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Nord contre sud

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— Mon cher James, répondit Stannard, si nous étions restés dans notre habitation de Jacksonville, il est vraisemblable que nous y serions maintenant en butte aux exactions des autorités, comme tous ceux dont les opinions sont anti-esclavagistes…

— En tout état de choses, monsieur Burbank, ajouta Miss Alice, quand même les dangers devraient être plus grands ici, ne vaut-il pas mieux que nous les partagions?

— Oui, ma chère fille, répondit James Burbank. Allons! j'ai bon espoir, et je pense que Texar n'aura pas même le temps de mettre à exécution son arrêté contre notre personnel!» Pendant l'après-midi jusqu'au dîner, James Burbank et ses deux amis visitèrent les différents baraccons. M. Perry les accompagnait. Ils purent constater que les dispositions des Noirs étaient excellentes. James Burbank crut devoir appeler l'attention de son régisseur sur le zèle avec lequel les nouveaux affranchis s'étaient remis à leur besogne. Pas un seul ne manquait à l'appel.

«Oui!… oui!… répondit Perry. Il reste à savoir comment la besogne sera faite maintenant!

— Ah ça! Perry, ces braves Noirs n'ont pas changé de bras en changeant de condition, je suppose?

— Pas encore, monsieur James, répondit l'entêté. Mais bientôt, vous vous apercevrez qu'ils n'ont plus les mêmes mains au bout des bras…

— Allons donc, Perry! répliqua gaiement James Burbank. Leurs mains auront toujours cinq doigts, j'imagine, et, véritablement, on ne peut leur en demander davantage!»

Dès que la visite fut achevée, James Burbank et ses compagnons rentrèrent à Castle-House. La soirée se passa plus tranquillement que la veille. En l'absence de toute nouvelle venue de Jacksonville, on s'était repris à espérer que Texar renonçait à mettre ses menaces à exécution, ou même que le temps lui manquerait pour les réaliser.

Cependant des précautions sévères furent prises pour la nuit. Perry et les sous-régisseurs organisèrent des rondes à la lisière du domaine, et plus spécialement sur les rives du Saint-John. Les Noirs avaient été prévenus de se replier sur l'enceinte palissadée, en cas d'alerte, et un poste fut établi à la poterne extérieure.

Plusieurs fois, James Burbank et ses amis se relevèrent, afin de s'assurer que leurs ordres étaient ponctuellement exécutés. Lorsque le soleil reparut, aucun incident n'avait troublé le repos des hôtes de Camdless-Bay.

X
La journée du 2 mars

Le lendemain, 2 mars, James Burbank reçut des nouvelles par un de ses sous-régisseurs, qui avait pu traverser le fleuve et revenir de Jacksonville, sans avoir éveillé le moindre soupçon.

Ces nouvelles dont on ne pouvait suspecter la certitude, étaient très importantes. Qu'on en juge.

Le commodore Dupont, au jour levant, était venu jeter l'ancre dans la baie de Saint-Andrews, à l'est de la côte de Géorgie. Le _Wabash, _sur lequel était arboré son pavillon, marchait en tête d'une escadre composée de vingt-six bâtiments, soit dix-huit canonnières, un cotre, un transport armé en guerre, et six transports sur lesquels s'était embarquée la brigade du général Wright.

Ainsi que Gilbert l'avait dit dans sa dernière lettre, le général
Sherman accompagnait cette expédition.

Immédiatement, le commodore Dupont, dont le mauvais temps avait retardé l'arrivée, s'était hâté de prendre ses mesures pour occuper les passes de Saint-Mary. Ces passes, assez difficiles, sont ouvertes à l'embouchure du rio de ce nom, vers le nord de l'île Amélia, sur la frontière de la Géorgie et de la Floride.

Fernandina, la principale position de l'île, était protégée par le fort Clinch, dont les épais murs de pierre renfermaient une garnison de quinze cents hommes. Dans cette forteresse, où une assez longue défense eût été possible, les sudistes feraient-ils résistance aux troupes fédérales? On aurait pu le croire.

Il n'en fut rien. D'après ce que rapportait le sous-régisseur, le bruit courait, à Jacksonville, que les confédérés avaient évacué le fort Clinch, au moment où l'escadre se présentait devant la baie de Saint-Mary, et non seulement abandonné le fort Clinch, mais aussi Fernandina, l'île Cumberland, ainsi que toute cette partie de la côte floridienne.

Là s'arrêtaient les nouvelles apportées à Castle-House. Inutile d'insister sur leur importance au point de vue spécial de Camdless-Bay. Puisque les fédéraux avaient enfin débarqué en Floride, l'État tout entier ne pouvait tarder à tomber en leur pouvoir. Évidemment, quelques jours se passeraient avant que les canonnières eussent pu franchir la barre du Saint-John. Mais leur présence imposerait certainement aux autorités qui venaient d'être installées à Jacksonville, et il y avait lieu d'espérer que, par crainte de représailles, Texar et les siens n'oseraient rien entreprendre contre la plantation d'un nordiste aussi en vue que James Burbank.

Ce fut un véritable apaisement pour la famille, qui alla subitement de la crainte à l'espoir. Et pour Alice Stannard comme pour Mme Burbank, c'était, avec la certitude que Gilbert n'était plus éloigné, l'assurance qu'elles reverraient sous peu, l'une son fiancé, l'autre son fils, sans qu'il y eût à trembler pour sa sécurité.

En effet, le jeune lieutenant n'aurait eu que trente milles à faire, depuis Saint-Andrews, pour atteindre le petit port de Camdless-Bay. En ce moment, il était à bord de la canonnière _Ottawa, _et cette canonnière venait de se distinguer par un fait de guerre, dont les annales maritimes n'avaient point encore eu d'exemple.

Voici ce qui s'était passé pendant la matinée du 2 mars, — détails que le sous-régisseur n'avait pu apprendre pendant sa visite à Jacksonville, et qu'il importe de connaître pour l'intelligence des graves événements qui vont suivre.

Dès que le commodore Dupont eût connaissance de l'évacuation du fort Clinch par la garnison confédérée, il envoya quelques bâtiments d'un médiocre tirant d'eau à travers le chenal de Saint- Mary. Déjà la population blanche s'était retirée dans l'intérieur du pays, à la suite des troupes sudistes, abandonnant les bourgs, les villages, les plantations de la côte. Ce fut une véritable panique, provoquée par les idées de représailles que les sécessionnistes attribuaient aux chefs fédéraux. Et, non seulement en Floride, mais sur la frontière géorgienne, dans toute la partie de l'État comprise entre les baies d'Ossabaw et de Saint-Mary, les habitants battirent précipitamment en retraite, afin d'échapper aux troupes de débarquement de la brigade Wright. Dans ces conditions, les navires du commodore Dupont n'eurent pas un seul coup de canon à tirer pour prendre possession du fort Clinch et de Fernandina. Seule, la canonnière _Ottawa, _sur laquelle Gilbert, toujours accompagné de Mars, remplissait les fonctions de second, eut à faire usage de ses bouches à feu, comme on va le voir.

La ville de Fernandina est reliée à ce littoral ouest; de la Floride, découpé sur le golfe du Mexique, par un tronçon de railway qui la rattache au port de Cedar-Keys. Ce railway suit d'abord la côte de l'île Amélia; puis, avant d'atteindre la terre ferme, il s'élance à travers la crique de Nassau sur un long pont de pilotis.

Au moment où l'_Ottawa _arrivait au milieu de cette crique, un train s'engageait sur ce pont. La garnison de Fernandina s'enfuyait, emportant tous ses approvisionnements. Elle était suivie de quelques personnages plus ou moins importants de la ville. Aussitôt, la canonnière, forçant de vapeur, se dirigea vers le pont et fit feu de ses pièces de chasse, aussi bien contre les pilotis que contre le train en marche. Gilbert, posté à l'avant, dirigeait le tir. Il y eut quelques coups heureux. Entre autres, un obus vint atteindre la dernière voiture du convoi, dont les essieux furent brisés ainsi que les barres d'attache. Mais le train, sans s'arrêter un instant — ce qui eût rendu sa situation très dangereuse —, ne s'occupa pas de ce dernier wagon. Il le laissa en détresse, et, continuant sa marche à toute vapeur, il s'enfonça vers le sud-ouest de la péninsule. À ce moment arriva un détachement des fédéraux débarqués à Fernandina. Le détachement s'élança sur le pont. En un instant, le wagon fut capturé avec les fugitifs qui s'y trouvaient, principalement des civils. On conduisit ces prisonniers à l'officier supérieur, le colonel Gardner, qui commandait à Fernandina, on prit leurs noms, on les garda vingt-quatre heures pour l'exemple sur un des bâtiments de l'escadre, puis on les relâcha.

Lorsque le train eut disparu, _l'Ottawa _dut se contenter d'attaquer un bâtiment, chargé de matériel, qui s'était réfugié dans la baie, et dont elle s'empara.

Ces événements étaient de nature à jeter le découragement parmi les troupes confédérées et les habitants des villes floridiennes. Ce fut ce qui se produisit plus particulièrement à Jacksonville. L'estuaire du Saint-John ne tarderait pas à être forcé comme l'avait été celui de Saint-Mary; cela ne pouvait faire doute, et, très vraisemblablement, les unionistes ne trouveraient pas plus de résistance à Jacksonville qu'à Saint-Augustine et dans tous les bourgs du comté.

Cela était bien fait pour rassurer la famille de James Burbank. Dans ces conditions, on devait le croire, Texar n'oserait pas donner suite à ses projets. Ses partisans et lui seraient renversés, et sous peu, par la seule force des choses, les honnêtes gens reprendraient le pouvoir qu'une émeute de la populace leur avait arraché.

Il y avait évidemment toute raison de penser ainsi, et par conséquent toute raison d'espérer. Aussi, dès que le personnel de Camdless-Bay eut appris ces importantes nouvelles, bientôt connues à Jacksonville, sa joie se manifesta-t-elle par des hurrahs bruyants, dont Pygmalion prit sa bonne part. Néanmoins, il ne fallait pas se départir des précautions qui devaient assurer, pendant quelque temps encore, la sécurité du domaine, c'est-à- dire, jusqu'au moment où les canonnières apparaîtraient sur les eaux du fleuve.

Non! il ne le fallait pas! Malheureusement — c'est ce que ne pouvait deviner ni même supposer James Burbank — toute une semaine allait s'écouler avant que les fédéraux fussent en mesure de remonter le Saint-John pour devenir maître de son cours. Et, jusque-là, que de périls devaient menacer Camdless-Bay!

En effet, le commodore Dupont, bien qu'il occupât Fernandina, était obligé d'agir avec une certaine circonspection. Il entrait dans son plan de montrer le pavillon fédéral sur tous les points où ses bâtiments pourraient se transporter. Il fit donc plusieurs parts de son escadre. Une canonnière fut expédiée dans la rivière de Saint-Mary, pour occuper la petite ville de ce nom et s'avancer jusqu'à vingt lieues dans les terres. Au nord, trois autres canonnières, commandées par le capitaine Godon, allaient explorer les baies, s'emparer des îles Jykill et Saint-Simon, prendre possession des deux petites villes de Brunswik et de Darien, en partie abandonnées par leurs habitants. Six bateaux à vapeur, de léger tirant d'eau, étaient destinés, sous les ordres du commandant Stevens, à remonter le Saint-John afin de réduire Jacksonville. Quant au reste de l'escadre, conduit par Dupont, il se disposait à reprendre la mer dans le but d'enlever Saint- Augustine et de bloquer le littoral jusqu'à Mosquito-Inlet, dont les passes seraient alors fermées à la contrebande de guerre.

Mais cet ensemble d'opérations ne pouvait s'accomplir dans les vingt-quatre heures, et vingt-quatre heures suffisaient pour que le territoire fût livré aux dévastations des sudistes.

Ce fut vers trois heures après-midi, que James Burbank eut les premiers soupçons de ce qui se préparait contre lui. Le régisseur Perry, après une tournée de reconnaissance qu'il avait faite sur la limite de la plantation, rentra rapidement à Castle-House, et dit:

«Monsieur James, on signale quelques rôdeurs suspects, qui commencent à se rapprocher de Camdless-Bay.

— Par le nord, Perry?

— Par le nord.»

Presque au même instant, Zermah, revenant du petit port, apprenait à son maître que plusieurs embarcations traversaient le fleuve en se rapprochant de la rive droite.

«Elles viennent de Jacksonville?

— Assurément.

— Rentrons à Castle-House, répondit James Burbank, et n'en sors plus sous aucun prétexte, Zermah!

— Non, maître!»

James Burbank, de retour au milieu des siens, ne put leur cacher que la situation recommençait à devenir inquiétante. En prévision d'une attaque, maintenant presque certaine, mieux valait d'ailleurs que tous fussent prévenus d'avance.

«Ainsi, dit M. Stannard, ces misérables, à la veille d'être écrasés par les fédéraux, oseraient…

— Oui, répondit froidement James Burbank. Texar ne peut perdre une pareille occasion de se venger de nous, quitte à disparaître quand sa vengeance sera satisfaite!»

Puis, s'animant:

«Mais les crimes de cet homme resteront donc sans cesse impunis!… Il se dérobera donc toujours!… En vérité; après avoir douté de la justice humaine c'est à douter de la justice du Ciel…

— James, dit Mme Burbank, au moment où nous ne pouvons plus compter peut-être que sur l'aide de Dieu, ne l'accuse pas…

— Et mettons-nous sous sa garde!» ajouta Alice Stannard.

James Burbank, reprenant son sang-froid, s'occupa de donner des ordres pour la défense de Castle-House.

«Les Noirs sont avertis? demanda Edward Carrol.

— Ils vont l'être, répondit James Burbank. Mon avis est qu'il faut nous borner à défendre l'enceinte qui protège le parc réservé et l'habitation. Nous ne pouvons songer à arrêter sur la frontière de Camdless-Bay toute une troupe en armes, car il est supposable que les assaillants viendront en grand nombre. Il convient donc de rappeler nos défenseurs autour des palanques. Si, par malheur, la palissade est forcée, Castle-House, qui a déjà résisté aux bandes des Séminoles, pourra peut-être tenir contre les bandits de Texar. Que ma femme, Alice et Dy, que Zermah, à laquelle je les confie toutes trois, ne quittent pas Castle-House sans mon ordre. Au cas où nous nous y sentirions trop menacés, tout est préparé pour qu'elles puissent se sauver par le tunnel qui communique avec la petite anse Marino sur le Saint-John. Là, une embarcation sera cachée dans les herbes avec deux de nos hommes, et, dans ce cas, Zermah, tu remonterais le fleuve pour chercher un abri au pavillon du Roc-des-Cèdres.

— Mais, toi, James?…

— Et vous, mon père?»

Mme Burbank et Miss Alice avaient saisi par le bras, l'une, James Burbank, l'autre, M. Stannard, comme si le moment fût venu de s'enfuir hors de Castle-House.

«Nous ferons tout au monde pour vous rejoindre quand la position ne sera plus tenable, répondit James Burbank. Mais il me faut cette promesse que, si le danger devient trop grand, vous irez vous mettre en sûreté dans cette retraite du Roc-des-Cèdres. Nous n'en aurons que plus de courage, plus d'audace aussi, pour repousser ces malfaiteurs et résister jusqu'à notre dernier coup de feu.»

C'est évidemment ce qu'il conviendrait de faire, si les assaillants trop nombreux, parvenus à forcer l'enceinte, envahissaient le parc, afin d'attaquer directement Castle-House.

James Burbank s'occupa aussitôt de concentrer son personnel. Perry et les sous-régisseurs coururent dans les divers baraccons, afin de rallier leurs gens. Moins d'une heure après, les Noirs en état de se battre étaient rangés aux abords de la poterne devant les palanques. Leurs femmes et leurs enfants avaient dû préalablement chercher un refuge dans les bois qui environnent Camdless-Bay.

Malheureusement, les moyens d'organiser une défensive sérieuse étaient assez restreints à Castle-House. Dans les circonstances actuelles, c'est-à-dire, depuis le début de la guerre, il avait été presque impossible de se procurer des armes et des munitions en quantité suffisante pour la défense de la plantation. On eût vainement voulu en acheter à Jacksonville. Il fallait se contenter de ce qui était resté dans l'habitation, à la suite des dernières luttes soutenues contre les Séminoles.

En somme, le plan de James Burbank consistait principalement à préserver Castle-House de l'incendie et de l'envahissement. Protéger le domaine en entier, sauver les chantiers, les ateliers, les usines, défendre les baraccons, empêcher que la plantation fût dévastée, il ne l'aurait pu, il n'y songeait pas. À peine avait-il quatre cents Noirs en état de s'opposer aux assaillants, et encore ces braves gens allaient-ils être insuffisamment armés. Quelques douzaines de fusils furent distribués aux plus adroits, après que les armes de précision eurent été mises en réserve pour James Burbank, ses amis, Perry et les sous-régisseurs. Tous s'étaient rendus à la poterne. Là, ils avaient disposé leurs hommes de manière à s'opposer le plus longtemps possible à l'assaut, qui menaçait l'enceinte palissadée, défendue d'ailleurs par le rio circulaire, dont les eaux baignaient sa base.

Il va sans dire qu'au milieu de ce tumulte, Pygmalion, très affairé, très remuant, allait, venait, sans rendre aucun service. On eût dit un de ces comiques des cirques forains, qui ont l'air de tout faire et ne font rien, pour le plus grand amusement du public. Pyg, se considérant comme appartenant aux défenseurs spéciaux de l'habitation, ne songeait point à se mêler à ses camarades postés au-dehors. Jamais il ne s'était senti si dévoué à James Burbank!

Tout étant prêt, on attendit. La question était de savoir par quel côté se ferait l'attaque. Si les assaillants se présentaient sur la limite septentrionale de la plantation, la défense pourrait s'organiser plus efficacement. Si, au contraire, ils attaquaient par le fleuve, ce serait moins aisé, Camdless-Bay étant ouverte de ce côté. Un débarquement, il est vrai, est toujours une opération difficile. En tout cas, il faudrait un assez grand nombre d'embarcations pour transporter rapidement une troupe armée d'une rive à l'autre du Saint-John.

Voilà ce que discutaient James Burbank, MM. Carrol et Stannard, en guettant le retour des éclaireurs, qui avaient été envoyés à la limite de la plantation.

On ne devait point tarder à être fixés sur la manière dont l'attaque serait faite et conduite.

Vers quatre heures et demie du soir, les éclaireurs se replièrent en hâte, après avoir abandonné la lisière septentrionale du domaine, et ils firent leur rapport.

Une colonne d'hommes armés, venant de cette direction, se dirigeait vers Camdless-Bay. Était-ce un détachement des milices du comté, ou seulement une partie de la populace, alléchée par le pillage, et qui s'était chargée de faire exécuter l'arrêté de Texar contre les nouveaux affranchis? On n'eût pu le dire alors. En tout cas, cette colonne devait compter plus d'un millier d'hommes, et il serait impossible de lui tenir tête avec le personnel de la plantation. On pouvait espérer, toutefois, que, s'ils emportaient d'assaut l'enceinte palissadée, Castle-House leur opposerait une résistance plus sérieuse et plus longue.

Mais ce qui était évident, c'est que cette colonne n'avait pas voulu tenter un débarquement qui pouvait offrir d'assez grandes difficultés dans le petit port ou sur les rives de Camdless-Bay, et qu'elle avait passé le fleuve en aval de Jacksonville au moyen d'une cinquantaine d'embarcations. Trois ou quatre traversées de chacune avaient suffi pour effectuer ce transport.

C'était donc une sage précaution qu'avait prise James Burbank de faire replier tout le personnel sur l'enceinte du parc de Castle- House, puisqu'il eût été impossible de disputer la lisière du domaine à une troupe suffisamment armée et d'un effectif quintuple du sien.

Et, maintenant, qui dirigeait les assaillants? Était-ce Texar en personne? Chose douteuse. Au moment où il se voyait menacé par l'approche des fédéraux, l'Espagnol pouvait avoir jugé téméraire de se mettre à la tête de sa bande. Cependant, s'il l'avait fait, c'est que, son oeuvre de vengeance accomplie, la plantation dévastée, la famille Burbank massacrée ou tombée vivante entre ses mains, il était décidé à s'enfuir vers les territoires du Sud, peut-être même jusque dans les Everglades, ces contrées reculées de la Floride méridionale, où il serait bien difficile de l'atteindre.

Cette éventualité, la plus grave de toutes, devait surtout préoccuper James Burbank. C'est pour cette raison qu'il avait résolu de mettre en sûreté sa femme, sa fille, Alice Stannard, confiées au dévouement de Zermah, dans cette retraite du Roc-des- Cèdres, située à un mille au-dessus de Camdless-Bay. S'ils devaient abandonner Castle-House aux assaillants, ce serait là que ses amis et lui essaieraient de rejoindre leur famille pour attendre que la sécurité fût assurée aux honnêtes gens de la Floride, sous la protection de l'armée fédérale.

Aussi, une embarcation, cachée au milieu des roseaux du Saint-John et confiée à la garde de deux Noirs, attendait-elle à l'extrémité du tunnel qui mettait l'habitation en communication avec la crique Marino. Mais, avant d'en arriver à cette séparation, si elle devenait nécessaire, il fallait se défendre, il fallait résister pendant quelques heures — au moins jusqu'à la nuit. Grâce à l'obscurité, l'embarcation pourrait alors remonter secrètement le fleuve, sans courir le risque d'être poursuivie par les canots suspects que l'on voyait errer à la surface.

XI
La soirée du 2 mars

James Burbank, ses compagnons, le plus grand nombre des Noirs étaient prêts pour le combat. Ils n'avaient plus qu'à attendre l'attaque. Les dispositions étaient prises, pour résister d'abord derrière les palanques de l'enceinte, qui défendaient le parc particulier, ensuite à l'abri des murailles de Castle-House, dans le cas où, le parc étant envahi, il faudrait y chercher refuge.

Vers cinq heures, des clameurs, assez distinctes déjà, indiquaient que les assaillants n'étaient plus éloignés. À défaut de leurs cris, il n'eût été que trop facile de reconnaître qu'ils occupaient maintenant toute la partie nord du domaine. En maint endroit, d'épaisses fumées tourbillonnaient au-dessus des forêts qui fermaient l'horizon de ce côté. Les scieries avaient été livrées aux flammes, les baraccons des Noirs, dévorés par l'incendie, après avoir été pillés. Ces pauvres gens n'avaient pas eu le temps de mettre en sûreté les quelques objets abandonnés dans leurs cases, dont l'acte d'affranchissement leur assurait la propriété depuis la veille. Aussi, quels cris de désespoir répondirent aux hurlements de la bande, et quels cris de colère! C'était leur bien que ces malfaiteurs venaient de détruire, après avoir envahi Camdless-Bay.

Cependant les clameurs se rapprochaient peu à peu de Castle-House. De sinistres lueurs éclairaient l'horizon du nord, comme si le soleil se fût couché dans cette direction. Parfois, de chaudes fumées se rabattaient jusqu'au château. Il se faisait des détonations violentes, produites par les bois secs entassés sur les chantiers de la plantation. Bientôt une explosion plus intense indiqua qu'une chaudière des scieries venait de sauter. La dévastation s'annonçait dans toute son horreur.

En ce moment, James Burbank, MM. Carrol et Stannard se trouvaient devant la poterne de l'enceinte. Là, ils recevaient et disposaient les derniers détachements de Noirs, qui venaient de se replier peu à peu. On devait s'attendre à voir les assaillants apparaître d'un instant à l'autre. Sans doute, une fusillade plus nourrie indiquerait le moment où ils ne seraient qu'à une faible distance de la palissade. Ils pourraient l'assaillir d'autant plus facilement, que les premiers arbres se groupaient à cinquante yards au plus des palanques, qu'il était donc possible de s'en approcher presque à couvert, et que les balles arriveraient avant que les fusils n'eussent été aperçus.

Après avoir tenu conseil, James Burbank et ses amis jugèrent à propos de mettre leur personnel à l'abri de la palissade. Là, ceux des Noirs qui étaient armés, seraient moins exposés en faisant feu par l'angle que les bouts pointus des palanques formaient à leur partie supérieure. Puis, lorsque les assaillants essayeraient de franchir le rio afin d'emporter l'enceinte de vive force, on parviendrait peut-être à les repousser.

L'ordre fut exécuté. Les Noirs rentrèrent en dedans, et la poterne allait être fermée, lorsque James Burbank, jetant un dernier coup d'oeil au-dehors, aperçut un homme qui courait à toutes jambes, comme s'il eût voulu se réfugier au milieu des défenseurs de Castle-House.

Cet homme le voulait, et quelques coups de feu, tirés du bois voisin, lui furent envoyés, sans l'atteindre. D'un bond il se précipita, vers le ponceau, et se trouva bientôt en sûreté dans l'enceinte, dont la porte aussitôt refermée, fut assujettie solidement. «Qui êtes-vous? lui demanda James Burbank.

— Un des employés de M. Harvey, votre correspondant à
Jacksonville, répondit-il.

— C'est M. Harvey qui vous a dépêché à Castle-House pour une communication?

— Oui, et comme le fleuve était surveillé, je n'ai pu venir directement par le Saint-John.

— Et vous avez pu vous joindre à cette milice, à ces assaillants, sans éveiller leurs soupçons?

— Oui. Ils sont suivis de toute une troupe de pillards. Je me suis mêlé à eux, et, dès que j'ai été à portée de m'enfuir, je l'ai fait, au risque de quelques coups de fusils.

— Bien, mon ami! Merci! — Vous avez, sans doute, un mot d'Harvey pour moi?

— Oui, monsieur Burbank. Le voici!»

James Burbank prit le billet et le lut. M. Harvey lui disait qu'il pouvait avoir toute confiance dans son messager, John Bruce, dont le dévouement lui était assuré. Après l'avoir entendu, M. Burbank verrait ce qu'il aurait à faire pour la sécurité de ses compagnons.

En ce moment, une douzaine de coups de feu éclatèrent au-dehors.
Il n'y avait pas un instant à perdre.

«Que me fait savoir M. Harvey par votre entremise? demanda James
Burbank.

— Ceci, d'abord, répondit John Bruce. C'est que la troupe armée, qui a passé le fleuve pour se porter sur Camdless-Bay, compte de quatorze à quinze cents hommes.

— Je ne l'avais pas évaluée à moins. Après? Est-ce Texar qui s'est mis à sa tête?

— Il a été impossible à M. Harvey de le savoir, reprit John
Bruce. Ce qui est certain, c'est que Texar n'est plus à
Jacksonville depuis vingt-quatre heures!

— Cela doit cacher quelque nouvelle machination de ce misérable, dit James Burbank.

— Oui, répondit John Bruce, c'est l'avis de M. Harvey. D'ailleurs, Texar n'a pas besoin d'être là pour faire exécuter l'ordre relatif à la dispersion des esclaves affranchis.

— Les disperser… s'écria James Burbank, les disperser en s'aidant de l'incendie et du pillage!…

— Aussi, M. Harvey pense-t-il, puisqu'il en est temps encore, que vous feriez bien de mettre votre famille en sûreté en lui faisant quitter immédiatement Castle-House?

— Castle-House est en état de résister, répondit James Burbank, et nous ne le quitterons que si la situation devient intenable. — Il n'y a rien de nouveau à Jacksonville?

— Rien, monsieur Burbank.

— Et les troupes fédérales n'ont encore fait aucun mouvement vers la Floride?

— Aucun depuis qu'elles ont occupé Fernandina et la baie de
Saint-Mary.

— Ainsi, le but de votre mission?…

— C'était d'abord de vous apprendre que la dispersion des esclaves n'est qu'un prétexte, imaginé par Texar, pour dévaster la plantation et s'emparer de votre personne!

— Vous ne savez pas, répondit James Burbank en insistant, si
Texar est à la tête de ces malfaiteurs?

— Non, monsieur Burbank. M. Harvey a vainement cherché à le savoir. Moi-même, depuis que nous avons quitté Jacksonville, je n'ai pu me renseigner à cet égard.

— Est-ce que les hommes de la milice, qui se sont joints à cette bande d'assaillants, sont nombreux?

— Une centaine au plus, répondit John Bruce. Mais cette populace qu'ils entraînent à leur suite est composée des pires malfaiteurs. Texar les fait armer, et il est à craindre qu'ils ne se livrent à tous les excès. Je vous le répète, monsieur Burbank, l'opinion de M. Harvey est que vous feriez bien d'abandonner immédiatement Castle-House. Aussi, m'a-t-il chargé de vous dire qu'il mettait son cottage de Hampton-Red à votre disposition. Ce cottage est situé à une dizaine de milles en amont, sur la rive droite du fleuve. Là, on peut être en sûreté pendant quelques jours…

— Oui… Je sais!…

— Je pourrais secrètement y conduire votre famille et vous-même, à la condition de quitter Castle-House à l'instant même, avant que toute retraite fût devenue impossible…

— Je remercie M. Harvey, et vous aussi, mon ami, dit James
Burbank. Nous n'en sommes pas encore là.

— Comme vous voudrez, monsieur Burbank, répondit John Bruce. Je n'en reste pas moins à votre disposition pour le cas où vous auriez besoin de mes services.»

L'attaque qui commençait en ce moment nécessita toute l'attention de James Burbank.

Une violente fusillade venait d'éclater soudain, sans que l'on pût encore apercevoir les assaillants, qui se tenaient à l'abri des premiers arbres. Les balles pleuvaient sur la palissade, sans lui causer grand dommage, il est vrai. Malheureusement, James Burbank et ses compagnons ne pouvaient que faiblement riposter, ayant à peine une quarantaine de fusils à leur disposition. Cependant, placés dans de meilleures conditions pour tirer, leurs coups étaient plus assurés que ceux des miliciens, mis en tête de la colonne. Aussi, un certain nombre d'entre eux furent-ils atteints sur la lisière des bois.

Ce combat à distance dura une demi-heure environ, plutôt à l'avantage du personnel de Camdless-Bay. Puis les assaillants se ruèrent sur l'enceinte pour l'emporter d'assaut. Comme ils voulaient l'attaquer sur plusieurs points à la fois, ils s'étaient munis de planches et de madriers qu'ils avaient pris dans les chantiers de la plantation, maintenant livrés aux flammes. En vingt endroits, ces madriers, jetés en travers du rio, permirent aux gens de l'Espagnol d'atteindre le pied des palanques, non sans avoir éprouvé de sérieuses pertes en morts et en blessés. Et alors, ils s'accrochèrent aux pieux, ils se hissèrent les uns sur les autres, mais ils ne réussirent point à passer. Les Noirs, exaspérés contre ces incendiaires, les repoussaient avec un grand courage. Toutefois, il était manifeste que les défenseurs de Camdless-Bay ne pouvaient se porter sur tous les points menacés par un trop grand nombre d'ennemis. Jusqu'à la nuit tombante, néanmoins, ils purent leur tenir tête, tout en n'ayant encore reçu que des blessures peu graves. James Burbank et Walter Stannard, bien qu'ils ne se fussent point épargnés, n'avaient pas même été touchés. Seul, Edward Carrol, frappé d'une balle qui lui déchira l'épaule, dut rentrer dans le hall de l'habitation, où Mme Burbank, Alice et Zermah lui donnèrent tous leurs soins.

Cependant, la nuit allait venir en aide aux assaillants. À la faveur des ténèbres, une cinquantaine des plus déterminés s'approchèrent de la poterne et ils l'attaquèrent à coups de hache. Elle résista. Sans doute, ils n'auraient pu l'enfoncer pour pénétrer dans l'enceinte, si une brèche ne leur eût été ouverte par un coup d'audace.

En effet, une partie des communs prit feu tout à coup, et les flammes, dévorant ce bois très sec, rongèrent la partie des palanques contre laquelle ils étaient appuyés. James Burbank se précipita vers la partie incendiée de l'enceinte, sinon pour l'éteindre, du moins pour la défendre…

Alors, à la lueur des flammes, on put voir un homme bondir à travers la fumée, se précipiter au-dehors, franchir le rio sur les madriers entassés à sa surface.

C'était un des assaillants qui avait pu pénétrer dans le parc, du côté du Saint-John, en se glissant à travers les roseaux de la rive. Puis, sans avoir été vu, il s'était introduit dans une des écuries. Là, au risque de périr dans les flammes, il avait mis le feu à quelques bottes de paille pour détruire cette portion des palanques.

Une brèche était donc ouverte. En vain, James Burbank et ses compagnons essayèrent-ils de barrer le passage. Une masse d'assaillants se précipita au travers, et le parc fut aussitôt envahi par quelques centaines d'hommes.

Beaucoup tombèrent de part et d'autre, car on se battait corps à corps. Les coups de feu éclataient en toutes directions. Bientôt Castle-House fut entièrement cerné, tandis que les Noirs, accablés par le nombre, rejetés hors du parc, étaient forcés de prendre la fuite au milieu des bois de Camdless-Bay. Ils avaient lutté tant qu'ils avaient pu, avec dévouement, avec courage; mais, à résister plus longtemps dans ces conditions inégales, ils eussent été massacrés jusqu'au dernier.

James Burbank, Walter Stannard, Perry, les sous-régisseurs, John
Bruce qui, lui aussi, s'était bravement battu, quelques Noirs
enfin, avaient dû chercher refuge derrière les murailles de
Castle-House.

Il était alors près de huit heures du soir. La nuit était sombre à l'ouest. Vers le nord, le ciel s'éclairait encore du reflet des incendies, allumés à la surface du domaine.

James Burbank et Walter Stannard rentrèrent précipitamment.

«Il vous faut fuir, dit James Burbank, fuir à l'instant! Soit que ces bandits pénètrent ici de vive force, soit qu'ils attendent au pied de Castle-House jusqu'à l'instant où nous serons obligés de nous rendre, il y a péril à rester! L'embarcation est prête! Il est temps de partir! Ma femme, Alice, je vous en supplie, suivez Zermah avec Dy au Roc-des-Cèdres! Là, vous serez en sûreté: et, si nous sommes forcés de fuir à notre tour, nous vous retrouverons, nous vous rejoindrons…

— Mon père, dit Miss Alice, venez avec nous… et vous aussi, monsieur Burbank!…

— Oui!… James, oui!… viens!… s'écria Mme Burbank.

— Moi! répondit James Burbank. Abandonner Castle-House à ces misérables. Jamais, tant que la résistance sera possible!… Nous pouvons tenir contre eux longtemps encore!… Et, lorsque nous vous saurons en sûreté, nous n'en serons que plus forts pour nous défendre!

— James!…

— Il le faut!»

Des hurlements plus terribles retentirent. La porte retentissait des coups que lui assénaient les assaillants, en attaquant la façade principale de Castle-House, du côté du fleuve.

«Partez! s'écria James Burbank. La nuit est déjà obscure!… On ne vous verra pas dans l'ombre! Partez!… Vous nous paralysez en restant ici!… Pour Dieu, partez!»

Zermah avait pris les devants, tenant la petite Dy par la main. Mme Burbank dut s'arracher aux bras de son mari, Alice à ceux de son père. Toutes deux disparurent par l'escalier qui s'engageait dans le sous-sol pour descendre au tunnel de la crique Marino.

«Et maintenant, mes amis, dit James Burbank, en s'adressant à Perry, aux sous-régisseurs, aux quelques Noirs qui ne l'avaient pas quitté, défendons-nous jusqu'à la mort!»

Tous, à sa suite, gravirent le grand escalier du hall et allèrent se poster aux fenêtres du premier étage. De là, aux centaines de coups de feu qui criblaient de balles la façade de Castle-House, ils répondirent par des coups de fusil plus rares, mais plus sûrs, puisqu'ils portaient dans la masse des assaillants. Il faudrait donc que ceux-ci en arrivassent à forcer la porte principale, soit par la hache soit par le feu. Cette fois, personne ne leur ouvrirait une brèche pour les introduire dans l'habitation. Ce qui avait été tenté au-dehors contre une palissade de bois ne pouvait plus l'être au-dedans contre des murs de pierre.

Cependant, en se déniant du mieux possible, au milieu de l'obscurité déjà profonde, une vingtaine d'hommes résolus s'approchèrent du perron. La porte fut alors attaquée plus violemment. Il fallait qu'elle fût solide pour résister aux coups de haches et de pics. Cette tentative coûta la vie à plusieurs des assaillants, car la disposition des meurtrières permettait de croiser les feux sur ce point.

En même temps, une circonstance vint aggraver la situation. Les munitions menaçaient de manquer. James Burbank, ses amis, ses régisseurs, les Noirs qui avaient été armés de fusils, en avaient consommé la plus grande part, depuis trois heures que durait cet assaut. S'il fallait résister pendant quelque temps encore, comment le pourrait-on, puisque les dernières cartouches allaient être brûlées? Faudrait-il abandonner Castle-House à ces forcenés, qui n'en laisseraient que des ruines?

Et pourtant, il n'y aurait que ce parti à prendre, si les assaillants parvenaient à forcer la porte, qui s'ébranlait déjà. James Burbank le sentait bien, mais il voulait attendre. Une diversion ne pouvait-elle à chaque instant se produire? Maintenant, il n'y avait plus à craindre ni pour Mme Burbank, ni pour sa fille, ni pour Alice Stannard. Et des hommes se devaient à eux-mêmes de lutter jusqu'au bout contre ce ramas de meurtriers, d'incendiaires et de pillards.

«Nous avons encore des munitions pour une heure! s'écria James
Burbank. Épuisons-les, mes amis, et ne livrons pas notre Castle-
House!»

James Burbank n'avait pas achevé sa phrase, qu'une sourde détonation retentit au loin.

«Un coup de canon!» s'écria-t-il.

Une autre détonation se fit entendre encore dans la direction de l'ouest, de l'autre côté du fleuve.

«Un second coup! dit M. Stannard.

— Écoutons!» répondit James Burbank.

Troisième détonation qu'une poussée du vent apporta plus distinctement jusqu'à Castle-House.

«Est-ce un signal pour rappeler les assaillants sur la rive droite? dit Walter Stannard.

— Peut-être! répondit John Bruce. Il est possible qu'il y ait une alerte là-bas.

— Oui, et, si ces trois coups de canon n'ont pas été tirés de
Jacksonville… dit le régisseur.

— C'est qu'ils ont été tirés des navires fédéraux! s'écria James
Burbank. La flottille aurait-elle enfin forcé l'entrée du Saint-
John et remonté le fleuve?»

En somme, il n'était pas impossible à ce que le commodore Dupont fût devenu maître du fleuve, au moins dans la partie inférieure de son cours.

Il n'en était rien. Ces trois coups de canon avaient été tirés de la batterie de Jacksonville. Cela ne fut bientôt que trop évident, car ils ne se renouvelèrent pas. Il n'y avait donc aucun engagement entre les navires nordistes et les troupes confédérées, soit sur le Saint-John, soit sur les plaines du comté de Duval. Et, il n'y eut plus à douter que ce fut un signal de rappel, adressé aux chefs du détachement de la milice, lorsque Perry, qui s'était porté à l'une des meurtrières latérales, s'écria:

«Ils se retirent!… Ils se retirent!»

James Burbank et ses compagnons se dirigèrent aussitôt vers la fenêtre du centre, qui fut entrouverte.

Les coups de hache ne retentissaient plus sur la porte. Les coups de feu avaient cessé. On n'entrevoyait plus un seul des assaillants. Si leurs cris, leurs derniers hurlements, passaient encore dans l'air, ils s'éloignaient manifestement.

Ainsi donc, un incident quelconque avait obligé les autorités de Jacksonville à rappeler toute cette troupe sur l'autre rive du Saint-John. Sans doute, il avait été convenu que trois coups de canon seraient tirés pour le cas où quelque mouvement de l'escadre menacerait les positions des confédérés. Aussi les assaillants avaient-ils brusquement suspendu leur dernier assaut. Maintenant, à travers les champs dévastés du domaine, ils suivaient cette route encore éclairée des lueurs de l'incendie, et, une heure plus tard, ils repassaient le fleuve à l'endroit où les attendaient leurs embarcations, deux milles au-dessous de Camdless-Bay.

Bientôt les cris se furent éteints dans l'éloignement. Aux bruyantes détonations succéda un silence absolu. C'était comme un silence de mort sur la plantation.

Il était alors neuf heures et demie du soir. James Burbank et ses compagnons redescendirent au rez-de-chaussée dans le hall. Là se trouvait Edward Carrol, étendu sur un divan, légèrement blessé, plutôt affaibli par la perte de son sang.

On lui apprit ce qui s'était passé à la suite du signal envoyé de Jacksonville. Castle-House, en ce moment, du moins, n'avait plus rien à craindre de la bande de Texar.

«Oui, sans doute, dit James Burbank, mais force est restée à la violence, à l'arbitraire! Ce misérable a voulu disperser mes Noirs affranchis, et ils sont dispersés! Il a voulu dévaster la plantation par vengeance, et il n'y reste plus que des ruines!

— James, dit Walter Stannard, il pouvait nous arriver de plus grands malheurs encore. Aucun de nous n'a succombé en défendant Castle-House. Votre femme, votre fille, la mienne, auraient pu tomber entre les mains de ces malfaiteurs, et elles sont en sûreté.

— Vous avez raison, Stannard, et Dieu en soit loué! Ce qui a été fait par ordre de Texar ne restera pas impuni, et je saurai faire justice du sang versé!…

— Peut-être, dit alors Edward Carrol, est-il regrettable que madame Burbank, Alice, Dy et Zermah aient quitté Castle-House! Je sais bien que nous étions très menacés alors!… Cependant, j'aimerais mieux à présent les savoir ici!…

— Avant le jour, j'irai les rejoindre, répondit James Burbank.
Elles doivent être dans une inquiétude mortelle, et il faut les
rassurer. Je verrai alors s'il y a lieu de les ramener à Camdless-
Bay ou de les laisser pendant quelques jours au Roc-des-Cèdres!

— Oui, répondit M. Stannard, il ne faut rien précipiter. Tout n'est peut-être pas fini… et, tant que Jacksonville sera sous la domination de Texar, nous aurons lieu de craindre…

— C'est pourquoi j'agirai prudemment, répondit James Burbank. — Perry, vous veillerez à ce qu'une embarcation soit prête un peu avant le jour. Il me suffira d'un homme pour remonter…»

Un cri douloureux, un appel désespéré, interrompit soudain James
Burbank.

Ce cri venait de la partie du parc dont les pelouses s'étendaient devant l'habitation. Il fut bientôt suivi de ces mots:

«Mon père!… Mon père!…

— La voix de ma fille! s'écria M. Stannard.

— Ah! quelque nouveau malheur!…» répondit James Burbank. Et tous, ouvrant la porte, se précipitèrent au-dehors.

Miss Alice se tenait là, à quelques pas, près de Mme Burbank, qui était étendue sur le sol.

Dy ni Zermah ne se trouvaient avec elles.

«Mon enfant?…» s'écria James Burbank.

À sa voix, Mme Burbank se releva. Elle ne pouvait parler… Elle tendit le bras vers le fleuve.

«Enlevées!… Enlevées!…

— Oui!… par Texar!…» répondit Alice.

Puis elle s affaissa près de Mme Burbank.

XII
Les six jours qui suivent

Lorsque Mme Burbank et Miss Alice s'étaient engagées dans le tunnel qui conduit à la petite crique Marino sur la rive du Saint- John, Zermah les précédait. Celle-ci tenait la petite fille d'une main, de l'autre, elle portait une lanterne, dont la faible lueur éclairait leur marche. Arrivée à l'extrémité du tunnel, Zermah avait prié Mme Burbank de l'attendre. Elle voulait s'assurer que l'embarcation et les deux Noirs, qui devaient la conduire au Roc- des-Cèdres, se trouvaient à leur poste. Après avoir ouvert la porte qui fermait l'extrémité du tunnel, elle s'était avancée vers le fleuve.

Depuis une minute — rien qu'une minute — Mme Burbank et Miss Alice guettaient le retour de Zermah, lorsque la jeune fille remarqua que la petite Dy n'était plus là.

«Dy?… Dy?…» cria Mme Burbank, au risque de trahir sa présence en cet endroit.

L'enfant ne répondit pas. Habituée à toujours suivre Zermah, elle l'avait accompagnée en dehors du tunnel, du côté de la crique, sans que sa mère s'en fût aperçue.

Soudain, des gémissements se firent entendre. Pressentant quelque nouveau danger, ne songeant même pas à se demander s'il ne les menaçait pas elles-mêmes, Mme Burbank et Miss Alice s'élancèrent au-dehors, coururent vers la rive du fleuve, et n'arrivèrent sur la berge que pour voir une embarcation s'éloigner dans l'ombre.

«À moi… À moi!… C'est Texar!… criait Zermah.

— Texar!… Texar!…» s'écria Miss Alice à son tour.

Et, de la main, elle montrait l'Espagnol, éclairé par le reflet des incendies de Camdless-Bay, debout à l'arrière de l'embarcation, laquelle ne tarda pas à disparaître.

Puis tout se tut.

Les deux Noirs, égorgés, gisaient sur le sol.

Alors Mme Burbank, affolée, suivie d'Alice qui n'avait pu la retenir, se précipita vers la rive, appelant sa petite fille. Aucun cri ne répondit aux siens. L'embarcation était devenue invisible, soit que l'ombre la dérobât aux regards, soit qu'elle traversât le fleuve pour accoster en quelque point de la rive gauche.

Cette recherche se poursuivit inutilement pendant une heure. Enfin, Mme Burbank, à bout de force, tomba sur la berge. Miss Alice, déployant alors une énergie extraordinaire, parvint à relever la malheureuse mère, à la soutenir, presque à la porter. Au loin, dans la direction de Castle-House, éclataient les détonations des armes à feu, et parfois les effroyables hurlements de la bande assiégeante. Il fallait revenir de ce côté, pourtant! Il fallait essayer de rentrer dans l'habitation par le tunnel, de s'en faire ouvrir la porte qui communiquait avec l'escalier du sous-sol. Une fois là, Miss Alice parviendrait-elle à se faire entendre?

La jeune fille entraîna Mme Burbank, qui n'avait plus conscience de ce qu'elle faisait. En revenant le long de la rive, il fallut vingt fois s'arrêter. Toutes deux pouvaient à chaque instant tomber dans une de ces bandes qui dévastaient la plantation. Peut- être eût-il mieux valu attendre le jour? Mais, sur cette berge, comment donner à Mme Burbank les soins qu'exigeait son état? Aussi Miss Alice résolut-elle, coûte que coûte, de regagner Castle- House. Toutefois, comme de suivre les courbes du fleuve allongeait son chemin, elle pensa qu'il valait mieux aller plus directement à travers les prairies, en se guidant sur la lueur des baraccons en flammes. C'est ce qu'elle fit, et c'est ainsi qu'elle arriva aux abords de l'habitation.

Là, Mme Burbank resta sans mouvement, près de Miss Alice, qui ne pouvait plus se soutenir elle-même.

À ce moment, le détachement de la milice, suivie de la horde des pillards, après avoir abandonné l'assaut, était loin déjà de l'enceinte. On n'entendait plus aucun cri, ni à l'extérieur, ni à l'intérieur. Miss Alice put croire que les assaillants, après s'être emparés de Castle-House, l'avaient quitté, sans y avoir laissé un seul de ses défenseurs. Alors elle éprouva une suprême angoisse, et tomba à son tour épuisée, pendant qu'un dernier gémissement lui échappait, un dernier appel. Il avait été entendu. James Burbank et ses amis s'étaient jetés au-dehors. Maintenant, ils savaient tout ce qui s'était passé à la crique Marino. Qu'importait que ces bandits se fussent éloignés d'eux? Qu'importait qu'ils n'eussent plus à craindre de se voir entre leurs mains? Un effroyable malheur venait de les frapper. La petite Dy était au pouvoir de Texar!

Voilà ce que Miss Alice raconta en phrases entrecoupées de sanglots. Voilà ce qu'entendit Mme Burbank, revenue à elle, et noyée dans ses larmes. Voilà ce qu'apprirent James Burbank, Stannard, Carrol, Perry, et leurs quelques compagnons. Cette pauvre enfant enlevée, entraînée on ne savait où, entre les mains du plus cruel ennemi de son père!… Que pouvait-il y avoir au delà, et était-il possible que l'avenir réservât de plus grandes douleurs à cette famille?

Tous furent accablés de ce dernier coup. Après que Mme Burbank eut été transportée dans sa chambre et déposée sur son lit, Miss Alice était restée près d'elle.

En bas, dans le hall, James Burbank et ses amis cherchaient à se concerter sur ce qu'il y aurait à faire pour retrouver Dy, pour l'arracher avec Zermah aux mains de Texar. Oui, sans doute, la dévouée métisse essayerait de défendre l'enfant jusqu'à la mort! Mais, prisonnière d'un misérable animé d'une haine personnelle, n'allait-elle pas payer de sa vie les dénonciations qu'elle avait portées contre lui?

Alors, James Burbank s'accusait d'avoir obligé sa femme à quitter Castle-House, de lui avoir préparé un moyen d'évasion qui avait tourné si mal. Était-ce donc le hasard seul auquel il fallait attribuer la présence de Texar à la crique Marino? Non, évidemment. Texar, d'une façon ou d'une autre, connaissait l'existence du tunnel. Il s'était dit que les défenseurs de Camdless-Bay tenteraient peut-être de s'échapper par là, lorsqu'ils ne pourraient plus tenir dans l'habitation. Et, après avoir conduit sa troupe sur la rive droite du fleuve, après en avoir forcé les palissades de l'enceinte, après avoir obligé James Burbank et les siens à se réfugier derrière les murs de Castle- House, nul doute qu'il ne fût venu se poster avec quelques-uns de ses complices près de la crique Marino. Là, il avait inopinément surpris les deux Noirs qui gardaient l'embarcation, il avait fait égorger ces malheureux dont les cris ne purent être entendus au milieu du tumulte des assaillants. Puis l'Espagnol avait attendu que Zermah se montrât, et la petite Dy un peu après elle. Les voyant seules, il dut penser que ni Mme Burbank ni son mari, ni ses amis, ne s'étaient encore décidés à fuir Castle-House. Donc, il fallait se contenter de cette proie, et il avait enlevé l'enfant et la métisse pour les conduire en quelque retraite inconnue où il serait impossible de les retrouver!

Et de quel coup plus terrible le misérable aurait-il pu frapper la famille Burbank? Ce père, cette mère, les eût-il fait souffrir davantage, s'il leur eût arraché le coeur!

Ce fut une horrible nuit que passèrent les survivants de Camdless- Bay. Ne devaient-ils pas craindre, en outre, que les assaillants songeassent, à revenir, plus nombreux ou mieux armés, afin d'obliger les derniers défenseurs de Castle-House à se rendre? Cela n'arriva pas, heureusement. Le jour reparut sans que James Burbank et ses compagnons eussent été mis en alerte par une nouvelle attaque.

Combien il aurait été utile, cependant, de savoir à quel propos ces trois coups de canon avaient été tirés la veille, et pourquoi les assaillants s'étaient repliés, alors qu'un dernier effort — un effort d'une heure à peine — leur eût livré l'habitation! Devait-on croire que ce rappel était motivé par quelque démonstration des fédéraux qui aurait eu lieu à l'embouchure du Saint-John? Les navires du commodore Dupont étaient-ils maîtres de Jacksonville? Rien n'eût été plus désirable dans l'intérêt de James Burbank et des siens. Ils auraient pu commencer en toute sécurité les plus actives recherches pour retrouver Dy et Zermah, s'attaquer directement à Texar, si l'Espagnol n'avait pas battu en retraite avec ses partisans, le poursuivre comme le promoteur des dévastations de Camdless-Bay, et surtout comme l'auteur du double rapt de la métisse et de l'enfant.

Cette fois, il n'y aurait pas d'alibi possible et de la nature de celui que l'Espagnol avait invoqué au début de cette histoire, quand il avait comparu, devant le magistrat de Saint-Augustine. Si Texar n'était pas à la tête de cette bande de malfaiteurs qui avait envahi Camdless-Bay — ce que le messager de M. Harvey n'avait pu dire à James Burbank — le dernier cri de Zermah n'avait-il pas clairement révélé quelle part directe il avait prise au rapt. Et d'ailleurs, Miss Alice ne l'avait-elle pas reconnu au moment où son embarcation s'éloignait?

Oui! la justice fédérale saurait bien faire avouer à ce misérable en quel lieu il avait entraîné ses victimes, et le punir de crimes qu'il ne pourrait plus nier.

Malheureusement, rien ne vint confirmer les hypothèses de James Burbank relativement à l'arrivée de la flottille nordiste dans les eaux du Saint-John. À cette date du 3 mars, aucun navire n'avait encore quitté la baie de Saint-Mary. Cela fut amplement démontré par des nouvelles que l'un des régisseurs alla chercher le jour même sur l'autre rive du fleuve. Nul bâtiment n'avait encore paru à la hauteur du phare de Pablo. Tout se bornait à l'occupation de Fernandina et du fort Clinch. Il semblait que le commodore Dupont ne voulût s'avancer qu'avec une extrême circonspection jusqu'au centre de la Floride. Quant à Jacksonville, le parti de l'émeute y dominait toujours. Après l'expédition de Camdless-Bay, l'Espagnol avait reparu dans la ville. Il y organisait la résistance pour le cas où les canonnières de Stevens tenteraient de franchir la barre du fleuve. Sans doute, quelque fausse alerte l'avait rappelé la veille avec sa bande de pillards. Après tout, l'oeuvre de vengeance de Texar n'était-elle pas suffisante, maintenant que la plantation était dévastée, les chantiers détruits par l'incendie, les Nègres dispersés dans les forêts du comté et auxquels il ne restait plus rien de leurs baraccons en ruine, enfin la petite Dy enlevée à son père, à sa mère, sans qu'on put retrouver trace de l'enlèvement.

James Burbank n'en fut que trop certain, quand, pendant la matinée, Walter Stannard et lui eurent remonté la rive droite du fleuve. En vain avaient-ils exploré les moindres anses, cherché quelque indice qui leur aurait indiqué la direction suivie par l'embarcation. Toutefois, cette recherche n'avait pu être que bien incomplète, et il faudrait également visiter la rive gauche.

Mais, en ce moment, était-ce possible? Ne fallait-il pas attendre que Texar et ses partisans fussent réduits à l'impuissance par l'arrivée des fédéraux? Mme Burbank, dans l'état où elle se trouvait, Miss Alice, qui ne pouvait plus la quitter, Edward Carrol, alité pour quelques jours, n'eût-il pas été imprudent de les laisser seuls à Castle-House, lorsqu'un retour des assaillants était toujours à redouter?

Et, ce qui était plus désespérant encore, c'est que James Burbank ne pouvait même songer à porter plainte contre Texar, ni pour la dévastation de son domaine, ni pour l'enlèvement de Zermah et de la petite fille. Le seul magistrat auquel il aurait eu à s'adresser, c'était l'auteur même de ces crimes. Il fallait donc attendre que la justice régulière eût repris son cours à Jacksonville.

«James, dit M. Stannard, si les dangers qui menacent votre enfant sont terribles, du moins Zermah est avec elle, et vous pouvez compter sur son dévouement qui ira…

— Jusqu'à la mort… soit! répondit James Burbank. Et quand
Zermah sera morte?…

— Écoutez-moi, mon cher James, répondit M. Stannard. En y réfléchissant, ce n'est pas l'intérêt de Texar d'en venir à cette extrémité. Il n'a pas encore quitté Jacksonville, et, tant qu'il y sera, je pense que ses victimes n'ont aucun acte de violence à craindre de sa part. Votre enfant ne peut-elle être une garantie, un otage contre les représailles qu'il doit redouter, non seulement de vous, mais aussi de la justice fédérale, pour avoir renversé les autorités régulières de Jacksonville et dévasté la plantation d'un nordiste? Évidemment. Aussi son intérêt est-il de les épargner, et mieux vaut attendre que Dupont et Sherman soient les maîtres du territoire pour agir contre lui!

— Et quand le seront-ils?… s'écria James Burbank.

— Demain… aujourd'hui, peut-être! Je vous le répète, Dy est la sauvegarde de Texar. C'est pour cela qu'il a saisi l'occasion de l'enlever, sachant bien aussi qu'il vous briserait le coeur, mon pauvre James, et le misérable y a cruellement réussi!»

Ainsi raisonnait M. Stannard, et il y avait de sérieux motifs pour que son raisonnement fût juste. Parvint-il à convaincre James Burbank? Non, sans doute. Lui rendit-il un peu d'espoir? Pas davantage. C'était impossible. Mais James Burbank comprit que, lui aussi, il devrait s'astreindre à parler devant sa femme comme Walter Stannard venait de parler devant lui. Autrement, Mme Burbank n'eût pas survécu à ce dernier coup. Et, lorsqu'il fut de retour à l'habitation, il fit valoir avec force ces arguments auxquels lui-même ne pouvait se rendre.

Pendant ce temps, Perry et les sous-régisseurs visitaient Camdless-Bay. C'était un spectacle navrant. Cela parut même faire une grande impression sur Pygmalion qui les accompagnait. Cet «homme libre» n'avait point cru devoir suivre les esclaves affranchis, dispersés par Texar. Cette liberté d'aller coucher dans les bois, d'y souffrir du froid et de la faim, lui paraissait excessive. Aussi avait-il préféré rester à Castle-House, dût-il, comme Zermah, déchirer son acte d'affranchissement pour conquérir le droit d'y demeurer.

«Tu le vois, Pyg! lui répétait M. Perry. La plantation est dévastée, nos ateliers sont en ruine. Voilà ce que nous a coûté la liberté donnée à des gens de ta couleur!

— Monsieur Perry, répondait Pygmalion, ce n'est pas ma faute…

— C'est ta faute, au contraire! Si tes pareils et toi, vous n'aviez pas applaudi tous ces déclamateurs qui tonnaient contre l'esclavage, si vous aviez protesté contre les idées du Nord, si vous aviez pris les armes pour repousser les troupes fédérales, jamais M. Burbank n'aurait eu cette pensée de vous affranchir, et le désastre ne se serait pas abattu sur Camdless-Bay!

— Que puis-je y faire, maintenant, reprenait le désolé Pyg, que puis-je y faire monsieur Perry?

— Je vais te le dire, Pyg, et c'est ce que tu ferais, s'il y avait en toi le moindre sentiment de justice!

— Tu es libre, n'est-ce pas?

— Il paraît!

— Par conséquent, tu t'appartiens?

— Sans doute!

— Et, si tu t'appartiens, rien ne t'empêche de disposer de toi comme il te plaît?

— Rien, monsieur Perry.

— Eh bien, à ta place, Pyg, je n'hésiterais pas. J'irais me proposer à la plantation voisine, je m'y revendrais comme esclave, et le prix de ma vente, je l'apporterais à mon ancien maître pour l'indemniser du tort que je lui ai fait en me laissant affranchir!»

Le régisseur parlait-il sérieusement? on ne saurait le dire, tant le digne homme était capable de déraisonner, lorsqu'il enfourchait son habituel dada. En tout cas, le piteux Pygmalion, déconcerté, irrésolu, abasourdi, ne sut rien répondre.

Toutefois, il n'y avait pas à cela le moindre doute, l'acte de générosité, accompli par James Burbank, venait d'attirer le malheur et la ruine sur la plantation. Le désastre matériel, c'était assez visible, devait se chiffrer par une somme considérable. Il ne restait plus rien des baraccons, détruits après avoir été préalablement saccagés par les pillards. Des scieries, des ateliers, on ne voyait plus qu'un morceau de cendres, restes de l'incendie, d'où s'échappaient encore des fumerolles de vapeur grisâtre. À la place des chantiers, qui servaient à l'emmagasinage des bois déjà débités, à la place des fabriques, où se trouvaient les appareils pour «sérancer» le coton, les presses hydrauliques pour le mettre en balles, les machines pour la manipulation de la canne à sucre, il n'y avait que des murs noircis, prêts à s'écrouler, des tas de briques rougies par le feu à l'endroit où s'élevait la cheminée des usines. Puis, à la surface des champs de caféiers, des rizières, des potagers, des enclos réservés aux animaux domestiques, la dévastation était complète, comme si une troupe de fauves eût ravagé le riche domaine pendant de longues heures! En présence de ce lamentable spectacle, l'indignation de M. Perry ne pouvait se contenir. Sa colère s'échappait en paroles menaçantes. Pygmalion n'était rien moins que rassuré à voir les farouches regards que le régisseur lançait sur lui. Aussi finit-il par le quitter pour regagner Castle-House, afin, dit-il, «de réfléchir plus à son aise à la proposition de se vendre que le régisseur venait de lui faire.» Et, sans doute, la journée ne put suffire à ses réflexions, car, le soir venu, il n'avait encore pris aucune décision à cet égard.

Cependant, ce jour même, quelques-uns des anciens esclaves étaient rentrés secrètement à Camdless-Bay. On imagine ce que dut être leur désolation, lorsqu'ils ne trouvèrent pas une seule case qui n'eût été détruite. James Burbank donna aussitôt des ordres pour que l'on subvînt à leurs besoins du mieux possible. Un certain nombre de ces Noirs put être logé à l'intérieur de l'enceinte, dans la partie des communs respectée par l'incendie. On les employa tout d'abord à enterrer ceux de leurs compagnons morts en défendant Castle-House, et aussi les cadavres des assaillants qui avaient été tués dans l'attaque, — les blessés ayant été emmenés par leurs camarades. Il en fut pareillement des deux malheureux Nègres, égorgés au moment où Texar et ses complices les surprenaient à leur poste, près de la petite crique Marino.

Ces soins pris, James Burbank ne pouvait songer encore à la réorganisation de son domaine. Il fallait attendre que la question fût décidée entre le Sud et le Nord dans l'État de Floride. D'autres soucis, bien autrement graves, l'absorbaient jour et nuit. Tout ce qu'il était en son pouvoir de faire pour retrouver les traces de sa petite fille, il le faisait. En outre, la santé de Mme Burbank était très compromise. Bien que Miss Alice ne la quittât pas d'un instant et la soignât avec une sollicitude filiale, il importait qu'un médecin fût appelé près d'elle.

Il y en avait un, à Jacksonville, qui possédait toute la confiance de la famille Burbank. Ce médecin n'hésita pas à venir à Camdless- Bay, dès qu'il y fut mandé. Il prescrivit quelques remèdes. Mais pourraient-ils être efficaces tant que la petite Dy ne serait pas rendue à sa mère? Aussi, laissant Edward Carrol, qui devait être retenu quelque temps à la chambre, James Burbank et Walter Stannard allaient-ils chaque jour explorer les deux rives du fleuve. Ils fouillaient les îlots du Saint-John; ils interrogeaient les gens du pays; ils s'informaient jusque dans les moindres hameaux du comté; ils promettaient de l'argent, et beaucoup, à qui leur apporterait un indice quelconque… Leurs efforts demeuraient infructueux. Comment aurait-on pu leur apprendre que c'était au fond de la Crique-Noire que se cachait l'Espagnol? Personne ne le savait. Et d'ailleurs, pour mieux soustraire ses victimes à toutes les recherches, Texar n'avait-il pas dû les entraîner vers le haut cours du fleuve? Le territoire n'était-il pas assez grand, n'y avait-il pas assez de retraites dans les vastes forêts du centre, au milieu des immenses marais du sud de la Floride, dans la région de ces inaccessibles Everglades, pour que Texar pût si bien y cacher ses deux victimes qu'on ne parviendrait pas à arriver jusqu'à elles?

En même temps, par ce médecin, qui venait à Camdless-Bay, James
Burbank fut chaque jour tenu au courant de ce qui se passait à
Jacksonville et dans le nord du comté de Duval.

Les fédéraux n'avaient encore fait aucune démonstration nouvelle sur le territoire floridien, cela n'était pas douteux. Des instructions spéciales, venues de Washington, leur commandaient- elles donc de s'arrêter sur la frontière sans chercher à la franchir? Une pareille attitude eût été désastreuse pour les intérêts des unionistes, établis sur les territoires du Sud, et plus particulièrement pour James Burbank, si compromis par ses derniers actes vis-à-vis des confédérés. Quoi qu'il en soit, l'escadre du commodore Dupont se trouvait encore dans l'estuaire de Saint-Mary, et, si les gens de Texar avaient été rappelés par ces trois coups de canon, le soir du 2 mars, c'est que les autorités de Jacksonville s'étaient laissé prendre à une fausse alerte — erreur à laquelle Castle-House devait d'avoir échappé au pillage et à la ruine.

Quant à l'Espagnol, ne songeait-il pas à recommencer une expédition qu'il pouvait considérer comme incomplète, puisque James Burbank n'était pas en son pouvoir? Hypothèse peu probable. En ce moment, sans doute, l'attaque de Castle-House, l'enlèvement de Dy et de Zermah, suffisaient à ses vues. D'ailleurs, quelques bons citoyens n'avaient pas craint de manifester leur désapprobation pour l'affaire de Camdless-Bay et leur dégoût à l'égard du chef des émeutiers de Jacksonville, bien que leur opinion ne fût pas pour préoccuper Texar. L'Espagnol dominait plus que jamais dans le comté de Duval avec son parti de forcenés. Ces gens, sans aveu, ces aventuriers, sans scrupules, en prenaient à leur aise. Chaque jour, ils s'abandonnaient à des plaisirs de toutes sortes, qui dégénéraient en orgies. Le bruit en arrivait jusqu'à la plantation, et le ciel réverbérait l'éclat des illuminations publiques que l'on pouvait prendre pour la lueur de quelque nouvel incendie. Les gens modérés, réduits à se taire, durent subir le joug de cette faction, soutenue par la populace du comté.

En somme, l'inaction momentanée de l'armée fédérale venait singulièrement en aide aux nouvelles autorités du pays. Elles en profitaient pour faire courir le bruit que les nordistes ne passeraient pas la frontière, qu'ils avaient ordre de reculer en Géorgie et dans les Carolines, que la péninsule floridienne ne subirait pas l'invasion des troupes anti-esclavagistes, que sa qualité d'ancienne colonie espagnole la mettait en dehors de la question dont les États-Unis cherchaient à régler le sort par les armes, etc. Aussi, dans tous les comtés, se produisait-il donc un certain courant plus favorable que contraire aux idées dont les partisans de la violence se faisaient les représentants. On le vit bien, en maint endroit, mais plutôt sur la portion septentrionale de la Floride, du côté de la frontière géorgienne, où les propriétaires de plantations, surtout les gens du Nord, furent très maltraités, leurs esclaves mis en fuite, leurs scieries et chantiers détruits par l'incendie, leurs établissements dévastés par les troupes des confédérés, comme Camdless-Bay venait de l'être par la populace de Jacksonville.

Cependant, il ne semblait pas — maintenant du moins — que la plantation eût lieu de craindre un nouvel envahissement, ni Castle-House, une nouvelle agression. Toutefois, combien il tardait à James Burbank que les fédéraux fussent maîtres du territoire! Dans l'état actuel des choses, on ne pouvait rien tenter directement contre Texar, ni le poursuivre devant la justice pour des faits qui ne sauraient être démentis, cette fois, ni obliger à révéler en quel lieu il retenait Dy et Zermah.

Par quelle série d'angoisses passèrent James Burbank et les siens en présence de ces retards si prolongés! Ils ne pouvaient croire, cependant, que les fédéraux songeassent à s'immobiliser sur la frontière. La dernière lettre de Gilbert disait formellement que l'expédition du commodore Dupont et de Sherman avait la Floride pour objectif. Depuis cette lettre, le gouvernement fédéral avait- il donc envoyé des ordres contraires à la baie d'Edisto où l'escadre attendait avant de reprendre la mer? Un succès des troupes confédérées, survenu en Virginie ou dans les Carolines, obligeait-il l'armée de l'Union à s'arrêter dans sa marche vers le Sud? Quelle série d'inquiétudes permanentes pour cette famille si éprouvée depuis le commencement de la guerre! À combien de catastrophes ne devait-elle pas s'attendre encore!

Ainsi s'écoulèrent les cinq jours qui suivirent l'envahissement de Camdless-Bay. Nulle nouvelle des dispositions prises par les fédéraux. Nulle nouvelle de Dy ni de Zermah, bien que James Burbank eût tout fait pour retrouver leurs traces, bien que pas une seule journée se fût écoulée, sans avoir été marquée par un nouvel effort!

On arriva au 9 mars. Edward Carrol était complètement guéri. Il allait pouvoir se joindre aux démarches qui seraient faites par ses amis. Mme Burbank se trouvait toujours dans un état de faiblesse extrême. Il semblait que sa vie menaçait de s'en aller avec ses larmes. Dans son délire, elle appelait sa petite fille d'une voix déchirante, elle voulait courir à sa recherche. Ces crises étaient suivies de syncopes qui mettaient son existence en danger. Que de fois Miss Alice put craindre que cette mère infortunée mourût entre ses bras!

Un seul bruit de la guerre arriva à Jacksonville dans la matinée du 9 mars. Malheureusement, il était de nature à donner une nouvelle force aux partisans de l'idée séparatiste.

D'après ce bruit, le général confédéré Van Dorn aurait repoussé les soldats de Curtis, le 6 mars, au combat de Bentonville, dans l'Arkansas, puis obligé les fédéraux à battre en retraite. En réalité, il n'y avait eu qu'un simple engagement avec l'arrière- garde d'un petit corps nordiste, et ce succès allait être bien autrement compensé, quelques jours après, par la victoire de Pea- Ridge. Cela suffit, cependant, à provoquer parmi les sudistes un redoublement d'insolence. Et, à Jacksonville, ils célébrèrent cette action sans importance comme un complet échec de l'armée fédérale. De là, de nouvelles fêtes et de nouvelles orgies, dont le bruit retentit douloureusement à Camdless-Bay.

Tels sont les faits qu'apprit James Burbank, vers six heures du soir, quand il revint après exploration sur la rive gauche du fleuve.

Un habitant du comté de Putnam croyait avoir trouvé des traces de l'enlèvement à l'intérieur d'un îlot du Saint-John, quelques milles au-dessus de la Crique-Noire. Pendant la nuit précédente, cet homme croyait avoir entendu comme un appel désespéré, et il était venu rapporter le fait à James Burbank. En outre, l'Indien Squambô, le confident de Texar, avait été vu, dans ces parages avec son squif. Qu'on eût aperçu l'Indien, rien de moins douteux, et ce détail fut même confirmé par un passager du _Shannon, _qui, revenant de Saint-Augustine, avait débarqué ce jour-là au pier de Camdless-Bay.

Il n'en fallait pas davantage pour que James Burbank voulût s'élancer sur cette piste. Edward Carrol et lui, accompagnés de deux Noirs, s'étant jetés dans une embarcation, avaient remonté le fleuve. Après s'être rapidement portés vers l'îlot indiqué, ils l'avaient fouillé avec soin, avaient visité quelques cabanes de pêcheurs, qui ne leur semblèrent même pas avoir été récemment occupées. Sous les taillis presque impénétrables de l'intérieur, pas un seul vestige d'êtres humains. Rien sur les berges qui indiquât qu'une embarcation y eût accosté. Squambô ne fut aperçu nulle part; s'il était venu rôder autour de cet îlot, très probablement il n'y avait pas débarqué.

Cette expédition demeura donc sans résultat, comme tant d'autres. Il fallut revenir à la plantation, avec la certitude d'avoir, cette fois encore, suivi une fausse piste.

Or, ce soir là, James Burbank, Walter Stannard et Edward Carrol causaient de cette inutile recherche, au moment où ils étaient réunis dans le hall. Vers neuf heures après avoir laissé Mme_ _Burbank assoupie plutôt qu'endormie dans sa chambre, Miss Alice vint les rejoindre, et apprit que cette dernière tentative n'avait donné aucun résultat.

Cette nuit allait être assez obscure. La lune, dans son premier quartier, avait déjà disparu sous l'horizon. Un profond silence enveloppait Castle-House, la plantation, tout le lit du fleuve. Les quelques Noirs, retirés dans les communs, commençaient à s'endormir. Lorsque le silence était troublé, c'est que des clameurs lointaines, des détonations de pièces d'artifice, venaient de Jacksonville, où l'on célébrait à grand fracas le succès des confédérés.

Chaque fois que ces bruits arrivaient jusque dans le hall, c'était un nouveau coup porté à la famille Burbank.

«Il faudrait pourtant savoir ce qui en est, dit Edward Carrol, et s'assurer si les fédéraux ont renoncé à leurs projets sur la Floride!

— Oui! il le faut! répondit M. Stannard. Nous ne pouvons vivre dans cette incertitude!…

— Eh bien, dit James Burbank, j'irai à Fernandina, dès demain… et là, je m'informerai…»

En ce moment, on frappa légèrement à la porte principale de
Castle-House, du côté de l'avenue qui conduisait à la rive du
Saint-John.

Un cri échappa à Miss Alice, qui s'élança vers cette porte. James Burbank voulut en vain retenir la jeune fille. Et, comme on n'avait pas encore répondu, un nouveau coup fut frappé plus distinctement.

XIII
Pendant quelques heures

James Burbank s'avança vers le seuil. Il n'attendait personne.
Peut-être quelque importante nouvelle lui arrivait-elle de
Jacksonville, apportée par John Bruce de la part de son
correspondant, M. Harvey?

On frappa une troisième fois d'une main plus impatiente.

«Qui est là? demanda James Burbank.

— Moi! fut-il répondu.

— Gilbert!…» s'écria Miss Alice.

Elle ne s'était pas trompée. Gilbert à Camdless-Bay! Gilbert apparaissant au milieu des siens, heureux de venir passer quelques heures avec eux et sans rien savoir, sans doute, des désastres qui les avaient frappés!

En un instant, le jeune lieutenant fut dans les bras de son père, tandis qu'un homme, qui l'accompagnait, refermait la porte avec soin, après avoir jeté un dernier regard en arrière.

C'était Mars, le mari de Zermah, le dévoué matelot du jeune
Gilbert Burbank.

Après avoir embrassé son père, Gilbert se retourna. Puis, apercevant Miss Alice, il lui prit la main qu'il serra dans un irrésistible mouvement de tendresse.

«Ma mère! s'écria-t-il. Où est ma mère?… Est-il vrai qu'elle soit mourante?…

— Tu sais donc, mon fils?… répondit James Burbank.

— Je sais tout, la plantation dévastée par les bandits de Jacksonville, l'attaque de Castle-House, ma mère… morte peut- être!…»

La présence du jeune homme dans ce pays où il courait personnellement tant de dangers, s'expliquait maintenant.

Voici ce qui s'était passé:

Depuis la veille, plusieurs canonnières de l'escadre du commodore Dupont s'étaient portées au delà des bouches du Saint-John. Après avoir remonté le fleuve, elles durent s'arrêter devant la barre, à quatre milles au-dessous de Jacksonville. Quelques heures plus tard, un homme, se disant un des gardiens du phare de Pablo, vint à bord de la canonnière de Stevens, sur laquelle Gilbert remplissait les fonctions de second. Là, cet homme parla de tout ce qui s'était passé à Jacksonville, ainsi que de l'envahissement de Camdless-Bay, de la dispersion des Noirs, de la situation désespérée de Mme_ _Burbank. Que l'on juge de ce que dut éprouver Gilbert en entendant le récit de ces déplorables événements.

Alors, il fut pris d'un irrésistible désir de revoir sa mère. Avec l'autorisation du commandant Stevens, il quitta la flottille, il se jeta dans un de ces légers canots qu'on appelle «gigs». Accompagné de son fidèle Mars, il put passer inaperçu au milieu des ténèbres — du moins il le croyait —, et prit terre à un demi-mille au-dessous de Camdless-Bay, afin d'éviter de débarquer au petit port qui pouvait être surveillé.

Mais, ce qu'il ignorait, ce qu'il ne pouvait savoir, c'est qu'il était tombé dans un piège tendu par Texar. À tout prix, l'Espagnol avait voulu se procurer cette preuve réclamée par les magistrats de Court-Justice, — cette preuve que James Burbank entretenait une correspondance avec l'ennemi. Aussi pour attirer le jeune lieutenant à Camdless-Bay, un gardien du phare de Pablo, qui lui était dévoué, s'était-il chargé d'apprendre à Gilbert une partie des faits dont Castle-House venait d'être le théâtre, et plus particulièrement l'état de sa mère. Le jeune lieutenant, parti dans les conditions que l'on connaît, avait été espionné pendant qu'il remontait le cours du fleuve. Toutefois, en se glissant le long des roseaux qui bordent la haute grève du Saint-John, il était parvenu, sans le savoir, à dépister les gens de l'Espagnol, chargés de le suivre. Si ces espions ne l'avaient point vu débarquer sur la berge au-dessous de Camdless-Bay, du moins espéraient-ils s'emparer de lui à son retour, puisque toute cette partie de la rive se trouvait sous leur surveillance.

«Ma mère… ma mère!… reprit Gilbert. Où est-elle?

— Me voilà, mon fils!» répondit Mme Burbank.

Elle venait d'apparaître sur le palier de l'escalier du hall, elle le descendit lentement, se retenant à la rampe, et tomba sur un divan, tandis que Gilbert la couvrait de baisers.

Dans son assoupissement, la malade avait entendu frapper à la porte de Castle-House. Aussitôt, reconnaissant la voix de son fils, elle avait retrouvé assez de forces pour se relever, pour rejoindre Gilbert, pour venir pleurer avec lui, avec tous les siens.

Le jeune homme la pressait dans ses bras.

«Mère!… mère!… disait-il. Je te revois donc!… Comme tu souffres!… Mais tu vis!… Ah! nous te guérirons!… Oui! Ces mauvais jours vont finir!… Nous serons réunis… bientôt!… Nous te rendrons la santé!… Ne crains rien pour moi, mère!… Personne ne saura que Mars et moi, nous sommes venus ici!…»

Et, tout en parlant, Gilbert, qui voyait sa mère faiblir, essayait de la ranimer par ses caresses.

Cependant Mars semblait avoir compris que Gilbert et lui ne connaissaient pas toute l'étendue du malheur qui les avait frappés. James Burbank, MM. Carrol et Stannard, silencieux, courbaient la tête. Miss Alice ne pouvait retenir ses larmes. En effet, la petite Dy n'était pas là, ni Zermah, qui aurait dû deviner que son mari venait d'arriver à Camdless-Bay, qu'il était dans l'habitation, qu'il l'attendait…

Aussi, le coeur étreint par l'angoisse, regardant dans tous les coins du hall, demanda-t-il à M. Burbank:

«Qu'y a-t-il donc, maître?»

En ce moment, Gilbert se releva.

«Et Dy?… s'écria-t-il. Est-ce que Dy est déjà couchée?… Où est ma petite soeur?

— Où est ma femme?» dit Mars.

Un instant après, le jeune officier et Mars savaient tout. En remontant la berge du Saint-John, depuis l'endroit où les attendait leur canot, ils avaient bien vu, dans l'ombre, les ruines accumulées sur la plantation. Mais ils pouvaient croire que tout se bornait à quelque désastre matériel, conséquence de l'affranchissement des Noirs!… Maintenant, ils n'ignoraient rien. L'un ne retrouvait plus sa soeur à l'habitation. L'autre n'y retrouvait plus sa femme… Et personne pour leur dire en quel endroit Texar les avait entraînées depuis sept jours!

Gilbert revint s'agenouiller près de Mme Burbank. Il mêlait ses larmes aux siennes. Mars, la face injectée, la poitrine haletante, allait, venait, ne pouvait se contenir.

Enfin sa colère éclata.

«Je tuerai Texar! s'écria-t-il. J'irai à Jacksonville… demain… cette nuit… à l'instant…

— Oui, viens, Mars, viens!…» répondit Gilbert.

James Burbank les arrêta.

«Si cela eût été à faire, dit-il, je n'aurais pas attendu ton arrivée, mon fils! Oui! ce misérable eût déjà payé de sa vie le mal qu'il nous a causé! Mais, avant tout, il faut qu'il dise ce que lui seul peut dire! Et quand je te parle ainsi, Gilbert, quand je recommande à toi, et à Mars d'attendre, c'est qu'il faut attendre!

— Soit, mon père! répondit le jeune homme. Du moins, je fouillerai le territoire, je chercherai…

— Eh! crois-tu donc que je ne l'aie pas fait? s'écria M. Burbank. Pas un jour ne s'est passé, sans que nous n'ayons exploré les rives du fleuve, les îlots qui peuvent servir de refuge à ce Texar! Et pas un seul indice, rien qui ait pu me mettre sur la trace de ta soeur, Gilbert, de ta femme, Mars! Carrol et Stannard ont tout tenté avec moi!… Jusqu'ici nos recherches ont été inutiles!…

— Pourquoi ne pas porter plainte à Jacksonville? demanda le jeune officier. Pourquoi ne pas poursuivre Texar comme coupable d'avoir provoqué le pillage de Camdless-Bay, d'avoir enlevé?…

— Pourquoi? répondit James Burbank. Parce que Texar est le maître maintenant, parce que tout ce qui est honnête tremble devant les coquins qui lui sont dévoués, parce que la populace est pour lui, et aussi les milices du comté!

— Je tuerai Texar! répétait Mars, comme s'il eût été sous l'obsession d'une idée fixe.

— Tu le tueras quand il en sera temps! répondit James Burbank. À présent, ce serait aggraver la situation.

— Et quand sera-t-il temps?… demanda Gilbert.

— Quand les fédéraux seront les maîtres de la Floride, lorsqu'ils auront occupé Jacksonville!

— Et s'il est trop tard, alors?

— Mon fils!… Mon fils!… je t'en supplie… ne dis pas cela! s'écria Mme Burbank.

— Non, Gilbert, ne dites pas cela!» répéta Miss Alice.

James Burbank prit la main de son fils.

«Gilbert, écoute-moi, dit-il. Nous voulions comme toi, comme Mars, faire justice immédiate de Texar, au cas où il aurait refusé de dire ce que sont devenues ses victimes. Mais, dans l'intérêt de ta soeur, Gilbert, dans l'intérêt de ta femme, Mars, notre colère a dû céder devant la prudence. Il y a tout lieu de croire, en effet, qu'entre les mains de Texar, Dy et Zermah sont des otages dont il se fera une sauvegarde, car ce misérable doit craindre d'être poursuivi pour avoir renversé les honnêtes magistrats de Jacksonville, pour avoir déchaîné une bande de malfaiteurs sur Camdless-Bay, pour avoir incendié et pillé la plantation d'un nordiste! Si je ne le croyais pas, Gilbert, est-ce que je te parlerais avec cette conviction? Est-ce que j'aurais eu l'énergie d'attendre?…

— Est-ce que je ne serais pas morte!» dit Mme Burbank.

La malheureuse femme avait compris que, s'il allait à Jacksonville, son fils se livrait à Texar. Et qui donc eût alors pu sauver un officier de l'armée fédérale, tombé au pouvoir des sudistes, au moment où les fédéraux menaçaient la Floride?

Cependant le jeune officier n'était plus maître de lui. Il s'obstinait à vouloir partir. Et, comme Mars répétait: «Je tuerai Texar:

— Viens donc! dit-il.

— Tu n'iras pas, Gilbert!»

Mme Burbank s'était levée dans un dernier effort. Elle était allée se placer devant la porte. Mais, épuisée par cet effort, ne pouvant plus se soutenir, elle s'affaissa.

«Ma mère!… ma mère! s'écria le jeune homme.

— Restez, Gilbert!» dit Miss Alice.

Il fallut reporter Mme Burbank dans sa chambre, où la jeune fille demeura près d'elle. Puis, James Burbank rejoignit Edward Carrol et M. Stannard dans le hall. Gilbert était assis sur le divan, la tête dans les mains. Mars, à l'écart, se taisait.

«Maintenant, Gilbert, dit James Burbank, tu es en possession de toi-même. Parle donc. De ce que tu vas nous dire dépendront les résolutions que nous devrons prendre. Nous n'avons d'espoir que dans une prompte arrivée des fédéraux dans le comté. Ont-ils donc renoncé à leur projet d'occuper la Floride?

— Non, mon père.

— Où sont-ils?

— Une partie de l'escadre se dirige, en ce moment, vers Saint-
Augustine, afin d'établir le blocus de la côte.

— Mais le commodore ne songe-t-il point à se rendre maître du
Saint-John? demanda vivement Edward Carrol.

— Le bas cours du Saint-John nous appartient, répondit le jeune lieutenant. Nos canonnières sont déjà mouillées dans le fleuve, sous les ordres du commandant Stevens.

— Dans le fleuve! et elles n'ont pas encore cherché à s'emparer de Jacksonville?… s'écria M. Stannard.

— Non, car elles ont dû s'arrêter devant la barre, à quatre milles au-dessous du port.

— Les canonnières arrêtées… dit James Burbank, arrêtées par un obstacle infranchissable?…

— Oui, mon père, répondit Gilbert, arrêtées par le manque d'eau. Il faut que la marée soit assez forte pour permettre de passer cette barre, et encore sera-ce assez difficile. Mars connaît parfaitement le chenal, et c'est lui qui doit nous piloter.

— Attendre!… Toujours attendre! s'écria James Burbank. Et combien de jours?

— Trois jours au plus, et vingt-quatre heures seulement, si le vent du large pousse le flot dans l'estuaire.»

Trois jours ou vingt-quatre heures, que ce temps serait long pour les hôtes de Castle-House! Et, d'ici-là, si les confédérés comprenaient qu'ils ne pourraient défendre la ville, s'ils l'abandonnaient comme ils avaient abandonné Fernandina, le fort Clinch, les autres points de la Géorgie et de la Floride septentrionale, Texar ne s'enfuirait-il pas avec eux? Alors, en quel endroit irait-on le chercher?

Cependant, s'attaquer à lui, en ce moment où il faisait la loi à Jacksonville, où la populace le soutenait dans ses violences, c'était impossible. Il n'y avait pas à revenir là-dessus.

M. Stannard demanda alors à Gilbert s'il était vrai que les fédéraux eussent éprouvé quelque insuccès dans le Nord, et ce qu'on devait penser de la défaite de Bentonville.

«La victoire de Pea-Ridge, répondit le jeune lieutenant, a permis aux troupes de Curtis de reprendre le terrain qu'elles avaient un instant perdu. La situation des nordistes est excellente, leur succès assuré dans un délai qu'il est difficile de prévoir. Quand ils auront occupé les points principaux de la Floride, ils empêcheront la contrebande de guerre qui se fait par les passes du littoral, et les munitions comme les armes ne tarderont pas à manquer aux confédérés. Donc, avant peu, ce territoire aura retrouvé le calme et la sécurité sous la protection de notre escadre!… Oui… dans quelques jours!… Mais, d'ici-là…»

L'idée de sa soeur, exposée à tant de périls, lui revint avec une telle force que M. Burbank dut détourner ce souvenir, en ramenant la conversation sur la question des belligérants. Gilbert ne pouvait-il lui apprendre encore bien des nouvelles, qui n'avaient pu arriver à Jacksonville, ou, du moins, à Camdless-Bay?

Il y en avait quelques-unes, en effet, et d'une grande importance pour les nordistes des territoires de la Floride.

On se rappelle qu'à la suite de la victoire de Donelson, l'État de Tennessee, presque entièrement, était rentré sous la domination des fédéraux. Ceux-ci, en combinant une attaque simultanée de leur armée et de leur flotte, songeaient à se rendre maîtres de tout le cours du Mississipi. Ils l'avaient donc descendu jusqu'à l'île 10, où leurs troupes allaient prendre contact avec la division du général Beauregard, chargé de la défense du fleuve. Déjà, le 24 février, les brigades du général Pope, après avoir débarqué à Commerce, sur la rive droite du Mississipi, venaient de repousser le corps de J. Thomson. Arrivées à l'île 10 et au village de New- Madrid, il est vrai, elles avaient dû s'arrêter devant un formidable système de redoutes préparé par Beauregard. Si, depuis la chute de Donelson et de Nasheville, toutes les positions du fleuve au-dessus de Memphis devaient être considérées comme perdues pour les confédérés, on pouvait encore défendre celles qui se trouvaient au-dessous. C'était sur ce point qu'allait se livrer bientôt une bataille, décisive peut-être.

Mais, en attendant, la rade de Hampton-Road, à l'entrée du James- River, avait été le théâtre d'un combat mémorable. Ce combat venait de mettre aux prises les premiers échantillons de ces navires cuirassés, dont l'emploi a changé la tactique navale et modifié les marines de l'Ancien et du Nouveau-Monde.

À la date du 5 mars, le _Monitor, _cuirassé construit par l'ingénieur suédois Erikcson, et le _Virginia, _ancien _Merrimak _transformé, étaient prêts à prendre la mer, l'un à New York, l'autre à Norfolk.

Vers cette époque, une division fédérale, réunie sous les ordres du capitaine Marston, se trouvait à l'ancre à Hampton-Road, près de Newport-News. Cette division se composait du _Congress, _du _Saint-Laurence, _du _Cumberland _et de deux frégates à vapeur.

Tout à coup, le 2 mars, dans la matinée, apparaît le _Virginia, _commandé par le capitaine confédéré Buchanan. Suivi de quelques autres navires de moindre importance, il vient se jeter d'abord sur le _Congress, _ensuite sur le _Cumberland _qu'il perce de son éperon et qu'il coule avec cent vingt hommes de son équipage. Revenant alors vers le _Congress, _échoué sur les vases, il le défonce à coups d'obus et le livre aux flammes. La nuit seule l'empêcha de détruire les trois autres bâtiments de l'escadre fédérale.

On s'imaginerait difficilement l'effet que produisit cette victoire d'un petit navire cuirassé contre les vaisseaux de haut bord de l'Union. Cette nouvelle s'était propagée avec une rapidité vraiment merveilleuse. De là, une consternation profonde chez les partisans du Nord, puisqu'un _Virginia _pouvait venir jusque dans l'Hudson couler les navires de New York. De là aussi, une joie excessive pour le Sud, qui voyait déjà le blocus levé et le commerce redevenu libre sur toutes ses côtes.

C'est même ce succès maritime qui avait été si bruyamment célébré la veille à Jacksonville. Les confédérés pouvaient se croire maintenant à l'abri des bâtiments du gouvernement fédéral. Peut- être, même, à la suite de la victoire de Hampton-Road, l'escadre du commodore Dupont serait-elle immédiatement rappelée vers le Potomac ou la Chesapeake? Aucun débarquement ne menacerait plus alors la Floride. Les idées esclavagistes, appuyées par la partie la plus violente des populations du Sud, triompheraient sans conteste. Ce serait la consolidation de Texar et de ses partisans dans une situation où ils pouvaient faire tant de mal!

Toutefois, parmi les confédérés, on s'était hâté de triompher trop tôt. Et, ces nouvelles, déjà connues dans le nord de la Floride, Gilbert les compléta en rapportant les bruits qui circulaient, au moment où il avait quitté la canonnière du commandant Stevens.

La seconde journée du combat naval de Hampton-Road, en effet, avait été bien différente de la première. Le matin du 9 mars, au moment où le _Virginia _se disposait à attaquer le _Minnesota, _l'une des deux frégates fédérales, un ennemi, dont il ne soupçonnait même pas la présence, s'offrit à lui. Singulière machine, qui s'était détachée du flanc de la frégate, «une boîte à fromage posée sur un radeau», dirent les confédérés. Cette boîte à fromage, c'était le _Monitor, _commandé par le lieutenant Warden. Il avait été envoyé dans ces parages pour détruire les batteries du Potomac. Mais, arrivé à l'embouchure du James-River, le lieutenant Warden, ayant entendu le canon de Hampton-Road, pendant la nuit, avait conduit le _Monitor _sur le lieu du combat.

Placés à dix mètres l'un de l'autre, ces deux formidables engins de guerre se canonnèrent pendant quatre heures, et ils s'abordèrent, ce fut sans grand résultat. Enfin, le _Virginia, _atteint à sa ligne de flottaison et menacé de sombrer, dut fuir dans la direction de Norfolk. Le _Monitor, _qui devait couler lui- même neuf mois plus tard, avait complètement vaincu son rival. Grâce à lui, le gouvernement fédéral venait de reprendre toute sa supériorité sur les eaux de Hampton-Road.

«Non, mon père, dit Gilbert, en achevant son récit, notre escadre n'est point rappelée dans le Nord. Les six canonnières de Stevens sont mouillées devant la barre du Saint-John. Je vous le répète, dans trois jours au plus tard, nous serons maîtres de Jacksonville!

— Tu vois bien, Gilbert, répondit M. Burbank, qu'il faut attendre et retourner à ton bord! Mais, pendant que tu te dirigeais vers Camdless-Bay, ne crains-tu pas d'avoir été suivi?…

— Non, mon père, répondit le jeune lieutenant. Mars et moi, nous avons dû échapper à tous les regards.

— Et cet homme, qui est venu t'apprendre ce qui s'était passé à la plantation, l'incendie, le pillage, la maladie de ta mère, qui est-il?

— Il m'a dit être un des gardiens qui ont été chassés du phare de Pablo, et il venait prévenir le commandant Stevens du danger que couraient les nordistes dans cette partie de la Floride.

— Il n'était pas instruit de ta présence à bord?

— Non, et il en a paru même fort surpris, répondit le jeune lieutenant. Mais pourquoi ces questions, mon père?

— C'est que je redoute toujours quelque piège de la part de Texar. Il fait plus que soupçonner, il sait que tu sers dans la marine fédérale. Il a pu apprendre que tu étais sous les ordres du commandant Stevens. S'il avait voulu t'attirer ici…

— Ne craignez rien, mon père. Nous sommes arrivés à Camdless-Bay, sans avoir été vus en remontant le fleuve, et il en sera de même lorsque nous le descendrons…

— Pour retourner à ton bord… non ailleurs!

— Je vous l'ai promis, mon père. C'est à notre bord que Mars et moi nous serons rentrés avant le jour.

— À quelle heure partirez-vous?

— Au renversement de la marée, c'est-à-dire vers deux heures et demie du matin.

— Qui sait? reprit M. Carrol. Peut-être les canonnières de Stevens ne seront-elles pas retenues pendant trois jours encore devant la barre du Saint-John?

— Oui!… il suffit que le vent du large fraîchisse pour donner assez d'eau sur la barre, répondit le jeune lieutenant. Ah! dût-il souffler en tempête, qu'il souffle donc! Que nous ayons enfin raison de ces misérables!… Et alors…

— Je tuerai Texar», répéta Mars.

Il était un peu plus de minuit. Gilbert et Mars ne devaient pas quitter Castle-House avant deux heures, puisqu'il fallait attendre que la marée descendante leur permît de rejoindre la flottille du commandant Stevens. L'obscurité serait très profonde, et il y avait bien des chances pour qu'ils pussent passer inaperçus, quoique de nombreuses embarcations eussent pour mission de surveiller le cours du Saint-John, en aval de Camdless-Bay.

Le jeune officier remonta alors près de sa mère. Il trouva Miss Alice assise à son chevet. Mme Burbank, brisée par le dernier effort qu'elle venait de faire, était tombée dans une sorte d'assoupissement très douloureux, à en juger par les sanglots qui s'échappaient de sa poitrine.

Gilbert ne voulut pas troubler cet état de torpeur où il y avait plus d'abattement que de sommeil. Il s'assit près du lit, après que Miss Alice lui eut fait signe de ne pas parler. Là, silencieusement, ils veillèrent ensemble cette pauvre femme que le malheur n'avait pas fini de frapper peut-être! Avaient-ils besoin de paroles pour échanger leurs pensées? Non! Ils souffraient de la même souffrance, ils se comprenaient sans rien dire, ils se parlaient par le coeur.

Enfin, l'heure de quitter Castle-House arriva. Gilbert tendit la main à Miss Alice, et tous deux se penchèrent sur Mme Burbank, dont les yeux à demi fermés ne purent les voir.

Puis, Gilbert pressa de ses lèvres le front de sa mère que la jeune fille voulut baiser après lui. Mme Burbank éprouva comme un douloureux tressaillement; mais elle ne vit pas son fils se retirer, ni Miss Alice le suivre pour lui donner un dernier adieu.

Gilbert et elle retrouvèrent James Burbank et ses amis qui n'avaient point quitté le hall.

Mars, après être allé observer les environs de Castle-House, y rentrait à ce moment.

«Il est l'heure de partir, dit-il.

— Oui, Gilbert, répondit James Burbank. Pars donc!… Nous ne nous reverrons plus qu'à Jacksonville…

— Oui! à Jacksonville, et dès demain, si la marée nous permet de franchir la barre. Quant à Texar…

— C'est vivant qu'il nous le faut!… Ne l'oublie pas, Gilbert!

— Oui!… Vivant!…»

Le jeune homme embrassa son père, il serra les mains de son oncle
Carrol de M. Stannard:

«Viens, Mars», dit-il.

Et tous deux, suivant la rive droite du fleuve, le long des berges de la plantation, marchèrent rapidement pendant une demi-heure. Ils ne rencontrèrent personne sur la route. Arrivés à l'endroit où ils avaient laissé leur gig, caché sous un amoncellement de roseaux, ils s'embarquèrent pour aller prendre le fil du courant qui devait les entraîner rapidement vers la barre du Saint-John.

XIV
Sur le Saint-John

Le fleuve était alors désert dans cette partie de son cours. Pas une seule lueur n'apparaissait sur la rive opposée. Les lumières de Jacksonville se cachaient derrière le coude que fait la crique de Camdless, en s'arrondissant vers le nord. Leur reflet seul montait au-dessus et teintait la plus basse couche des nuages.

Bien que la nuit fût sombre, le gig pouvait facilement prendre direction sur la barre. Comme aucune vapeur ne se dégageait des eaux du Saint-John, il aurait été facile de le suivre et de le poursuivre, si quelque embarcation confédérée l'eût attendu au passage — ce que Gilbert et son compagnon ne croyaient pas avoir lieu de craindre.

Tous deux gardaient un profond silence. Au lieu de descendre ce fleuve, ils auraient voulu le traverser pour aller chercher Texar jusque dans Jacksonville, pour se rencontrer face à face avec lui. Et alors, remontant le Saint-John, ils eussent fouillé toutes les forêts, toutes les criques de ses rives. Où M. James Burbank avait échoué, ils auraient réussi peut-être. Et pourtant, il n'était que sage d'attendre. Lorsque les fédéraux seraient maîtres de la Floride, Gilbert et Mars pourraient agir avec plus de chances de succès vis-à-vis de l'Espagnol. D'ailleurs, le devoir leur ordonnait de rejoindre avant le jour la flottille du commandant Stevens. Si la barre devenait praticable plus tôt qu'on ne l'espérait, ne fallait-il pas que le jeune lieutenant fût à son poste de combat, et Mars au sien, pour piloter les canonnières à travers ce chenal, dont il connaissait la profondeur à tout instant de la mer montante?

Mars, assis à l'arrière du gig, maniait sa pagaie avec vigueur. Devant lui, Gilbert observait soigneusement le cours du fleuve en amont, prêt à signaler tout obstacle ou tout danger qui se présenterait, barque ou tronc en dérive. Après s'être obliquement écartée de la rive droite, afin de prendre le milieu du chenal, la légère embarcation n'aurait plus qu'à suivre le fil du courant, où elle se maintiendrait d'elle-même. Jusque-là, il suffisait que, d'un mouvement de la main, Mars forçât sur bâbord ou sur tribord pour tenir une direction convenable.

Sans doute, mieux eût valu ne point s'éloigner de la sombre lisière d'arbres et de roseaux gigantesques, qui bordent la rive droite du Saint-John. À la longer sous la retombée des épaisses ramures, on risquait moins d'être aperçu. Mais, un peu au-dessous de la plantation, un coude très accusé de la rive renvoie le courant vers l'autre bord. Il s'est établi là un large remous, qui eût rendu la navigation du gig infiniment plus pénible tout en retardant sa marche. Aussi Mars, ne voyant rien de suspect en aval, cherchait-il plutôt à s'abandonner aux eaux vives du milieu qui descendent rapidement vers l'embouchure. Du petit port de Camdless-Bay jusqu'à l'endroit où la flottille était mouillée au- dessous de la barre, on comptait de quatre à cinq milles, et, avec l'aide du jusant, sous la poussée des bras vigoureux de Mars, le gig ne pouvait être embarrassé de les enlever en deux heures. Il serait donc de retour, avant que les premières lueurs du jour eussent éclairé la surface du Saint-John.

Un quart d'heure après leur embarquement, Gilbert et Mars se trouvaient en plein fleuve. Là, ils purent constater que, si leur rapidité était considérable, la direction du courant les portait vers Jacksonville. Peut-être même, inconsciemment, Mars appuyait- il de ce côté, comme s'il eût été sollicité par quelque irrésistible attraction. Cependant il fallait éviter ce lieu maudit, dont les abords devaient être gardés avec plus de soin que la partie centrale du Saint-John.

«Droit, Mars, droit!» se contenta de dire le jeune officier.

Et le gig dut se maintenir dans le fil du courant, à un quart de mille de la rive gauche.

Le port de Jacksonville ne se montrait ni sombre ni silencieux, cependant. De nombreuses lumières couraient sur les quais ou tremblotaient dans les embarcations à la surface des eaux. Quelques-unes même se déplaçaient rapidement, comme si une active surveillance eût été organisée sur un assez large rayon.

En même temps, des chants, mêlés de cris, indiquaient que les scènes de plaisir ou d'orgie continuaient à troubler la ville. Texar et ses partisans croyaient-ils donc toujours à la défaite des nordistes en Virginie et à la retraite possible de la flottille fédérale? Ou bien profitaient-ils de leurs derniers jours pour se livrer à tous les excès, au milieu d'une population ivre de whiskey et de gin?

Quoi qu'il en soit, comme le gig filait toujours dans le lit du courant, Gilbert avait lieu de croire qu'il serait bientôt à l'abri des plus grands dangers, du moment qu'il aurait dépassé Jacksonville, quand, soudain, il fit signe à Mars de s'arrêter. À moins d'un mille au-dessous du port, il venait d'apercevoir une longue ligne de taches noires, semées comme une série d'écueils d'une rive à l'autre du fleuve.

C'était une ligne d'embarcations, embossées en cet endroit, qui barrait le Saint-John. Évidemment, si les canonnières parvenaient à franchir la barre, ces embarcations seraient impuissantes à les arrêter, et elles n'auraient plus qu'à battre en retraite; mais, pour le cas où des chaloupes fédérales tenteraient de remonter le fleuve, elles seraient peut-être capables de s'opposer à leur passage. C'est pour cette raison qu'elles étaient venues former un barrage pendant la nuit. Toutes étaient immobiles en travers du Saint-John, soit qu'elles se maintinssent avec leurs avirons, soit qu'elles fussent mouillées sur leurs grappins. Bien qu'on ne pût le voir, nul doute qu'elles eussent à bord un assez grand nombre d'hommes, bien armés pour l'offensive comme pour la défensive.

Toutefois Gilbert fit cette remarque que le chapelet d'embarcations ne barrait pas encore le fleuve, lorsqu'il l'avait remonté pour atteindre Camdless-Bay. Cette précaution n'avait donc été prise que depuis le passage du gig, et peut-être en prévision d'une attaque dont il n'était point question au moment où le jeune lieutenant venait de quitter la flottille de Stevens.

Il fallut, dès lors, abandonner le milieu du fleuve, afin de s'abriter le plus possible le long de la rive droite. Peut-être le canot resterait-il inaperçu, s'il manoeuvrait à travers le fouillis des roseaux et dans l'ombre des arbres de la berge. En tout cas, il n'existait aucun autre moyen d'éviter le barrage du Saint-John.

«Mars, tâche de pagayer sans bruit jusqu'au moment où nous aurons dépassé cette ligne, dit le jeune lieutenant.

— Oui, monsieur Gib.

— Il y aura sans doute à lutter contre les remous, et s'il faut te venir en aide…

— J'y suffirai», répondit Mars.

Et, faisant évoluer le gig, il le ramena rapidement du côté de la rive droite, lorsqu'il n'était déjà plus qu'à trois cents yards au-dessus de la ligne d'embossage.

Puisque l'embarcation n'avait pas été aperçue pendant qu'elle traversait obliquement le fleuve — et elle aurait pu l'être — maintenant qu'elle se confondait avec les sombres masses de la berge, il était impossible qu'elle fût découverte. À moins que l'extrémité du barrage s'appuyât sur la rive, il était à peu près certain qu'elle pourrait le franchir. Dans le chenal même du Saint-John, il eût été plus qu'imprudent de le tenter.

Mars pagayait au milieu d'une obscurité que rendait plus profonde encore l'épais rideau des arbres. Il évitait soigneusement de heurter des souches, dont la tête émergeait çà et là, ou de frapper l'eau trop bruyamment, bien qu'il eût parfois à vaincre un contre-courant que certaines dérivations des remous rendaient assez rude. À dériver dans ces conditions, Gilbert éprouverait un retard d'une heure, sans doute. Mais peu importerait qu'il fit jour alors; il serait assez près du mouillage des canonnières pour n'avoir plus rien à craindre de Jacksonville.

Vers quatre heures, le canot était arrivé à la hauteur des embarcations. Ainsi que l'avait prévu Gilbert, étant donné le peu de profondeur du fleuve en cet endroit du chenal, le passage avait été laissé libre le long de la rive. Quelques centaines de pieds au delà, une pointe, qui faisait saillie sur le Saint-John — pointe très boisée — s'abritait confusément sous un massif de palétuviers et d'énormes bambous.

Il s'agissait de contourner cette pointe, très sombre du côté de l'amont. En aval, au contraire, les masses de verdure cessaient brusquement. Le littoral, plus déclive aux approches de l'estuaire du Saint-John, se découpait en une suite de criques et de marécages, formant une grève très basse, très découverte. Là, plus un arbre, plus de rideau obscur, et, par conséquent, les eaux redevenaient assez claires. Il n'était donc pas impossible qu'un point noir et mouvant, comme le gig, trop petit pour que deux hommes pussent s'y coucher, fût aperçu de quelque embarcation rôdant au large de la pointe.

Au delà, il est vrai, le remous ne se faisait plus sentir. C'était un courant assez vif, qui longeait la rive sans chercher la direction du chenal. Si le canot doublait heureusement cette pointe, il serait rapidement entraîné vers la barre, et il arriverait en peu de temps au mouillage du commandant Stevens.

Mars se glissait donc le long de la rive avec une extrême prudence. Ses yeux essayaient de percer les ténèbres, observant le bas cours du fleuve. Il rasait la berge d'aussi près que possible, luttant contre le remous qui était encore très violent au revers de la pointe. La pagaie pliait sous ses bras vigoureux, pendant que Gilbert, le regard tourné vers l'amont, ne cessait de fouiller la surface du Saint-John.

Cependant le gig s'approchait peu à peu de la pointe. Quelques minutes encore, et il en aurait atteint l'extrémité, qui se prolongeait sous la forme d'une fine langue de sable. Il n'en était plus qu'à vingt-cinq ou trente yards, quand, soudain, Mars s'arrêta.

«Es-tu fatigué, demanda le jeune lieutenant, et veux-tu que je te remplace?…

— Pas un mot, monsieur Gilbert!» répondit Mars.

Et, en même temps, de deux violents coups de pagaie, il se lança obliquement, comme s'il eût voulu s'échouer contre la rive. Aussitôt, dès qu'il fut à portée, il saisit une des branches qui pendaient sur les eaux; puis, hâlant dessus, il fit disparaître l'embarcation sous un sombre berceau de verdure. Un instant après, leur amarre tournée à l'une des racines d'un palétuvier, Gilbert et Mars, immobiles, se trouvaient au milieu d'une obscurité telle qu'ils ne pouvaient plus se voir.

Cette manoeuvre n'avait pas duré dix secondes.

Le jeune lieutenant saisit alors le bras de son compagnon, et il allait lui demander l'explication de cette manoeuvre, lorsque Mars, tendant le bras à travers le feuillage, montra un point mouvant sur la partie moins sombre des eaux.

C'était une embarcation conduite par quatre hommes qui remontait le courant, après avoir doublé la langue de terre, et se dirigeait de manière à longer la berge au-dessus de la pointe.

Gilbert et Mars eurent alors la même pensée: avant tout et malgré tout, regagner leur bord. Si leur canot était découvert, ils n'hésiteraient pas à sauter sur la rive, ils fileraient entre les arbres, ils s'enfuiraient par la berge jusqu'à la hauteur de la barre. Là, le jour venu, soit qu'on aperçût leurs signaux de la plus rapprochée des canonnières, soit qu'ils dussent la rejoindre à la nage, ils feraient tout ce qu'il était humainement possible de faire pour revenir à leur poste.

Mais, presque aussitôt, ils allaient comprendre que toute retraite par terre leur serait coupée.

En effet, lorsque l'embarcation fut arrivée à vingt pieds au plus du berceau de verdure, une conversation s'établit entre les gens qui la montaient et une demi-douzaine d'autres, dont les ombres apparaissaient entre les arbres sur l'arête de la berge.

«Le plus difficile est fait? cria-t-on de terre.

— Oui, répondit-on du fleuve. Cette pointe à doubler avec marée descendante, c'est aussi dur que de remonter un rapide!

— Allez-vous mouiller en cet endroit, maintenant! que nous voilà débarqués sur la pointe?

— Sans doute, au milieu du remous… Nous garderons mieux l'extrémité du barrage.

— Bien! Pendant ce temps, nous allons surveiller la berge, et, à moins de se jeter dans le marais, j'imagine que ces coquins auront quelque peine à nous échapper…

— Si ce n'est fait déjà?

— Non! Ce n'est pas possible! Évidemment, ils tenteront de revenir à leur bord avant le jour. Or, comme ils ne peuvent franchir la ligne des embarcations, ils essaieront de filer le long de la rive, et nous serons là pour les arrêter au passage.»

Ces quelques phrases suffisaient à faire comprendre ce qui était arrivé. Le départ de Gilbert et de Mars devait avoir été signalé, — nul doute à cet égard. Si, pendant qu'ils remontaient le fleuve pour atteindre le port de Camdless-Bay, ils avaient pu échapper aux embarcations chargées de leur couper la route, maintenant que le fleuve était barré et qu'on les guettait au retour, il leur serait bien difficile, sinon impossible, de regagner le mouillage des canonnières.

En somme, dans ces conditions, le gig se trouvait pris entre les hommes de l'embarcation et ceux de leurs compagnons qui venaient de prendre pied sur la pointe. Donc, si la fuite était devenue impraticable en descendant le fleuve, elle ne l'était pas moins par cette étroite berge, resserrée entre les eaux du Saint-John et les marais du littoral.

Ainsi Gilbert venait d'apprendre que son passage avait été signalé sur le Saint-John. Toutefois, peut-être, ignorait-on que son compagnon et lui eussent débarqué à Camdless-Bay, et que l'un d'eux fût le fils de James Burbank, et un officier de la marine fédérale; l'autre, un de ses matelots. Il n'en était rien, malheureusement. Le jeune lieutenant ne put plus douter du danger qui le menaçait, lorsqu'il entendit les dernières phrases que ces gens échangèrent entre eux.

«Ainsi veillez bien! dit-on de terre.

— Oui… Oui!… fut-il répondu. Un officier fédéral, c'est de bonne prise, d'autant plus que cet officier est le propre fils de l'un de ces damnés nordistes de la Floride!

— Et ça nous sera payé cher, puisque c'est Texar qui paie!

— Il est possible, cependant, que nous ne réussissions pas à les enlever cette nuit, s'ils sont parvenus à se cacher dans quelque creux de la rive. Mais, au jour, nous en fouillerons si bien tous les trous qu'un rat d'eau ne nous échapperait pas!

— N'oublions pas qu'il y a recommandation expresse de les avoir vivants!

— Oui!… Convenu!… Convenu aussi que, dans le cas où ils se feraient arrêter sur la berge, nous n'aurons qu'à vous héler pour que vous veniez les prendre et les conduire à Jacksonville?

— D'ailleurs, à moins qu'il faille leur donner la chasse, nous resterons mouillés ici.

— Et nous, à notre poste, en travers de la berge.

— Allons! Bonne chance! En vérité, mieux aurait valu passer la nuit à boire dans les cabarets de Jacksonville…

— Oui, si ces deux coquins nous échappent! Non, si, demain, nous les amenons, pieds et poings liés, à Texar!»

Là-dessus, l'embarcation s'éloigna de deux longueurs d'aviron. Puis, le bruit d'une chaîne, qui se déroulait, indiqua bientôt que son ancre était par le fond. Quant aux hommes qui occupaient la lisière de la berge, s'ils ne parlaient plus, du moins entendait- on le bruit de leurs pas sur les feuilles tombées des arbres. Du côté du fleuve, comme du côte de la terre, la fuite n'était donc plus possible.

C'est à quoi réfléchissaient Gilbert et Mars. L'un et l'autre n'avaient pas fait un seul mouvement ni prononcé une seule parole. Rien ne pouvait donc trahir la présence du gig enfoui sous le sombre berceau de verdure, berceau qui était une prison. Impossible d'en sortir. En admettant qu'il n'y fût point découvert pendant la nuit, comment Gilbert échapperait-il aux regards, lorsque le jour paraîtrait? Or, la capture du jeune lieutenant, c'était non seulement sa vie menacée — soldat, il en eût volontiers fait le sacrifice —, mais, si on parvenait à établir qu'il avait débarqué à Castle-House, c'était son père arrêté de nouveau par les partisans de Texar, c'était la connivence de James Burbank avec les fédéraux démontrée sans conteste. Que la preuve eût manqué à l'Espagnol, quand il accusait pour la première fois le propriétaire de Camdless-Bay, cette preuve ne lui ferait plus défaut, lorsque Gilbert serait en son pouvoir. Et alors, que deviendrait Mme Burbank? Que deviendraient Dy et Zermah, lorsque le père, le frère, le mari, ne seraient plus là pour continuer leurs recherches?

En un instant, toutes ces pensées se présentèrent à l'esprit du jeune officier, et il en avait entrevu les inévitables conséquences.

Ainsi, au cas où tous deux seraient pris, il ne resterait plus qu'une seule chance: c'est que les fédéraux s'empareraient de Jacksonville, avant que Texar eût été en état de nuire. Peut-être, alors, seraient-ils délivrés assez à temps pour que la condamnation à laquelle ils ne pouvaient échapper n'eût pas été suivie d'exécution. Oui! tout espoir était là et n'était plus que là. Mais, comment hâter l'arrivée du commandant Stevens et de ses canonnières en amont du fleuve? Comment franchir la barre du Saint-John, si l'eau manquait encore? Comment guider la flottille à travers les multiples sinuosités du chenal, si Mars, qui devait la piloter, tombait entre les mains des sudistes?

Gilbert devait donc risquer même l'impossible pour regagner son bord avant le jour, et il fallait partir sans perdre un instant. Était-ce impraticable? Mars ne pouvait-il, en lançant brusquement le gig à travers le remous, lui rendre sa liberté? Pendant que les gens de l'embarcation perdraient du temps, soit à lever leur ancre, soit à larguer leur chaîne, n'aurait-il pas pris assez d'avance pour se mettre hors d'atteinte?

Non! c'eût été tout compromettre. Le jeune lieutenant ne le savait que trop. La pagaie de Mars ne pouvait lutter avec avantage contre les quatre avirons de l'embarcation. Le canot ne tarderait pas à être rattrapé, pendant qu'il essaierait de filer le long de la rive. Agir de la sorte, ce serait courir à une perte certaine.

Que faire alors? Convenait-il d'attendre? Le jour allait bientôt paraître. Il était déjà quatre heures et demie du matin. Quelques blancheurs flottaient au-dessus de l'horizon dans l'est.

Cependant il importait de prendre un parti, et voici celui auquel s'arrêta Gilbert.

Après s'être courbé vers Mars, afin de lui parler à voix basse:

«Nous ne pouvons attendre plus longtemps, dit-il. Nous sommes armés chacun d'un revolver et d'un coutelas. Dans l'embarcation, il y a quatre hommes. Ce n'est que deux contre un. Nous aurons l'avantage de la surprise. Tu vas pousser vigoureusement le gig à travers le remous et le lancer contre l'embarcation en quelques coups de pagaie. Étant mouillée, elle ne pourra éviter l'abordage. Nous tomberons sur ces hommes, nous les frapperons, sans leur laisser le temps de se reconnaître, et nous tirerons au large. Puis, avant que ceux de la berge aient donné l'alarme, peut-être aurons-nous franchi le barrage et atteint la ligne des canonnières. — Est-ce compris, Mars?»

Mars répondit en prenant son coutelas qu'il passa tout ouvert à sa ceinture, près de son revolver. Cela fait, il largua doucement l'amarre du canot et saisit sa pagaie pour la pousser d'un coup vigoureux.

Mais, au moment où il allait commencer sa manoeuvre, Gilbert l'arrêta d'un geste.

Une circonstance inattendue venait de lui faire immédiatement modifier ses projets.

Avec les premières lueurs du jour, un épais brouillard commençait à se lever sur les eaux. On eût dit d'une ouate humide qui se déroulait à leur surface en les effleurant de ses volutes mouvantes. Ces vapeurs, formées en mer, venaient de l'embouchure du fleuve, et, poussées par une légère brise, elles remontaient lentement le cours du Saint-John. Avant un quart d'heure, aussi bien Jacksonville, sur la rive gauche, que les massifs d'arbres de la berge, sur la rive droite, tout aurait disparu dans l'amoncellement de ces brumes un peu jaunâtres, dont l'odeur caractéristique emplissait déjà la vallée.

N'était-ce pas le salut qui s'offrait au jeune lieutenant et à son compagnon? Au lieu de risquer une lutte inégale, dans laquelle ils pouvaient succomber tous deux, pourquoi n'essaieraient-ils pas de se glisser à travers ce brouillard? Gilbert crut, du moins, que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. C'est pourquoi il retint Mars, au moment où celui-ci allait brusquement déborder de la rive. Il s'agissait, au contraire, de la ranger prudemment, silencieusement, en évitant l'embarcation, dont la silhouette, indécise déjà, allait s'effacer tout à fait.

Alors les voix recommencèrent à se héler dans l'ombre. Du fleuve on répondait à la berge.

«Attention au brouillard!

— Oui! Nous allons lever notre ancre et nous rapprocher davantage de la rive!

— C'est bien, mais restez aussi en communication avec les embarcations du barrage. S'il en passe près de vous, prévenez-les de croiser en tous sens jusqu'au lever des brumes.

— Oui!… Oui!… Ne craignez rien, et veillez bien au cas où ces coquins chercheraient à fuir par terre!»

Évidemment, cette précaution, tout indiquée, allait être prise. Un certain nombre d'embarcations s'appliqueraient à croiser d'une rive à l'autre du fleuve. Gilbert le savait; il n'hésita pas. Le gig, silencieusement manoeuvré par Mars, abandonna le berceau de verdure et s'avança lentement à travers le remous.

Le brouillard tendait à s'épaissir, bien qu'il fût pénétré d'un demi-jour blafard, semblable à la lueur qui passe à travers la corne d'une lanterne. On ne voyait plus rien, même dans un rayon de quelques yards. Si, par bonheur, le canot n'abordait pas l'embarcation mouillée au large, il avait bien des chances de rester inaperçu. Et, en effet, il put l'éviter, pendant que les hommes s'occupaient à en relever l'ancre avec un bruit de chaîne, qui marquait à peu près la place dont il fallait s'écarter.

Le gig passa donc, et Mars put appuyer un peu plus vigoureusement sur sa pagaie.

Le difficile était alors de suivre une direction convenable, sans s'exposer à prendre le chenal au milieu du fleuve. Il fallait, au contraire, se tenir à une petite distance de la rive droite. Rien n'eût pu guider Mars à travers les brumes amoncelées, si ce n'est peut-être le grondement des eaux qui s'accentuait en rasant le pied de la berge. On sentait déjà venir le jour. Il grandissait au-dessus de la masse des vapeurs, bien que le brouillard restât très épais à la surface du Saint-John.

Pendant une demi-heure, le gig erra, pour ainsi dire, à l'aventure. Quelquefois, une vague silhouette apparaissait inopinément. On pouvait croire que ce fût une embarcation, démesurément agrandie par la réfraction — phénomène communément observé au milieu des brouillards en mer. En effet, tout objet s'y montre aux yeux avec une soudaineté vraiment fantastique, et l'impression est qu'il a des dimensions énormes. Cela se produisit fréquemment. Heureusement, ce que Gilbert prenait pour une chaloupe n'était qu'une bouée de balisage, une tête de roche émergeant des eaux, ou quelque pieu enfoncé dans le fleuve, dont la pointe se perdait dans le plafond des vapeurs.

Divers couples d'oiseaux passaient aussi, déployant une envergure démesurée. Si on les voyait à peine, on entendait, du moins, le cri perçant qu'ils jetaient à travers l'espace. D'autres s'envolaient du lit même du fleuve, au moment où l'approche du canot venait de les mettre en fuite. Il eût été impossible de reconnaître s'ils allaient se reposer sur la berge, à quelques pas seulement, ou s'ils se replongeaient sous les eaux du Saint-John.

En tout cas, puisque la marée descendait toujours, Gilbert était certain que le gig, entraîné par le jusant, gagnait vers le mouillage du commandant Stevens. Cependant, comme le courant avait beaucoup molli déjà, rien ne pouvait faire croire que le jeune lieutenant eût enfin dépassé la ligne d'embossage. Ne devait-il pas craindre, au contraire, d'être maintenant à sa hauteur et de tomber brusquement sur l'une des embarcations.

Ainsi, toute éventualité de grave danger n'avait pas disparu encore. Bientôt même, il fut manifeste que le gig se trouvait en plus grand péril que jamais. Aussi, à de courts intervalles, Mars s'arrêtait-il, laissant sa pagaie suspendue au-dessus des eaux. Des bruits d'aviron, éloignés ou proches, se faisaient incessamment entendre dans un rayon restreint. Divers cris se répondaient d'une embarcation à une autre. Quelques formes, dont les linéaments étaient à peine dessinés, s'estompaient tout à coup dans le vague du brouillard. C'étaient bien des bateaux en marche qu'il fallait éviter. Parfois, aussi, les vapeurs s'entrouvraient soudain, comme si un vaste souffle eût pénétré leur masse. La portée de la vue s'agrandissant jusqu'à une distance de quelques centaines de yards, Gilbert et Mars essayaient alors de reconnaître leur position sur le fleuve. Mais l'éclaircie se brouillait de nouveau, et le canot n'avait plus que la ressource de se laisser aller au courant.

Il était un peu plus de cinq heures. Gilbert calcula qu'il devait être alors à deux milles du mouillage. En effet, il n'avait pas encore atteint la barre du fleuve. Cette barre eût été aisément reconnaissable au bruit plus accentué du courant, aux nombreuses stries des eaux qui s'y entremêlent avec un fracas auquel des marins ne peuvent se tromper. Si la barre eût été déjà franchie, Gilbert se fût cru relativement en sûreté, car il n'était pas probable que les embarcations voulussent se hasarder à cette distance de Jacksonville sous le feu des canonnières.

Tous deux écoutaient donc, se penchant presque au ras de l'eau. Leur oreille si exercée n'avait encore rien pu percevoir. Il fallait qu'ils se fussent égarés, soit vers la droite, soit vers la gauche du fleuve. Maintenant, ne vaudrait-il pas mieux le prendre obliquement, de manière à rallier une des rives, et, s'il le fallait, attendre que le brouillard fût moins épais pour se remettre en bonne route?

C'était le meilleur parti à prendre, puisque les vapeurs commençaient à monter vers de plus hautes zones. Le soleil, que l'on sentait au-dessus, les enlevait en les échauffant. Visiblement, la surface du Saint-John allait réapparaître sur une vaste étendue, bien avant que le ciel fût redevenu distinct. Puis, le rideau se déchirerait d'un coup, les horizons sortiraient des brumes. Peut-être, alors, à un mille au delà de la barre, Gilbert apercevrait-il les canonnières, évitées de jusant, qu'il lui serait possible de rejoindre.

En ce moment, un bruit d'eaux entrechoquées se fit entendre. Presque aussitôt le gig commença à tournoyer comme s'il eût été emporté dans une sorte de tourbillon. On ne pouvait s'y tromper.

«La barre! s'écria Gilbert.

— Oui! la barre, répondit Mars, et, une fois franchie, nous serons au mouillage.»

Mars avait repris sa pagaie et cherchait maintenant à se tenir en bonne direction.

Soudain, Gilbert l'arrêta. Dans un recul des vapeurs, il venait d'apercevoir une embarcation, rapidement menée, suivant la même route. Les hommes qui la montaient avaient-ils vu le canot? Voulaient-ils lui barrer le passage?

«Revirons sur bâbord», dit le jeune lieutenant.

Mars évolua, et quelques coups de pagaie l'eurent bientôt rejeté dans un sens contraire.

Mais, de ce côté, des voix se firent entendre. Elles se hélaient bruyamment. Il y avait certainement sur cette partie du fleuve plusieurs embarcations qui croisaient de conserve.

Tout d'un coup, et comme si une immense houppe eut largement balayé l'espace, les vapeurs retombèrent en eau pulvérisée à la surface du Saint-John.

Gilbert ne put retenir un cri.

Le gig était au milieu d'une douzaine d'embarcations, chargées de surveiller cette partie du chenal, dont la barre coupait le sinueux passage après une longue ligne oblique.

«Les voilà!… Les voilà!»

Telles furent les exclamations que se renvoyèrent les bateaux de l'un à l'autre.

«Oui, nous voilà! répondit le jeune lieutenant. Revolver et coutelas aux mains, Mars, et défendons-nous!»

Se défendre à deux contre une trentaine d'hommes!

En un instant, trois ou quatre embarcations avaient abordé le gig. Des détonations éclatèrent. Seuls, les revolvers de Gilbert et de Mars, que l'on voulait prendre vivants, avaient fait feu. Trois ou quatre marins furent tués ou blessés. Mais, dans cette lutte inégale, comment Gilbert et son compagnon n'auraient-ils pas succombé?

Le jeune lieutenant fut garrotté, malgré son énergique résistance, puis transporté dans une des embarcations.

«Fuis… Mars!… Fuis!…», cria-t-il une dernière fois.

D'un coup de son coutelas, Mars se débarrassa de l'homme qui le tenait. Avant qu'on eût pu le ressaisir, l'intrépide mari de Zermah s'était précipité dans le fleuve. En vain chercha-t-on à le reprendre. Il venait de disparaître au milieu des tourbillons de la barre, dont les eaux tumultueuses se changent en torrents au retour de la marée montante.

XV
Jugement

Une heure plus tard, Gilbert accostait le quai de Jacksonville. On avait entendu les coups de revolver tirés en aval. S'agissait-il là d'un engagement entre les embarcations confédérées et la flottille fédérale? Ne devait-on pas craindre, même, que les canonnières du commandant Stevens eussent franchi le chenal en cet endroit? Cela n'avait pas laissé de causer une très sérieuse émotion parmi la population de la ville. Une partie des habitants s'était rapidement portée vers les estacades. Les autorités civiles, représentées par Texar et les plus déterminés de ses partisans n'avaient point tardé à les suivre. Tous regardaient dans la direction de la barre, maintenant dégagée des brumes. Lorgnettes et longues-vues fonctionnaient incessamment. Mais la distance était trop grande — environ trois milles — pour que l'on pût être fixé sur l'importance de l'engagement et de ses résultats.

En tout cas, la flottille se tenait toujours au poste de mouillage qu'elle occupait la veille, et Jacksonville ne devait encore rien redouter d'une attaque immédiate des canonnières. Les plus compromis de ses habitants auraient le temps de se préparer à fuir vers l'intérieur de la Floride.

D'ailleurs, si Texar et deux ou trois de ses compagnons avaient, plus que tous autres, quelques raisons de craindre pour leur propre sécurité, il ne leur parut pas qu'il y eût lieu de s'inquiéter de l'incident. L'Espagnol se doutait bien qu'il s'agissait de la capture de ce canot, dont il voulait s'emparer à tout prix.

«Oui, à tout prix! répétait Texar, en cherchant à reconnaître l'embarcation qui s'avançait vers le port. À tout prix, ce fils de Burbank, qui est tombé dans le piège que je lui ai tendu! Je la tiens, enfin, cette preuve que James Burbank est en communication avec les fédéraux! Sang-Dieu! quand j'aurai fait fusiller le fils, vingt-quatre heures ne se passeront pas sans que j'aie fait fusiller le père!»

En effet, bien que son parti fût maître de Jacksonville, Texar, après le renvoi prononcé en faveur de James Burbank, avait voulu attendre une occasion propice pour le faire arrêter de nouveau. L'occasion s'était présentée d'attirer Gilbert dans un piège. Gilbert, reconnu comme officier fédéral, arrêté en pays ennemi, condamné comme espion, l'Espagnol pourrait accomplir jusqu'au bout sa vengeance.

Il ne fut que trop servi par les circonstances. C'était bien le fils du colon de Camdless-Bay, de James Burbank, qui était ramené au port de Jacksonville.

Que Gilbert fût seul, que son compagnon se fût noyé ou sauvé, peu importait puisque le jeune officier était pris. Il n'y aurait plus qu'à le traduire devant un comité, composé des partisans de Texar, que celui-ci présiderait en personne.

Gilbert fut accueilli par les huées et les menaces de ce populaire qui le connaissait bien. Il reçut avec dédain toutes ces clameurs. Son attitude ne décela aucune crainte, bien qu'une escouade de soldats eût dû être appelée pour protéger sa vie contre les violences de la foule. Mais, lorsqu'il aperçut Texar, il ne fut pas maître de lui et se serait jeté sur l'Espagnol, s il n'eût été retenu par ses gardiens.

Texar ne fit pas un mouvement, il ne prononça pas une parole, il affecta même de ne point voir le jeune officier, et il le laissa s'éloigner avec la plus parfaite indifférence.

Quelques instants après, Gilbert Burbank était enfermé dans la prison de Jacksonville. On ne pouvait se faire illusion sur le sort que lui réservaient les sudistes.

Vers midi, M. Harvey, le correspondant de James Burbank, se présentait à la prison et tentait de voir Gilbert. Il fut éconduit. Par ordre de Texar, le jeune lieutenant était mis au secret le plus absolu. Cette démarche eut même pour résultat que M. Harvey allait être surveillé très sévèrement.

En effet, on n'ignorait pas ses rapports avec la famille Burbank, et il entrait dans les projets de l'Espagnol que l'arrestation de Gilbert ne fût pas immédiatement connue à Camdless-Bay. Une fois le jugement rendu, la condamnation prononcée, il serait temps d'apprendre à James Burbank ce qui s'était passé, et, lorsqu'il l'apprendrait, il n'aurait plus le temps de fuir Castle-House afin d'échapper à Texar.

Il s'ensuivit que M. Harvey ne put envoyer un messager à Camdless- Bay. L'embargo avait été mis sur les embarcations du port. Toute communication étant interrompue entre la rive gauche et la rive droite du fleuve, la famille Burbank ne devait rien savoir de l'arrestation de Gilbert. Pendant qu'elle le croyait à bord de la canonnière de Stevens, le jeune officier était détenu dans la prison de Jacksonville.

À Castle-House, avec quelle émotion on écoutait si quelque détonation lointaine n'annonçait pas l'arrivée des fédéraux au delà de la barre. Jacksonville aux mains des nordistes, c'était Texar aux mains de James Burbank! C'était celui-ci libre de reprendre, avec son fils, avec ses amis, ces recherches qui n'avaient point abouti encore!

Rien ne se faisait entendre en aval du fleuve. Le régisseur Perry, qui vint explorer le Saint-John jusqu'à la ligne du barrage, Pyg et un des sous-régisseurs, envoyés par la berge à trois milles au- dessous de la plantation, firent le même rapport. La flottille était toujours au mouillage. Il ne semblait pas qu'elle fît aucun préparatif pour appareiller et remonter à la hauteur de Jacksonville.

Et, d'ailleurs, comment aurait-elle pu franchir la barre? En admettant que la marée l'eût rendue praticable plus tôt qu'on ne l'espérait, comment se hasarderait-elle à travers les passes du chenal, maintenant que le seul pilote qui en connût toutes les sinuosités n'était plus là? En effet, Mars n'avait pas reparu.

Et, si James Burbank eût su ce qui s'était passé après la capture du gig, qu'aurait-il pu croire, sinon que le courageux compagnon de Gilbert avait péri dans les tourbillons du fleuve? Au cas où Mars se serait sauvé en regagnant la rive droite du Saint-John, est-ce que son premier soin n'eût pas été de revenir à Camdless- Bay, puisqu'il lui était impossible de retourner à son bord?

Mars ne reparut point à la plantation.

Le lendemain, 11 mars, vers onze heures, le Comité était assemblé, sous la présidence de Texar, dans cette même salle de Court- Justice, où l'Espagnol s'était déjà fait l'accusateur de James Burbank. Cette fois, les charges qui pesaient sur le jeune officier étaient suffisamment graves pour qu'il ne pût échapper à son sort. Il était condamné d'avance. La question du fils une fois réglée, Texar s'occuperait de la question du père. La petite Dy entre ses mains, Mme Burbank succombant à ces coups successifs que sa main avait dirigés, il serait bien vengé! Ne semblait-il pas que tout vînt le servir à souhait dans son implacable haine?

Gilbert fut extrait de sa prison. La foule l'accompagna de ses hurlements, comme la veille. Lorsqu'il entra dans la salle du Comité, où se trouvaient déjà les plus forcenés partisans de l'Espagnol, ce fut au milieu des plus violentes clameurs.

«À mort, l'espion!… À mort!»

C'était l'accusation que lui jetait cette vile populace, accusation inspirée par Texar.

Gilbert, cependant, avait repris tout son sang-froid, et il parvint à se maîtriser, même en face de l'Espagnol, qui n'avait pas eu la pudeur de se récuser dans une pareille affaire.

«Vous vous nommez Gilbert Burbank, dit Texar, et vous êtes officier de la marine fédérale?

—Oui.

— Et maintenant lieutenant à bord de l'une des canonnières du commandant Stevens?

—Oui.

— Vous êtes le fils de James Burbank, un Américain du Nord, propriétaire de la plantation de Camdless-Bay?

—Oui.

— Avouez-vous avoir quitté la flottille mouillée sous la barre, dans la nuit du 10 mars?

—Oui.

— Avouez-vous avoir été capturé, alors que vous cherchiez à regagner la flottille, en compagnie d'un matelot de votre bord?

—Oui.

— Voulez-vous dire ce que vous êtes venu faire dans les eaux du
Saint-John?

— Un homme s'est présenté à bord de la canonnière dont je suis le second. Il m'a appris que la plantation de mon père venait d'être dévastée par une troupe de malfaiteurs, que Castle-House avait été assiégée par des bandits. Je n'ai pas à dire au président du Comité qui me juge, à qui incombe la responsabilité de ces crimes.

— Et moi, répondit Texar, j'ai à dire à Gilbert Burbank que son père avait bravé l'opinion publique en affranchissant ses esclaves, qu'un arrêté ordonnait la dispersion des nouveaux affranchis, que cet arrêté devait être mis à exécution…

— Avec incendie et pillage, répliqua Gilbert, avec un rapt dont
Texar est personnellement l'auteur!

— Quand je serai devant des juges, je répondrai, répliqua froidement l'Espagnol. Gilbert Burbank, n'essayez pas d'intervertir les rôles. Vous êtes un accusé, non un accusateur!

— Oui… un accusé… en ce moment, du moins», répondit le jeune officier. Mais les canonnières fédérales n'ont plus que la barre du Saint-John à franchir pour s'emparer de Jacksonville, et alors…»

Des cris éclatèrent aussitôt, des menaces contre le jeune officier, qui osait braver les sudistes en face.

«À mort!… À mort!» cria-t-on de toutes parts.

L'Espagnol ne parvint pas sans peine à calmer cette colère de la foule. Puis reprenant l'interrogatoire:

«Nous direz-vous, Gilbert Burbank, pourquoi, la nuit dernière, vous avez quitté votre bord?

— Je l'ai quitté pour venir voir ma mère mourante.

— Vous avouez alors que vous avez débarqué à Camdless-Bay?

— Je n'ai pas à m'en cacher.

— Et c'était uniquement pour voir votre mère?

— Uniquement.

— Nous avons pourtant raison de penser, reprit Texar, que vous aviez un autre but.

— Lequel?

— Celui de correspondre avec votre père, James Burbank, ce nordiste soupçonné, depuis trop longtemps déjà, d'entretenir des intelligences avec l'armée fédérale.

— Vous savez que cela n'est pas, répondit Gilbert, emporté par une indignation bien naturelle. Si je suis venu à Camdless-Bay, ce n'est pas comme un officier, mais comme un fils…

— Ou comme un espion!» répliqua Texar.

Les cris redoublèrent: «À mort, l'espion!… À mort!…»

Gilbert vit bien qu'il était perdu, et, ce qui lui porta un coup terrible, il comprit que son père allait être perdu avec lui.

«Oui, reprit Texar, la maladie de votre mère n'était qu'un prétexte! Vous êtes venu comme espion à Camdless-Bay, pour rendre compte aux fédéraux de l'état des défenses du Saint-John!»

Gilbert se leva.

«Je suis venu pour voir ma mère mourante, répondit-il, et vous le savez bien! Jamais je n'aurais cru que, dans un pays civilisé, il se trouverait des juges qui fissent un crime à un soldat d'être venu au lit de mort de sa mère, alors même qu'elle était sur le territoire ennemi! Que celui qui blâme ma conduite et qui n'en aurait pas fait autant ose le dire!»

Un auditoire, composé d'hommes en qui la haine n'eût pas éteint toute sensibilité, n'aurait pu qu'applaudir à cette déclaration si noble et si franche. Il n'en fut rien. Des vociférations l'accueillirent, puis des applaudissements à l'adresse de l'Espagnol, lorsque celui-ci fit valoir qu'en recevant un officier ennemi en temps de guerre, James Burbank ne s'était pas rendu moins coupable que cet officier. Elle existait, enfin, cette preuve que Texar avait promis de produire, cette preuve de la connivence de James Burbank avec l'armée du Nord.

Aussi, le Comité, retenant les aveux faits au cours de l'interrogatoire relativement à son père, condamna-t-il à mort Gilbert Burbank, lieutenant de la marine fédérale.

Le condamné fut aussitôt reconduit dans sa prison au milieu des huées de cette populace, qui le poursuivait toujours de ces cris: «À mort, l'espion!… À mort!»

Le soir, un détachement de la milice de Jacksonville arrivait à
Camdless-Bay.

L'officier qui le commandait demanda M. Burbank.

James Burbank se présenta. Edward Carrol et Walter Stannard l'accompagnaient.

«Que me veut-on? dit James Burbank.

— Lisez cet ordre!» répondit l'officier.

C'était l'ordre d'arrêter James Burbank comme complice de Gilbert
Burbank, condamné à mort pour espionnage par le Comité de
Jacksonville, et qui devait être fusillé dans les quarante-huit
heures.

DEUXIÈME PARTIE

I
Après l'enlèvement

«Texar!…» tel était bien le nom détesté que Zermah avait jeté dans l'ombre, au moment où Mme Burbank et Miss Alice arrivaient sur la berge de la crique Marino. La jeune fille avait reconnu le misérable Espagnol. On ne pouvait donc mettre en doute qu'il fût l'auteur de l'enlèvement auquel il avait présidé en personne.

C'était Texar, en effet, accompagné d'une demi-douzaine de gens à lui, ses complices.

De longue main, l'Espagnol avait préparé cette expédition qui devait entraîner la dévastation de Camdless-Bay, le pillage de Castle-House, la ruine de la famille Burbank, la capture ou la mort de son chef. C'est dans ce but qu'il venait de lancer ses hordes de pillards sur la plantation. Mais il ne s'était pas mis à leur tête, laissant aux plus forcenés de ses partisans le soin de les diriger. Ainsi s'expliquera-t-on que John Bruce, mêlé à la bande des assaillants, eût pu affirmer à James Burbank que Texar ne se trouvait pas avec eux.

Pour le rencontrer, il eût fallu venir à la crique Marino, que le tunnel mettait en communication avec Castle-House. Dans le cas où l'habitation eût été forcée, c'est par là que ses derniers défenseurs auraient essayé de battre en retraite. Texar connaissait l'existence de ce tunnel. Aussi, montant une embarcation de Jacksonville, qu'une autre embarcation suivait avec Squambô et deux de ses esclaves, était-il venu surveiller cet endroit, tout indiqué pour la fuite de James Burbank. Il ne s'était pas trompé. Il le comprit bien, lorsqu'il vit un des canots de Camdless-Bay stationner derrière les roseaux de la crique. Les Noirs qui le gardaient furent surpris, attaqués, égorgés. Il n'y eut plus qu'à attendre. Bientôt Zermah se présenta, accompagnée de la petite fille. Aux cris que la métisse fit entendre, l'Espagnol, craignant qu'on ne vînt à son secours, la fit aussitôt jeter dans les bras de Squambô. Et, lorsque Mme_ _Burbank et Miss Alice parurent sur la berge, ce ne fut qu'au moment où la métisse était emportée au milieu du fleuve dans l'embarcation de l'Indien.

On sait le reste.

Toutefois, le rapt accompli, Texar n'avait pas jugé à propos de rejoindre Squambô. Cet homme, qui lui était entièrement dévoué, savait en quel impénétrable repaire Zermah et la petite Dy devaient être conduites. Aussi l'Espagnol, à l'instant où les trois coups de canon rappelaient les assaillants prêts à forcer Castle-House, avait-il disparu en coupant obliquement le cours du Saint-John.

Où alla-t-il? on ne sait. En tout cas, il ne rentra pas à Jacksonville pendant cette nuit du 3 au 4 mars. On ne l'y revit que vingt-quatre heures après. Que devint-il pendant cette absence inexplicable — qu'il ne se donna même pas la peine d'expliquer? Nul n'eût pu le dire. C'était de nature, cependant, à le compromettre, quand il serait accusé d'avoir pris part à l'enlèvement de Dy et de Zermah. La coïncidence entre cet enlèvement et sa disparition ne pouvait que tourner contre lui. Quoi qu'il en soit, il ne revint à Jacksonville que dans la matinée du 5, afin de prendre les mesures nécessaires à la défense des sudistes, — assez à temps, on l'a vu, pour tendre un piège à Gilbert Burbank et présider le Comité qui allait condamner à mort le jeune officier.

Ce qui est certain, c'est que Texar n'était point à bord de cette embarcation, conduite par Squambô, entraînée dans l'ombre par la marée montante, en amont de Camdless-Bay.

Zermah, comprenant que ses cris ne pouvaient plus être entendus des rives désertes du Saint-John, s'était tue. Assise à l'arrière, elle serrait Dy dans ses bras. La petite fille, épouvantée, ne laissait pas échapper une seule plainte. Elle se pressait contre la poitrine de la métisse, elle se cachait dans les plis de sa mante. Une ou deux fois, seulement, quelques mots entrouvrirent ses lèvres:

«Maman!… maman!… Bonne Zermah!… J'ai peur!… J'ai peur!…
Je veux revoir maman!…

— Oui… ma chérie!… répondit Zermah. Nous allons la revoir!…
Ne crains rien!… Je suis près de toi!»

Au même moment, Mme Burbank, affolée, remontait la berge droite du fleuve, cherchant en vain à suivre l'embarcation qui emportait sa fille vers l'autre rive.

L'obscurité était profonde alors. Les incendies, allumés sur le domaine, commençaient à s'éteindre avec le fracas des détonations. De ces fumées accumulées vers le nord, il ne sortait plus que de rares poussées de flammes que la surface du fleuve réverbérait comme un rapide éclair. Puis, tout devint silencieux et sombre. L'embarcation suivait le chenal du fleuve, dont on ne pouvait même plus voir les bords. Elle n'eût pas été plus isolée, plus seule, en pleine mer.

Vers quelle crique se dirigeait l'embarcation dont Squambô tenait la barre? C'est ce qu'il importait de savoir avant tout. Interroger l'Indien eût été inutile. Aussi Zermah cherchait-elle à s'orienter — chose difficile dans ces profondes ténèbres, tant que Squambô n'abandonnerait pas le milieu du Saint-John. Le flot montait, et, sous la pagaie des deux Noirs, on gagnait rapidement vers le sud.

Pourtant, combien il eût été nécessaire que Zermah laissât une trace de son passage, afin de faciliter les recherches de son maître! Or, sur ce fleuve, c'était impossible. À terre, un lambeau de sa mante, abandonné à quelque buisson, aurait pu devenir le premier jalon d'une piste, qui, une fois reconnue, serait suivie jusqu'au bout. Mais à quoi eût servi de livrer au courant un objet appartenant à la petite fille ou à elle? Pouvait-on espérer que le hasard le ferait arriver entre les mains de James Burbank? Il fallait y renoncer, et se borner à reconnaître en quel point du Saint-John l'embarcation viendrait atterrir.

Une heure s'écoula dans ces conditions. Squambô n'avait pas prononcé une parole. Les deux Noirs pagayaient silencieusement. Aucune lumière n'apparaissait sur les berges, ni dans les maisons ni sous les arbres, dont la masse se dessinait confusément dans l'ombre.

En même temps que Zermah regardait à droite, à gauche, prête à saisir le moindre indice, elle songeait seulement aux dangers que courait la petite fille. De ceux qui pouvaient la menacer personnellement, elle ne se préoccupait même pas. Toutes ses craintes se concentraient sur cette enfant. C'était bien Texar qui l'avait fait enlever. À ce sujet, pas de doute possible. Elle avait reconnu l'Espagnol, qui s'était posté à la crique Marino, soit qu'il eût l'intention de pénétrer dans Castle-House en franchissant le tunnel, soit qu'il attendît ses défenseurs au moment où ils tenteraient de s'échapper par cette issue. Si Texar se fut moins pressé d'agir, Mme_ _Burbank et Alice Stannard, comme Dy et Zermah, eussent été maintenant en son pouvoir. S'il n'avait pas dirigé en personne les hommes de la milice et la bande des pillards, c'est qu'il se croyait plus certain d'atteindre la famille Burbank à la crique Marino.

En tout cas, Texar ne pourrait pas nier qu'il eût directement pris part au rapt. Zermah avait jeté, crié son nom. Mme Burbank et Miss Alice devaient l'avoir entendu. Plus tard, lorsque l'heure de la justice serait venue, quand l'Espagnol aurait à répondre de ses crimes, il n'aurait pas la ressource, cette fois, d'invoquer un de ces inexplicables alibis qui ne lui avaient que trop réussi jusqu'alors.

À présent, quel sort réservait-il à ses deux victimes? Allait-il les reléguer dans les marécageuses Everglades, au delà des sources du Saint-John? Se déferait-il de Zermah comme d'un témoin dangereux, dont la déposition pourrait l'accabler un jour? C'est ce que se demandait la métisse. Elle eût volontiers fait le sacrifice de sa vie pour sauver l'enfant enlevée avec elle. Mais, elle morte, que deviendrait Dy entre les mains de Texar et de ses compagnons? Cette pensée la torturait, et alors elle pressait plus fortement la petite fille sur sa poitrine, comme si Squambô eût manifesté l'intention de la lui arracher.

En ce moment, Zermah put constater que l'embarcation se rapprochait de la rive gauche du fleuve. Cela pouvait-il lui servir d'indice? Non, car elle ignorait que l'Espagnol demeurât au fond de la Crique-Noire, dans un des îlots de cette lagune, comme l'ignoraient même les partisans de Texar, puisque personne n'avait jamais été reçu au blockhaus qu'il occupait avec Squambô et ses Noirs.

C'était là, en effet, que l'Indien allait déposer Dy et Zermah. Dans les profondeurs de cette région mystérieuse, elles seraient à l'abri de toutes recherches. La crique était, pour ainsi dire, impénétrable à qui ne connaissait pas l'orientation de ses passes, la disposition de ses îlots. Elle offrait mille retraites où des prisonniers pouvaient être si bien cachés qu'il serait impossible d'en reconnaître les traces. Au cas où James Burbank essaierait d'explorer cet inextricable fouillis, il serait temps de transporter la métisse et l'enfant jusqu'au sud de la péninsule. Alors s'évanouirait toute chance de les retrouver au milieu de ces vastes espaces que les pionniers floridiens fréquentaient à peine, et dont quelques bandes d'Indiens parcourent seules les plaines insalubres.

Les quarante-cinq milles, qui séparent Camdless-Bay de la Crique- Noire, furent rapidement franchis. Vers onze heures, l'embarcation dépassait le coude que fait le Saint-John à deux cents yards en aval. Il ne s'agissait plus que de reconnaître l'entrée de la lagune. Manoeuvre embarrassante à travers cette obscurité profonde dont s'enveloppait la rive gauche du fleuve. Aussi, quelque habitude que Squambô eût de ces parages, ne laissa-t-il pas d'hésiter, lorsqu'il fallut donner un coup de barre pour obliquer à travers le courant. Sans doute, l'opération eût été plus aisée, si l'embarcation avait pu longer cette rive qui se creuse en une infinité de petites anses, hérissées de roseaux ou d'herbes aquatiques. Mais l'Indien craignait de s'échouer. Or, comme le jusant ne devait pas tarder à ramener les eaux du Saint-John vers son embouchure, il se serait trouvé gêné en cas d'échouage. Forcé d'attendre la marée suivante, c'est-à-dire près de onze heures, comment aurait-il pu éviter d'être aperçu, lorsqu'il ferait grand jour? Le plus ordinairement, de nombreuses embarcations parcouraient le fleuve. Les événements actuels provoquaient même un incessant échange de correspondances entre Jacksonville et Saint-Augustine. Indubitablement, s'ils n'avaient pas péri dans l'attaque de Castle-House, les membres de la famille Burbank entreprendraient dès le lendemain les plus actives recherches. Squambô, engravé au pied d'une des berges, ne pourrait échapper aux poursuites dont il serait l'objet. La situation deviendrait très périlleuse. Pour toutes ces raisons, il voulut rester dans le chenal du Saint-John. Et même, s'il le fallait, il mouillerait au milieu du courant. Puis, au petit jour, il se hâterait de reconnaître les passes de la Crique-Noire, à travers lesquelles il serait impossible de le suivre.

Cependant, l'embarcation continuait à remonter avec le flux. Par le temps écoulé, Squambô estimait qu'il ne devait pas encore être à la hauteur de la lagune. Il cherchait donc à s'élever davantage, quand un bruit peu éloigné se fit entendre. C'était un sourd battement de roues qui se propageait à la surface du fleuve. Presque aussitôt, au coude de la rive gauche, apparut une masse en mouvement.

Un steam-boat s'avançait sous petite vapeur, lançant dans l'ombre le feu blanc de son fanal. En moins d'une minute, il devait être arrivé sur l'embarcation.

D'un geste, Squambô arrêta la pagaie des deux Noirs, et, d'un coup de barre, il piqua vers la rive droite, autant pour ne pas se trouver sur le passage du steam-boat que pour éviter d'être aperçu.

Mais l'embarcation avait été signalée par les vigies du bord. Elle fut hélée avec ordre d'accoster.

Squambô laissa échapper un formidable juron. Toutefois, ne pouvant se soustraire par la fuite à l'invitation qui lui avait été faite en termes formels, il dut obéir.

Un instant après, il rangeait le flanc droit du steam-boat, qui avait stoppé pour l'attendre.

Zermah se releva aussitôt. Dans ces conditions, elle venait d'entrevoir une chance de salut. Ne pouvait-elle appeler, se faire connaître, demander du secours, échapper à Squambô?

L'Indien se dressa près d'elle. Il tenait un large bowie-knife d'une main. De l'autre, il avait saisi la petite fille que Zermah essayait en vain de lui arracher.

«Un cri, dit-il, et je la tue!»

S'il n'y avait eu que sa vie à sacrifier, Zermah n'eût pas hésité. Comme c'était l'enfant que menaçait le couteau de l'Indien, elle garda le silence. Du pont du steam-boat, d'ailleurs, on ne pouvait rien voir de ce qui se passait dans l'embarcation.

Le steam-boat venait de Picolata, où il avait embarqué un détachement de la milice à destination de Jacksonville, afin de renforcer les troupes sudistes qui devaient empêcher l'occupation du fleuve.

Un officier, se penchant alors en dehors de la passerelle, interpella l'Indien. Voici les paroles qui furent échangées entre eux:

«Où allez-vous?

— À Picolata.»

Zermah retint ce nom, tout en se disant que Squambô avait intérêt à ne point faire connaître sa destination véritable.

«D'où venez-vous?

— De Jacksonville.

— Y a-t-il du nouveau?

— Non.

— Rien de la flottille de Dupont?

— Rien.

— On n'en a pas eu de nouvelles depuis l'attaque de Fernandina et du fort Clinch?

— Non.

— Pas une canonnière n'a donné dans les passes du Saint-John?

— Pas une.

— D'où viennent ces lueurs que nous avons entrevues, ces détonations qui se sont fait entendre dans le Nord, pendant que nous étions mouillés, en attendant le flot?

— C'est une attaque qui a été faite, cette nuit, contre la plantation de Camdless-Bay.

— Par les nordistes?…

— Non!… Par la milice de Jacksonville. Le propriétaire avait voulu résister aux ordres du Comité…

— Bien!… Bien!… Il s'agit de ce James Burbank… un enragé abolitionniste!…

— Précisément.

— Et qu'en est-il résulté?

— Je ne sais… Je n'ai vu cela qu'en passant… Il m'a semblé que tout était en flammes!»

En cet instant, un faible cri s'échappa des lèvres de l'enfant… Zermah lui mit la main sur la bouche, au moment où les doigts de l'Indien s'approchaient de son cou. L'officier, juché sur la passerelle du steam-boat, n'avait rien entendu.

«Est-ce que Camdless-Bay a été attaquée à coups de canon? demanda- t-il.

— Je ne le pense pas.

— Pourquoi donc ces trois détonations que nous avons entendues et qui semblaient venir du côté de Jacksonville?

— Je ne puis le dire.

— Ainsi, le Saint-John est libre encore depuis Picolata jusqu'à son embouchure?

— Entièrement libre, et vous pouvez le descendre sans avoir rien à craindre des canonnières.

— C'est bon. — Au large!»

Un ordre fut envoyé à la machine, et le steam-boat allait se remettre en marche.

«Un renseignement? demanda Squambô à l'officier. — Lequel?

— La nuit est très noire… Je ne m'y reconnais guère… Pouvez- vous me dire où je suis?

— À la hauteur de la Crique-Noire.

— Merci.»

Les aubes battirent la surface du fleuve, après que l'embarcation se fut écartée de quelques brasses. Le steam-boat s'effaça peu à peu dans la nuit, laissant derrière lui une eau profondément troublée par le choc de ses roues puissantes.

Squambô, maintenant seul au milieu du fleuve, se rassit à l'arrière du canot et donna l'ordre de pagayer. Il connaissait sa position, et, revenant sur tribord, il se lança vers l'échancrure au fond de laquelle s'ouvrait la Crique-Noire.

Que ce fût en ce lieu d'un si difficile accès que l'Indien allait se réfugier, Zermah n'en pouvait plus douter, et peu importait qu'elle en fût instruite. Comment eût-elle pu le faire savoir à son maître, et comment organiser des recherches au milieu de cet impénétrable labyrinthe? Au delà de la crique, d'ailleurs, les forêts du comté de Duval n'offraient-elles pas toutes facilités de déjouer les poursuites, dans le cas où James Burbank et les siens fussent parvenus à se jeter à travers la lagune? Il en était encore de cette partie occidentale de la Floride comme d'un pays perdu, sur lequel il eût été presque impossible de relever une piste. En outre, il n'était pas prudent de s'y aventurer. Les Séminoles, errant sur ces territoires forestiers ou marécageux, ne laissaient pas d'être redoutables. Ils pillaient volontiers les voyageurs qui tombaient entre leurs mains et les massacraient, lorsque ceux-ci essayaient de se défendre.

Une affaire singulière, dont on avait beaucoup parlé, s'était même passée dernièrement dans la partie supérieure du comté, un peu au nord-ouest de Jacksonville.

Une douzaine de Floridiens, qui se rendaient au littoral sur le golfe du Mexique, avaient été surpris par une tribu de Séminoles. S'ils ne furent pas mis à mort jusqu'au dernier, c'est qu'ils ne firent aucune résistance, et d'ailleurs à dix contre un, c'eût été inutile.

Ces braves gens furent donc consciencieusement fouillés et volés de tout ce qu'ils possédaient, même de leurs habits. De plus, sous menace de mort, défense leur fut faite de jamais reparaître sur ces territoires dont les Indiens revendiquent encore l'entière propriété. Et, pour les reconnaître, dans le cas où ils enfreindraient cet ordre, le chef de la bande employa un procédé très simple. Il les fit tatouer au bras d'un signe bizarre, d'une marque faite avec le suc d'une plante tinctoriale au moyen d'une pointe d'aiguille, et qui ne pouvait plus s'effacer. Puis, les Floridiens furent renvoyés, sans autre mauvais traitement. Ils ne rentrèrent dans les plantations du nord qu'en assez piteux état, - - poinçonnés, pour ainsi dire, aux armes de la tribu indienne et peu désireux, on le comprend, de retomber entre les mains de ces Séminoles, qui, cette fois, les massacreraient sans pitié pour faire honneur à leur signature.

En tout autre temps, les milices du comté de Duval n'eussent pas laissé impuni un tel attentat. Elles se seraient jetées à la poursuite des Indiens. Mais, à cette époque, il y avait autre chose à faire que de recommencer une expédition contre ces nomades. La crainte de voir le pays envahi par les troupes fédérales dominait tout. Ce qui importait, c'était d'empêcher qu'elles devinssent maîtresses du Saint-John, et, avec lui, des régions qu'il arrose. Or, on ne pouvait rien distraire des forces sudistes, disposées depuis Jacksonville jusqu'à la frontière géorgienne. Il serait temps, plus tard, de se mettre en campagne contre les Séminoles, enhardis par la guerre civile au point qu'ils se hasardaient sur ces territoires du nord, dont on croyait les avoir pour jamais chassés. On ne se contenterait plus alors de les refouler dans les marais des Everglades, on tenterait de les détruire jusqu'au dernier.

En attendant, il était dangereux de s'aventurer sur les territoires situés dans l'ouest de la Floride, et, si jamais James Burbank devait porter de ce côté ses recherches, ce serait un nouveau danger ajouté à tous ceux que comportait une expédition de ce genre.

Cependant l'embarcation avait rallié la rive gauche du fleuve. Squambô, se sachant à la hauteur de la Crique-Noire qui donne accès aux eaux du Saint-John, ne craignait plus de s'échouer sur quelque haut-fond.

Aussi, cinq minutes après, l'embarcation s'était-elle engagée sous le sombre dôme des arbres, au milieu d'une obscurité plus profonde qu'elle ne l'était à la surface du fleuve. Quelque habitude qu'eût Squambô de se diriger à travers les lacets de cette lagune, il n'aurait pu y réussir dans ces conditions. Mais, ne pouvant plus être aperçu, pourquoi se serait-il interdit d'éclairer sa route? Une branche résineuse fut coupée à un arbre des berges, puis allumée à l'avant de l'embarcation. Sa lueur fuligineuse devait suffire à l'oeil exercé de l'Indien pour reconnaître les passes. Pendant une demi-heure environ, il s'enfonça à travers les méandres de la crique, et il arriva enfin à l'îlot du blockhaus.

Zermah dut débarquer alors. Accablée de fatigue, la petite fille dormait entre ses bras. Elle ne se réveilla pas, même quand la métisse franchit la poterne du fortin et qu'elle eut été enfermée dans une des chambres attenant au réduit central.

Dy, enveloppée d'une couverture qui traînait dans un coin, fut couchée sur une sorte de grabat. Zermah veilla près d'elle.

II
Singulière opération

Le lendemain, 3 mars, à huit heures du matin, Squambô entra dans la chambre où Zermah avait passé la nuit. Il apportait quelque nourriture, — du pain, un morceau de venaison froide, des fruits, un broc de bière assez forte, une cruche d'eau, et aussi différents ustensiles de table. En même temps, un des Noirs plaçait dans un coin un vieux meuble, pour servir de toilette et de commode, avec un peu de linge, draps, serviettes, et autres menus objets, dont la métisse pourrait faire usage pour la petite fille et pour elle-même.

Dy dormait encore. D'un geste, Zermah avait supplié, Squambô de ne point la réveiller.

Lorsque le Noir fut sorti, Zermah, s'adressant à l'Indien, dit à voix basse:

«Que veut-on faire de nous?

— Je ne sais, répondit Squambô.

— Quels ordres avez-vous reçus de Texar?

— Qu'ils soient venus de Texar ou de tout autre, répliqua l'Indien, les voici, et vous ferez bien de vous y conformer. Tant que vous serez ici, cette chambre sera la vôtre, et vous serez renfermée durant la nuit dans le réduit du fortin.

— Et le jour?…

— Vous pourrez aller et venir à l'intérieur de l'enclos.

— Tant que nous serons ici?… répondit Zermah. Puis-je savoir où nous sommes?

— Là où j'avais ordre de vous conduire.

— Et nous y resterons?…

— J'ai dit ce que j'avais à dire, répliqua l'Indien. Inutile maintenant de me parler. Je ne répondrai plus.»

Et Squambô, qui devait effectivement s'en tenir à ce court échange de paroles, quitta la chambre, laissant la métisse seule auprès de l'enfant.

Zermah regarda la petite fille. Quelques larmes lui vinrent aux yeux, larmes qu'elle essuya aussitôt. À son réveil, il ne fallait pas que Dy s'aperçût qu'elle eût pleuré. Il importait que l'enfant s'accoutumât peu à peu à sa nouvelle situation — très menacée, peut-être, car on pouvait s'attendre à tout de la part de l'Espagnol.

Zermah réfléchissait à ce qui s'était passé depuis la veille. Elle avait bien vu Mme Burbank et Miss Alice remonter la rive, pendant que l'embarcation s'en éloignait. Leurs appels désespérés, leurs cris déchirants, étaient arrivés jusqu'à elles. Mais, avaient- elles pu regagner Castle-House, reprendre le tunnel, pénétrer dans l'habitation assiégée, faire connaître à James Burbank et à ses compagnons quel nouveau malheur venait de les frapper? Ne pouvaient-elles avoir été prises par les gens de l'Espagnol, entraînées loin de Camdless-Bay, tuées, peut-être? S'il en était ainsi, James Burbank ignorerait que la petite fille eût été enlevée avec Zermah. Il croirait que sa femme, Miss Alice, l'enfant, la métisse, avaient pu s'embarquer à la crique Marino, atteindre le refuge du Roc-des-Cèdres, où elles devaient être en sûreté. Il ne ferait alors aucune recherche immédiate pour les retrouver!…

Et, en admettant que Mme Burbank et Miss Alice eussent pu rentrer à Castle-House, que James Burbank fût instruit de tout, n'était-il pas à craindre que l'habitation eût été envahie par les assaillants, pillée, incendiée, détruite? Dans ce cas, qu'étaient devenus ses défenseurs? Prisonniers ou morts dans la lutte, Zermah ne pouvait plus attendre aucune assistance de leur part. Quand même les nordistes seraient devenus maîtres du Saint-John, elle était perdue. Gilbert Burbank ni Mars n'apprendraient, l'un que sa soeur, l'autre que sa femme, étaient gardées dans cet îlot de la Crique-Noire!

Eh bien, si cela était, si Zermah ne devait plus compter que sur elle, son énergie ne l'abandonnerait pas. Elle ferait tout pour sauver cette enfant, qui n'avait peut-être plus qu'elle au monde. Sa vie se concentrerait sur cette idée: fuir! Pas une heure ne s'écoulerait sans qu'elle s'occupât d'en préparer les moyens.

Et pourtant, était-il possible de sortir du fortin, surveillé par Squambô et ses compagnons, d'échapper aux deux féroces limiers qui rôdaient autour de l'enclos, de fuir cet îlot perdu dans les mille détours de la lagune? Oui, on le pouvait, mais à la condition d'y être secrètement aidé par un des esclaves de l'Espagnol, qui connût parfaitement les passes de la Crique-Noire. Pourquoi l'appât d'une forte récompense ne déciderait-il pas l'un de ces hommes à seconder Zermah dans cette évasion?… C'est à cela qu'allaient tendre tous les efforts de la métisse.

Cependant la petite Dy venait de se réveiller. Le premier mot qu'elle prononça fut pour appeler sa mère. Ses regards se portèrent ensuite autour de la chambre. Le souvenir des événements de la veille lui revint. Elle aperçut la métisse et accourut près d'elle.

«Bonne Zermah!… Bonne Zermah!… murmurait la petite fille. J'ai peur… j'ai peur!…

— Il ne faut pas avoir peur, ma chérie!

— Où est maman?…

— Elle viendra… bientôt!… Nous avons été obligées de nous
sauver… tu sais bien!… Nous sommes à l'abri maintenant!…
Ici, il n'y a plus rien à craindre!… Dès qu'on aura secouru
M. Burbank, il se hâtera de nous rejoindre!…»

Dy regardait Zermah comme pour lui dire:

«Est-ce bien vrai?

— Oui! répondit Zermah qui voulait à tout prix rassurer l'enfant.
Oui! M. Burbank nous a dit de l'attendre ici!…

— Mais ces hommes qui nous ont emportées dans leur bateau?… reprit la petite fille.

— Ce sont les serviteurs de M. Harvey, ma chérie!… Tu sais, M. Harvey, l'ami de ton papa, qui demeure à Jacksonville!… Nous sommes dans son cottage de Hampton-Red!

— Et maman, et Alice, qui étaient avec nous, pourquoi ne sont- elles pas ici?…

— M. Burbank les a rappelées au moment où elles allaient s'embarquer… souviens-toi bien!… Dès que ces mauvaises gens auront été chassées de Camdless-Bay, on viendra nous chercher!… Voyons!… Ne pleure pas!… N'aie plus peur, ma chérie, même si nous restons ici pendant quelques jours!… Nous y sommes bien cachées, va!… Et, maintenant, viens que je fasse ta petite toilette!»

Dy ne cessait de regarder obstinément Zermah, et, quoique la métisse eût dit cela, un gros soupir s'échappa de ses lèvres. Elle n'avait pu, comme d'habitude, sourire à son réveil. Il importait donc, avant tout, de l'occuper, de la distraire.

C'est à quoi Zermah s'appliqua, avec la plus tendre sollicitude. Elle lui fit sa toilette avec autant de soin que si l'enfant eût été dans sa jolie chambre de Castle-House, en même temps qu'elle essayait de l'amuser par ses histoires. Puis Dy mangea un peu, et Zermah partagea ce premier déjeuner avec elle.

«Maintenant, ma chérie, si tu le veux, nous allons faire un tour au-dehors… dans l'enclos…

— Est-ce que c'est bien beau, le cottage de M. Harvey? demanda l'enfant.

— Beau?… Non!… répondit Zermah. C'est, je crois, une vieille bicoque! Pourtant, il y a des arbres, des cours d'eau, de quoi nous promener enfin!… Nous n'y resterons que quelques jours, d'ailleurs, et, si tu ne t'y es pas trop ennuyée, si tu as été bien sage, ta maman sera contente!

— Oui, bonne Zermah… oui!…» répondit la petite fille.

La porte de la chambre n'était point fermée à clef. Zermah prit la main de l'enfant, et toutes deux sortirent. Elles se trouvèrent d'abord dans le réduit central, qui était sombre. Un instant après, elles se promenaient en pleine lumière; à l'abri du feuillage des grands arbres que perçaient les rayons du soleil.

L'enclos n'était pas vaste — un acre environ, dont le blockhaus occupait la plus grande portion. La palissade qui l'entourait ne permit pas à Zermah d'aller reconnaître la disposition de l'îlot au milieu de cette lagune. Tout ce qu'elle put observer à travers la vieille poterne, c'est qu'un assez large canal, aux eaux troubles, le séparait des îlots voisins. Une femme et un enfant ne pourraient donc que très difficilement s'en échapper. Au cas même où Zermah eût pu s'emparer d'une embarcation, comment fût-elle sortie de ces interminables détours? Ce qu'elle ignorait aussi, c'est que Texar et Squambô en connaissaient seuls les passes. Les Noirs, au service de l'Espagnol, ne quittaient pas le fortin. Ils n'en étaient jamais sortis. Ils ne savaient même pas où les gardait leur maître. Pour retrouver la rive du Saint-John, comme pour atteindre les marais qui confinent à la crique dans l'ouest, il eût fallu se fier au hasard. Or, s'en remettre à lui, n'était- ce pas courir à une perte certaine?

D'ailleurs, pendant les jours suivants, Zermah, se rendant compte de la situation, vit bien qu'elle n'aurait probablement aucune aide à espérer des esclaves de Texar. C'étaient pour la plupart des Nègres à demi-abrutis, d'aspect peu rassurant. Si l'Espagnol ne les tenait pas à la chaîne, ils n'en étaient pas plus libres pour cela. Suffisamment nourris des produits de l'îlot, adonnés aux liqueurs fortes dont Squambô ne leur ménageait pas trop parcimonieusement la ration, plus spécialement destinés à la garde du blockhaus et à sa défense le cas échéant, ils n'auraient eu aucun intérêt à changer cette existence pour une autre. La question de l'esclavage, qui se débattait à quelques milles de la Crique-Noire, n'était pas pour les passionner. Recouvrer leur liberté? À quoi bon, et qu'en eussent-ils fait? Texar leur assurait l'existence. Squambô ne les maltraitait point, bien qu'il fût homme à casser la tête au premier qui s'aviserait de la relever. Ils n'y songeaient même pas. C'étaient des brutes, inférieures aux deux limiers qui rôdaient autour du fortin. Il n'y a aucune exagération, en effet, à dire que ces animaux les dépassaient en intelligence. Ils connaissaient, eux, tout l'ensemble de la crique. Ils en traversaient à la nage les passes multiples. Ils couraient d'un îlot à un autre, servis par un instinct merveilleux qui les empêchait de s'égarer. Leurs aboiements retentissaient parfois jusque sur la rive gauche du fleuve, et, d'eux-mêmes, ils rentraient au blockhaus dès la tombée de la nuit. Nulle embarcation n'aurait pu pénétrer dans la Crique- Noire, sans être immédiatement signalée par ces gardiens redoutables. Sauf Squambô et Texar, personne n'aurait pu quitter le fortin, sans risquer d'être dévoré par ces sauvages descendants des chiens caraïbes.

Lorsque Zermah eut observé comment la surveillance s'exerçait autour de l'enclos, quand elle vit qu'elle ne devait attendre aucun secours de ceux qui la gardaient, toute autre, moins courageuse qu'elle, moins énergique, eût désespéré. Il n'en fut rien. Ou les secours lui arriveraient du dehors, et, dans ce cas, ils ne pouvaient venir que de James Burbank, s'il était libre d'agir, ou de Mars, si le métis apprenait dans quelles conditions sa femme avait disparu. À leur défaut, elle ne devait compter que sur elle-même pour le salut de la petite-fille. Elle ne faillirait pas à cette tâche.

Zermah, absolument isolée au fond de cette lagune, ne se voyait entourée que de figures farouches. Toutefois, elle crut remarquer qu'un des Noirs, jeune encore, la regardait avec quelque commisération. Y avait-il là un espoir? Pourrait-elle se confier à lui, lui indiquer la situation de Camdless-Bay, l'engager à s'échapper pour se rendre à Castle-House? C'était douteux. D'ailleurs, Squambô surprit sans doute ces marques d'intérêt de la part de l'esclave, car celui-ci fut tenu à l'écart. Zermah ne le rencontra plus pendant ses promenades à travers l'enclos.

Plusieurs jours se passèrent sans amener aucun changement dans la situation. Du matin au soir, Zermah et Dy avaient toute liberté d'aller et venir. La nuit, bien que Squambô ne les enfermât pas dans leur chambre, elles n'auraient pu quitter le réduit central. L'Indien ne leur parlait jamais. Aussi Zermah avait-elle dû renoncer à l'interroger. Pas un seul instant il ne quittait l'îlot. On sentait que sa surveillance s'exerçait à toute heure. Les soins de Zermah se reportèrent donc sur l'enfant, qui demandait instamment à revoir sa mère.

«Elle viendra!… lui répondait Zermah. J'ai eu de ses nouvelles!… Ton père doit venir aussi, ma chérie; avec Miss Alice…»

Et, quand elle avait ainsi répondu, la pauvre créature ne savait plus qu'imaginer. Alors elle s'ingéniait à distraire la petite fille, qui montrait plus de raison que n'en comportait son âge.

Le 4, le 5, le 6 mars s'étaient écoulés, cependant. Bien que Zermah eût cherché à entendre si quelque détonation lointaine n'annonçait pas la présence de la flottille fédérale sur les eaux du Saint-John, aucun bruit n'était arrivé jusqu'à elle. Tout était silence au milieu de la Crique-Noire. Il fallait en conclure que la Floride n'appartenait pas encore aux soldats de l'Union. Cela inquiétait la métisse au plus haut point. À défaut de James Burbank et des siens, pour le cas où ils auraient été mis dans l'impossibilité d'agir, ne pouvait-elle au moins attendre l'intervention de Gilbert et de Mars? Si leurs canonnières eussent été maîtresses du fleuve, ils en auraient fouillé les rives, ils auraient su arriver jusqu'à l'îlot. N'importe qui, du personnel de Camdless-Bay, les eût instruits de ce qui s'était passé. Et rien n'indiquait un combat sur les eaux du fleuve.

Ce qui était singulier, aussi, c'est que l'Espagnol ne s'était pas encore montré une seule fois au fortin, ni de jour ni de nuit. Du moins, Zermah n'avait rien observé qui fût de nature à le faire supposer. Pourtant, à peine dormait-elle, et ces longues heures d'insomnie, elle les passait à écouter — inutilement jusqu'alors.

D'ailleurs, qu'aurait-elle pu faire, si Texar fût venu à la Crique-Noire, s'il l'eût fait comparaître devant lui? Est-ce qu'il aurait écouté ses supplications ou ses menaces? La présence de l'Espagnol n'était-elle pas plus à craindre que son absence?

Or, pour la millième fois, Zermah songeait à tout cela dans la soirée du 6 mars. Il était environ onze heures. La petite Dy dormait d'un sommeil assez paisible. La chambre, qui leur servait de cellule à toutes deux, était plongée dans une obscurité profonde. Aucun bruit ne se propageait au-dedans, si ce n'est parfois, le sifflement de la brise à travers les ais vermoulus du blockhaus.

À ce moment, la métisse crut entendre marcher à l'intérieur du réduit. Elle supposa d'abord que ce devait être l'Indien qui regagnait sa chambre, située en face de la sienne, après avoir fait sa ronde habituelle autour de l'enclos.

Zermah surprit alors quelques paroles que deux individus échangeaient. Elle s'approcha de la porte, elle prêta l'oreille, elle reconnut la voix de Squambô, et presque aussitôt la voix de Texar.

Un frisson la saisit. Que venait faire l'Espagnol au fortin à cette heure? S'agissait-il de quelque nouvelle machination contre la métisse et l'enfant? Allaient-elles être arrachées de leur chambre, transportées en quelque autre retraite plus ignorée, plus impénétrable encore que cette Crique-Noire? Toutes ces suppositions se présentèrent en un instant à l'esprit de Zermah… Puis, son énergie reprenant le dessus, elle s'appuya près de la porte, elle écouta.

«Rien de nouveau? disait Texar.

— Rien, maître, répliquait Squambô.

— Et Zermah?

— J'ai refusé de répondre à ses demandes.

— Des tentatives ont-elles été faites pour arriver jusqu'à elle depuis l'affaire de Camdless-Bay?

— Oui, mais aucune n'a réussi.»

À cette réponse, Zermah comprit que l'on s'était mis à sa recherche. Qui donc?

«Comment l'as-tu appris? demanda Texar.

— Je suis allé plusieurs fois jusqu'à la rive du Saint-John, répondit l'Indien, et, il y a quelques jours, j'ai observé qu'une barque rôdait à l'ouvert de la Crique-Noire. Il est même arrivé que deux hommes ont débarqué sur l'un des îlots de la rive.

— Quels étaient ces hommes?

— James Burbank et Walter Stannard!»

Zermah pouvait à peine contenir son émotion. C'étaient James Burbank et Stannard. Ainsi les défenseurs de Castle-House n'avaient pas tous péri dans l'attaque de la plantation. Et, s'ils avaient commencé leurs recherches, c'est qu'ils connaissaient l'enlèvement de l'enfant et de la métisse. Et, s'ils le connaissaient, c'est que Mme_ _Burbank et Miss Alice avaient pu le leur dire. Toutes deux vivaient aussi. Toutes deux avaient pu rentrer à Castle-House, après avoir entendu le dernier cri jeté par Zermah, qui appelait à son secours contre Texar. James Burbank était donc au courant de ce qui s'était passé. Il savait le nom du misérable. Peut-être même soupçonnait-il quel endroit servait de retraite à ses victimes? Il saurait enfin parvenir jusqu'à elles!

Cet enchaînement de faits se fit instantanément dans l'esprit de Zermah. Elle fut pénétrée d'un espoir immense — espoir qui s'évanouit presque aussitôt, quand elle entendit l'Espagnol répondre:

«Oui! Qu'ils cherchent, ils ne trouveront pas! Dans quelques jours, du reste, James Burbank ne sera plus à craindre!»

Ce que signifiaient ces paroles, la métisse ne pouvait le comprendre. En tout cas de la part de l'homme, auquel obéissait le Comité de Jacksonville, ce devait être une redoutable menace.

«Et maintenant, Squambô, j'ai besoin de toi pour une heure, dit alors l'Espagnol.

— À vos ordres, maître.

— Suis-moi!»

Un instant après, tous deux s'étaient retirés dans la chambre occupée par l'Indien.

Qu'allaient-ils y faire? N'y avait-il pas là quelque secret dont Zermah aurait à profiter? Dans sa situation, elle ne devait rien négliger de ce qui pourrait la servir.

On le sait, la porte de la chambre de la métisse n'était point fermée, même pendant la nuit. Cette précaution eût été inutile d'ailleurs, car le réduit était clos intérieurement, et Squambô en gardait la clef sur lui. Il était donc impossible de sortir du blockhaus, et, par conséquent, de tenter une évasion.

Ainsi Zermah put ouvrir la porte de sa chambre et s'avancer en retenant sa respiration.

L'obscurité était profonde. Quelques lueurs seulement venaient de la chambre de l'Indien.

Zermah s'approcha de la porte et regarda par l'interstice des ais disjoints. Or, ce qu'elle vit était assez singulier pour qu'il lui fût impossible d'en comprendre la signification.

Bien que la chambre ne fût éclairée que par un bout de chandelle résineuse, cette lumière suffisait à l'Indien, occupé alors d'un travail assez délicat.

Texar était assis devant lui, sa casaque de cuir retirée, son bras gauche mis à nu, étendu sur une petite table, sous la clarté même de la résine. Un papier, de forme bizarre, percé de petits trous, avait été placé sur la partie interne de son avant-bras. Au moyen d'une fine aiguille, Squambô lui piquait la peau à chaque place marquée par les trous du papier. C'était une opération de tatouage que pratiquait l'Indien — opération à laquelle il devait être fort expert en sa qualité de Séminole. Et, en effet, il la faisait avec assez d'adresse et de légèreté de main pour que l'épiderme fût seulement touché par la pointe de l'aiguille, sans que l'Espagnol éprouvât la moindre douleur.

Lorsque cela fut achevé, Squambô enleva le papier; puis, prenant quelques feuilles d'une plante que Texar avait apportée, il en frotta l'avant-bras de son maître. Le suc de cette plante, introduit dans les piqûres d'aiguille, ne laissa pas de causer une vive démangeaison à l'Espagnol, qui n'était pas homme à se plaindre pour si peu.

L'opération terminée, Squambô rapprocha la résine de la partie tatouée. Un dessin rougeâtre apparut nettement alors sur la peau de l'avant-bras de Texar. Ce dessin reproduisait exactement celui que les trous d'aiguille formaient sur le papier. Le décalque avait été fait avec une exactitude parfaite. C'étaient une série de lignes entrecroisées, représentant une des figures symboliques des croyances séminoles. Cette marque ne devait plus s'effacer du bras sur lequel Squambô venait de l'imprimer.

Zermah avait tout vu, et, comme il a été dit, sans y rien comprendre. Quel intérêt pouvait avoir Texar à s'orner de ce tatouage? Pourquoi ce «signe particulier», pour emprunter un mot au libellé des passeports? Voulait-il donc passer pour un Indien? Ni son teint ni le caractère de sa personne ne l'eussent permis. Ne fallait-il pas plutôt voir une corrélation entre cette marque et celle qui avait été dernièrement imposée à ces quelques voyageurs floridiens tombés dans un parti de Séminoles vers le nord du comté? Et, par là, Texar voulait-il encore avoir la possibilité d'établir un de ces inexplicables alibis dont il avait tiré si bon parti jusqu'alors?

Peut-être, en effet, était-ce un de ces secrets inhérents à sa vie privée et que révélerait l'avenir?

Autre question qui se présenta à l'esprit de Zermah.

L'Espagnol n'était-il donc venu au blockhaus que pour mettre à profit l'habileté de Squambô en matière de tatouage? Cette opération achevée, allait-il quitter la Crique-Noire pour retourner dans le nord de la Floride et sans doute à Jacksonville, où ses partisans étaient encore les maîtres? Son intention n'était-elle pas plutôt de rester au blockhaus jusqu'au jour, de faire comparaître la métisse devant lui, de prendre quelque nouvelle décision relative à ses prisonnières?

À cet égard Zermah fut promptement rassurée. Elle avait rapidement regagné sa chambre, au moment où l'Espagnol se levait pour rentrer dans le réduit. Là, blottie contre la porte, elle écoutait les quelques paroles qui s'échangeaient entre l'Indien et son maître.

«Veille avec plus de soin que jamais, disait Texar.

— Oui, répondit Squambô. Cependant, si nous étions serrés de près à la Crique-Noire par James Burbank…

— James Burbank, je te le répète, ne sera plus à redouter dans quelques jours. D'ailleurs, s'il le fallait, tu sais où la métisse et l'enfant devraient être conduites… là où j'aurais à te rejoindre?

— Oui, maître, reprit Squambô, car il faut aussi prévoir le cas où Gilbert, le fils de James Burbank, et Mars, le mari de Zermah…

— Avant quarante-huit heures, ils seront en mon pouvoir, répondit
Texar, et quand je les tiendrai…»

Zermah n'entendit pas la fin de cette phrase si menaçante pour son mari, pour Gilbert.

Texar et Squambô sortirent alors du fortin, dont la porte se referma sur eux.

Quelques instants plus tard, le squif, conduit par l'Indien, quittait l'îlot, se dirigeait à travers les sombres sinuosités de la lagune, rejoignait une embarcation qui attendait l'Espagnol à l'ouverture de la crique sur le Saint-John. Squambô et son maître se séparèrent alors, après dernières recommandations faites. Puis Texar, emporté par le jusant, descendit rapidement dans la direction de Jacksonville.

Ce fut là qu'il arriva au petit jour, et à temps pour mettre ses projets à exécution. En effet, à quelques jours de là, Mars disparaissait sous les eaux du Saint-John et Gilbert Burbank était condamné à mort.

III
La veille

C'était le 11 mars, dans la matinée, que Gilbert Burbank avait été jugé par le Comité de Jacksonville. C'était le soir même que son père venait d'être mis en état d'arrestation par ordre dudit Comité. C'était le surlendemain que le jeune officier devait être passé par les armes, et, sans doute, James Burbank, accusé d'être son complice, condamné à la même peine, mourrait avec lui!

On le sait, Texar tenait le Comité dans sa main. Sa volonté seule y faisait loi. L'exécution du père et du fils ne serait que le prélude des sanglants excès auxquels allaient se porter les petits Blancs, soutenus par la populace, contre les nordistes de l'État de Floride et ceux qui partageaient leurs idées sur la question de l'esclavage. Que de vengeances personnelles s'assouviraient ainsi sous le voile de la guerre civile! Rien que la présence des troupes fédérales pourrait les arrêter. Mais arriveraient-elles, et surtout arriveraient-elles avant que ces premières victimes eussent été sacrifiées à la haine de l'Espagnol?

Malheureusement, il y avait lieu d'en douter.

Et, ces retards se prolongeant, on comprendra dans quelles angoisses vivaient les hôtes de Castle-House!

Or, il semblait que ce projet de remonter le Saint-John eût été momentanément abandonné par le commandant Stevens. Les canonnières ne faisaient aucun mouvement pour quitter leur ligne d'embossage. N'osaient-elles donc franchir la barre du fleuve, maintenant que Mars n'était plus là pour les piloter à travers le chenal? Renonçaient-elles à s'emparer de Jacksonville, et, par cette prise, à garantir la sécurité des plantations en amont du Saint- John? Quels nouveaux faits de guerre avaient pu modifier les projets du commodore Dupont?

C'était ce que se demandaient M. Stannard et le régisseur Perry pendant cette interminable journée du 12 mars.

À cette date, en effet, suivant les nouvelles qui couraient le pays dans la partie de la Floride comprise entre le fleuve et la mer, les efforts des nordistes semblaient se concentrer principalement sur le littoral. Le commodore Dupont, montant le _Wabash, _et suivi des plus fortes canonnières de son escadre, venait de paraître dans la baie de Saint-Augustine. On disait même que les milices se préparaient à abandonner la ville, sans plus essayer de défendre le fort Marion que n'avait été défendu le fort Clinch, lors de la reddition de Fernandina.

Telles furent du moins les nouvelles que le régisseur apporta à
Castle-House dans la matinée. On les communiqua aussitôt à
M. Stannard et à Edward Carrol que sa blessure, non cicatrisée,
obligeait à rester étendu sur un des divans du hall.

«Les fédéraux à Saint-Augustine! s'écria ce dernier. Et pourquoi ne vont-ils pas à Jacksonville?

— Peut-être ne veulent-ils que barrer le fleuve en aval, sans en prendre possession, répondit M. Perry.

— James et Gilbert sont perdus, si Jacksonville reste aux mains de Texar! dit M. Stannard.

— Ne puis-je, répondit Perry, aller prévenir le commodore Dupont du danger que courent M. Burbank et son fils?

— Il faudrait une journée pour atteindre Saint-Augustine, répondit M. Carrol, en admettant que l'on ne soit pas arrêté par les milices qui battent en retraite! Et, avant que le commodore Dupont ait pu faire parvenir à Stevens l'ordre d'occuper Jacksonville, il se sera écoulé trop de temps! D'ailleurs, cette barre… cette barre du fleuve, si les canonnières ne peuvent s'avancer au delà, comment sauver notre pauvre Gilbert qui doit être exécuté demain? Non!… Ce n'est pas à Saint-Augustine qu'il faut aller, c'est à Jacksonville même!… Ce n'est pas au commodore Dupont qu'il faut s'adresser… c'est à Texar…

— Monsieur Carrol a raison, mon père… et j'irai!» dit Miss
Alice, qui venait d'entendre les dernières paroles prononcées par
M. Carrol.

La courageuse jeune fille était prête à tout tenter comme à tout braver pour le salut de Gilbert.

La veille, en quittant Camdless-Bay, James Burbank avait surtout recommandé que sa femme ne fût point instruite de son départ pour Jacksonville. Il importait de lui cacher que le Comité eût donné l'ordre de le mettre en état d'arrestation. Mme Burbank l'ignorait donc, comme elle ignorait le sort de son fils, qu'elle devait croire à bord de la flottille. Comment la malheureuse femme eût- elle pu supporter ce double coup qui la frappait? Son mari au pouvoir de Texar, son fils à la veille d'être exécuté! Elle n'y eût point survécu. Lorsqu'elle avait demandé à voir James Burbank, Miss Alice s'était contentée de répondre qu'il avait quitté Castle-House, afin de reprendre les recherches relatives à Dy et à Zermah, et que son absence pourrait durer quarante-huit heures. Aussi, toute la pensée de Mme Burbank se concentrait-elle maintenant sur son enfant disparue. C'était encore plus qu'elle n'en pouvait supporter dans l'état où elle se trouvait.

Cependant Miss Alice n'ignorait rien de ce qui menaçait James et Gilbert Burbank. Elle savait que le jeune officier devait être fusillé le lendemain, que le même sort serait réservé à son père!… Et alors, résolue à voir Texar, elle venait prier M. Carrol de la faire transporter de l'autre côté du fleuve.

«Toi… Alice… à Jacksonville! s'écria M. Stannard.

— Mon père… il le faut!…»

L'hésitation si naturelle de M. Stannard avait cédé soudain devant la nécessité d'agir sans retard. Si Gilbert pouvait être sauvé, c'était uniquement par la démarche que voulait tenter Miss Alice. Peut-être, se jetant aux genoux de Texar, parviendrait-elle à l'attendrir? Peut-être obtiendrait-elle un sursis à l'exécution? Peut-être enfin trouverait-elle un appui parmi ces honnêtes gens que son désespoir soulèverait enfin contre l'intolérable tyrannie du Comité? Il fallait donc aller à Jacksonville, quelque danger qu'on y pût courir.

«Perry, dit la jeune fille, voudra bien me conduire à l'habitation de M. Harvey.

— À l'instant, répondit le régisseur.

— Non, Alice, ce sera moi qui t'accompagnerai, répondit
M. Stannard. Oui… moi! Partons…

— Vous, Stannard?… répondit Edward Carrol. C'est vous exposer… On connaît trop vos opinions…

— Qu'importe! dit M. Stannard. Je ne laisserai pas ma fille aller sans moi au milieu de ces forcenés. Que Perry reste à Castle- House, Edward, puisque vous ne pouvez marcher encore, car il faut prévoir le cas où nous serions retenus…

— Et si Mme Burbank vous demande, répondit Edward Carrol, si elle demande Miss Alice, que répondrai-je?

— Vous répondrez que nous avons rejoint James, que nous l'accompagnons dans ses recherches de l'autre côté du fleuve!… Dites même, s'il le faut, que nous avons dû aller à Jacksonville… enfin tout ce qu'il faudra pour rassurer Mme Burbank, mais rien qui puisse lui faire soupçonner les dangers que courent son mari et son fils… Perry, faites disposer une embarcation!»

Le régisseur se retira aussitôt, laissant M. Stannard à ses préparatifs de départ.

Cependant il était préférable que Miss Alice ne quittât pas Castle-House, sans avoir appris à Mme Burbank que son père et elle étaient obligés de se rendre à Jacksonville. Au besoin, elle ne devrait pas hésiter à dire que le parti de Texar avait été renversé… que les fédéraux étaient maîtres du cours du fleuve… que, demain, Gilbert serait à Camdless-Bay… Mais la jeune fille aurait-elle la force de ne point se troubler, sa voix ne la trahirait-elle pas, quand elle affirmerait ces faits dont la réalisation semblait impossible maintenant?

Lorsqu'elle arriva dans la chambre de la malade, Mme_ _Burbank dormait, ou plutôt était plongée dans une sorte d'assoupissement douloureux, une torpeur profonde, dont Miss Alice n'eut pas le courage de la tirer. Peut-être cela valait-il mieux que la jeune fille fût ainsi dispensée de la rassurer par ses paroles.

Une des femmes de l'habitation veillait près du lit. Miss Alice lui recommanda de ne pas s'absenter un seul instant, et de s'adresser à M. Carrol pour répondre aux questions que Mme Burbank pourrait lui faire. Puis, elle se pencha sur le front de la malheureuse mère, l'effleura de ses lèvres, et quitta la chambre, afin de rejoindre M. Stannard.

Dès qu'elle l'aperçut:

«Partons, mon père», dit-elle.

Tous deux sortirent du hall, après avoir serré la main d'Edward
Carrol.

Au milieu de l'allée de bambous qui conduit au petit port, ils rencontrèrent le régisseur.

«L'embarcation est prête, dit Perry.

— Bien, répondit M. Stannard. Veillez avec grand soin sur Castle-
House, mon ami.

— Ne craignez rien, monsieur Stannard. Nos Noirs regagnent peu à peu la plantation, et cela se comprend. Que feraient-ils d'une liberté pour laquelle la nature ne les a pas créés? Ramenez-nous M. Burbank, et il les trouvera tous à leur poste!»

M. Stannard et sa fille prirent aussitôt place dans l'embarcation conduite par quatre mariniers de Camdless-Bay. La voile fut hissée, et, sous une petite brise d'est, on déborda rapidement. Le pier eut bientôt disparu derrière la pointe que la plantation profilait vers le nord-ouest.

M. Stannard n'avait pas l'intention de débarquer au port de Jacksonville, où il eût été immanquablement reconnu. Mieux valait prendre terre au fond d'une petite anse, un peu au-dessus. De là, il serait facile d'atteindre l'habitation de M. Harvey, située de ce côté, à l'extrémité du faubourg. On déciderait alors, et suivant les circonstances, comment les démarches devraient être faites.

Le fleuve était désert à cette heure. Rien en amont, par où auraient pu venir les milices de Saint-Augustine qui se réfugiaient dans le sud. Rien en aval. Donc aucun combat ne s'était engagé entre les embarcations floridiennes et les canonnières du commandant Stevens. On ne pouvait même apercevoir leur ligne d'embossage, car un coude du Saint-John fermait l'horizon au-dessous de Jacksonville.

Après une assez rapide traversée, favorisée par le vent arrière, M. Stannard et sa fille atteignirent la rive gauche. Tous deux, sans avoir été aperçus, purent débarquer au fond de la crique, qui n'était pas surveillée, et en quelques minutes, ils se trouvèrent dans la maison du correspondant de James Burbank.

Celui-ci fut, à la fois, très surpris et très inquiet de les voir. Leur présence n'était pas sans danger au milieu de cette populace, de plus en plus surexcitée et tout à la dévotion de Texar. On savait que M. Stannard partageait les idées anti-esclavagistes adoptées à Camdless-Bay. Le pillage de sa propre habitation, à Jacksonville, était un avertissement dont il devait tenir compte.

Très certainement, sa personne allait courir de grands risques. Le moins qui pût lui arriver, s'il venait à être reconnu, serait d'être incarcéré comme complice de M. Burbank.

«Il faut sauver Gilbert! ne put que répondre Miss Alice aux observations de M. Harvey.

— Oui, répondit celui-ci, il faut le tenter! Que M. Stannard ne se montre pas au-dehors!… Qu'il reste enfermé ici pendant que nous agirons!

— Me laissera-t-on entrer dans la prison? demanda la jeune fille.

— Je ne le crois pas, Miss Alice.

— Pourrai-je arriver jusqu'à Texar?

— Nous l'essaierons.

— Vous ne voulez pas que je vous accompagne? dit M. Stannard en insistant.

— Non! Ce serait compromettre nos démarches près de Texar et de son Comité.

— Venez donc, monsieur Harvey», dit Miss Alice.

Cependant, avant de les laisser partir, M. Stannard voulut savoir s'il s'était produit de nouveaux faits de guerre, dont le bruit ne serait pas venu jusqu'à Camdless-Bay.

«Aucun, répondit M. Harvey, du moins en ce qui concerne Jacksonville. La flottille fédérale a paru dans la baie de Saint- Augustine, et la ville s'est rendue. Quant au Saint-John, nul mouvement n'a été signalé. Les canonnières sont toujours mouillées au-dessous de la barre.

— L'eau leur manque encore pour la franchir?…

— Oui, monsieur Stannard. Mais, aujourd'hui, nous aurons une des fortes marées d'équinoxe. Il y aura haute mer vers trois heures, et peut-être les canonnières pourront-elles passer…

— Passer sans pilote, maintenant que Mars n'est plus là pour les diriger à travers le chenal! répondit Miss Alice, d'un ton qui indiquait qu'elle ne pouvait même pas se rattacher à cet espoir. Non!… C'est impossible!… Monsieur Harvey, il faut que je voie Texar, et, s'il me repousse, nous devrons tout sacrifier pour faire évader Gilbert…

— Nous le ferons, Miss Alice.

— L'état des esprits ne s'est pas modifié à Jacksonville? demanda
M. Stannard.

— Non, répondit M. Harvey. Les coquins y sont toujours les maîtres, et Texar les domine. Pourtant, devant les exactions et les menaces du Comité, les honnêtes gens frémissent d'indignation. Il ne faudrait qu'un mouvement des fédéraux sur le fleuve pour changer cet état de choses. Cette populace est lâche, en somme. Si elle prenait peur, Texar et ses partisans seraient aussitôt renversés… J'espère encore que le commandant Stevens pourra remonter la barre…

— Nous n'attendrons pas, répondit résolument Miss Alice, et, d'ici là, j'aurai vu Texar!»

Il fut donc convenu que M. Stannard resterait dans l'habitation, afin qu'on ne sût rien de sa présence à Jacksonville. M. Harvey était prêt à aider la jeune fille dans toutes les démarches qui allaient être faites, et dont le succès, il faut bien le dire, n'était rien moins qu'assuré. Si Texar lui refusait la vie de Gilbert, si Miss Alice ne pouvait arriver jusqu'à lui, on tenterait, même au prix d'une fortune, de provoquer l'évasion du jeune officier et de son père.

Il était onze heures environ, lorsque Miss Alice et M. Harvey quittèrent l'habitation pour se rendre à Court-Justice, où le Comité, présidé par Texar, siégeait en permanence.

Toujours grande agitation dans la ville. Çà et là passaient les milices, renforcées des contingents qui étaient accourus des territoires du Sud. Dans la journée, on attendait celles que la reddition de Saint-Augustine laissait disponibles, soit qu'elles vinssent par le Saint-John, soit qu'elles prissent route à travers les forêts de la rive droite pour franchir le fleuve à la hauteur de Jacksonville. Donc, la population allait et venait. Mille nouvelles circulaient, et, comme toujours, contradictoires — ce qui provoquait un tumulte voisin du désordre. Il était facile de voir, d'ailleurs, que dans le cas où les fédéraux arriveraient en vue du port, il n'y aurait aucune unité d'action dans la défense. La résistance ne serait pas sérieuse. Si Fernandina s'était rendue, neuf jours avant, aux troupes de débarquement du général Wright, si Saint-Augustine avait accueilli l'escadre du commodore Dupont, sans même essayer de lui barrer le passage, on pouvait prévoir qu'il en serait ainsi à Jacksonville. Les milices floridiennes, cédant la place aux troupes nordistes, se retireraient dans l'intérieur du comté. Une seule circonstance pouvait sauver Jacksonville d'une prise de possession, prolonger les pouvoirs du Comité, permettre à ses projets sanguinaires de s'accomplir, c'était que les canonnières, pour une raison ou pour une autre — manque d'eau ou absence de pilote —, ne pussent dépasser la barre du fleuve. Au surplus, quelques heures encore, et cette question serait résolue.

Cependant, au milieu d'une foule qui devenait de plus en plus compacte, Miss Alice et Harvey se dirigeaient vers la place principale. Comment feraient-ils pour pénétrer dans les salles de Court-Justice? Ils ne pouvaient l'imaginer. Une fois là, comment parviendraient-ils à voir Texar? Ils l'ignoraient. Qui sait même si l'Espagnol, apprenant qu'Alice Stannard demandait à paraître devant lui, ne se débarrasserait pas d'une demande importune, en la faisant arrêter et détenir jusqu'après l'exécution du jeune lieutenant?… Mais la jeune fille ne voulait rien voir de ces éventualités. Arriver jusqu'à Texar, lui arracher la grâce de Gilbert, aucun danger personnel n'aurait pu la détourner de ce but.

Lorsque M. Harvey et elle eurent atteint la place, ils y trouvèrent un concours de populace plus tumultueux encore. Des cris ébranlaient l'air, des vociférations éclataient de toutes parts, avec ces sinistres mots, jetés d'un groupe à l'autre: «À mort… À mort!…»

M. Harvey apprit que le Comité était en séance de justice depuis une heure. Un affreux pressentiment s'empara de lui — pressentiment qui n'allait être que trop justifié! En effet, le Comité achevait de juger James Burbank comme complice de son fils Gilbert, sous l'accusation d'avoir entretenu des intelligences avec l'armée fédérale. Même crime, même condamnation, sans doute, et couronnement de l'oeuvre de haine de Texar contre la famille Burbank!

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