon avenir. Tant de soins, tant de réflexions, de prévisions, de travail, de calcul et de patience ne devaient donc pas aboutir? À quoi bon tout cela? À quoi bon travailler et vouloir, à quoi bon aimer, puisqu'une balle ennemie pouvait tout détruire en moins de temps qu'il ne m'en fallait pour me représenter mon désastre?
J'essayai de me tourner vers l'image de ma réunion à celui que j'aimais, dans une vie meilleure, plus douce et plus sûre; mais je n'étais pas une nature mystique. Très soumise à Dieu, et aussi religieuse que mon éducation le comportait, je n'avais pas grand enthousiasme pour les choses inconnues. Je ne pouvais pas me représenter la félicité céleste telle qu'on me l'avait enseignée. Elle me faisait même, je l'avoue, plus de peur que d'envie, car je n'ai jamais pu comprendre qu'on vécût éternellement sans rien faire. Je m'aperçus, dans ma douleur, de ce fait que j'aimais la vie et les choses de ce monde, non pour moi seule, mais pour l'objet de mon affection, et que je n'étais pas capable de me contenter de l'espérance du ciel avant d'avoir accompli ma tâche sur la terre.
Je résumais dans ma pensée toutes les chères rigueurs de cette tâche sacrée.
— Quel dommage, me disais-je, d'abandonner tout cela au début, quand tout était espoir et promesse! Il eût été si content de voir son jardin embelli, sa petite chambre remeublée, son vieux Dumont encore solide et bien guéri de son dangereux penchant, sa pauvre Mariotte toujours gaie, ses animaux en bon état, son chien bien soigné, ses livres bien rangés.
Et je voyais tout cela retomber dans l'abandon et le désordre s'il ne devait plus revenir. Je songeais à tout ce qui périrait avec nous, même à mes poules, même aux papillons du jardin qui n'y trouveraient plus de fleurs, et je pleurais sur ces êtres comme s'ils eussent fait partie de moi-même.
Et cependant j'avais toujours l'oreille tendue au moindre bruit, comme une personne qui attend la mort ou la vie. Au milieu de mes larmes, il me sembla entendre un mouvement inusité dans la cour du moutier. En deux sauts, je fus là, palpitante, prête à tomber morte si c'était la mauvaise nouvelle. Tout à coup la voix d'Émilien résonne faiblement, comme s'il parlait avec précaution dans la salle du chapitre.
C'est sa voix. Je ne peux pas m'y tromper. Il est là, et il ne me cherche pas, il parle à Dumont, il lui raconte quelque chose que je ne peux pas comprendre. Je saisis seulement ces mots: «Va la chercher, et ne lui dis rien encore. Je crains le premier moment!»
Et pourquoi donc craindre? qu'avait-il de terrible à m'apprendre? Mes jambes refusaient de franchir le seuil. Je me penche en m'appuyant contre le chambranle de l'ogive. Je le vois, c'est lui; il est debout et Dumont lui arrange son manteau sur les épaules. Pourquoi un manteau en plein été? Pourquoi ce soin de s'arranger au lieu d'accourir vers moi? Est-ce pour me cacher les guenilles de son petit habit d'officier? Qu'est-ce que Dumont lui dit à l'oreille? Je veux crier: «Émilien!» son nom se change dans mon gosier en un long sanglot; il y répond en s'élançant vers moi les bras ouverts… non, un seul bras! Il me serre contre sa poitrine avec un seul bras! l'autre, le droit, est amputé jusqu'au coude, voilà ce qu'on voulait me cacher dans le premier moment.
À l'idée de ce qu'il avait dû souffrir, de ce qu'il souffrait peut-être encore, j'eus un violent chagrin, comme si on me l'eût rendu à moitié mort. Je n'avais plus aucun souci de pudeur, je le couvrais de caresses et de larmes, je criais comme une folle:
— Assez de cette guerre, assez de malheurs! vous ne partirez plus, je ne veux pas!
— Mais tu vois bien que je ne suis plus bon pour la guerre, me disait-il. Si tu me trouves encore bon pour t'aimer, me voilà revenu pour toujours.
Quand on put se calmer et s'entendre:
— Voyons, ma chérie Nanette, me dit-il, n'auras-tu pas de dégoût et de dédain pour un pauvre soldat mutilé? Je suis guéri. Je n'ai voulu revenir que bien sûr du fait, car, pendant trois mois, après la paix, j'ai été en traitement pour la blessure reçue à la première affaire, négligée par moi et envenimée par le froid de la campagne de Hollande, que j'ai voulu faire quand même avec mon bras en écharpe. J'ai affreusement souffert, c'est vrai! J'espérais conserver mon bras pour travailler: impossible! Alors j'ai consenti à en être débarrassé, et, l'opération ayant bien réussi, j'avais écrit de la main gauche à Dumont pour qu'il te prévînt tout doucement de ma guérison et de mon prochain retour. Il paraît que vous n'avez pas reçu ma lettre et que je te cause une cruelle surprise. C'est encore une épreuve à mettre sur le carnet de mes titres, car la perte de mon bras m'a été moins sensible que tes larmes.
— C'est fini! lui dis-je. Pardonnez-moi d'avoir gâté par ma faiblesse, ce moment qui eût dû être le plus beau de notre vie. Dès l'instant que vous ne souffrez plus, je n'ai plus de chagrin, et, si vous aviez pu perdre ce bras sans souffrir, je me trouverais contente d'avoir à vous servir un peu plus que par le passé.
— J'étais sûr de cela, Nanon! Je me suis dit cela pendant l'opération; elle sera contente de me servir! Mais ne crois pas que je te laisserai travailler pour deux. Je trouverai quelque métier sédentaire, je ferai des écritures, je deviendrai habile de ma main gauche, j'aurai peut-être une petite pension, plus tard, quand on pourra!
— Vous n'avez pas besoin de cela, lui dit Dumont en clignant de l'oeil; vous tiendrez les comptes de votre exploitation, vous surveillerez vos travaux, vous compterez vos gerbes… et vos revenus!
— Et si je ne puis manier la bêche ou la fourche, tu m'aideras à mettre les sacs et autres fardeaux sur mes épaules, car je suis endurci à la fatigue, et dix fois plus fort que je ne l'étais. Ah çà! vos affaires vont très bien ici, à présent? Le moutier fait plaisir à voir. Il faut que M. Costejoux y ait fait de la dépense. Est-ce qu'il compte y demeurer?
— Non, lui dis-je, c'est pour vous que j'ai pris soin de la maison et du domaine, car domaine et maison sont à vous.
— À moi? dit-il en riant. Comment cela se peut-il faire?
Dumont lui apprit la vérité à laquelle, sauf le bon souvenir du prieur, il ne fut pas aussi sensible que Dumont l'aurait voulu, car Dumont était plus content de lui dire notre richesse que lui de l'apprendre. Moi, cela ne m'étonnait pas. Je savais que son désintéressement était une vertu passée presque à l'état de défaut, mais je l'aimais ainsi, et je savais que peu à peu il apprécierait les avantages de la sécurité.
D'abord, ce ne fut guère que de l'étonnement, surtout quand il sut que j'avais acheté le moutier avant de savoir si j'aurais de quoi le payer, et qu'ayant de quoi le payer, je m'occupais chaque jour d'acheter autre chose. Mais, comme il avait l'intelligence prompte, il comprit vite mes plans et y prit confiance.
— Tu aimes le tracas, me dit-il. Par nature, j'aimerais mieux songer un peu moins à l'avenir. Mais je sais que tu feras le miracle d'y songer sans que le présent soit moins doux, et je trouverai toujours que ce que tu veux est ce que je dois vouloir. Prends-moi pour ton régisseur, commande, mon bonheur à moi sera de t'obéir.
Après lui avoir longuement parlé de sa soeur, nous remîmes au lendemain à lui apprendre la mort de son frère, dont nous vîmes qu'il n'était point informé. Je n'avais plus aucune crainte de le voir métamorphosé par la recouvrance de son droit d'aînesse et de son titre de marquis; mais notre joie aurait été troublée par des larmes, et, bien qu'il eût à peine connu son frère, nous ne voulions pas attrister davantage ce premier jour de bonheur.
Comme je le regardais aux lumières quand je me trouvai à souper en face de lui! Il avait beaucoup grandi au milieu de tout cela! Sa figure s'était allongée, ses yeux s'étaient creusés. Il n'avait plus rien d'un enfant, si ce n'est ce sourire naïf qui rendait toujours sa bouche jolie, et ce bon regard confiant qui rendait sa physionomie belle en dépit du peu de régularité de ses traits. Je m'affligeais de le voir si maigre et si pâle, je trouvais qu'il ne mangeait pas et ne voulais point croire que l'émotion seule l'en_ _empêchât.
— Si tu vas t'inquiéter de moi, me dit-il, tu me feras de la peine. Songe, Nanon, que, pour un soldat, un_ _bras laissé au champ d'honneur est un grand sujet d'orgueil et que mon malheur a fait des jaloux. D'autres qui s'étaient battus aussi bien que moi ont trouvé que j'avais trop de chance, et j'ai dû me faire pardonner ma blessure et mon grade si rapidement obtenus. J'avais une belle perspective d'avancement avec cela, si j'eusse été tant soit peu ambitieux; mais je ne le suis pas, tu le sais! Je n'ai voulu que faire mon devoir et recevoir mon baptême d'homme et de patriote. Je ne sais ce que l'avenir réserve à la France. Je quitte une armée qui est républicaine avec passion, et je viens de traverser mon pays qui est dégoûté de la république. Quoi qu'il arrive, je garderai ma religion politique, mais je ne haïrai pas mes compatriotes, quoi qu'ils fassent. Ma conscience est en repos. J'ai donné un de mes bras à ma patrie, et je ne l'ai pas donné pour la patrie seulement; je l'ai donné aussi pour la cause de la liberté dans le monde. Mais je ne lutterai plus, j'ai payé le droit d'être un citoyen, un laboureur, un père de famille; j'ai rompu avec tous les intérêts d'une race qui m'eût prescrit de fuir ou de conspirer. J'ai expié ma noblesse, j'ai conquis ma place au soleil de l'égalité civique, et, si la France renonce à cette égalité, je garderai mon droit à l'égalité morale. — À présent, Nanette, dit-il en se levant de table et en pliant sa serviette très adroitement pour me faire voir qu'il pouvait se passer d'une main, la nuit est belle et douce: conduis-moi à la tombe du prieur. Je veux donner un bon baiser à la terre qui le couvre.
XXVII
Quand nous quittâmes le cimetière, il me demanda de descendre avec lui à la rivière, en me jurant qu'il n'était pas fatigué. Il voulait revoir le vieux saule avec moi. Ç'avait été, disait-il, l'idée fixe de ses jours de pire souffrance. Ç'avait été aussi la mienne et je le priai de m'attendre un instant. Je courus chercher les feuilles desséchées que j'avais toujours gardées, et je les lui fis toucher quand nous fûmes au pied de l'arbre. L'air était tiède, la nuit toute semée d'étoiles, et la rivière qui n'avait pas beaucoup d'eau bruissait si doucement qu'on l'entendait à peine; il mit mes mains sur son coeur et me dit:
— Tu vois, Nanon, toutes choses sont aujourd'hui comme elles étaient. Ce que je t'ai promis ici, je te le promets encore. Jamais je ne te ferai de peine et jamais personne ne prendra ta place dans ce coeur-là!
Je lui racontai que j'avais toujours pensé à_ _ce moment, à cette première promesse qu'il m'avait faite et que je n'avais pas comprise, au point que plus tard j'avais cru que c'était un rêve, et que, durant ma maladie, je m'étais vue, tantôt allant au mariage avec une couronne des chatons blancs de ce vieux saule, tantôt morte et ensevelie avec cette même couronne virginale.
Il ne savait pas que j'avais été malade et en danger de mort. Je n'avais pas voulu le lui écrire. Je le fis pleurer en lui racontant de quelle manière j'avais découvert la mort du prieur; et puis je lui parlai encore de Louise, et, comme il était curieux de connaître ses sentiments à mon égard, je me fis scrupule de lui laisser ignorer plus longtemps qu'il était marquis et que Louise souhaitait qu'il s'en souvînt. Il était si franc et si juste, qu'il ne se fit pas un devoir de regretter ce frère dont il n'avait jamais reçu que des marques d'indifférence dédaigneuse, et, quant à son marquisat, la chose lui fit hausser les épaules.
— Mon amie, me dit-il, je ne sais pas ce que l'on pense aujourd'hui, en France, de ces vieux titres. Je sors d'un milieu où leur valeur est déjà tellement discréditée, que, si l'on m'eût traité de marquis au régiment, j'aurais été forcé de me battre pour ne pas permettre que le ridicule s'attachât à mon nom.
— Votre soeur croit, lui dis-je, que ces titres n'ont rien perdu de leur prix, et qu'un jour viendra, peut-être bientôt, où on les reprendra avec fureur. Elle croit même que les républicains d'à présent, si fiers de leur bourgeoisie, M. Costejoux tout le premier, mettront leur orgueil à prendre le nom et les titres des seigneuries qu'ils auront achetées.
— Tout est possible! répondit mon ami. Les Français ont beaucoup de vanité et les plus sérieux ont leur grain d'enfantillage. Ils oublieront peut-être tout le sang que nous avons versé pour repousser l'ennemi qui veut restaurer des vieilleries et nous rendre la monarchie avec les seigneurs et leurs privilèges, les couvents et leurs victimes. Tu peux bien pardonner à ma soeur d'être une enfant, quand des hommes sont si peu raisonnables. Quant à moi, je ne me pardonnerais pas d'être si sot et si fou que de sacrifier à une mode quelconque mon titre de citoyen si chèrement acquis. Personne ne pourra jamais me contraindre à en prendre un autre, puisque je n'en reconnais pas de plus honorable. Oublions ces misères, Nanon! Me voilà libre entièrement, et j'espère que tu as pour toujours abjuré tes scrupules et les étonnements d'autrefois, quand tu pensais qu'un noble ne pouvait pas épouser une paysanne. C'est au contraire une alliance plus facile, je dirais presque plus naturelle, que l'union de la noblesse avec la bourgeoisie. Ces deux classes se haïssent trop, et, dans cette question personnelle qui n'intéresse pas le peuple autant qu'on le croit, le paysan reste neutre. Ce qu'il veut, c'est d'être affranchi de ses anciennes corvées, de la misère et des extorsions. Il en est affranchi pour toujours, va! Le paysan, c'est le nombre, et on ne pourra plus sacrifier le nombre à une caste. Tu fais donc bien, puisque tu as le goût des bonnes affaires, de baser tes projets sur la confiance en l'avenir de la terre. Moi aussi, j'aime la terre, je l'aime pour elle-même, et, s'il faut en avoir la possession pour être à même de la rendre féconde et riante, va pour la possession! Je lui donnerai le bras qui me reste, ma réflexion, mon intelligence et l'instruction que je saurai acquérir pour alléger aux bras des autres et à ta grande activité, toute la fatigue qu'il sera possible d'épargner. Voyons, ma Nanette, fixons l'époque, fixons le jour de notre mariage. Tu vois que je n'ai pas de scrupules, moi, de m'offrir à toi sans fortune et avec un bras de moins. Je sais qu'à la campagne, il y a un grand effroi de la mutilation. Si c'est un grand honneur à l'armée, c'est presque un abaissement dans nos idées de paysan, c'est du moins une infériorité qu'on peut respecter, mais qu'on plaint toujours; seras-tu humiliée de ne point faire de jalouses et d'entendre dire que tu acceptes un grand fardeau, au lieu de prendre un bon ouvrier pour te faire bonheur et profit?
— Les gens d'ici valent mieux que cela, lui répondis-je; ils ne le diront point. Ils vous aiment et vous respectent parce qu'ils vous connaissent. Ils comprendront qu'une bonne tête est plus utile que cent bras, et, s'il faut faire des jaloux pour être heureux, ce que je ne crois pas, je ferai encore envie aux plus fières, n'en doutez point. Ce que j'ai aimé en vous, ce n'est pas un ouvrier plus ou moins diligent; c'est le grand coeur et le grand esprit que vous avez. C'est la bonté et la raison. C'est votre amitié qui est aussi sûre et aussi fidèle que la vérité… J'ai hésité, je vous le confesse. J'étais comme folle quand j'ai quitté l'aire aux Fades, j'étais presque plus effrayée que contente, et pourtant vous aviez vos deux bras! moi, j'avais encore, il faut croire, des idées de paysan à peine affranchi du servage. Je craignais de vous faire descendre dans l'estime des autres et peut-être un jour dans la vôtre propre. J'ai bien souffert, car, pendant des mois entiers, je me suis persuadé que je devais renoncer à vous.
— Tu voulais donc mon malheur?
— Attendez! je ne voulais pas vous quitter pour cela, je me serais dévouée à votre bonheur autrement! Mais laissez-moi oublier ce mortel chagrin dont je me suis peu à peu guérie par ma volonté. Quand j'ai eu formé le projet d'être riche, quand M. Costejoux m'a montré que je pouvais le devenir et qu'il m'en a facilité les moyens, quand la générosité du prieur m'a mise à même d'essayer mes forces et de voir que je réussissais à vous être utile au lieu de vous être à charge, enfin quand j'ai senti le néant des idées de Louise et entendu les bonnes raisons que M. Costejoux disait pour les combattre, j'ai pris confiance: il m'a poussé une sorte de fierté, et, à présent, je sens que je ne rougirai plus jamais d'être ce que je suis. Si vous avez gagné le repos de votre conscience et la juste estime de vous-même en souffrant beaucoup pour votre pays et pour sa liberté, moi j'ai acquis les mêmes joies intérieures en faisant tout ce qui m'était possible pour vous et pour votre liberté personnelle.
— Et tu as raison, comme toujours, s'écria-t-il en se mettant à genoux devant moi; je reconnais que la sobriété, le travail des bras et l'honnêteté ne suffisent pas pour assurer l'indépendance, sans l'épargne qui permet la réflexion, le travail de l'esprit, l'usage de l'intelligence. Tu vois bien, Nanon, que tu es ma bienfaitrice, car je te devrai la vie de l'âme, et, pour une âme remplie d'un amour immense, si la sécurité matérielle n'est pas absolument nécessaire, elle n'en est pas moins d'un grand prix et d'une douceur infinie. Je l'aurai, grâce à toi, et ne crains pas que j'oublie que je te dois tout.
Et, comme nous étions arrivés, en causant, à la barrière de la prairie:
— Te souviens-tu, dit-il, que c'est ici que nous nous sommes vus pour la première fois, il y a sept ans? Tu possédais un mouton et ce devait être le commencement de ta fortune; moi, je ne possédais et ne devais jamais rien posséder. Sans toi, je serais devenu un idiot ou un vagabond, au milieu de cette révolution qui m'eût jeté sur les chemins, sans notions de la vie et de la société, ou avec des notions insensées, funestes peut-être! Tu m'as sauvé de l'abjection, comme, plus tard tu m'as sauvé de l'échafaud et de la proscription: je t'appartiens, je n'ai qu'un mérite, c'est de l'avoir compris!
Nous étions près du cimetière; avant de rentrer, il voulut encore toucher la tombe du prieur dans l'obscurité.
— Mon ami, lui dit-il, m'entendez-vous? Si vous pouvez m'entendre, je vous dis que je vous aime toujours, que je vous remercie d'avoir béni vos deux enfants, et je vous jure de rendre heureuse celle que vous me destiniez pour femme.
Il me demanda encore de fixer le jour de notre mariage. Je lui répondis que nous devions aller demander à M. Costejoux, que je savais revenu à Franqueville, de le fixer le plus proche possible. Émilien reconnut que nous devions cet acte de déférence à un ami si dévoué. D'ailleurs il désirait vivement l'avoir pour beau-frère et il se flattait de décider Louise. Nous partîmes dès le lendemain.
Comme nous pénétrions dans le parc de Franqueville, nous vîmes M. Costejoux qui vint à notre rencontre, les bras ouverts, et avec un sourire de contentement; mais presque aussitôt l'effort qu'il faisait trahit sa volonté: il devint très pâle et des larmes parurent briller dans ses yeux.
— Mon ami, mon cher ami, lui dit Émilien, qui attribuait, ainsi que moi, l'émotion de notre hôte à la vue de son pauvre corps mutilé: ne me plaignez pas: elle m'aime, elle m'accepte et nous venons vous demander la bénédiction fraternelle.
Costejoux pâlit encore plus.
— Oui, oui, répondit-il, c'est cela! C'est la vue de cette épouvantable conséquence de la guerre! Je savais le fait, Dumont me l'avait confié, et pourtant, en vous voyant revenir ainsi… Mais ne parlons que de votre prochain bonheur: à quand le mariage?
— C'est vous qui déciderez, lui dis-je. S'il nous fallait attendre encore pour célébrer ce bonheur en même temps que le vôtre…
Il secoua la tête et m'interrompant:
— J'avais formé certains projets… auxquels il me faut renoncer et auxquels je renonce sans dépit. Arrêtons-nous sur ce banc. Je me sens très fatigué, j'ai travaillé beaucoup cette nuit, j'ai beaucoup marché dans la matinée…
— Vous êtes souffrant ou vous avez un grand chagrin, lui dit
Émilien en lui saisissant les deux mains! votre mère…
— Bien, très bien, ma bonne mère! vous allez la voir.
— Et Louise?…
— Votre soeur… très bien aussi; mais vous ne la verrez pas ici.
Elle est… partie.
— Partie!… où? comment?
— Avec sa vieille parente, madame de Montifault, la Vendéenne, la chouanne irréconciliable! Chargée par vos parents de veiller sur Louise, mais empêchée longtemps par le louable devoir de fomenter et de continuer la guerre civile, elle a pu enfin sortir du repaire; elle est venue hier soir chercher Louise, et Louise l'a suivie.
— Sans résistance?
— Et sans regret! Vous aurez donc le regret, vous, de ne pas l'embrasser aujourd'hui, ni peut-être de sitôt…
— J'irai la chercher! Où qu'elle soit, je la retrouverai, je la ramènerai. Je suis majeur, elle est ma pupille, elle ne dépend que de moi. Je n'entends pas que ma soeur aille vivre parmi les brigands.
— La paix est faite, mon ami, il faut en finir avec toutes ces haines; moi, j'en suis las, et je vous engage à laisser à votre soeur la liberté de ses actions et de ses opinions. Dans quelques mois, elle aura vingt ans; un an encore et elle aura le droit légal de résider où il lui plaira, comme elle a déjà le droit moral de penser ce qui lui plaît, de haïr et de repousser qui bon lui semble. Nous avons souffert et combattu pour la liberté, mon enfant, chacun selon nos forces. Respectons la liberté des consciences et reconnaissons que ce qui est du domaine de la croyance nous échappe.
— Vous avez raison, reprit Émilien, et, si ma soeur se rend bien compte de ce qu'elle a fait en quittant ainsi votre maison, je l'abandonnerai à ses préjugés. Mais peut-être ne sont-ils pas aussi invétérés que vous le pensez. Peut-être a-t-elle cru devoir obéir à la dernière volonté de ses parents, peut-être n'est-elle pas ingrate au fond du coeur, et, puisqu'elle touche à l'âge où elle pourra disposer d'elle-même, peut-être n'attend-elle que ce moment et ma sanction pour…
— Non! jamais! reprit Costejoux en se levant: elle ne m'aime pas, — et, moi, je ne l'aime plus! Son obstination a lassé ma patience, sa froideur a glacé mon âme! J'en ai souffert, je l'avoue; j'ai passé une nuit affreuse, mais je me suis raisonné, résumé, repris. Je suis un homme, j'ai eu tort de croire qu'il y avait quelque chose dans la femme. Pardon, Nanette, vous êtes une exception. Je peux dire devant vous ce que je pense des autres.
— Et votre mère! m'écriai-je.
— Ma mère! Exception aussi! Vous êtes deux, et, après cela, je n'en connais pas d'autres. Mais allons la trouver, cette chère mère; elle pleure Louise, elle! elle pleure! c'est un soulagement pour elle. Aidez-moi à la distraire, à la rassurer, car elle s'inquiète de moi avant tout, et moi, une chose me soulage, c'est que Louise ne l'eût pas rendu heureuse, elle ne l'aimait pas, elle n'aime et n'aimera jamais personne.
— Permettez-moi de croire ma soeur moins indigne! répondit Émilien avec feu. Je pars, je veux partir à l'instant même. Je vous confie Nanette. Je serai de retour demain; ma soeur ne peut être loin, puisqu'elle est partie hier au soir. Dites-moi quelle route elle a dû suivre.
— C'est inutile! puisque le sacrifice est accompli…
— Non, il ne l'est pas!
— Émilien, laissez-moi guérir. J'aime mieux ne pas la revoir.
— Vous guérirez si elle est réellement ingrate, car, pour vous comme pour moi, pour nous qui sommes des coeurs dévoués, l'ingratitude est impardonnable, odieuse. Vous êtes un homme, vous l'avez dit, et je sais que cela est. Ne vous comportez pas en homme faible. Soyez généreux jusqu'au bout. Accueillez le repentir, si repentir il y a, et, si vous ne l'aimez plus, pardonnez-lui du moins avec la douceur et la dignité qui vous conviennent. Moi, je ne puis souffrir qu'elle vous quitte sans avoir obtenu ce pardon, c'est une question d'honneur pour moi. Adieu, renseignez-moi, pour que je la retrouve, j'exige cela de vous!
Émilien, malgré ses habitudes de douceur et de patience, était si résolu devant l'appel du devoir, que M. Costejoux dut céder et lui indiquer la route que Louise et madame de Montifault avaient prise pour gagner la Vendée. Il m'embrassa, remonta dans la voiture qui nous avait amenés et partit sans entrer sous le toit de ses pères, sans y jeter même un regard.
Je réussis à rassurer madame Costejoux sur l'état d'esprit de son fils; lui-même réussit à lui faire croire, pendant le souper, qu'il était fatigué, brisé, mais tout à fait calmé, et que, Louise revînt-elle, il la reverrait avec une tranquille indifférence.
Il prit tellement sur lui-même, qu'il réussit à me persuader aussi. Il nous quitta de bonne heure, disant qu'il tombait de sommeil et que, quand il aurait dormi sur son chagrin et sa colère, il n'y songerait plus.
Madame Costejoux me pria de coucher dans sa chambre. Elle avait besoin de parler de Louise et de se plaindre de la dureté inouïe de la vieille Vendéenne, de son ton arrogant, de ses mépris, de son impertinence, contre lesquels Louise, confuse et comme paralysée, n'avait pas eu le coeur de protester.
— Et pourtant, lui dis-je, Louise aime votre fils, elle me l'avait confié, et, à présent, pour la justifier, je trahis son secret.
— Elle l'aimait, reprit-elle, oui, je l'ai cru aussi; mais elle en rougit à présent, et bientôt, dans ce pays de prêtres où on l'emmène, elle s'en confessera comme d'un crime. Elle fera pénitence pour laver cette honte. Voilà comment son coeur nous remerciera de tant de bienfaits, de tendresses, d'hommages et de soins. Ah! mon pauvre fils! puisse-t-il guérir par le mépris!
Elle s'endormit en gémissant; moi, je ne pus fermer l'oeil. Je me demandais si, en effet, le mépris guérit de la passion: je ne savais! Je n'avais pas d'expérience. Je n'avais jamais connu l'atroce nécessité de mépriser une personne aimée. L'âme d'un homme agité comme M. Costejoux était pour moi un mystère. Je voyais en lui de si puissantes contradictions! je me rappelais les sévérités, je pourrais dire les rigueurs de sa conduite politique, et, en même temps, sa généreuse pitié pour les victimes; sa haine contre les nobles et cet amour pour Louise étaient pour moi une inconséquence indéchiffrable.
XXVIII
Je commençais à m'assoupir vers deux heures du matin, quand madame Costejoux, en rêvant, prononça à voix haute et avec un accent de détresse le nom de son fils. Je crus devoir la tirer de ce mauvais rêve.
— Oui, oui, dit-elle en se soulevant, c'est un cauchemar! Je rêve qu'il tombe d'une falaise élevée dans la mer. Mieux vaudrait ne pas dormir!
Mais, comme elle avait passé la nuit précédente à causer avec lui de leur commune préoccupation, elle se laissa retomber sur l'oreiller et se rendormit. Peu d'instants après, elle parla encore, et je saisis, parmi ses paroles confuses, cette prière dite d'un ton suppliant:
— Secourez-le, ne l'abandonnez pas!
Une crainte superstitieuse s'empara de mon esprit.
— Qui sait, me disais-je, si cette pauvre mère ne subit pas le contre-coup de quelque grand péril couru par son fils? S'il était, lui, dans une crise de désespoir? Et si, dans ce moment même où nous le croyons endormi, il se trouvait aux prises avec le vertige du suicide?
Une fenêtre s'ouvrit au-dessous de la nôtre. Je regardai madame Costejoux, elle tressaillit, mais ne s'éveilla pas. J'écoutai en retenant mon haleine, on marchait dans la chambre de M. Costejoux; il ne reposait donc pas? Avait-il l'habitude de se lever si matin? En proie à une inquiétude sans but déterminé, mais insurmontable, je m'habillai à la hâte et je descendis sans bruit. Je collai mon oreille contre sa porte. Tout était rentré dans le silence. J'allais remonter, quand j'entendis marcher au rez-de-chaussée. Je redescendis encore jusqu'à la porte du jardin qu'on venait d'ouvrir. Je regardai vers le parc, je vis M. Costejoux qui s'y enfonçait. Je l'y suivis, résolue à l'observer et à le surveiller.
Il marchait à grands pas, faisant des gestes comme un orateur, mais sans parler. J'approchai, il ne s'en aperçut pas; il m'effraya par son air égaré, ses yeux creusés mais brillants, qui semblaient voir des choses ou des êtres que je ne voyais pas. Était-ce une habitude d'étudier ainsi ses causes, ou un accès de délire? Il alla jusqu'au fond du parc, qui se terminait en terrasse coupée à pic au-dessus de la petite rivière profondément encaissée, et il continua à gesticuler dans cet endroit dangereux, s'approchant jusqu'au rebord écroulé, comme s'il n'eût pas su où il était. Au risque de l'interrompre dans un travail d'esprit, peut-être salutaire, je le joignis vivement, je lui saisis le bras et le forçai à se retourner.
— Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-il, surpris et comme terrifié; qui êtes-vous? que me voulez-vous?
— Vous dormiez en marchant? lui dis-je. Vous ne saviez pas où vous étiez?
— C'est vrai, dit-il, cela m'arrive quelquefois. Ce n'est pas tout à fait du somnambulisme, cela y ressemble… C'est de famille, mon père était comme cela quand il travaillait une cause difficile.
— Et la cause que vous travaillez maintenant…
— Est une cause perdue! Je m'imaginais parler à une assemblée de chouans, à qui je redemandais Louise et qui voulait me mettre à mort. Voyez! ma vie est sauvée, puisque vous m'avez réveillé au bord de l'abîme; mais ils ne me rendront pas Louise. J'ai plaidé devant des pierres!
— Ainsi vous rêviez? C'est bien vrai? Vous n'aviez pas d'intention mauvaise?
— Que voulez-vous dire?
Et, comme je n'osais pas émettre ma pensée, il fit un effort pour la deviner. Il recouvra aussitôt une lucidité complète, et, me saisissant la main:
— Bonne Nanon, reprit-il, vous m'avez pris pour un fou ou pour un lâche! Comment êtes-vous ici? Les ouvriers ne sont pas encore levés et il fait à peine jour.
— C'est pour cela que je me suis inquiétée en vous entendant sortir.
— Vous ne dormiez donc pas? Est-ce que ma mère s'inquiète aussi?
— Non, elle dort.
— Pauvre mère, c'est le bienfait de son âge! Elle n'est plus de force à se tourmenter beaucoup.
— Ne croyez pas cela! Elle dort bien mal; elle rêvait tout à l'heure que vous tombiez d'une falaise dans la mer. C'est pour cela que j'ai eu peur, et bien m'en a pris. Vous pouviez vous tuer tout à l'heure.
— Cela eût été heureux pour moi.
— Et pour elle? Vous croyez que mourir de chagrin est une douce chose?
— Nanon, je ne veux pas me tuer! non! À cause de ma mère, je supporterai l'horreur et le supplice de la vie. Pauvre chère femme, je le sais bien, que je la tuerais avec moi! Voyez! il y a comme un lien mystérieux entre les agitations de mon âme et les rêves de son sommeil. Ah! je serais un misérable si je ne combattais pas l'attrait du suicide, et pourtant il me charme, il me fascine et m'endort; il m'attire à mon insu! Comment mon propre rêve m'a-t-il amené au bord de ce ravin? Quittons vite ce lieu maudit. J'y suis venu hier matin. Je ne dormais pas, je regardais cette eau glauque qui rampe sous nos pieds. Je me disais: «La fin du martyre est là.» Je m'en suis éloigné avec effroi en pensant à ma mère; je n'y reviendrai plus, je vous le jure, Nanon, je saurai souffrir.
Je l'emmenai dans la partie du jardin que sa mère pouvait voir de sa fenêtre en s'éveillant, et, en m'asseyant avec lui sur un banc, je provoquai l'épanchement de son coeur.
— Est-il possible, lui dis-je, que vous ayez laissé une si violente passion gouverner et troubler un esprit comme le vôtre?
— Ce n'est pas cela seulement, répondit-il, c'est le reste, c'est tout! C'est la République qui expire autour de moi et en moi-même. Oui, je la sens là qui meurt dans mon sein refroidi; ma foi me quitte!
— Pourquoi donc? lui dis-je. Ne sommes-nous pas encore en république, et l'ère de paix et de tolérance que vous rêviez, que vous annonciez, n'est-elle pas venue? Nous sommes vainqueurs partout, nos ennemis du dehors nous demandent la paix et ceux du dedans sont apaisés. Le bien-être revient avec la liberté.
— Oui, il semble que les représailles soient assouvies et que nous entrions dans un monde nouveau qui serait la réconciliation du tiers état avec la noblesse, la paix au dedans et au dehors. Mais cette tranquillité est illusoire et ne durera qu'un jour. L'Europe monarchique n'acceptera pas notre indépendance, les mauvais partis conspirent et le tiers état s'endort, satisfait de l'importance qu'il a acquise. Il se corrompt déjà, il pardonne, il tend la main au clergé, il singe la noblesse et la fréquente, les femmes de cette race nous subjuguent, à commencer par moi qui suis épris d'une Franqueville dont je haïssais et méprisais le père. Vous voyez bien que tout se dissout et que l'élan révolutionnaire est fini! J'aimais la Révolution comme on aime une amante. Pour elle, j'aurais de mes mains arraché mes entrailles; pour elle, j'étais fier de souffrir la haine de ses ennemis. Je bravais même l'effroi inintelligent du peuple. Cet enthousiasme m'abandonne, le dégoût s'est emparé de moi quand j'ai vu le néant ou la méchanceté de tous les hommes, quand je me suis dit que nous étions tous indignes de notre mission et loin de notre but. Enfin! c'est une tentative avortée, rien de plus! les Français ne veulent pas être libres, ils rougiraient d'être égaux. Ils reprendront les chaînes que nous avons brisées, et nous qui avons voulu les affranchir, nous serons méconnus et maudits, à moins que nous ne nous punissions d'avoir échoué, en nous maudissant nous-mêmes et en disparaissant de la scène du monde!
Je vis tout ce que la chute des jacobins avait amassé de découragement et d'amertume dans cette âme ardente, qui ne pouvait plus comprendre les destinées de son pays confiées à d'autres mains, et qui ne pouvait ressaisir l'espérance. Pour lui, la patience était une transaction. Homme d'action et de premier mouvement, il ne savait pas garder son idéal, du moment que l'application n'était pas immédiate et irrévocable. Ce fut à moi, pauvre fille ignorante, de lui démontrer que tous les grands efforts de son parti n'étaient pas perdus, et qu'un jour, bientôt peut-être, l'opinion éclairée ferait la part du blâme et celle de la reconnaissance. Pour lui exprimer cela de mon mieux, je lui parlai beaucoup du progrès certain du peuple et des grandes misères dont la Révolution l'avait délivré. Je me gardai de revenir à mes anciennes critiques de la Terreur: il était encore plus pénétré que moi du mal qu'elle avait fait. Je lui en démontrai les bons côtés, le grand élan patriotique qu'elle avait donné, les conspirations qu'elle avait déjouées. Enfin, si j'eus quelque éloquence pour le convaincre, c'est que je fis entrer dans ma parole le feu et la conviction qu'Émilien avait mis dans mon coeur. Devant le grand dévouement de mon fiancé à la patrie, j'étais devenue moins paysanne, c'est-à-dire plus Française.
M. Costejoux m'écouta très sérieusement, et, voyant que j'étais sincère, il fit cas de mes bonnes raisons. Alors, il revint à son dépit contre Louise, et, l'ayant bien exhalé, il se laissa toucher par mes prières. Je me mis presque à ses genoux pour qu'il me promît de se guérir moralement et physiquement, car je voyais bien qu'il était malade. L'état bizarre où je venais de le surprendre n'était point son état normal, et ce n'était pas non plus celui d'un homme en santé. J'obtins qu'il mangerait et dormirait aussi régulièrement que la chose serait compatible avec la hâte et l'urgence de sa profession. Il me jura, en pressant mes mains dans les siennes, qu'il écarterait les idées de suicide comme indigne d'un bon fils et d'un honnête homme. Enfin, je le ramenai à sa mère, très attendri, par conséquent à moitié soumis à sa destinée.
Pauvre Costejoux! elle ne fut pas toujours heureuse. Louise pleura beaucoup devant les reproches d'Émilien. Elle eût voulu écrire, pour exprimer tous les combats de son coeur et marquer ses regrets, sa reconnaissance. Elle ne savait presque pas écrire, elle eût voulu parler elle-même; mais elle n'osa revenir sur ses pas et ne put vaincre ses préjugés. Elle chargea son frère de redire tout ce qu'elle lui disait. Costejoux ne comptait point sur son retour. Il surmonta son chagrin, renferma son mécontentement et montra, à la fête champêtre de notre mariage qui eut lieu au moutier, une gaieté charmante et une grande bonté avec tout le monde.
Il était ou semblait guéri; mais Louise s'ennuya de la misère, de la violence et peut-être aussi de la nullité de ceux à qui elle avait demandé asile.
Un beau jour, elle revint tomber aux pieds de madame Costejoux, et peu de semaines après elle épousa notre ami.
Ils ont vécu dans un accord apparent et sans avoir de graves reproches mutuels à se faire. Mais leurs coeurs ne s'entendirent et ne se confondirent qu'à la longue. Ils avaient chacun une religion, elle le prêtre et le roi, lui la République et Jean- Jacques Rousseau. Il était bien toujours épris d'elle, elle était si jolie avec ses grâces de chatte; mais il ne pouvait la prendre au sérieux, et, par moments, il était sec et amer en paroles, ce qui montrait le vide de son âme à l'endroit du vrai bonheur et de la vraie tendresse. La mort de sa mère ajouta à son malaise moral. Il s'attacha dès lors à faire fortune pour contenter les goûts frivoles de sa femme et il est à présent un des plus riches du pays. Elle est morte jeune encore et lui laissant deux charmantes filles, dont l'une a épousé son cousin, Pierre de Franqueville, mon fils aîné.
Quant à nous, nous sommes arrivés à une grande aisance qui nous a permis de bien élever nos cinq enfants. Ils sont tous établis aujourd'hui, et, quand nous avons le bonheur d'être tous réunis avec leurs enfants et leurs femmes, il s'agit de mettre vingt-cinq couverts pour toute la famille. Costejoux a beaucoup pleuré sa pauvre Louise, mais il a vécu pour ses filles qu'il adore, et la fin de sa vie est devenue plus calme. Sa foi politique n'a pourtant pas transigé. Il est resté sous ce rapport aussi jeune que mon mari. Ils n'ont pas été dupes de la révolution de Juillet. Ils n'ont pas été satisfaits de celle de Février. Moi qui, depuis bien longtemps, ne m'occupe plus de politique — je n'en ai pas le temps — je ne les ai jamais contredits, et, si j'eusse été sûre d'avoir raison contre eux, je n'aurais pas eu le courage de le leur dire, tant j'admirais la trempe de ces caractères du passé, l'un impétueux et enthousiaste, l'autre calme et inébranlable, qui n'ont pas vieilli et qui m'ont toujours semblé plus riches de coeur et plus frais d'imagination que les hommes d'aujourd'hui.
J'ai perdu, l'an dernier, l'ami de ma jeunesse, le compagnon de ma vie, l'être le plus pur et le plus juste que j'aie jamais connu. J'avais toujours demandé au ciel de ne pas lui survivre, et pourtant je vis encore, parce que je me vois encore utile aux chers enfants et petits-enfants qui m'entourent. J'ai soixante- quinze ans, et je n'ai pas longtemps à attendre pour rejoindre mon bien-aimé.
— Sois tranquille, m'a-t-il dit en mourant; nous ne pouvons pas être longtemps séparés, nous nous sommes trop aimés en ce monde-ci pour recommencer l'un sans l'autre une autre vie.
* * *
Madame la marquise de Franqueville est morte en 1864, épuisée de fatigue pour avoir soigné les malades de son village dans une épidémie. Elle avait vécu jusque-là sans aucune infirmité, toujours active, douce et bienfaisante, adorée de sa famille, de ses amis et de ses _paroissiens, _comme disent encore les vieux paysans du centre. Elle avait acquis, par son intelligente gestion et celle de son mari et de ses fils, une fortune assez considérable dont ils avaient toujours fait le plus noble usage et dont elle se plaisait à dire qu'elle l'avait commencée avec un mouton.
J'ai su qu'elle avait, à force de sagesse et de bonté, vaincu les répugnances de ce qui restait de parents à son mari. Elle secourut ceux qui étaient tombés dans la détresse, et_ _sut ménager si bien les convictions des autres, que tous la prirent en grande estime et même quelques-uns en grand respect. Madame de Montifault ne voulut jamais la voir, mais elle finit par dire un jour:
— On prétend que cette Nanon est une personne aussi distinguée et d'aussi bonne tenue que qui que ce soit. Elle fait du bien avec délicatesse; peut-être même m'en a-t-elle fait à mon insu, car j'ai reçu des secours dont je n'ai jamais su la provenance. Au reste, j'aime autant ne pas le savoir. Quand les Bourbons reviendront et que je pourrai m'acquitter, je tirerai la chose au clair. Je ne me soucie pas d'avoir à remercier la Nanon, non plus que son jacobin de mari.
Tous les nobles persécutés de ce temps-là ne furent pas aussi implacables, et si, au retour des Bourbons, beaucoup d'entre eux furent vindicatifs, plusieurs furent reconnaissants et mieux éclairés. On a vu le grand parloir du moutier s'emplir, aux grandes occasions, de visiteurs et d'amis de tout rang, depuis les nobles parents des filles de M. Costejoux, descendantes des Franqueville par leur mère, jusqu'aux arrière-petits-fils de Jean Lepic, le grand-oncle de Nanon. Je me suis informé de Pierre et de Jacques Lepic, ces deux cousins de la marquise qui furent les compagnons de son enfance. L'aîné à qui elle avait appris à lire, devint officier; mais lorsqu'il revint en congé, elle dut l'éloigner au moment de son mariage. Il s'était mis en tête de supplanter Émilien auprès d'elle, alléguant qu'il était aussi gradé que son rival et qu'il avait un bras de plus. Il s'est résigné et s'est fixé ailleurs. Quant au _petit cousin Pierre, _il est resté l'ami de la famille, et un de ses fils a épousé, sans cesser, quoique convenablement instruit, d'être un paysan, une des demoiselles de Franqueville.
J'ai eu occasion de voir une fois la marquise de Franqueville à Bourges, où elle avait affaire. Elle me frappa par son grand air sous sa cornette de paysanne qu'elle n'a jamais voulu quitter et qui faisait songer à ces royales têtes du moyen âge dont nos villageoises ont gardé la coiffure légendaire. J'ai vu aussi le marquis en cheveux gris avec sa manche vide attachée sur sa poitrine au bouton de sa veste. Lui aussi porta toujours le costume rustique. Ses manières simples, son langage pur et modeste, une beauté extraordinaire dans le regard, donnaient l'idée d'un homme de grand mérite, qui a préféré le bonheur à l'éclat et choisi l'amour à l'exclusion de la gloire.