Napoléon Le Petit
LIVRE QUATRIÈME
LES AUTRES CRIMES
I
QUESTIONS SINISTRES
Quel est le total des morts?
Louis Bonaparte, sentant venir l'histoire et s'imaginant que les Charles IX peuvent atténuer les Saint-Barthélémy, a publié, comme pièce justificative, un état dit «officiel des personnes décédées». On remarque dans cette liste alphabétique[36] des mentions comme celle-ci:—Adde, libraire, boulevard Poissonnière, 17, tué chez lui.—Boursier, enfant de sept ans et demi, tué rue Tiquetonne.—Belval, ébéniste, rue de la Lune, 10, tué chez lui.—Coquard, propriétaire à Vire (Calvados), tué boulevard Montmartre.—Debaecque, négociant, rue du Sentier, 45, tué chez lui.—De Couvercelle, fleuriste, rue Saint-Denis, 257, tué chez lui.—Labilte, bijoutier, boulevard Saint-Martin, 63, tué chez lui.—Monpelas, parfumeur, rue Saint-Martin, 181, tué chez lui.—Demoiselle Grellier, femme de ménage, faubourg Saint-Martin, 209, tuée boulevard Montmartre.—Femme Guillard, dame de comptoir, faubourg Saint-Denis, 77, tuée boulevard Saint-Denis.—Femme Garnier, dame de confiance, boulevard Bonne-Nouvelle, 6, tuée boulevard Saint-Denis.—Femme Ledaust, femme de ménage, passage du Caire, 76, à la Morgue.—Françoise Noël, giletière, rue des Fossés-Montmartre, 20, morte à la Charité.—Le comte Poninski, rentier, rue de la Paix, 32, tué boulevard Montmartre.—Femme Raboisson, couturière, morte à la maison nationale de santé.—Femme Vidal, rue du Temple, 97, morte à l'Hôtel-Dieu.—Femme Seguin, brodeuse, rue Saint-Martin, 240, morte à l'hospice Beaujon.—Demoiselle Seniac, demoiselle de boutique, rue du Temple, 196, morte à l'hospice Beaujon.—Thirion de Montauban, propriétaire, rue de Lancry, tué sur sa porte, etc., etc.
Abrégeons. Louis Bonaparte, dans ce document, avoue cent quatrevingt-onze assassinats.
Cette pièce enregistrée pour ce qu'elle vaut, quel est le vrai total? Quel est le chiffre réel des victimes? De combien de cadavres le coup d'état de décembre est-il jonché? Qui peut le dire? Qui le sait? Qui le saura jamais? Comme on l'a vu plus haut, un témoin dépose: «Je comptai là trente-trois cadavres»; un autre, sur un autre point du boulevard, dit: «Nous comptâmes dix-huit cadavres dans une longueur de vingt ou vingt-cinq pas»; un autre, placé ailleurs, dit: «Il y avait là, dans soixante pas, plus de soixante cadavres.» L'écrivain si longtemps menacé de mort nous a dit à nous-même: «J'ai vu de mes yeux plus de huit cents morts dans toute la longueur du boulevard.» Maintenant cherchez, calculez ce qu'il faut de crânes brisés et de poitrines défoncées par la mitraille pour couvrir de sang «à la lettre» un demi-quart de lieue de boulevards. Faites comme les femmes, comme les soeurs, comme les filles, comme les mères désespérées, prenez un flambeau, allez-vous-en dans cette nuit, tâtez à terre, tâtez le pavé, tâtez le mur, ramassez les cadavres, questionnez les spectres, et comptez si vous pouvez.
Le nombre des victimes! On en est réduit aux conjectures. C'est là une question que l'histoire réserve. Cette question, nous prenons, quant à nous, l'engagement de l'examiner et de l'approfondir plus tard.
Le premier jour, Louis Bonaparte étala sa tuerie. Nous avons dit pourquoi. Cela lui était utile. Après quoi, ayant tiré de la chose tout le parti qu'il en voulait, il la cacha. On donna l'ordre aux gazettes élyséennes de se taire, à Magnan d'omettre, aux historiographes d'ignorer. On enterra les morts après minuit, sans flambeaux, sans convois, sans chants, sans prêtres, furtivement. Défense aux familles de pleurer trop haut.
Et il n'y a pas eu seulement le massacre du boulevard, il y a eu le reste, il y a eu les fusillades sommaires, les exécutions inédites.
Un des témoins que nous avons interrogés demanda à un chef de bataillon de la gendarmerie mobile, laquelle s'est distinguée dans ces égorgements: Eh bien, voyons! le chiffre? Est-ce quatre cents?—L'homme a haussé les épaules.—Est-ce six cents?—L'homme a hoché la tête.—Est-ce huit cents?—Mettez douze cents, a dit l'officier, et vous n'y serez pas encore.
À l'heure qu'il est, personne ne sait au juste ce que c'est que le 2 décembre, ce qu'il a fait, ce qu'il a osé, qui il a tué, qui il a enseveli, qui il a enterré. Dès le matin du crime, les imprimeries ont été mises sous le scellé, la parole a été supprimée par Louis Bonaparte, homme de silence et de nuit. Le 2, le 3, le 4, le 5 et depuis, la vérité a été prise à la gorge et étranglée au moment où elle allait parler. Elle n'a pu même jeter un cri. Il a épaissi l'obscurité sur son guet-apens, et il a en partie réussi. Quels que soient les efforts de l'histoire, le 2 décembre plongera peut-être longtemps encore dans une sorte d'affreux crépuscule. Ce crime est composé d'audace et d'ombre; d'un côté il s'étale cyniquement au grand jour, de l'autre il se dérobe et s'en va dans la brume. Effronterie oblique et hideuse qui cache on ne sait quelles monstruosités sous son manteau.
Ce qu'on entrevoit suffit. D'un certain côté du 2 décembre tout est ténèbres, mais on voit des tombes dans ces ténèbres.
Sous ce grand attentat on distingue confusément une foule d'attentats. La providence le veut ainsi; elle attache aux trahisons des nécessités. Ah! tu te parjures! ah! tu violes ton serment! ah! tu enfreins le droit et la justice! Eh bien! prends une corde, car tu seras forcé d'étrangler; prends un poignard, car tu seras forcé de poignarder; prends une massue, car tu seras forcé d'écraser; prends de l'ombre et de la nuit, car tu seras forcé de te cacher. Un crime appelle l'autre; l'horreur est pleine de logique. On ne s'arrête pas, et on ne fait pas un noeud au milieu. Allez! ceci d'abord; bien. Puis cela, puis cela encore; allez toujours! La loi est comme le voile du temple; quand elle se déchire, c'est du haut en bas.
Oui, répétons-le, dans ce qu'on a appelé «l'acte du 2 décembre» on trouve du crime à toute profondeur. Le parjure à la surface, l'assassinat au fond. Meurtres partiels, tueries en masse, mitraillades en plein jour, fusillades nocturnes, une vapeur de sang sort de toutes parts du coup d'état.
Cherchez dans la fosse commune des cimetières, cherchez sous les pavés des rues, sous les talus du Champ de Mars, sous les arbres des jardins publics, cherchez dans le lit de la Seine.
Peu de révélations. C'est tout simple. Bonaparte a eu cet art monstrueux de lier à lui une foule de malheureux hommes dans la nation officielle par je ne sais quelle effroyable complicité universelle. Les papiers timbrés des magistrats, les écritoires des greffiers, les gibernes des soldats, les prières des prêtres sont ses complices. Il a jeté son crime autour de lui comme un réseau, et les préfets, les maires, les juges, les officiers et les soldats y sont pris. La complicité descend du général au caporal, et remonte du caporal au président. Le sergent de ville se sent compromis comme le ministre. Le gendarme dont le pistolet s'est appuyé sur l'oreille d'un malheureux et dont l'uniforme est éclaboussé de cervelle humaine, se sent coupable comme le colonel. En haut, des hommes atroces ont donné des ordres qui ont été exécutés en bas par des hommes féroces. La férocité garde le secret à l'atrocité. De là ce silence hideux.
Entre cette férocité et cette atrocité, il y a même eu émulation et lutte; ce qui échappait à l'une était ressaisi par l'autre. L'avenir ne voudra pas croire à ces prodiges d'acharnement. Un ouvrier passait sur le Pont-au-Change, des gendarmes mobiles l'arrêtent; on lui flaire les mains.—Il sent la poudre, dit un gendarme. On fusilla l'ouvrier; quatre balles lui traversèrent le corps.—Jetez-le à l'eau! crie un sergent. Les gendarmes le prennent par la tête et par les pieds et le jettent par-dessus le pont.—L'homme fusillé et noyé s'en va à vau-l'eau. Cependant il n'était pas mort; la fraîcheur glaciale de la rivière le ranime; il était hors d'état de faire un mouvement, son sang coulait dans l'eau par quatre trous, mais sa blouse le soutint, il vint échouer sous l'arche d'un pont. Là des gens du port le trouvent, on le ramasse, on le porte à l'hôpital, il guérit; guéri, il sort. Le lendemain on l'arrête et on le traduit devant un conseil de guerre. La mort l'ayant refusé, Louis Bonaparte l'a repris. L'homme est aujourd'hui à Lambessa.
Ce que le Champ de Mars a vu particulièrement, les effroyables scènes nocturnes qui l'ont épouvanté et déshonoré, l'histoire ne peut les dire encore. Grâce à Louis Bonaparte, ce champ auguste de la Fédération peut s'appeler désormais Haceldama. Un des malheureux soldats que l'homme du 2 décembre a transformés en bourreaux raconte avec horreur et à voix basse que dans une seule nuit le nombre des fusillés n'a pas été de moins de huit cents.
Louis Bonaparte a creusé en hâte une fosse et y a jeté son crime. Quelques pelletées de terre, le goupillon d'un prêtre, et tout a été dit. Maintenant, le carnaval impérial danse dessus.
Est-ce là tout? est-ce que cela est fini? est-ce que Dieu permet et accepte de tels ensevelissements? Ne le croyez pas. Quelque jour, sous les pieds de Bonaparte, entre les pavés de marbre de l'Élysée ou des Tuileries, cette fosse se rouvrira brusquement, et l'on en verra sortir l'un après l'autre chaque cadavre avec sa plaie, le jeune homme frappé au coeur, le vieillard branlant sa vieille tête trouée d'une balle, la mère sabrée avec son enfant tué dans ses bras, tous debout, livides, terribles, et fixant sur leur assassin des yeux sanglants.
En attendant ce jour, et dès à présent, l'histoire commence votre procès, Louis Bonaparte. L'histoire rejette votre liste officielle des morts et vos pièces justificatives.
L'histoire dit qu'elles mentent et que vous mentez.
Vous avez mis à la France un bandeau sur les yeux et un bâillon dans la bouche. Pourquoi?
Est-ce pour faire des actions loyales? Non, des crimes. Qui a peur de la clarté fait le mal.
Vous avez fusillé la nuit, au Champ de Mars, à la Préfecture, au Palais de justice, sur les places, sur les quais, partout.
Vous dites que non.
Je dis que si.
Avec vous on a le droit de supposer, le droit de soupçonner, le droit d'accuser.
Et quand vous niez, on a le droit de croire; votre négation est acquise à l'affirmation.
Votre 2 décembre est montré au doigt par la conscience publique. Personne n'y songe sans un secret frisson. Qu'avez-vous fait dans cette ombre-là?
Vos jours sont hideux, vos nuits sont suspectes.
Ah! homme de ténèbres que vous êtes!
* * * * *
Revenons à la boucherie du boulevard, au mot: «qu'on exécute mes ordres!» et à la journée du 4.
Louis Bonaparte, le soir de ce jour-là, dut se comparer à Charles X qui n'avait pas voulu brûler Paris, et à Louis-Philippe qui n'avait pas voulu verser le sang du peuple, et il dut se rendre à lui-même cette justice qu'il était un grand politique. Quelques jours après, M. le général Th…, anciennement attaché à l'un des fils du roi Louis-Philippe, vint à l'Élysée. Du plus loin que Louis Bonaparte le vit, faisant dans sa pensée la comparaison que nous venons d'indiquer, il cria d'un air de triomphe au général: Eh bien?
M. Louis Bonaparte est bien véritablement l'homme qui disait à l'un de ses ministres d'autrefois, de qui nous le tenons: Si j'avais été Charles X et si, dans les journées de Juillet, j'avais pris Laffitte, Benjamin Constant et Lafayette, je les aurais fait fusiller comme des chiens.
Le 4 décembre, Louis Bonaparte eût été arraché le soir même de l'Élysée, et la loi triomphait, s'il eût été un de ces hommes qui hésitent devant un massacre. Par bonheur pour lui, il n'avait pas de ces délicatesses. Quelques cadavres de plus ou de moins, qu'est-ce que cela fait? Allons, tuez! tuez au hasard! sabrez! fusillez, canonnez, écrasez, broyez! terrifiez-moi cette odieuse ville de Paris! Le coup d'état penchait, ce grand meurtre le releva. Louis Bonaparte avait failli se perdre par sa félonie, il se sauva par sa férocité. S'il n'avait été que Faliero, c'était fait de lui; heureusement il était César Borgia. Il se jeta à la nage avec son crime dans un fleuve de sang; un moins coupable s'y fût noyé, il le traversa. C'est là ce qu'on appelle son succès. Aujourd'hui il est sur l'autre rive, essayant de se sécher et de s'essuyer, tout ruisselant de ce sang qu'il prend pour de la pourpre, et demandant l'empire.
II
SUITE DES CRIMES
Et voilà ce malfaiteur!
Et l'on ne t'applaudirait pas, ô vérité, quand aux yeux de l'Europe, aux yeux du monde, en présence du peuple, à la face de Dieu, en attestant l'honneur, le serment, la foi, la religion, la sainteté de la vie humaine, le droit, la générosité de toutes les âmes, les femmes, les soeurs, les mères, la civilisation, la liberté, la république, la France, devant ses valets, son sénat et son conseil d'état, devant ses généraux, ses prêtres et ses agents de police, toi qui représentes le peuple, car le peuple, c'est la réalité; toi qui représentes l'intelligence, car l'intelligence, c'est la lumière; toi qui représentes l'humanité, car l'humanité, c'est la raison; au nom du peuple enchaîné, au nom de l'intelligence proscrite, au nom de l'humanité violée, devant ce tas d'esclaves qui ne peut ou qui n'ose dire un mot, tu soufflettes ce brigand de l'ordre!
Ah! qu'un autre cherche des mots modérés. Oui, je suis net et dur, je suis sans pitié pour cet impitoyable et je m'en fais gloire.
Poursuivons.
À ce que nous venons de raconter ajoutez tous les autres crimes sur lesquels nous aurons plus d'une occasion de revenir, et dont, si Dieu nous prête la vie, nous raconterons l'histoire en détail. Ajoutez les incarcérations en masse avec des circonstances féroces, les prisons regorgeant[37], le séquestre[38] des biens des proscrits dans dix départements, notamment dans la Nièvre, dans l'Allier et dans les Basses-Alpes; ajoutez la confiscation des biens d'Orléans avec le morceau donné au clergé, Schinderhannes faisait toujours la part du curé. Ajoutez les commissions mixtes et la commission dite de clémence[39]; les conseils de guerre combinés avec les juges d'instruction et multipliant les abominations, les exils par fournées, l'expulsion d'une partie de la France hors de France; rien que pour un seul département, l'Hérault, trois mille deux cents bannis ou déportés; ajoutez cette épouvantable proscription, comparable aux plus tragiques désolations de l'histoire, qui, pour tendance, pour opinion, pour dissidence honnête avec ce gouvernement, pour une parole d'homme libre dite même avant le 2 décembre, prend, saisit, appréhende, arrache le laboureur à son champ, l'ouvrier à son métier, le propriétaire à sa maison, le médecin à ses malades, le notaire à son étude, le conseiller général à ses administrés, le juge à son tribunal, le mari à sa femme, le frère à son frère, le père à ses enfants, l'enfant à ses parents, et marque d'une croix sinistre toutes les têtes depuis les plus hautes jusqu'aux plus obscures. Personne n'échappe. Un homme en haillons, la barbe longue, entre un matin dans ma chambre à Bruxelles. J'arrive, dit-il; j'ai fait la route à pied; voilà deux jours que je n'ai mangé. On lui donne du pain. Il mange. Je lui dis:—D'où venez-vous?—De Limoges.—Pourquoi êtes-vous ici?—Je ne sais pas; on m'a chassé de chez nous.—Qu'est-ce que vous êtes?—Je suis sabotier.
Ajoutez l'Afrique, ajoutez la Guyane, ajoutez les atrocités de Bertrand, les atrocités de Canrobert, les atrocités d'Espinasse, les atrocités de Martimprey; les cargaisons de femmes expédiées par le général Guyon; le représentant Miot traîné de casemate en casemate; les baraques où l'on est cent cinquante, sous le soleil des tropiques, avec la promiscuité, avec l'ordure, avec la vermine, et où tous ces innocents, tous ces patriotes, tous ces honnêtes gens expirent, loin des leurs, dans la fièvre, dans la misère, dans l'horreur, dans le désespoir, se tordant les mains. Ajoutez tous ces malheureux livrés aux gendarmes, liés deux à deux, emmagasinés dans les faux ponts du Magellan, du Canada ou du Duguesclin; jetés à Lambessa, jetés à Cayenne avec les forçats, sans savoir ce qu'on leur veut, sans pouvoir deviner ce qu'ils ont fait. Celui-ci, Alphonse Lambert, de l'Indre, arraché de son lit mourant; cet autre, Patureau Francoeur, vigneron, déporté parce que, dans son village, on avait voulu en faire un président de la république; cet autre, Valette, charpentier à Châteauroux, déporté pour avoir, six mois avant le 2 décembre, un jour d'exécution capitale, refusé de dresser la guillotine.
Ajoutez la chasse aux hommes dans les villages, la battue de Viroy dans les montagnes de Lure, la battue de Pellion dans les bois de Clamecy avec quinze cents hommes; l'ordre rétabli à Crest, deux mille insurgés, trois cents tués; les colonnes mobiles partout; quiconque se lève pour la loi, sabré et arquebusé; celui-ci, Charles Sauvan, à Marseille, crie: vive la république! un grenadier du 54e fait feu sur lui, la balle entre par les reins et sort par le ventre; cet autre, Vincent, de Bourges, est adjoint de sa commune; il proteste, comme magistrat, contre le coup d'état; on le traque dans son village, il s'enfuit, on le poursuit, un cavalier lui abat deux doigts d'un coup de sabre, un autre lui fend la tête, il tombe; on le transporte au fort d'Ivry avant de le panser; c'est un vieillard de soixante-seize ans.
Ajoutez des faits comme ceux-ci: dans le Cher, le représentant Viguier est arrêté. Arrêté, pourquoi? Parce qu'il est représentant, parce qu'il est inviolable, parce que le suffrage du peuple l'a fait sacré. On jette Viguier dans les prisons. Un jour, on lui permet de sortir une heure pour régler des affaires qui réclamaient impérieusement sa présence. Avant de sortir, deux gendarmes, le nommé Pierre Guéret et le nommé Dubernelle, brigadier, s'emparent de Viguier; le brigadier lui joint les deux mains l'une contre l'autre, de façon que les paumes se touchent, et lui lie étroitement les poignets avec une chaîne; le bout de la chaîne pendait, le brigadier fait passer de force et à tours redoublés le bout de chaîne entre les deux mains de Viguier, au risque de lui briser les poignets par la pression. Les mains du prisonnier bleuissent et se gonflent.—C'est la question que vous me donnez là, dit tranquillement Viguier.—Cachez vos mains, répond le gendarme en ricanant, si vous avez honte.—Misérable, reprend Viguier, celui de nous deux que cette chaîne déshonore, c'est toi. Viguier traverse ainsi les rues de Bourges, qu'il habite depuis trente ans, entre deux gendarmes, levant les mains, montrant ses chaînes. Le représentant Viguier a soixante-dix ans.
Ajoutez les fusillades sommaires dans vingt départements: «Tout ce qui résiste», écrit le sieur Saint-Arnaud, ministre de la guerre, «doit être fusillé au nom de la société en légitime défense[40]». «Six jours ont suffi pour écraser l'insurrection», mande le général Levaillant, commandant l'état de siége du Var. «J'ai fait de bonnes prises», mande de Saint-Étienne le commandant Viroy; «j'ai fusillé sans désemparer huit individus; je traque les chefs dans les bois». À Bordeaux, le général Bourjoly enjoint aux chefs de colonnes mobiles de «faire fusiller sur-le-champ tous les individus pris les armes à la main». À Forcalquier, c'est mieux encore; la proclamation d'état de siége porte: «La ville de Forcalquier est en état de siége. Les citoyens n'ayant pas pris part aux événements de la journée et détenteurs d'armes sont sommés de les rendre sous peine d'être fusillés.» La colonne mobile de Pézenas arrive à Servian; un homme cherche à s'échapper d'une maison cernée, on le tue d'un coup de fusil. À Entrains, on fait quatrevingts prisonniers; un se sauve à la nage, on fait feu sur lui, une balle l'atteint, il disparaît sous l'eau; on fusille les autres. À ces choses exécrables ajoutez ces choses infâmes: à Brioude, dans la Haute-Loire, un homme et une femme jetés en prison pour avoir labouré le champ d'un proscrit; à Loriol, dans la Drôme, Astier, garde champêtre, condamné à vingt ans de travaux forcés pour avoir donné asile à des fugitifs; ajoutez, et la plume tremble à écrire ceci, la peine de mort rétablie, la guillotine politique relevée, des sentences horribles; les citoyens condamnés à la mort sur l'échafaud par les juges janissaires des conseils de guerre; à Clamecy, Milletot, Jouannin, Guillemot, Sabatier et Four; à Lyon, Courty, Romegal, Bressieux, Fauritz, Julien, Roustain et Garan, adjoint du maire de Cliouscat; à Montpellier, dix-sept pour l'affaire de Bédarrieux, Mercadier, Delpech, Denis, André, Barthez, Triadou, Pierre Carrière, Galzy, Calas dit le Vacher, Gardy, Jacques Pagès, Michel Hercule, Mar, Vène, Frié, Malaterre, Beaumont, Pradal, les six derniers par bonheur contumaces, et à Montpellier, encore quatre autres, Choumac, Vidal, Cadelard et Pagès. Quel est le crime de ces hommes? Leur crime c'est le vôtre, si vous êtes un bon citoyen, c'est le mien à moi qui écris ces lignes, c'est l'obéissance à l'article 110 de la constitution, c'est la résistance armée à l'attentat de Louis Bonaparte; et le conseil «ordonne que l'exécution aura lieu dans la forme ordinaire, sur une des places publiques de Béziers» pour les quatre derniers, et pour les dix-sept autres «sur une des places publiques de Bédarrieux»; le Moniteur l'annonce; il est vrai que le Moniteur annonce en même temps que le service du dernier bal des Tuileries était fait par trois cents maîtres d'hôtel dans la tenue rigoureuse prescrite par le cérémonial de l'ancienne maison impériale.
À moins qu'un universel cri d'horreur n'arrête à temps cet homme, toutes ces têtes tomberont.
À l'heure où nous écrivons ceci, voici ce qui vient de se passer à
Belley:
Un homme de Bugez près Belley, un ouvrier nommé Charlet, avait ardemment soutenu, au 10 décembre 1848, la candidature de Louis Bonaparte. Il avait distribué des bulletins, appuyé, propagé, colporté; l'élection fut pour lui un triomphe; il espérait en Louis-Napoléon, il prenait au sérieux les écrits socialistes de l'homme de Ham et ses programmes «humanitaires» et républicains; au 10 décembre il y a eu beaucoup de ces dupes honnêtes; ce sont aujourd'hui les plus indignés. Quand Louis Bonaparte fut au pouvoir, quand on vit l'homme à l'oeuvre, les illusions s'évanouirent. Charlet, homme d'intelligence, fut un de ceux dont la probité républicaine se révolta, et peu à peu, à mesure que Louis Bonaparte s'enfonçait plus avant dans la réaction, Charlet se détachait de lui; il passa ainsi de l'adhésion la plus confiante à l'opposition la plus loyale et la plus vive. C'est l'histoire de beaucoup d'autres nobles coeurs.
Au 2 décembre, Charlet n'hésita pas. En présence de tous les attentats réunis dans l'acte infâme de Louis Bonaparte, Charlet sentit la loi remuer en lui; il se dit qu'il devait être d'autant plus sévère qu'il était un de ceux dont la confiance avait été le plus trahie. Il comprit clairement qu'il n'y avait plus qu'un devoir pour le citoyen, un devoir étroit et qui se confondait avec le droit, défendre la république, défendre la constitution, et résister par tous les moyens à l'homme que la gauche, et son crime plus encore que la gauche, venait de mettre hors la loi. Les réfugiés de Suisse passèrent la frontière en armes, traversèrent le Rhône près d'Anglefort et entrèrent dans le département de l'Ain. Charlet se joignit à eux.
À Seyssel, la petite troupe rencontra les douaniers. Les douaniers, complices volontaires ou égarés du coup d'état, voulurent s'opposer à leur passage. Un engagement eut lieu, un douanier fut tué, Charlet fut pris.
Le coup d'état traduisit Charlet devant un conseil de guerre. On l'accusait de la mort du douanier qui, après tout, n'était qu'un fait de combat. Dans tous les cas, Charlet était étranger à cette mort; le douanier était tombé percé d'une balle, et Charlet n'avait d'autre arme qu'une lime aiguisée. Charlet ne reconnut pas pour un tribunal le groupe d'hommes qui prétendait le juger. Il leur dit: Vous n'êtes pas des juges; où est la loi? la loi est de mon côté.—Il refusa de répondre.
Interrogé sur le fait du douanier tué, il eût pu tout éclaircir d'un mot; mais descendre à une explication, c'eût été accepter dans une certaine mesure ce tribunal. Il ne voulut pas; il garda le silence.
Ces hommes le condamnèrent à mort «selon la forme ordinaire des exécutions criminelles».
La condamnation prononcée, on sembla l'oublier; les jours, les semaines, les mois s'écoulaient. De toute part, dans la prison, on disait à Charlet: Vous êtes sauvé.
Le 29 juin, au point du jour, la ville de Belley vit une chose lugubre. L'échafaud était sorti de terre pendant la nuit et se dressait au milieu de la place publique.
Les habitants s'abordaient tout pâles et s'interrogeaient: Avez-vous vu ce qui est dans la place?—Oui.—Pour qui?
C'était pour Charlet.
La sentence de mort avait été déférée à M. Bonaparte; elle avait longtemps dormi à l'Élysée; on avait d'autres affaires; mais un beau matin, après sept mois, personne ne songeant plus ni à l'engagement de Seyssel, ni au douanier tué, ni à Charlet, M. Bonaparte, ayant besoin probablement de mettre quelque chose entre la fête du 10 mai et la fête du 15 août, avait signé l'ordre d'exécution.
Le 29 juin donc, il y a quelques jours à peine, Charlet fut extrait de sa prison. On lui dit qu'il allait mourir. Il resta calme. Un homme qui est avec la justice ne craint pas la mort, car il sent qu'il y a deux choses en lui, l'une, son corps, qu'on peut tuer, l'autre, la justice, à laquelle on ne lie pas les bras et dont la tête ne tombe pas sous le couteau.
On voulut faire monter Charlet en charrette.—Non, dit-il aux gendarmes, j'irai à pied, je puis marcher, je n'ai pas peur.
La foule était grande sur son passage. Tout le monde le connaissait dans la ville et l'aimait; ses amis cherchaient son regard. Charlet, les bras attachés derrière le dos, saluait de la tête à droite et à gauche.—Adieu, Jacques! adieu, Pierre! disait-il, et il souriait.—Adieu, Charlet, répondaient-ils, et tous pleuraient. La gendarmerie et la troupe de ligne entouraient l'échafaud. Il y monta d'un pas lent et ferme. Quand on le vit debout sur l'échafaud, la foule eut un long frémissement; les femmes jetaient des cris, les hommes crispaient le poing.
Pendant qu'on le bouclait sur la bascule, il regarda le couperet et dit:—Quand je pense que j'ai été bonapartiste! Puis, levant les yeux au ciel, il cria: Vive la république!
Un moment après sa tête tombait.
Ce fut un deuil dans Belley et dans tous les villages de l'Ain.—Comment est-il mort? demandait-on.—Bravement.—Dieu soit loué!
C'est de cette façon qu'un homme vient d'être tué.
La pensée succombe et s'abîme dans l'horreur en présence d'un fait si monstrueux.
Ce crime ajouté aux autres crimes les achève et les scelle d'une sorte de sceau sinistre.
C'est plus que le complément, c'est le couronnement.
On sent que M. Bonaparte doit être content. Faire fusiller la nuit, dans l'obscurité, dans la solitude, au Champ de Mars, sous les arches des ponts, derrière un mur désert, n'importe qui, au hasard, pêle-mêle, des inconnus, des ombres, dont on ne sait pas même le chiffre, faire tuer des anonymes par des anonymes, et que tout cela s'en aille dans les ténèbres, dans le néant, dans l'oubli, en somme, c'est peu satisfaisant pour l'amour-propre; on a l'air de se cacher et vraiment on se cache en effet; c'est médiocre. Les gens à scrupules ont le droit de vous dire: Vous voyez bien que vous avez peur; vous n'oseriez faire ces choses-là en public; vous reculez devant vos propres actes. Et, dans une certaine mesure, ils semblent avoir raison. Arquebuser les gens la nuit, c'est une violation de toutes les lois divines et humaines, mais ce n'est pas assez insolent. On ne se sent pas triomphant après. Quelque chose de mieux est possible.
Le grand jour, la place publique, l'échafaud légal, l'appareil régulier de la vindicte sociale, livrer les innocents à cela, les faire périr de cette manière, ah! c'est différent; parlez-moi de ceci! Commettre un meurtre en plein midi au beau milieu de la ville, au moyen d'une machine appelée tribunal ou conseil de guerre, au moyen d'une autre machine, lentement bâtie par un charpentier, ajustée, emboîtée, vissée et graissée à loisir; dire: ce sera pour telle heure; apporter deux corbeilles et dire: ceci sera pour le corps et ceci pour la tête; l'heure venue, amener la victime liée de cordes, assistée d'un prêtre, procéder au meurtre avec calme, charger un greffier d'en dresser procès-verbal, entourer le meurtre de gendarmes le sabre nu, de telle sorte que le peuple qui est là frissonne et ne sache plus ce qu'il voit, et doute si ces hommes en uniforme sont une brigade de gendarmerie ou une bande de brigands, et se demande, en regardant l'homme qui lâche le couperet, si c'est le bourreau et si ce n'est pas plutôt un assassin! voilà qui est hardi et ferme, voilà une parodie du fait légal bien effrontée et bien tentante et qui vaut la peine d'être exécutée; voilà un large et splendide soufflet sur la joue de la justice. À la bonne heure!
Faire cela sept mois après la lutte, froidement, inutilement, comme un oubli qu'on répare, comme un devoir qu'on accomplit, c'est effrayant, c'est complet; on a un air d'être dans son droit qui déconcerte les consciences et qui fait frémir les honnêtes gens.
Rapprochement terrible et qui contient toute la situation: Voici deux hommes, un ouvrier et un prince. Le prince commet un crime, il entre aux Tuileries; l'ouvrier fait son devoir, il monte sur l'échafaud. Et qui est-ce qui dresse l'échafaud de l'ouvrier? C'est le prince.
Oui, cet homme qui, s'il eût été vaincu en décembre, n'eût échappé à la peine de mort que par l'omnipotence du progrès et par une extension, à coup sûr trop généreuse, du principe de l'inviolabilité de la vie humaine, cet homme, ce Louis Bonaparte, ce prince qui transporte les façons de faire des Poulmann et des Soufflard dans la politique, c'est lui qui rebâtit l'échafaud! et il ne tremble pas! et il ne pâlit pas! et il ne sent pas que c'est là une échelle fatale, qu'on est maître de ne point la relever, mais qu'une fois relevée on n'est plus maître de la renverser, et que celui qui la dresse pour autrui la retrouve plus tard pour lui-même. Elle le reconnaît et lui dit: tu m'as mise là; je t'ai attendu.
Non, cet homme ne raisonne pas; il a des besoins, il a des caprices, il faut qu'il les satisfasse. Ce sont des envies de dictateur. La toute-puissance serait fade si on ne l'assaisonnait de cette façon. Allons, coupez la tête à Charlet et aux autres. M. Bonaparte est prince-président de la république française; M. Bonaparte a seize millions par an, quarante-quatre mille francs par jour, vingt-quatre cuisiniers pour son service personnel et autant d'aides de camp; il a droit de chasse aux étangs de Saclay et de Saint-Quentin, aux forêts de Laigne, d'Ourscamp et de Carlemont, aux bois de Champagne et de Barbeau; il a les Tuileries, le Louvre, l'Élysée, Rambouillet, Saint-Cloud, Versailles, Compiègne; il a sa loge impériale à tous les spectacles, fête et gala et musique tous les jours, le sourire de M. Sibour et le bras de Mme la marquise de Douglas pour entrer au bal, tout cela ne lui suffit pas, il lui faut encore cette guillotine. Il lui faut quelques-uns de ces paniers rouges parmi les paniers de vin de Champagne.
Oh! cachons nos visages de nos deux mains! Cet homme, ce hideux boucher du droit et de la justice, avait encore le tablier sur le ventre et les mains dans les entrailles fumantes de la constitution et les pieds dans le sang de toutes les lois égorgées, quand vous, juges, quand vous, magistrats, hommes des lois, hommes du droit!…—Mais je m'arrête; je vous retrouverai plus tard, avec vos robes noires et avec vos robes rouges, avec vos robes couleur d'encre et vos robes couleur de sang, et je les retrouverai aussi, je les ai déjà châtiés et je les châtierai encore, ces autres, vos chefs, ces juristes souteneurs du guet-apens, ces prostitués, ce Baroche, ce Suin, ce Royer, ce Mongis, ce Rouher, ce Troplong, déserteurs des lois, tous ces noms qui n'expriment plus autre chose que la quantité de mépris possible à l'homme!
Et s'il n'a pas scié ses victimes entre deux planches comme Christiern II, s'il n'a pas enfoui les gens en vie comme Ludovic le Maure, s'il n'a pas bâti les murs de son palais avec des hommes vivants et des pierres comme Timour-Beig, qui naquit, dit la légende, les mains fermées et pleines de sang; s'il n'a pas ouvert le ventre aux femmes grosses comme César, duc de Valentinois; s'il n'a pas estrapadé les femmes par les seins, testibusque viros, comme Ferdinand de Tolède; s'il n'a pas roué vif, brûlé vif, bouilli vif, écorché vif, crucifié, empalé, écartelé, ne vous en prenez pas à lui, ce n'est pas sa faute; c'est que le siècle s'y refuse obstinément. Il a fait tout ce qui était humainement ou inhumainement possible. Le dix-neuvième siècle, siècle de douceur, siècle de décadence, comme disent les absolutistes et les papistes, étant donné, Louis Bonaparte a égalé en férocité ses contemporains Haynau, Radetzky, Filangieri, Schwartzenberg et Ferdinand de Naples, et les a dépassés même. Mérite rare, et dont il faut lui tenir compte comme d'une difficulté de plus, la scène s'est passée en France. Rendons-lui cette justice: au temps où nous sommes, Ludovic Sforce, le Valentinois, le duc d'Albe, Timour et Christiern II n'auraient rien fait de plus que Louis Bonaparte; dans leur époque, il eût fait tout ce qu'ils ont fait; dans la nôtre, au moment de construire et de dresser les gibets, les roues, les chevalets, les grues à estrapades, les tours vivantes, les croix et les bûchers, ils se seraient arrêtés comme lui, malgré eux et à leur insu, devant la résistance secrète et invincible du milieu moral, devant la force invisible du progrès accompli, devant le formidable et mystérieux refus de tout un siècle qui se lève, au nord, au midi, à l'orient, à l'occident, autour des tyrans, et qui leur dit non!
III
CE QU'EUT ÉTÉ 1852
Mais sans cet abominable Deux-Décembre, «nécessaire», comme disent les complices et à leur suite les dupes, que se serait-il donc passé en France? Mon Dieu! ceci:
Remontons de quelques pas en arrière et rappelons sommairement la situation telle qu'elle était avant le coup d'état.
Le parti du passé, sous le nom de l'ordre, résistait à la république, en d'autres termes résistait à l'avenir.
Qu'on s'y oppose ou non, qu'on y consente ou non, la république, toute illusion laissée de côté, est l'avenir, prochain ou lointain, mais inévitable des nations.
Comment s'établira la république? Elle peut s'établir de deux façons, par la lutte ou par le progrès. Les démocrates la veulent par le progrès; leurs adversaires, les hommes du passé, semblent la vouloir par la lutte.
Comme nous venons de le rappeler, les hommes du passé résistent; ils s'obstinent; ils donnent des coups de hache dans l'arbre, se figurant qu'ils arrêteront la sève qui monte. Ils prodiguent la force, la puérilité et la colère.
Ne jetons aucune parole amère à nos anciens adversaires tombés avec nous, le même jour que nous, et plusieurs honorablement de leur côté, bornons-nous à constater que c'est dans cette lutte que la majorité de l'assemblée législative de France était entrée dès les premiers jours de son installation, dès le mois de mai 1849.
Cette politique de résistance est une politique funeste. Cette lutte de l'homme contre Dieu est nécessairement vaine; mais, nulle comme résultat, elle est féconde en catastrophes. Ce qui doit être sera; il faut que ce qui doit couler coule, que ce qui doit tomber tombe, que ce qui doit naître naisse, que ce qui doit croître croisse; mais faites obstacle à ces lois naturelles, le trouble survient, le désordre commence. Chose triste, c'est ce désordre qu'on avait appelé l'ordre.
Liez une veine, vous avez la maladie; entravez un fleuve, vous avez l'inondation; barrez l'avenir, vous avez les révolutions.
Obstinez-vous à conserver au milieu de vous, comme s'il était vivant, le passé qui est mort, vous produisez je ne sais quel choléra moral; la corruption se répand, elle est dans l'air, on la respire; des classes entières de la société, les fonctionnaires, par exemple, tombent en pourriture. Gardez les cadavres dans vos maisons; la peste éclatera.
Fatalement, cette politique aveugle ceux qui la pratiquent. Ces hommes qui se qualifient hommes d'état en sont à ne pas comprendre qu'ils ont fait eux-mêmes, de leurs mains et à grand'peine et à la sueur de leur front, ces événements terribles dont ils se lamentent, et que ces catastrophes qui croulent sur eux ont été construites par eux. Que dirait-on d'un paysan qui ferait un barrage d'un bord à l'autre d'une rivière devant sa cabane, et qui, quand la rivière, devenue torrent, déborderait, quand elle renverserait son mur, quand elle emporterait son toit, s'écrierait: méchante rivière! Les hommes d'état du passé, ces grands constructeurs de digues en travers des courants, passent leur temps à s'écrier: méchant peuple!
Otez Polignac et les ordonnances de juillet, c'est-à-dire le barrage, et Charles X serait mort aux Tuileries. Réformez en 1847 la loi électorale, c'est-à-dire encore ôtez le barrage, Louis-Philippe serait mort sur le trône.—Est-ce à dire que la république ne serait pas venue? Cela, non. La république, répétons-le, c'est l'avenir; elle serait venue, mais pas à pas, progrès à progrès, conquête à conquête, comme un fleuve qui coule et non comme un déluge qui envahit; elle serait venue à son heure, quand tout aurait été prêt pour la recevoir; elle serait venue, non pas certes plus viable, car dès à présent elle est indestructible, mais plus tranquille, sans réaction possible, sans princes la guettant, sans coup d'état derrière elle.
La politique de résistance au mouvement humain excelle, insistons sur ce point, à créer des cataclysmes artificiels. Ainsi elle avait réussi à faire de l'année 1852 une sorte d'éventualité redoutable, et cela toujours par le même procédé, au moyen d'un barrage. Voici un chemin de fer, le convoi va passer dans une heure; jetez une poutre en travers des rails, quand le convoi arrivera il s'y écrasera, vous aurez Fampoux; ôtez la poutre avant l'arrivée du train, le convoi passera sans même se douter qu'il y avait là une catastrophe. Cette poutre, c'est la loi du 31 mai.
Les chefs de la majorité de l'assemblée législative l'avaient jetée en travers de 1852, et ils criaient: c'est là que la société se brisera! La gauche leur disait: ôtez la poutre! ôtez la poutre, laissez passer librement le suffrage universel. Ceci est toute l'histoire de la loi du 31 mai.
Ce sont là des choses qu'un enfant comprendrait et que les «hommes d'état» ne comprennent pas.
Maintenant répondons à la question que nous posions tout à l'heure:—Sans le 2 décembre, que se serait-il passé en 1852?
Supprimez la loi du 31 mai, ôtez au peuple son barrage, ôtez à Bonaparte son levier, son arme, son prétexte, laissez tranquille le suffrage universel, ôtez la poutre de dessus les rails, savez-vous ce que vous auriez eu en 1852?
Rien.
Des élections.
Des espèces de dimanches calmes où le peuple serait venu voter, hier travailleur, aujourd'hui électeur, demain travailleur, toujours souverain.
On reprend: Oui, des élections! vous en parlez bien à votre aise. Mais la «chambre rouge» qui serait sortie de ces élections?
N'avait-on pas annoncé que la constituante de 1848 serait une «chambre rouge»? Chambres rouges, croquemitaines rouges, toutes ces prédictions se valent. Ceux qui promènent au bout d'un bâton ces fantasmagories devant les populations effarouchées savent ce qu'ils font et rient derrière la loque horrible qu'ils font flotter. Sous la longue robe écarlate du fantôme auquel on avait donné ce nom, 1852, on voit passer les bottes fortes du coup d'état.
IV
LA JACQUERIE
Cependant après le 2 décembre, une fois le crime commis, il fallait bien donner le change à l'opinion. Le coup d'état se mit à crier à la jacquerie comme cet assassin qui criait au voleur.
Ajoutons qu'une jacquerie avait été promise et que M. Bonaparte ne pouvait, sans quelque inconvénient, manquer à la fois à toutes ses promesses. Qu'était le spectre rouge, sinon la jacquerie? Il fallait bien donner quelque réalité à ce spectre; on ne peut pas éclater de rire brusquement au nez des populations et leur dire: Il n'y avait rien! je vous ai toujours fait peur de vous-mêmes.
Il y a donc eu JACQUERIE. Les promesses de l'affiche ont été tenues.
Les imaginations de l'entourage se sont donné carrière; on a exhumé les épouvantes de la Mère l'Oie, et plus d'un enfant, en lisant le journal, aurait pu reconnaître l'ogre du bonhomme Perrault déguisé en socialiste; on a supposé, on a inventé; la presse étant supprimée, c'était fort simple; mentir est facile quand on a d'avance arraché la langue au démenti.
On a crié: Alerte, bourgeois! sans nous vous étiez perdus. Nous vous avons mitraillés, mais c'était pour votre bien. Regardez, les lollards étaient à vos portes, les anabaptistes escaladaient votre mur, les hussites cognaient à vos persiennes, les maigres montaient votre escalier, les ventres-creux convoitaient votre dîner. Alerte! N'a-t-on pas un peu violé mesdames vos femmes?
On a donné la parole à un des principaux rédacteurs de la Patrie, nommé Froissard:
«Je n'oserois écrire ni raconter les horribles faits et inconvenables qu'ils faisoient aux dames. Mais entre les autres désordonnances et vilains faits, ils tuèrent un chevalier et le boutèrent en une broche, et le tournèrent au feu et le rôtirent devant la dame et ses enfants. Après ce que dix ou douze eurent la dame efforcée et violée, ils les en voulurent faire manger par force, et puis les tuèrent et firent mourir de malemort.
«Ces méchantes gens roboient et ardoient tout, et tuoient et efforçoient et violoient toutes dames et pucelles sans pitié et sans merci, ainsi comme des chiens enragés.
«Tout en semblable manière si faites gens se maintenoient entre Paris et Noyon, et entre Paris et Soissons et Ham en Vermandois, par toute la terre de Coucy. Là étoient les grands violeurs et malfaiteurs; et excluèrent, que entre la comté de Valois, que en l'évêché de Laon, de Soissons et de Noyon, plus de cent châteaux et de bonnes maisons de chevaliers et écuyers; et tuoient et roboient quand que ils trouvoient. Mais Dieu par sa grâce y mit tel remède, de quoi on le doit bien regracier.»
On remplaça seulement Dieu par monseigneur le prince-président. C'était bien le moins.
Aujourd'hui, après huit mois écoulés, on sait à quoi s'en tenir sur cette «jacquerie»; les faits ont fini par arriver au jour. Et où? Comment? Devant les tribunaux mêmes de M. Bonaparte. Les sous-préfets dont les femmes avaient été violées n'avaient jamais été mariés; les curés qui avaient été rôtis vifs et dont les Jacques avaient mangé le coeur ont écrit qu'ils se portaient bien; les gendarmes autour des cadavres desquels on avait dansé sont venus déposer devant les conseils de guerre; les caisses publiques pillées se sont retrouvées intactes entre les mains de M. Bonaparte qui les a «sauvées»; le fameux déficit de cinq mille francs de Clamecy s'est réduit à deux cents francs dépensés en bons de pain.—Une publication officielle avait dit le 8 décembre: «Le curé, le maire et le sous-préfet de Joigny et plusieurs gendarmes ont été lâchement massacrés.» Quelqu'un a répondu dans une lettre rendue publique: «Pas une goutte de sang n'a été répandue à Joigny; la vie de personne n'y a été menacée.» Qui a écrit cette lettre? Ce même maire de Joigny, lâchement massacré. M. Henri de Lacretelle, auquel une bande armée avait extorqué deux mille francs dans son château de Cormatin, est encore stupéfait à cette heure, non de l'extorsion, mais de l'invention. M. de Lamartine, qu'une autre bande avait voulu saccager et probablement mettre à la lanterne, et dont le château de Saint-Point avait été incendié, et qui «avait écrit pour réclamer le secours du «gouvernement», a appris la chose par les journaux.
La pièce suivante a été produite devant le conseil de guerre de la
Nièvre, présidé par l'ex-colonel Martimprey:
ORDRE DU COMITÉ
«La probité est une vertu des républicains.
«Tout voleur ou pillard sera fusillé.
«Tout détenteur d'armes qui, dans les douze heures, ne les aura pas déposées à la mairie ou qui ne les aura pas rendues, sera arrêté et détenu jusqu'à nouvel ordre.
«Tout citoyen ivre sera désarmé et emprisonné.
«Clamecy, 7 décembre 1851.
«Vive la république sociale!
«Le comité révolutionnaire social.»
Ce qu'on vient de lire est la proclamation des «jacques». Mort aux pillards! Mort aux voleurs! Tel est le cri de ces voleurs et de ces pillards.
Un de ces jacques, nommé Gustave Verdun-Lagarde, de Lot-et-Garonne, est mort en exil à Bruxelles, le 1er mai 1852, léguant cent mille francs à sa ville natale pour y fonder une école d'agriculture. Ce partageux a partagé en effet.
Il n'y a donc point eu, et les honnêtes biseauteurs du coup d'état en conviennent aujourd'hui dans l'intimité avec un aimable enjouement, il n'y a point eu de «jacquerie», c'est vrai; mais le tour est fait.
Il y a eu dans les départements ce qu'il y a eu à Paris, la résistance légale, la résistance prescrite aux citoyens par l'article 110 de la constitution, et, au-dessus de la constitution, par le droit naturel; il y a eu la légitime défense,—cette fois le mot est à sa place,—contre les «sauveurs»; la lutte à main armée du droit et de la loi contre l'infâme insurrection du pouvoir. La république, surprise par guet-apens, s'est colletée avec le coup d'état. Voilà tout.
Vingt-sept départements se sont levés. L'Ain, l'Aude, le Cher, les Bouches-du-Rhône, la Côte-d'Or, la Haute-Garonne, Lot-et-Garonne, le Loiret, la Marne, la Meurthe, le Nord, le Bas-Rhin, le Rhône, Seine-et-Marne, ont fait dignement leur devoir; les Basses-Alpes, l'Aveyron, la Drôme, le Gard, le Gers, l'Hérault, le Jura, la Nièvre, le Puy-de-Dôme, Saône-et-Loire, le Var et Vaucluse l'ont fait intrépidement. Ils ont succombé comme à Paris.
Le coup d'état a été féroce là comme à Paris. Nous venons de jeter un coup d'oeil sommaire sur ses crimes.
C'est cette résistance légale, constitutionnelle, vertueuse, cette résistance dans laquelle l'héroïsme fut du côté des citoyens, et l'atrocité du côté du pouvoir, c'est là ce que le coup d'état a appelé la jacquerie. Répétons-le, un peu de spectre rouge était utile.
Cette jacquerie était à deux fins: elle servait de deux façons la politique de l'Élysée; elle offrait un double avantage; d'une part faire voter oui sur le «plébiscite», faire voter sous le sabre et en face du spectre, comprimer les intelligents, effrayer les crédules, la terreur pour ceux-ci, la peur pour ceux-là, comme nous l'expliquerons tout à l'heure, tout le succès et tout le secret du vote du 20 décembre est là; d'autre part, donner prétexte aux proscriptions.
1852 ne contenait donc en soi-même aucun danger réel. La loi du 31 mai, tuée moralement, était morte avant le 2 décembre. Une assemblée nouvelle, un président nouveau, la constitution purement et simplement mise en pratique, des élections, rien de plus. Ôtez M. Bonaparte, voilà 1852.
Mais il fallait que M. Bonaparte s'en allât. Là était l'obstacle. De là est venue la catastrophe.
* * * * *
Ainsi cet homme, un beau matin a pris à la gorge la constitution, la république, la loi, la France; il a donné à l'avenir un coup de poignard par derrière; il a foulé aux pieds le droit, le bon sens, la justice, la raison, la liberté; il a arrêté des hommes inviolables, il a séquestré des hommes innocents, il a banni des hommes illustres; il a empoigné le peuple dans la personne de ses représentants; il a mitraillé les boulevards de Paris; il a fait patauger sa cavalerie dans le sang des vieillards et des femmes; il a arquebusé sans sommation, il a fusillé sans jugement; il a empli Mazas, la Conciergerie, Sainte-Pélagie, Vincennes; les forts, les cellules, les casemates, les cachots de prisonniers, et de cadavres les cimetières; il a fait mettre à Saint-Lazare la femme qui portait du pain à son mari caché, il a envoyé aux galères pour vingt ans l'homme qui donnait asile à un proscrit; il a déchiré tous les codes et violé tous les mandats; il a fait pourrir les déportés par milliers dans la cale horrible des pontons; il a envoyé à Lambessa et à Cayenne cent cinquante enfants de douze à quinze ans; lui qui était plus grotesque que Falstaff, il est devenu plus terrible que Richard III; et tout cela pourquoi? Parce qu'il y avait, il l'a dit, «contre son pouvoir un complot»; parce que l'année qui finissait s'entendait traîtreusement avec l'année qui commençait, pour le renverser; parce que l'article 45 se concertait perfidement avec le calendrier pour le mettre dehors; parce que le deuxième dimanche de mai voulait le «déposer»; parce que son serment avait l'audace de tramer sa chute; parce que sa parole d'honneur conspirait contre lui!
Le lendemain du triomphe, on le raconte, il a dit: Le deuxième dimanche de mai est mort. Non! c'est la probité qui est morte, c'est l'honneur qui est mort, c'est le nom de l'empereur qui est mort!
Comme l'homme qui est dans la chapelle Saint-Jérôme doit tressaillir, et quel désespoir! Voici l'impopularité qui monte autour de la grande figure, et c'est ce fatal neveu qui a posé l'échelle! Voici les grands souvenirs qui s'effacent et les mauvais souvenirs qui reviennent. On n'ose déjà plus parler d'Iéna, de Marengo, de Wagram. De quoi parle-t-on? du duc d'Enghien, de Jaffa, du 18 brumaire. On oublie le héros, et l'on ne voit plus que le despote. La caricature commence à tourmenter le profil de César. Et puis quel personnage à côté de lui! Il y a des gens déjà qui confondent l'oncle avec le neveu, à la joie de l'Élysée et à la honte de la France! le parodiste prend des airs de chef d'emploi. Hélas! sur cette immense splendeur il ne fallait pas moins que cette immense souillure! Oui! pire que Hudson Lowe! Hudson Lowe n'était qu'un geôlier, Hudson Lowe n'était qu'un bourreau. L'homme qui assassine véritablement Napoléon, c'est Louis Bonaparte; Hudson Lowe n'avait tué que sa vie, Louis Bonaparte tue sa gloire.
Ah! le malheureux! il prend tout, il use tout, il salit tout, il déshonore tout. Il choisit pour son guet-apens le mois, le jour d'Austerlitz. Il revient de Satory comme on revient d'Aboukir. Il fait sortir du 2 décembre je ne sais quel oiseau de nuit, et il le perche sur le drapeau de France, et il dit: Soldats, voici l'aigle. Il emprunte à Napoléon le chapeau et à Murat le plumet. Il a son étiquette impériale, ses chambellans, ses aides de camp, ses courtisans. Sous l'empereur c'étaient des rois, sous lui ce sont des laquais. Il a sa politique à lui; il a son treize vendémiaire à lui; il a son dix-huit brumaire à lui. Il se compare. À l'Élysée, Napoléon le Grand a disparu; on dit: l'oncle Napoléon. L'homme du destin est passé Géronte. Le complet, ce n'est pas le premier, c'est celui-ci. Il est évident que le premier n'est venu que pour faire le lit du second. Louis Bonaparte, entouré de valets et de filles, accommode pour les besoins de sa table et de son alcôve le couronnement, le sacre, la légion d'honneur, le camp de Boulogne, la colonne Vendôme, Lodi, Arcole, Saint-Jean d'Acre, Eylau, Friedland, Champaubert…—Ah! français! regardez le pourceau couvert de fange qui se vautre sur cette peau de lion!
LIVRE CINQUIÈME
LE PARLEMENTARISME
I
Un jour, il y a soixante-trois ans de cela, le peuple français, possédé par une famille depuis huit cents années, opprimé par les barons jusqu'à Louis XI, et depuis Louis XI par les parlements, c'est-à-dire, pour employer la sincère expression d'un grand seigneur du dix-huitième siècle, «mangé d'abord par les loups et ensuite par les poux»; parqué en provinces, en châtellenies, en bailliages et en sénéchaussées; exploité, pressuré, taxé, taillé, pelé, tondu, rasé, rogné et vilipendé à merci; mis à l'amende indéfiniment pour le bon plaisir des maîtres; gouverné, conduit, mené, surmené, traîné, torturé; battu de verges et marqué d'un fer chaud pour un jurement; envoyé aux galères pour un lapin tué sur les terres du roi; pendu pour cinq sous; fournissant ses millions à Versailles et son squelette à Montfaucon; chargé de prohibitions, d'ordonnances, de patentes, de lettres royaux, d'édits bursaux et ruraux, de lois, de codes, de coutumes; écrasé de gabelles, d'aides, de censives, de mainmortes, d'accises et d'excises, de redevances, de dîmes, de péages, de corvées, de banqueroutes; bâtonné d'un bâton qu'on appelait sceptre; suant, soufflant, geignant, marchant toujours, couronné, mais aux genoux, plus bête de somme que nation, se redressa tout à coup, voulut devenir homme, et se mit en tête de demander des comptes à la monarchie, de demander des comptes à la providence, et de liquider ses huit siècles de misères. Ce fut un grand effort.
II
On choisit une vaste salle qu'on entoura de gradins, puis on prit des planches, et avec ces planches on construisit au milieu de la salle une espèce d'estrade. Quand l'estrade fut faite, ce qu'en ce temps-là on appelait la nation, c'est-à-dire le clergé en soutanes rouges et violettes, la noblesse empanachée de blanc et l'épée au côté, et la bourgeoisie vêtue de noir, vinrent s'asseoir sur les gradins. À peine fut-on assis, qu'on vit monter à l'estrade et s'y dresser une figure extraordinaire.—Quel est ce monstre? dirent les uns; quel est ce géant? dirent les autres. C'était un être singulier, inattendu, inconnu, brusquement sorti de l'ombre, qui faisait peur et qui fascinait; une maladie hideuse lui avait fait une sorte de tête de tigre; toutes les laideurs semblaient avoir été déposées sur ce masque par tous les vices; il était, comme la bourgeoisie, vêtu de noir, c'est-à-dire de deuil. Son oeil fauve jetait sur l'assemblée des éblouissements; il ressemblait au reproche et à la menace; tous le considéraient avec une sorte de curiosité où se mêlait l'horreur. Il éleva la main, on fit silence.
Alors on entendit sortir de cette face difforme une parole sublime. C'était la voix du monde nouveau qui parlait par la bouche du vieux monde; c'était 89 qui se levait debout et qui interpellait, et qui accusait, et qui dénonçait à Dieu et aux hommes toutes les dates fatales de la monarchie; c'était le passé, spectacle auguste, le passé meurtri de liens, marqué à l'épaule, vieil esclave, vieux forçat, le passé infortuné, qui appelait à grands cris l'avenir, l'avenir libérateur! voilà ce que c'était que cet inconnu, voilà ce qu'il faisait sur cette estrade. À sa parole, qui par moments était un tonnerre, préjugés, fictions, abus, superstitions, erreurs, intolérance, ignorance, fiscalités infâmes, pénalités barbares, autorités caduques, magistratures vermoulues, codes décrépits, lois pourries, tout ce qui devait périr eut un tremblement, et l'écroulement de ces choses commença. Cette apparition formidable a laissé un nom dans la mémoire des hommes; on devrait l'appeler la Révolution, on l'appelle Mirabeau.
III
Du jour où cet homme mit le pied sur cette estrade, cette estrade se transfigura, la tribune française fut fondée.
La tribune française! Il faudrait un livre pour dire ce que contient ce mot. La tribune française, c'est, depuis soixante ans, la bouche ouverte de l'esprit humain. De l'esprit humain disant tout, mêlant tout, combinant tout, fécondant tout, le bien, le mal, le vrai, le faux, le juste, l'injuste, le haut, le bas, l'horrible, le beau, le rêve, le fait, la passion, la raison, l'amour, la haine, la matière, l'idéal; mais en somme, car c'est là son travail sublime et éternel, faisant la nuit pour en tirer le jour, faisant le chaos pour en tirer la vie, faisant la révolution pour en tirer la république.
Ce qui a passé sur cette tribune, ce qu'elle a vu, ce qu'elle a fait, quelles tempêtes l'ont assaillie, quels événements elle a enfantés, quels hommes l'ont ébranlée de leurs clameurs, quels hommes l'ont sacrée de leurs paroles, comment le raconter? Après Mirabeau,—Vergniaud, Camille Desmoulins, Saint-Just, ce jeune homme sévère, Danton, ce tribun énorme, Robespierre, cette incarnation de l'année immense et terrible. Là on a entendu de ces interruptions farouches:—Ah çà! vous, s'écrie un orateur de la Convention, est-ce que vous allez me couper la parole aujourd'hui?—Oui, répond une voix, et le cou demain!—Et de ces apostrophes superbes:—Ministre de la justice, dit le général Foy à un garde des sceaux inique, je vous condamne en sortant de cette enceinte à regarder la statue de l'Hôpital!—Là, tout a été plaidé, nous venons de le dire, les mauvaises causes comme les bonnes; les bonnes seulement ont été gagnées définitivement; là, en présence des résistances, des négations, des obstacles, ceux qui veulent l'avenir comme ceux qui veulent le passé ont perdu patience; là il est arrivé à la vérité de devenir violente et au mensonge de devenir furieux; là tous les extrêmes ont surgi. À cette tribune, la guillotine a eu son orateur, Marat, et l'inquisition, le sien, Montalembert. Terrorisme au nom du salut public, terrorisme au nom de Rome; fiel dans les deux bouches, angoisse dans l'auditoire; quand l'un parlait, on croyait voir glisser le couteau; quand l'autre parlait, on croyait entendre pétiller le bûcher. Là ont combattu les partis, tous avec acharnement, quelques-uns avec gloire. Là, le pouvoir royal a violé le droit populaire dans la personne de Manuel, devenue auguste pour l'histoire par cette violation; là ont apparu, dédaignant le passé qu'ils servaient, deux vieillards mélancoliques, Royer-Collard, la probité hautaine, Chateaubriand, le génie amer; là, Thiers, l'adresse, a lutté contre Guizot, la force; là on s'est mêlé, on s'est abordé, on s'est combattu, on a agité l'évidence comme une épée. Là, pendant plus d'un quart de siècle, les haines, les rages, les superstitions, les égoïsmes, les impostures, hurlant, sifflant, aboyant, se dressant, se tordant, criant toujours les mêmes calomnies, montrant toujours le même poing fermé, crachant depuis le Christ les mêmes salives, ont tourbillonné comme une nuée d'orage autour de ta face sereine, ô Vérité!
IV
Tout cela était vivant, ardent, fécond, tumultueux, grand. Et quand tout avait été plaidé, débattu, scruté, fouillé, approfondi, dit, contredit, que sortait-il du chaos? toujours l'étincelle; que sortait-il du nuage? toujours la clarté. Tout ce que pouvait faire la tempête, c'était d'agiter le rayon et de le changer en éclair. Là, à cette tribune, on a posé, analysé, éclairé et presque toujours résolu toutes les questions, questions de finances, questions de crédit, questions de travail, questions de circulation, questions de salaire, questions d'état, questions de territoire, questions de paix, questions de guerre. Là on a prononcé, pour la première fois, ce mot qui contenait toute une société nouvelle: les Droits de l'Homme. Là on a entendu sonner pendant cinquante ans l'enclume sur laquelle des forgerons surhumains forgeaient des idées pures; les idées, ces glaives du peuple, ces lances de la justice, ces armures du droit. Là, pénétrés subitement d'effluves sympathiques, comme des braises qui rougissent au vent, tous ceux qui avaient un foyer en eux-mêmes, les puissants avocats, comme Ledru-Rollin et Berryer, les grands historiens, comme Guizot, les grands poëtes, comme Lamartine, se trouvaient tout de suite et naturellement grands orateurs.
Cette tribune était un lieu de force et de vertu. Elle vit, elle inspira, car on croirait volontiers que ces émanations sortaient d'elles, tous les dévouements, toutes les abnégations, toutes les énergies, toutes les intrépidités. Quant à nous, nous honorons tous les courages, même dans les rangs qui nous sont opposés. Un jour la tribune fut enveloppée d'ombre; il sembla que l'abîme s'était fait autour d'elle; on entendait dans cette ombre comme le mugissement d'une mer, et tout à coup, dans cette nuit livide, à ce rebord de marbre où s'était cramponnée la forte main de Danton, on vit apparaître une pique portant une tête coupée. Boissy d'Anglas salua.
Ce jour-là fut un jour menaçant. Mais le peuple ne renverse pas les tribunes. Les tribunes sont à lui, et il le sait. Placez une tribune au centre du monde, et avant peu, aux quatre coins de la terre, la république se lèvera. La tribune rayonne pour le peuple, il ne l'ignore pas. Quelquefois la tribune le courrouce et le fait écumer; il la bat de son flot, il la couvre même ainsi qu'au 15 mai, puis il se retire majestueusement comme l'océan et la laisse debout comme le phare. Renverser les tribunes, quand on est le peuple, c'est une sottise; ce n'est une bonne besogne que pour les tyrans.
Le peuple se soulevait, s'irritait, s'indignait; quelque erreur généreuse l'avait saisi, quelque illusion l'égarait; il se méprenait sur un fait, sur un acte, sur une mesure, sur une loi; il entrait en colère, il sortait de ce superbe calme où se repose sa force, il accourait sur les places publiques avec des grondements sourds et des bonds formidables; c'était une émeute, une insurrection, la guerre civile, une révolution peut-être. La tribune était là. Une voix aimée s'élevait et disait au peuple: arrête, regarde, écoute, juge! Si forte virum quem conspexere, silent; ceci était vrai dans Rome et vrai à Paris; le peuple s'arrêtait. Ô tribune! piédestal des hommes forts! de là sortaient l'éloquence, la loi, l'autorité, le patriotisme, le dévouement, et les grandes pensées, freins des peuples, muselières de lions.
En soixante ans toutes les natures d'esprit, toutes les sortes d'intelligence, toutes les espèces de génie ont successivement pris la parole dans ce lieu le plus sonore du monde. Depuis la première constituante jusqu'à la dernière, depuis la première législative jusqu'à la dernière, à travers la convention, les conseils et les chambres, comptez les hommes si vous pouvez! C'est un dénombrement d'Homère. Suivez la série. Que de figures qui contrastent depuis Danton jusqu'à Thiers! Que de figures qui se ressemblent depuis Barrère jusqu'à Baroche, depuis Lafayette jusqu'à Cavaignac! Aux noms que nous avons déjà nommés, Mirabeau, Vergniaud, Danton, Saint-Just, Robespierre, Camille Desmoulins, Manuel, Foy, Royer-Collard, Chateaubriand, Thiers, Guizot, Ledru-Rollin, Berryer, Lamartine, ajoutez ces autres noms, divers, parfois ennemis, savants, artistes, hommes d'état, hommes de guerre, hommes de loi, démocrates, monarchistes, libéraux, socialistes, républicains, tous fameux, quelques-uns illustres, ayant chacun l'auréole qui lui est propre, Barnave, Cazalès, Maury, Mounier, Thouret, Chapelier, Pétion, Buzot, Brissot, Sieyès, Condorcet, Chénier, Carnot, Lanjuinais, Pontécoulant, Cambacérès, Talleyrand, Fontanes, Benjamin Constant, Casimir Périer, Chauvelin, Voyer d'Argenson, Laffitte, Dupont (de l'Eure), Camille Jordan, Lainé, Fitz-James, Bonald, Villèle, Martignac, Cuvier, Villemain, les deux Lameth, les deux David, le peintre en 93, le sculpteur en 48, Lamarque, Mauguin, Odilon Barrot, Arago, Garnier-Pagès, Louis Blanc, Marc Dufraisse, Lamennais, Émile de Girardin, Lamoricière, Dufaure, Crémieux, Michel (de Bourges), Jules Favre…—Que de talents, que d'aptitudes variées! que de services rendus! quelle lutte de toutes les réalités contre toutes les erreurs! que de cerveaux en travail! quelle dépense, au profit du progrès, de savoir, de philosophie, de passion, de conviction, d'expérience, de sympathie, d'éloquence! que de chaleur fécondante répandue! quelle immense traînée de lumière!
Et nous ne les nommons pas tous. Pour nous servir d'une expression qu'on emprunte quelquefois à l'auteur de ce livre, «nous en passons et des meilleurs». Nous n'avons même pas signalé cette vaillante légion de jeunes orateurs qui surgissait à gauche dans ces dernières années, Arnauld (de l'Ariège), Bancel, Chauffour, Pascal Duprat, Esquiros, de Flotte, Farcounet, Victor Hennequin, Madier de Montjau, Morellet, Noël Parfait, Pelletier, Sain, Versigny.
Insistons-y, à partir de Mirabeau, il y a eu dans le monde, dans la sociabilité humaine, dans la civilisation, un point culminant, un lieu central, un foyer, un sommet. Ce sommet, ce fut la tribune de France; admirable point de repère pour les générations en marche, cime éblouissante dans les temps paisibles, fanal dans l'obscurité des catastrophes. Des extrémités de l'univers intelligent, les peuples fixaient leur regard sur ce faîte où rayonnait l'esprit humain; quand quelque brusque nuit les enveloppait, ils entendaient venir de là une grande voix qui leur parlait dans l'ombre. Admonet et magna testatur voce per umbras.; Voix qui tout à coup, quand l'heure était venue, chant du coq annonçant l'aube, cri de l'aigle appelant le soleil, sonnait comme un clairon de guerre ou comme une trompette de jugement, et faisait dresser debout, terribles, agitant leurs linceuls, cherchant des glaives dans leurs sépulcres, toutes ces héroïques nations mortes, la Pologne, la Hongrie, l'Italie! Alors, à cette voix de la France, le ciel splendide de l'avenir s'entr'ouvrait, les vieux despotismes aveuglés et épouvantés courbaient le front dans les ténèbres d'en bas, et l'on voyait, les pieds sur la nuée, le front dans les étoiles, l'épée flamboyante à la main, apparaître, ses grandes ailes ouvertes dans l'azur, la Liberté, l'archange des peuples!
V
Cette tribune, c'était la terreur de toutes les tyrannies et de tous les fanatismes, c'était l'espoir de tout ce qui est opprimé sous le ciel. Quiconque mettait le pied sur ce sommet sentait distinctement les pulsations du grand coeur de l'humanité; là, pourvu qu'il fût un homme de bonne volonté, son âme grandissait en lui et rayonnait au dehors; quelque chose d'universel s'emparait de lui et emplissait son esprit comme le souffle emplit la voile; tant qu'il était sur ces quatre planches, il était plus fort et meilleur; il se sentait, dans cette minute sacrée, vivre de la vie collective des nations; il lui venait des paroles bonnes pour tous les hommes; il apercevait, au delà de l'assemblée groupée à ses pieds et souvent pleine de tumulte, le peuple attentif, sérieux, l'oreille tendue et le doigt sur la bouche, et, au delà du peuple, le genre humain pensif, assis en cercle et écoutant. Telle était cette grande tribune du haut de laquelle un homme parlait au monde.
De cette tribune sans, cesse en vibration, partaient perpétuellement des sortes d'ondes sonores, d'immenses oscillations de sentiments et d'idées qui, de flot en flot et de peuple en peuple, allaient aux confins de la terre remuer ces vagues intelligentes qu'on appelle des âmes. Souvent on ne savait pourquoi telle loi, telle construction, telle institution chancelait là-bas, plus loin que les frontières, plus loin que les mers; la papauté au delà des Alpes, le trône du czar à l'extrémité de l'Europe, l'esclavage en Amérique, la peine de mort partout. C'est que la tribune de France avait tressailli. À de certaines heures un tressaillement de cette tribune, c'était un tremblement de terre. La tribune de France parlait, tout ce qui pense ici-bas entrait en recueillement; les paroles dites s'en allaient dans l'obscurité, à travers l'espace, au hasard, n'importe où;—ce n'est que du vent, ce n'est que du bruit, disaient les esprits stériles qui vivent d'ironie,—et le lendemain, ou trois mois après, ou un an plus tard, quelque chose tombait sur la surface du globe, ou quelque chose surgissait. Qui avait fait cela? Ce bruit qui s'était évanoui, ce vent qui avait passé. Ce bruit, ce vent, c'était le verbe. Force sacrée. Du verbe de Dieu est sortie la création des êtres; du verbe de l'homme sortira la société des peuples.
VI
Une fois monté sur cette tribune, l'homme qui y était n'était plus un homme; c'était cet ouvrier mystérieux qu'on voit le soir, au crépuscule, marchant à grands pas dans les sillons et lançant dans l'espace, avec un geste d'empire, les germes, les semences, la moisson future, la richesse de l'été prochain, le pain, la vie.
Il va, il vient, il revient; sa main s'ouvre et se vide, et s'emplit et se vide encore; la plaine sombre s'émeut, la profonde nature s'entr'ouvre, l'abîme inconnu de la création commence son travail, les rosées en suspens descendent, le brin de folle avoine frissonne et songe que l'épi de blé lui succédera; le soleil caché derrière l'horizon aime ce que fait cet homme et sait que ses rayons ne seront pas perdus. Oeuvre sainte et merveilleuse!
L'orateur, c'est le semeur. Il prend dans son coeur ses instincts, ses passions, ses croyances, ses souffrances, ses rêves, ses idées, et les jette à poignées au milieu des hommes. Tout cerveau lui est sillon. Un mot tombé de la tribune prend toujours racine quelque part et devient une chose. Vous dites: ce n'est rien, c'est un homme qui parle; et vous haussez les épaules. Esprits à courte vue! c'est un avenir qui germe; c'est un monde qui éclôt.
VI
Deux grands problèmes pendent sur le monde: la guerre doit disparaître et la conquête doit continuer. Ces deux nécessités de la civilisation en croissance semblaient s'exclure. Comment satisfaire à l'une sans manquer à l'autre? Qui pouvait résoudre les deux problèmes à la fois, qui les résolvait? La tribune. La tribune, c'est la paix, et la tribune, c'est la conquête. Les conquêtes par l'épée, qui en veut? Personne; Les peuples sont des patries. Les conquêtes par l'idée, qui en veut? Tout le monde. Les peuples sont l'humanité. Or deux tribunes éclatantes dominaient les nations, la tribune anglaise, faisant les affaires, et la tribune française, créant les idées. La tribune française avait élaboré dès 89 tous les principes qui sont l'absolu politique, et elle avait commencé à élaborer depuis 1848 tous les principes qui sont l'absolu social. Une fois un principe tiré des limbes et mis au jour, elle le jetait dans le monde armé de toutes pièces et lui disait: va! Le principe conquérant entrait en campagne, rencontrait les douaniers à la frontière et passait malgré les chiens de garde; rencontrait les sentinelles aux portes de villes et passait malgré les consignes; prenait le chemin de fer, montait sur le paquebot, parcourait les continents, traversait les mers, abordait les passants sur les chemins, s'asseyait au foyer des familles, se glissait entre l'ami et l'ami, entre le frère et le frère, entre l'homme et la femme, entre le maître et l'esclave, entre le peuple et le roi, et à ceux qui lui demandaient: qui es-tu? il répondait: je suis la vérité; et à ceux qui lui demandaient: d'où viens-tu? il répondait: je viens de France. Alors, celui qui l'avait questionné lui tendait la main, et c'était mieux qu'une province, c'était une intelligence annexée. Désormais entre Paris, métropole, et cet homme isolé dans sa solitude, et cette ville perdue au fond des bois ou des steppes, et ce peuple courbé sous le joug, un courant de pensée et d'amour s'établissait. Sous l'influence de ces courants, certaines nationalités s'affaiblissaient, certaines se fortifiaient et se relevaient. Le sauvage se sentait moins sauvage, le turc moins turc, le russe moins russe, le hongrois plus hongrois, l'italien plus italien. Lentement et par degrés, l'esprit français, pour le progrès universel, s'assimilait les nations. Grâce à cette admirable langue française, composée par la providence avec un merveilleux équilibre d'assez de consonnes pour être prononcée par les peuples du nord, et d'assez de voyelles pour être prononcée par les peuples du midi, grâce à cette langue qui est une puissance de la civilisation et de l'humanité, peu à peu, et par son seul rayonnement, cette haute tribune centrale de Paris conquérait les peuples et les faisait France. La frontière matérielle de la France était ce qu'elle pouvait; mais il n'y avait pas de traités de 1815 pour la frontière morale. La frontière morale reculait sans cesse et allait s'élargissant de jour en jour, et avant un quart de siècle peut-être on eût dit le monde français comme on a dit le monde romain.
Voilà ce qu'était, voilà ce que faisait pour la France la tribune, prodigieuse turbine d'idées, gigantesque appareil de civilisation, élevant perpétuellement le niveau des intelligences dans l'univers entier, et dégageant, au milieu de l'humanité, une quantité énorme de lumière.
C'est là ce que M. Bonaparte a supprimé.
VIII
Oui, cette tribune, M. Louis Bonaparte l'a renversée. Cette puissance créée par nos grands enfantements révolutionnaires, il l'a brisée, broyée, écrasée, déchirée à la pointe des bayonnettes, foulée aux pieds des chevaux. Son oncle avait émis un aphorisme: Le trône, c'est une planche recouverte de velours; lui a émis le sien: La tribune, c'est une planche recouverte d'une toile sur laquelle on lit: Liberté, égalité, fraternité Il a jeté la planche et la toile, et la liberté, et l'égalité, et la fraternité, au feu d'un bivouac. Un éclat de rire des soldats, un peu de fumée, et tout a été dit.
Est-ce vrai? Est-ce possible? Cela s'est-il passé ainsi? Une telle chose a-t-elle pu se voir? Mon Dieu, oui; c'est même fort simple. Pour couper la tête de Cicéron et clouer ses deux mains sur les rostres, il suffit d'une brute qui ait un couperet et d'une autre brute qui ait des clous et un marteau.
La tribune était pour, la France trois choses: un moyen d'initiation extérieure, un procédé de gouvernement intérieur, une gloire. Louis Bonaparte a supprimé l'initiation. La France enseignait les peuples, et les conquérait par l'amour; à quoi bon? Il a supprimé le mode de gouvernement, le sien vaut mieux. Il a soufflé sur la gloire, et l'a éteinte. De certains souffles ont cette propriété.
Du reste, attenter à la tribune, c'est un crime de famille. Le premier
Bonaparte l'avait déjà commis, mais du moins ce qu'il avait apporté à la
France pour remplacer cette gloire, c'était de la gloire, non de
l'ignominie.
Louis Bonaparte ne s'est pas contenté de renverser la tribune. Il a voulu la ridiculiser. C'est un effort comme un autre. C'est bien le moins, quand on ne peut pas dire deux mots de suite, quand on ne harangue que le cahier à la main, quand on est bègue de parole et d'intelligence, qu'on se moque un peu de Mirabeau! Le général Ratapoil dit au général Foy: tais-toi, bavard! Qu'est-ce que c'est que ça, la tribune? s'écrie M. Bonaparte Louis; c'est du «parlementarisme»! Que dites-vous de parlementarisme? Parlementarisme me plaît. Parlementarisme est une perle. Voilà le dictionnaire enrichi. Cet académicien de coups d'état fait des mots. Au fait, on n'est pas un barbare pour ne pas semer de temps en temps un barbarisme. Lui aussi est un semeur; cela germe dans la cervelle des niais. L'oncle avait «les idéologues»; le neveu a «les parlementaristes». Parlementarisme, messieurs, parlementarisme, mesdames. Cela répond à tout. Vous hasardez cette timide observation:—Il est peut-être fâcheux qu'on ait ruiné tant de familles, déporté tant d'hommes, proscrit tant de citoyens, empli tant de civières, creusé tant de fosses, versé tant de sang…—Ah çà! réplique une grosse voix qui a l'accent hollandais, vous regrettez donc le «parlementarisme»? Tirez-vous de là. Parlementarisme est une trouvaille. Je donne ma voix à M. Louis Bonaparte pour le premier fauteuil vacant à l'institut. Comment donc! mais il faut encourager la néologie! Cet homme sort du charnier, cet homme sort de la morgue, cet homme a les mains fumantes comme un boucher, il se gratte l'oreille, sourit, et invente des vocables comme Julie d'Angennes. Il marie l'esprit de l'hôtel de Rambouillet à l'odeur de Montfaucon. C'est rare. Nous voterons pour lui tous les deux, n'est-ce pas, monsieur de Montalembert?
IX
Donc «le parlementarisme», c'est-à-dire la garantie des citoyens, la liberté de discussion, la liberté de la presse, la liberté individuelle, le contrôle de l'impôt, la clarté dans les recettes et dans les dépenses, la serrure de sûreté du coffre-fort public, le droit de savoir ce qu'on fait de votre argent, la solidité du crédit, la liberté de conscience, la liberté des cultes, le point d'appui de la propriété, le recours contre les confiscations et les spoliations, la sécurité de chacun, le contrepoids à l'arbitraire, la dignité de la nation, l'éclat de la France, les fortes moeurs des peuples libres, l'initiative publique, le mouvement, la vie, tout cela n'est plus. Effacé, anéanti, disparu, évanoui! Et cette «délivrance» n'a coûté à la France que quelque chose comme vingt-cinq millions partagés entre douze ou quinze sauveurs et quarante mille francs d'eau-de-vie par brigade! Vraiment, ce n'est pas cher; ces messieurs du coup d'état ont fait la chose au rabais.
Aujourd'hui c'est fait, c'est parfait, c'est complet. L'herbe pousse au palais Bourbon. Une forêt vierge commence à croître entre le pont de la Concorde et la place Bourgogne. On distingue dans la broussaille la guérite d'un factionnaire. Le corps législatif épanche son urne dans les roseaux et coule au pied de cette guérite avec un doux murmure.
Aujourd'hui c'est terminé. Le grand oeuvre est accompli. Et les résultats de la chose! Savez-vous bien que messieurs tels et tels ont gagné des maisons de ville et des maisons des champs rien que sur le chemin de fer de ceinture? Faites des affaires, gobergez-vous, prenez du ventre; il n'est plus question d'être un grand peuple, d'être un puissant peuple, d'être une nation libre, d'être un foyer lumineux; la France n'y voit plus clair. Voilà un succès. La France vote Louis-Napoléon, porte Louis-Napoléon, engraisse Louis-Napoléon, contemple Louis-Napoléon, admire Louis-Napoléon, et en demeure stupide. Le but de la civilisation est atteint.
Aujourd'hui plus de tapage, plus de vacarme, plus de parlage, de parlement et de parlementarisme. Le corps législatif, le sénat, le conseil d'état sont des bouches cousues. On n'a plus à craindre de lire un beau discours le matin en s'éveillant. C'en est fait de ce qui pensait, de ce qui méditait, de ce qui créait, de ce qui parlait, de ce qui brillait, de ce qui rayonnait dans ce grand peuple. Soyez fiers, français! Levez la tête, français! Vous n'êtes plus rien, et cet homme est tout. Il tient dans sa main votre intelligence comme un enfant tient un oiseau. Le jour où il lui plaira, il donnera le coup de pouce au génie de la France. Ce sera encore un vacarme de moins. En attendant, répétons-le en choeur: plus de parlementarisme, plus de tribune. Au lieu de toutes ces grandes voix qui dialoguaient pour l'enseignement du monde, qui étaient l'une l'idée, l'autre le fait, l'autre le droit, l'autre la justice, l'autre la gloire, l'autre la foi, l'autre l'espérance, l'autre la science, l'autre le génie, qui instruisaient, qui charmaient, qui rassuraient, qui consolaient, qui encourageaient, qui fécondaient, au lieu de toutes ces voix sublimes, qu'est-ce qu'on entend dans cette nuit noire qui couvre la France? Le bruit d'un éperon qui sonne et d'un sabre qui traîne sur le pavé.
Alléluia! dit M. Sibour. Hosanna! répond M. Parisis.
LIVRE SIXIÈME
L'ABSOLUTION
(PREMIÈRE FORME. LES 7,500,000 VOIX.)
LES 7,500,000 VOIX
I
On nous dit: Vous n'y songez pas! tous ces faits que vous appelez crimes sont désormais des «faits accomplis», et par conséquent respectables; tout cela est accepté, tout cela est adopté, tout cela est légitimé, tout cela est couvert, tout cela est absous.
—Accepté! adopté! légitimé! couvert! absous! par quoi?
—Par un vote.
—Quel vote?
—Les sept millions cinq cent mille voix!
—En effet. Il y a eu plébiscite, et vote, et 7,500,000 oui. Parlons-en.
II
Un brigand arrête une diligence au coin d'un bois.
Il est à la tête d'une bande déterminée.
Les voyageurs sont plus nombreux, mais ils sont séparés, désunis, parqués dans des compartiments, à moitié endormis, surpris au milieu de la nuit, saisis à l'improviste et sans armes.
Le brigand leur ordonne de descendre, de ne pas jeter un cri, de ne pas souffler mot et de se coucher la face contre terre.
Quelques-uns résistent, il leur brûle la cervelle.
Les autres obéissent et se couchent sur le pavé, muets, immobiles, terrifiés, pêle-mêle avec les morts et pareils aux morts.
Le brigand, pendant que ses complices leur tiennent le pied sur les reins et le pistolet sur la tempe, fouille leurs poches, force leurs malles et leur prend tout ce qu'ils ont de précieux.
Les poches vidées, les malles pillées, le coup d'état fini, il leur dit:
«—Maintenant, afin de me mettre en règle avec la justice, j'ai écrit sur un papier que vous reconnaissez que tout ce que je vous ai pris m'appartenait et que vous me le concédez de votre plein gré. J'entends que ceci soit votre avis. On va vous mettre à chacun une plume dans la main, et, sans dire un mot, sans faire un geste, sans quitter l'attitude où vous êtes…»
Le ventre contre terre, la face dans la boue…
«… Vous étendrez le bras droit et vous signerez tous ce papier. Si quelqu'un bouge ou parle, voici la gueule de mon pistolet. Du reste, vous êtes libres.»
Les voyageurs étendent le bras et signent.
Cela fait, le brigand relève la tête et dit:
—J'ai sept millions cinq cent mille voix.
III
M. Louis Bonaparte est président de cette diligence.
Rappelons quelques principes.
Pour qu'un scrutin politique soit valable, il faut trois conditions absolues: premièrement, que le vote soit libre; deuxièmement, que le vote soit éclairé; troisièmement, que le chiffre soit sincère. Si l'une de ces trois conditions manque, le scrutin est nul. Qu'est-il, si les trois à la fois font défaut?
Appliquons ces règles.
Premièrement. Que le vote soit libre.
Quelle a été la liberté du vote du 20 décembre, nous venons de le dire; nous avons exprimé cette liberté par une image frappante d'évidence. Nous pouvons nous dispenser d'y rien ajouter. Que chacun de ceux qui ont voté se recueille et se demande sous quelle violence morale et matérielle il a déposé son bulletin dans la boîte. Nous pourrions citer telle commune de l'Yonne où, sur cinq cents chefs de famille, quatre cent trente ont été arrêtés; le reste a voté oui; telle commune du Loiret où, sur six cent trente-neuf chefs de famille, quatre cent quatrevingt-dix-sept ont été arrêtés ou expulsés; les cent quarante-deux échappés ont voté oui; et ce que nous disons du Loiret et de l'Yonne, il faudrait le dire de tous les départements. Depuis le 2 décembre, chaque ville a sa nuée d'espions; chaque bourg, chaque village, chaque hameau a son dénonciateur. Voter non, c'était la prison, c'était l'exil, c'était Lambessa. Dans les villages de tel département on apportait à la porte des mairies, nous disait un témoin oculaire, «des charges d'âne de bulletins oui». Les maires, flanqués des gardes champêtres, les remettaient aux paysans. Il fallait voter. À Savigny, près Saint-Maur, le matin du vote, des gendarmes enthousiastes déclaraient que celui qui voterait non ne coucherait pas dans son lit. La gendarmerie a écroué à la maison d'arrêt de Valenciennes M. Parent fils, suppléant du juge de paix du canton de Bouchain, pour avoir engagé des habitants d'Avesne-le-Sec à voter non. Le neveu du représentant Aubry (du Nord) ayant vu distribuer par les agents du préfet des bulletins oui, dans la grande place de Lille, descendit sur cette place le lendemain et y distribua des bulletins non; il fût arrêté et mis à la citadelle.
Pour ce qui est du vote de l'armée, une partie a voté dans sa propre cause. Le reste a suivi.
Quant à la liberté même de ce vote des soldats, écoutons l'armée parler elle-même. Voici ce qu'écrit un soldat du 6e de ligne commandé par le colonel Garderens de Boisse:
«Pour la troupe, le vote fut un appel. Les sous-officiers, les caporaux, les tambours et les soldats, placés par rang de contrôle, étaient appelés par le fourrier, en présence du colonel, du lieutenant-colonel, du chef de bataillon et des officiers de la compagnie, et, au fur et à mesure que chaque homme appelé répondait: Présent, son nom était inscrit par le sergent-major. Le colonel disait, en se frottant les mains:—«Ma foi, messieurs, cela va comme sur des roulettes», quand un caporal de la compagnie à laquelle j'appartiens s'approche de la table où était le sergent-major et le prie de lui céder la plume, afin qu'il puisse inscrire lui-même son nom sur le registre Non qui devait rester en blanc.
«—Comment! s'écrie le colonel, vous qui êtes porté pour fourrier et qui allez être nommé à la première vacance, vous désobéissez formellement à votre colonel, et cela en présence de votre compagnie! Encore si ce refus que vous faites en ce moment n'était qu'un acte d'insubordination. Mais vous ne savez donc pas, malheureux, que par votre vote vous réclamez la destruction de l'armée, l'incendie de la maison de votre père, l'anéantissement de la société tout entière! Vous tendez la main à la crapule! Comment! X…, vous que je voulais pousser, vous venez aujourd'hui m'avouer tout cela?»
«Le pauvre diable, on le pense bien, se laissa inscrire comme tous les autres.»
Multipliez ce colonel par six cent mille, vous avez la pression des fonctionnaires de tout ordre, militaires, politiques, civils, administratifs, ecclésiastiques, judiciaires, douaniers, municipaux, scolaires, commerciaux, consulaires, par toute la France, sur le soldat, le bourgeois et le paysan. Ajoutez, comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, la fausse jacquerie communiste et le réel terrorisme bonapartiste, le gouvernement pesant par la fantasmagorie sur les faibles et par la dictature sur les récalcitrants, et agitant deux épouvantes à la fois. Il faudrait un volume spécial pour raconter, exposer et approfondir les innombrables détails de cette immense extorsion de signatures qu'on appelle le vote du 20 décembre.
Le vote du 20 décembre a terrassé l'honneur, l'initiative, l'intelligence et la vie morale de la nation. La France a été à ce vote comme le troupeau va à l'abattoir.
Passons.
Deuxièmement. Que le vote soit éclairé.
Voici qui est élémentaire: là où il n'y a pas de liberté de la presse, il n'y a pas de vote. La liberté de la presse est la condition sine qua non du suffrage universel. Nullité radicale de tout scrutin fait en l'absence de la liberté de la presse. La liberté de la presse entraîne comme corollaires nécessaires la liberté de réunion, la liberté d'affichage, la liberté de colportage, toutes les libertés qu'engendre le droit, préexistant à tout, de s'éclairer avant de voter. Voter, c'est gouverner; voter, c'est juger. Se figure-t-on un pilote aveugle au gouvernail? Se figure-t-on le juge les oreilles bouchées et les yeux crevés? Liberté donc, liberté de s'éclairer par tous les moyens, par l'enquête, par la presse, par la parole, par la discussion. Ceci est la garantie expresse et la condition d'être du suffrage universel. Pour qu'une chose soit faite valablement, il faut qu'elle soit faite sciemment. Où il n'y a pas de flambeau, il n'y pas d'acte.
Ce sont là des axiomes. Hors de ces axiomes, tout est nul de soi.
Maintenant, voyons. M. Bonaparte, dans son scrutin du 20 décembre, a-t-il obéi à ces axiomes? A-t-il rempli ces conditions de presse libre, de réunions libres, de tribune libre, d'affichage libre, de colportage libre, d'enquête libre? Un immense éclat de rire répond, même à l'Élysée.
Ainsi vous êtes forcé vous-même d'en convenir; c'est comme cela qu'on a usé du «suffrage universel»!
Quoi! je ne sais rien de ce qui s'est passé! On a tué, égorgé, mitraillé, assassiné, et je l'ignore! On a séquestré, torturé, expulsé, exilé, déporté, et je l'entrevois à peine! Mon maire et mon curé me disent: Ces gens-là qu'on emmène liés de cordes, ce sont des repris de justice! Je suis un paysan, je cultive un coin de terre au fond d'une province, vous supprimez le journal, vous étouffez les révélations, vous empêchez la vérité de m'arriver, et vous me faites voter! Quoi! dans la nuit la plus profonde! Quoi! à tâtons! Quoi! vous sortez brusquement de l'ombre un sabre à la main, et vous me dites: vote! et vous appelez cela un scrutin!
Certes! un scrutin «libre et spontané», disent les feuilles du coup d'état.
Toutes les roueries ont travaillé à ce vote. Un maire de village, espèce d'Escobar sauvageon poussé en plein champ, disait à ses paysans: Si vous votez oui, c'est pour la république; si vous votez non, c'est contre la république. Les paysans ont voté oui.
Et puis éclairons une autre face de cette turpitude qu'on nomme «le plébiscite du 20 décembre». Comment la question a-t-elle été posée? y a-t-il eu choix possible? a-t-on, et c'était bien le moins que dût faire un homme de coup d'état dans un si étrange scrutin que celui où il remettait tout en question, a-t-on ouvert à chaque parti la porte par où son principe pouvait entrer? a-t-il été permis aux légitimistes de se tourner vers leur prince exilé et vers l'antique honneur des fleurs de lys? a-t-il été permis aux orléanistes de se tourner vers cette famille proscrite qu'honorent les vaillants services de deux soldats, MM. de Joinville et d'Aumale, et qu'illustre cette grande âme, Mme la duchesse d'Orléans? a-t-on offert au peuple,—qui n'est pas un parti, lui, qui est le peuple, c'est-à-dire le souverain,—lui a-t-on offert cette république vraie devant laquelle s'évanouit toute monarchie comme la nuit devant le jour, cette république qui est l'avenir évident et irrésistible du monde civilisé; la république sans dictature; la république de concorde, de science et de liberté; la république du suffrage universel, de la paix universelle et du bien-être universel; la république initiatrice des peuples et libératrice des nationalités; cette république qui, après tout et quoi qu'on fasse, «aura», comme l'a dit ailleurs[41] l'auteur de ce livre, «la France demain et après-demain l'Europe»? A-t-on offert cela? Non. Voici comment M. Bonaparte a présenté la chose: il y a eu à ce scrutin deux candidats: premier candidat, M. Bonaparte; deuxième candidat, l'abîme. La France a eu le choix. Admirez l'adresse de l'homme et un peu son humilité. M. Bonaparte s'est donné pour vis-à-vis dans cette affaire, qui? M. de Chambord? Non. M. de Joinville? Non. La république? Encore moins. M. Bonaparte, comme ces jolies créoles qui font ressortir leur beauté au moyen de quelque effroyable hottentote, s'est donné pour concurrent dans cette élection un fantôme, une vision, un socialisme de Nuremberg avec des dents et des griffes et une braise dans les yeux, l'ogre du Petit Poucet, le vampire de la Porte-Saint-Martin, l'hydre de Théramène, le grand serpent de mer du Constitutionnel que les actionnaires ont eu la bonne grâce de lui prêter, le dragon de l'Apocalypse, la Tarasque, la Drée, le Gra-ouilli, un épouvantail. Aidé d'un Ruggieri quelconque, M. Bonaparte a fait sur ce monstre en carton un effet de feu de Bengale rouge, et a dit au votant effaré: Il n'y a de possible que ceci ou moi; Choisis! Il a dit: Choisis entre la belle et la bête; la bête, c'est le communisme; la belle, c'est ma dictature. Choisis!—Pas de milieu! La société par terre, ta maison brûlée, ta grange pillée, ta vache volée, ton champ confisqué, ta femme violée, tes enfants massacrés, ton vin bu par autrui, toi-même mangé tout vif par cette grande gueule béante que tu vois là, ou moi empereur! Choisis. Moi ou Croquemitaine.
Le bourgeois, effrayé et par conséquent enfant, le paysan, ignorant et par conséquent enfant, ont préféré M. Bonaparte à Croquemitaine. C'est là son triomphe.
Disons pourtant que, sur dix millions de votants, il paraît que cinq cent mille auraient encore mieux aimé Croquemitaine.
Après tout, M. Bonaparte n'a eu que sept millions cinq cent mille voix.
Donc, et de cette façon, librement, comme on voit, sciemment, comme on voit, ce que M. Bonaparte a la bonté d'appeler le suffrage universel a voté. Voté quoi?
La dictature, l'autocratie, la servitude, la république despotat, la France pachalik, les chaînes sur toutes les mains, le scellé sur toutes les bouches, le silence, l'abaissement, la peur, l'espion âme de tout! On a donné à un homme,—à vous!—l'omnipotence et l'omniscience! On a fait de cet homme le constituant suprême, le législateur unique, l'alpha du droit, l'oméga du pouvoir! On a décrété qu'il est Minos, qu'il est Numa, qu'il est Solon, qu'il est Lycurgue! On a incarné en lui le peuple, la nation, l'état, la loi! et pour dix ans! Quoi! voter, moi citoyen, non-seulement mon dessaisissement, ma déchéance et mon abdication, mais l'abdication pour dix années des générations nouvelles du suffrage universel sur lesquelles je n'ai aucun droit, sur lesquelles, vous usurpateur, vous me forcez d'usurper, ce qui, du reste, soit dit en passant, suffirait pour frapper de nullité ce scrutin monstrueux si toutes les nullités n'y étaient pas déjà amoncelées, entassées et amalgamées! Quoi! c'est cela ce que vous me faites faire! Vous me faites voter que tout est fini, qu'il n'y a plus rien, que le peuple est un nègre! Quoi! vous me dites: Attendu que tu es souverain, tu vas te donner un maître; attendu que tu es la France, tu vas devenir Haïti! Quelle abominable dérision!
Voilà le vote du 20 décembre, cette sanction, comme dit M. de Morny, cette absolution, comme dit M. Bonaparte.
Vraiment, dans peu de temps d'ici, dans un an, dans un mois, dans une semaine peut-être, quand tout ce que nous voyons en ce moment se sera évanoui, on aura quelque honte d'avoir fait, ne fût-ce qu'une minute, à cet infâme semblant de vote qu'on appelle le scrutin des sept millions cinq cent mille voix, l'honneur de le discuter. C'est là pourtant la base unique, l'unique point d'appui, l'unique rempart de ce pouvoir prodigieux de M. Bonaparte. Ce vote est l'excuse des lâches; ce vote est le bouclier des consciences déshonorées. Généraux, magistrats, évêques, toutes les forfaitures, toutes les prévarications, toutes les complicités, réfugient derrière ce vote leur ignominie. La France a parlé, disent-ils; vox populi, vox Dei, le suffrage universel a voté; tout est couvert par un scrutin.—Ça un vote! ça un scrutin! on crache dessus, et l'on passe.
Troisièmement. Que le chiffre soit sincère.
J'admire ce chiffre: 7,500,000. Il a dû faire bon effet, à travers le brouillard du 1er janvier, en lettres d'or de trois pieds de haut, sur le portail de Notre-Dame.
J'admire ce chiffre. Savez-vous pourquoi? Parce que je le trouve humble. 7,500,000! Pourquoi 7,500,000? C'est peu. Personne ne refusait à M. Bonaparte la bonne mesure. Après ce qu'il avait fait le 2 décembre, il avait droit à mieux que cela. Vraiment, qui l'eût chicané? Qui l'empêchait de mettre huit millions, dix millions, un chiffre rond? Quant à moi, j'ai été trompé dans mes espérances. Je comptais sur l'unanimité. Coup d'état, vous êtes modeste.
Quoi! on a fait tout ce que nous venons de rappeler ou de raconter, on a prêté un serment et l'on s'est parjuré, on était le gardien d'une constitution et on l'a détruite, on était le serviteur d'une république et on l'a trahie, on était l'agent d'une assemblée souveraine et on l'a violemment brisée, on a fait de la consigne militaire un poignard pour tuer l'honneur militaire, on s'est servi du drapeau de la France pour essuyer de la boue et de la honte, on a mis les poucettes aux généraux d'Afrique, on a fait voyager les représentants du peuple dans les voitures cellulaires, on a empli Mazas, Vincennes, le mont Valérien et Sainte-Pélagie d'hommes inviolables; on a arquebusé à bout portant sur la barricade du droit le législateur revêtu de cette écharpe, signe sacré et vénérable de la loi; on a donné à tel colonel que nous pourrions nommer cent mille francs pour fouler aux pieds le devoir, et à chaque soldat dix francs par jour; on a dépensé en quatre journées quarante mille francs d'eau-de-vie par brigade; on a couvert de l'or de la Banque le tapis franc de l'Élysée, et on a dit aux amis: prenez! on a tué M. Adde chez lui, M. Belval chez lui, M. Debaecque chez lui, M. Labilte chez lui, M. de Couvercelle chez lui, M. Monpelas chez lui, M. Thirion de Montauban chez lui; on a massacré sur les boulevards et ailleurs, fusillé on ne sait où on ne sait qui, commis force meurtres dont on a la modestie de n'avouer que cent quatrevingt-onze, quoi! on a changé les fossés des arbres du boulevard en cuvettes pleines de sang, on a répandu le sang de l'enfant avec le sang de la mère, et mêlé à tout cela le vin de Champagne des gendarmes, on a fait toutes ces choses, on s'est donné toutes ces peines, et quand on demande à la nation: êtes-vous contente? on n'obtient que sept millions cinq cent mille oui!—Vraiment, ce n'est pas payé.
Dévouez-vous donc à «sauver une société»! Ô ingratitude des peuples!
En vérité, trois millions de bouches ont répondu non! Qui est-ce qui disait donc que les sauvages de la mer du Sud appelaient les français les oui-oui?
Parlons sérieusement. Car l'ironie pèse dans ces matières tragiques.
Gens du coup d'état, personne ne croit à vos sept millions cinq cent mille voix.
Tenez, un accès de franchise, avouez-le, vous êtes tous un peu grecs, vous trichez. Dans votre bilan du 2 décembre, vous comptez trop de votes,—et pas assez de cadavres.
7,500,000! Qu'est-ce que c'est que ce chiffre-là? D'où vient-il? D'où sort-il? Que voulez-vous que nous en fassions?
Sept millions, huit millions, dix millions, qu'importe! nous vous accordons tout et nous vous contestons tout.
Les sept millions, vous les avez, plus les cinq cent mille; la somme plus l'appoint, vous le dites, prince, vous l'affirmez, vous le jurez, mais qui le prouve?
Qui a compté? Baroche. Qui a scruté? Rouher. Qui a contrôlé? Piétri. Qui a additionné? Maupas. Qui a vérifié? Troplong. Qui a proclamé? vous.
C'est-à-dire que la bassesse a compté, la platitude a scruté, la rouerie a contrôlé, le faux a additionné, la vénalité a vérifié, le mensonge a proclamé.
Bien.
Sur ce, M. Bonaparte monte au Capitole, ordonne à M. Sibour de remercier Jupiter, fait endosser une livrée bleu et or au sénat, bleu et argent au corps législatif, vert et or à son cocher, met la main sur son coeur, déclare qu'il est le produit du «suffrage universel», et que sa «légitimité» est sortie de l'urne du scrutin. Cette urne est un gobelet.
IV
Nous le déclarons donc, nous le déclarons purement et simplement, le 20 décembre 1851, dix-huit jours après le 2, M. Bonaparte a fourré la main dans la conscience de chacun, et a volé à chacun son vote. D'autres font le mouchoir, lui fait l'empire. Tous les jours, pour des espiègleries de ce genre, un sergent de ville prend un homme au collet, et le mène au poste.
Entendons-nous pourtant.
Est-ce à dire que nous prétendions que personne n'a réellement voté pour M. Bonaparte? Que personne n'a volontairement dit oui? Que personne n'a librement et sciemment accepté cet homme?
Loin de là.
M. Bonaparte a eu pour lui la tourbe des fonctionnaires, les douze cent mille parasites du budget, et leurs tenants et aboutissants; les corrompus, les compromis, les habiles; et à leur suite, les crétins, masse notable.
Il a eu pour lui MM. les cardinaux, MM. les évêques, MM. les chanoines,
MM. les curés, MM. les vicaires, L'ABSOLUTION.—LES 7,500,000 VOIX.
MM. les archidiacres, diacres et sous-diacres, MM. les prébendiers, MM. les marguilliers, MM. les sacristains, MM. les bedeaux, MM. les suisses de paroisse, et les hommes «religieux», comme on dit. Oui, nous ne faisons nulle difficulté d'en convenir, M. Bonaparte a eu pour lui tous ces évêques qui se signent en Veuillot et en Montalembert, et tous ces hommes religieux, race précieuse, ancienne, mais fort accrue et recrutée depuis les terreurs propriétaires de 1848, lesquels prient en ces termes: Ô mon Dieu! faites hausser les actions de Lyon! Doux seigneur Jésus, faites-moi gagner vingt-cinq pour cent sur mon Naples-certificats-Rothschild! Saints apôtres, vendez mes vins! Bien-heureux martyrs, doublez mes loyers! Sainte Marie, mère de Dieu, vierge immaculée, étoile de la mer, jardin fermé, hortus conclusus, daignez jeter un oeil favorable sur mon petit commerce situé au coin de la rue Tirechappe et de la rue Quincampoix! tour d'ivoire, faites que la boutique d'en face aille mal!
Ont voté réellement et incontestablement pour M. Bonaparte: première catégorie, le fonctionnaire; deuxième catégorie, le niais; troisième catégorie, le voltairien-propriétaire-industriel religieux.
Disons-le, l'intelligence humaine, et l'intellect bourgeois en particulier, ont de singulières énigmes. Nous le savons et nous n'avons nul désir de le cacher; depuis le boutiquier jusqu'au banquier, depuis le petit marchand jusqu'à l'agent de change, bon nombre d'hommes de commerce et d'industrie en France, c'est-à-dire bon nombre de ces hommes qui savent ce que c'est qu'une confiance bien placée, qu'un dépôt fidèlement gardé, qu'une clef mise en mains sûres, ont voté, après le 2 décembre, pour M. Bonaparte. Le vote consommé, vous auriez accosté un de ces hommes de négoce, le premier venu, au hasard, et voici le dialogue que vous auriez pu échanger avec lui:
—Vous avez nommé Louis Bonaparte président de la république?
—Oui.
—Le prendriez-vous pour garçon de caisse?
—Non, certes!
V
Et c'est là le scrutin,—répétons-le, insistons-y, ne nous lassons pas; je crie cent fois les mêmes choses, dit Isaïe, pour qu'on les entende une fois;—c'est là le scrutin, c'est là le plébiscite, c'est là le vote, c'est là le décret souverain du «suffrage universel», à l'ombre duquel s'abritent, dont se font un titre d'autorité et un diplôme de gouvernement ces hommes qui tiennent la France aujourd'hui, qui commandent, qui dominent, qui administrent, qui jugent, qui règnent, les mains dans l'or jusqu'aux coudes, les pieds dans le sang jusqu'aux genoux!
Maintenant, et pour en finir, faisons une concession à M. Bonaparte. Plus de chicanes. Son scrutin du 20 décembre a été libre, il a été éclairé; tous les journaux ont imprimé ce qui leur a plu; qui a dit le contraire? des calomniateurs; on a ouvert les réunions électorales, les murs ont disparu sous les affiches, les passants de Paris ont balayé du pied, sur les boulevards et dans les rues, une neige de bulletins blancs, bleus, jaunes, rouges; a parlé qui a voulu, a écrit qui a voulu; le chiffre est sincère; ce n'est pas Baroche qui a compté, c'est Barème; Louis Blanc, Guinard, Félix Pyat, Raspail, Caussidière, Thoré, Ledru-Rollin, Étienne Arago, Albert, Barbès, Blanqui et Gent ont été scrutateurs; ce sont eux-mêmes qui ont proclamé les sept millions cinq cent mille voix. Soit. Nous accordons tout cela. Après? Qu'est-ce que le coup d'état en conclut?
Ce qu'il en conclut? il se frotte les mains, il n'en demande pas davantage, cela lui suffit, il conclut que c'est bien, que tout est clos, que tout est fini, qu'on n'a plus rien à dire, qu'il est «absous».
Halte-là!
Le vote libre, le chiffre sincère, ce n'est que le côté matériel de la question, il reste le côté moral. Il y a donc un côté moral? Mais oui, prince, et c'est là précisément le vrai côté, le grand côté de cette question du 2 décembre. Examinons-le.
VI
Il faut d'abord, monsieur Bonaparte, que vous sachiez un peu ce que c'est que la conscience humaine.
Il y a deux choses dans ce monde, apprenez cette nouveauté, qu'on appelle le bien et le mal. Il faut qu'on vous le révèle, mentir n'est pas bien, trahir est mal, assassiner est pire. Cela a beau être utile, cela est défendu. Par qui? me direz-vous. Nous vous l'expliquerons plus loin; mais poursuivons. L'homme, sachez encore cette particularité, est un être pensant, libre dans ce monde, responsable dans l'autre. Chose étrange et qui vous surprendra, il n'est pas fait uniquement pour jouir, pour satisfaire toutes ses fantaisies, pour se mouvoir au hasard de ses appétits, pour écraser ce qui est là devant lui quand il marche, brin d'herbe ou parole jurée, pour dévorer ce qui se présente quand il a faim. La vie n'est pas sa proie. Par exemple, pour passer de zéro par an à douze cent mille francs il n'est pas permis de faire un serment qu'on n'a pas l'intention de tenir, et, pour passer de douze cent mille francs à douze millions, il n'est pas permis de briser la constitution et les lois de son pays, de se ruer par guet-apens sur une assemblée souveraine, de mitrailler Paris, de déporter dix mille personnes et d'en proscrire quarante mille. Je continue de vous faire pénétrer dans ce mystère singulier. Certes, il est agréable de faire mettre des bas de soie blancs à ses laquais, mais, pour arriver à ce grand résultat, il n'est pas permis de supprimer la gloire et la pensée d'un peuple, de renverser la tribune centrale du monde civilisé, d'entraver le progrès du genre humain et de verser des flots de sang. Cela est défendu. Par qui? me répéterez-vous, vous qui ne voyez devant vous personne qui vous défende rien. Patience. Vous le saurez tout à l'heure.
Quoi!—ici vous vous révoltez, et je le comprends,—lorsqu'on a d'un côté son intérêt, son ambition, sa fortune, son plaisir, un beau palais à conserver faubourg Saint-Honoré, et de l'autre côté les jérémiades et les criailleries des femmes auxquelles on prend leurs fils, des familles auxquelles on arrache leur père, des enfants auxquels on ôte leur pain, du peuple auquel on confisque sa liberté, de la société à laquelle on retire son point d'appui, les lois; quoi! lorsque ces criailleries sont d'un côté et l'intérêt de l'autre, il ne serait pas permis de dédaigner ces vacarmes, de laisser «vociférer» tous ces gens-là, de marcher sur l'obstacle, et d'aller tout naturellement là où l'on voit sa fortune, son plaisir et le beau palais du faubourg Saint-Honoré! Voilà qui est fort! Quoi! il faudrait se préoccuper de ce que, il y a trois ou quatre ans, on ne sait plus quand, on ne sait plus où, un jour de décembre, qu'il faisait très froid, qu'il pleuvait, qu'on avait besoin de quitter une chambre d'auberge pour se loger mieux, on a prononcé, on ne sait plus à propos de quoi, dans une salle mal éclairée, devant huit ou neuf cents imbéciles qui vous ont cru, ces huit lettres: Je le jure! Quoi! quand on médite «un grand acte» il faudrait passer son temps à s'interroger sur ce qui pourra résulter du parti qu'on prend! se faire un souci de ce que celui-ci sera mangé de vermine dans les casemates, de ce que celui-là pourrira dans les pontons, de ce que cet autre crèvera à Cayenne, de ce que cet autre aura été tué à coups de bayonnette, de ce que cet autre aura été écrasé à coups de pavés, de ce que cet autre aura été assez bête pour se faire fusiller, de ce que ceux-ci seront ruinés, de ce que ceux-là seront exilés, et de ce que tous ces hommes qu'on ruine, qu'on exile, qu'on fusille, qu'on massacre, qui pourrissent dans les cales et qui crèvent en Afrique, seront d'honnêtes gens qui auront fait leur devoir! c'est à ces choses-là qu'on s'arrêtera! Comment! on a des besoins, on n'a pas d'argent, on est prince, le hasard vous met le pouvoir dans les mains, on en use, on autorise des loteries, on fait exposer des lingots d'or dans le passage Jouffroy, la poche de tout le monde s'ouvre, on en tire ce qu'on peut, on en donne à ses amis, à des compagnons dévoués auxquels on doit de la reconnaissance, et comme il arrive un moment où l'indiscrétion publique se mêle de la chose, où cette infâme liberté de la presse veut percer le mystère et où la justice s'imagine que cela la regarde, il faudrait quitter l'Élysée, sortir du pouvoir, et aller stupidement s'asseoir entre deux gendarmes sur le banc de la sixième chambre! Allons donc! est-ce qu'il n'est pas plus simple de s'asseoir sur le trône de l'empereur? est-ce qu'il n'est pas plus simple de briser la liberté de la presse? est-ce qu'il n'est pas plus simple de briser la justice? est-ce qu'il n'est pas plus court de mettre les juges sous ses pieds? ils ne demandent pas mieux, d'ailleurs! ils sont tout prêts! Et cela ne serait pas permis! Et cela serait défendu!
Oui, monseigneur, cela est défendu.
Qui est-ce qui s'y oppose? Qui est-ce qui ne permet pas? Qui est-ce qui défend?
Monsieur Bonaparte, on est le maître, on a huit millions de voix pour ses crimes et douze millions de francs pour ses menus plaisirs, on a un sénat et M. Sibour dedans, on a des armées, des canons, des forteresses, des Troplongs à plat ventre, des Baroche; quelqu'un qui est perdu dans l'obscurité, un passant, un inconnu se dresse devant vous et vous dit: Tu ne feras pas cela.
Ce quelqu'un, cette bouche qui parle dans l'ombre, qu'on ne voit pas, mais qu'on entend, ce passant, cet inconnu, cet insolent, c'est la conscience humaine.
Voilà ce que c'est que la conscience humaine. C'est quelqu'un, je le répète, qu'on ne voit pas, et qui est plus fort qu'une armée, plus nombreux que sept millions cinq cent mille voix, plus haut qu'un sénat, plus religieux qu'un archevêque, plus savant en droit que M. Troplong, plus prompt à devancer n'importe quelle justice que M. Baroche, et qui tutoie votre majesté.
VII
Approfondissons un peu toutes ces nouveautés.
Apprenez donc encore ceci, monsieur Bonaparte: ce qui distingue l'homme de la brute, c'est la notion du bien et du mal, de ce bien et de ce mal dont je vous parlais tout à l'heure.
Là est l'abîme.
L'animal est un être complet. Ce qui fait la grandeur de l'homme, c'est d'être incomplet; c'est de se sentir par une foule de points hors du fini; c'est de percevoir quelque chose au delà de soi, quelque chose en deçà. Ce quelque chose qui est au delà et en deçà de l'homme, c'est le mystère; c'est,—pour employer ces faibles expressions humaines qui sont toujours successives et qui n'expriment jamais qu'un côté des choses,—le monde moral. Ce monde moral, l'homme y baigne autant, plus encore que dans le monde matériel. Il vit dans ce qu'il sent plus que dans ce qu'il voit. La création a beau l'obséder, le besoin a beau l'assaillir, la jouissance a beau le tenter, la bête qui est en lui a beau le tourmenter, une sorte d'aspiration perpétuelle à une région autre le jette irrésistiblement hors de la création, hors du besoin, hors de la jouissance, hors de la bête. Il entrevoit toujours, partout, à chaque instant, à toute minute, le monde supérieur, et il remplit son âme de cette vision, et il en règle ses actions. Il ne se sent pas achevé dans cette vie d'en bas. Il porte en lui, pour ainsi dire, un exemplaire mystérieux du monde antérieur et ultérieur, du monde parfait, auquel il compare sans cesse et malgré lui le monde imparfait, et lui-même, et ses infirmités, et ses appétits, et ses passions et ses actions. Quand il reconnaît qu'il s'approche de ce modèle idéal, il est joyeux; quand il reconnaît qu'il s'en éloigne, il est triste. Il comprend profondément qu'il n'y a rien d'inutile et d'admissible dans ce monde, rien qui ne vienne de quelque chose et qui ne conduise à quelque chose. Le juste, l'injuste, le bien, le mal, les bonnes oeuvres, les actions mauvaises tombent dans le gouffre, mais ne se perdent pas, s'en vont dans l'infini à la charge ou au bénéfice de ceux qui les accomplissent. Après la mort on les retrouve, et le total se fait. Se perdre, s'évanouir, s'anéantir, cesser d'être, n'est pas plus possible pour l'atome moral que pour l'atome matériel. De là, en l'homme, ce grand et double sentiment de sa liberté et de sa responsabilité. Il lui est donné d'être bon ou d'être méchant. Ce sera un compte à régler. Il peut être coupable; et, chose frappante et sur laquelle j'insiste, c'est là sa grandeur. Rien de pareil pour la brute. Pour elle, rien que l'instinct, boire à la soif, manger à la faim, procréer à la saison, dormir quand le soleil se couche, s'éveiller quand il se lève, faire le contraire si c'est une bête de nuit. L'animal n'a qu'une espèce de moi obscur que n'éclaire aucune lueur morale. Toute sa loi, je le répète, c'est l'instinct. L'instinct, sorte de rail où la nature fatale entraîne la brute. Pas de liberté, donc pas de responsabilité; pas d'autre vie par conséquent. La brute ne fait ni bien ni mal; elle ignore. Le tigre est innocent.
Si vous étiez par hasard innocent comme le tigre?
À de certains moments on est tenté de croire que, n'ayant pas plus d'avertissement intérieur que lui, vous n'avez pas plus de responsabilité.
Vraiment, il y a des heures où je vous plains. Qui sait? vous n'êtes peut-être qu'une malheureuse force aveugle.
Monsieur Louis Bonaparte, la notion du bien et du mal, vous ne l'avez pas. Vous êtes le seul homme peut-être dans l'humanité tout entière qui n'ait pas cette notion. Cela vous donne barre sur le genre humain. Oui, vous êtes redoutable. C'est là ce qui fait votre génie, dit-on; je conviens que, dans tous les cas, c'est ce qui fait en ce moment votre puissance.
Mais savez-vous ce qui sort de ce genre de puissance? le fait, oui; le droit, non.
Le crime essaye de tromper l'histoire sur son vrai nom; il vient et dit: je suis le succès.—Tu es le crime!
Vous êtes couronné et masqué. À bas le masque! À bas la couronne!
Ah! vous perdez votre peine, vous perdez vos appels au peuple, vos plébiscites, vos scrutins, vos bulletins, vos additions, vos commissions exécutives proclamant le total, vos banderoles rouges ou vertes avec ce chiffre en papier doré: 7,500,000! Vous ne tirerez rien de cette mise en scène. Il y a des choses sur lesquelles on ne donne pas le change au sentiment universel. Le genre humain, pris en masse, est un honnête homme.
Même autour de vous, on vous juge. Il n'est personne dans votre domesticité, dans la galonnée comme dans la brodée, valet d'écurie ou valet de sénat, qui ne dise tout bas ce que je dis tout haut. Ce que je proclame, on le chuchote, voilà toute la différence. Vous êtes omnipotent, on s'incline, rien de plus. On vous salue, la rougeur au front.
On se sent vil, mais on vous sait infâme.
Tenez, puisque vous êtes en train de donner la chasse à ce que vous appelez «les révoltés de décembre», puisque c'est là-dessus que vous lâchez vos meutes, puisque vous avez institué un Maupas et créé un ministère de la police spécialement pour cela, je vous dénonce cette rebelle, cette réfractaire, cette insurgée, la conscience de chacun.
Vous donnez de l'argent, mais c'est la main qui le reçoit, ce n'est pas la conscience. La conscience! pendant que vous y êtes, inscrivez-la sur vos listes d'exil. C'est là une opposante obstinée, opiniâtre, tenace, inflexible, et qui met le trouble partout. Chassez-moi cela de France. Vous serez tranquille après.
Voulez-vous savoir comment elle vous traite, même chez vos amis? Voulez-vous savoir en quels termes un honorable chevalier de Saint-Louis de quatrevingts ans, grand adversaire «des démagogues» et votre partisan, votait pour vous le 2 décembre?—«C'est un misérable, disait-il, mais un misérable nécessaire.»
Non! il n'y a pas de misérables nécessaires! Non! le crime n'est jamais utile! Non! le crime n'est jamais bon! La société sauvée par trahison! blasphème! Il faut laisser dire ces choses-là aux archevêques. Rien de bon n'a pour base le mal. Le Dieu juste n'impose pas à l'humanité la nécessité des misérables. Il n'y a de nécessaire en ce monde que la justice et la vérité. Si ce vieillard eût regardé moins la vie et plus la tombe, il eût vu cela. Cette parole est surprenante de la part d'un vieillard, car il y a une lumière de Dieu qui éclaire les âmes proches du tombeau et qui leur montre le vrai.
Jamais le droit et le crime ne se rencontrent. Le jour où ils s'accoupleraient, les mots de la langue humaine changeraient de sens, toute certitude s'évanouirait, l'ombre sociale se ferait. Quand par hasard—cela s'est vu parfois dans l'histoire,—il arrive que, pour un moment, le crime a force de loi, quelque chose tremble dans les fondements mêmes de l'humanité. Jusque datum sceleri! s'écrie Lucain, et ce vers traverse l'histoire comme un cri d'horreur.
Donc, et de l'aveu de vos votants, vous êtes un misérable. J'ôte nécessaire. Prenez votre parti de cette situation.
Eh bien! soit, direz-vous. Mais c'est là le cas précisément; on se fait «absoudre» par le suffrage universel.
Impossible,
Comment! impossible?
Oui, impossible. Je vais vous faire toucher du doigt la chose.
VIII
Vous êtes capitaine d'artillerie à Berne, monsieur Louis Bonaparte. Vous avez nécessairement une teinture d'algèbre et de géométrie. Voici des axiomes dont vous avez probablement quelque idée:
—2 et 2 font 4.
—Entre deux points donnés, la ligne droite est le chemin le plus court.
—La partie est moins grande que le tout.
Maintenant faites déclarer par sept millions cinq cent mille voix que 2 et 2 font 5, que la ligne droite est le chemin le plus long, que le tout est moins grand que la partie; faites-le déclarer par huit millions, par dix millions, par cent millions de voix, vous n'aurez pas avancé d'un pas.
Eh bien, ceci va vous surprendre, il y a des axiomes en probité, en honnêteté, en justice, comme il y a des axiomes en géométrie, et la vérité morale n'est pas plus à la merci d'un vote que la vérité algébrique.
La notion du bien et du mal est insoluble au suffrage universel. Il n'est pas donné à un scrutin de faire que le faux soit le vrai et que l'injuste soit le juste. On ne met pas la conscience humaine aux voix.
Comprenez-vous maintenant?
Voyez cette lampe, cette petite lumière obscure oubliée dans un coin, perdue dans l'ombre. Regardez-la, admirez-la. Elle est à peine visible; elle brûle solitairement. Faites souffler dessus sept millions cinq cent mille bouches à la fois, vous ne l'éteindrez pas. Vous ne ferez pas même broncher la flamme. Faites souffler l'ouragan. La flamme continuera de monter droite et pure vers le ciel.
Cette lampe, c'est la conscience.
Cette flamme, c'est elle qui éclaire dans la nuit de l'exil le papier sur lequel j'écris en ce moment.
IX
Ainsi donc, quels que soient vos chiffres, controuvés ou non, extorqués ou non, vrais ou faux, peu importe, ceux qui vivent l'oeil fixé sur la justice disent et continueront de dire que le crime est le crime, que le parjure est le parjure, que la trahison est la trahison, que le meurtre est le meurtre, que le sang est le sang, que la boue est la boue, qu'un scélérat est un scélérat, et que tel qui croit copier en petit Napoléon copie en grand Lacenaire; ils disent cela et ils le répéteront, malgré vos chiffres, attendu que sept millions cinq cent mille voix ne pèsent rien contre la conscience de l'honnête homme; attendu que dix millions, que cent millions de voix, que l'unanimité même du genre humain scrutinant en masse ne compte pas devant cet atome, devant cette parcelle de Dieu, l'âme du juste; attendu que le suffrage universel, qui a toute souveraineté sur les questions politiques, n'a pas de juridiction sur les questions morales.
J'écarte pour le moment, comme je le disais tout à l'heure, vos procédés du scrutin, les bandeaux sur les yeux, les bâillons dans les bouches, les canons sur les places publiques, les sabres tirés, les mouchards pullulant, le silence et la terreur conduisant le vote à l'urne comme le malfaiteur au poste, j'écarte cela; je suppose, je vous le répète, le suffrage universel vrai, libre, pur, réel, le suffrage universel souverain de lui-même, comme il doit être, les journaux dans toutes les mains, les hommes et les faits questionnés et approfondis, les affiches couvrant les murailles, la parole partout, la lumière partout! Eh bien, à ce suffrage universel là, soumettez-lui la paix et la guerre, l'effectif de l'armée, le crédit, le budget, l'assistance publique, la peine de mort, l'inamovibilité des juges, l'indissolubilité du mariage, le divorce, l'état civil et politique de la femme, la gratuité de l'enseignement, la constitution de la commune, les droits du travail, le salaire du clergé, le libre échange, les chemins de fer, la circulation, la colonisation, la fiscalité, tous les problèmes dont la solution n'entraîne pas son abdication, car le suffrage universel peut tout, hormis abdiquer; soumettez-les-lui, il les résoudra, sans doute avec l'erreur possible, mais avec toute la somme de certitude que contient la souveraineté humaine; il les résoudra magistralement. Maintenant essayez de lui faire trancher la question de savoir si Jean ou Pierre a bien ou mal fait de voler une pomme dans une métairie. Là il s'arrête. Là il avorte. Pourquoi? Est-ce que cette question est plus basse? Non, c'est qu'elle est plus haute. Tout ce qui constitue l'organisation propre des sociétés, que vous les considériez comme territoire, comme commune, comme état ou comme patrie, toute matière politique, financière, sociale, dépend du suffrage universel et lui obéit; le plus petit atome de la moindre question morale le brave.
Le navire est à la merci de l'océan, l'étoile non.
On a dit de M. Leverrier et de vous, monsieur Bonaparte, que vous étiez les deux seuls hommes qui crussiez à votre étoile. Vous croyez à votre étoile, en effet; vous la cherchez au-dessus de votre tête. Eh bien, cette étoile que vous cherchez en dehors de vous, les autres hommes l'ont en eux-mêmes. Elle rayonne sous la voûte de leur crâne, elle les éclaire et les guide, elle leur fait voir les vrais contours de la vie, elle leur montre dans l'obscurité de la destinée humaine le bien et le mal, le juste et l'injuste, le réel et le faux, l'ignominie et l'honneur, la droiture et la félonie, la vertu et le crime. Cette étoile, sans laquelle l'âme humaine n'est que nuit, c'est la vérité morale.
Cette lumière vous manquant, vous vous êtes trompé. Votre scrutin du 20 décembre n'est pour le penseur qu'une sorte de naïveté monstrueuse. Vous avez appliqué ce que vous appelez le «suffrage universel» à une question qui ne comportait pas le suffrage universel. Vous n'êtes pas un homme politique, vous êtes un malfaiteur. Ce qu'il y a à faire de vous ne regarde pas le suffrage universel.
Oui, naïveté. J'y insiste. Le bandit des Abruzzes, les mains à peine lavées et ayant encore du sang dans les ongles, va demander l'absolution au prêtre; vous, vous avez demandé l'absolution au vote; seulement vous avez oublié de vous confesser. Et en disant au vote: absous-moi, vous lui avez mis sur la tempe le canon de votre pistolet.
Ah! malheureux désespéré! Vous «absoudre», comme vous dites, cela est en dehors du pouvoir populaire, cela est en dehors du pouvoir humain.
Écoutez:
Néron, qui avait inventé la société du Dix-Décembre, et qui, comme vous, l'employait à applaudir ses comédies et même, comme vous encore, ses tragédies, Néron, après avoir troué à coups de couteau le ventre de sa mère, aurait pu, lui aussi, convoquer son suffrage universel à lui, Néron, lequel ressemblait encore au vôtre en ce qu'il n'était pas non plus gêné par la licence de la presse; Néron, pontife et empereur, entouré des juges et des prêtres prosternés devant lui, aurait pu, posant une de ses mains sanglantes sur le cadavre chaud de l'impératrice et levant l'autre vers le ciel, prendre tout l'olympe à témoin qu'il n'avait pas versé ce sang, et adjurer son suffrage universel de déclarer à la face des dieux et des hommes que lui, Néron, n'avait pas tué cette femme; son suffrage universel, fonctionnant à peu près comme le vôtre, dans la même lumière et dans la même liberté, aurait pu affirmer par sept millions cinq cent mille voix que le divin césar Néron, pontife et empereur, n'avait fait aucun mal à cette femme qui était morte; sachez cela, monsieur, Néron n'aurait pas été «absous»; il eût suffi qu'une voix, une seule voix sur la terre, la plus humble et la plus obscure, s'élevât au milieu de cette nuit profonde de l'empire romain et criât dans les ténèbres: Néron est un parricide! pour que l'écho, l'éternel écho de la conscience humaine, répétât à jamais, de peuple en peuple et de siècle en siècle: Néron a tué sa mère!
Eh bien! cette voix qui proteste dans l'ombre, c'est la mienne. Je crie aujourd'hui, et, n'en doutez pas, la conscience universelle de l'humanité redit avec moi: Louis Bonaparte a assassiné la France! Louis Bonaparte a tué sa mère!
LIVRE SEPTIÈME
L'ABSOLUTION
DEUXIÈME FORME. LE SERMENT.
LE SERMENT
I
À SERMENT, SERMENT ET DEMI
Qu'est-ce que c'est que Louis Bonaparte? c'est le parjure vivant, c'est la restriction mentale incarnée, c'est la félonie en chair et en os, c'est le faux serment coiffé d'un chapeau de général et se faisant appeler monseigneur.
Eh bien! qu'est-ce qu'il demande à la France, cet homme guet-apens? Un serment.
Un serment!
Certes, après la journée du 20 décembre 1848 et la journée du 2 décembre 1851, après les représentants inviolables arrêtés et traqués, après la république confisquée, après le coup d'état, on devait s'attendre de la part de ce malfaiteur à un éclat de rire cynique et honnête à l'endroit du serment, et que ce Sbrigani dirait à la France: Tiens! c'est vrai! j'avais donné ma parole d'honneur. C'est très drôle. Ne parlons plus de ces bêtises-là.
Non pas, il veut un serment.
Ainsi, maires, gendarmes, juges, espions, préfets, généraux, sergents de ville, gardes champêtres, commissaires de police, magistrats, fonctionnaires, sénateurs, conseillers d'état, législateurs, commis, troupeau, c'est dit, il le veut, cette idée lui a passé par la tête, il l'entend ainsi, c'est son plaisir; venez, hâtez-vous, défilez, vous dans un greffe, vous dans un prétoire, vous sous l'oeil de votre brigadier, vous chez le ministre; vous, sénateurs, aux Tuileries, dans le salon des maréchaux; vous, mouchards à la préfecture de police; vous, premiers présidents et procureurs généraux, dans son antichambre; accourez en carrosse, à pied, à cheval, en robe, en écharpe, en costume, en uniforme, drapés, dorés, pailletés, brodés, emplumés, l'épée au côté, la toque au front, le rabat au cou, la ceinture au ventre; arrivez, les uns devant le buste de plâtre, les autres devant l'homme même; c'est bien, vous voilà, vous y êtes tous, personne ne manque, regardez-le bien en face, recueillez-vous, fouillez dans votre conscience, dans votre loyauté, dans votre pudeur, dans votre religion; ôtez votre gant, levez la main, et prêtez serment à son parjure, et jurez fidélité à sa trahison.
Est-ce fait? Oui. Ah! quelle farce infâme! Donc Louis Bonaparte prend le serment au sérieux. Vrai, il croit à ma parole, à la tienne, à la vôtre, à la nôtre, à la leur; il croit à la parole de tout le monde, excepté à la sienne. Il exige qu'autour de lui on jure et il ordonne qu'on soit loyal. Il plaît à Messaline de s'entourer de pucelles. À merveille!
Il veut qu'on ait de l'honneur; vous l'aurez pour entendu, Saint-Arnaud, et vous vous le tiendrez pour dit, Maupas.
Allons au fond des choses pourtant; il y a serment et serment. Le serment que librement, solennellement, à la face de Dieu et des hommes, après avoir reçu un mandat de confiance de six millions de citoyens, on prête, en pleine assemblée nationale, à la constitution de son pays, à la loi, au droit, à la nation, au peuple, à la France, ce n'est rien, cela n'engage pas, on peut s'en jouer et en rire et le déchirer un beau matin du talon de sa botte; mais le serment qu'on prête sous le canon, sous le sabre, sous l'oeil de la police, pour garder l'emploi qui vous fait vivre, pour conserver le grade qui est votre propriété, le serment que pour sauver son pain et le pain de ses enfants on prête à un fourbe, à un rebelle, au violateur des lois, au meurtrier de la république, à un relaps de toutes les justices, à l'homme qui lui-même a brisé son serment, oh! ce serment-là est sacré! ne plaisantons pas.
Le serment qu'on prête au deux décembre, neveu du dix-huit brumaire, est sacro-saint!
Ce que j'en admire, c'est l'ineptie. Recevoir comme argent comptant et espèces sonnantes tous ces juro de la plèbe officielle; ne pas même songer qu'on a défait tous les scrupules et qu'il ne saurait y avoir là une seule parole de bon aloi! On est prince et on est traître. Donner l'exemple au sommet de l'état et s'imaginer qu'il ne sera pas suivi! Semer le plomb et se figurer qu'on récoltera de l'or! Ne pas même s'apercevoir que toutes les consciences se modèlent en pareil cas sur la conscience d'en haut, et que le faux serment du prince fait tous les serments fausse monnaie!
II
DIFFÉRENCE DES PRIX
Et puis, à qui demande-t-on des serments? À ce préfet? il a trahi l'état. À ce général? il a trahi le drapeau. À ce magistrat? il a trahi la loi. À tous ces fonctionnaires? ils ont trahi la république. Chose curieuse et qui fait rêver le philosophe, que ce tas de traîtres d'où sort ce tas de serments!
Donc, insistons sur cette beauté du 2 décembre:
M. Bonaparte Louis croit aux serments des gens! il croit aux serments qu'on lui prête à lui! Quand M. Rouher ôte son gant et dit: je le jure; quand M. Suin ôte son gant et dit: je le jure; quand M. Troplong met la main sur la poitrine a l'endroit où est le troisième bouton des sénateurs et le coeur des autres hommes, et dit: je le jure; M. Bonaparte se sent les larmes aux yeux, additionne, ému, toutes ces loyautés et contemple ces êtres avec attendrissement. Il se confie! il croit! Ô abîme de candeur! En vérité, l'innocence des coquins cause parfois des éblouissements à l'honnête homme.
Une chose toutefois étonne l'observateur bienveillant et le fâche un peu, c'est la façon capricieuse et disproportionnée dont les serments sont payés, c'est l'inégalité des prix que M. Bonaparte met à cette marchandise. Par exemple M. Vidocq, s'il était encore chef du service de sûreté, aurait six mille francs de gages par an, M. Baroche en a quatre vingt mille. Il suit de là que le serment de M. Vidocq ne lui rapporterait par jour que seize francs soixante-six centimes, tandis que le serment de M. Baroche rapporte par jour à M. Baroche deux cent vingt-deux francs vingt-deux centimes. Ceci est évidemment injuste. Pourquoi cette différence? Un serment est un serment; un serment se compose d'un gant ôté et de huit lettres. Qu'est-ce que le serment de M. Baroche a de plus que le serment de M. Vidocq?
Vous me direz que cela tient à la diversité des fonctions; que M. Baroche préside le conseil d'état et que M. Vidocq ne serait que chef du service de sûreté. Je réponds que ce sont là des hasards que M. Baroche excellerait probablement à diriger le service de sûreté, et que M. Vidocq pourrait fort bien être président du conseil d'état. Ce n'est pas là une raison.
Y a-t-il donc des qualités diverses de serment? Est-ce comme pour les messes? Y a-t-il, là aussi, les messes à quarante sous et les messes à dix sous, lesquelles, comme disait ce curé, ne sont que «de la gnognotte»? A-t-on du serment pour son argent? Y a-t-il, dans cette denrée du serment, du superfin, de l'extra-fin, du fin et du demi-fin? Les uns sont-ils mieux conditionnés que les autres? Sont-ils plus solides, moins mêlés d'étoupe et de coton, meilleur teint? Y a-t-il les serments tout neufs et qui n'ont pas servi, les serments usés aux genoux, les serments rapiécés, les serments éculés? Y a-t-il du choix enfin? qu'on nous le dise. La chose en vaut la peine. C'est nous qui payons. Cette observation faite dans l'intérêt des contribuables, je demande pardon à M. Vidocq de m'être servi de son nom. Je reconnais que je n'en avais pas le droit. Au fait, M. Vidocq eût peut-être refusé le serment.
III
SERMENT DES LETTRÉS ET DES SAVANTS
Détail précieux, M. Bonaparte voulait qu'Arago jurât. Sachez cela, l'astronomie doit prêter serment. Dans un état bien réglé, comme la France ou la Chine, tout est fonction, même la science. Le mandarin de l'institut relève du mandarin de la police. La grande lunette à pied parallactique doit hommage lige à M. Bonaparte. Un astronome est une espèce de sergent de ville du ciel. L'observatoire est une guérite comme une autre. Il faut surveiller le bon Dieu qui est là-haut et qui semble parfois ne pas se soumettre complètement à la constitution du 14 janvier. Le ciel est plein d'allusions désagréables et a besoin d'être bien tenu. La découverte d'une nouvelle tache au soleil constitue évidemment un cas de censure. La prédiction d'une haute marée peut être séditieuse. L'annonce d'une éclipse de lune peut être une trahison. Nous sommes un peu lune à l'Élysée. L'astronomie libre est presque aussi dangereuse que la presse libre. Sait-on ce qui se passe dans ces tête-à-tête nocturnes entre Arago et Jupiter? Si c'était M. Leverrier, bien! mais un membre du gouvernement provisoire! Prenez garde, monsieur de Maupas! il faut que le bureau des longitudes jure de ne pas conspirer avec les astres, et surtout avec ces folles faiseuses de coups d'état célestes qu'on appelle les comètes.
Et puis, nous l'avons dit déjà, on est fataliste quand on est Bonaparte. Le grand Napoléon avait une étoile, le petit doit bien avoir une nébuleuse; les astronomes sont certainement un peu astrologues. Prêtez serment, messieurs.
Il va sans dire qu'Arago a refusé.
Une des vertus du serment à Louis Bonaparte, c'est que, selon qu'on le refuse ou qu'on l'accorde, ce serment vous ôte ou vous rend les talents, les mérites, les aptitudes. Vous êtes professeur de grec et de latin, prêtez serment, sinon on vous chasse de votre chaire, vous ne savez plus le latin ni le grec. Vous êtes professeur de rhétorique, prêtez serment, autrement, tremblez! le récit de Théramène et le songe d'Athalie vous sont interdits; vous errerez alentour le reste de vos jours sans pouvoir y rentrer jamais. Vous êtes professeur de philosophie, prêtez serment à M. Bonaparte, sinon vous devenez incapable de comprendre les mystères de la conscience humaine et de les expliquer aux jeunes gens. Vous êtes professeur de médecine, prêtez serment, sans quoi, vous ne savez plus tâter le pouls à un fiévreux.—Mais si les bons professeurs s'en vont, il n'y aura plus de bons élèves? En médecine particulièrement, ceci est grave. Que deviendront les malades? Qui, les malades? il s'agit bien des malades! L'important est que la médecine prête serment à M. Bonaparte. D'ailleurs, ou les sept millions cinq cent mille voix n'ont aucun sens, ou il est évident qu'il vaut mieux avoir la cuisse coupée par un âne assermenté que par Dupuytren réfractaire.
Ah! on veut en rire, mais tout ceci serre le coeur. Êtes-vous un jeune et rare et généreux esprit comme Deschanel, une ferme et droite intelligence comme Despois, une raison sérieuse et énergique comme Jacques, un éminent écrivain, un historien populaire comme Michelet, prêtez serment ou mourez de faim.
Ils refusent. Le silence et l'ombre où ils rentrent stoïquement savent le reste.
IV
CURIOSITÉS DE LA CHOSE
Toute morale est niée par un tel serment, toute honte bue, toute pudeur affrontée. Aucune raison pour qu'on ne voie pas des choses inouïes, on les voit. Dans telle ville, à Évreux[42], par exemple, les juges qui ont prêté le serment jugent les juges qui l'ont refusé; l'ignominie assise sur le tribunal fait asseoir l'honneur sur la sellette; la conscience vendue «blâme» la conscience honnête; la fille publique fouette la vierge.
Avec ce serment-là on marche de surprise en surprise. Nicolet n'est qu'un maroufle près de M. Bonaparte. Quand M. Bonaparte a eu fait le tour de ses valets, de ses complices et de ses victimes, et empoché le serment de chacun, il s'est tourné avec bonhomie vers les vaillants chefs de l'armée d'Afrique et leur a «tenu à peu près ce langage»:—À propos, vous savez, je vous ai fait arrêter la nuit dans vos lits par mes gens; mes mouchards sont entrés chez vous l'épée haute; je les ai même décorés depuis pour ce fait d'armes; je vous ai fait menacer du bâillon, si vous jetiez un cri; je vous ai fait prendre au collet par mes argousins; je vous ai fait mettre à Mazas dans la cellule des voleurs et à Ham dans ma cellule à moi; vous avez encore aux poignets les marques de la corde dont je vous ai liés; bonjour, messieurs, Dieu vous ait en sa sainte garde, jurez-moi fidélité.—Changarnier l'a regardé fixement et lui a répondu: Non, traître! Bedeau lui a répondu: Non, faussaire! Lamoricière lui a répondu: Non, parjure! Leflo lui a répondu: Non, bandit! Charras lui a donné un soufflet.
À l'heure qu'il est, la face de M. Bonaparte est rouge, non de la honte, mais du soufflet.
Autre variété du serment. Dans les casemates, dans les bastilles, dans les pontons, dans les présides d'Afrique, il y a des prisonniers par milliers. Qui sont ces prisonniers? Nous l'avons dit, des républicains, des patriotes, des soldats de la loi, des innocents, des martyrs. Ce qu'ils souffrent, des voix généreuses l'ont déjà dénoncé, on l'entrevoit; nous-même, dans le livre spécial sur le 2 décembre, nous achèverons de déchirer ce voile. Eh bien, veut-on savoir ce qui arrive?—Quelquefois, à bout de souffrances, épuisés de forces, ployant sous tant de misères, sans chaussures, sans pain, sans vêtements, sans chemise, brûlés de fièvre, rongés de vermine, pauvres ouvriers arrachés à leurs ateliers, pauvres paysans arrachés à leur charrue, pleurant une femme, une mère, des enfants, une famille veuve ou orpheline sans pain de son côté et peut-être sans asile, accablés, malades, mourants, désespérés, quelques-uns de ces malheureux faiblissent et consentent à «demander grâce». Alors on leur apporte à signer une lettre toute faite et adressée à «monseigneur le prince-président». Cette lettre, nous la publions telle que le sieur Quentin-Bauchart l'avoue:
«Je, soussigné, déclare sur l'honneur accepter avec reconnaissance la grâce qui: m'est faite par le prince Louis-Napoléon, et m'engage à ne plus faire partie des sociétés secrètes, à respecter les lois, et à être fidèle au gouvernement que le pays s'est donné parle vote des 20 et 21 décembre 1851.»
Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de ce fait grave. Ceci n'est pas de la clémence octroyée, c'est de la clémence implorée. Cette formule: demandez-nous votre grâce, signifie: accordez-nous notre grâce. L'assassin, penché sur l'assassiné et le couteau levé, lui crie: Je t'ai arrêté, saisi, terrassé, dépouillé, volé, percé de coups, te voilà sous mes pieds; ton sang coule par vingt plaies; dis-moi que tu TE REPENS, et je n'achèverai pas de te tuer.—Ce repentir des innocents, exigé par le criminel, n'est autre chose que la forme que prend au dehors son remords intérieur. Il s'imagine être de cette façon rassuré contre son propre crime. À quelques expédients qu'il ait recours pour s'étourdir, quoiqu'il fasse sonner perpétuellement à ses oreilles les sept millions cinq cent mille grelots de son «plébiscite», l'homme du coup d'état songe par instants; il entrevoit vaguement un lendemain et se débat contre l'avenir inévitable. Il lui faut purge légale, décharge, mainlevée, quittance. Il la demande aux vaincus et au besoin il les met à la torture pour l'obtenir. Au fond de la conscience de chaque prisonnier, de chaque déporté, de chaque proscrit, Louis Bonaparte sent qu'il y a un tribunal et que ce tribunal instruit son procès; il tremble, le bourreau a une secrète peur de la victime, et, sous figure d'une grâce accordée par lui à cette victime, il fait signer par ce juge son acquittement.
Il espère ainsi donner le change à la France qui, elle aussi, est une conscience vivante et un tribunal attentif, et que, le jour de la sentence venu, le voyant absous par ses victimes, elle lui fera grâce. Il se trompe. Qu'il perce le mur d'un autre côté, ce n'est pas par là qu'il échappera.
V
LE 5 AVRIL 1852
Le 5 avril 1852, voici ce qu'on a vu aux Tuileries. Vers huit heures du soir l'antichambre s'est remplie d'hommes en robes rouges, graves, majestueux, parlant bas, tenant à la main des toques de velours noir à galons d'or, la plupart en cheveux blancs. C'étaient les présidents et conseillers de la cour de cassation, les premiers présidents des cours d'appel et les procureurs généraux; toute la haute magistrature de France. Ces hommes restèrent dans cette antichambre. Un aide de camp les introduisit et les laissa là. Un quart d'heure passa, puis une demi-heure, puis une heure; ils allaient et venaient de long en large, causant entre eux, tirant leurs montres, attendant un coup de sonnette. Au bout d'une heure ils s'aperçurent qu'ils n'avaient pas même de fauteuils pour s'asseoir. L'un d'eux, M. Troplong, alla dans une autre antichambre où étaient les valets et se plaignit. On lui apporta une chaise. Enfin une porte à deux battants s'ouvrit; ils entrèrent pêle-mêle dans un salon. Là un homme en frac noir se tenait debout adossé à une cheminée. Que venaient faire ces hommes en robes rouges chez cet homme en habit noir? Ils venaient lui prêter serment. C'était M. Bonaparte. Il leur fit un signe de tête, eux se courbèrent jusqu'à terre, comme il convient. En avant de M. Bonaparte, à quelques pas, se tenait son chancelier, M. Abbattucci, ancien député libéral, ministre de la justice du coup d'état. On commença. M. Abbattucci fit un discours et M. Bonaparte un speech. Le prince prononça, en regardant le tapis, quelques mots traînants et dédaigneux; il parla de sa «légitimité»; après quoi les magistrats jurèrent. Chacun leva la main à son tour. Pendant qu'ils juraient, M. Bonaparte, le dos à demi tourné, causait avec des aides de camp groupés derrière lui. Quand ce fut fini, il tourna le dos tout à fait, et eux s'en allèrent, branlant la tête, honteux et humiliés, non d'avoir fait une bassesse, mais de n'avoir pas eu de chaises dans l'antichambre.
Comme ils sortaient, ce dialogue fut entendu:—Voilà, disait l'un d'eux, un serment qu'il a fallu prêter.—Et qu'il faudra tenir, reprit un second.—Comme le maître de la maison, ajouta un troisième.
Tout ceci est de l'abjection, passons. Parmi ces premiers présidents qui juraient fidélité à Louis Bonaparte, il y avait un certain nombre d'anciens pairs de France qui, comme pairs, avaient condamné Louis Bonaparte à la prison perpétuelle. Mais pourquoi regarder si loin en arrière? Passons encore; voici qui est mieux. Parmi ces magistrats, il y avait sept hommes ainsi nommés: Hardouin, Moreau, Pataille, Cauchy, Delapalme, Grandet, Quesnault. Ces sept hommes composaient avant le 2 décembre la haute cour de justice; le premier, Hardouin, président; les deux derniers, suppléants; les quatre autres, juges. Ces hommes avaient reçu et accepté de la constitution de 1848 un mandat conçu en ces termes:
«ART. 68. Toute mesure par laquelle le président de la république dissout l'assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l'exercice de son mandat, est un crime de haute trahison.
«Les juges de la haute cour se réunissent immédiatement à peine de forfaiture; ils convoquent les jurés dans le lieu qu'ils désignent pour procéder au jugement du président et de ses complices; ils nomment eux-mêmes les magistrats chargés de remplir les fonctions de ministère public.»
Le 2 décembre, en présence de l'attentat flagrant, ils avaient commencé le procès et nommé un procureur général, M. Renouard, qui avait accepté, pour suivre contre Louis Bonaparte sur le fait du crime de haute trahison. Joignons ce nom, Renouard, aux sept autres. Le 5 avril ils étaient tous les huit dans l'antichambre de Louis Bonaparte. Ce qu'ils y firent, on vient de le voir.
Ici il est impossible de ne pas s'arrêter.
Il y a des idées tristes sur lesquelles il faut avoir la force d'insister; il y a des cloaques d'ignominie qu'il faut avoir le courage de sonder.
Voyez cet homme; il est né par hasard, par malheur, dans un taudis, dans un bouge, dans un antre, on ne sait où, on ne sait de qui. Il est sorti de la poussière pour tomber dans la boue. Il n'a eu de père et de mère que juste ce qu'il en faut pour naître. Après quoi tout s'est retiré de lui. Il a rampé comme il a pu. Il a grandi pieds nus, tête nue, en haillons, sans savoir pour quoi faire il vivait; il ne sait pas lire. Il ne sait pas qu'il y a des lois au-dessus de sa tête; à peine sait-il qu'il y a un ciel. Il n'a pas de foyer, pas de toit, pas de famille, pas de croyance, pas de livre. C'est une âme aveugle. Son intelligence ne s'est jamais ouverte, car l'intelligence ne s'ouvre qu'à la lumière comme les fleurs ne s'ouvrent qu'au jour, et il est dans la nuit. Cependant il faut qu'il mange. La société en a fait une bête brute, la faim en fait une bête fauve. Il attend les passants au coin d'un bois et leur arrache leur bourse. On le prend et on l'envoie au bagne. C'est bien.
Maintenant voyez cet autre homme; ce n'est plus la casaque rouge, c'est la robe rouge. Celui-ci croit en Dieu, lit Nicole, est janséniste et dévot, va à confesse, rend le pain bénit. Il est bien né, comme on dit; rien ne lui manque, rien ne lui a jamais manqué; sa famille a tout prodigué à son enfance, les soins, les leçons, les conseils, les lettres grecques et latines, les maîtres. C'est un personnage grave et scrupuleux. Aussi en a-t-on fait un magistrat. Voyant cet homme passer ses jours dans la méditation de tous les grands textes, sacrés et profanes, dans l'étude du droit, dans la pratique de la religion, clans la contemplation du juste et de l'injuste, la société a remis à sa garde ce qu'elle a de plus auguste et de plus vénérable, le livre de la loi. Elle l'a fait juge et punisseur de la trahison. Elle lui a dit:—Un jour peut venir, une heure peut sonner où le chef de la force matérielle foulera aux pieds la loi et le droit; alors, toi, homme de la justice, tu te lèveras, et tu frapperas de ta verge l'homme du pouvoir.—Pour cela, et dans l'attente de ce jour périlleux et suprême, elle le comble de biens, et l'habille de pourpre et d'hermine. Ce jour vient en effet, cette heure unique, sévère, solennelle, cette grande heure du devoir; l'homme à la robe rouge commence à bégayer les paroles de la loi; tout à coup il s'aperçoit que ce n'est pas la justice qui prévaut, que c'est la trahison qui l'emporte; et alors, lui, cet homme qui a passé sa vie à se pénétrer de la pure et sainte lumière du droit, cet homme qui n'est rien s'il n'est pas le contempteur du succès injuste, cet homme lettré, cet homme scrupuleux, cet homme religieux, ce juge auquel on a confié la garde de la loi et en quelque sorte de la conscience universelle, il se tourne vers le parjure triomphant, et de la même bouche, de la même voix dont, si le traître eût été vaincu, il eût dit: criminel, je vous condamne aux galères, il dit: monseigneur, je vous jure fidélité!
Prenez une balance, mettez dans un plateau ce juge et dans l'autre ce forçat, et dites-moi de quel côté cela penche.
VI
SERMENT PARTOUT
Telles sont les choses qui ont été vues en France à l'occasion du serment à M. Bonaparte. On a juré ici, là, partout; à Paris, en province, au levant, au couchant, au septentrion, au midi. Ç'a été en France, pendant tout un grand mois un tableau de bras tendus et de mains levées; choeur final: Jurons, etc. Les ministres ont juré entre les mains du président; les préfets entre les mains du ministre; la cohue entre les mains des préfets. Qu'est-ce que M. Bonaparte fait de tous ces serments-là? en fait-il la collection? où les met-il? On a remarqué que le serment n'a guère été refusé que par des fonctionnaires non rétribués, les conseillers généraux, par exemple. En réalité, c'est au budget qu'on a prêté serment. On a entendu le 29 mars tel sénateur réclamer à haute voix contre l'oubli de son nom qui était en quelque sorte une pudeur du hasard. M. Sibour[43], archevêque de Paris, a juré; M. Franck-Carré[44], procureur général près la cour des pairs dans l'affaire de Boulogne, a juré; M. Dupin[45], président de l'assemblée nationale le 2 décembre, a juré…—Ô mon Dieu! c'est à se tordre les mains de honte! C'est pourtant une chose sainte, le serment!
L'homme qui fait un serment n'est plus un homme, c'est un autel; Dieu y descend. L'homme, cette infirmité, cette ombre, cet atome, ce grain de sable, cette goutte d'eau, cette larme tombée des yeux du destin; l'homme si petit, si débile, si incertain, si ignorant, si inquiet; l'homme qui va dans le trouble et dans le doute, sachant d'hier peu de chose et de demain rien, voyant sa route juste assez pour poser le pied devant lui, le reste ténèbres; tremblant s'il regarde en avant, triste s'il regarde en arrière; l'homme enveloppé dans ces immensités et dans ces obscurités, le temps, l'espace, l'être, et perdu en elles; ayant un gouffre en lui, son âme, et un gouffre hors de lui, le ciel; l'homme qui à de certaines heures se courbe avec une sorte d'horreur sacrée sous toutes les forces de la nature, sous le bruit de la mer, sous le frémissement des arbres, sous l'ombre des montagnes, sous le rayonnement des étoiles; l'homme qui ne peut lever la tête le jour sans être aveuglé par la clarté, la nuit sans être écrasé par l'infini; l'homme qui ne connaît rien, qui ne voit rien, qui n'entend rien; qui peut être emporté demain, aujourd'hui, tout de suite, par le flot qui passe, par le vent qui souffle, par le caillou qui tombe, par l'heure qui sonne; l'homme, à un jour donné, cet être frissonnant, chancelant, misérable, hochet du hasard, jouet de la minute qui s'écoule, se redresse tout à coup devant l'énigme qu'on nomme vie humaine, sent qu'il y a en lui quelque chose de plus grand que l'abîme, l'honneur; de plus fort que la fatalité, la vertu; de plus profond que l'inconnu, la foi; et, seul, faible et nu, il dit à tout ce formidable mystère qui le tient et qui l'enveloppe: fais de moi ce que tu voudras, mais moi je ferai ceci et je ne ferai pas cela; et fier, serein, tranquille, créant avec un mot un point fixe dans cette sombre instabilité qui emplit l'horizon, comme le matelot jette une ancre dans l'océan, il jette dans l'avenir son serment.
Ô serment! confiance admirable du juste en lui-même! Sublime permission d'affirmer donnée par Dieu à l'homme! C'est fini. Il n'y en a plus. Encore une splendeur de l'âme qui s'évanouit!
LIVRE HUITIÈME
LE PROGRÈS INCLUS DANS LE COUP D'ÉTAT
I
Parmi nous, démocrates, l'événement du 2 décembre a frappé de stupeur beaucoup d'esprits sincères. Il a déconcerté ceux-ci, découragé ceux-là, consterné plusieurs. J'en ai vu qui s'écriaient: Finis Poloniæ! Quant à moi, puisque à de certains moments il faut dire Je, et parler devant l'histoire comme un témoin, je le proclame, j'ai vu cet événement sans trouble. Je dis plus, il y a des moments où, en présence du Deux-Décembre, je me déclare satisfait:
Quand je parviens à m'abstraire du présent, quand il m'arrive de pouvoir détourner mes yeux un instant de tous ces crimes, de tout ce sang versé, de toutes ces victimes, de tous ces proscrits, de ces pontons où l'on râle, de ces affreux bagnes de Lambessa et de Cayenne où l'on meurt vite, de cet exil où l'on meurt lentement, de ce vote, de ce serment, de cette immense tache de honte faite à la France et qui va s'élargissant tous les jours; quand, oubliant pour quelques minutes ces douloureuses pensées, obsession habituelle de mon esprit, je parviens à me renfermer dans la froideur sévère de l'homme politique, et à ne plus considérer le fait, mais les conséquences du fait; alors, parmi beaucoup de résultats désastreux sans doute, des progrès réels, considérables, énormes, m'apparaissent, et dans ce moment-là, si je suis toujours de ceux que le Deux-Décembre indigne, je ne suis plus de ceux qu'il afflige.
L'oeil fixé sur de certains côtés de l'avenir, j'en viens à me dire:
L'acte est infâme, mais le fait est bon.
On a essayé d'expliquer l'inexplicable victoire du coup d'état de cent façons:—l'équilibre s'est fait entre les diverses résistances possibles et elles se sont neutralisées les unes par les autres;—le peuple a eu peur de la bourgeoisie; la bourgeoisie a eu peur du peuple;—les faubourgs ont hésité devant la restauration de la majorité, craignant, à tort du reste, que leur victoire, ne ramenât au pouvoir cette droite si profondément impopulaire; les boutiquiers ont reculé devant la république rouge;—le peuple n'a pas compris; les classes moyennes ont tergiversé;—les uns ont dit: qui allons-nous faire entrer dans le palais législatif? les autres ont dit: qui allons-nous voir à l'hôtel de ville?—enfin la rude répression de juin 1848, l'insurrection écrasée à coups de canon, les carrières, les casemates, les transportations, souvenir vivant et terrible;—et puis:—Si l'on avait pu battre le rappel!—Si une seule légion était sortie!—Si M. Sibour avait été M. Affre et s'était jeté au-devant des balles des prétoriens!—Si la haute cour ne s'était pas laissé chasser par un caporal!—Si les juges avaient fait comme les représentants, et si l'on avait vu les robes rouges dans les barricades comme on y a vu les écharpes!—Si une seule arrestation avait manqué!—Si un régiment avait hésité!—Si le massacre du boulevard n'avait pas eu lieu ou avait mal tourné pour Louis Bonaparte! etc., etc.—Tout cela est vrai, et pourtant c'est ce qui a été qui devait être. Redisons-le, sous cette victoire monstrueuse et à son ombre, un immense et définitif progrès s'accomplit. Le 2 décembre a réussi, parce qu'à plus d'un point de vue, je le répète, il était bon, peut-être, qu'il réussît. Toutes les explications sont justes, et toutes les explications sont vaines. La main invisible est mêlée à tout cela. Louis Bonaparte a commis le crime; la providence a fait l'événement.
Il était nécessaire en effet que l'ordre arrivât au bout de sa logique. Il était nécessaire qu'on sût bien, et qu'on sût à jamais, que, dans la bouche des hommes du passé, ce mot, ordre, signifie, faux serment, parjure, pillage des deniers publics, guerre civile, conseils de guerre, confiscation, séquestration, déportation, transportation, proscription, fusillades, police, censure, déshonneur de l'armée, négation du peuple, abaissement de la France, sénat muet, tribune à terre, presse supprimée, guillotine politique, égorgement de la liberté, étranglement du droit, viol des lois, souveraineté du sabre, massacre, trahison, guet-apens. Le spectacle qu'on a sous les yeux est un spectacle utile. Ce qu'on voit en France depuis le 2 décembre, c'est l'orgie de l'ordre.
Oui, la providence est dans cet événement. Songez encore à ceci: depuis cinquante ans la république et l'empire emplissaient les imaginations, l'une de son reflet de terreur, l'autre de son reflet de gloire. De la république on ne voyait que 1793, c'est-à-dire les formidables nécessités révolutionnaires, la fournaise; de l'empire on ne voyait qu'Austerlitz. De là un préjugé contre la république et un prestige pour l'empire. Or, quel est l'avenir de la France? est-ce l'empire? Non, c'est la république.
Il fallait renverser cette situation, supprimer le prestige pour ce qui ne peut revivre et supprimer le préjugé contre ce qui doit être; la providence l'a fait. Elle a détruit ces deux mirages. Février est venu et a ôté à la république la terreur; Louis Bonaparte est venu et a ôté à l'empire le prestige. Désormais 1848, la fraternité, se superpose à 1793, la terreur; Napoléon le Petit se superpose à Napoléon le Grand. Les deux grandes choses, dont l'une effrayait et dont l'autre éblouissait, reculent d'un plan. On n'aperçoit plus 93 qu'à travers sa justification, et Napoléon qu'à travers sa caricature; la folle peur de guillotine se dissipe, la vaine popularité impériale s'évanouit. Grâce à 1848, la république n'épouvante plus; grâce à Louis Bonaparte, l'empire ne fascine plus. L'avenir est devenu possible. Ce sont là les secrets de Dieu.
Et puis, le mot république ne suffit pas; c'est la chose république qu'il faut. Eh bien! nous aurons la chose avec le mot. Développons ceci.
II
En attendant les simplifications merveilleuses, mais ultérieures, qu'amènera un jour l'union de l'Europe et la fédération démocratique du continent, quelle sera en France la forme de l'édifice social dont le penseur entrevoit dès à présent, à travers les ténèbres des dictatures, les vagues et lumineux linéaments?
Cette forme, la voici:
La commune souveraine, régie par un maire élu; le suffrage universel partout, subordonné, seulement en ce qui touche les actes généraux, à l'unité nationale; voilà pour l'administration. Les syndicats et les prud'hommes réglant les différends privés des associations et des industries; le juré, magistrat du fait, éclairant le juge, magistrat du droit; le juge élu; voilà pour la justice. Le prêtre hors de tout, excepté de l'église, vivant l'oeil fixé sur son livre et sur le ciel, étranger au budget, ignoré de l'état, connu seulement de ses croyants, n'ayant plus l'autorité, mais ayant la liberté; voilà pour la religion. La guerre bornée à la défense du territoire; la nation garde nationale, divisée en trois bans, et pouvant se lever comme un seul homme; voilà pour la puissance. La loi toujours, le droit toujours, le vote toujours; le sabre nulle part.
Or, à cet avenir, à cette magnifique réalisation de l'idéal démocratique, quels étaient les obstacles?
Il y avait quatre obstacles matériels, les voici:
L'armée permanente,
L'administration centralisée,
Le clergé fonctionnaire,
La magistrature inamovible.
III
Ce que sont, ce qu'étaient ces quatre obstacles, même sous la république de Février, même sous la constitution de 1848, le mal qu'ils produisaient, le bien qu'ils empêchaient, quel passé ils éternisaient, quel excellent ordre social ils ajournaient, le publiciste l'entrevoyait, le philosophe le savait, la nation l'ignorait.
Ces quatre institutions énormes, antiques, solides, arc-boutées les unes sur les autres, mêlées à leur base et à leur sommet, croisant comme une futaie de grands vieux arbres leurs racines sous nos pieds et leurs branches sur nos têtes, étouffaient et écrasaient partout les germes épars de la France nouvelle. Là où il y aurait eu la vie, le mouvement, l'association, la liberté locale, la spontanéité communale, il y avait le despotisme administratif; là où il y aurait eu la vigilance intelligente, au besoin armée, du patriote et du citoyen, il y avait l'obéissance passive du soldat; là où la vive foi chrétienne eût voulu jaillir, il y avait le prêtre catholique; là où il y aurait eu la justice, il y avait le juge. Et l'avenir était, là, sous les pieds des générations souffrantes, qui ne pouvait sortir de terre et qui attendait.
Savait-on cela dans le peuple? S'en doutait-on? Le devinait-on?
Non.
Loin de là. Aux yeux du plus grand nombre, et des classes moyennes en particulier, ces quatre obstacles étaient quatre supports. Magistrature, armée, administration, clergé, c'étaient les quatre vertus de l'ordre, les quatre forces sociales, les quatre colonnes saintes de l'antique formation française.
Attaquez cela, si vous l'osez!
Je n'hésite pas à le dire, dans l'état d'aveuglement des meilleurs esprits, avec la marche méthodique du progrès normal, avec nos assemblées, dont on ne me soupçonnera pas d'être le détracteur, mais qui, lorsqu'elles sont à la fois honnêtes et timides, ce qui arrive souvent, ne se laissent volontiers gouverner que par leur moyenne, c'est-à-dire par la médiocrité; avec les commissions d'initiative, les lenteurs et les scrutins, si le 2 décembre n'était pas venu apporter sa démonstration foudroyante, si la providence ne s'en était pas mêlée, la France restait condamnée indéfiniment à la magistrature inamovible, à la centralisation administrative, à l'armée permanente et au clergé fonctionnaire.
Certes, la puissance de la tribune et la puissance de la presse combinées, ces deux grandes forces de la civilisation, ce n'est pas moi qui cherche à les contester et à les amoindrir; mais, voyez pourtant, combien eût-il fallu d'efforts de tout genre, en tout sens et sous toutes les formes, par la tribune et par le journal, par le livre et par la parole, pour en venir à ébranler seulement l'universel préjugé favorable à ces quatre institutions fatales? Combien pour arriver à les renverser? pour faire luire l'évidence à tous les yeux, pour vaincre les résistances intéressées, passionnées ou inintelligentes, pour éclairer à fond l'opinion publique, les consciences, les pouvoirs officiels, pour faire pénétrer cette quadruple réforme d'abord dans les idées, puis dans les lois? Comptez les discours, les écrits, les articles de journaux, les projets de loi, les contre-projets, les amendements, les sous-amendements, les rapports, les contre-rapports, les faits, les incidents, les polémiques, les discussions, les affirmations, les démentis, les orages, les pas en avant, les pas en arrière, les jours, les semaines, les mois, les années, le quart de siècle, le demi-siècle!
IV
Je suppose sur les bancs d'une assemblée le plus intrépide des penseurs, un éclatant esprit, un de ces hommes qui, lorsqu'ils se dressent debout sur la tribune, la sentent sous eux trépied, y grandissent brusquement, y deviennent colosses, dépassent de toute la tête les apparences massives qui masquent les réalités, et voient distinctement l'avenir par-dessus la haute et sombre muraille du présent. Cet homme, cet orateur, ce voyant veut avertir son pays; ce prophète veut éclairer les hommes d'état; il sait où sont les écueils; il sait que la société croulera précisément par ces quatre faux points d'appui, la centralisation administrative, l'armée permanente, le juge inamovible, le prêtre salarié; il le sait, il veut que tous le sachent, il monte à la tribune, il dit:
—Je vous dénonce quatre grands périls publics. Votre ordre politique porte en lui-même ce qui le tuera. Il faut transformer de fond en comble l'administration, l'armée, le clergé et la magistrature; supprimer ici, retrancher là, refaire tout, ou périr par ces quatre institutions que vous prenez pour des éléments de durée et qui sont des éléments de dissolution.
On murmure. Il s'écrie:
—Votre administration centralisée, savez-vous ce qu'elle peut devenir aux mains d'un pouvoir exécutif parjure? Une immense trahison exécutée à la fois sur toute la surface de la France par tous les fonctionnaires sans exception.
Les murmures éclatent de nouveau et avec plus de violence; on crie: à l'ordre! l'orateur continue:—Savez-vous ce que peut devenir à un jour donné votre armée permanente? Un instrument de crime. L'obéissance passive, c'est la bayonnette éternellement posée sur le coeur de la loi. Oui, ici même, dans cette France qui est l'initiatrice du monde, dans cette terre de la tribune et de la presse, dans cette patrie de la pensée humaine, oui, telle heure peut sonner où le sabre régnera, où vous, législateurs inviolables, vous serez saisis au collet par des caporaux, où nos glorieux régiments se transformeront, pour le profit d'un homme et la honte d'un peuple, en hordes dorées et en bandes prétoriennes, où l'épée de la France sera quelque chose qui frappe par derrière comme, le poignard d'un sbire, où le sang de la première ville du monde assassinée éclaboussera l'épaulette d'or de vos généraux!
La rumeur devient tumulte; on crie: à l'ordre! de toutes parts.—On interpelle l'orateur:—Vous venez d'insulter l'administration, maintenant vous outragez l'armée!—Le président rappelle l'orateur à l'ordre.
L'orateur reprend:
—Et s'il arrivait un jour qu'un homme ayant dans sa main les cinq cent mille fonctionnaires qui constituent l'administration et les quatre cent mille soldats qui composent l'armée, s'il arrivait que cet homme déchirât la constitution, violât toutes les lois, enfreignît tous les serments, brisât tous les droits, commît tous les crimes, savez-vous ce que ferait votre magistrature inamovible, tutrice du droit, gardienne des lois; savez-vous ce qu'elle ferait? Elle se tairait!
Les clameurs empêchent l'orateur d'achever sa phrase. Le tumulte devient tempête.—Cet homme ne respecte rien! Après l'administration et l'armée, il traîne dans la boue la magistrature! La censure! la censure!—L'orateur est censuré avec inscription au procès-verbal. Le président lui déclare que s'il continue, l'assemblée sera consultée et la parole lui sera retirée.
L'orateur poursuit:
—Et votre clergé salarié! et vos évêques fonctionnaires! Le jour où un prétendant quelconque aura employé à tous ces attentats l'administration, la magistrature et l'armée, le jour où toutes ces institutions dégoutteront du sang versé par le traître et pour le traître, placés entre l'homme qui aura commis les crimes et le Dieu qui ordonne de jeter l'anathème au criminel, savez-vous ce qu'ils feront, vos évêques? Ils se prosterneront, non devant le Dieu, mais devant l'homme!
Se figure-t-on la furie des huées, la mêlée d'imprécations qui accueilleraient de telles paroles! Se figure-t-on les cris, les apostrophes, les menaces, l'assemblée entière se levant en masse, la tribune escaladée et à peine protégée par les huissiers!—L'orateur a successivement profané toutes les arches saintes, et il a fini par toucher au saint des saints, au clergé! Et puis que suppose-t-il là? Quel amas d'hypothèses impossibles et infâmes?—Entend-on d'ici gronder le Baroche et tonner le Dupin? L'orateur serait rappelé à l'ordre, censuré, mis à l'amende, exclu de la chambre pour trois jours comme Pierre Leroux et Émile de Girardin; qui sait même? peut-être expulsé comme Manuel.
Et le lendemain le bourgeois indigné dirait: c'est bien fait!—Et de toutes parts les journaux de l'ordre montreraient le poing au calomniateur. Et dans son propre parti, sur son propre banc à l'assemblée, ses meilleurs amis l'abandonneraient et diraient: c'est sa faute; il a été trop loin; il a supposé des chimères et des absurdités!
Et après ce généreux et héroïque effort, il se trouverait que les quatre institutions attaquées seraient choses plus vénérables et plus impeccables que jamais, et que la question, au lieu d'avancer, aurait reculé.
V
Mais la providence, elle, s'y prend autrement. Elle met splendidement la chose sous vos yeux et vous dit: Voyez.
Un homme vient un beau matin,—et quel homme! le premier venu, le dernier venu, sans passé, sans avenir, sans génie, sans gloire, sans prestige; est-ce un aventurier? est-ce un prince? cet homme a tout bonnement les mains pleines d'argent, de billets de banque, d'actions de chemins de fer, de places, de décorations, de sinécures; cet homme se baisse vers les fonctionnaires et leur dit: Fonctionnaires, trahissez.
Les fonctionnaires trahissent.
Tous? Sans exception?
Oui, tous.
Il s'adresse aux généraux et leur dit: Généraux, massacrez.
Les généraux massacrent.
Il se tourne vers les juges inamovibles, et leur dit:
—Magistrature, je brise la constitution, je me parjure, je dissous l'assemblée souveraine, j'arrête les représentants sentants inviolables, je pille les caisses publiques, je séquestre, je confisque, je bannis qui me déplaît, je déporte à ma fantaisie, je mitraille sans sommation, je fusille sans jugement, je commets tout ce qu'on est convenu d'appeler crime, je viole tout ce qu'on est convenu d'appeler droit; regardez les lois, elles sont sous mes pieds.
—Nous ferons semblant de ne pas voir, disent les magistrats.
—Vous êtes des insolents, réplique l'homme providentiel. Détourner les yeux, c'est m'outrager. J'entends que vous m'aidiez. Juges, vous allez aujourd'hui me féliciter, moi qui suis la force et le crime, et demain ceux qui m'ont résisté, ceux qui sont l'honneur, le droit, la loi, vous les jugerez—et vous les condamnerez.
Les juges inamovibles baisent sa botte et se mettent à instruire l'affaire des troubles.
Par-dessus le marché, ils lui prêtent serment.
Alors il aperçoit dans un coin le clergé doté, doré, crossé, chapé, mitré, et il lui dit:—Ah! tu es là, toi, archevêque! Viens ici. Tu vas me bénir tout cela.
Et l'archevêque entonne son magnificat.
VI
Ah! quelle chose frappante et quel enseignement! Erudimini, dirait
Bossuet.
Les ministres se sont figuré qu'ils dissolvaient l'assemblée; ils ont dissous l'administration.
Les soldats ont tiré sur l'armée et l'ont tuée.
Les juges ont cru juger et condamner des innocents; ils ont jugé et condamné à mort la magistrature inamovible.
Les prêtres ont cru chanter un hosanna sur Louis Bonaparte; ils ont chanté un De profundis sur le clergé.
VII
Quand Dieu veut détruire une chose, il en charge la chose elle-même.
Toutes les institutions mauvaises de ce monde finissent par le suicide.
Lorsqu'elles ont assez longtemps pesé sur les hommes, la providence, comme le sultan à ses visirs, leur envoie le cordon par un muet; elles s'exécutent.
Louis Bonaparte est le muet de la providence.
CONCLUSION
PREMIERE PARTIE
PETITESSE DU MAÎTRE, ABJECTION DE LA SITUATION
I
Soyez tranquilles, l'histoire le tient.
Du reste, si ceci flatte l'amour-propre de M. Bonaparte d'être saisi par l'histoire, s'il a par hasard, et vraiment on le croirait, sur sa valeur comme scélérat politique, une illusion dans l'esprit, qu'il se l'ôte.
Qu'il n'aille pas s'imaginer, parce qu'il a entassé horreurs sur horreurs, qu'il se hissera jamais à la hauteur des grands bandits historiques. Nous avons eu tort peut-être, dans quelques pages de ce livre, çà et là, de le rapprocher de ces hommes. Non, quoiqu'il ait commis des crimes énormes, il restera mesquin. Il ne sera jamais que l'étrangleur nocturne de la liberté; il ne sera jamais que l'homme qui a soûlé les soldats, non avec de la gloire, comme le premier Napoléon, mais avec du vin; il ne sera jamais que le tyran pygmée d'un grand peuple. L'acabit de l'individu se refuse de fond en comble à la grandeur, même dans l'infamie. Dictateur, il est bouffon; qu'il se fasse empereur, il sera grotesque. Ceci l'achèvera. Faire hausser les épaules au genre humain, ce sera sa destinée. Sera-t-il moins rudement corrigé pour cela? Point. Le dédain n'ôte rien à la colère; il sera hideux, et il restera ridicule. Voilà tout. L'histoire rit et foudroie.
Les plus indignés même ne le tireront point de là. Les grands penseurs se plaisent à châtier les grands despotes, et quelquefois même les grandissent un peu pour les rendre dignes de leur furie; mais que voulez-vous que l'historien fasse de ce personnage?
L'historien ne pourra que le mener à la postérité par l'oreille.
L'homme une fois déshabillé du succès, le piédestal ôté, la poussière tombée, le clinquant et l'oripeau et le grand sabre détachés, le pauvre petit squelette mis à nu et grelottant, peut-on s'imaginer rien de plus chétif et de plus piteux?
L'histoire a ses tigres. Les historiens, gardiens immortels d'animaux féroces, montrent aux nations cette ménagerie impériale. Tacite à lui seul, ce grand belluaire, a pris et enfermé huit ou dix de ces tigres dans les cages de fer de son style. Regardez-les, ils sont épouvantables et superbes; leurs taches font partie de leur beauté. Celui-ci, c'est Nemrod, le chasseur d'hommes; celui-ci, c'est Busiris, le tyran d'Égypte; celui-ci, c'est Phalaris, qui faisait cuire des hommes vivants dans un taureau d'airain, afin de faire mugir le taureau; celui-ci, c'est Assuérus qui arracha la peau de la tête aux sept Macchabées et les fit rôtir vifs; celui-ci, c'est Néron, le brûleur de Rome, qui enduisait les chrétiens de cire et de bitume et les allumait comme des flambeaux; celui-ci, c'est Tibère, l'homme de Caprée; celui-ci, c'est Domitien; celui-ci, c'est Caracalla; celui-ci, c'est Héliogabale; cet autre, c'est Commode, qui a ce mérite de plus dans l'horreur qu'il était le fils de Marc-Aurèle; ceux-ci sont des czars; ceux-ci sont des sultans; ceux-ci sont des papes; remarquez parmi eux le tigre Borgia; voici Philippe dit le Bon, comme les furies étaient dites euménides; voici Richard III, sinistre et difforme; voici, avec sa large face et son gros ventre, Henri VIII, qui sur cinq femmes qu'il eut en tua trois dont il éventra une; voici Christiern II, le Néron du nord; voici Philippe II, le Démon du midi. Ils sont effrayants; écoutez-les rugir, considérez-les l'un après l'autre; l'historien vous les amène, l'historien les traîne, furieux et terribles, au bord de la cage, vous ouvre les gueules, vous fait voir les dents, vous montre les griffes; vous pouvez dire de chacun d'eux: c'est un tigre royal. En effet, ils ont été pris sur tous les trônes. L'histoire les promène à travers les siècles. Elle empêche qu'ils ne meurent; elle en a soin. Ce sont ses tigres.
Elle ne mêle pas avec eux les chacals.
Elle met et garde à part les bêtes immondes. M. Bonaparte sera, avec Claude, avec Ferdinand VII d'Espagne, avec Ferdinand II de Naples, dans la cage des hyènes.
C'est un peu un brigand et beaucoup un coquin. On sent toujours en lui le pauvre prince d'industrie qui vivait d'expédients en Angleterre; sa prospérité actuelle, son triomphe et son empire et son gonflement n'y font rien; ce manteau de pourpre traîne sur des bottes éculées. Napoléon le Petit; rien de plus, rien de moins. Le titre de ce livre est bon.
La bassesse de ses vices nuit à la grandeur de ses crimes. Que voulez-vous? Pierre le Cruel massacrait, mais ne volait pas; Henri III assassinait, mais n'escroquait pas. Timour écrasait les enfants aux pieds des chevaux, à peu près comme M. Bonaparte a exterminé les femmes et les vieillards sur le boulevard, mais il ne mentait pas. Écoutez l'historien arabe: «Timour-Beig, sahebkeran (maître du monde et du siècle, maître des conjonctions planétaires), naquit à Kesch en 1336; il égorgea cent mille captifs; comme il assiégeait Siwas, les habitants, pour le fléchir, lui envoyèrent mille petits enfants portant chacun un koran sur leur tête et criant: Allah! Allah! Il fit enlever les livres sacrés avec respect et écraser les enfants sous les pieds des chevaux; il employa soixante-dix mille têtes humaines, avec du ciment, de la pierre et de la brique, à bâtir des tours à Hérat, à Sebzvar, à Tékrit, à Alep, à Bagdad; il détestait le mensonge; quand il avait donné sa parole, on pouvait s'y fier.»
M. Bonaparte n'est point de cette stature. Il n'a pas cette dignité que les grands despotes d'orient et d'occident mêlent à la férocité. L'ampleur césarienne lui manque. Pour faire bonne contenance et avoir mine convenable parmi tous ces bourreaux illustres qui ont torturé l'humanité depuis quatre mille ans, il ne faut pas faire hésiter l'esprit entre un général de division et un batteur de grosse caisse des Champs-Élysées; il ne faut pas avoir été policeman à Londres; il ne faut pas avoir essuyé, les yeux baissés, en pleine cour des pairs, les mépris hautains de M. Magnan; il ne faut pas être appelé pick-pocket par les journaux anglais; il ne faut pas être menacé de Clichy; il ne faut pas, en un mot, qu'il y ait du faquin dans l'homme.
Monsieur Louis-Napoléon, vous êtes ambitieux, vous visez haut, mais il faut bien vous dire la vérité. Eh bien, que voulez-vous que nous y fassions? Vous avez eu beau, en renversant la tribune de France, réaliser à votre manière le voeu de Caligula: je voudrais que le genre humain n'eût qu'une tête pour le pouvoir décapiter d'un coup; vous avez eu beau bannir par milliers les républicains, comme Philippe III expulsait les maures et comme Torquemada chassait les juifs; vous avez beau avoir des casemates comme Pierre le Cruel, des pontons comme Hariadan, des dragonnades comme le père Letellier, et des oubliettes comme Ezzelin III; vous avez beau vous être parjuré comme Ludovic Sforce; vous avez beau avoir massacré et assassiné en masse comme Charles IX; vous avez beau avoir fait tout cela; vous avez beau faire venir tous ces noms à l'esprit quand on songe à votre nom, vous n'êtes qu'un drôle. N'est pas un monstre qui veut.
II
De toute agglomération d'hommes, de toute cité, de toute nation, il se dégage fatalement une force collective.
Mettez cette force collective au service de la liberté, faites-la régir par le suffrage universel, la cité devient commune, la nation devient république.
Cette force collective n'est pas, de sa nature, intelligente. Étant à tous, elle n'est à personne; elle flotte pour ainsi dire en dehors du peuple.
Jusqu'au jour où, selon la vraie formule sociale qui est:—le moins de gouvernement possible,—cette force pourra être réduite à ne plus être qu'une police de la rue et du chemin, pavant les routes, allumant les réverbères et surveillant les malfaiteurs, jusqu'à ce jour-là, cette force collective, étant à la merci de beaucoup de hasards et d'ambitions, a besoin d'être gardée et défendue par des institutions jalouses, clairvoyantes, bien armées.
Elle peut être asservie par la tradition; elle peut être surprise par la ruse.
Un homme peut se jeter dessus, la saisir, la brider, la dompter et la faire marcher sur les citoyens.
Le tyran est cet homme qui, sorti de la tradition comme Nicolas de Russie, ou de la ruse comme Louis Bonaparte, s'empare à son profit et dispose à son gré de la force collective d'un peuple.
Cet homme-là, s'il est de naissance ce qu'est Nicolas, c'est l'ennemi social; s'il a fait ce qu'a fait Louis Bonaparte, c'est le voleur public.
Le premier n'a rien à démêler avec la justice régulière et légale, avec les articles des codes. Il a derrière lui, l'épiant et le guettant, la haine au coeur et la vengeance à la main, dans son palais Orloff et dans son peuple Mouravieff, il peut être assassiné par quelqu'un de son armée ou empoisonné par quelqu'un de sa famille; il court la chance des conspirations de casernes, des révoltes de régiments, des sociétés militaires secrètes, des complots domestiques, des maladies brusques et obscures, des coups terribles, des grandes catastrophes. Le second doit tout simplement aller à Poissy.
Le premier a ce qu'il faut pour mourir dans la pourpre et pour finir pompeusement et royalement comme finissent les monarchies et les tragédies. Le second doit vivre; vivre entre quatre murs derrière des grilles qui le laissent voir au peuple, balayant des cours, faisant des brosses de crin ou des chaussons de lisière, vidant des baquets, avec un bonnet vert sur la tête, et des sabots aux pieds, et de la paille dans ses sabots.
Ah! meneurs de vieux partis, hommes de l'absolutisme, en France vous avez voté en masse dans les 7,500,000 voix, hors de France vous avez applaudi, et vous avez pris ce Cartouche pour le héros de l'ordre. Il est assez féroce pour cela, j'en conviens; mais regardez la taille. Ne soyez pas ingrats pour vos vrais colosses. Vous avez destitué trop vite vos Haynau et vos Radetzky. Méditez surtout ce rapprochement qui s'offre si naturellement à l'esprit. Qu'est-ce que c'est que ce Mandrin de Lilliput près de Nicolas, czar et césar, empereur et pape, pouvoir mi-parti bible et knout, qui damne et condamne, commande l'exercice à huit cent mille soldats et à deux cent mille prêtres, tient dans sa main droite les clefs du paradis et dans sa main gauche les clefs de la Sibérie, et possède comme sa chose soixante millions d'hommes, les âmes comme s'il était Dieu, les corps comme s'il était la tombe!
III
S'il n'y avait pas avant peu un dénouement brusque, imposant et éclatant, si la situation actuelle de la nation française se prolongeait et durait, le grand dommage, l'effrayant dommage, ce serait le dommage moral.
Les boulevards de Paris, les rues de Paris, les champs et les villes de vingt départements en France ont été jonchés au 2 décembre de citoyens tués et gisants; on a vu devant les seuils des pères et des mères égorgés, des enfants sabrés, des femmes échevelées dans le sang et éventrées par la mitraille; on a vu dans les maisons des suppliants massacrés, les uns fusillés en tas dans leur cave, les autres dépêchés à coups de bayonnette sous leurs lits, les autres renversés par une balle sur la dalle de leur foyer; toutes sortes de mains sanglantes sont encore empreintes à l'heure qu'il est, ici sur un mur, là sur une porte, là dans une alcôve; après la victoire de Louis Bonaparte, Paris a piétiné trois jours dans une boue rougeâtre; une casquette pleine de cervelle humaine a été accrochée à un arbre du boulevard des Italiens; moi qui écris ces lignes, j'ai vu, entre autres victimes, j'ai vu dans la nuit du 4, près la barricade Mauconseil, un vieillard en cheveux blancs étendu sur le pavé, la poitrine traversée d'un biscaïen et la clavicule cassée; le ruisseau de la rue qui coulait sous lui entraînait son sang; j'ai vu, j'ai touché de mes mains, j'ai aidé à déshabiller un pauvre enfant de sept ans, tué, m'a-t-on dit, rue Tiquetonne; il était pâle, sa tête allait et venait d'une épaule à l'autre pendant qu'on lui ôtait ses vêtements, ses yeux à demi fermés étaient fixes, et en se penchant près de sa bouche entr'ouverte il semblait qu'on l'entendit encore murmurer faiblement: ma mère!
Eh bien! il y a quelque chose qui est plus poignant que cet enfant tué, plus lamentable que ce vieillard mitraillé, plus horrible que cette loque tachée de cervelle humaine, plus effrayant que ces pavés rougis de carnage, plus irréparable que ces hommes et ces femmes, que ces pères et ces mères égorgés et assassinés, c'est l'honneur d'un grand peuple qui s'évanouit.
Certes, ces pyramides de morts qu'on voyait dans les cimetières après que les fourgons qui venaient du Champ de Mars s'y étaient déchargés, ces immenses fosses ouvertes qu'on emplissait le matin avec des corps humains en se hâtant à cause des clartés grandissantes du crépuscule, c'était affreux; mais ce qui est plus affreux encore, c'est de songer qu'à l'heure où nous sommes les peuples doutent, et que pour eux la France, cette grande splendeur morale, a disparu!
Ce qui est plus navrant que les crânes fendus par le sabre, que les poitrines défoncées par les boulets, plus désastreux que les maisons violées, que le meurtre emplissant les rues, que le sang versé à ruisseaux, c'est de penser que maintenant on se dit parmi tous les peuples de la terre: Vous savez bien, cette nation des nations, ce peuple du 14 juillet, ce peuple du 10 août, ce peuple de 1830, ce peuple de 1848, cette race de géants qui écrasait les bastilles, cette race d'hommes dont le visage éclairait, cette patrie du genre humain qui produisait les héros et les penseurs, ces autres héros, qui faisait toutes les révolutions et enfantait tous les enfantements, cette France dont le nom voulait dire liberté, cette espèce d'âme du monde qui rayonnait en Europe, cette lumière, eh bien! quelqu'un a marché dessus, et l'a éteinte. Il n'y a plus de France. C'est fini. Regardez, ténèbres partout. Le monde est à tâtons.
Ah! c'était si grand! Où sont ces temps, ces beaux temps mêlés d'orages, mais splendides, où tout était vie, où tout était liberté, où tout était gloire? ces temps où le peuple français, réveillé avant tous et debout dans l'ombre, le front blanchi par l'aube de l'avenir déjà levé pour lui, disait aux autres peuples, encore assoupis et accablés et remuant à peine leurs chaînes dans leur sommeil: Soyez tranquilles, je fais la besogne de tous, je bêche la terre pour tous, je suis l'ouvrier de Dieu?
Quelle douleur profonde! regardez cette torpeur où il y avait cette puissance! regardez cette honte où il y avait cet orgueil! regardez ce superbe peuple qui levait la tête, et qui la baisse!
Hélas! Louis Bonaparte a fait plus que tuer les personnes, il a amoindri les âmes; il a rapetissé le coeur du citoyen. Il faut être de la race des indomptables et des invincibles pour persévérer à cette heure dans l'âpre voie du renoncement et du devoir. Je ne sais quelle gangrène de prospérité matérielle menace de faire tomber l'honnêteté publique en pourriture. Oh! quel bonheur d'être banni, d'être tombé, d'être ruiné, n'est-ce pas, braves ouvriers? n'est-ce pas, dignes paysans, chassés de France, et qui n'avez pas d'asile, et qui n'avez pas de souliers? Quel bonheur de manger du pain noir, de coucher sur un matelas jeté à terre, d'avoir les coudes percés, d'être hors de tout cela, et à ceux qui vous disent: vous êtes français! de répondre: je suis proscrit!
Quelle misère que cette joie des intérêts et des cupidités s'assouvissant dans l'auge du 2 décembre! Ma foi! vivons, faisons des affaires, tripotons dans les actions de zinc ou de chemin de fer, gagnons de l'argent; c'est ignoble, mais c'est excellent; un scrupule de moins, un louis de plus; vendons toute notre âme à ce taux! On court, on se rue, on fait antichambre, on boit toute honte, et si l'on ne peut avoir une concession de chemins en France ou de terrains en Afrique, on demande une place. Une foule de dévouements intrépides assiègent l'Élysée et se groupent autour de l'homme. Junot, près du premier Bonaparte, bravait les éclaboussures d'obus, ceux-ci, près du second, bravent les éclaboussures de boue. Partager son ignominie, qu'est-ce que cela leur fait, pourvu qu'ils partagent sa fortune! C'est à qui fera ce trafic de soi-même le plus cyniquement, et parmi ces êtres il y a des jeunes gens qui ont l'oeil pur et limpide et toute l'apparence de l'âge généreux, et il y a des vieillards qui n'ont qu'une peur, c'est que la place sollicitée ne leur arrive pas à temps et qu'ils ne parviennent pas à se déshonorer avant de mourir. L'un se donnerait pour une préfecture, l'autre pour une recette, l'autre pour un consulat; l'autre veut un bureau de tabac, l'autre veut une ambassade. Tous veulent de l'argent, ceux-ci moins, ceux-ci plus, car c'est au traitement qu'on songe, non à la fonction. Chacun tend la main. Tous s'offrent. Un de ces jours on établira un essayeur de consciences à la monnaie.
Quoi! c'est là qu'on en est! Quoi! ceux mêmes qui ont soutenu le coup d'état, ceux mêmes qui avaient peur du croquemitaine rouge et des balivernes de jacquerie en 1852; ceux mêmes qui ont trouvé ce crime bon, parce que, selon eux, il a tiré du péril leur rente, leur bordereau, leur caisse, leur portefeuille, ceux-là mêmes ne comprennent pas que l'intérêt matériel surnageant seul ne serait après tout qu'une triste épave au milieu d'un immense naufrage moral, et que c'est une situation effrayante et monstrueuse qu'on dise: tout est sauvé, fors l'honneur!
Les mots indépendance, affranchissement, progrès, orgueil populaire, fierté nationale, grandeur française, on ne peut plus les prononcer en France. Chut! ces mots-là font trop de bruit; marchons sur la pointe du pied et parlons bas. Nous sommes dans la chambre d'un malade.
—Qu'est-ce que c'est que cet homme?—C'est le chef, c'est le maître. Tout le monde lui obéit.—Ah! tout le monde le respecte alors?—Non, tout le monde le méprise.—Ô situation!
Et l'honneur militaire, où est-il? Ne parlons plus, si vous le voulez, de ce que l'armée a fait en décembre, mais de ce qu'elle subit en ce moment, de ce qui est à sa tête, de ce qui est sur sa tête. Y songez-vous? y songe-t-elle? Ô armée de la république! armée qui as eu pour capitaines des généraux payés quatre francs par jour, armée qui as eu pour chefs, Carnot, l'austérité, Marceau, le désintéressement, Hoche, l'honneur, Kléber, le dévouement, Joubert, la probité, Desaix, la vertu, Bonaparte, le génie! ô armée française, pauvre malheureuse armée héroïque fourvoyée à la suite de ces hommes-ci! Qu'en feront-ils? où la mèneront-ils? de quelle façon l'occuperont-ils? quelles parodies sommes-nous destinés à voir et à entendre? Hélas! qu'est-ce que c'est que ces hommes qui commandent à nos régiments et qui gouvernent?—Le maître, on le connaît. Celui-ci, qui a été ministre, allait être «saisi» le 3 décembre, c'est pour cela qu'il a fait le 2. Cet autre est «l'emprunteur» des vingt-cinq millions à la Banque. Cet autre est l'homme des lingots d'or. À cet autre, avant qu'il fût ministre, «un ami» disait:—Ah çà! vous nous flouez avec vos actions de l'affaire en question; ça me fatigue. S'il y a des escroqueries, que j'en sois au moins! Cet autre, qui a des épaulettes, vient d'être convaincu de quasi-stellionat. Cet autre, qui a aussi des épaulettes, a reçu le matin du 2 décembre cent mille francs «pour les éventualités». Il n'était que colonel; s'il eût été général, il eût eu davantage. Celui-ci, qui est général, étant garde du corps de Louis XVIII et de faction derrière le fauteuil du roi pendant la messe, a coupé un gland d'or du trône et l'a mis dans sa poche; on l'a chassé des gardes pour cela. Certes, à ces hommes aussi on pourrait élever une colonne ex oere capto, avec l'argent pris. Cet autre, qui est général de division, a «détourné» cinquante-deux mille francs, à la connaissance du colonel Charras, dans la construction des villages Saint-André et Saint-Hippolyte, près Mascara. Celui-ci, qui est général en chef, était surnommé à Gand, où on le connaît, le général Cinq-cents-francs. Celui-ci, qui est ministre de la guerre, n'a dû qu'à la clémence du général Rulhière de ne point passer devant un conseil de guerre. Tels sont les hommes. C'est égal, en avant; battez, tambours; sonnez, clairons; flottez, drapeaux! Soldats! du haut de ces pyramides, les quarante voleurs vous contemplent!
Avançons dans ce douloureux sujet, et voyons-en toutes les faces.
Rien que le spectacle d'une fortune comme celle de M. Bonaparte placé au sommet de l'état suffirait pour démoraliser un peuple.
Il y a toujours, et par la faute des institutions sociales, qui devraient, avant tout, éclairer et civiliser, il y a toujours dans une population nombreuse comme la population de la France une classe qui ignore, qui souffre, qui convoite, qui lutte, placée entre l'instinct bestial qui pousse à prendre et la loi morale qui invite à travailler. Dans la condition douloureuse et accablée où elle est encore, cette classe, pour se maintenir dans la droiture et dans le bien, elle a besoin de toutes les pures et saintes clartés qui se dégagent de l'évangile; elle a besoin que l'esprit de Jésus d'une part, et d'autre part l'esprit de la Révolution française, lui adressent les mêmes mâles paroles, et lui montrent sans cesse, comme les seules lumières dignes des yeux de l'homme, les hautes et mystérieuses lois de la destinée humaine, l'abnégation, le dévouement, le sacrifice, le travail qui mène au bien-être matériel, la probité qui mène au bien-être intérieur; même avec ce perpétuel enseignement, à la fois divin et humain, cette classe si digne de sympathie et de fraternité succombe souvent. La souffrance et la tentation sont plus fortes que la vertu. Maintenant comprenez-vous les infâmes conseils que le succès de M. Bonaparte lui donne? Un homme pauvre, déguenillé, sans ressources, sans travail, est là dans l'ombre au coin d'une rue, assis sur une borne; il médite et en même temps repousse une mauvaise action; par moments il chancelle, par moments il se redresse; il a faim et il a envie de voler; pour voler, il faut faire une fausse clef, il faut escalader un mur; puis, la fausse clef faite et le mur escaladé, il sera devant le coffre-fort; si quelqu'un se réveille, si on lui résiste, il faudra tuer; ses cheveux se hérissent, ses yeux deviennent hagards, sa conscience, voix de Dieu, se révolte en lui et lui crie: arrête! c'est mal! ce sont des crimes! En ce moment, le chef de l'état passe; l'homme voit M. Bonaparte en habit de général, avec le cordon rouge, et des laquais en livrée galonnée d'or, galopant vers son palais dans une voiture à quatre chevaux; le malheureux, incertain devant son crime, regarde avidement cette vision splendide; et la sérénité de M. Bonaparte, et ses épaulettes d'or, et le cordon rouge, et la livrée, et le palais, et la voiture à quatre chevaux, lui disent: Réussis!
Il s'attache à cette apparition, il la suit, il court à l'Élysée; une foule dorée s'y précipite à la suite du prince. Toutes sortes de voitures passent sous cette porte, et il y entrevoit des hommes heureux et rayonnants. Celui-ci, c'est un ambassadeur; l'ambassadeur le regarde et lui dit: Réussis. Celui-ci, c'est un évêque; l'évêque le regarde et lui dit: Réussis. Celui-ci, c'est un juge; le juge le regarde et lui sourit, et lui dit: Réussis.
Ainsi, échapper aux gendarmes, voilà désormais toute la loi morale. Voler, piller, poignarder, assassiner, ce n'est mal que si on a la bêtise de se laisser prendre. Tout homme qui médite un crime a une constitution à violer, un serment à enfreindre, un obstacle à détruire. En un mot, prenez bien vos mesures. Soyez habiles. Réussissez. Il n'y a d'actions coupables que les coups manqués.
Vous mettez la main dans la poche d'un passant, le soir, à la nuit tombante, dans un lieu désert; il vous saisit; vous lâchez prise; il vous arrête et vous mène au poste. Vous êtes coupable; aux galères! Vous ne lâchez pas prise, vous avez un couteau sur vous, vous l'enfoncez dans la gorge de l'homme; il tombe; le voilà mort; maintenant prenez-lui sa bourse et allez-vous-en. Bravo! c'est une chose bien faite. Vous avez fermé la bouche à la victime, au seul témoin qui pouvait parler. On n'a rien à vous dire.
Si vous n'aviez fait que voler l'homme, vous auriez tort; tuez-le, vous avez raison.
Réussissez, tout est là.
Ah! ceci est redoutable.
Le jour où la conscience humaine se déconcerterait, le jour où le succès aurait raison devant elle, tout serait dit. La dernière lueur morale remonterait au ciel. Il ferait nuit dans l'intérieur de l'homme. Vous n'auriez plus qu'à vous dévorer entre vous, bêtes féroces!
À la dégradation morale se joint la dégradation politique. M. Bonaparte traite les gens de France en pays conquis. Il efface les inscriptions républicaines; il coupe les arbres de la liberté et en fait des fagots. Il y avait, place Bourgogne, une statue de la République; il y met la pioche; il y avait sur les monnaies une figure de la République couronnée d'épis; M. Bonaparte la remplace par le profil de M. Bonaparte. Il fait couronner et haranguer son buste dans les marchés comme le bailli Gessler faisait saluer son bonnet. Ces manants des faubourgs avaient l'habitude de chanter en choeur, le soir, en revenant du travail; ils chantaient les grands chants républicains, la Marseillaise, le Chant du départ; injonction de se taire, le faubourien ne chantera plus, il y a amnistie seulement pour les obscénités et les chansons d'ivrogne. Le triomphe est tel qu'on ne se gêne plus. Hier on se cachait encore, on fusillait la nuit; c'était de l'horreur, mais c'était aussi de la pudeur; c'était un reste de respect pour le peuple; on semblait supposer qu'il était encore assez vivant pour se révolter s'il voyait de telles choses. Aujourd'hui on se montre, on ne craint plus rien, on guillotine en plein jour. Qui guillotine-t-on? Qui? Les hommes de la loi, et la justice est là. Qui? Les hommes du peuple, et le peuple est là! Ce n'est pas tout. Il y a un homme en Europe qui fait horreur à l'Europe; cet homme a mis à sac la Lombardie, il a dressé les potences de la Hongrie, il a fait fouetter une femme sous le gibet où pendaient, étranglés, son fils et son mari; on se rappelle encore la lettre terrible où cette femme raconte le fait et dit: Mon coeur est devenu de pierre. L'an dernier cet homme eut l'idée de visiter l'Angleterre en touriste, et, étant à Londres, il lui prit la fantaisie d'entrer dans une brasserie, la brasserie Barclay et Perkins. Là il fut reconnu; une voix murmura: C'est Haynau!—C'est Haynau! répétèrent les ouvriers.—Ce fut un cri effrayant; la foule se rua sur le misérable, lui arracha à poignée ses infâmes cheveux blancs, lui cracha au visage, et le jeta dehors. Eh bien, ce vieux bandit à épaulettes, ce Haynau, cet homme qui porte encore sur sa joue l'immense soufflet du peuple anglais, on annonce que «monseigneur le prince-président l'invite à visiter la France». C'est juste; Londres lui a fait une avanie, Paris lui doit une ovation. C'est une réparation. Soit. Nous assisterons à cela. Haynau a recueilli des malédictions et des huées à la brasserie Perkins; il ira chercher des fleurs à la brasserie Saint-Antoine. Le faubourg Saint-Antoine recevra l'ordre d'être sage. Le faubourg Saint-Antoine, muet, immobile, impassible, verra passer, triomphants et causant comme deux amis, dans ces vieilles rues révolutionnaires, l'un en uniforme français, l'autre en uniforme autrichien, Louis Bonaparte, le tueur du boulevard, donnant le bras à Haynau, le fouetteur de femmes…—Va, continue, affront sur affront, défigure cette France tombée à la renverse sur le pavé! rends-la méconnaissable! écrase la face du peuple à coups de talon!
Oh! inspirez-moi, cherchez-moi, donnez-moi, inventez-moi un moyen, quel qu'il soit, au poignard près, dont je ne veux pas,—un Brutus à cet homme! fi donc! il ne mérite même pas Louvel!—trouvez-moi un moyen quelconque de jeter bas cet homme et de délivrer ma patrie! de jeter bas cet homme! cet homme de ruse, cet homme de mensonge, cet homme de succès, cet homme de malheur! Un moyen, le premier venu, plume, épée, pavé, émeute, par le peuple, par le soldat; oui, quel qu'il soit, pourvu qu'il soit loyal et au grand jour, je le prends, nous le prenons tous, nous, proscrits, s'il peut rétablir la liberté, délivrer la république, relever notre pays de la honte, et faire rentrer dans sa poussière, dans son oubli, dans son cloaque, ce ruffian impérial, ce prince vide-gousset, ce bohémien des rois, ce traître, ce maître, cet écuyer de Franconi! ce gouvernant radieux, inébranlable, satisfait, couronné de son crime heureux, qui va et vient et se promène paisiblement à travers Paris frémissant, et qui a tout pour lui, tout, la Bourse, la boutique, la magistrature, toutes les influences, toutes les cautions, toutes les invocations, depuis le Nom de Dieu du soldat jusqu'au Te Deum du prêtre!
Vraiment, quand on a fixé trop longtemps son regard sur de certains côtés de ce spectacle, il y a des heures où une sorte de vertige prendrait les plus fermes esprits.
Mais au moins se rend-il justice, ce Bonaparte? A-t-il une lueur, une idée, un soupçon, une perception quelconque de son infamie? Réellement, on est réduit à en douter.
Oui, quelquefois, aux paroles superbes qui lui échappent, à le voir adresser d'incroyables appels à la postérité, à cette postérité qui frémira d'horreur et de colère devant lui, à l'entendre parler avec aplomb de sa «légitimité» et de sa «mission», on serait presque tenté de croire qu'il en est venu à se prendre lui-même en haute considération et que la tête lui a tourné au point qu'il ne s'aperçoit plus de ce qu'il est ni de ce qu'il fait.
Il croit à l'adhésion des prolétaires, il croit à la bonne volonté des rois, il croit à la fête des aigles, il croit aux harangues du conseil d'état, il croit aux bénédictions des évêques, il croit au serment qu'il s'est fait jurer, il croit aux sept millions cinq cent mille voix!
Il parle à cette heure, se sentant en humeur d'Auguste, d'amnistier les proscrits. L'usurpation amnistiant le droit! la trahison amnistiant l'honneur! la lâcheté amnistiant le courage! le crime amnistiant la vertu! Il est à ce point abruti par son succès, qu'il trouve cela tout simple.
Bizarre effet d'enivrement! illusion d'optique! il voit dorée, splendide et rayonnante cette chose du 14 janvier, cette constitution souillée de boue, tachée de sang, ornée de chaînes, traînée au milieu des huées de l'Europe par la police, le sénat, le corps législatif, et le conseil d'état ferrés à neuf! Il prend pour un char de triomphe et veut faire passer sous l'arc de l'Étoile cette claie sur laquelle, debout, hideux, et le fouet à la main, il promène le cadavre sanglant de la république!