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Ni ange, ni bête

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Philippe était déjà de fort méchante humeur: il revenait d'Ault où les dernières marées avaient triomphé de son mur. Il avait longtemps regardé les énormes vagues verdâtres qui arrivaient lentement du large, et s'abattaient avec une force terrifiante sur les débris de l'ouvrage qu'elles roulaient dans les champs inondés. Des blocs de maçonnerie à demi enfouis dans les sables prenaient déjà l'aspect de rochers anciens. La courbe du mur était parfaite, mais les galets avaient traîtreusement miné les fondations insuffisantes.

Il quitta son bureau pour rentrer déjeuner, la tête basse et l'âme sombre; sur la place il remarqua un groupe d'ouvriers qui discutaient et s'approcha. L'un d'eux le connaissait et lui dit, en chuintant, leur colère:

—Nous avons été à ch'gare pour aller n's'embaucher à Paris: ch't'agent du bureau nous a refusé ch'billets... C'est les ordres de ch'sous préfet... Enfin est-on en République?

—N'accusez que vous-même, dit Philippe exaspéré, vous acceptez tout. Il y a trois mois, on vous adulait: vous vous laissez faire, et l'on vous insulte. Si vous ne les défendez pas, demain les Ateliers nationaux seront fermés... Et par qui? Par des ministres qui sont vos commis et qui doivent exécuter vos ordres. Le sous-préfet vous défend d'aller à Paris? Belle audace en vérité! Mais qui l'a fait sous-préfet, sinon vous? Allez donc le lui demander.

—Yes milord, dit une voix connue, et il y eut des rires.

—Allons-y, dirent quelques jeunes, piqués.

—Venez avec nous, dit un vieux, et nous irons.

Il tombait une pluie fine et serrée: Philippe hésita, regarda l'heure, haussa les épaules, et dit:

—Soit.

Trois par trois, se donnant le bras, ils se formèrent en cortège: quelques citoyens prudents disparurent au tournant de la Grande-Rue Notre-Dame. Il était midi et les ouvrières de Bresson, allant vers le faubourg, traversaient la place. Quelques jolies filles intriguées par ce bataillon de blouses, obliquèrent pour se renseigner. Quand elles comprirent qu'on manifestait elles se mirent bravement autour de Philippe. L'une d'elles prit son bras: cela l'agaça. Une autre qui avait un tablier rouge l'enleva pour l'agiter au-dessus de sa tête. Il y eut des murmures.

—Enlevez ch'drapeau, dirent des voix dans la colonne.

Mme Urbain qui les vit passer poussa un cri:

—Jésus, mon doux Seigneur, c'est la Révolution!

Et elle se précipita chez M. Pillet: ce vieux soldat la défendrait peut-être.

Cependant la petite troupe de Philippe était arrivée devant la sous-préfecture et s'était rangée autour du porche. La porte de bois sculpté était fermée. Philippe avait retrouvé son sang-froid et se trouvait ridicule: «Mais qu'importe, pensait-il, ces braves gens ont confiance en moi.» En effet les ouvriers étaient vaguement inquiets et seule la présence de ce fonctionnaire les rassurait un peu.

—Je vous recommande, leur dit-il, le silence et l'ordre: il faut qu'un de vous parle au nom de tous.

Ils eurent beaucoup de mal à trouver un orateur.

Un honnête garçon qui se nommait Lecadieu et auquel Philippe avait souvent prêté des livres accepta enfin de parler: «Ça me coûtera ma place, dit-il tristement, mais, ma foi, autant moi qu'un autre.»

Une des jeunes filles sonna, il y eut un long silence. Puis on entendit des pas sur les pavés de la cour. Une domestique montra sa tête et, voyant cette foule, se rentra vivement et dit: «Seigneur.»

Philippe s'avança: «Ces citoyens, dit-il, désirent voir le sous-préfet.»

—Mais monsieur est à table.

—Il aura l'obligeance d'interrompre son déjeuner.

Elle courut vers la maison. Une minute après, le sous-préfet arrivait achevant une bouchée rebelle et essuyant sa moustache.

L'orateur s'avança et dit la requête des ouvriers avec beaucoup de calme et de bon sens.

Le sous-préfet, pris au dépourvu, cherchait des phrases.

—Citoyens, mes amis... vous connaissez mes sentiments... Travailleur moi-même... les ordres du ministre... les ouvriers le comprendront sans peine... bon sens et patriotisme intelligents dont ils ont toujours fait preuve.

Découvrant Philippe, il lui lança un regard furieux; puis, il eut une inspiration.

—Avant tout, citoyens, laissez-moi relire les ordres du ministre qui permettent peut-être de vous donner satisfaction.

Il battit vivement en retraite et, tout de suite, par la petite porte du jardin, envoya un messager au colonel de la Garde nationale pour le mettre au courant de la situation.

Les ouvriers patients attendaient.

Philippe regardait l'heure, pensant à l'inquiétude de Geneviève; au bout de dix minutes, il proposa de sonner à nouveau. Comme il venait de le faire, on entendit dans le lointain un tambour battant à coups rapides.

—Le rappel, pensa-t-il, ce petit drôle s'est moqué de nous.

Sa troupe dressa l'oreille, il conseilla le calme et la fermeté; quelqu'un lança une pierre dans la porte, puis deux officiers de la Garde nationale arrivèrent à moitié habillés, achevant de boutonner leur uniforme; le sous-préfet enhardi reparut à leurs côtés.

—Citoyens, dit-il, retirez-vous. Dans dix minutes la force armée sera ici; les ordres du ministre sont formels. Quant à vous, monsieur, lança-t-il à Philippe, si vous n'employez votre influence à faire cesser ce scandale...

—Il n'y a aucun scandale, tout le monde ici est fort calme, sauf vous.

D'autres officiers arrivèrent; quant aux Gardes nationaux, prudents, ils attendaient des nouvelles rassurantes pour sortir de leurs maisons.

La pluie tombait plus fort.

—Moi, je m'en vas à m'maison, dit un manifestant fatigué. Beaucoup le suivirent et il ne resta plus autour de Philippe qu'une poignée de braves.

En face d'eux, ne sachant trop que faire, le sous-préfet et l'état-major de la Garde nationale discutaient à voix basse.

Soudain, une voix éraillée tomba du ciel.

—Et nous y voici... belle porte. Milord..., beau point de vue... beaux officiers... nommés par les Anglais.

C'était Jalabert qui ayant vu se former une troupe et se préparer une bataille avait, en vieux soldat, marché au canon et qui, commençant à s'ennuyer, avait escaladé par une gouttière un des piliers du porche.

—Toi, mon bonhomme, dit le sous-préfet, furieux, je vais te faire arrêter.

—Yes, Milord, répondit le bonhomme, si la paille est fraîche, allons-y gaiement.

Le rire rapprocha aussitôt les hommes de Philippe et les Gardes nationaux. Devant cette vieille plaisanterie abbevilloise, ils ne furent plus que des gens d'une même ville qui se rencontrent chaque jour dans les rues et s'amusent des mêmes fantoches.

Bourgeois et ouvriers unis au fond dans leur mépris du fonctionnaire se divertirent à entendre le sous-préfet discuter avec l'ivrogne.

Philippe, voyant l'affaire terminée, salua et s'éloigna lentement. Du bout de la rue, il entendait crier: «Vive le 106e! Vive le colonel Achard! Vive la duchesse de Berry!»

Il pensait aux belles foules nerveuses de Paris.




VII

Geneviève avait été inquiète, mais quand Philippe la rejoignit dans le jardin, et lui raconta sa matinée, elle s'amusa comme une mère indulgente d'une plaisanterie de collégien.

Cependant, la bonne ville était mécontente. «L'Abbevillois» fit un long article: «Hier des bruits sinistres ont couru en ville; d'honnêtes ouvriers trompés par des agitateurs dangereux auraient levé, dit-on, le drapeau rouge de la révolte...

Le sous-préfet adressa au préfet un terrible rapport où la perfidie de l'ingénieur séditieux contrastait avec le courage de l'héroïque représentant de l'administration.

Le préfet proposa à l'ingénieur en chef la révocation de M. Viniès.

«M. Trélat, Ministre des travaux publics, est un homme d'ordre, adversaire résolu des Ateliers Nationaux, il vous l'accordera certainement.

«D'ailleurs, si vous ne jugez pas à propos de transmettre ma plainte, je demanderai moi-même cette révocation par l'intermédiaire de mon département.»

Lecardonnel et Bertrand d'Ouville firent ensemble une démarche pour sauver Philippe; ils parlèrent avec une émotion vraie de sa jeune femme et de son enfant.

Le préfet, qui n'était pas un mauvais homme, fléchissait et Bertrand d'Ouville trouva l'argument qui acheva de le convaincre.

—N'avez-vous pas, Monsieur le préfet, un intérêt personnel évident à conserver une opposition. Les socialistes sont fort rares dans ce pays du bon Dieu. Je n'y connais que M. Viniès et moi. Si M. Viniès s'en va, je reste seul et je les représente fort mal. Dès lors, vous vous privez de ces triomphes faciles qui font à la fois votre force dans le département et votre prestige auprès du pouvoir central.

Le préfet consentit à surseoir un mois, aussi bien, voulait-il savoir comment les événements tourneraient à Paris avant de se faire un ennemi car la dissolution des Ateliers nationaux allait jeter dans les rues 100.000 hommes désespérés auxquels cette injustice paraîtrait d'autant plus odieuse qu'elle leur serait infligée par des ministres qui leur devaient tout.

Le Gouvernement était encore composé des hommes de février que le jeu mystérieux des rouages du inonde acculait à un reniement involontaire et douloureux.

Ledru-Rollin qui se trouvait toujours porté en avant de ses propres idées s'étonnait d'avoir à se faire défendre de ses amis par ses ennemis.

Lamartine, pâle, défait, découvrait avec effroi des passions humaines dans la belle République qu'il avait tant aimée et dont il avait fait si longtemps l'Elvire de sa maturité.

Devant le danger, le pouvoir glissait, suivant une pente naturelle au général Cavaignac, honnête homme, qui savait manœuvrer des fusils.

La lutte fut brève et les deux côtés héroïques.

De Doullens, d'Amiens, de Rouen, des bataillons de gardes nationaux vinrent bravement faire ce qu'ils croyaient être leur devoir. «Un homme ce n'est rien, mais c'est l'idée» disait un ouvrier blessé à mort.

Les courages étant égaux, la stratégie gagna la bataille. Cavaignac comprit le premier, qu'une armée dans une grande ville doit, avant tout, demeurer concentrée. En février, les régiments, dispersés dans leur caserne ou occupant des points que l'on croyait importants, s'étaient trouvés isolés dans la foule et avaient vite capitulé. Cavaignac fit un camp retranché autour de la Chambre des Représentants, maintint les communications de ce camp avec son arsenal et sur ce centre appuya ses colonnes d'attaque; il fut vainqueur.

Alors, ceux qui avaient eu peur sortirent de leurs abris et réclamèrent des victimes.

Dans la petite ville même où les vagues de la révolution étaient venues mourir en rides silencieuses et légères, on demandait l'arrestation des meneurs, l'ingénieur Philippe Viniès et cet ouvrier Lecadieu qui avait pris la parole à l'attaque de la sous-préfecture.

Un dimanche soir, Bertrand d'Ouville entra chez les Viniès, fort ému; il arrivait de Paris et avait vu le ministre.

—Mes enfants, dit-il, il faut partir; là-bas, on parle d'arrêter Ledru-Rollin, Louis Blanc et Caussidière; le sous-préfet vous a dénoncés et l'on s'occupe aussi de vous. Lecardonnel et moi nous ferons facilement traîner les choses assez longtemps pour vous embarquer pour l'Angleterre; j'y ai des amis qui vous y emploieront.

—Pourquoi fuir, dit Philippe, je n'ai rien à me reprocher.

Geneviève le supplia d'accepter. Si même il n'y avait pas de danger immédiat, elle était malheureuse. Leur propriétaire leur avait donné congé; les commerçants refusaient de la servir; dans la rue, les hommes tournaient la tête pour ne pas la saluer.

Quand elle voulait fortement, Philippe était faible devant elle.

—Et nous laissera-t-on partir? dit-il.

—Cela, dit Bertrand d'Ouville, j'en fais mon affaire. Le préfet sera trop heureux d'éviter un procès qui serait ridicule. Je vous embarque à Boulogne dans trois jours.

—Quels tristes animaux que les hommes, dit Philippe.

—Eh! oui, dit Bertrand d'Ouville, mais on peut aimer les animaux.

Et, pour les distraire, il parla de Paris.

—Tout est de nouveau calme, j'ai été au Cirque! il y avait foule; tous les beaux, des demoiselles, des représentants... mon coiffeur du Palais Royal m'a dit: «Nous revoyons des Anglais».

 *
*  *

Les trois jours qui suivirent furent si remplis que les Viniès n'eurent guère le temps de penser à la tristesse de l'exil prochain; Geneviève remplissait des caisses, le bébé maladroit et affairé trottait derrière elle dans la maison, jetait ses jouets en désordre dans toutes les malles et se faisant renverser cent fois par jour, poussait des cris furieux qu'il fallait apaiser.

Philippe transformait en argent liquide la petite somme qui leur restait, mettait en ordre son bureau et, à ses moments perdus, aidait Geneviève.

Il était beaucoup plus découragé qu'elle.

—Ne cherche pas à prévoir, lui disait-elle, rien n'est jamais si beau ni si triste qu'on l'aurait cru; fais comme moi, j'emballe; je ne pense pas à autre chose.

Cependant, le matin du départ, quand ses bagages furent achevés, elle faiblit un peu. Avec la petite bonne affolée qui pleurait, elle fit le tour de sa maison, regarda les murs nus, les armoires ouvertes et vides, les lits sans draps et sans couvertures et, par les fenêtres sans rideaux, le petit jardin de curé qu'elle avait cultivé elle-même.

—Ma petite maison... dit-elle; elle n'était pas belle, mais j'avais fini par m'y attacher.

Mais, trouvant Philippe en bas, elle lui sourit maternellement.

Le bébé, que tout amusait, leur fut utile en chemin de fer. À Boulogne, Bertrand d'Ouville les attendait, il était là depuis la veille et avait tout préparé. Sa voiture les emmena jusqu'au bateau. M. Lecardonnel avait fait le voyage pour leur dire adieu. La tête sur l'épaule, son mufle de vieux lion enfoui dans le mouchoir jaune, il serra la main de Philippe.

—Au revoir, Viniès, ne regrettez rien... la vie recommence à chaque instant... série noire, série blanche... comprenez-vous?

Geneviève, tenant son fils par la main, se sentait enfin calme et presque heureuse. Le long du quai, le petit paquebot se balançait et la passerelle de bois craquait suivant un rythme lent.

—C'est curieux, dit-elle à Bertrand d'Ouville, cet inconnu ne m'effraye pas; je n'ai pas été heureuse ici, nos rares amis viendront nous voir et puis l'étranger... il me semble commencer une vie aventureuse.

—Oui, vous verrez qu'il y a une certaine douceur à vivre en Angleterre, les Français que vous y rencontrerez vous paraîtront si agréables.

Elle sourit: «Vous n'êtes pas encourageant.»

—Je m'explique mal: j'aime le caractère anglais... beaucoup, mais je veux dire que des hommes comme Viniès y apprendront combien tel Français qu'il méprisait ici sont plus près de lui vraiment que l'Anglais le plus libéral.

Sur le paquebot, une cloche sonna, le bébé effrayé se serra contre sa mère.

—Il faut partir, dit-elle... adieu.

Les trois exilés traversèrent la passerelle. Ils restèrent sur le pont du bateau. Geneviève s'assit sur une caisse, son fils à côté d'elle; de larges gouttes de pluie tombaient pesamment. La cloche sonna à nouveau; la passerelle fut retirée, et le bateau à aubes, maladroit, s'écarta lentement du quai. Sur le pont encombré Philippe et Geneviève semblaient se serrer plus près l'un de l'autre dans la pluie qui devenait forte.

—La dernière fois que je suis venu ici, dit Bertrand d'Ouville, comme les deux vieillards s'éloignaient, c'était en 1811. Je vis sur cette place l'Empereur qui galopait sur un cheval gris. Il voulut traverser le port à marée basse, mais sa monture buta contre un cordage et Napoléon roula dans la vase. Il était furieux.




VIII

Bertrand d'Ouville à Geneviève Viniès

Abbeville, octobre 1853.

Abbeville est en fête aujourd'hui: M. Bonaparte et l'Impératrice nous rendent visite pour la première fois. J'ai donné congé à mes domestiques et suis seul dans la maison. Des souris trottinent derrière les boiseries. Mes chiens couchés à mes pieds méprisent comme moi les grands de ce monde. Par les fenêtres ouvertes m'arrivent le son des cloches et le bruit du canon. Des bouffées de musique, des cris de marchands, des rires de femmes surgissent du murmure continu de la foule que l'on devine autour du jardin. Je jouis de ma solitude, et je rêve.

Tous nos bourgeois ont pavoisé: ce gouvernement protégera leurs placements. Notre sous-préfet, inamovible, vient de passer en bel uniforme. Je vois maintenant que c'est avec sagesse qu'il divisait sa vie en trois parts: il devait consacrer la première au Roi, la seconde à la République et la troisième à l'Empire. Il était hier fort occupé à faire effacer des monuments publics l'Égalité et la Fraternité.

Par ses ordres aussi on coupe les arbres de la liberté et on en distribue le bois aux pauvres, ce qui est peut-être un symbole profond.

Cependant la bonne ville, assise au milieu des terres, tient ses marchés rustiques, aux jours consacrés. Mme Urbain vend des légumes, monsieur Pillet des chapeaux et monsieur Larcher du latin. Le gendarme Gorenflot fait des rapports sur les suspects d'aujourd'hui qui sont les mêmes que ceux d'hier. Et Milord Yes montre la Cathédrale et couchera ce soir au violon. Vous seuls, mes pauvres enfants, êtes exilés de ce beau pays pour avoir renversé monsieur Guizot au profit de monsieur de Morny.

Ce gouvernement a pour lui les baïonnettes, l'Église, la banque et la légende: il durera. «L'anarchie est heureusement accouchée du despotisme: la mère et l'enfant se portent bien». Ainsi Paris se console par des mots, mais ne les croyez pas: la mère est morte en couches.

Faut-il en pleurer? Monsieur Bonaparte est l'élu de la nation et la voix du peuple sous mes fenêtres ratifie le plébisciste. Pour moi j'en reviens à mon Pascal: «Qui doit passer le premier? Le plus savant? Mais qui jugera? Il a quatre laquais: je n'en ai qu'un. C'est à lui de passer. Il n'y a qu'à compter et je suis un sot si je conteste.»

Ma cuisinière rentre, radieuse, Elle a vu leurs majestés:

—Monsieur a eu tort de ne pas venir. C'était bien beau, mais l'Empereur est laid.

—Comment, laid?

—Oui: il a l'air triste. Mais l'Impératrice est très polie: c'est une belle rousse.

Et elle veut dire blonde: tous nos malheurs, dirait Lecardonnel, viennent de ce que les peuples emploient des mots qu'ils ont négligé de définir.

Je ne le vois plus souvent, Lecardonnel; il vieillit beaucoup, et ne quitte guère ce tableau noir où il se prépare de la besogne pour l'éternité.

Vous souvenez-vous de ces pierres gravées que je vous disais préhistoriques? Je viens d'en trouver au Moulin Quignon un admirable spécimen. C'est un homme qui lutte avec un renne; le dessin est d'un naturel vraiment vigoureux.

Mais les savants officiels se refusent encore à admettre mes théories. Ils les disent maintenant contraires à la religion. C'est pour toute découverte, la seconde période. À la troisième on vous répond: «Cela est vrai, mais nous le savions depuis longtemps.»

La sobre lumière de l'automne picard nous fait ce soir un couchant gris rose sur lequel les pignons du Bourdois détachent leurs silhouettes pointues et grêles; les tours de Saint-Vulfran unissent toujours à la beauté sévère des nombres l'esprit de leurs balustrades ajourées; dans la cour voisine, la grâce précise de l'Hôtel de Vence me rappelle votre visage. Les couleurs et les formes me consolent des hommes; mais je suis quelquefois triste et j'aurais grand besoin de vous.

À bientôt donc, et comme nous disions au temps de notre courte république: salut et fraternité. La formule m'étonna jadis; je la trouve maintenant assez belle quand on la réserve à ceux que l'on aime.




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