Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg
III
BASTIA.—LE CAP CORSE
Il est difficile, quand on a seulement traversé une ville, de dire d'elle autre chose que ceci: elle est blanche; elle est grise; elle est bâtie sur une colline ou étalée en plaine; elle bruit ou elle dort. Dès qu'elle a un passé, une ville est pleine de mystère; elle a ses monuments non classés, quelquefois les plus émouvants; ses jours de beauté calme, ses heures de travesti; ses mœurs, son humeur et son ambition, qui n'est souvent qu'une jalousie. Je n'en sais pas tant sur Bastia. Mais j'ai vu qu'elle est capitale évidente et consciente, d'esprit vif et agité, industrieuse et peu aidée, habitée par une population fort mêlée, qui cherche des chefs d'entreprise, des hommes d'initiative, des inventeurs de richesse, et qui trouve surtout des fonctionnaires et des politiciens. Bastia voit la côte italienne ou la devine. Elle est à quatre heures de Livourne. Elle parle avec complaisance de cette voisine qui paie bien, avec laquelle le commerce est actif et pourrait être considérable. J'ai assisté au départ d'un lougre qui s'en allait caboter avec Caprara, Elbe, Monte-Cristo, les belles îles renflées et bleues sur la mer, qui sont en ligne devant Bastia. J'ai entendu dire à un importateur de grains: «Je vais souvent à Florence: nous y sommes un peu chez nous.» Et en entrant, près du vieux port, dans l'oratoire de la Conception, j'ai cru retrouver une église de Rome décorée pour la fête du saint. C'étaient les mêmes sculptures opulentes, noircies par le temps et par la fumée des cierges, et les mêmes pentes de damas rouge tendues sur les pilastres. Dès qu'on met le pied sur la terre de Corse, cette comparaison vient à l'esprit, et je l'ai notée déjà; elle vous suit et vous poursuit: mais à Bastia elle se précise, et l'Italie à laquelle on pense, c'est l'Italie fine, trafiquante et artiste.
—N'exprimez pas cette opinion devant des gens de la campagne, me dit mon ami N..., vous pourriez le regretter. Appeler Italien un paysan corse, c'est l'offenser, et si vous avez le malheur de l'appeler Lucquois, vous le provoquez. Gardez-vous! Bien des violences n'ont pas eu d'autre cause.
Le soir même, j'avais la preuve que mon ami ne se trompait pas. C'était le soir de Pâques. Malgré le libeccio qui soufflait en tempête et qui rendait la route deux fois rude pour nos chevaux, nous montions vers le col de Teghime. Les collines se succédaient, de plus en plus hautes, rangées d'éperons superbes, tous orientés du côté de la mer. Ils portaient sur leurs flancs des terrasses plantées de vignes et soutenues par des murs, d'autres plantées d'orangers, d'autres d'amandiers ou d'oliviers, et l'épaisseur de la verdure croissait au bas des pentes. Nous regardions ce paysage dont les détails se multipliaient à mesure que nous montions, mais qui restait le même et magnifique: la mer à notre gauche, toute fouaillée et charruée par la bourrasque; une bande de terre inculte; l'étang de Biguglia immobile et terne comme du mercure oxydé; plus près de nous, la plaine, et, au delà, les montagnes qui se levaient. Et précisément à mi-montagne, en face de nous, à deux ou trois kilomètres, j'aperçus une flamme. Elle s'éteignit; une spirale de fumée tourna au-dessus du maquis et prit le vent; une tache cendrée apparut dans le vert, puis un point rouge qui grossit, puis des flammes, des flammes, des flammes qui galopèrent.
—Encore un incendie! fit mon ami N...
—Vous en parlez philosophiquement, lui dis-je. Moi, je suis furieux. Vos bergers sont des misérables. Pour faire brouter quelques chèvres, ils ruinent la Corse!
Mon ami ne répondit pas. Il avisa un homme qui descendait, poussé par le libeccio, l'arrêta, lui montra du doigt les lignes de feu coupées de bandes de fumée.
—Ils ont choisi leur temps: un soir de Pâques, un jour de vent. Qui est-ce qui a fait cela? Est-ce un Corse?
L'homme leva les épaules.
—Mais non, dit-il, vous le savez bien: ce sont tous des Lucquois, des Génois, des gens de rien.
Et il passa.
Le lendemain, je partais pour faire le tour du cap Corse. L'excursion se fait en trois jours. Grâce à de puissants appuis,—car je ne puis croire au simple hasard,—j'ai eu deux chevaux qui baissaient la tête et relevaient un pied dès qu'ils en avaient le loisir, mais qui trottaient aux côtes et aux descentes, et possédaient à fond, presque aussi bien qu'un bipède politique, l'art du tournant discret; j'ai eu un de ces landaus méditerranéens, chargés d'un sac d'orge à l'avant, d'une provision de foin comprimé à l'arrière, et qui veulent bien porter encore des voyageurs en surcroît; j'ai eu un cocher silencieux, buveur d'eau, habile à remplacer, dans le harnais, une pièce de cuir par une ficelle, et qui m'a remercié du pourboire. O Corse, tu es encore jeune, et je t'aime pour cette jeunesse!
Trois jours de voyage, et trois paysages bien différents: la côte orientale, le nez du cap, la côte de l'ouest.
Que de fois j'avais contemplé, sur les cartes, la figure de cette Corse, un ovale qui a une pointe en haut, très longue! Mes cartes ne valaient rien sans doute; le graveur avait cessé trop tôt de tracer ce point d'épine qui signifie: montagne; je m'imaginais que le bec de l'île était assez plat, qu'il ressemblait à l'épée de ce gros poisson qu'on nomme scie. Erreur complète! Le cap est une chaîne de montagnes, sans brisure, qui barre la mer sur une soixantaine de kilomètres. Mais la ligne des sommets demeure constamment éloignée de la rive orientale. De ce côté, l'inclinaison des terres est faible, les arêtes rocheuses sont peu élevées, les plages nombreuses; les petites vallées étroites se succèdent, désertes et incultes le plus souvent, avec un torrent au milieu, qui fait du bruit, des arbousiers penchés dessus, et une crique à l'embouchure, où les romarins fleurissent dans la pierraille, et pendent sur la mer en paquets de laine violette. La route suit le rivage. De loin en loin, un groupe de maisons de pêcheurs, une auberge, une chapelle, un bureau de poste; c'est le port de quelque gros village caché dans la montagne: Lavasina; Erbalunga, bâtie sur une presqu'île, les vieilles façades plongeant dans l'eau; Santa-Severa, qui est la marine de Luri, et dont les murs sont peints en bleu, en jaune, en rose sous la braise des tuiles; Macina, marine de Rogliano. Si vous allez jamais en Corse, si vous projetez surtout d'y passer une saison, retenez ce nom de Rogliano. Je l'écris à regret, parce que les beaux sites ne gagnent pas, d'habitude, à être connus; mais la vérité est plus forte. Elle m'oblige à dire que je n'ai pas vu, en Corse, de nid mieux fait pour le repos, de lieu de vacances plus souhaitable que ce Rogliano, trois villages bâtis sur trois éperons de montagne, au-dessus d'une conque verte, immense, toute en forêt et qui s'ouvre au loin sur la mer. Comment le maquis de Rogliano a-t-il échappé aux gardeurs de chèvres? je l'ignore, mais il est admirable, intact, épais, et le parfum de ses écorces et de ses fleurs souffle autour des maisons, qui sont blanches, et souvent belles. On a l'impression, en traversant les rues, en voyant les enfants qui jouent et les femmes qui lavent sous les grands oliviers, que la population est accueillante, riche et d'esprit vif.
—Ne vous étonnez pas, me dit quelqu'un. Les Capcorsiens sont des marins, des colonisateurs, des hommes qui courent le monde. Dans tous les villages vous remarquerez, comme ici, des maisons bien construites, des villas entourées de jardins et de vergers, et aussi des tombeaux élevés à grands frais au bord des routes. Si vous demandez: «A qui appartient ce domaine-ci? Et celui-là?» on vous répondra: «A Un Tel, un Américain.» Entendez par là un Corse qui a fait fortune dans l'Amérique du Sud, et qui est revenu ensuite se fixer au pays natal. Nos compatriotes sont extrêmement nombreux au Vénézuéla, où l'on trouve des villes, comme Carupano, uniquement habitées par des Corses, planteurs et marchands de café. Vous n'ignorez pas non plus que trente mille Corses vivent à Marseille. Je gagerais qu'une moitié d'entre eux est originaire du Cap.
L'enchantement de Rogliano dure jusqu'au point où nous franchissons les bords de l'immense coupe verte. Aussitôt après, tout change, les lignes, les couleurs, la température, l'odeur du vent. Nous sommes en plein nord. La mer est souveraine. Elle a déraciné, desséché, anémié le maquis; ailleurs elle l'empêche de naître; elle envoie son terrible mistral, le marino, fouiller les roches et les forer; les pierres sont usées, l'herbe manque sur de larges espaces où il suffirait d'un écran pour qu'elle poussât drue. Plusieurs de front, d'un même mouvement, des promontoires s'abaissent vers la mer, et terminent l'île de Corse. Au delà, séparé par un détroit toujours agité, il n'y a plus qu'un îlot, qui porte le phare et qui se nomme la Giraglia.
Le retour par la côte de l'ouest est la plus belle partie de l'excursion. Nous avons traversé, pour venir, les petits ports de la côte orientale. Maintenant nous suivons une route de corniche, tournante, audacieusement taillée dans le flanc des montagnes, à une hauteur qui varie entre cent et trois cent soixante mètres au-dessus de la mer. L'ampleur de l'horizon, l'éclat du moindre flot et de la moindre pierre des golfes qu'on domine, la très belle lumière qui court sous les branches et la très belle herbe qu'elle rencontre, le merveilleux village de Nonza, bâti sur une pyramide presque détachée de la côte, les bois, les cultures, cent raisons de cette sorte me font regretter non pas que Concarneau ait une colonie de peintres, mais que la Corse n'en ait pas une. Oui, les cultures, malgré la pente terrible, malgré le soleil, au milieu de ces masses de roches: les habitants ont fait des prodiges; partout où il a été possible d'établir, de suspendre des jardins aux flancs des falaises, ils ont taillé le rocher ou élargi les minces plates-formes naturelles, creusé des escaliers qui vont d'étage en étage, apporté de la terre, contenu le précieux humus à l'aide de petits murs, et enfin, dans ces cuves surchauffées, ils ont planté des cédratiers. La plupart des gros cédrats qui nous viennent par Marseille ont mûri sur le territoire fortement incliné de Morsiglia, de Pino ou de Nonza.
Dans un de ces villages, où je passe la nuit, un jeune homme, à la porte de l'auberge, chantonne un air triste. Je lui demande de chanter tout haut pour moi. «C'est, me dit-il en riant, la complainte de Tramoni, le célèbre bandit Sartenais. Mais je puis dire, si vous le préférez, la Berceuse, qui est aussi de Sartène, ou la Pipe, que m'a apprise Napoléo.—Non, je préfère le bandit.» Il se met à chanter, d'une voix qui n'est pas sauvage, et je note, pour les traduire, les derniers couplets:
«Je suis Tramoni, bandit pour mon malheur;... les gendarmes et mes ennemis sont conjurés pour me perdre, et chaque jour, pour moi, la tombe est ouverte.
»O mère chérie, pleure ton fils abandonné et seul en ce monde; ils lui ont interdit Sartène, et la vallée d'Ortolu, quand je l'aperçois de loin, me semble un monde nouveau.
»Je porte cent cartouches dans ma giberne, prêt à faire feu, à moins que le cœur ne me défaille; quant à me constituer prisonnier, jamais je ne le ferai; celui qui doit me tuer devra tirer à couvert.
»Si son abri n'est pas parfaitement sûr, si j'ai devant moi une figure d'homme, je veux lui rendre son coup de feu; n'est-ce pas la loi de nature? La mire de mon fusil, je la distingue bien, même par la nuit noire.»
Ce Napoléo, qui chante, avec un succès non épuisé, la chanson qu'il a composée sur la Pipe, est un des trois chanteurs ambulants les plus connus de la Corse. Il est jeune encore; on lui donne un sou pour sa peine; il voyage seul; ses deux émules, Stra et Magiotti, font souvent route ensemble, et s'accompagnent avec la guitare.
Je ne crois pas que cette poésie populaire soit bien riche. Les voceri ne sont pas complètement tombés en désuétude, et, dans les cantons reculés, surtout dans le sud, vers Sartène et Bonifacio, on peut entendre encore ces improvisations criées par des pleureuses professionnelles. Mais, si vous errez dans les villages, si vous savez revenir, c'est-à-dire si vous laissez aux bonnes chances le temps de naître, vous entendrez des paysans chanter en parties dans un café ou dans une grange. C'est une merveille.
J'ai entendu, dans une rue de Saint-Florent, un de ces concerts improvisés, ces voix contenues, chaudes, justes, qui reprennent une mélopée qu'invente le chef de chœur. Je vous souhaite la même fortune. Et d'ailleurs, même sans musique, Saint-Florent, par où se termine l'excursion du Cap, vaut mieux qu'un court passage. J'en dirai peu de choses, pour ne pas me répéter.
La petite ville est bâtie au fond d'un golfe, à la pointe de l'angle droit que forme le Cap avec les terres montueuses de l'île qui s'élargit, entre le chef et l'épaule. Sa plage reflète toute une file de vieilles maisons, qui vont dans la mer aussi loin qu'on peut y bâtir, douanes anciennes, j'imagine, logis de capitaines ou d'armateurs qui voulaient être les premiers à saluer les tartanes de Gênes ou de Marseille entrant à toutes voiles, poussées par le vent du nord. Les rues ont de l'imprévu, des détroits, des clairières, des ombres découpées, un air de famille noble, un peu gênée maintenant, mais qui se souvient. Je les ai visitées avec un homme intelligent, observateur, ancien maire du pays, qu'il connaît en administrateur, et qu'il aime en artiste. Il m'a conté l'histoire de sa ville, et le projet du grand Empereur qui voulut, un moment, établir là un port de guerre. M'ayant parlé du rêve, il me montra le port de la réalité, un lac enveloppé de prairies, de platanes, de tamaris, et que fréquentent des bandes de canards. Il me mena, à six cents mètres de la mer, sur la colline où s'élevait la cité primitive, dont il reste la cathédrale et quelques pans de murailles incrustés dans les façades de granges ou de porcheries. Et je vis, en même temps, la campagne montante, les blés, les prairies, les jachères toutes blanches d'asphodèles et les bois d'oliviers étagés en demi-cercle, par où j'allais gagner le défilé de Lancone et retrouver Bastia.
IV
LA CORSE EN AUTOMNE DE BASTIA A CALACUCCIA. LA FORÊT D'AÏTONE
J'ai voulu voir ce que j'ignorais encore de cette Corse haute et sauvage. Revenant de Rome, dans les derniers jours d'octobre, je m'arrêtais à Livourne, et m'embarquais vers minuit. La distance est courte, de Livourne à Bastia. Certains bateaux la franchissent en quatre heures. Le nôtre mit un peu plus de temps. Au petit jour, nous étions devant la ville, qui est blanche et jaune d'habitude, et chaude aux yeux. Mais elle n'avait pas ses couleurs de joie, et les maisons de campagne, si nombreuses parmi les oliviers, sur les lacets qui montent vers le col de Taghime, disparaissaient presque dans la poussière. Je crois que toute la poussière des rues et des chemins, toute celle que le vent, au long de l'été, avait déposée sur les feuilles, toute la cendre des feux de pâtres volaient en tourbillons. Le libeccio soufflait furieusement. Un nuage épais, couleur d'aubergine, s'avançait en arc au-dessus des montagnes. Et la mer aussi était violette à perte de vue, sauf autour des éperons de la côte, tout éclatants d'écume.
A deux heures de l'après-midi, je quittais la ville, dans l'automobile de MM. Vincent et Joseph G., une Fiat puissante et souple, bâtie pour ces difficiles excursions de montagnes, et conduite par un chauffeur corse. La nationalité du chauffeur n'est pas ici indifférente. Il ne doit pas seulement avoir la main très sûre, de l'endurance, du sang-froid, le sentiment nuancé de toutes les pentes imaginables, une indifférence parfaite devant les beautés de la route: il est nécessaire qu'il connaisse la langue et le geste du pays, et l'effroi qui précède sur les chemins la machine roulante.
Nous voulons, avant la nuit qui vient vite en cette saison, atteindre la haute vallée du Niolo. L'automobiliste a rarement l'occasion de «faire de la vitesse» dans l'île. Une des seules routes qui permettent les grandes allures, c'est celle que nous suivons d'abord, la route orientale, qui va de Bastia à Bonifacio. Les montagnes se lèvent à droite. A gauche s'étendent, très plates, des terres où les hommes ne peuvent dormir pendant cinq mois de l'année. Elles sont fertiles, tout l'annonce, la couleur des mottes, la santé des jeunes arbres, l'herbe drue: mais l'ennemi terrible les parcourt, le moucheron porte-fièvre qui sort, par milliards, de l'étang de Biguglia, des mares où s'enlise et s'endort le dernier filet d'eau des torrents. Nous passons près d'un groupe de maisons. Il y a une cheminée d'usine. C'est toujours laid. Mais ici, à quelle œuvre de mort elle travaille! Elle n'abîme pas seulement le paysage où nous courons: elle dévaste une contrée. Autour d'elle, dans des chantiers immenses, sur les bords de la route, et plus loin, le long de la voie ferrée, des stères de bois blond sont alignés. Toute une forêt est abattue au pied de cette machine. Nous rencontrons des charrettes qui descendent, chargées du même bois, que j'ai déjà reconnu, à sa couleur, à son écorce, à ses fibres tordues et nouées fréquemment. Je me penche vers mon compagnon de voyage, l'un des propriétaires de l'automobile, qui a bien voulu m'accompagner.
—C'est une usine d'acide gallique, me dit-il.
—Établie par des Corses?
—Non, par des Allemands. Vous pourriez voir une seconde usine au bord de la mer, à Folelli, et une autre à Barchetta, celles-ci françaises.
—Allemandes ou Françaises, quelles terribles ennemies de vos châtaigneraies! Combien d'arbres ont-elles déjà réduits en bonbonnes d'acide? Elles devraient vous payer l'ombre et la beauté qu'elles détruisent. Je les déteste.
Nous allions vite heureusement, et des images nouvelles passaient, comme autant de jours, sur l'ennui d'un moment. Nous avions quitté la mer et la plaine orientale, nous traversions les terres dans la direction du sud-ouest, en suivant le cours du Golo. Le torrent n'a pas ce qu'on peut appeler un lit: il descend un escalier; il rencontre, çà et là, de petits paliers où il s'étale, et vire autour des pierres en tourbillons limpides. On surprend alors son regard, qui est vert et fugace. D'où vient le vert de ses eaux? Les prés sont rares sur les bords, et les arbres ne se penchent guère au-dessus. Les forêts ne drapent que des pentes éloignées, négligeables, de ces deux chaînes de montagnes qui ont le torrent pour ornière et qui, à mesure que nous avançons, deviennent plus escarpées, se hérissent d'aiguilles, d'éperons, de blocs mal affermis dans la roche friable. Bientôt, les montagnes se rapprochent, et, pendant quinze kilomètres, nous voyageons dans un des ravins les plus désolés du monde, dans le bruit, dans la poussière d'eau glacée qui ne fait pas vivre un brin d'herbe, mais qui retombe en coulures de vernis sur les parois de la pierre. C'est la Scala di Santa Regina. A peine si nous croisons deux ou trois charrettes chargées de mobilier et titubantes sur l'étroite route. Les mulets de flèche s'épouvantent, font volte-face et manquent de précipiter dans le Golo le chargement et les hommes qui sont couchés au sommet, sur un matelas. Il faut trouver un port de garage, arrêter le moteur, apaiser les bêtes qui sont à moitié folles, et les voyageurs qui le sont tout à fait. La tragédie ne dure pas. Dès que les deux voitures ont repris la bonne place, au milieu de la route, et qu'elles se tournent le dos, les colères tombent. On nous fait, de la main,—de cette main quelquefois si prompte,—un signe d'amitié, on nous donne une permission de continuer. Un détour nous ramène à la solitude. J'ai remarqué, pendant la halte et la pantomime, que les hommes ont des costumes de velours et qu'ils portent la barbe longue. Nous sommes au centre de l'île, nous allons arriver dans la plus haute de ses vallées. Après quelques rudes montées, le ravin s'élargit, les deux murailles de pierre s'ouvrent comme les branches d'un éventail, et se raccordent avec les montagnes qui enveloppent la plaine, une plaine longue, aux belles pentes, où le vert des prairies a reparu. Mais la couleur dominante n'est point celle de l'herbe. Le libeccio continue de souffler; le soleil se couche parmi des nuages désordonnés, espacés et fuyants; toutes les ombres sont violettes. Elles tombent des sommets; elles seront de la nuit tout à l'heure; elles couvrent la vallée de leur pourpre assombrie et vivante, les labours, les prés, les taillis, les maisons où nous allons entrer. Et dominant tout, en pleine lumière, ardente comme le chaton de cette bague allongée, brille la neige du mont Cinto.
Nous sommes à Calacuccia, chef-lieu du Niolo. Il y a là, dans ce village si haut perché, une auberge blanche, aux murs ripolinés, et qui a fait tous ses efforts pour mériter l'approbation du Touring-Club. Il est doux de finir près du feu une journée passée dans le vent. Nous dînons dans la lueur des bûches flambantes. Les truites qu'on nous sert amènent deux ou trois Niolins, qui dînent à la même table, à faire une de ces classifications savoureuses que l'expérience seule peut oser, elle, plus sûre que les livres. J'apprends que, pour un amateur, les truites se divisent en trois espèces, selon le cru: truites d'en bas, truites d'en haut et truites de l'affluent. Je me défierais de cette dernière, d'après le ton du narrateur, qui prononce affluent comme il dirait province. Mais la truite d'en haut, celle qui vit dans l'écume des premières cascades! N'allez pas croire que les fines gaules du bourg fassent venir de Saint-Étienne,—rappelez-vous les gros catalogues des manufactures d'armes,—les mouches artificielles qu'il faut lancer à la surface des miroirs d'eau, près des roches creuses! Non pas! Les pêcheurs «font leurs mouches», et la raison m'en paraît concluante. «Est-ce que vous croyez, monsieur, que là-bas, dans le département de la Loire, ils connaissent la couleur de la mouche du Niolo, de celle de septembre, par exemple, qui est grise? Allons donc! Le poisson est madré par ici, il lui faut sa mouche de saison; si on le trompe seulement d'une nuance ou d'une aile, il ne fera pas plus attention à l'appât qu'à un livre de lecture tombé dans le torrent.» J'apprends aussi que Calacuccia reçoit chaque année quelques bandes de chasseurs qui vont chasser le mouflon sur les plus hautes pentes du mont Cinto. Les Anglais n'y manquent guère. L'an dernier, pour la première fois, vers la fin d'avril, on a vu arriver une caravane d'Allemands, armés de carabines, et coiffés de ce chapeau tyrolien, vert de mousse, au bord duquel tremble une plume qui fait la roue. La causerie se prolonge. Je demande quelques détails sur les Niolins: «Sont-ils travailleurs? Que produisent ces terres penchées? Ont-ils le goût des longs voyages, comme les capcorsiens qui font fortune aux Amériques?» On nous sert une bouteille de vin, de vin du Niolo, m'assure-t-on. Et je refuse de croire que des grappes de raisin aient mûri à huit cent cinquante mètres d'altitude; qu'elles aient donné, même en Corse, une liqueur qui brunit la bouteille et la double comme d'une reliure en veau plein. Mais je goûte, et je ne doute plus. Ce frontignan de Calacuccia n'est qu'une piquette colorée. J'en redemande en riant, pour être sûr. Il fait penser à tant de livres!
Le lendemain matin, de bonne heure, nous remontons la vallée. Le temps s'est embelli. Je vois que les forêts vont venir, car les fougères couvrent déjà les pentes. Nous traversons une châtaigneraie. Un homme passe; il marche d'un air dégagé; il a le fusil à la bretelle; il ressemble à une illustration de Matteo Falcone: mais c'est nous qui l'arrêtons, sur ma demande, et avec toutes les marques de déférence que conseille le désert. Je ne puis pas dire que nous le faisons sourire, ni qu'il atténue pour nous l'importance de son air: mais il répond. Je lui montre les milliers de châtaignes qui gisent au pied des arbres, bogues ouvertes, bogues fermées, une richesse.
—Pourquoi ne les ramasse-t-on pas?
Il lève les épaules.
—Que voulez-vous? ici on préfère à la culture les postes du gouvernement... c'est une idée.
—Mais vous n'avez pas même à cultiver: la récolte est par terre, vous n'avez qu'à la lever.
—Je sais bien; les femmes pourraient la faire. Une femme, dans sa journée, peut cueillir six doubles d'olives,—je vous parle d'olives parce que je suis des pays d'en bas,—elle a droit à un tiers, et cela lui fait cinq francs, à peu près. Mais on ne trouve pas toujours des cueilleuses. Elles disent: «Que le propriétaire donne la moitié, ou je ne travaille pas!» Le propriétaire dit: «J'aime mieux vendre mon arbre; l'impôt, les mauvaises années, la rapine, ne me laissent pas la plus petite rente.» Quand vous voyez tant de beau bois sain aux portes des usines, ne cherchez pas la cause: la voilà.
L'homme s'en va vers Calacuccia. Nous repartons. Je pense au marchand de marrons qui a établi son fourneau près de chez moi, à Paris. «O Joseph! fils authentique des Arvernes, et de qui la moindre parole atteste l'origine, commerçant très rusé qui avez une figure de tout repos, ne m'avez-vous pas dit, et répété, que, cette année, le marron était hors de prix? Et il se donne ici, Joseph, il se perd, il roule aux torrents! Associez-vous avec des collègues, frétez une tartane de Marseille, et venez en Corse, faire la récolte que des ingrats laissent périr!»
La solitude nous a repris. Sur la route qui est maintenant couverte d'aiguilles sèches, l'automobile monte sans bruit. Nous entendons le vent chanter dans les pins. Les deux bords du chemin sont garnis. Ce sont des pins Laricio, de l'espèce élancée, peu chargée de feuillage, peu barbue, toute à l'essor de sa pointe, et dont le tronc peut atteindre plus de trente mètres sous branche. Dans leur ombre et dans leur soleil, dans le parfum de leur résine, nous gravissons en lacets des pentes toujours égales. Les précipices ont une couleur d'océan vert, avec des reflets d'argent, qui galopent et qui plongent, quand le vent retrousse les aiguilles. Il fait froid. Nous apercevons, près des nuages, une épaule de montagne dénudée, où les tempêtes d'hiver et les coups des orages d'été n'ont laissé que des troncs d'arbres fendus. Nous l'atteignons. Nous sommes au col de Vergio, à 1.450 mètres d'altitude. Nous allons voir de l'autre côté. Oh! de l'autre côté, comme c'est beau! La forêt recommence, et elle descend, et elle remplit le paysage, mais elle va si loin, si loin, qu'elle apparaît toute bleue, entre six gros hêtres, les plus haut perchés, tout dorés par l'automne. Portes resplendissantes de la forêt d'Aïtone, j'ai deviné que nous entrions par vous dans un monde nouveau. La voiture coule sous les futaies. Des bouquets de hêtres se mêlent aux laricios. L'air s'attiédit. Quelque chose d'heureux sort de toute la campagne. Elle est déserte encore et ne semble plus sauvage. Nous traversons un village clair, Evisa, et je l'entends qui dit: «Restez! Pourquoi si vite? Quelles heures de flânerie je vous aurais données sur mes pentes au midi!» Nous sommes déjà loin, très bas, dans une crevasse de roches rouges.
—La Spelunca, me dit mon compagnon.
Sur ces murailles rapprochées, le soleil, par endroits, glisse en tentures de pourpre. La pente diminue, le torrent s'étale, et, tout à coup, la grande lumière nous est rendue, avec sa joie. Devant nous, l'embouchure boueuse et herbeuse du torrent, une ligne lointaine d'eucalyptus géants, une colline de pierre rouge, bien au milieu, coiffée d'une tour de guet, et, de chaque côté, à travers les feuillages, le regard vivant de la mer.
C'est le fond du golfe de Porto. Nous sommes tout près des célèbres calanques de Plana.
V
LE GOLFE DE PORTO—LES CALANQUES DE PIANA—CARGÈSE
La route qui longe à gauche le golfe de Porto, et qui s'élève à de grandes hauteurs, sans jamais couronner la montagne, est une route de joie pour les yeux. Ce golfe toujours présent, très bleu, désert et bordé de roches de porphyre, c'est la première merveille, et celle qu'on est venu voir. Elle éblouit. Calé entre des couvertures et des coussins, réchauffé par le soleil, louant les vertus de l'automobile qui fait l'ascension sans secousse et sans bruit, je regarde, avec une surprise qui dure, chaque détail de ce paysage épanoui, cette ceinture de pourpre vineuse au ras de la mer très calme, les ondulations qui viennent du large, et qui sont l'unique mouvement dans l'étendue, je regarde les eucalyptus à l'embouchure du torrent, loin déjà derrière nous, et la colline rocheuse qui pointe au milieu, et la tour de guet, qui paraît grosse comme un pois. Comme je vais regretter tout ce lointain! Et cependant, près de nous, quelle autre magnificence! Ce n'est que le maquis: mais il couvre les deux pentes de la route, celle qui tombe jusqu'au golfe, celle qui remonte jusqu'aux sommets de la montagne. Il est d'une épaisseur telle que le vent, qui le rebrousse, n'y creuse pas une caverne. Nulle part on ne devine la branche brune et tordue des arbustes. Les têtes seules luttent pour la lumière et pour l'espace, fleuries, luisantes ou sombres, l'une touchant l'autre, cimes des arbousiers, panaches des buis, des romarins ou des bruyères, que dominent des chênes verts espacés, bien ronds, bien drus dans le soleil et l'air libre. Les arbousiers surtout sont à l'heure magnifique. Ils portent leur grand pavois d'octobre, leurs grappes de baies et de fleurs mêlées. Et sur la route, où personne n'a passé avant nous, le vent a jeté, et le vent fait rouler des millions de ces clochettes pâles, et de ces fruits, rouges ou jaunes, qui ressemblent à des lanternes japonaises.
Nous sommes bien à cinq cents mètres au-dessus du golfe de Porto. L'odeur fraîche et puissante de la mer et des bois nous enveloppe. Le chemin va tourner et prendre le cap en travers.
—Voyez la Tête-de-chien! dit mon compagnon.
—Où donc?
—A droite, en avant, c'est l'entrée des Calanques.
Une roche, nette sur le bleu du ciel, imite, en effet, de façon surprenante, une tête de chien grognon baissant l'oreille et défendant le défilé. Nous voici dans un paysage de falaises et d'aiguilles. La route se plie et passe entre ces blocs aigus qui la dominent de haut. Ils sont faits de lamelles verticales, soulevées aux temps anciens de la terre, et depuis lors écrêtés, forés, rongés, aiguisés, taillés à facettes vives par le vent, par la pluie et la foudre. Ils sont couleur de vieux rayons de cire, avec de grandes coulures orangées, qui tombent droit, égales jusqu'à la base. Je voudrais les voir plus rouges. J'aurais plaisir à jeter ici ce beau mot de pourpre, dont peuvent les enrichir sans doute ceux qui les aperçoivent du large. Non, cette pierraille audacieuse, pyramides, dolmens, obélisques, ces groins d'animaux, ces demi-tours éventrées qui se lèvent aux deux bords de la route, sont bruns seulement, d'une belle violence de ton, mais bruns. Nous allons à pied, amusés, étonnés, nous demandant si c'est là toute la richesse de ce passage célèbre. Un kilomètre de chemin environ, des détours, des niches creusées dans la roche, tout en haut, et où je cherche une statue de saint, et qui sont vides comme tant de cœurs; puis nous franchissons un contrefort dentelé qui coupe en deux le paysage, et je m'approche du parapet. L'abîme est magnifique. Du fond d'un gouffre, des falaises s'élèvent, laissant entre elles une étroite vallée, comme le lit d'un torrent desséché. Elles montent à pic, elles dessinent des enceintes, des bastions, des citadelles, deux châteaux forts en ruines plus grands qu'aucun de ceux qui furent bâtis de main d'homme, et dont la moindre pierre est d'un rouge foncé: c'est enfin la couleur dont je rêvais, celle du vieux bois de cerisier. Des éperons de roches éboulées encadrent le paysage. Quelques buissons de maquis, perdus dans ces éboulis, ont l'air de touffes de mousse. Nous voyons cela de très haut. Le vent du gouffre est ardent et mêlé de poussière, et l'étendue si vaste, au-dessous de nous, qu'ayant entendu les sonnailles d'un troupeau, je cherche inutilement, pendant plusieurs minutes, les chèvres et le chevrier du désert de porphyre.
Nous sortons des calanques, mais si la pierre change de couleur et de lignes, elle reste maîtresse du paysage nouveau, très large, onduleux et stérile. Elle affleure souvent au creux des collines, parmi les traînées d'herbes que nourrissent des sources muettes. Elle ne porte point assez de terre pour que les grands arbres vivent, et le froment qu'elle chauffe en dessous doit périr de sécheresse. Elle a des tavelures blanches et brunes, comme le ventre des cailles. C'est une pauvre roche. Mais il y a, dans la création, des arbustes, des buissons et des herbes de misère, des racines qui ne boivent que par hasard, des tiges qui vivent avec un air mourant, des fleurs, des fruits qui naissent d'un peu de poussière et de beaucoup de soleil. Ils sont là, ternis et parfumés par le long été. On voit, sur la croupe, sur les flancs des collines, des figuiers de Barbarie, plantés autour d'une petite vigne, des oliviers, des amandiers trapus, et des franges, et des houppes de graminées, et de maigres broussailles, qui sentent la lavande et le géranium. A droite, au loin, vers l'occident, la mer est admirablement bleue, autour des éperons blancs qui l'entament.
Nous pourrions nous croire sur les côtes de la Grèce ou de quelqu'une des îles de l'Archipel. Et il est vraisemblable que cette parenté des paysages fut une des raisons qui amenèrent, en cette région de la Corse, une colonie hellène.
Voici la petite ville, là-bas, au bord de la mer. Deux églises la dominent, plantées sur deux tertres affrontés, à peu de distance de la plage. Toutes les deux sont catholiques, mais l'une du rite latin, et l'autre du rite grec. Elles s'entendent chanter les mêmes louanges, au même Dieu, sur des tons différents. Elles voient officier des prêtres dont les vêtements ne sont point pareils, mais qui professent la même foi et donnent l'exemple de la variété dans l'unité. La meilleure preuve, c'est que, dix minutes après notre arrivée à Cargèse, nous visitons les deux églises, accompagnés par le curé latin et par le curé grec. Les groupes d'hommes sont toujours nombreux, dans les petites cités méridionales, fidèles à l'agora et au forum. Nous interrogeons. Le don de repartie est commun parmi les Corses. Et les fragments d'histoire, peu à peu, se rejoignent et font un tout.
Ce Cargèse a onze cents habitants, dont trois cents environ d'origine grecque et de rite grec. Une dizaine de familles comprennent encore la langue maternelle, non d'Homère ou d'Aristophane, mais de Botzaris et de M. Papadiamantopoulos. Je m'approche d'un notable,—je le juge tel à sa gravité,—qui parle d'une voix mesurée, dans un groupe d'amis, et dont la barbe remue au vent de la mer et des mots.
—D'où êtes-vous venus, anciennement?
Sans s'émouvoir en apparence, ni hausser le ton:
—Nous sommes Spartiates, dit-il.
—Et en quelle année quittiez-vous la Grèce?
—Monsieur, nos parents nous ont raconté que ce fut en 1676.
L'œil seul exprimait, luisant à l'angle de la paupière, la parfaite conscience qu'on était noble et d'une race célèbre avant même la latine.
Ces Grecs sont venus de Sparte ou d'ailleurs, en faisant un détour. L'histoire va-t-elle jamais droit? Ils étaient huit cents. Ils fuyaient les Turcs, dont le voisinage fut toujours rude. Sur deux navires, dont l'un s'appelait le Saint-Sauveur et portait l'évêque Parthénios Calcandy, ils firent le voyage que tant de leurs ancêtres, tant de rhéteurs, de poètes, de marchands et tant de statues de marbre ou de bronze avaient fait avant eux. Ils vinrent vers l'occident latin, contournèrent l'Italie, et abordèrent en Corse, où ils s'établirent d'abord à Paomia. Ils y vécurent à peu près heureux pendant cinquante ans, puis des querelles de race, leur refus de se révolter contre les Génois, les obligèrent à quitter Paomia pour Ajaccio. Ils se trouvaient là lorsque l'île fut cédée à la France et M. de Marbeuf nommé gouverneur. M. de Marbeuf s'intéressa à la colonie. Avec les délégués de la nation, j'en suis convaincu, il chercha un territoire où les enfants émigrés de Lacédémone connussent enfin le repos. Je l'entends leur dire: «Choisissons une contrée peu habitée, qui vous rappellera la patrie, son sol pauvre et pierreux, mais où le laurier peut vivre et l'amandier aussi, son ciel lumineux, sa mer tout de suite bleue et profonde.» Ce fut Cargèse.
L'église grecque a de vieux bois peints, que mes guides d'un moment me montrent avec amour, en répétant: «Ceci a été apporté par nos ancêtres»; un saint Jean-Chrysostome, un saint Basile, un saint Grégoire-de-Nazianze, une Vierge entourée de saint Spiridion et de saint Nicolas, un saint Jean-Baptiste qui a deux ailes comme un ange... Je ne regarde pas sans émotion ces images transplantées et ces hommes qui n'ont pas tout à fait cessé de regretter Sparte.
Le soir, nous sommes à Ajaccio. Je revois la place du Diamant, et les groupes nombreux des buveurs d'air, et le golfe qui est tout transparent, comme si la nacre de ses coquillages l'éclairait en dessous. Nous devons, demain matin, partir pour le sud de l'île, pour Sartène et Bonifacio.
VI
D'AJACCIO A SARTÈNE—LA POINTE DE SILEX—L'ARRIVÉE A BONIFACIO
La route d'Ajaccio à Sartène, après les vergers qui enveloppent la ville, est tout maquis et tout parfum. Elle n'atteint pas de grandes hauteurs. On franchit seulement, sans s'élever à plus de sept ou huit cents mètres, une suite de contreforts, orientés du nord-est au sud-ouest, et qui tombent dans la mer. La carte n'indique presque aucune forêt. Je crois qu'il existe des villages, et que nous en avons traversé un petit nombre. J'ai encore, dans la mémoire des yeux, et si nette que je la dessinerais, l'image d'une auberge borgne, au sommet d'un mamelon sans un arbre, sans un sentier apparent, et d'une jeune femme, debout sur le seuil, qui faisait de la main le geste d'un oiseau qui s'envole et qui plane: «Bon voyage! Comme vous allez vite! Êtes-vous drôle!» tandis que l'homme, assis près d'elle, son fusil posé en travers, sur les genoux, crachait à terre par deux fois, pour montrer son dédain. Je me souviens que nous avons croisé quelques charrettes étroites, chargées de châtaignes. Mon compagnon me promettait de me donner la recette du castagnaccio qui est une galette, et des fritelle, qui sont des beignets de farine de marrons. Le paysan nous laissait passer, sans interrompre sa méditation sombre, et mettait son orgueil à ne pas lever les paupières. Mais, le plus souvent, nous montions et descendions des pentes désertes. Je vous souhaite de voir ces vallées incultes, où les lignes du sol n'étant jamais rompues, ni par une maison, ni par un arbre, on connaît d'un regard tout le relief de la terre. C'est une harmonie qui étonne nos yeux déshabitués. Vallées infiniment précieuses, qui ont l'air de n'être à personne. La plus belle, je crois, est celle qu'on découvre du haut du col de Saint-Georges. Elle est profonde, elle est si vaste que les montagnes qui font cercle autour d'elle finissent par être bleues, mais sa couleur dominante, elle la tient du buis et de l'arbousier, feuilles qui se marient bien, feuilles d'un vert marin, qui ont un or secret que n'a jamais le laurier, et qui servent comme lui de raquette au soleil. Joie de regarder l'ample coupe où l'homme n'a rien bâti, rien taillé ni ruiné, joie de suivre jusqu'à l'horizon ces longs reflets en écharpes, et pareils à ceux des fourrures, et que ne vient pas briser, comme dans les forêts vues de haut, le moutonnement des cimes inégales? Le maquis est un souple vêtement... Ah! que font-ils? Je ne les avais pas aperçus d'abord. C'est la fumée qui les a trahis. Maintenant, c'est la flamme. Ils sont là, deux hommes, à la lisière d'un bosquet merveilleux d'arbousiers et d'yeuses, à cent mètres au-dessous de la route. L'un deux courbe les branches, les casse, les jette sur le brasier que l'autre attise avec un pieu. Déjà le feu a pris. Il s'oriente. Les grandes chenilles rouges courent sur le sol, grimpent au tronc des arbustes, saisissent la tête encore verte qui flambe d'un seul coup, et qui retombe en étincelles. Ce soir, combien d'hectares de maquis seront consumés? L'incendie ne va-t-il pas gagner toute la vallée? Qu'importe à ces bergers, s'ils détruisent le bien communal ou celui de leur voisin? Dans trois mois, quand la cendre aura pénétré la terre, les chèvres trouveront des brins d'herbe frais, entre les racines calcinées du maquis.
Nous arrivons à Olmetto, village qui fut réputé, jadis, pour ses bandits. Depuis que les bandits ont disparu, il passe simplement pour un chef-lieu où les passions politiques sont violentes, et les mœurs électorales sans aménité. Heureusement, on ne vote pas ce matin. Des groupes d'électeurs, debout sous les arbres, au bord de la route, méditent quelque trait du passé ou de l'histoire future. Les physionomies sont graves. Nous faisons arrêter la voiture. Les yeux luisants nous regardent tous, et quelques-uns, je suppose, voudraient bien, sur nos visages, lire nos noms, notre itinéraire, et savoir si la poussière de notre automobile appartient à un parti. Mon ami demande, en patois, s'il n'y aurait pas, dans le village, quelque perdreau: Olmeto ne manque pas de fins chasseurs. Aussitôt les yeux s'adoucissent; ils sourient, presque tous. Un bel homme, à barbiche blanche relevée en proue, ancien soldat du temps qu'on l'était tout entier, fait même deux pas vers nous, et parle. Il s'exprime bien, en habitué des cercles qui l'écoutent.
—Non, monsieur, des perdreaux, vous n'en trouverez pas. Et les merles noirs sont bien arrivés, mais nous ne les chassons pas encore. On les a vus dans la montagne, tout là-haut. Un beau passage, paraît-il! A quoi bon courir après eux? Aux premiers froids, ces jolis cœurs vont descendre d'un étage, puis de deux; ils vont descendre jusque dans les olivettes, et alors!...
Le vieux barbichon fit mine d'épauler. Le geste était rapide et sûr. Il mit de la gaieté dans le groupe qui s'approcha. Le moteur tournait à vide: nous causâmes de même, dix bonnes minutes, et j'eus le sentiment, quand nous partîmes, que nous aurions pu faire, à Olmeto, un séjour enchanté; trouver des compagnons pour la chasse aux merles; être admis à nous promener le soir, parmi les causeurs graves et passionnés qui regardent la mer.
Car la mer est toute proche. Oh! la jolie descente! Figurez-vous une pente très raide, orientée en plein midi, et dès le matin ensoleillée, une route en lacet, des oliviers qui poussent là magnifiques, et, entre leurs branches, tout en bas, la longue lumière bleue du golfe de Propriano. Plusieurs goélettes sont à l'ancre. Il n'y a pas une ride autour d'elles. Les feuilles font une broderie d'argent sur le ciel et sur l'eau. J'ai regret de la vitesse. Je voudrais être à cheval, m'arrêter à chaque tournant de la route, et me pénétrer de ce sourire fugitif de la Corse sauvage.
Dès qu'on a franchi la plage, le marais, la rue du petit port, toute cette joie diminue, la mer s'éloigne, la terre âpre et peu vêtue recommence à monter. Le paysage est tout à fait sévère quand on arrive en face de Sartène. La ville est haut perchée, aux deux tiers d'une montagne, et ses maisons de granit, carrées, serrées les unes contre les autres, rappellent les vieilles cités italiennes qui ne vivent point encore de l'étranger. Quelques vergers coupés de murs l'enveloppent en bas. Mais au-dessus d'elle, la croupe de la montagne n'a point de végétation. Ce sont des pentes régulières, mêlées de lande et de pierraille, où sèchent des lessives blanches, où se lèvent des tombeaux en forme de chapelles. Et tout l'immense paysage n'est que de montagnes pareilles, à double et triple rang, désertes semble-t-il, pauvres certainement, et qui donnent à Sartène une importance extrême, un air de ville féodale, dominatrice de campagnes peu sûres, où s'enfoncent des sentiers.
J'aurais voulu séjourner là, étudier cette région où se sont conservées les mœurs les plus anciennes, les caractères les plus rudes et probablement les plus chevaleresques de l'île. Que reste-t-il de ces strictes coutumes qui réglaient si sévèrement la durée des deuils, et écartaient les proches parents du mort, presque entièrement, de la société des vivants? Où sont les dernières pleureuses, et dans quelles bourgades des montagnes, là-bas, peut-on entendre le vocero qui rappelle les traditions les plus lointaines de la Grèce, ou la berceuse qu'improvise une mère: «O ma chère petite, ma Ninnina, quand vous naquîtes, nous vous portâmes au baptême. Le soleil fut le parrain et la lune la marraine. Les étoiles qui étaient au ciel avaient mis leurs colliers d'or...» Quelle est la vie, quel est le roman de ces hommes qui discutent là, sur la place Porta, devant le café des Amis, devant la vieille bâtisse où le mot «mairie» est peint sur le fond vert d'eau, et qui ne sont, en politique, de si grands passionnés, que parce qu'ils sont la passion même, en toute chose? S'il y avait un instrument pour mesurer la passion dans la voix comme il y en a pour peser l'alcool du vin, il frémirait en ce moment et s'affolerait, car un de ces causeurs municipaux, comme s'il s'éveillait d'un songe, vient de crier à son fils et d'un accent tragique, avec d'admirables modulations et trémolos: «Pier Angelo, cours chercher la mule, amène-la sur la place où j'ai encore des affaires à traiter! Va! Va!» Je pense au merveilleux intérêt qu'aurait le roman, difficile à composer, d'une famille de bergers dans la montagne de Sartène, et aux jolies études qu'un romancier pourrait écrire sur la vie de château en Corse. Nous avons fait quelques visites, le long de la route, avant-hier, hier, aujourd'hui. Les châteaux n'étaient que de grands logis, au-dessus des châtaigneraies. Ils n'avaient que de maigres jardins desséchés par le vent. Mais à quoi bon? Les vallons par douzaines, les lambeaux de forêts, les jachères, descendaient tout au tour et formaient le domaine immense de leurs yeux.
Il faut repartir. Je voudrais déjà revenir. Dans une rue, je suis présenté à un homme érudit et très fin, qui aime chacune des pierres de la Corse.
—Vous allez à Bonifacio? me dit-il. Ville étrange et étrangère. Vous serez en pays génois. Rien qu'à la traverser et à l'écouter vivre, on sent qu'elle était très civilisée, quand le reste de la Corse appartenait aux gardeurs de chèvres et de pourceaux. Là, point de vendetta, point de dispute violente, mais la prudence, l'astuce et le coup d'œil de côté. Ils travaillent plus que nous; ils sont plus riches. Mais je les aime moins que les gueux batailleurs et sombres de ma Sartène. Monsieur, je vous souhaite de voir la lumière du matin sur les murs de Bonifacio!
Nous redescendons les pentes des montagnes, et nous courons vers le sud. Mon compagnon de voyage me fait remarquer les plaques de fonte que l'administration des ponts et chaussées place au carrefour des routes. J'avais bien vu, même avant Olmeto, qu'elles étaient percées comme des écumoires, si bien que les noms, les flèches indicatrices, les chiffres, n'existaient plus qu'à l'état fragmentaire. Ici, elles sont réduites au minimum. La hampe est encore droite, au bord du chemin, mais elle ne porte plus qu'un petit filet de fonte, un petit triangle nu, pareil à une girouette. Quelquefois le poteau seul a survécu.
—Ce sont les cibles du pays. Qu'on remplace les plaques: dans un mois vous aurez l'écumoire, et dans deux le petit balai. La passion du tir est générale, et l'adresse est commune.
—Il y paraît.
—Même les femmes savent se servir d'une carabine.
—A preuve, monsieur, dit le chauffeur, qui se détourne et parle pour la première fois depuis Bastia, que la fille du boulanger de X..., l'autre jour, a tué un coq, à balle, au haut d'un mât de cocagne. Et il y avait bien cinquante mètres.
La route s'abaisse graduellement. Elle touche la mer, s'en écarte, revient vers elle, et, de ce côté, nous voyons de hautes roches, forées, sculptées, dont la plus belle, qui se nomme «Le Lion couronné de Roccapina», commande des criques désertes et des ponts inutiles. L'altitude diminue encore. Nous entrons dans la pointe triangulaire de l'île, que j'appelle la pointe de silex, parce qu'elle ressemble aux pierres éclatées des flèches primitives: mêmes nervures inégales, mêmes cuves peu profondes qui se succèdent, mêmes bords déchirés. Pas un arbre sur ce plateau incliné que dore le soleil couchant, pas une maison, pas une ruine, pas une ombre qui souligne un relief. Dans les creux, une herbe courte, et quelques touffes d'un arbuste nain, écrasé, couleur de poussière. Une fille à califourchon sur un cheval, les talons et les mollets nus, la tête couverte d'un mouchoir rose, trotte devant nous. Au passage, nous lui demandons: «Quelle distance, jusqu'à la ville?» Plutôt que de répondre, elle lance son cheval au galop à travers le désert de pierre. On n'aperçoit pas encore Bonifacio. Mais au sud, dans la clarté de la mer, cette longue dentelure mauve, c'est la Sardaigne. Je vois luire faiblement l'arête des falaises et la pente des montagnes. Le terrible détroit n'a pas une ride. De longues traînées lilas, d'autres qui sont d'argent, et qui se déplacent et qui se mêlent, disent seules que les courants font le travail commandé. Bientôt, du sommet d'un petit renflement, nous découvrons, à gauche, à l'extrémité des terres, trois sillons, trois mottes séparées par de profondes cassures, et sur lesquelles se profilent, en lumière plus ardente, des tours, des carrés de murs, et de larges rubans clairs, qui tombent comme des algues et qui doivent être des remparts. Le soleil décline. Nous allons à toute vitesse dans le désert. Un moment le chemin s'enfonce et tourne dans un ravin, plein d'ombre jusqu'au bord, plein d'air humide et d'oliviers géants que les tempêtes ne peuvent atteindre. Nous sortons des demi-ténèbres; nous avançons encore un peu, et tout à coup, nous sommes à l'extrémité d'un fjord d'eau très bleue. Une énorme falaise, toute jaune, se lève à droite, une autre à gauche, plus haute encore, et sur celle-ci, qui nous cache la mer, une ville forte, drapée d'anciennes murailles, et n'ayant plus, dans le soleil, que la crête de ses maisons blanches.
VII
LES QUATRE BEAUTÉS DE LA CORSE
La Corse est une île à laquelle on distribue des épithètes et des places. Ni les unes ni les autres ne peuvent la faire vivre. Et ce sont peut-être les places qui lui profitent le moins, car la provende divise les hommes, elle diminue leur fierté, elle les dissémine à travers le continent. Les non-pourvus, ceux qui n'ont pu être ni douaniers, ni gendarmes, ni buralistes, ni gardiens de prison, ceux encore qui n'ont rien demandé,—il y en a,—habitent quelques petites villes et beaucoup de petits villages. La campagne est à peu près inculte; la moisson ne compte pas: de quoi vivent-ils? C'est leur secret. Je les ai vus cueillir l'olive et la châtaigne; ils restent maigres; ils dépensent en politique un beau goût d'aventure, en querelles locales un courage ombrageux; ils n'aiment au fond que la Corse, que la très pauvre Corse.
Je veux les louer, au moins, pour leur amour. Il n'y a pas que la vie intense: il y a les belles îles. J'ai parcouru la Corse presque tout entière et en tous sens, et j'ai éprouvé vingt fois le sentiment que connaissent bien ceux qui ont voyagé; je me suis dit: «Si j'étais né ici ou là-bas, sur cette terre que je foule, comme je l'aimerais! Comme je la préférerais ardemment! Comme je voudrais y revenir!» J'y suis revenu, moi qui n'ai pas vu ses montagnes et sa mer avec des yeux d'enfant, à l'heure jeune où le paysage qu'on aperçoit de la porte, et celui qu'on découvre par la lucarne du toit, font partie de notre âme, et deviennent comme un frère et comme une sœur. Et j'ai cherché, depuis, la raison de cet attrait puissant, de ce pouvoir de regret qu'elle exerce sur nous. Les guides n'expliquent pas ces choses-là. Ils énumèrent les «curiosités» de l'île, ses défilés de Santa-Regina et de l'Inseca, ses rochers sculptés, ses monuments médiocres, et ils citent des pages admirables, qui furent écrites en l'honneur des calanques de Piana, roches de porphyre battues par la mer bleue. Je crois qu'un homme de goût aurait tort de négliger leurs indications. Il y a plaisir et quelquefois un plaisir vif à voir les singularités du monde. Mais la beauté de la Corse n'est pas dans ces raretés. Elle est faite d'éléments plus communs, elle est presque partout présente. Quand je rappelle à moi toutes ces images qui sont dans le souvenir, obéissantes, et qui accourent, les unes ayant un nom, les autres n'en ayant pas, mais toutes si joyeuses de revivre et si nettes de couleur, elles se rassemblent d'elles-mêmes, par groupes, et laissent voir leur parenté. La Corse est belle, d'une beauté noble et durable, par son maquis, par ses forêts et principalement par celles du centre et du sud, par les deux extrémités de la Tortue, le cap Corse et la pointe de Bonifacio, et par la qualité de la lumière où toute l'île est baignée.
Le maquis c'est la végétation naturelle de la terre inculte, son vêtement souple et parfumé. Napoléon, qu'il faut toujours citer quand on parle de la Corse, disait à Sainte-Hélène: «Tout y est meilleur. Il n'est pas jusqu'à l'odeur du sol même; elle m'eût suffi pour le deviner, les yeux fermés; je ne l'ai retrouvée nulle part.» La phrase exprime une vérité, comme tant d'autres phrases de poète. Rappelez-vous le parfum des buis et des romarins coupés, qui flotte autour du parvis des églises, le dimanche des Rameaux? Là-bas, il emplit les vallées, il se lève tout le jour, toute la nuit et toute l'année sur les pentes des montagnes. Quand il est jeune, c'est-à-dire d'une sève ou de deux, le maquis ressemble à la lande. Il a, comme elle, des clairières par milliers, et de l'herbe, et de l'air entre ses touffes. Le vieux maquis ne ressemble qu'à lui-même. Il est fait de deux éléments et de deux étages, d'arbustes faiseurs d'ombre et de fleurs protégées. La plupart des arbustes ne perdent pas leurs feuilles, et n'ont peur ni du vent, ni du chaud. Ils vivent enchevêtrés, serrés, luttant pour amener chacun, à la lumière, son balai, sa gerbe ou sa tête ronde. Ils se nomment: olivier sauvage, myrte, chêne vert, arbousier, lentisque, bruyère, genévrier, romarin et laurier. En dessous fleurissent, selon les saisons, la jacinthe et les campanules, la sauge, le thym, le cyclamen rose, la lavande, les orchidées, d'innombrables crucifères, qui mêlent le goût de leur miel au parfum résineux et constant des grands végétaux surchauffés. Là encore, les chèvres font quelques sentiers, en broutant à la file et se battant pour passer. Mais, lorsqu'elles n'ont pas, depuis un an ou deux, traversé les fourrés, ils sont d'une seule masse. Tout a des griffes dans le maquis. On peut s'y glisser en se courbant; mais s'en aller debout, la poitrine tendue, comme dans nos bois, faisant plier les branches, il n'y faut pas songer. Des montagnes entières sont vêtues de maquis; il couvrirait la moitié de l'île, et les forêts couvriraient l'autre, si les bergers incendiaires ne le détruisaient, pour que, de sa cendre, il naisse un peu d'herbe. Vu de haut, et par larges nappes, il est doux pour les yeux, plus égal que le taillis, presque autant qu'une moisson d'avoine ou de seigle, et sa verdure foncée, durable et nuancée, se plie jusqu'à l'horizon à tout caprice du sol. Sur les lisières, c'est, en tout temps, une folie de fleurs maîtresses de l'espace. Et quand on entre! Je suis entré plus d'une fois dans le maquis, pour surprendre son silence et sa vie. Il est dix heures du matin. La route en corniche, très haut au-dessus de la mer, tourne, et ses cailloux sont éclatants, comme l'écume que tordent en bas les courants. Le vent siffle aux pointes des épines et des roches. Il n'y a pas une maison en vue, pas un passant. Je grimpe sur la pente très raide, et difficilement, plié en deux, je passe entre deux arbousiers, puis au milieu d'une gerbe de laurier-tin: j'évite des chênes verts, écrasés contre la montagne et dont les racines retiennent vingt pierres d'éboulis, et quand j'ai fait une trentaine de mètres en rampant, je découvre une caverne verte, un tout petit pré incliné, de quoi s'étendre, au-dessus duquel les branches se rejoignent. C'est un enchantement. Une fraîcheur coule sous la voûte du maquis; une brume fine gonfle les mousses et mouille les racines des arbustes, dont toutes les pointes sont chaudes de soleil; il ne tombe sur l'herbe que de menues étoiles de jour; le silence est prodigieux; je n'entends ni la mer, ni le vent, et les hommes sont loin. Aucun repos n'est comparable à celui-là. On est dans la vague d'encens que le vent n'a pas encore touchée et qu'on respire le premier. Les insectes ne chantent pas. J'aperçois un merle noir qui, de perchoir en perchoir, le cou tendu, coule dans l'épaisseur du maquis. Je reste jusqu'à ce que tout mon sang ait bu cette fraîcheur et ce calme. Et je pense qu'au dehors, à deux mètres au-dessus de moi, c'est la lumière ardente, la vie, ce peu de bruit que le vent charrie toujours, même dans les solitudes, une de ces matinées limpides que les bergers de Corse, parfois, appellent d'un si beau nom qui eût ravi Racine: una mattinata latina.
Quelle que soit la saison, allez voir le maquis; celui qui aura rêvé une heure dans le maquis aimera la Corse à tout jamais: allez voir aussi la forêt. Elle est plantée sur un sol de montagnes sans paliers, tout en pentes longues ou brèves, où les belles coupoles elles-mêmes sont rares, et les arêtes innombrables. Presque tous les arbres de la France continentale y ont leurs cantonnements: le hêtre avec ses éventails si promptement dorés, le chêne, l'orme, le frêne, le châtaignier, hélas! qu'on abat et qu'on distille: mais la Corse a, de plus, le pin Laricio, qui est presque son bien propre, un pin très élancé, non pas engoncé dans ses feuilles, comme plusieurs autres de la famille, mais ajouré, décidé, couronné d'un bouquet d'aiguilles et fin chanteur dans le vent. Je ne connais pas d'ombre plus lumineuse que la sienne. Il laisse tomber ses basses branches assez jeune, et, meilleur que les hommes, il est alors tout en cime. Je vous assure que ce n'est pas du temps perdu, la visite que l'on fait aux futaies de pin Laricio.
D'ordinaire, on ne parcourt guère que les forêts de Vizzavona et de Cervello, entretenues comme un parc, et que l'on gagne aisément d'Ajaccio, en quelques heures de chemin de fer. Je préfère les forêts plus méridionales, le massif immense et tout à fait sauvage qui commence à la mer orientale, près de Solenzara, monte au col de Bavella, couvre bientôt de sa marée verte toutes les vallées, toutes les cimes, souvent à de grandes altitudes, et se déverse en larges fleuves, sur les pentes ardentes, en vue de la Sardaigne. Ah! la belle lumière, dont les ravins sont chauds jusqu'au fond! La belle fuite de feuillages qui se fondent, qui ne sont plus que des formes larges, et qui prennent le mouvement et le reflet de la mer! Les belles escalades de roches grises par les laricios ébranchés, éclatés, mais vainqueurs, et qui plantent leur panache sur les dernières cimes! Paysages sans maisons, sans culture, sans oiseaux même. A peine, le matin ou le soir, quelques ramiers éperdus, venant de France, gagnant l'Afrique, et cherchant l'arbre très sûr, pour la halte. Cependant, en octobre, j'ai rencontré là des émigrants qui avaient passé la saison chaude dans les montagnes, et qui descendaient vers la côte. La carriole ou la charrette était chargée à rompre de meubles, de matelas, de sacs de provisions, de cages à poules faisant pyramide au-dessus de l'essieu; en arrière la femme était assise avec les enfants, tous les petits pieds ballants, et sur le brancard, à l'avant, l'homme tenait les guides. Ils descendaient par la route étroite, bordée d'un ravin à gauche et d'un talus à droite, où nous montions à l'allure souple et silencieuse d'une automobile, c'est-à-dire d'un monstre à peu près inconnu dans ces régions. Et tout à coup, à cent mètres entre les troncs d'arbres, à beaucoup moins quelquefois, nous nous apercevions les uns les autres. Alors l'homme sautait à terre, courait à la tête du cheval qu'il arrêtait brutalement, et se précipitait vers nous, brandissant un fusil et criant: «N'avancez pas! N'avancez pas!» Déjà nous étions immobiles, freinés. Mais en même temps que le mari, la femme, prise de la même terreur, avait sauté de la voiture; elle empoignait deux, trois, quatre enfants, qu'elle lançait au hasard, stupéfaits et hurlants, sur le talus; elle commençait même à décharger les objets les plus précieux; elle excitait l'homme au fusil qui levait le bras encore plus haut: «Défends-nous, Antonio! Ils vont nous écraser! Marche contre eux! Défends-nous!» Heureusement le propriétaire de l'automobile, Corse authentique et bien élevé, parlementait; il expliquait, dans un patois adouci, que nous passerions sans toucher la roue; qu'il n'y aurait aucun dommage; que nous ne ferions même ni bruit ni fumée. Les visages, aux deux bouts de la charrette, restaient tendus et terribles. Avec lenteur nous nous remettions en marche, et, quand le cap avait été doublé, nous faisions encore une pause pour achever la palabre: «Vous voyez, ces machines sont comme les gros chiens, pas méchantes du tout. Rassurez-vous... Tenez, la petite fille rit déjà!» Souvent, nous n'obtenions rien. D'autres fois, la figure de l'homme s'éclairait d'un sourire, l'œil noir luisait, nous échangions des mots de vieille courtoisie: «Buona sera! Buon viaggio!»
L'instant d'après, nous étions dans le désert, au plus haut du col, plus haut que les plus hauts arbres de la pente. A nos pieds, les vallées s'approfondissaient par étages, sans une route et sans une coupure, dans la parfaite lumière; elles fuyaient, se divisaient contre l'éperon d'autres montagnes boisées, et se relevaient dans le bleu des lointains, sans perdre, même un peu, la finesse de leurs lignes.
Si vous allez un jour jusqu'à ces forêts, continuez votre voyage vers le sud, descendez à travers les pierres chaudes, les herbes jaunes, les chênes lièges tondus jusqu'au sang, et ne vous lassez pas de la longueur du désert qui vient ensuite: Bonifacio est au bout. Les villes dont on se souvient ne sont pas rares en Corse: celui qui a vu Ajaccio et son golfe, a vu une tache blanche dans l'un des plus beaux miroirs à montagnes qu'il y ait par le monde; celui qui a vu Bastia a vu une jolie fille du Midi, coquette, qui monte de la marina avec une corbeille de fruits sur la tête; celui qui a vu Sartène a vu, presque vivant, le Moyen âge italien; celui qui a vu Cargèse, dans sa couronne d'oliviers et de figuiers épineux, a mis le pied sur le sol de la Grèce; mais celui qui a vu Bonifacio a vu une merveille. Quand j'aurai dit que la ville est bâtie sur un plateau calcaire, sur une presqu'île étroite, à pic, parallèle à la côte, et que la mer, qui la contourne, forme derrière elle un port naturel, invisible du large, long et profond comme un petit fjord, je n'aurai pas expliqué l'émotion qu'elle excite. Bonifacio n'a pas un arbre. Il y a de vieilles murailles, draperies inégales, qui pendent au-dessus du port, s'attachent à la falaise d'orient, se relient à la falaise d'occident; il y a de hautes maisons agglutinées, d'où s'échappent plusieurs moulins en ruine, une tour ajourée et un clocher qui ne l'est pas. Tout cela fait une ville pittoresque et déjà souhaitable. Mais la beauté lui vient d'un double voisinage, du reflet où elle vit, entre un désert de pierre qui la précède, l'enveloppe, la crible de rayons, et le détroit d'entre Corse et Sardaigne, qu'elle domine et qui l'assaille aussi de sa lumière. Cette vieille cité génoise est encore une citadelle commandante, le seul asile, parmi les dangers de la terre et de la mer. Son paysage l'exalte. Du côté de la terre, vingt kilomètres de rocailles qui s'abaissent lentement vers elle, des étendues ravagées par la malaria et où l'herbe, avant la fin du printemps, se dessèche et prend la nuance de la roche qui la tue; de l'autre côté, la mer, non pas libre, mais contrainte entre deux îles énormes et plusieurs petites, la mer inquiétante même au calme, divisée en courants dont on voit les sillages parallèles, pâles sur les eaux violettes. Par elle comme par le désert pierreux, l'atmosphère de Bonifacio est saturée de lumière. La tour des Templiers, les façades de bien des maisons, sont devenues, comme dans les contes de fées, couleur du soleil. Et tout au loin, les montagnes de Sardaigne s'en vont, en si larges festons, se perdre dans la brume! Je les ai vues, le matin, d'un mauve infiniment léger, et j'ai vu leurs arêtes, le soir, éclatantes comme des glaïeuls rouges.
Presque tout vient ainsi de la mer à Bonifacio: sa couleur, sa nourriture, son peuple et sa légende. C'est un pays où il faudrait s'arrêter un peu et écouter. Je suis sûr que, dans la mémoire des anciens, il y a plusieurs histoires comme celle-ci que j'ai entendu conter. Une grande princesse revenait de Terre-Sainte. Comme elle traversait le détroit, son navire fut pris dans une tempête si terrible que tout le monde se crut perdu: les passagers, l'équipage, même le capitaine. Dans cette extrémité, elle fit vœu, si elle était sauvée, de donner, à la ville où elle aborderait, le fragment de la vraie Croix qu'elle apportait de Jérusalem. Elle aborda à Bonifacio. Les Bonifaciens se réjouirent de posséder une relique aussi vénérable que celle que la princesse leur donna; ils l'enchâssèrent dans l'or et dans l'argent, et l'honorèrent de leur mieux. Mais ce ne fut pas pour longtemps. Les pirates de Barbarie, qui venaient si souvent ravager les côtes de la Corse, s'emparèrent de la ville par surprise, et coururent droit au trésor de la cathédrale. Puis, quand ils se retirèrent avec leur butin, vers le golfe de Santa-Manza où étaient restés leurs vaisseaux, ils jetèrent le bois de la vraie Croix dans la fontaine de Saint-Jean, et gardèrent seulement l'or et les pierreries du reliquaire. La fontaine de Saint-Jean est sur le bord du chemin. Le premier habitant qui se hasarda dehors, après le départ des bandits, s'en alla justement de ce côté, monté sur son âne, selon l'usage. La chaleur était grande. Arrivé près de la fontaine, il pensa que la bête avait soif, et tira sur la bride. L'âne tourna bien, fit quelques pas, mais, au milieu de la route il s'arrêta, puis se mit à genoux. Le bonhomme donna de la voix, du talon, de la houssine. «C'est singulier! songea-t-il enfin, si j'allais voir?» Il s'avança, pencha la tête, et aperçut un fragment de bois qu'il reconnut. Aussitôt il retourna pour avertir ses amis du prodige. Et l'on vit tous les habitants sortir de la forteresse, descendre les escaliers pavés, en grande hâte, chacun sur le dos de son âne, et trottiner vers la fontaine de Saint-Jean. Mais quand ils furent rendus à quelque distance, les bêtes refusèrent d'avancer, comme avait fait la première, et, témoignant la même crainte, elles se mirent à genoux, sur la route et dans les champs, par quoi l'on comprit que la relique était là, et qu'elle était bien celle que les pirates de Barbarie avaient enlevée.
Je vous souhaite encore de faire le tour du cap Corse. Il y faut deux jours de voiture. J'en mettrais quatre si j'avais à recommencer la promenade. Ce chaînon de montagne qui s'avance à plus de quarante kilomètres dans la mer, ressemble assez à un navire échoué, qui aurait, du côté de l'ouest, toute sa coque dehors, tandis que, de l'autre côté le pont toucherait l'eau. Toute la falaise occidentale est à pic et très élevée. Cela se termine au nord par un bouquet de vallées divergentes, écrasées, taillées dans le même bloc de rocher, terriblement sauvages et nues, qui regardent la France. Le cap est un royaume dans la grande île. Presque tous ses villages appartiennent au soleil et au vent, et les bois n'y poussent guère, si ce n'est dans les cuves profondes, pleines alors d'oliviers et de maquis, comme celle de l'admirable Rogliano. Il a des routes en corniche, tracées à quatre cents mètres au-dessus de la Méditerranée, et il a des marines minuscules, où les goémons s'accrochent et pendent aux murailles des maisons; il cultive les meilleurs cédrats du monde et quelques vignes qui donnent un vin brûlé; il devrait être la plus pauvre partie de la Corse, et il en est la plus riche, car les Capcorsiens, depuis des siècles, font le voyage de l'Amérique du sud. Ils sont marins, colons, marchands; ils amassent une fortune, quelquefois, des millions, et souvent ils reviennent au pays, bâtissent une villa près de Rogliano, de Pino, de Morsiglia, et font élever un tombeau somptueux, pour leurs parents et pour eux-mêmes, à l'entrée des villages. Les chapelles de marbre sont nombreuses au bord des routes.
En vérité, celui qui traverserait le Cap, d'un versant à l'autre, celui qui vivrait plusieurs semaines parmi les pêcheurs et les «Américains» de là-bas, connaîtrait de belles histoires. Il garderait, dans la mémoire de ses yeux, des images précieuses. Je revois les vallées qui terminent le Cap vers le sud. Elles montent par étages, de Saint-Florent au col de Teghime. Aucun paysage de Sicile n'est digne de plus d'amour. Elles montent; ce sont des cultures sans haies ni sentiers, des prairies, des jachères, un sol noir d'où s'élève un peu de brume toujours, puis de très vieux oliviers, clairsemés, autour desquels, depuis des siècles, la lumière, le vent, les hommes ont voyagé, troncs éclatés, branches aux coudes imprévus, mais verdure transparente à travers laquelle on aperçoit une maison, des chèvres, un berger: et bientôt toute la mer où il n'y a point de voiles.
VOYAGE AU SPITZBERG
I
EN ROUTE POUR LE SPITZBERG
On y va bourgeoisement, confortablement, joyeusement. Cent quatre-vingt-quatre personnes ont quitté Dunkerque, à bord de l'Ile-de-France, sans parler des matelots, qui ne comptent pas parmi les touristes. Elles ont, chaque matin, leur croissant frais avec leur chocolat accoutumé, leur café ou leur thé; elles ont leur table de bridge; elles ont, pour se reposer du jeu et des repas, le paysage qui change à chaque moment, ou la conversation qui varie moins, celle du monde, celle de tous les soirs. C'est un coin de Paris en voyage. Il s'y mêle quelques étrangers, plusieurs savants, un explorateur. Les chasseurs sont en nombre parmi les passagers, les photographes également.
Dès le début du voyage, en pleine mer, avant qu'il y ait eu même un prétexte à déclanchement ou à coup de fusil, leur passion éclate. Un gros monsieur, qui se dit de Paris, et qui peut-être y a passé, interpelle furieusement un gros maître d'hôtel, qui n'a d'autre responsabilité, dans l'affaire, que celle d'être en vue, et de ne pas porter le smoking:
—Je vous dis, garçon, que je veux qu'on l'ouvre, cette chambre noire! Elle est sur le programme: elle doit être à la disposition de chacun de nous, avant même qu'il ait l'occasion de s'en servir!
—Mais, monsieur, cela dépend d'un autre que moi!
—Trouvez cet autre!
Les chasseurs sont encore plus ardents. J'entends parler de carabines à double détente, de fusils à trois coups, de fusées pour faire sortir le renard bleu de son terrier, des moyens de parer l'attaque du morse: «Une hache qu'on porte à la ceinture, monsieur, et qui sert à abattre les défenses de l'animal, s'il vient s'accrocher aux embarcations.» Les moins baleiniers d'entre nous racontent, d'un air déçu, l'épisode des bains de mer, la rencontre au large de Trouville: «C'était un simple souffleur!» Et les grands chasseurs, les vrais, mis en route par ce qu'ils entendent, causent en arrière, en groupe fermé, sérieux. Ce sont des gentilshommes amateurs de fauves. Ils n'épaulent pas dans le récit; ils ne crient pas; ils disent. A l'éclair de leurs yeux, on devine qu'ils ont un joli goût du danger.
—La grosse bête manque en Égypte. Ainsi, vous ne commencez à trouver le lion qu'aux environs de Khartoum. Un jour que je descendais en rapide, dans un canot, j'aperçois l'animal entre deux roches; je n'avais que deux ou trois secondes pour le tirer; alors...
Le vent emporte la fin de la phrase.
—C'est comme aux Indes, reprend l'autre; il faut être un rajah pour chasser: le tigre est protégé, à présent!
Tout à fait en arrière, un Parisien, d'une mentalité très différente, murmure:
—Moi, au Spitzberg, je m'attache à l'ours blanc. J'ai promis à Valentine une mère pleine, pour mettre dans nos chasses de Seine-et-Oise.
Quelques jeunes femmes,—il y a une quarantaine de dames à bord,—élégamment encapuchonnées, enturbannées de voiles blancs, étendues sur des chaises longues, les yeux à demi fermés, le menton levé vers le large, tiennent des propos moins sauvages. L'une d'elles a ce mot charmant, qui tombe et que je recueille en passant:
—Le bridge a détruit bien des familles, où il était agréable d'être reçu.
10 juillet au soir.—Après quarante-deux heures de navigation, voici les côtes de Norvège. A l'endroit où nous commençons de les suivre, elles ressemblent tout à fait à certaines côtes de la Bretagne, bordées qu'elles sont de falaises peu élevées, arrondies, lavées par l'eau de la mer, et où s'enfonce çà et là une crique étroite, bien défendue contre le vent et luisante comme une faulx. Je me rappelle, en les voyant, des navigations sur des bateaux chalutiers, au large de Ploumanach. Mais le deuxième plan n'est pas le même. Des sommets dentelés, qui ne semblent pas très hauts, qui sont très doux dans le soir clair, barrent la vue au delà des longs plateaux rocheux. Tout semble désert. Soudainement, dans un angle rentrant de la côte et sur une bande de terre très basse, une ville apparaît. Maisons de bois peintes en rouge sang, en jaune, en vert pâle, en bleu, fenêtres rapprochées, maigre encadrement de bouleaux et de sapins: ma comparaison s'évanouit, nous sommes loin de la France.
Le soleil aussi n'est plus français: il paresse; il a l'air de descendre en biais vers la mer, et quand il se décide à se coucher, derrière une île en forme de cabochon, je ne reconnais plus sa manière, car l'île devient pareille à un gros pied de cactus épineux, et, au sommet, une fleur éclate, une seule, d'un rose vif, qui dure une minute, et se fane.
11 juillet.—Le relief des terres, autour de nous, a bien grandi. Nous naviguons maintenant dans un chenal tournant, qui se resserre ou qui s'ouvre, qui fait l'écluse ou qui fait le lac, entre des îles rocheuses, hautes de deux ou trois cents mètres, peut-être plus, stériles, désertes, mais vêtues de lumière et de brume, ce qui est un beau vêtement. Partout, la roche a été limée et rayée par les glaces, il n'y a plus de terre sur les sommets, et les quelques brins de mousse qui poussent dans les fentes ne modifient pas le ton général. Toute la végétation est descendue dans un cirque étroit entre deux promontoires, sur un talus d'éboulis au ras de l'eau. C'est une simple coulée d'herbe, mais d'un vert qu'on ne voit point ailleurs, d'un vert ardent, limpide comme celui du spectre solaire, et qui seul affirme la vie, au pied des monts dentelés où tout le reste est gris, gris bleu, gris mauve, gris rose. Aile de mouette est ici une couleur répandue; ventre de mouette aussi, car les sommets ont encore des bancs de neige. Du côté de la grande terre, ils forment presque toujours trois ou quatre plans, et beaucoup plus quand la trouée d'un fjord coupe en deux les barrières. La mer est très bleue. L'enchantement de l'été vient jusqu'au nord. De très loin en très loin, on découvre un groupe de maisons et des poteaux télégraphiques au bord de l'eau. De quoi vivent les habitants? «Presque entièrement de la pêche, dit Nordenskjöld, et un peu du produit de la culture.» Quand nous croisons un de leurs canots, très fins à l'avant et d'une courbe allongée, les hommes nous saluent de la main. Ils ont le vent pour eux, et, leur vitesse s'ajoutant à la nôtre, ils ne sont bientôt plus, eux, leur voile carrée, leur bateau, leur sillage, qu'un détail sans vie et sans relief, qu'une forme dessinée dans la couleur maîtresse d'un écran qui pâlit. Je suis sûr que Whistler aurait dit: «Harmonie en gris, mauve et vert.»
Dans le soir qui se prolonge encore plus qu'hier, j'écoute le professeur Nordenskjöld. C'est le neveu de l'explorateur du Groenland et de l'Asie boréale, c'est Nordenskjöld l'antarctique, qui a hiverné dans les glaces du pôle austral, homme jeune, Suédois de race fine, au visage blond et régulier. Il est taciturne, comme beaucoup d'hommes du nord. Quand il ne parle pas, ses yeux bleus, sous la barre droite des sourcils, sont d'une énergie singulière. Le sourire est charmant, rapide, sans ironie. Je m'amuse du contraste entre l'homme qui interroge et celui qui répond.
—Monsieur Nordenskjöld, votre navire a été brisé par les glaces, et vous êtes demeuré prisonnier sur la banquise?
—Oui.
—Combien de temps?
—Un an.
—Aviez-vous sauvé vos provisions?
—Peu.
—Alors, qu'est-ce que vous pouviez bien manger?
—Phoques.
—Pas rien que des phoques? C'est impossible. Vous chassiez autre chose?
—Pingouins aussi.
—Ça devait être horrible!
—Et comment vous chauffiez-vous? Car enfin, vous n'aviez pas de bois?
—Huile de phoque.
—Il fallait joliment veiller, pour que la flamme ne s'éteignît pas! Sans cela, la nuit éternelle, le désespoir, la mort!
—Non.
—Vous aviez donc?...
—Allumettes.
12 juillet.—Je passe des heures délicieuses sur le pont ou derrière mon hublot, qui est un cadre à paysages. Il n'y a presque plus de nuit. Hier soir, le soleil s'est couché à dix heures vingt, dans une mer toute calme et couleur de paille fraîche, comme s'il avait étendu toute la moisson du blé, pour la battre le lendemain. Et à deux heures cinquante du matin, il était déjà levé, et le froment n'était plus là. Quelle joie pour les yeux, cette Norvège d'été! Voici que nous retrouvons le vert dans le fjord de Trondhjem, le vert des sapins et des bouleaux mêlés qui boisent toutes les pentes, celui des prés qui font parmi les bois d'amples clairières.
Le fjord est large; il s'élargit encore; il devient comme un lac italien, dont il a la mollesse de nuances et de contour. Une pointe nous cache Trondhjem, nous la doublons, et nous sommes dans le port. Une grande ligne de quai avec des maisons de bois, des rues qui montent en pente douce, de très vertes collines en éventail: c'est l'ancienne capitale de la Norvège.
Je laisse plusieurs de nos compagnons de route dans les magasins de «souvenirs de Trondhjem», et, avec un ami, je monte à travers la ville, par les rues très propres, très larges,—à cause du feu,—vers un clocher que j'ai aperçu d'en bas sur la colline. Le clocher était modeste: j'ai pensé que c'était celui d'une église catholique, et qu'avec un peu de chance je trouverais le curé chez lui, et qu'avec beaucoup de chance j'arriverais à me faire comprendre et à causer avec lui. Nous allons jusqu'à l'endroit où une rivière, pleine de bois flottants, sépare la ville d'avec la banlieue. Là, dans un joli site, sur la berge, est bâtie l'église de Saint-Olaf. Un jardin divisé en planches régulières, et loué évidemment à un maraîcher fleuriste, enveloppe l'édifice et la petite cure en bois. Je sonne, et, ne sachant pas un mot de norvégien, je demande en français:
—Monsieur le curé de Trondhjem?
La servante, blonde et mûre, répond, sans accent:
—Il va revenir.
—Vous savez le français?
—Je suis Française d'Alsace.
—Et monsieur le curé parle-t-il français, lui aussi?
—Il est mon frère. Ah! qu'il va être content de vous voir!
—En effet, et tous ceux qui passent ne viennent pas! dit une forte voix, derrière nous.
C'est l'abbé Riesterer, un solide Alsacien d'une cinquantaine d'années, sourcils en broussaille, yeux de forestier, barbe de Père Éternel, redingote de clergyman. Il nous fait entrer, mon ami et moi, dans sa bibliothèque, attenante au salon. Nous parlons de l'Alsace, des catholiques de Trondhjem, un peu de la France. Il m'apprend qu'il est le seul prêtre de nationalité française, parmi les vingt missionnaires disséminés en Norvège, qu'il réside dans le pays depuis vingt-six ans, et qu'il rencontre beaucoup de justice et de bienveillance chez les hauts fonctionnaires de l'État. Il dessert deux églises, cette petite église de Saint-Olaf, près de laquelle nous sommes, et une autre, vaste et plus ancienne, qui s'élève à droite du port.
Pendant qu'il parle avec mon ami ou avec moi, je remarque un numéro de la Croix jeté sur le bureau, quelques photographies de bons visages des environs d'Altkirch, et un vrai luxe de fleurs et de plantes, ou du moins assez de fleurs pour témoigner qu'on aime leur compagnie, leur regard familier et la joie qui en vient.
C'est d'ailleurs un goût répandu. J'ai vu, à Trondhjem, un marché aux fleurs, où l'on vendait des lilas, nouveauté de la saison; j'ai vu un homme vénérable arroser avec méthode une pivoine en bouton, plante peut-être unique; j'ai parcouru le cimetière, qui enveloppe la cathédrale, et où chaque tombe est fleurie de bouquets de pélargonium. Ce cimetière, vallonné, dessiné en jardin anglais, paraît être plus et mieux qu'un lieu de passage pour se rendre au temple. Auprès d'une multitude de croix, de colonnes, de pierres tombales, il y a un petit banc où peuvent s'asseoir deux personnes de la famille. On m'a assuré qu'ils n'étaient pas toujours déserts, et que, pendant la nuit de Noël, ils n'ont pas une place vide.
II
CHASSE A LA BALEINE
15 juillet au soir.—Nous avons pris, à Tromsœ, de nouveaux pilotes pour le Spitzberg, un veilleur chargé de signaler les glaces, des porteurs et chasseurs norvégiens, quatre lapons, et sept poneys qui sont hospitalisés sur l'avant du navire, dans les baraques capitonnées. Les Lapons ont un costume «sensationnel». J'ai une si grande confiance à l'endroit de la couleur locale que je suspecte jusqu'à la nationalité de ces hommes aux jambes grêles serrées dans des culottes de cuir, coiffés d'une casquette à haute forme ornée de découpures écarlates et jaunes, enveloppés dans des peaux de rennes et ceinturés à la hauteur des hanches. L'épaisseur, l'exubérance, l'insolence de la houppe de laine rouge qui surmonte leur coiffure sont les indices presque certains d'un déguisement professionnel. Plusieurs de ces Lapons le sont peut-être par nécessité, mendiants qui vendraient moins aisément des bois de rennes et des souliers poilus, s'ils portaient un costume moins voyant et plus authentique. Certains ont cependant l'œil allongé, les pommettes saillantes et la saleté du vrai Lapon. Les touristes s'écartent volontiers quand, par hasard, un de ces chasseurs au lasso s'approche. Et ce n'est pas par respect qu'ils le font.
S'il est permis de douter de la pureté de race de ces Lapons, l'origine norvégienne des autres voyageurs récemment embarqués est certaine. Les deux pilotes sont de rudes marins, dont le plus âgé ressemble étonnamment à un vieux phoque tout blanc qui aurait le nez rouge. Le veilleur, dont j'aperçois, sur la passerelle, la longue barbe rousse tordue par le vent, et le visage placide et hâlé, et les yeux de goéland, est bien de pure espèce scandinave. Il en est de même de l'armateur, M. Johanny Bryde. Celui-ci, gentleman, de corps solide et d'esprit avisé, habite, à l'entrée du fjord de Christiania, la petite ville de Sandefjord, d'où il expédie ses navires baleiniers dans l'océan glacial, et où il monte, en ce moment, une raffinerie d'huile. Cette industrie était monopolisée, je crois, par l'Angleterre et par l'Amérique. Il parle bien français. Nous causons, pendant que le bateau, dans le vent qui souffle, laisse en arrière, une à une, les dernières pointes de la Norvège.
La chasse à la baleine n'est plus ce qu'elle était autrefois, quand les Hollandais, en une seule campagne, au XVIIe siècle, pouvaient tuer comme il arriva, dix-huit cents baleines franches. Si l'on songe qu'une baleine franche vaut de trente à quarante mille francs, on s'expliquera l'acharnement des chasseurs. Mais, la conséquence était fatale: la baleine franche a presque disparu. Celle qu'on chasse aujourd'hui est plus grosse et d'un prix bien moindre; elle atteint trente et même trente cinq-mètres de longueur, et peut rapporter une somme variant entre trois et six mille francs. C'est la baleine bleue, le balénoptère, ou, comme disent les pêcheurs, la baleine foncière. Ils veulent exprimer par là qu'au lieu de flotter, comme l'autre, quand elle est morte, elle coule au fond de la mer. Et la chasse au harpon lancé à la main, ou au fusil, ne peut plus réussir. Il faut le harpon lancé par un canon, et auquel est adaptée une fusée, une sorte d'obus qui éclate dans le corps de la baleine et la tue presque toujours. L'animal peut cependant n'être que blessé. Alors, il plonge; le câble qui attache le harpon au bord du bateau baleinier se déroule, et le petit navire est entraîné à une vitesse énorme, qu'on évalue à plus de vingt milles à l'heure. Mais les bateaux sont bons, et le danger, ce n'est pas d'être coulé par une baleine; c'est, pour le pointeur, de tomber à la mer, d'avoir les jambes saisies et coupées par le câble; c'est, pour tout l'équipage, le froid, la tempête, la fatigue extrême.
—Vos hommes sont Norvégiens, naturellement?
—Tous les équipages qui chassent la baleine, dans le monde entier, sont norvégiens. Quand un de mes trois vapeurs, qui opèrent sur les côtes du Spitzberg, a capturé une baleine, il rentre, avec sa prise à la remorque, à la baie de la Recherche, où j'ai une usine flottante. La baleine est dépecée. Avec le lard on fait de l'huile, avec les fanons on fait des «baleines» de corset et d'excellent «crin végétal», avec les os ont fait de l'engrais, et, depuis quelques mois, avec la chair, on a commencé à faire du saucisson.
—Ce doit être excellent!
—De la chair de bœuf, monsieur; j'en ai mangé sans être prévenu...
—Avec des carottes nouvelles, c'est un plat de restaurant, dit quelqu'un qui passe.
M. Johanny Bryde n'entend pas la réflexion, et, pour conclure, se penchant vers moi:
—Monsieur, me dit-il, je veux vous faire un cadeau. C'est une chose rare, qui ne se trouve dans aucun musée...
J'attends, un peu curieux.
—Je veux, ajoute l'aimable armateur, vous donner, pour votre Académie, une oreille de baleine.
16 juillet.—La vie à bord se modifie. L'excursion se change en voyage. Ce matin, de très bonne heure,—on nous assure que c'est le matin, mais rien ne l'indique, car le jour ne nous quitte plus,—nous passons au cap Nord. Notre route a été allongée de trois heures pour que nous pussions apercevoir ce gros nez de roche sombre, qui n'est pas même le plus septentrional de la Norvège. Beaucoup de passagers sont restés dans leur cabine, et ils n'ont pas eu tort. La plupart des autres jettent sur la côte un regard vite détourné vers la haute mer. Celle-ci est très peu engageante. Un vent d'est, froid et violent, la soulève. Le ciel est enfumé de brumes en mouvement, tantôt épaisses, tantôt transparentes. Quelquefois, une crevasse se fait dans la brume; une lame, au large, une seule, sort éblouissante des ténèbres, s'avance vers nous, portant en elle toute la splendeur du jour, soulève le bateau, l'illumine, le dépasse, et nous la suivons jusqu'à l'horizon, à travers le chaos impressionnant des houles.
La mer se creuse de plus en plus; les passagères, étendues sur des chaises longues, regrettent les fjords de la Norvège, et la maison lointaine, et ce que Fogazzaro appellerait «le petit monde d'autrefois». On était bien chez soi; pourquoi a-t-on voulu partir? Quelle folie a été la nôtre! Une jeune femme regarde avec effroi ce paysage où il n'y a rien d'immobile, rien d'abrité, rien qui ressemble à ce qu'on a laissé, et elle dit tout bas: «J'avais deux petites filles!» Une autre demande: «Est-ce qu'on ne pourrait pas retourner? Si on faisait voter? Moi, je voudrais retourner!» Un matelot lui répond: «Mais, madame, il faut bien que vous l'appreniez, le cake-walk de la mer!» Il est de Marseille, comme presque tout l'équipage. Il aime à rire. Mais bien peu de voyageurs sont de Marseille en ce moment. Un des rares qui considèrent avec dédain les coups de vent dans l'océan glacial, qui osent parler des tempêtes passées, des typhons et des lames de huit mètres, résume gaillardement la situation, en prononçant: «Il vente frais, oui, vraiment je crois qu'on peut dire qu'il vente très frais, pas davantage.»
Cependant, Tartarin avait fait une valise secrète. Il avait complété l'équipement de ses rêves soit à Trondhjem, soit à Tromsœ, et voici que, le cercle polaire étant déjà loin derrière nous, la civilisation s'étant éloignée avec les dernières falaises de l'Europe, la liberté du déguisement n'allait plus avoir d'entraves. Parmi les fauteuils trébuchants, les explorateurs remontent des cabines sur le premier pont, et du premier pont sur le second. Ils ont, selon les tempéraments et les âges, la surculotte de molleton bleu, le pantalon et le veston de cuir, le suroît, le complet de feutre anglais imperméabilisé, la peau de bique, la peau de phoque, la peau de loup, toutes les variétés de casquettes à oreilles, de passe-montagne, de toques de fourrure, et j'aperçois même deux bonnets de tricot rouge vif achetés à Tromsœ, et qui dressent leur flamme au-dessus de deux têtes pacifiques. Quelques jeunes gens, à Tromsœ également, se sont procuré des sacs de peau de rennes fabriqués par les Lapons, et, emmaillotés dans le cuir tanné, les bras allongés le long du corps, prennent un air de colis ou de sacs de lettres bercés par le roulis.
L'heure est aux histoires tragiques. Je rencontre un matelot qui a fait, sur la Maroussia, l'expédition dans les mers polaires.
—Le duc d'Orléans a tué seize ours, monsieur. Il ne manque pas un coup de fusil. Et pas peureux, vous savez! Nous autres, nous allions à l'ours avec nos fusils de munition, mais loin derrière le duc, qui était toujours en avant. Il laissait l'animal venir jusqu'à quinze pas, à dix pas, et quand l'ours se dressait sur ses pattes de derrière, alors seulement le duc d'Orléans ajustait, et l'ours tombait foudroyé. Mais vous autres vous ne verrez pas d'ours, il faut aller trop loin, dans les glaces qui sont des lits à phoques.
17 juillet.—Le vent n'est pas tombé. La mer est toujours extrêmement forte, et le tiers à peine des passagers se risquent à pénétrer dans la salle à manger. Plusieurs n'y font qu'une apparition furtive.
Entre une heure et trois heures du matin, nous avons longé, pendant douze kilomètres, l'île aux Ours, où il y a, en cette saison, une petite station de pêcheurs de baleines. En hiver, l'île est prise par la banquise, propriété du pôle, territoire de chasse pour les grands carnassiers.
Les officiers de quart ont aperçu une baleine et une bande de phoques. Le Norvégien à longue barbe rousse, qualifié à bord de «capitaine des glaces», a dit flegmatiquement, au milieu d'un banc de brume que traversait l'Ile-de-France: «Je sens des glaces qui viennent.» Il ne se trompait pas. Quelques instants après, des glaçons passaient à droite et à gauche du navire. Le thermomètre, plongé dans la mer, marquait moins un degré. Nous étions dans un courant polaire. Un mille plus loin, le thermomètre remontait à trois degrés. Le vent, plus vif que jamais, est à zéro.
Vers une heure et demie de l'après-midi, tous les valides sont sur le pont. On voit la terre. Le jour est magnifique. Dans la pleine lumière, en avant, le Spitzberg se présente à nous superbement: cent kilomètres de pics neigeux, avec dix grands glaciers inclinés vers l'Océan et tombant jusqu'à lui. Le ciel, au-dessus, est d'une couleur que je n'ai jamais vue, d'un azur tout voisin du blanc, si pur et si nacré, qu'entre la neige et lui, l'œil hésite un moment. La mer est bleu de roi.
Les icebergs sont nombreux: blocs de glace détachés des falaises, la plupart petits, flottille étincelante, dont l'abordage est sans danger, quelques-uns énormes, massifs, redoutables, tous creusés, sculptés, polis par la vague et portant enfermé, soit au-dessus, soit au-dessous de la ligne de flottaison, le feu réglementaire, vert émeraude, qui nous regarde au passage. Toute l'après-midi, nous naviguons au milieu d'eux. Le soir, nous apercevons un vapeur baleinier. C'est un des bateaux de M. Bryde. L'Ile-de-France stoppe. Une conversation s'engage, en norvégien, d'un navire à l'autre, et l'armateur apprend que la chasse a été détestable cette année; que, depuis quelques jours notamment, la violence de la mer a éloigné les baleines de la côte, et qu'il faut aller au large, vers le nord, où sont deux autres baleiniers, si l'on ne veut pas rentrer bredouille. Ordre est donné de faire route au nord.
Nous suivons, en ralentissant la vitesse, le petit vapeur qui roule et tangue prodigieusement. Ce Jupiter n'est pas destiné à transporter des touristes, évidemment, mais on se demande comment ce menu fuseau de fer peut tenir dans ce dangereux océan glacial, comment les hommes ne sont pas enlevés par la lame qui, à chaque moment, couvre le pont. Le pointeur, par exemple, pour gagner le réduit primitif disposé à l'avant, est obligé de traverser un espace découvert que l'eau envahit à chaque coup de tangage. Sur le pont, des tonneaux sont amarrés, sous deux minuscules canots qui ressemblent à des cuillers sans manche. Trois hommes se tiennent debout sur une sorte de passerelle, et un autre, à mi-hauteur du mât, dans le nid de corbeau, fait le guet. Nous nous éloignons de trois ou quatre milles des côtes qui nous abritent encore.
La houle est devenue moins forte. Subitement, le vapeur baleinier change de route et part à toute vitesse vers l'ouest. Tous les passagers sont debout sur le pont supérieur, sur le gaillard d'avant, sur les échelles de cordes. On crie: «Une baleine!» Deux jets de poudre d'eau, comme en feraient deux cartouches de dynamite, ont jailli à un kilomètre de nous, et, à l'endroit d'où ils s'élèvent, un grand remous a fait blanchir la mer. L'Ile-de-France vire de bord et prend le pied, si je puis dire. Le gibier est lancé. Il disparaît, souffle de nouveau, plonge encore, reparaît; il fait des crochets comme un lièvre, évidemment très impressionné par le grognement puissant des hélices qui le poursuivent. C'est un sport passionnant. Le baleinier devine la route de l'énorme bête. Il ne s'arrête jamais. Il y a deux ou trois défauts, facilement relevés.
Au bout de nos lorgnettes, nous voyons les fumées blanches à gauche du baleinier, très à gauche. Il les a vues aussi; il se précipite, on a envie de sonner le bien-aller; il doit être à portée: il va tirer, on écoute, et la baleine échappe encore. De dix heures à minuit, dans une lumière merveilleusement pure, nous courons en haute mer... Puis le vapeur fait signe qu'il abandonne la poursuite. Que s'est-il passé? Nous avons su, depuis l'explication du capitaine. La baleine était une vieille bête de chasse; elle connaissait les hommes et les canons qui lancent les harpons, et pas une fois elle ne s'était laissé approcher. Je me rappelle que les espadas refusent de même la bataille contre les taureaux qui ont déjà été courus. Était-ce la vérité? L'Océan a ses mystères, le baleinier a ses secrets, et, cette fois du moins, nous avons poursuivi la baleine et nous ne l'avons pas prise.
III
LES TERRES DU SUD
18 juillet.—Nous mouillons dans la baie de la Recherche. Des montagnes forment une dentelure énorme, inégale et continue autour du fjord, comme en Norvège: mais ici les montagnes sont blanches au sommet, ou largement striées de neige, et, de loin en loin, deux d'entre elles s'écartent, pour laisser couler vers la mer un de ces grands glaciers à pente faible, que termine une falaise de glace, coupée verticalement.
Le temps n'a pas cessé d'être beau. Nous sommés enveloppés de terres inhabitées, mais la baie n'est pas déserte. Je compte une dizaine de bateaux près de la côte ouest, bateaux-usines le long desquels sont amarrés des cadavres de baleines en putréfaction, vapeurs baleiniers arrivant du large et traînant à la remorque une baleine dont le ventre blanc brille comme un petit iceberg, goélettes chargées de barils. Au milieu du courant, un grand paquebot à l'arrière duquel flotte le pavillon allemand: c'est l'Oceana, de Hambourg, qui a visité l'Islande, a débarqué hier ses trois cent cinquante passagers dans l'Advent bay, et va repartir tout à l'heure pour l'Europe.
Le fond du fjord est admirablement composé et coloré. Qu'on imagine deux vallées séparées par une chaîne de pics: une vallée de glace et une vallée de mousse. La vallée de glace est à gauche; elle monte de la mer au ciel; elle est couverte de neige immaculée; elle a un front de falaise de plus de mille mètres de longueur et d'une vingtaine de mètres de haut, blanc presque partout, veiné çà et là de transparences vertes ou bleues. La vallée de mousse paraît sombre à droite. Mais, quand l'œil a fait un peu de chemin, depuis le bord vaseux jusqu'aux cimes où toute la neige n'a pas disparu, il voit bien que, même ici, le printemps est nuancé. Elle verdit à la pointe, cette mousse qui vient de rencontrer le soleil. Elle a des glacis tendres sur ses longues pentes dorées.
Nous avons hâte de débarquer, à cause de l'intolérable odeur qu'exhalent les chairs putréfiées et les graisses en fusion des baleines. Les mouettes, au contraire, et surtout les stercoraires, attirés par milliers, volent au-dessus de l'eau, se posent en grappes à l'arrière des navires, dans le courant où passent les déchets des usines flottantes, ou même s'abattent en nuées autour d'un homme que nous apercevons, debout sur la carcasse flottante d'une baleine et creusant, à coups de hache, des tranchées dans cette pourriture. A peine sommes-nous descendus sur le rivage que la poudre se met à parler, je trouve même qu'elle bavarde: les pétrels de la baie de la Recherche, s'ils se racontent des histoires pendant la nuit polaire, pourront dire à leurs petits qu'il y eut une cruelle journée, pendant la grande lumière de juillet. La pointe où les chaloupes nous ont laissés est vaseuse, ravinée par les torrents qui tombent de tous les sommets, mouillée encore par le lent dégel du sous-sol. Quelques fleurs y poussent quand même, sur des mottes qui doivent être invisiblement retenues et ancrées par la glace. Cette vie superficielle, si prompte à naître, destinée à mourir si vite, émeut secrètement plusieurs de ceux qui ne chassent pas. Je le vois à la tendresse du geste et au sourire pareil de deux jeunes femmes, qui se penchent en même temps vers des touffes d'anémones à cœur vert et de saxifrages roses, se relèvent, observent chacune la misère des racines et des feuilles qui ont tant souffert, la beauté de la fleur qui est née de là, et se taisent.
Un groupe de voyageurs espagnols fait l'ascension d'un pic; d'autres sont allés chasser dans le fond de la baie; je me borne à escalader une moraine et à faire une promenade sur le glacier voisin, à cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer.
Au retour, sur la plage, les touristes de L'Ile-de-France rencontrent ceux de l'Oceana. C'est une rencontre muette: nous sommes des inconnus les uns pour les autres, et nous ne sommes pas des naufragés. Mais, peu de temps après, quand l'Oceana, que nous avions saluée en arrivant, quitte la baie de la Recherche et prend le large, elle nous dit au revoir avec tous les trémolos de sa sirène, et, courtoisement, fait jouer la Marseillaise par la fanfare du bord. Nous apercevons même, sur le pont du navire allemand, des mouchoirs qui s'agitent et des mains qui disent au revoir.
Des chasseurs, au bord de la vallée de mousse, ont vu une bande d'eiders. M. de B... rapporte deux petits renards bleus. Les goélands morts restent sur le rivage, on ne les relève pas. Et ils volaient si bien, pour le plaisir même de ceux qui les ont tués! Le recensement des armes et munitions vient d'être fait: il y a à bord 78 fusils ou carabines, 77.588 cartouches et 39.000 plaques photographiques,—qui sont des munitions aussi, et non sans danger. Quels chiffres éloquents! Et ce sont des chiffres avoués: qui saura les véritables?
Vers onze heures de la nuit, par cette lumière nocturne qui est horizontale et qui projette si bien la dentelure des cimes sur les ciels pâlis, nous reprenons la mer. La baie de la Recherche diminue et reste entièrement claire. Aucun brouillard n'appauvrit les nuances, qu'on sent fines par elles-mêmes et vues directement. Ce n'est pas le soir, c'est le jour qui veille et qui somnole un peu. Au-dessus des montagnes aiguës, disposées en couronne et de tailles presque égales, des lueurs liliales emplissent d'abord le ciel, comme si l'éclat de la neige montait, puis ce sont des verts très pâles, maîtres de tout l'horizon, puis des jaunes lavés et enfin un commencement d'azur. Quelle belle enveloppe Dieu a faite à la Terre qui n'a pas d'herbe! Je ne puis en détacher mon regard. Je sens que ce paysage s'empare de moi fortement, et que je demeurerais là s'il ne s'effaçait point, et qu'il est de ceux qui vont au delà de notre esprit, jusqu'à ces profondeurs d'émotion qui gardent nos souvenirs.
19 juillet.—L'Ile-de-France a contourné la terre et le grand glacier de Nordenskjöld, et nous voici à mi-hauteur environ du Spitzberg, dans un long golfe clair. A notre gauche, un trou noir sur la pente de la montagne, et, de cette gueule ouverte, des traînées noires qui descendent; un groupe de sept ou huit maisons un peu plus bas: c'est une mine de charbon et un village de mineurs. A droite, une vaste terre d'alluvion, marbrée de plaques de mousse, et, à quelques mètres de la rive, un hôtel en planches et un cottage à moitié construit.
Le vaguemestre du bord est descendu le premier; il parlemente avec deux femmes en jupe courte et corsage clair,—les deux seules femmes sans doute qui résident au Spitzberg.—Où sommes-nous, et quel est ce commencement de colonisation? La baie s'appelle Advent bay; la mine dans la montagne appartient à une compagnie anglaise; l'hôtel loge des mineurs, des prospecteurs et des trappeurs, et la maison en construction, bâtie pour le compte d'une compagnie américaine, abrite déjà un ingénieur qui doit y passer l'hiver. En effet, le drapeau étoilé flotte sur le toit de l'habitation. A quelque distance, j'aperçois l'emplacement d'un tennis et les arceaux d'un jeu de croquet.
La mine anglaise est la seule qui soit entrée dans la période d'exploitation. Vingt-trois ouvriers, presque tous norvégiens, ont travaillé, l'hiver dernier, à extraire une houille que les géologues disent être d'assez bonne qualité, et qui est vendue aux baleiniers. Ce débouché modeste suffit jusqu'à présent, car le rendement de la mine n'est encore que d'une centaine de tonnes par semaine. Quelles souffrances s'ajoutent ici à la rigueur habituelle de la vie du mineur! Trois mois de nuit polaire, le froid qui atteint quarante degrés, la privation presque complète de communication avec le monde, et celle, plus rude sans doute et plus dangereuse, d'aliments frais! Les galeries souterraines ne sont pas même un abri contre l'excessive température: il faut de l'air, et l'air que soufflent les machines, c'est celui du pôle. Ceux de nos compagnons de voyage qui ont visité la mine ont observé que, sur de grandes étendues, le plafond et les parois étaient revêtus d'une couche de glace. Nous serons, d'ailleurs, abondamment renseignés. Un des employés de la compagnie est monté à bord, et va nous accompagner dans notre excursion prochaine. Tout de suite il a été sympathique aux chasseurs et même à de médiocres chasseurs.
Hansen n'a pas besoin d'imagination pour intéresser les tireurs en battue que nous sommes. Il n'a qu'à raconter son histoire. C'est un Norvégien blond de cheveux et de moustaches, rose de teint, avec des yeux couleur d'iceberg et d'une glace qui ne fond pas. Il y a en lui du primitif: il écoute sans distraction; il prend toute parole au sérieux, et il méprise le sport, parce qu'il vit dans le danger utile. Il lui faut la glace et l'aventure arctique. «J'ai le spleen du Spitzberg», nous dit-il. Depuis seize ans, il n'a pas manqué d'hiverner sur un point ou un autre du Westland, pour chasser l'ours blanc et le renard bleu. Il s'embarque à Tromsœ,—où habite sa femme,—avec quatre ou cinq compagnons. Un marchand de fourrures fait les avances nécessaires. Au retour, il choisit les plus belles fourrures, se rembourse de la sorte et probablement très bien. Hansen vend les peaux qui restent et partage avec son équipe. Il a chassé. Il passe l'été en Norvège. Cependant, depuis un an,—exactement depuis dix mois,—il n'est pas revenu.
—Avez-vous au moins des nouvelles?
—Oui, dit-il tranquillement; ma femme m'a écrit une fois: elle va bien.
Il a un double rôle, à la mine: il est chargé de maintenir l'ordre, et d'assurer la provision de venaison fraîche. Ce gibier, c'est le renne sauvage. Hansen doit en fournir un tous les quatre jours. Je suis persuadé qu'il n'y manque pas souvent. C'est un tireur qui ménage sa poudre plus que les jeunes chasseurs du bord, et qui a la passion de son métier. Il a tué trente-deux ours blancs l'hiver dernier, tué ou piégé je ne sais combien de renards blancs ou bleus.
Quand il raconte une de ses rencontres avec l'ours, il a tout juste le ton que prendrait un de nos gardes pour dire: «A la fin de la chasse, comme monsieur n'aime pas que je laisse chargé mon vieux fusil à baguette, j'ai descendu un écureuil.» L'émotion ne l'étreint pas. Il conclut en formulant ce conseil, qui suppose une expérience rare et beaucoup de drames obscurs: «L'ours devient très dangereux quand il est blessé; il faut le tirer de très près et le tuer raide.»
La mine américaine n'est pas encore exploitée. Elle est située dans la montagne, à cinq kilomètres du point où nous débarquons, et sur la rive gauche de la Sassen bay. Les forages ont donné des échantillons de charbon très remarquables, dit-on. Les ouvriers campent autour des puits, et construisent une maison de planches pour l'hiver, qui va venir si vite, puisque, à la fin de septembre, la mer gèle. Des passagers demandent à la femme de l'ingénieur, qui les accueille avec une joie non dissimulée, si elle va retourner en Amérique: «Ma belle-sœur retournera, dit-elle, moi j'hivernerai avec mon mari.» Au cours de la conversation, qui se prolonge dans le cottage, autour de la table où l'on sert le thé, elle dit encore: «Si vous étiez venus il y a quelque temps, vous nous auriez trouvés dans un grand embarras: les ouvriers étaient en grève, et c'est pour cela que la maison n'est pas achevée.»
Je passe près du terrain réservé au jeu de croquet, et je vais assez loin, avec mon fusil, dans la prairie tourbeuse et sur les contreforts des montagnes qui ferment la baie. Les oiseaux d'eau ne sont pas très nombreux. Des bandes de bruants des neiges, blancs et bruns, volent d'une arête à l'autre de ces éboulis de pierres friables, qui finissent dans la plaine en éventails de mousse. La mousse est si abondante qu'elle supprime presque toutes les cascades, en cette saison du moins. L'eau glisse invisiblement entre les lamelles de ces roches feuilletées, atteint à leur pied les mousses, la région des boues et des tourbes, et coule ainsi par imbibition, secrète et muette, jusqu'à la mer. Le silence est impressionnant mais court. Mes compagnons de chasse, répandus sur la rive et dans les ravins, tirent des pétrels, des guillemots, des mouettes.
Je reviens à bord par un détour; je veux visiter ce tertre où j'avais cru reconnaître, de loin, les tombes d'un cimetière. «Naufragés? me disais-je; trappeurs dont on retrouva, au printemps, le corps à demi dévoré par les ours! Baleiniers surpris par les glaces et morts pendant l'hivernage?» Je distinguais des amas de pierres en forme de tour, des «cairns» surmontés de hampes avec drapeaux ou plaques de fer. Quand je fus tout près, je lus, sur ces étiquettes durables, les noms, simplement, des bateaux allemands qui ont visité, en ces dernières années, l'Advent bay, bateaux de touristes, qui avaient emporté des souvenirs, mais qui en avaient aussi apporté un: «Blucher, Hambourg, 15 juillet 1904.—Prinzessin-Victoria-Louise, 29 juillet 1905.—1905, Möltke.—Blucher, Hambourg, 13 juillet 1906.» Ce dernier monument était orné encore de cette inscription: «Mon champ, c'est le monde.»
La grève, la devise du pangermanisme inscrite sur un rocher du Spitzberg, ce sont des notes modernes. Il existe d'autres signes, qui montrent ici plutôt que des commencements de civilisation, des débuts de compétition et de rivalités. J'apprends, par exemple, que la Compagnie américaine a choisi un territoire minier considérable, l'a délimité, comme dans les pays de colonisation, avec du fil de fer, et l'a fait «enregistrer» en Amérique. Sur les rivages de la baie de la Recherche, M. Bryde, notre compagnon de voyage, a entouré de même un terrain à sa convenance. Les falaises du cap Thordsen, que nous allons voir, portent une hampe avec un écriteau disant: «Moi, lord X... j'ai pris possession de cette terre.» Les explications et affirmations nouvelles de propriété sont enfermées dans une boîte fixée à la même hampe. On parle d'autres mines, d'autres ambitions...
La température est agréable; la baie ensoleillée demeure très sévère de lignes, parce que tous les premiers plans sont dessinés par la terre et la pierre et qu'il n'y a point de verdure pour adoucir les reliefs. Mais les lointains, au Spitzberg comme dans nos pays, appartiennent en toute souveraineté à la lumière, qui les modèle et les revêt pour la joie de nos yeux. Et cela explique en partie cette double impression de non-conformité et d'attirance que donnent les paysages du Spitzberg.
Au moment où je remonte sur le pont de l'Ile-de-France, je croise à la coupée la femme de l'ingénieur américain. Elle est venue visiter le navire et elle emporte,—avec un ravissement qui paraîtrait puéril ailleurs mais qui est émouvant dans cette région polaire,—un cadeau du commandant, un trésor, une merveille à laquelle la pauvre femme a dû rêver souvent: une corbeille de fruits.
IV
LA CHASSE AU RENNE. LE PAYSAGE DU SPITZBERG.—LA BAIE DU ROI.
Du 20 au 23 juillet, nous faisons des excursions sur les rives de cette mer véritable qui s'appelle l'Icefjord, et dont l'Advent bay n'est, sur la carte, qu'une découpure presque négligeable. Deux groupes de chasseurs,—une quarantaine de tireurs, avec des vivres et des tentes,—ont été débarqués, dans la matinée du 20; le premier, sur le point de la côte de la Sassen bay le plus rapproché de notre mouillage; le second tout au fond de cette même baie. Ils ont élu chacun un chef. Nous avons serré bien des mains, et, prudemment, nous avons évité de souhaiter bonne chance à ceux qui vont courir cette aventure de la chasse au renne. Nous avons vu décroître, sur l'eau calme du fjord, le bac où les chevaux lapons, destinés au transport des tentes, tremblaient d'étonnement, puis les barques pleines de petites meules remuantes, de fourrures coiffées d'un chapeau et que dépassait le canon d'un fusil.
O chasseurs, poètes inguérissables, vous êtes de tous les gibiers celui qui se défend le moins. Votre imagination vous mène. Vous riez des alouettes qui se prennent au miroir. Plusieurs d'entre vous sont venus cependant de bien loin, de plus de mille lieues, pour avoir vu en rêve l'ombre d'un bois de renne se projetant sur la mousse de la «vallée des fleurs». Où sont les fleurs? Où est le renne? Où est l'ombre? Vous nous le direz demain soir.
Les voyageurs qui ne méritent pas le nom de «veneurs», décerné par le livret de la croisière à nos chercheurs de rennes, ou ceux qui se sont fait inscrire tardivement, font l'ascension de pics qui attendent un nom et de glaciers que les cartes, toutes extrêmement incomplètes, du Spitzberg n'ont pas relevés; ils vont à l'affût des oiseaux de mer; ils collectionnent les pierres; tous les rivages sont suivis; les bords de la Sassen bay auront désormais des commencements de pistes. Un ornithologue, un chasseur de l'espèce la plus passionnée, qui est rêveuse et solitaire, géologue amateur et promeneur qui voit tout, me confie qu'il a ramassé, avant-hier, dans une haute vallée, un échantillon d'anthracite d'une qualité exceptionnelle. Je lui demande de me donner la liste des principales variétés d'oiseaux qui sont rapportées à bord, chaque jour ou chaque nuit, car il y a toujours une embarcation dehors et des coups de fusil, bruit menu comme celui d'une amorce, sur un point ou un autre de l'immense baie. Il écrit:
«Grand goéland arctique, blanc à manteau bleu perlé;—goéland sénateur, tout blanc, très rare;—macareux moine, bec en cisaille, noir, blanc orange et bleuté;—lagopède des neiges, pattu jusqu'aux ongles;—bruant des neiges;—stercoraire des rochers, qui n'a qu'un seul tube respiratoire au sommet du bec;—stercoraire longicaude, tête noire, longue plume à la queue;—mergule nain, le plus petit des plongeurs;—guillemot troïle, noir et blanc, bec de mouette, cou jaune;—guillemot arctique, inconnu en Europe, ailes courtes, miroir blanc, pattes cramoisies;—eider commun;—eider du Groenland, et des tourne-pierres, et des bécassines, et jusqu'à un phalarope platyrinque, oiseau de rivage, à pattes demi palmées, et qui forme, à lui seul, une classe, et la remplit.»
A bord de l'Ile-de-France, on cause, on écoute de la musique, on médite en souriant les affiches humoristiques que dessine un peintre d'esprit et de beaucoup de talent, M. Félix Fournery; on photographie tout, à tout hasard; on voyage aussi. Nous visitons la station du cap Thordson, où sont des maisons de planches, des rails de chemin de fer Decauville à demi ensevelis dans les hautes mousses de la falaise, et un petit tertre entouré d'une palissade en ruine et surmonté d'une croix de bois. Quinze hommes sont morts là, en 1872, des Suédois, surpris par l'arrivée de la banquise. Un des Norvégiens qui nous accompagnent avait été chargé de leur porter secours; il parvint jusqu'à l'entrée de l'Icefjord, mais ne put aller au delà. Nous tournons, dans une baie voisine, la baie de Skans, autour d'une montagne admirable de couleur et de relief. Elle ressemble à un temple hindou; elle en a les étages de colonnes, l'abondance de détails, le caprice et l'énormité, et sur les pentes de cette architecture, je ne sais quel lichen polaire a mis les tons vieil or qui conviennent et complètent.
Après deux jours, à l'heure du dîner, le premier groupe de chasseurs de rennes est signalé. Son chef, le colonel de Nadaillac, après avoir fait des prouesses d'alpiniste, a abattu un superbe renne mâle, au mufle noir, aux bois rameux et encore couverts de duvet. On l'acclame. Il raconte sa chasse, et comment les deux Lapons, tout à coup, se sont mis à courir avec une étonnante agilité, après le renne blessé, ont jeté le lasso, l'un à droite, l'autre à gauche, et, maintenant ainsi l'animal, qui n'avançait plus qu'à petits pas, attendaient le chasseur. Le deuxième groupe arrive à dix heures. Il a été conduit, par les guides norvégiens, dans la plaine et au meilleur endroit. On a tué vingt rennes. Le pont arrière est encombré de cadavres de bêtes grises et brunes, dont les bois s'entremêlent et font comme un buisson. Le vieux mâle est pendu au-dessus, par les jarrets, la tête en bas.
Le lendemain, nouvelle chasse pour les chasseurs les moins heureux. Vingt et un rennes sont encore tués. En tout, cela fait quarante-deux rennes de moins dans le Renndal. Les Norvégiens trouvent que c'est beaucoup, et je crois qu'ils n'ont pas tort. Ces troupeaux de rennes sauvages sont la réserve de viande fraîche des mineurs et des trappeurs. Tout le monde, peu à peu, se range à cet avis, et les plus ardents chasseurs prennent de fortes résolutions pour l'avenir.
J'ai voulu étudier plus à fond et dans la solitude cette nature du Spitzberg au milieu de laquelle je vis depuis plusieurs jours. Grâce à l'obligeance du commandant de l'Ile-de-France, j'ai été débarqué à cinq milles du navire, dans une anse si complètement déserte, si peu visitée par les chasseurs que les bandes d'eiders, assises sur le rivage, laissent le canot s'approcher jusqu'à une demi-portée de fusil, avant de prendre le vol.
Je grimpe au sommet d'un cap, pointe que doublent en criant tous les goélands, tous les pétrels et perroquets de mer qui remontent le vent vif, ou qui se lèvent au pied de la falaise et vont au nid que protègent deux cents mètres d'à pic. L'étendue que je découvre de là est aussi vaste que celles que je contemplais, ces jours derniers, à l'Advent bay ou dans le Bell Sund, et la parenté de ces paysages, de celui que je vois et de ceux dont je me souviens, est la première chose qui me frappe. Terre sculptée tout entière au même âge du monde, et qui n'a que deux vêtements, tous deux d'emprunt et qui ne sont point sortis d'elle: la neige pendant dix mois, et puis ce court soleil d'été qui prend la place des neiges fondues.
Le dessin d'abord est nouveau pour nos yeux, et il est dur. J'ai au-dessous de moi un large fjord, la Sassen bay, qui s'étend à l'est et à l'ouest. Il est limité de toutes parts, sauf au couchant où il s'ouvre, par des montagnes de forme conique et de hauteur à peu près égale. C'est une succession de pics aigus reliés par des courbes; une suite de sommets palmés avec des griffes partout; le panorama du Righi avec un lac prodigieusement exhaussé et qui noierait les Alpes et n'épargnerait que les cimes. L'image est encore imparfaite. Elle ne fait pas comprendre assez bien la sécheresse de ligne de ces dentelures des premiers plans projetées sur le ciel, et de ces rainures profondes, régulières, creusées par la glace dans les pentes, rapprochées en faisceau au sommet des montagnes, s'écartant à la base, et dont on dirait que les arêtes viennent d'être aiguisées. La mousse ne les revêt pas, ou n'en revêt qu'une très petite partie. Les arbres sont inconnus. Le gazon ne pousse pas. L'ossature de la terre apparaît comme sortant du déluge. Et cela est dur pour nos yeux, quelles que soient la beauté de la lumière et la joie qui vient d'elle.
Celle-ci est grande pourtant. Au delà du fjord, la barrière de montagnes est légèrement colorée,—trop légèrement;—à mesure qu'elle s'éloigne, à droite et à gauche, elle prend une teinte plus ardente, elle perd dans la couleur l'âpreté de son dessin, elle devient d'un rose fluide et vineux. Juste en face de moi, une seconde baie, perpendiculaire à la Sassen bay, s'enfonce au nord, et ici le soleil est maître et son illusion est souveraine; tous ses rayons tombent directement, ils pénètrent, ils transforment, ils font jaillir, de cette terre et de cette mer glacée, des images du Midi. Les rives de Billen bay ont le bleu de l'Apennin, les glaciers du fond étincellent, et la mer qui les baigne, traversée en tous sens par des éclairs d'argent, me rappelle l'enchantement de la grotte de Capri.
Pourquoi donc ma joie n'est-elle pas entière? Quelle raison, secrète et sûre, m'empêche de répondre à cette invitation de la lumière par un cri qui veut dire: mon cœur est plein, et je te remercie, lumière faite pour moi? J'ai un regret dans ma joie. Lequel? D'abord, celui de la couleur verte, qui n'est pas seulement douce à nos yeux, qui leur est nécessaire, parce qu'elle porte en elle l'idée de fécondité. Et puis, je sens trop bien que tout ce décor n'est que mirage et apparence vaine, qu'il est inhabitable, qu'il est hostile et cruel, qu'un peu de brume suffirait à lui rendre son vrai visage. Je le devine à la dure silhouette des montagnes qui sont les plus proches de moi et qui mentent moins que les autres. Je le vois dès que je me retourne, car la muraille, en arrière du cap, n'est que boue durcie, roches stériles, ravins où l'eau s'égoutte et ne fait rien germer.
Je crois que je comprends mieux, à présent, l'émotion incomplète et mêlée de souffrance que m'a causée ce pays. Il n'a qu'un seul paysage, diversement composé mais des mêmes éléments, et il peut sourire, s'illuminer, nous dire: «Tu vois, je ressemble à ce que tu aimes», nous ne le croyons pas. Ce n'est partout que la mort, parée, pour un moment, de l'illusion de la vie.
Quand je reviens à bord, rapportant un grand goéland arctique, que j'ai tué sur la falaise, une des passagères, une jeune femme qui a regardé négligemment les lointains pendant que je les étudiais, formule autrement que moi, mais bien joliment, ses impressions d'artiste inconscient. Elle dit languissamment, les yeux perdus dans les splendeurs fuyantes de la baie:
—Tout pour un arbre avec une pie dessus!
23 juillet.—Je vois enfin le Spitzberg d'hiver, le vrai. C'est d'une admirable horreur. Nous avons fait route au nord, voyagé toute la nuit, puis toute la matinée. Il est quatre heures du soir. Nous pénétrons dans la baie du Roi, qui n'est presque jamais libre, et le vent soulève l'eau du golfe, et la brume court sur le soleil. Il fait froid; il fait sombre; les nuages forment toit; le navire s'avance très lentement, à cause des icebergs, et il nous semble que nous nous enfonçons dans une caverne prodigieuse, dont la voûte est portée par des montagnes, et qu'éclaire seulement une sorte de crépuscule qui tombe des glaciers.
Ceux-ci remplissent tous les intervalles, tous les ravins entre les montagnes. Leurs faibles pentes d'un blanc fumeux, voilées par le brouillard, alternent sur chaque rive avec les cônes de roches brunes. Mais la bordure de glace est encore sans rupture. La débâcle incomplète a laissé, au ras de la mer et reliant les glaciers, une croûte épaisse, hérissée, suspendue au-dessus de l'eau et qu'on entend craquer.
La puissance et l'hostilité de toutes ces choses étreignent le cœur. On imagine malgré soi qu'on est abandonné là, et qu'il faut essayer de vivre, et que la nuit polaire va remplacer ces demi-ténèbres, qu'elle est prête à descendre, par tous les cols glacés. Toute vie a disparu, et tout espoir de secours est perdu. Il n'y a point au monde de semblable désolation. Une seule petite lueur est restée, une beauté inutile et splendide. Tout au fond de la baie, les torrents qui tombent du glacier de la Couronne déversent une boue rouge, qui s'étale sur les eaux noires et les divise. Dans ce courant, dont la teinte exacte est saumon vif, flottent des icebergs bleus, et non pas tachetés de bleu, ou vaguement nuancés, mais tout entiers d'un bleu pur, comme de belles pierres de joaillerie. Ils se suivent, ils dérivent lentement sur la traînée d'eau rouge qui les porte, entre des murailles sombres, sous la voûte sans fissure de l'immense caverne glacée.
Nous voyageons pendant une heure au milieu d'eux, sans que le caractère du paysage ait varié. A la sortie seulement de la Kings bay, en haute mer, nous revoyons le soleil.
Hansen raconte à plusieurs de nos compagnons de la croisière qu'il a fait, dans une des criques de la Kings bay, une chasse à l'ours qui a bien failli être sa dernière chasse. On sait que l'ours polaire se nourrit de phoques, qu'il surprend à l'heure où ces amphibies, comme des lapins au bord du terrier, s'ébattent sur les marges de la banquise. Le chasseur, se servant d'un stratagème très connu, imitait donc le phoque. Couché à plat ventre sur la glace, les jarrets légèrement ployés, il agitait en mesure, à gauche et à droite, ses pieds réunis et battant l'air. Un ours blanc, qu'il avait aperçu de loin, ne tarda pas à s'émouvoir, et vint, rugissant de joie et trottant l'amble, comme de coutume. Et, la route se trouvant hérissée de blocs de neige, il se dressait tout debout, parfois, pour s'assurer que la proie était toujours sans défiance, puis se remettait à courir. Hansen le tira à trente pas. Le coup rata. Le chasseur ouvrit le fusil, changea la cartouche et tira de nouveau. Nouveau raté. L'ours n'était pas à vingt pas. Hansen s'aperçut alors que le percuteur était couvert de glace, gratta comme il put, au hasard, la culasse de l'arme, et tira l'ours pour la troisième fois, presque à bout portant. L'animal, un des plus grands qui se puissent voir, mesurait deux mètres quatre-vingt-quinze du museau à la queue. «Il devait être trop vieux, ajoute Hansen, pour prendre beaucoup de phoques. Je pense bien qu'il n'avait pas mangé depuis huit jours. Je ne lui ai trouvé que des algues dans le ventre.»
Nous mettons, de nouveau, le cap au nord. La nuit est très belle. A dix heures, un coup de sirène appelle tous les passagers sur le pont. Nous sommes tout près de l'extrême pointe septentrionale du Spitzberg, mais le navire se dirige droit sur la côte.
—Où allons-nous?
—Au havre de la Vierge, où est l'expédition Wellman.
Cependant, nous n'apercevons aucun abri, ni aucune coupure, dans la chaîne brune, blanche et violette des Alpes polaires. On dirait que l'Ile-de-France va se jeter à la côte. Quand nous sommes tout près, nous découvrons un chenal étroit entre deux montagnes. Nous entrons dans son ombre, et tout le monde se tait. Il s'élargit; il s'illumine; nous sommes dans un lac presque entièrement clair, pressé par des montagnes aiguës, couleur de bure et rayées de neige, barré au fond par un glacier. C'est quelque part, là-bas, que devait être la maison d'Andrée.
Un gros navire blanc est à l'ancre et se profile sur le glacier; un autre, plus petit et noir, s'abrite plus près de la côte. Le petit, c'est évidemment le bateau qui a amené au Spitzberg l'expédition Wellman. Mais l'autre? On dirait un navire de guerre? C'est un hollandais. On peut déjà lire son nom: Friesland. Quelle rencontre inattendue! Que fait-il ici?
A peine avons-nous mouillé, nous avons la réponse. La reine Wilhelmine s'est émue de l'abandon où étaient laissées, depuis de bien longues années, les tombes des anciens baleiniers hollandais, qui avaient fondé dans ces parages, au XVIIe siècle, une grande station de pêche, Smerenburg. Elle a envoyé au Spitzberg le croiseur Friesland, vaisseau école des cadets, pour élever un monument aux vieux pionniers de la mère patrie, et rassembler leurs os dispersés par la neige, les ours blancs et les hommes. Le cérémonie funèbre aura lieu demain. Ce sont deux Français qui nous donnent ces détails: M. Colardeau, chef mécanicien, et M. Hervieu, aéronaute, attachés à l'expédition Wellman. Ils viennent d'apparaître sur le pont; ils ont été aussitôt entourés, enveloppés, interrogés et retenus prisonniers par les passagers de l'Ile-de-France. Ils ne s'en émeuvent pas; ils répondent aux questions qui partent de tous les points du cercle formé autour d'eux, et même d'en haut, car j'aperçois des chasseurs de rennes dans les échelles de corde et dans les embarcations.
—Oui, tout le monde est en bonne santé. Vous verrez la maison demain matin.
—Déjà bâtie?
—En quarante-huit heures. L'expédition est arrivée en deux escouades à l'île des Danois. La première escouade a débarqué le 22 juin.
—La baie était libre?
—A peine. Des glaces partout; un ours blanc en retard, qui, nous voyant, s'est sauvé pour rejoindre la banquise; sur la côte, un avant-toit de glace qu'il a fallu briser... A présent nous sommes à couvert, chez nous: nous avons dix mille kilos de provisions. Même aujourd'hui, nous avons mangé du pain blanc,—un régal!—il y a huit jours que nous nous en réjouissions. On travaille ferme, et tout le monde met la main à l'œuvre. Pas une chasse; pas de vacances: il faut se hâter.
—Et la banquise, toujours en retraite?
—Nous allons le savoir, cette nuit sans doute. Un petit bateau, affrété par un grand chasseur de phoques et d'ours, est justement en excursion dans le nord. Nous l'attendons.
La conversation se prolonge très avant dans la nuit très claire. Au moment où je regagne ma cabine, j'entends le bruit des coupes de champagne heurtées et levées en l'honneur des explorateurs.
V
LA VISITE
Mardi 24 juillet.—Le premier canot qui accoste la grève est, naturellement, tout plein de photographes. On débarque sur quelques planches de sapin qui forment une espèce d'appontement. Le major Hersey accueille, à leur arrivée dans l'île des Danois, les passagers de l'Ile-de-France. Il est chargé de faire les observations scientifiques à bord du futur dirigeable; il a été désigné par le gouvernement américain; il est chez lui et il le prouve. Remarquant un appareil volumineux entre les bras d'un photographe:
—Qu'est-ce que c'est? Un appareil pour la cinématographie?
—Oui, monsieur.
—Vous ne le monterez pas.
—Le Spitzberg n'est à personne!
—L'appontement est à nous: le territoire de la mission est à nous; vous n'y prendrez aucune vue panoramique.
—Ah! par exemple!
Le major fait mine de saisir l'appareil; le propriétaire défend son bien; des tiers s'interposent. Des mots vifs sont échangés. Un moment, on peut craindre que la paix du Spitzberg ne soit troublée pour une pellicule sensible. Mais le cinématographiste de l'Ile-de-France n'est pas un homme facile à étonner: il a voyagé en Amérique, naufragé quelquefois, pris des instantanés de batailles en Mandchourie, et suivi des chasses à l'ours en Sibérie, avec l'appareil enregistreur pour toute armée défensive. Dès qu'il a vu que son droit était sérieusement contesté par un membre de l'expédition Wellman, il a couru à la maison du chef. M. Wellman, comme un ministre, répond que la question est délicate: il y a des droits antérieurs; des conventions qui reconnaissent à certains éditeurs un véritable monopole photographique... Cependant, s'étant avancé sur le seuil de sa maison, et jugeant qu'une défense absolue serait discourtoise, quand cent cinquante nouveaux visiteurs sont en route, il décide:
—Photographiez la mer et le débarquement de vos compatriotes. Laissez de côté le territoire de la mission.
Ce menu incident, qui se passait, pourrait-on dire, sous l'œil du pôle, nous ramenait en pleine civilisation.
Nous descendons à terre. Le «territoire», qui a dû porter autrefois le front d'un glacier, est un triangle de pierrailles et de cailloux, coupé de quelques filets d'eau boueuse, qui borde la mer sur une assez petite étendue et dont la pointe la plus longue se relève et s'enfonce entre deux montagnes. Il est protégé contre les vents les plus dangereux; il est à l'abri des avalanches, ou à peu près. Un Anglais bien connu, Pike, l'habita d'abord, en haine des hommes. L'explorateur Andrée s'installa dans la maison de Pike, devenue vacante. M. Wellman n'a rien trouvé de mieux d'établir son camp sur cette plage célèbre, et nous visitons un chantier en pleine activité où des ouvriers norvégiens achèvent de construire des hangars, où des mécaniciens montent des machines, où se dressent un peu partout, aux endroits les plus secs, des piles de planches et de poutres, des tas de caisses de fer-blanc et de longues boîtes d'essence minérale.
Tout à fait à gauche, et formant l'aile extrême du camp, j'aperçois une tente en toile verte; qu'est-ce que c'est?
—La chambre et le salon du correspondant d'un journal berlinois, monsieur. Il passe l'été avec nous.
Nous sommes entourés d'ouvriers ou d'ingénieurs de la mission, qui nous renseignent obligeamment, soit en français, soit en anglais. A peu de distance, et toujours au bord de la mer, s'élève une vaste maison de planches, que prolonge un appentis. C'est la maison de Pike. Elle a eu de nombreux locataires, depuis l'original Anglais qui l'a bâtie: des trappeurs qui ont trouvé l'abri tout fait et l'ont habité un hiver, deux hivers, et qui reviendront quelque jour, car la région est excellente pour la chasse; l'expédition Andrée, qui avait simplement réparé l'immeuble; puis des ours blancs et des renards qui ne se gênent pas, dès que la saison devient trop rigoureuse et quand le phoque est plus difficile à chasser, pour enfoncer les fenêtres et visiter les appartements où persiste l'odeur de l'homme, des provisions et du cuir. Aujourd'hui ce sont les ouvriers norvégiens qui occupent la maison de Pike.
Dans quelques semaines sans doute, elle redeviendra la chose de tous, y compris les bêtes. Je continue ma promenade, et je passe au pied d'un échafaudage, quatre poutrelles reliées par des traverses auxquelles sont accrochés des quartiers de viande. C'est le garde-manger, en plein vent, de l'expédition.
—Vous le voyez, me dit mon guide, l'air du Spitzberg est admirablement pur. Ces morceaux de bœuf et de renne, nous les avons pendus ici il y a trente-deux jours, et rien ne s'est gâté. Ils se sont un peu racornis, mais il suffit d'enlever la tranche superficielle pour retrouver la viande fraîche. Nous n'avons pas de microbes au pôle, et pas de mouches. Regardez encore ce grand toit goudronné, en forme de carène et parallèle à la mer: c'est notre atelier, et tous nos instruments et outils y sont disposés en bel ordre. On travaille ferme, et la neige peut venir sans trop nous gêner.
A ce moment nous croisons M. Wellman. On me nomme à lui. Nous échangeons quelques propos de politesse banale; j'ai le temps, tout juste, de sentir se graver en moi ces premiers traits du portrait moral d'un homme, qui nous viennent avec son image. Cet Américain d'assez haute taille, aux yeux fortement ombragés, aux joues qui ont été creuses et qui ne sont qu'à demi pleines, aux moustaches tombantes, blondes et déjà pâlies, est un nerveux, un observateur et un réservé, habitué aux hommes plutôt qu'homme du monde, et qui se tient sur la brèche à force de volonté. Il y a chez lui beaucoup d'énergie, beaucoup d'émulation, beaucoup de confiance, un peu d'imagination, un peu de lassitude aussi, méprisée et domptée. Il s'éloigne. Je vois disparaître, au milieu des groupes, son complet gris foncé et sa casquette noire de yachtman.
Et je vais visiter sa maison d'explorateur polaire. C'est un chef-d'œuvre norvégien, bâti en sapin de Norvège, et d'après des plans classiques légèrement modifiés. La construction est carrée, posée sur des pieux, à trois pieds du sol, coiffée d'un toit à quatre pans égaux, et surmontée d'une lanterne vitrée. On entre, par un escalier extérieur, dans un couloir qui fait tout le tour du bâtiment et qui sert de grenier, en même temps que de protection pour la pièce centrale. De trois côtés, en effet, des caisses de farine et de légumes secs, des boîtes de conserves américaines, des jambons, sont entassés le long des cloisons, ou disposés sur des étagères. Le quatrième côté, aménagé avec recherche, ripoliné, agrémenté de faïences, comprend une cuisine, avec fourneau de fonte, batterie sommaire, vaisselle luisante, et une salle de bains. Au centre, garantie contre le froid par ce matelas de couloirs, par de doubles cloisons, par un double plancher, il y a la chambre-salon. Les couchettes, semblables à celles des bateaux, sont encastrées dans la muraille, à droite et à gauche, sur trois rangs. A la tête de l'une d'elles j'aperçois, attachée par des épingles, la photographie d'une jeune femme; ailleurs, celle d'un enfant.
VI
L'ÉCHOUEMENT DE «L'ILE-DE-FRANCE»
OUTER-NORWAY
25 juillet.
Nous avons quitté le havre de la Virgo vers cinq heures du matin. Il est huit heures. Je monte sur le pont, et je suis émerveillé de la beauté du jour, et de la mer, et de ses côtes sauvages.
Nous sommes à l'entrée de la baie la plus septentrionale du Spitzberg, la Red bay, fort mal connue et réputée dangereuse. Des bancs de glace d'une grande étendue flottent entre nous et la terre, et la baie, dans la partie la plus profonde, est entièrement glacée. Nous ne faisons donc que décrire une courbe peu prononcée entre les deux pointes extrêmes. Tout à coup, à huit heures dix, une forte secousse ébranle le navire. Les passagers ont l'impression que l'Ile-de-France a rencontré un iceberg.
Une seconde s'écoule, et une nouvelle secousse prolongée, un ralentissement brusque puis l'arrêt complet du bateau font sauter hors de leur lit les nombreux voyageurs qui sont encore couchés. Je regarde ma montre: il est huit heures dix-huit. On entend la voix du commandant qui crie: «Tout le monde sur le pont! Les canots à la mer!» En moins d'une minute, le pont est envahi; les marins, les chauffeurs, le personnel du service affalent les embarcations; les passagers prennent ou courent chercher la ceinture de sauvetage accrochée dans leur cabine, et se massent à l'avant, à l'arrière, ou sur le pont supérieur. C'est un moment critique, mais aucune panique ne se produit, aucun désordre, aucun faux mouvement. Très vite, les canots flottent autour du paquebot; très vite aussi les passagers se rendent compte qu'il n'y a pas de danger immédiat. Nous sommes échoués, sur plus de la moitié de la longueur du navire. L'avant est relevé d'un mètre au-dessus de la ligne de flottaison.
Je n'entends pas un cri de peur, pas une des passagères n'a de crise de larmes ou d'évanouissement. Il y a quelques notes comiques: on voit un monsieur courir sur le pont en caleçon, avec un appareil photographique en sautoir. Mais il n'y a pas de lâcheté, pas de défaillance, et c'est une jolie note à relever. L'aumônier allait revêtir ses ornements sacerdotaux, au moment de l'accident. Il rentre dans le salon et commence la messe. Un bon nombre de passagers y assistent. Le navire s'incline à tribord. Aussitôt après la messe, à peine les cierges éteints, les artistes improvisent un concert, et, cette musique, arrivant à travers les cloisons jusqu'au pont d'un paquebot qu'on essaye de renflouer, étonne les pilotes et chasseurs norvégiens, mais réjouit Marseille, c'est-à-dire tout l'équipage. Je passe près des cuisines et je saisis au vol ce mot: «Continuez vos pâtisseries, mes enfants.»
Je remonte. Dans une manœuvre, un homme est tombé à la mer; on le tire de ce bain glacé; il traverse nos rangs; quelqu'un lui demande:
—Ça doit vous avoir produit un singulier effet, mon ami?
—Pas tant que de voir une jolie femme!
Le mot, comme la musique, ne sonne pas pour tous, mais il sonne bien, pour quelques-uns. Toutes les bravoures sont jolies; et toutes les variétés de courage sont représentées à bord. Personne ne doute que notre situation ne soit sérieuse. Le pavillon a été mis en berne; le signal de détresse a été hissé; on essaie vainement de dégager le bateau en faisant machine en arrière; l'équipage commence à jeter le lest à la mer, et nous voyons tomber, par les hublots, les gros saumons de fonte, que les treuils vont chercher à fond de cale, et des blocs de charbon pris sur la réserve. Si nous ne pouvons pas sortir de cette position dangereuse à la marée prochaine, qui nous délivrera? Les côtes sont absolument inhabitées. La mer n'est parcourue par aucun baleinier, car les baleines ont depuis longtemps déserté la région. Nous nous trouvons par 79°6' de latitude nord. Chacun songe que la mer peut grossir et qu'elle aurait vite fait de rompre le bateau, dont la quille, à peine soulevée par le bercement de la marée, frissonne déjà en touchant le rocher.
Il faudrait prévenir, demander secours. Mais, du nord au sud du Spitzberg, pas un poste de télégraphe; la télégraphie sans fil n'est pas encore établie,—du moins, on nous l'a assuré,—entre la cabane de l'expédition Wellman et la ville la plus septentrionale de la Norvège, Hammerfest. Pas un port non plus où l'on aurait chance de rencontrer un remorqueur de quelque puissance. Hier, sans doute, par extraordinaire, un croiseur hollandais se trouvait à la baie de la Virgo: mais il est parti pour la banquise, et un petit phoquier, qui s'y trouvait aussi, doit, cette nuit même, faire route vers le sud. Le canot à vapeur, qui pourrait seul, semble-t-il, atteindre ce havre de la Virgo, en trois ou quatre heures, et prévenir l'expédition Wellman, nous sera indispensable si nous voulons débarquer. Nous ne sommes pas en péril imminent, puisque nous n'avons pas coulé en heurtant la roche, puisque nous sommes, hélas! trop solidement tenus par elle: mais notre situation n'est pas enviable, et, d'une heure à l'autre, elle peut empirer.
En attendant, l'accalmie est complète: la mer, le ciel, les montagnes, les îles de la côte ont une douceur émouvante, comme celle d'un mot tendre et qu'on n'attendait pas. Des oiseaux volent autour de nous; d'autres naviguent sur les glaçons; les phoques nous regardent et plongent aussitôt; la terre, qui fuit vers l'est, enfonce dans l'océan trois longs caps dentelés et très distants l'un de l'autre: le plus lointain est bleu, le second d'un lilas vif, le plus proche seulement est sombre, crevassé, menaçant, et dit la vérité.
A midi, sans une minute de retard, nous déjeunons dans une salle à manger fortement inclinée. La conversation est presque aussi animée que d'habitude; on regarde un peu plus par les hublots; j'entends un passager qui se plaint: «Mais, garçon, je vous ai demandé des Célestins, et vous m'apportez de la Grande Grille!» Vers la fin, tout à coup, un homme du bord entre dans la salle à manger. Il ne prend pas de précaution oratoire, il n'attend pas que le silence soit fait, il porte la main à son béret, et dit, pas très haut:
—Il y a un navire en vue!
Tout le monde entend. Tout le monde se lève. La plupart des visages ont pâli. On ne dit plus rien. On se précipite sur le pont. La peur de la fausse joie étreint tous ces prisonniers de la mer qui se penchent vers l'horizon.
—Ce n'est pas possible! Je ne vois rien.
—Ni moi.
—Pardon, une petite fumée.
—Et il a le cap sur nous?
—On le croit, mais il est loin, loin...
Du côté de la haute mer, en effet, en un point de l'immense courbe, au bas d'un nuage immobile et nacré, un peu de gris tache le ciel. Toutes les jumelles, toutes les longues-vues, tous les yeux l'observent. Cette fumée est pour tous l'unique objet dans l'étendue illimitée. Si elle allait descendre sous l'horizon! C'est un navire, à coup sûr, mais il n'a pas pu voir nos signaux de détresse. Pourquoi viendrait-il? Il vient cependant. La sirène de l'Ile-de-France commence à l'appeler... Il nous a aperçus! Il a l'air de venir à toute vitesse. Il a hissé le drapeau, qui veut dire: «Signal compris.» Nous ne sommes plus seuls! Il y a une pensée, à travers la mer, qui a entendu la nôtre!
Je vois des larmes dans bien des yeux. Personne ne quitte le poste d'observation. Malgré la fatigue, on veut être sûr du salut.
Quand il s'est approché, nous reconnaissons que notre sauveur n'est qu'un petit bateau baleinier, tout blanc, qui commence à tourner autour de nous, pour examiner la mer et la roche sans doute, mais aussi... pour «cinématographier» l'Ile-de-France. Et ce bateau arrive de la banquise! L'appareil enregistreur est dressé à l'arrière. A l'avant, des peaux de phoque et d'ours blanc, des eiders, des bois de renne avec le massacre, sont pendus à des cordages ou empilés sur le pont. Enfin, sur la passerelle, assis, les deux poings sur ses cuisses, se tient un homme jeune, vigoureux, dont la carrure, le large visage, la barbe fauve, la physionomie autoritaire et joviale, indiquent l'origine. C'est un Allemand du sud, un habitué de ces régions où il passe trois mois chaque année, l'homme qui les connaît le mieux peut-être.
On l'acclame; il parlemente avec le commandant de l'Ile-de-France, et essaye aussitôt de nous renflouer. Une amarre est jetée d'un bord à l'autre. Mais le petit baleinier, si persévérant que soit son effort, ne peut remuer la masse énorme de notre paquebot. Les deux machines agissent de concert et nous ne bougeons pas. On réussit seulement à redresser le navire. Toute l'après-midi est dépensée en tentatives vaines. Le temps reste admirablement beau. Les glaces en dérive ont l'air de corbeilles blanches sur une mer toute lilas. Des milliers d'oiseaux volent, se posent, plongent, et demeurent éclatants dans la lumière pure.
Après le dîner, en remontant sur le pont, nous nous apercevons que nous sommes de nouveau seuls à l'entrée de la Red bay. M. Lerner n'est plus là. Il a appris, du commandant de l'Ile-de-France, que le croiseur hollandais doit se trouver quelque part, à cinquante milles à l'est, dans la White bay, et se diriger de là vers la banquise. Il est immédiatement parti, il a promis une récompense à celui de ses marins qui, le premier, découvrirait le Friesland, et, toute la nuit, il va courir la mer pour nous, la mer pleine d'écueils et de glaces, qu'une petite brume nous cache en ce moment.
Nous sommes donc toujours en détresse. La nervosité grandit parmi les passagers. Beaucoup d'entre eux couchent tout habillés dans leurs cabines. D'autres s'étendent sur des chaises longues ou essaient de dormir dans des fauteuils. A deux heures du matin, le 26, le navire s'incline de nouveau à tribord, tout le monde se précipite sur le pont, et l'inquiétude est trop vive désormais pour qu'il soit aisé de la calmer. A quatre heures du matin, le commandant annonce que les passagers qui le désirent vont être débarqués sur un point de la côte ouest et que chacun doit emporter ce qu'il a de plus précieux. Bientôt il transforme cette permission en un ordre général; les chaloupes et les canots se remplissent, sans désordre et sans hâte; on emporte des couvertures, une valise, un sac, des armes, et la flottille se met en marche vers l'îlot appelé Outer Norway. Une seule embarcation reste près du paquebot, à cause d'une panne du moteur à pétrole. Nous sommes cent trente, passagers ou matelots, répartis entre les cinq embarcations qui s'éloignent du navire immobilisé. Je me trouve dans la troisième. C'est un spectacle admirablement poétique, émouvant et amusant, que celui de ces canots en chapelet, remorqués par une chaloupe à vapeur, et tout pleins de naufragés qui ne courent point encore de danger.
Le long train ondule sur l'eau luisante et berceuse. Des phoques lèvent la tête et replongent aussitôt, pour répandre la nouvelle: «Savez-vous où ils vont, ces bipèdes? Chez nous, à Outer Norway, sur la plage où plusieurs de nous sont nés. Est-ce une colonie? Il y a des dames parmi eux, et ils ont des bagages!» Et les petites têtes noires, aux yeux mouillés et clignants, se dressaient plus nombreuses.
Après cinq quarts d'heure de route,—le navire est devenu tout menu derrière nous,—nous entrons dans un détroit, entre deux îles. L'eau est profonde et merveilleusement claire; on stoppe; on fait passer devant la baleinière norvégienne qui est d'un faible tirant, et nous voyons une jeune femme, blonde et grande, debout à la poupe, et qui barre magistralement, avec un aviron, pour accoster la rive droite. C'est madame Nordenskjöld, norvégienne élevée en Islande, et fille d'un armateur de Reykjavik. Nous débarquons; nous prenons possession de l'île, nous demandant déjà combien de temps nous l'habiterons. Elle est sévère: une longue plage montante, couverte de pierres plates, et qui va rejoindre un énorme talus rocheux; elle a la forme de ces glaces que les petits marchands forains servent dans des coupes et dont ils enlèvent un quartier. Des oiseaux, en troupes nombreuses, protestent contre l'envahissement. Des canes eiders, épouvantées, abandonnent le nid. Et il y en a partout, de ces nids de duvet gris, où elles couvaient leurs quatre œufs bleus. Quelques jeunes gens commencent aussitôt à chasser. D'autres s'empressent:
—Madame, il fait assez froid dans l'île déserte: voulez-vous que nous allumions du feu?
Un sourire fatigué:
—Mais, monsieur, il n'y a pas de bois?
—Pardon, madame, pardon, des épaves, tout le long de la grève, et j'ai eu soin d'apporter deux boîtes d'allumettes.
Quatre ou cinq feux s'allument. Le vent souffle nord-nord-ouest. En laissant le feu au sud, on peut se reposer, presque au chaud, à l'abri de la fumée. Personne n'a dormi depuis vingt-quatre heures. On déroule des couvertures, des plaids, des peaux d'ours ou de moutons. Des ménages s'étendent et s'assoupissent, les pieds au feu, sur les meilleures roches plates. Une valise sert d'oreiller. Des célibataires, des isolés, sur de moins bons cailloux, comme il convient, se groupent autour, et essaient de dormir, ou de rêver, ce qui est plus aisé. Une main discrète, de temps en temps, rassemble les tisons. Avec une mystérieuse facilité, sans mot d'ordre, la colonie des débarqués s'est formée en escouades. Elle a suivi la loi des «affinités électives», comme disait Gœthe. A droite, du côté de la haute mer, plusieurs passagers ont escaladé une roche qui termine la plage, et ils observent l'horizon, avec des jumelles. Je les rejoins. On voit, très loin, l'Ile-de-France immobile et inclinée, et, sur les nuages, au nord, deux spirales de fumée. Ce sont les navires qui viennent au secours. M. Lerner a donc retrouvé le Friesland! Mais pourra-t-on nous renflouer? Un explorateur a parcouru déjà toute l'île.
—Qu'avez-vous vu?
—Cinquante tombes, la plupart ouvertes, là-bas, où le sol se relève.
—De quelle date?
—On ne sait pas.
—De quel pays étaient-ils?
—On ne sait pas.
Les heures s'écoulent. Je fais le tour du camp. La privation du chocolat matutinal commence à se faire sentir. Ostensiblement ou en cachette, selon l'humeur, des hommes et des femmes aux yeux cernés mordent des croûtes de pain ou un biscuit qui gisait, dédaigné, au fond d'un sac. Nous n'avons pas de vivres; on a promis seulement que la chaloupe apporterait le déjeuner, vers midi. Je passe près du bivouac de joyeux compagnons belges, qui ont planté parmi les pierres le drapeau de leur pays natal. L'un d'eux me fait signe d'approcher encore, et, confidentiellement:
—Monsieur, me dit-il, j'ai de l'amitié pour vous.
—J'en suis touché.
—Monsieur, vous n'avez pas de provisions?
—Ma foi, non.
—Moi, j'ai passé par les cuisines, avant de débarquer. Acceptez une tablette de chocolat... et... cette brioche.
Je remercie la Belgique, et j'aperçois, au-dessus des charbons ardents, le premier canard tué ce matin et déjà plumé, embroché, qui cuit. Je dois à la vérité d'ajouter que l'aspect du rôti est fuligineux et peu appétissant. Quelqu'un m'appelle encore et s'éloigne avec moi:
—Monsieur, si nous sommes renfloués, peut-être le commandant aura-t-il besoin d'argent comptant?
—C'est possible, je l'ignore.
—Voulez-vous lui faire dire que j'ai des lettres de crédit sur...
Le Parisien qui me fait cette confidence a un sourire amusé.
—... Sur les banques les plus voisines.
Et il me nomme les villes, en me montrant trois lettres représentant une fort belle somme.
L'offre s'est trouvée inutile. Elle aurait pu servir.
A midi, le commandant, fidèle à sa promesse, envoie la chaloupe avec un déjeuner froid, copieux. Il n'y avait pas de verres pour boire, mais chaque groupe de dix reçoit deux pots à confitures vides, dont l'un est réservé aux dames, et l'autre attribué aux hommes. Une gaieté assez vive et générale règne dans Outer Norway pendant le repas et les premières heures qui suivent. On va puiser du café dans une des deux grandes marmites disposées au-dessus d'un feu, en haut de la plage. On photographie tout. Je découvre même quatre joueurs de bridge dans un coin abrité. Puis le froid s'avive, à mesure que le soleil descend. Ce bon moral n'est pas sans mérite: il n'est pas non plus sans raison. Nous sommes à peu près sûrs d'être sauvés. Les heures ont passé; avec des jumelles, on voit maintenant les deux navires sauveteurs près du nôtre. Ils doivent travailler au renflouement de l'Ile-de-France, mais nous ne pouvons suivre la manœuvre. Tout a l'air immobile.
Un peu de brume coule du large et nous enveloppe. Rien n'indique que nous devions être délivrés avant la nuit, avant demain peut-être.
Alors, petit à petit, les échoués du Spitzberg, butant contre les pierres, portant ou traînant des couvertures, vont chercher au bout de la plage, le long du rocher observatoire, une protection contre le vent. Des phrases se croisent dans l'air: «Par ici, madame, j'ai un joli premier étage à vous offrir.—Moi, un rez-de-chaussée, avec trois nids d'eider, tout un édredon.—Venez, Georgette, prenez mon bras.»
On commençait à s'installer. Il faisait tout à fait froid, quand une vigie cria, vers six heures du soir:
—Les voilà! Les chaloupes reviennent!
—Toutes?
Nous sommes renfloués! Ce fut une demi-heure charmante. Malgré la fatigue, les visages étaient épanouis. On riait. Une voix très douce, à quelques pas de moi, murmurait, comme une conclusion de l'aventure:
—C'est grand'mère qui va être contente! Quand elle saura tout, en aura-t-elle une peur, et une joie!... Savez-vous, Maxime: j'en profiterai pour lui demander un petit cadeau.
Nous voici revenus à bord de l'Ile-de-France, qui flotte, qui fume, qui peut repartir. On assure que la coque n'a pas de blessure grave. Espérons. Nous contemplons avec gratitude le gros voisin, le navire sauveur.
Les témoins ont trouvé tout à fait admirables le sang-froid et l'habileté de manœuvre des officiers et de l'équipage du Friesland. Il y a eu un moment tragique, le dernier. Quand le paquebot, allégé non seulement d'une partie de son lest, mais de l'eau de ses chaudières, inerte, par conséquent, a enfin obéi au puissant effort des machines du navire de guerre et glissé sur le rocher, il s'est avancé sur le croiseur, sans pouvoir s'arrêter. Le Friesland, de son côté, ne pouvait éviter le choc. Il avait dû, pour être plus fort, mouiller une ancre et hâler dessus. On vit alors, au commandement, les cadets du Friesland accourir avec des madriers, les disposer en palissade pour protéger le bordage, et tous en ligne, impassibles, attendre la collision qui pouvait les broyer.
L'émotion fut telle, en cette minute, que pas un mot ne fut dit. Le choc, prévu et amorti, ne brisa qu'un mât de pavillon, une embarcation et quelques mètres de chaînes. L'Ile-de France, après trente-quatre heures, était renflouée. Elle flottait librement. Les vivats éclatèrent. Ils recommencent quand les embarcations, vers sept heures du soir, ramènent les passagers.
J'ai à peine le temps de m'habiller, pour assister au dîner offert, à bord de l'Ile-de France, à M. J.-B. Snethlage, commandant, à M. A.-M. Bron, capitaine du Friesland, et à M. Lerner. Le souvenir vivant du péril, la gratitude unanime et vive de notre côté, et, de l'autre, la joie du service rendu, relèvent singulièrement le ton des propos échangés entre sauveteurs et «rescapés». Pour une fois, aucun mot de remerciement et de sympathie n'est menteur.
Ce n'est pas tout, et tout l'extraordinaire de ce drame n'est pas fini. Par la plus claire soirée, quand les officiers du Friesland et M. Lerner,—un sportsman qui aime, entre deux chasses au phoque, à compléter la carte du Spitzberg,—reparaissent sur le pont de l'Ile-de-France, ils aperçoivent, à bâbord, le Frithjof. Ce petit navire, qui devait partir pour le sud du Spitzberg, a été retenu par M. Wellman, inquiet de la longue absence de M. Lerner, et envoyé à la découverte, du côté de la banquise. Et ce fait invraisemblable s'est produit: le 26 juillet 1906, à dix heures du soir, tout près du quatre-vingtième degré de latitude nord, dans la mer la plus déserte du monde, quatre navires ont été réunis dans un demi-mille carré.
VII
RETOUR DU SPITZBERG
—Voulez-vous la recette, pour faire un Spitzberg ressemblant?
—Oui.
—Très simple. Vous prenez du chocolat en poudre,—une bonne quantité,—vous le disposez en cônes bien aigus et reliés par la base, dont vous avez soin d'inciser assez fortement les pentes, avec le manche d'une cuiller. Battez alors des blancs d'œufs en neige, et versez dans les creux: vous avez le Spitzberg.
Cette boutade, celui qui l'a dite ne s'en souvient déjà plus. Quatre jours ont passé. Nous sommes loin des terres inhabitées, loin de l'Océan glacial aux fortes lames courtes, et le vert a reparu, le vert d'une tige d'orge et d'un brin de gazon où il y a la vie. Avec quelle joie nos yeux l'ont bue, cette première tache d'herbe, large comme une aire à battre, au sommet d'un écueil dont l'assise était noire! Elle avait triomphé. Elle était l'annonciatrice. Elle rendait silencieux tous ceux qui la voyaient. Des sourires allaient à elle, comme à une fleur précoce qui ouvre une saison. La première cabane prit un air d'idylle. Tromsœ, ville des fourrures, nous parut un grand port, et parmi ses bouleaux cagneux plantés dans la pierraille, nous nous baissions, pour passer sous des branches.
Tout cela est loin. Cette nuit, nous avons retrouvé l'ombre, pour quelques heures; le soleil est descendu au dessous de l'horizon; plusieurs s'en sont réjouis, ayant dormi plus facilement; moi pas: j'aimais cette lumière continue, mais non égale, qui ne nous a pas quittés pendant quatorze fois vingt-quatre heures. Quand je m'éveillais, dans la couchette du bateau, et que j'ouvrais mon hublot, j'avais l'image et presque la sensation de ce qui est vraiment, d'une Intelligence qui veille sans défaillance. Nous sommes sortis de ce monde polaire. Depuis notre départ de Tromsœ, nous avons fait beaucoup de chemin vers le sud, et il me semble que nous naviguons assez loin du continent norvégien, à la limite de la poussière d'îles qui suit, en écharpe souple, le mouvement de la côte. S'il y avait des navires dans le ciel d'été, au bord de la voie lactée, les passagers auraient comme nous, et toujours à tribord, de soudaines échappées sur l'espace désert et bleu.
Je ne me trompe pas. Ce soir, 31 juillet, on nous annonce que nous allons toucher à Henningsvœr, à la pointe sud-ouest d'une des plus éloignées parmi les Lofoten. Nous nous engageons dans un détroit. Les terres montagneuses se pressent autour de nous, comme d'autres, si souvent, l'ont fait pendant la traversée, puis elles s'abaissent, et nous découvrons, droit en face, des écueils plats, nombreux, formant grappe à la surface de la mer, et qui ressemblent, de loin, à ces roches goémoneuses qui s'étendent au pied des falaises de France, et où les enfants pêchent des crevettes naines. Mais ici, la falaise est le promontoire d'Œst-Vagœ, qui monte à droite, à huit cents mètres de hauteur, et dont l'ombre, le matin, doit être lourde sur les premiers îlots. Ce soir, tout est lumière, transparence, enchantement. Bien qu'il soit plus de sept heures, le soleil, très élevé encore au-dessus de l'horizon, couvre tout l'archipel et les pentes des montagnes d'une dorure de fruit mûr ou de moisson.
Nous approchons; le relief des écueils se dessine; des maisons apparaissent, peintes en rouge, en blanc, en jaune, en bleu; puis des ponts qui relient les îlots; puis d'autres maisons que cachait une pointe: toute une ville, avec son église, ses postes de télégraphe, ses entrepôts aux pignons munis de grues, ses petits chalands aux formes de gondole, ses canaux tortueux, ramifiés, bordés de pieux pourris que bat la mer vivante. Venise très pauvre et toute pêcheuse. Le moindre bout de récif inhabitable, des dos de roches rondes, des espaces réservés entre les maisons, au bord de l'eau, sont couverts de charpentes, où pendent, par milliers, des moitiés de morues qui sèchent. Jamais, sans doute, un navire d'aussi fort tonnage que le nôtre n'est venu à Henningsvœr. Par-dessus le chenal, extrêmement étroit, qui permet d'arriver devant la ville, on avait établi un fil téléphonique à soixante pieds peut-être en l'air. Mais la mâture de l'Ile-de-France est plus haute encore, et le fil, heurté par elle en son milieu, tendu, criant comme une corde de violon, se rompt tout à coup et tombe le long de la coque.
Lorsque nous débarquons, nous constatons que tous les entrepôts et beaucoup de maisons sont fermés. Nous ne rencontrons que des femmes et des enfants, autour des séchoirs et le long de l'unique ruelle taillée dans le rocher. Où sont les hommes? A la pêche. Henningsvœr est une hôtellerie et un rendez-vous. Village pendant neuf mois, elle est une ville pendant trois. Le mois de mars amène dans les Lofoten d'immenses bancs de morues. Alors quinze mille pêcheurs, de tous les points de la Norvège, se précipitent vers les roches plates, à la pointe d'Œst-Vagœ; les maisons rouges, les maisons bleues s'emplissent jusqu'au toit; les cabarets regorgent de clients,—qui ne boivent plus d'absinthe ou d'eau-de-vie, paraît-il,—et, dans la brume des soirs interminables, l'odeur des pipes et du sang frais de morue dénonce au loin, sur la mer, la résurrection d'Henningsvœr.
Je passe une heure couché sur un bloc de roche grise, à regarder l'archipel minuscule, et la ville dispersée, proprette et close, et la lueur des eaux sous les rayons très penchés du soleil,—car il est près de dix heures du soir. Au-dessous de mon observatoire, s'étend la seule prairie de l'îlot, où trois vaches paissent une herbe très courte et d'un vert éclatant. La mer et la montagne inhabitée pressent et menacent de toutes parts, et font un cadre tragique à toutes ces maisons peintes en clair et posées sur l'écueil misérable. Comment des peintres ne viennent-ils pas ici? Une petite fille, douze ans peut-être, aux cheveux d'un blond d'avoine, aux yeux gris, et qui a ce calme et cette clarté nivéenne du visage, si fréquents chez les Scandinaves, est interrogée par un de mes compagnons: «Veux-tu venir en France, petite?—Oui.—Pour y rester?—Non.—Tu serais mieux logée qu'à Henningsvœr, à Paris, mieux nourrie, et tu verrais de belles choses?—Je veux bien voir Paris, mais je reviendrai en Norvège: il n'y a pas d'aussi beau pays.» Je modifierai un peu sa réponse pour me l'approprier, je dirai: «Il n'y a pas de plus beaux paysages côtiers, plus grands, ni plus variés, et la lumière chaude n'est pas l'égale, en richesse, de la lumière froide.»
2 août.—En quittant Henningsvœr, j'avais aperçu, avant-hier, à l'extrême horizon, l'ennemi redoutable, la brume. Sur toute la longueur d'une chaîne de montagnes, elle n'avait encore trouvé qu'une issue, un col étroit et très élevé, et elle coulait par là vers la mer où nous étions ancrés. Elle formait une nappe moutonneuse dont l'extrême bord, mobile et nerveux comme l'antenne d'une bête, tâtait l'herbe et la roche de la haute vallée, et sursautait, et reprenait contact avec la terre un peu plus bas.
Quelle rapidité le vent lui a-t-il donnée, le vent que nous n'avons pas senti, mais qui l'a refoulée? Elle nous a rattrapés. Depuis hier, nous sommes immobiles, bloqués par elle, séparés de tout, réduits à ne plus voir que notre propre navire et les mines déconfites des passagers, qui n'ont pas la patience des marins. «Combien de temps cela dure-t-il?—Quelquefois trois jours et plus.» Il n'y a encore que vingt-trois heures que la sirène crie aux autres aventuriers de la mer et des îles: «Attention; tâchez de nous découvrir à temps; ne nous heurtons pas!» C'est bien toujours la nappe blanche qui passe, avec ses noyaux de vapeurs arrondis comme des bulles et séparés par des clairs; elle plane, à présent, elle est accrochée au passage par toutes les pointes qui la retiennent et la retardent. Et les îles, les îlots, les roches sont innombrables autour de nous.
Tout à l'heure, dans une maille éclatée du nuage, j'ai vu le danger, partout: des courbes brunes, qu'un souffle de fumée pâle a aussitôt recouvertes, une balise, une silhouette incomplète et sans base, qui a sombré subitement. Le soleil n'est nulle part et il est partout. Il a l'air de se lever là où l'ombre diminue. Nous sommes trompés à chaque instant par ses rayons emprisonnés dans la brume, et qui tombent quand elle s'entr'ouvre, comme tomberait le pollen d'une fleur blanche et confuse. On s'ennuie.
A cinq heures du soir, au-dessus des mâts, on devine du bleu à travers un voile. Nous partons, nous faisons un kilomètre, à toute petite vitesse, et la brume se referme, au-dessus de nous, en avant, en arrière, et il faut continuer d'avancer, parce que, désormais, les fonds sont de plusieurs centaines de mètres, et qu'on ne peut plus jeter l'ancre.
Je me suis établi sur le gaillard d'avant, et je guette, moi aussi, comme le vieux pilote à visage de phoque qui se tient sur la passerelle. J'admire cet homme, qui n'a, pour conduire le navire, en ce moment difficile, que ses souvenirs de vieux marin et ses yeux, qui se font tout petits, entre ses cils tout blancs. D'un geste de la main, qu'il tient tendue en arrière, il indique au timonier: à bâbord, à tribord.
Il n'y a qu'une chose qu'il ne voie pas: c'est la double ride que fait la proue de l'Ile-de-France, et qui va s'élargissant, pli frissonnant, d'un mauve tendre, sur l'eau nacrée par la brume. Une sirène répond à la nôtre; un caboteur tout noir sort tout à coup du brouillard et se range dans notre sillage; un gros vapeur allemand glisse à bâbord et nous dépasse; nous le dépassons à notre tour; quelquefois, à des nuances, à un souffle, on sent qu'il y a des terres toutes proches et on ne les voit pas; plus loin, dans la nuit qui tombe, on entend l'aboiement d'un chien; plus loin encore, on aperçoit, une seconde, sur deux grosses pierres, deux hommes debout qui regardent passer le grand fantôme que nous devons être; puis ce sont des bouts de grèves dans une éclaircie, une maison, un arbre, un commencement de lumière et de paysage qui s'éteint.
Pendant six heures, le vieux pilote immobile cherche et trouve son chemin, dans le nuage tout plein d'écueils. J'ai le regret des terres qui ont fui, et que je ne connaîtrai pas. Je songe à un autre voyage, qui se fait dans la brume aussi, parmi tant de choses qu'elle nous cache et tant d'âmes voisines et ignorées. A minuit, tout est fini: un dernier bas-fond arrondit sa plage en dos de baleine; un feu de phare s'allume au ras de l'eau, porté par quatre pieux comme une chapelle votive; la dangereuse guenille blanche est restée en arrière, et nous allons vers le large.
FIN
TABLE
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—2753-1-13.
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