Noa Noa
C'est toute une foule exprimant son amour pour un homme, et cet homme est le roi. C'est le dialogue, grandiose jusqu'à l'horreur et jusqu'à l'épouvante, d'un homme et de la foule.
Demain, il sera le maître, il disposera à son gré des destinées assujetties à la sienne et tout l'avenir est à lui. La foule n'a qu'une heure!
Des hommes et des femmes, entièrement nus, entourent le roi en dansant des danses lascives, et s'efforcent de toucher certaines parties de son corps de certaines parties du leur. Il ne parvient pas toujours à éviter les contacts, à se préserver des souillures. Et l'épilepsie populaire grandit, devient furieuse. Toute l'Ile douce vibre d'affreux cris: dans le soir qui tombe, l'apparition fantastique d'une multitude folle, aux geste forcenés.
Mais tout à coup les sons de la trompette et du tambour sacerdotaux retentissent.
Fin de l'Hommage, fin de la fête; signal de la retraite. Les plus délirants obéissent, tout s'apaise; un brusque silence, absolu, s'est fait.
Le roi se lève et rentre dans son palais, accompagné de sa suite, solennellement, majestueusement.
IX
PARAHI TÉ MARAË [Là réside le Temple]
_Passant, l'âme divine anime jusqu'aux lieux
Où s'accomplirent les ineffables mystères.
Comme Hina est la lune et, Téfatou, la terre,
Passant! le Temple vit, passant! le Temple est Dieu.
Or, plus d'un sage a vu s'ouvrir sur les hauts lieux
Des bouches que la soif de notre sang altère:
Garde-toi des sommets qu'on croirait solitaires,
Toute cime est un Temple et tout Temple est un Dieu.
O passant! garde-toi de marcher sur la terre
Où s'épancha le vin rouge et noir des mystères,—
Tu sentirais dans tes talons la dent d'un Dieu.
Car, tandis qu'en nos coeurs le culte pur s'altère,
Un Temple indestructible habite les hauts lieux,
Et les Dieux éternels y rêvent, solitaires._
I
_Sommet d'horreur de l'Ile Heureuse, là réside
Le Temple, lieu vivant, ouvert, sauvage, avide.
Là sont les pieds des Dieux qui supportent le poids
Des cieux, là vient mourir la richesse des bois,
Tout en haut de l'Aroraï, cimier des cimes,
Là s'égouttait le sang, autrefois, des victimes
Où les vivants communiaient pieusement,
Et ce rite était cher aux Atuas cléments
Qui, gouvernant selon leur sagesse profonde,
Autrefois! l'effroyable expansion des mondes,
Pardonnaient à la vie en faveur de la mort.
Alors l'Ile était riche, et le peuple était fort,
Et connaissait l'amour, et connaissait la joie.
Qui buvait, au sommet d'où le soleil flamboie
Et rayonne sur l'univers, le flux vital
De la douleur. Splendeur d'autrefois féodal!
Alors Otahiti riait dans la lumière.
Fille franche des eaux, délicieuse et fière.
Qu'illustraient de son sang les sacrificateurs,
Quand, de toute l'ardeur du ciel, sur les hauteurs
Sublimes, Taora, que sa gloire contemple,
Entretenait la flamme homicide du Temple
Où venaient les héros allumer leur vertu.
II
Or, voici que le cri des victimes s'est tu,
Et voici que partout, dans les langueurs de l'Ile,
Coeurs de mâles et flancs de femmes sont stériles.
La prudence, la peur et l'épargne ont tari
Le sang dont le sommet sacré n'est plus fleuri
Et qui stagne aux longs bords des siestes énervantes.
Et la vieille Forêt, dont la sève fervente
Prodigue éperdument ses flots insoucieux—
Palmiers fins dont le front frémit au bord des cieux,
Tamaris, hibiscus, fougères gigantesques,
Lianes sinuant leurs souples arabesques.
L'arbre de rose et le manguier qui chargent l'air
D'un faste d'ombre et de parfum, l'arbre de fer,
Le santal odorant dont l'écorce étincelle,
Et toute la Forêt généreuse, où ruisselle
En nappes d'ombres par les lourdes frondaisons
Et s'évapore en amères exhalaisons
La puissante liqueur de l'éternelle vie,
La Forêt douloureuse et la Forêt ravie,
Où la nature naît, meurt et renaît sans fin,—
Dénonce et blâme avec le tumulte divin
De l'amour la folie et le crime de l'homme,
Qui, de ses pâles jours lâchement économe,
Et corrompu d'orgueils interdits aux mortels,
S'empoisonne du sang qu'il dérobe aux autels!
III
_Vers la cime à jamais déserte et diffamée,
Où ne s'exhale plus la féconde fumée
Du sang, vers le lieu mort ou régnèrent les Dieux,
Où l'homme pria, seuls font les arbres pieux,
De leurs rameaux légers agités par la brise,
Un geste d'encensoir vaste qui s'éternise.
Vers le rivage ému de frissons argentés
Rit et chante, aime et dort toute une humanité
Puérile, ingénue, oublieuse, frivole,
Rayonnante au soleil, comme les vagues molle.
Et jouissant du jour tant qu'il luit.—Iméné!
Glas de la vie! Echo du passé profané!
Chant immémorial de gaîté démentie
Par la menace de très haut appesantie!_
IV
_Les Dieux sont mort, et Tahiti meurt de leur mort.
Le soleil autrefois qui l'enflammait l'endort
D'un sommeil désolé d'affreux sursauts de rêve,
Et l'effroi du futur emplit les yeux de l'Eve
Dorée: elle soupire en regardant son sein,
Or stérile scellé par les divins desseins.
Les Dieux sont morts.—Mais quand, sur son char de ténèbres,
Le Soir, pourpre d'amours et de meurtres célèbres,
Apparaît, pourchassant le Soleil furieux.
Du fond de leur tombeau se relèvent les Dieux
Qui, sur la cime, en un formidable concile,
Durant toute la nuit demeurent, immobiles,
Les bras dardés vers la mer. Et, du haut du mont,
Par milliers vers la grève essaiment les démons,
Tupapaüs, esprits des morts, larves cruelles,—
Qui, dans l'étroite case, en repliant leurs ailes,
Vers la couchette où la peureuse ne dort pas,
Se glissent, froids frôleurs, et chuchotent tout bas:
C'est l'heure des Dieux, c'est soir des Dieux, c'est Soir!
Viens: pour les servir c'est toi qu'ils ont élue.
C'est soir de la mort et de l'amour, c'est Soir!
Viens: pour les aimer c'est toi qu'ils ont voulue.
Tu n'iras plus danser au bord de la mer,
Cueillir en chantant la fleur des lauriers-roses,
Baigner l'or de ton corps à l'or de la mer,
Fondre ton rêve au vague rêve des choses.
Tu ne dormiras plus sous les pandanus,—
Nous allons te saisir entre nos mains creuses:
Les vivants qui t'aimaient sous les pandanus
Ont-ils su féconder ta chair amoureuse?
Ton sang est condamné! Le temps est venu
Où l'homme doit mourir pour ne pas revivre!
Il a trahi ses Dieux: le temps est venu
Où dans la nuit de la mort il doit les suivre—
Afin que le Roi, le seul Roi, Taora,
Couve à nouveau l'oeuf de l'éternel mystère,
Afin que le Roi, le seul Roi, Taora,
Partage à de plus grands que l'homme la terre.
Et comme une femme était, au premier jour,
De qui procéda la vie et l'espérance,
Qu'une femme aussi se lève, au dernier jour.
De qui vienne la mort et la délivrance.
Tu n'échapperas pas à l'amour des Dieux!
Ils te possèderont dans ta juste joie,
Téhura, glorieuse amante des Dieux,
Ou tu seras dans ton désespoir leur proie!
C'est l'heure des Dieux, c'est soir des Dieux, c'est Soir!
Viens: pour les servir c'est toi qu'ils ont élue.
C'est soir de la mort et de l'amour, c'est Soir!
Viens: pour les aimer c'est toi qu'ils ont voulue.
Et l'enfant voit dans sa terreur le sanctuaire
Antique, l'appareil des rites mortuaires,
L'autel, le prêtre rouge, et l'oeil phosphorescent
Des démons, et les Dieux au geste menaçant,
Et sa race au grand coeur d'autrefois, qui succombe
Et gravit humblement les rampes de la tombe
Où l'appellent les Dieux qu'elle a mis en oubli:
Sommet d'horreur de l'Île Heureuse, là réside
Le Temple, lieu toujours vivant, toujours avide._
V
L'enfant voit—et déjà les temps sont accomplis.
L'homme est mort. Il est mort pour ne jamais renaître.
Les Îles et les Eaux servent un autre maître,
Meilleur, et dont les yeux sont des foyers d'amour
Et de joie,—et l'enfant, qui s'étonne du jour
Nouveau, songe qu'elle est morte,—et la mort est douce
Comme la sieste, au bord de la mer, sur la mousse.
* * * * *
_L'Aroaï tonnait dans la nuit du déluge,
Inaccessible et seul, phare, temple, refuge,
Parmi l'horreur de l'épouvantable marée,
Et, lui dédiant leurs âmes désespérées,
Quelques uns, les meilleurs de tes fils, race impie,
Race oublieuse du vrai chemin de la vie,
Atteignirent la Cime et purent voir encore
Sur l'abîme des eaux se lever les aurores.
Bientôt recommença la coutumière extase:
Lumière! Amour! Bientôt le seuil fleuri des cases
Sonna du rire clair des enfants. L'Ile Heureuse
Respirait à nouveau la lumière amoureuse,
Et du sommet sacré les Dieux veillaient sur elle.
Car elle fut durant de longs âges fidèle,
Et, gravissant aux jours marqués la cime rude,
Aux Invisibles de la haute solitude
Les générations longtemps, selon le rite,
Versèrent le flots des libations prescrites.
Vint le crime et vint la peine.
Ceux qu'on oublie,
Les Dieux se sont vengés sur ta gloire, abolie,
Race défaite, race réduite et captive,
Et tu ne mires sur l'enchantement des rives
Que l'indolence d'un sourire nostalgique
Où le ressouvenir de ta grandeur tragique,
Écrit en traits d'inaltérable orgueil, demeure.
Qu'attends-tu, sachant la fatalité de l'heure
Et que les Dieux trahis ignorent l'indulgence?
Ah! reconquiers ton vieil honneur dans leur vengeance!
Hors du temps lâche qui lentement te décime,
Bondis jusque vers l'éternité de la Cime
Qui tonne encore comme en la nuit de l'antique
Désespoir, et plus haut que le flux méphitique
De l'injure, de l'esclavage, de la honte,
Retourne à tes Dieux, race expirante: remonte!_
Ces derniers vers, hier l'actualité, aujourd'hui l'Histoire les souligne d'une singulièrement émouvante coïncidence.
La fière race maorie n'a pas attendu nos conseils pour se résoudre à l'héroïsme du suicide, et si elle ne remonte pas, littéralement, à la Montagne du Sacrifice, si elle accepte le mode, plus moderne, de la fusillade, c'est tout de même à la mort qu'elle va, pour l'amour de son propre et national idéal, et c'est donc à ses Dieux qu'elle retourne.
Tel, du moins, l'exemple de grandeur que donna au monde—mais la presse là-dessus soigneusement fit le silence—la population de Raïatéa, l'une des Iles-sous-le-vent.
Les spécialistes qui dirigent notre "expansion coloniale", ayant décidé d'annexer à nos possessions océaniennes ce petit groupe d'îles, usèrent d'abord, humainement, des moyens diplomatiques. Mais ils commirent une lourde faute en confiant ce soin au nègre qui gouvernait Tahiti, Lacascade.
Celui-ci envoya à Raïatéa un messager, qui réussit, par la ruse, à amener sur la plage le chef de l'île, accompagné de chefs subalternes. A peine étaient-ils en vue que, du navire de guerre qui attendait à distance le résultat de cette première tentative, on dépêchait à terre des embarcations armées, tandis que, sur le navire-même, on braquait en sourdine les canons.
Les indigènes, qui ont la vue très perçante, conçurent de ces manoeuvres quelque défiance, et se retirèrent en bon ordre. Les troupes de débarquement furent reçues à coups de fusil et obligées de retourner à bord au plus vite. Plusieurs matelots et un enseigne expièrent la maladresse de Lacascade et de son messager.
A quelque temps de là, un des spécialistes dont nous parlions, M. Chessé, s'étant fait fort de venir à bout des révoltés par la simple persuasion, le gouvernement l'en crut. Cela coûta une centaine de milliers de francs à la Colonie, capital dépensé en de nombreux envois de messagers aux différents chefs insoumis et en une infinité de petits cadeaux aux femmes indigènes: ballons rouges, boites à musique, etc.
Ces moyens de séduction n'ayant produit aucun résultat, il fallut recourir aux armes.
Le feu commença le 1er janvier 1897.
Il devait durer, les montagnes pouvant cacher les Maories pendant longtemps.
—Pourquoi ne voulez-vous pas être, comme ceux de Tahiti, gouvernés par les lois françaises?—demandait-on à un indigène quelques jours avant l'action.
—Parce que nous ne sommes pas à vendre, parce que nous nous trouvons très bien comme nous sommes, et parce que nous voulons rester nos maîtres. Nous savons, du reste, par l'exemple de Tahiti précisément, en quoi consistent les bienfaits de votre civilisation. A peine installés, vous prenez tout, la terre et les femmes, et sous prétexte d'ivrognerie, de vol, vous nous envoyez en prison pour nous donner, sans doute, le goût des vertus dont vous parlez beaucoup et que vous ne pratiquez pas. Et les amendes! et les papiers timbrés! et les impôts! et les gendarmes! et les fonctionnaires!….
—Mais qu'espérez-vous?
—Rien. Nous savons que nous serons vaincus. Qu'importe! Si nous nous rendions, les principaux de nos chefs seraient envoyés à Nouméa, au bagne, et comme, pour un Maorie, la mort loin de la terre natale est ignominieuse, nous préférons mourir chez nous. Ce n'est pas nous qui avons provoqué les troubles, mais il n'y aura pas de repos durable tant que Maories et Français seront côte à côte. Il faut donc nous tuer tous. Vous n'aurez plus alors à vous disputer qu'entre vous. Pour nous, nous n'avons d'autre recours que la fuite quotidienne dans la montagne.
X
Le Conteur parle
Depuis une quinzaine de jours, les mouches, rares auparavant, abondaient et devenaient insupportables.
Et tous les Maories de se réjouir: les bonites et les thons allaient monter des bas-fonds. Les mouches annonçaient la saison de la pêche, la saison du travail. Mais n'oublions pas qu'à Tahiti le travail est un plaisir.
Chacun vérifiait la solidité de ses lignes, de ses hameçons. Femmes et enfants, avec une activité insolite, s'employaient à traîner des filets, ou plutôt de longues barrières en feuilles de cocotier, sur les bords du rivage, sur les coraux qui garnissent le fond de la mer, entre la terre et les récifs. On parvient à prendre ainsi certains petits poissons dont les thons sont friands.
Quand les préparatifs furent achevés, ce qui ne demanda pas moins de trois semaines, on lança à la mer deux grandes pirogues accouplées, garnies à l'avant d'une très longue perche, susceptible d'être relevée vivement au moyen de deux cordes fixées à l'arrière: la perche est pourvue d'un hameçon et d'un appât; quand le poisson a mordu, il est aussitôt tiré de l'eau et emprisonné dans l'embarcation.
Nous prîmes la mer (j'étais—naturellement—de la fête) un beau matin et nous eûmes vite franchi la ligne des récifs. Nous nous aventurions, maintenant, assez loin au large. Je vois encore une tortue, la tète hors de l'eau, qui nous regarde passer.
Tous les pécheurs étaient d'humeur joyeuse et ramaient vivement.
Nous arrivons à un endroit où la mer est très profonde et qu'on nomme le Trou aux Thons, en face des Grottes de Mara*. C'est là, dit-on, que ces poissons, la nuit, vont dormir, à des profondeurs inaccessibles au requins.
* Le mot mara se retrouve dans la langue des bouddhistes, où il signifie mort et, par déduction, péché.
Un nuage d'oiseaux de mer plane au dessus du trou, épie les thons. Dès qu'un poisson apparaît à la surface, les oiseaux se laissent tomber à la mer avec une inconcevable rapidité, puis remontent, un lambeau de chair au bec.
Ainsi, partout, dans la mer et dans l'air, et jusque sur nos pirogues, de toutes parts on médite le carnage ou on l'accomplit.
Comme je demandais à mes camarades pourquoi ils ne filaient pas une longue ligne à fond dans le Trou aux Thons, il me fut répondu que c'était impossible: lieu sacré.
—Là réside le Dieu de la mer.
Je pressentais une légende, j'obtins sans peine qu'on me la contât.
Roüa Hatou, espèce de Neptune tahitien, dormait au fond de la mer, dans cet endroit.
Un Maorie fut assez imprudent pour y aller pêcher, et, son hameçon s'étant accroché aux cheveux du Dieu, le Dieu s'éveilla.
Furieux, il monta à la surface pour voir qui avait en l'insolence de troubler son repos, et, quand il sut que le coupable était un homme, il décida aussitôt que toute la race humaine, pour expier l'impiété d'un seul, périrait.
Du châtiment, pourtant—mystérieuse indulgence—fut excepté précisément l'auteur du crime.
Le Dieu lui ordonna d'aller, avec toute sa famille, sur le Toa Marama*, qui, d'après les uns, est une île ou une montagne, et, d'après les autres, une pirogue, une "arche".
* Toa Marama signifie "Le guerrier de la Lune". Cette étymologie donne à penser que la maléfique Hina fut pour quelque chose, selon les croyances populaires, dans le cataclysme du déluge.
Quand le pêcheur et sa famille se furent rendus au lieu dit, les eaux de la mer commencèrent à monter. Elles couvrirent peu à peu jusqu'aux sommets les plus élevés, et firent périr tous les vivants, à l'exception de ceux qui s'étaient réfugiés sur (ou dans) le Toa Marama.
Plus tard, ils repeuplèrent les Iles.*
* Cette légende est une des nombreuses explications maories du déluge.
Nous dépassâmes donc le Trou aux Thons, et un homme fut désigné par le patron des pirogues pour enfoncer la perche dans la mer et jeter l'hameçon.
On attendit, de longues minutes durant. Aucun thon ne venait mordre.
Ce fut le tour d'un autre rameur, et, cette fois, un superbe thon mordit, fit ployer la perche. Quatre bras vigoureux soulevèrent l'arbuste en tirant les cordes à l'arrière, et le thon parut à la surface. Mais aussitôt un gros requin bondit sur les vagues: quelques coups des terribles dents, et nous n'avions plus, au croc de l'hameçon, qu'une tête coupée.
Le patron me fit signe. Je jetai l'hameçon.
Au bout de très peu de temps, nous pêchions un thon énorme.—J'entendis, sans trop y prendre garde, mes voisins rire entre eux et chuchoter.—Assommé à coups de bâton sur la tête, l'animal, frémissant des spasmes de l'agonie, s'agitait dans la pirogue, et son corps, transformé en miroir brillanté de facettes, jetait les éclairs de mille feux.
Une seconde fois, je fus aussi heureux.
Décidément, le Français portait chance! Mes compagnons me félicitaient joyeusement, protestant que j'étais un homme de bien, et moi, tout glorieux, je ne disais pas non.
Mais, dans le concert des louanges, je distinguai, comme lors de mon premier exploit, des chuchotements et des rires inexplicables.
La pêche continua jusqu'au soir.
Quand la provision de petits poissons amorces fut épuisée, le soleil allumait de flammes rouges l'horizon et dix magnifiques thons surchargeaient la pirogue.
On se prépara au retour.
Pendant qu'on mettait tout en ordre, je demandai à un jeune garçon le sens des paroles échangées tout bas et des rires qui avaient accueilli mes deux captures. Il refusa de me répondre. Mais j'insistai, sachant combien peu le Maorie possède de force de résistance, comme il se rend vite quand on le presse énergiquement.
Mon interlocuteur finit par me confier que, si le poisson est pris par l'hameçon à la mâchoire inférieure—et mes deux thons avaient été pris ainsi—cela signifie infidélité de la vahiné pendant l'absence du tané.
Je souris, incrédule.
Et nous revînmes.
La nuit, aux tropiques, tombe vite. Il s'agit de la devancer. Vingt-deux alertes pagaies plongeaient et replongeaient ensemble dans la mer, et les rameurs, pour s'exciter, criaient en cadence. Un sillage phosphorescent s'ouvrait derrière nos pirogues.
J'eus la sensation d'une fuite folle: les redoutables maîtres de l'océan nous poursuivaient; autour de nous bondissaient, comme des troupeaux fantastiques, aux formes infinies, les poissons effrayés et curieux.
Deux heures après, nous approchions de l'entrée des récifs.
La mer y déferle furieusement, et le passage est dangereux à cause de la lame. Ce n'est pas une manoeuvre aisée que de bien présenter le devant de la pirogue à la barre. Mais les indigènes sont adroits et, avec un vif intérêt, non sans un peu de crainte aussi, je suivis l'opération, qui s'exécuta parfaitement.
Devant nous, la terre s'éclairait de feux mouvants—flammes de torches énormes que fournissent des branches sèches de cocotiers. Et le spectacle était admirable: sur le sable, au bord des flots illuminés, les familles des pêcheurs nous attendaient. Quelques figures se tenaient assises, immobiles, d'autres couraient le long du rivage en agitant les torches; les enfants sautaient ça et là et on entendait de loin leurs cris aigus.
D'un puissant élan, la pirogue s'éleva sur le sable.
Aussitôt on procéda au partage du butin.
Tous les poissons furent déposés à terre, et le patron les divisa en autant de parts égales qu'il y avait eu de personnes—hommes, femmes, enfants,—pour concourir à la pêche aux thons et à la pêche aux petits poissons-amorces.
Cela fit trente-sept parts.
Sans perdre de temps, ma vahiné prit la hache, fendit le bois, alluma le feu, tandis que je faisais un peu de toilette et que je me couvrais à cause de la fraîcheur de la nuit.
De nos deux parts, l'une fut cuite, et Téhura garda la sienne crue.
Puis elle m'interrogea longuement sur les divers incidents de la pêche et je satisfis avec complaisance sa curiosité. Elle s'égayait de tout, contente et naïve, et je l'observais sans rien lui laisser voir de mes secrètes préoccupations. Au fond de moi, une inquiétude sans plausibles causes s'était éveillée et ne voulait plus dormir. Je brûlais de faire à Téhura une question, une certaine question … et j'avais beau me dire: A quoi bon? je me répondais à moi-même: Qui sait?
Vint l'heure du coucher, et, quand nous fûmes tous deux étendus côte à côte, je dis tout à coup:
—Tu as été bien sage?
—Oui.
—Et ton amant d'aujourd'hui, était-il à ton goût?
—Je n'ai pas eu d'amant.
—Tu mens! le poisson a parlé.
Téhura se leva et me considéra fixement. Son visage était empreint d'un caractère inouï de mysticisme et de majesté, d'une grandeur étrange, inconnue et que je n'aurais jamais attendue de sa physionomie naturellement enjouée, de ses traits presque puérils encore.
Une atmosphère nouvelle venait de se créer dans notre petite case: je sentais que Quelqu'un d'auguste venait de se lever entre nous. Oui, malgré moi, je subissais l'ascendant de la Foi, j'attendais l'avertissement d'en haut, et, tout en faisant un rapide et pénible retour sur la stérile vanité de notre scepticisme comparé aux certitudes ardentes d'une croyance et fût-ce d'une superstition quelconque, je ne doutais pas que l'avertissement ne dût venir.
Téhura, doucement, alla s'assurer que notre porte était bien close, et, revenue au milieu de la chambre, fit à haute-voix cette prière:
_Sauvez-moi! Sauvez-moi!
Il est soir, il est soir des Dieux!
Veillez près de moi, ô mon Dieu!
Veillez sur moi, ô mon Seigneur!
Gardez-moi des enchantements et des mauvais conseils;
Gardez-moi de la mort subite,
De souhaiter le mal et de maudire;
Gardez-moi des querelles pour le partage des terres.
Que la paix règne autour de nous!
O mon Dieu, gardez-moi contre les guerriers furieux!
Gardez-moi contre celui qui erre en menaçant,
Qui se plaît à faire peur.
Contre celui dont les cheveux sont toujours hérissés!
Que moi et mon esprit nous vivions,
O mon Dieu!_
Ce soir-là, certes, avec Téhura, moi aussi j'ai prié.
Sa prière finie, elle s'approcha de moi et me dit, les yeux pleins de larmes:
—Il faut me battre, beaucoup me frapper.
Et devant l'expression profonde de ce visage, et devant la beauté parfaite de cette statue vivante, j'eus la vision de la Divinité elle-même que Téhura venait d'invoquer.
Que mes mains soient à jamais maudites si elles osaient se lever sur un chef-d'oeuvre de la nature!
Ainsi, nue, les yeux calmes dans les pleurs, elle me semblait revêtue du manteau de pureté jaune-orangé, du manteau jaune-orangé de Bhixu.
Elle répéta:
—Il faut me battre, beaucoup me frapper, sinon tu seras courroucé longtemps et tu seras malade.
Je l'embrassai.
Et maintenant, l'aimant sans défiance et autant que je l'admirais, je murmurais en moi-même ces paroles du Bouddha: "Oui, c'est par la douceur qu'il faut vaincre la violence, par le bien, le mal, par la vérité, le mensonge."
Cette nuit fut divine comme tant d'autres, plus que toutes les autres,—et le jour se leva radieux.
Dès la première heure, belle-maman nous apporta quelques cocos frais.
Du regard, elle interrogeait Téhura. Elle savait.
Avec un jeu très fin de physionomie, elle me dit:
—Tu as péché, hier. Tout s'est bien passé?
Je répondis:
—J'espère recommencer bientôt.
XI
LE CONTEUR ACHÈVE SON RÉCIT
Il me fallut revenir en France. Des devoirs impérieux de famille me rappelaient.
Adieu, terre hospitalière, terre délicieuse, patrie de liberté et de beauté!
Je pars, vieilli de deux ans, rajeuni de vingt ans, plus barbare qu'à l'arrivée et bien plus instruit.
Oui, les sauvages ont enseigné bien des choses au vieux civilisé, bien des choses de la science de vivre, ces ignorants, et de l'art d'être heureux. Surtout, ils m'ont fait me mieux connaître moi-même, ils m'ont dit ma propre vérité.
—Etait-ce là ton Secret, monde mystérieux? O monde mystérieux d'être la Toute Clarté, tu as fait en moi la lumière, et j'ai grandi dans l'admiration de ton antique beauté, qui est la jeunesse immémoriale de la Nature. Et je suis devenu meilleur d'avoir compris et d'avoir aimé ton âme humaine,—une fleur qui achève de fleurir et dont personne, désormais, ne respirera plus l'odeur.
Quand je quittai le quai, au moment de prendre la mer, je regardai pour la dernière fois Téhura.
Elle avait pleuré plusieurs nuits durant. Lasse maintenant, et triste toujours, mais calme, elle se tenait assise sur la pierre, les jambes pendantes, effleurant de ses pieds larges et solides l'eau salée.
La fleur qu'elle portait, le matin, à son oreille, était tombée sur ses genoux, fanée.
De distance en distance, d'autres, comme elle, regardaient, fatiguées, muettes, mornes, sans pensées, la lourde fumée du navire qui nous emportait tous, bien loin, pour jamais, amants d'un jour.
Et de la passerelle du navire, avec la lorgnette, longtemps encore, tandis que nous nous éloignions, il nous sembla lire sur leurs lèvres ces vieux vers maories:
_Vous, légères brises du sud et de l'est, Qui vous joignez pour vous jouer et vous caresser au-dessus de ma tête, Hâtez-vous de courir ensemble à l'autre Ile. Vous y trouverez, assis à l'ombre de son arbre favori, Celui qui m'a abandonnée. Dites-lui que vous m'avez vue en pleurs.
TABLE
Téhura, j'inscrirai ton nom d'ébène et d'or.
I. Point de vue
II. Le Conteur parle
III. Vivo
IV. Le Conteur parle
V. Papémoë
VI. Le Conteur parle
VII. Navé navé fénua
VIII. Le Conteur parle
IX. Parahi té Maraë
X. Le Conteur parle
XI. Le Conteur achève son récit