Notice bio-bibliographique sur La Boëtie, suivie de La Servitude volontaire
[46] Asservisse, opprime, Montaigne employe ce mot au chap. 3 du livre 2, au sujet du vieillard Rasias.
[47] Les imprimés portent controuvé.
[48] Les imprimés disent certainement à tort de s'en défendre.
[49] Pourvu que. «Un homme sage, dit Philippe de Comines, sert bien en une compaignie de princes, mais qu'on le veuille croire, et ne se pourroit trop acheter.» L. I, c. 12.
[50] Les imprimés disent: sans forme.
[51] Les imprimés: la racine n'ayant plus d'humeur et aliment devient une branche sèche et morte.
Les hardis, pour acquerir le bien qu'ils demandent, ne craignent point le dangier; les aduisés ne refusent point la peine: les lasches et engourdis ne sçauent ni endurer le mal, ni recouurer le bien; ils s'arrestent en cela de les souhaitter; et la vertu d'y pretendre leur est ostee par leur lascheté; le desir de l'auoir leur demeure par la nature. Ce desir, ceste volonté, est commune aux sages et aus indiscrets, aus courageus et aus couars, pour souhaitter toutes choses qui, estant acquises, les rendroient heureus et contens: une seule chose en est à dire, en laquelle ie ne sçay comment nature defaut[52] aus hommes pour la desirer; c'est la liberté, qui est touteffois un bien si grand et si plaisant, qu'elle perdue, tous les maus viennent à la file, et les biens mesme qui demeurent apres elle perdent entierement leur goust et sçaueur, corrompus par la seruitude: la seule liberté, les hommes ne la desirent point, non pour autre raison, ce semble, sinon que s'ils la desiroient, ils l'auroient; comme s'ils refusoient de faire ce bel acquest, seulement par ce qu'il est trop aisé.
[52] Fait défaut, manque.
Pauures et misérables, peuples insensés, nations opiniastres en vostre mal, et aueugles en vostre bien, vous vous laissés emporter deuant vous le plus beau et le plus clair de vostre reuenu, piller vos champs, voller vos maisons, et les despouiller des meubles anciens et paternels! vous viués de sorte, que vous ne vous pouués vanter que rien soit à vous; et sembleroit que meshui ce vous seroit grand heur de tenir a ferme[53] vos biens, vos familles et vos vies[54]: et tout ce degast, ce malheur, ceste ruine, vous vient, non pas des ennemis, mais certes oui bien, de l'ennemy, et de celui que vous faites si grand qu'il est, pour lequel vous allés si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refusés point de présenter à la mort vos personnes. Celui qui vous maistrise tant, n'a que deux yeulx, n'a que deus mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand et infini nombre de vos villes; sinon que l'auantage que vous luy faites pour vous destruire. D'où a il pris tant d'yeulx; dont il vous espie; si vous ne les luy baillés? comment a il tant de mains pour vous fraper, s'il ne les prend de vous? Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a il, s'ils ne sont des vostres? Comment a il aucun pouuoir sur vous, que par vous? Comment vous oseroit il courir sus, s'il n'auoit intelligence auec vous? Que vous pourroit il faire, si vous n'estiés receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traistres à vous mesmes? Vous semés vos fruicts, afin qu'il en face le degast; vous meublés et remplissés vos maisons, afin de fournir à ses pilleries; vous nourrissés vos filles, afin qu'il ait de quoy saouler sa luxure; vous nourrissez vos enfans, afin que, pour le mieulx qu'il leur sçauroit faire, il les mene en ses guerres, qu'il les conduise a la boucherie, qu'il les face les ministres de ses conuoitises, et les executeurs de ses vengeances; vous rompés à la peine vos personnes, afin qu'il se puisse mignarder en ses délices, et se veautrer dans les sales et vilains plaisirs; vous vous affoiblissés, afin de le rendre plus fort et roide à vous tenir plus courte la bride: et de tant d'indignités, que les bestes mesmes ou ne les sentiroient point, ou ne l'endureroient point, vous pouués vous en deliurer, si vous l'essaiés, non pas de vous en deliurer, mais seulement de le vouloir faire. Soiés resolus de ne seruir plus; et vous voilà libres. Ie ne veux pas que vous le poussiés, ou l'ebransliés; mais seulement ne le soustenés plus: et vous le verrés, comme un grand colosse à qui on a desrobé la base, de son pois mesme fondre en bas, et se rompre.
[53] De tenir à moitié (imprimés).
[54] Le manuscrit porte vies, mais en marge il est écrit de la même main, Villes.
Mais certes les medecins conseillent bien de ne mettre pas la main aux plaies incurables; et ie ne fais pas sagement de vouloir prescher en cecy le peuple qui a perdu, long temps a, toute congnoissance, et duquel, puis qu'il ne sent plus son mal, cela monstre assés que sa maladie est mortelle. Cherchons donc par coniecture, si nous en pouuons trouuer, comment s'est ainsi si auant enracinée ceste opiniastre volonté de seruir, qu'il semble maintenant que l'amour mesme de la liberté ne soit pas si naturelle[55].
[55] Ce seroit tomber de fièvre en chaud mal et non pas guérir. H. de Mesmes.
Premierement, cela est, comme ie croy, hors de doute, que, si nous viuions auec les droits que la nature nous a donné et auec les enseignemens qu'elle nous apprend, nous serions naturellement obeïssans aus parens, subiets à la raison, et serfs de personne. De l'obéïssance que chacun, sans autre aduertissement que de son naturel, porte à ses père et mère; tous les hommes s'en sont tesmoins, chacun pour soy. De la raison; si elle nait auec nous, ou non, qui est une question debattue a fons par les académiques et touchée par toute l'escole des philosophes[56]; pour ceste heure ie ne penserai point faillir en disant cela qu'il y a en nostre ame quelque naturelle semence de raison, laquelle, entretenue par bon conseil et coustume, florit en vertu, et au contraire, souuent ne pouuant durer contre les vices suruenus, estouffee s'auorte. Mais certes s'il y a rien de clair ni d'apparent en la nature, et ou il ne soit pas permis de faire l'aueugle, c'est cela, que la nature, la ministre de Dieu, la gouuernante des hommes, nous a tous faits de mesme forme, et, comme il semble, à mesme moule[57], afin de nous entreconnoistre tous pour compaignons, ou plustost pour frères; et si, faisant les partages des présens qu'elle nous faisoit[58], elle a fait quelque auantage de son bien, soit au corps ou en l'esprit, aus uns plus qu'aus autres, si n'a elle pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans un camp clos, et n'a pas enuoié icy bas les plus forts ny les plus auiséz, comme des brigans armés dans une forest, pour y gourmander les plus foibles; mais plustost faut il croire que, faisant ainsi les parts aus uns plus grandes, aus autres plus petites, elle vouloit faire place à la fraternelle affection, afin qu'elle eut où s'emploier, aians les uns puissance de donner aide, les autres besoin d'en receuoir: Puis doncques que ceste bonne mere nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous logés aucunement[59] en mesme maison, nous a tous figurés a mesme patron[60], afin que chacun se peust mirer[61] et quasi reconnoistre l'un dans l'autre; si elle nous a donné à tous ce grand present de la voix et de la parolle, pour nous accointer et fraterniser dauantage, et faire, par la commune et mutuelle declaration de nos pensées, une communion de nos volontés; et si elle a tasché par tous moiens de serrer et estreindre si fort le nœud de nostre alliance et société; si elle a monstré, en toutes choses, qu'elle ne vouloit pas tant nous faire tous unis, que tous uns: il ne faut pas faire doute que nous ne soions tous naturellement libres, puis que nous sommes tous compaignons; et ne peut tomber en l'entendement de personne que nature ait mis aucun en seruitude, nous aiant tous mis en compaignie.
[56] Platon, le Menon; Euripide, Hippol., v., 79. L. F.
[57] Montaigne s'est souvenu de cette pensée et de l'expression, il l'emploie dans un passage très-remarquable du chap. 12 du livre II des Essais.
[58] Les éditeurs ici ont corrigé la répétition et ils ont mis donnoit.
[59] En quelque sorte.
[60] Les imprimés disent: paste.
[61] Montaigne s'était dressé à mirer sa vie dans celle d'autruy, III, 12.
Mais, à la verité, c'est bien pour neant de debatre si la liberté est naturelle[62], puis qu'on ne peut tenir aucun en seruitude sans lui faire tort, et qu'il n'i a rien si contraire au monde à la nature, estant toute raisonnable, que l'iniure. Reste doncques la liberté estre naturelle, et, par mesme moien à mon aduis, que nous ne sommes pas nez seulement en possession de nostre franchise, mais aussi auec affection de la deffendre. Or, si d'auenture nous faisons quelque doute en cela, et sommes tant abastardis que ne puissions reconnoistre nos biens ni semblablement nos naïfues affections, il faudra que ie vous face l'honneur qui vous appartient, et que ie monte, par maniere de dire, les bestes brutes en chaire, pour vous enseigner vostre nature et condition. Les bestes, ce maid' Dieu! si les hommes ne font trop les sourds, leur crient, viue liberté. Plusieurs en y a d'entre elles, qui meurent aussy tost qu'elles sont prises: comme le poisson quitte la vie aussy tost que l'eaue, pareillement celles là quittent la lumiere, et ne veulent point suruiure à leur naturelle franchise. Si les animaus auoient entre eulx quelques preeminences, ils feroient de celles là leur noblesse[63]. Les autres, des plus grandes, iusques aux plus petites, lors qu'on les prend, font si grand' resistence d'ongles, de cornes, de bec et de pieds, qu'elles declarent asses combien elles tiennent cher ce qu'elles perdent; puis, estans prises, elles nous donnent tant de signes apparens de la congnoissance qu'elles ont de leur malheur, qu'il est bel à voir, que dores en là[64] ce leur est plus languir que viure, et qu'elles continuent leur vie, plus pour plaindre leur aise perdu, que pour se plaire en seruitude. Que veut dire autre chose, l'elephant qui, s'estant defendu iusques à n'en pouuoir plus, n'i voiant plus d'ordre, estant sur le point d'estre pris, il enfonce ses machoires, et casse ses dents contre les arbres; sinon que le grand desir qu'il a de demourer libre, ainsi qu'il est, luy fait de l'esprit, et l'aduise de marchander avec les chasseurs si, pour le pris de ses dens, il en sera quitte, et s'il sera receu à bailler son iuoire, et paier ceste rançon, pour sa liberté. Nous apastons[65] le cheual deslors qu'il est né, pour l'appriuoiser à seruir; et si ne le sçauons nous si bien flatter, que quand ce vient à le domter, il ne morde le frein, qu'il ne rue contre l'esperon, comme (ce semble) pour monstrer à la nature, et tesmoigner au moins par là, que s'il sert, ce n'est pas de son gré, ains par nostre contrainte. Que faut il donc dire?
[62] «La principauté est de nature et de justice de Dieu.» H. de M.
[63] La pensée de La Boëtie est que ce fait de perdre sa vie dès qu'on perd la liberté constitue une sorte de noblesse naturelle. Les imprimés changent complétement l'idée en disant: ils feroient de liberté leur noblesse.
[64] Dorénavant.
[65] Montaigne (livre III, ch. 9) exprime le désir de trouver un gendre «qui sçeut appaster commodément ses vieux ans.»
Et les oiseaus dans la caige se pleignent,
[66] Un grand nombre d'éditeurs ont mis: sous les pieds du ioug.
comme i'ai dit autreffois, passant le temps à nos rimes françoises: Car ie ne craindray point, escriuant à toi, ô Longa[67], mesler de mes vers, desquels ie ne te lis[68] jamais, que, pour le semblant que tu fais de t'en contenter, tu ne m'en faces tout glorieus. Ainsi donc, puisque toutes choses qui ont sentiment, deslors qu'elles l'ont, sentent le mal de la suietion, et courent apres la liberté; puis que les bestes, qui ancore sont faites pour le seruice de l'homme, ne se peuuent accoustumer à seruir qu'auec protestation d'un desir contraire: quel mal encontre a esté cela, qui a peu tant denaturer l'homme, seul né, de vrai, pour viure franchement, et lui faire perdre la souuenance de son premier estre et le desir de le reprendre?
[67] Voyez sur ce personnage (Bertrand de Larmandie, baron de Longa) la notice bio-bibliographique sur La Boëtie.
[68] Les éditeurs mettent: je ne lis jamais.
Il y a trois sortes de tirans[69]: Les uns ont le roiaume, par élection du peuple; les autres, par la force des armes; les autres, par succession de leur race. Ceus qui les ont acquis par le droit de la guerre, ils s'y portent ainsi, qu'on connoit bien qu'ils sont, (comme l'on dit,) en terre de conqueste. Ceus là qui naissent rois, ne sont pas communement gueres meilleurs; ains estans nés et nourris dans le sein[70] de la tirannie, tirent auec le lait la nature du tiran, et font estat des peuples qui sont soubs eus, comme de leurs serfs hereditaires; et, selon la complexion à laquelle ils sont plus enclins, auares, ou prodigues, tels qu'ils sont, ils font du royaume comme de leur heritage. Celui à qui le peuple a donné l'estat, deuroit estre (ce me semble) plus supportable; et le seroit, comme ie croy, n'estoit que deslors qu'il se voit esleué par dessus les autres, flatté par ie ne sçay quoy qu'on appelle la grandeur, il delibere de n'en bouger point: communement, celui là fait estat de rendre à ses enfans la puissance que le peuple lui a baillé: et, deslors que ceus là ont pris ceste opinion, c'est chose estrange de combien ils passent, en toutes sortes de vices, et mesmes en la cruauté, les autres tirans; ne voians autre moien, pour asseurer la nouuelle tirannie, que d'estreindre[71] si fort la seruitude, et estranger tant leurs subiects de la liberté, qu'ancore que la memoire en soit fresche, ils la leur puissent faire perdre. Ainsi, pour en dire la verité, ie voi bien qu'il y a entr'eus quelque différence; mais de chois, ie ni en vois[72] point; et, estant les moiens de venir aus regnes, diuers, tousiours la façon de regner est quasi semblable: Les esleus, comme s'ils auoient pris des toreaus à domter, ainsi les traictent ils: Les conquerans en font, comme de leur proie: Les successeurs, pensent d'en faire ainsi que de leurs naturels esclaues[73].
[69] Les imprimés ajoutent ici ce qui n'est pas dans notre manuscrit: «ie parle des méchants princes.»
[70] Les imprimés portent sang.
[71] Les imprimés portent estendre.
[72] «Silz sont esleus prenons nous en à eulx; s'ilz sont de naissance, c'est la nature, silz nous ont conquis seruons aux plus forts, c'est le droit des gens. Ainsi noz ancêstres respondirent aux Romains.» H. de M. (Le sens de l'observation semblerait exiger pour le premier membre de phrase «prenons nous en a nous.)»
[73] C'est par nécessité et pour maintenir les peuples. H. de M.
Mais à propos, si d'auanture il naissoit auiourd'huy quelques gens, tous neufs, ni accoustumés à la subiection, ni affriandés à la liberté, et qu'ils ne sçeussent que c'est ni de l'un, ni de l'autre, ni à grand' peine des noms; si on leur presentoit, ou d'estre serfs, ou viure francs, selon les loix desquelles ils ne s'accorderoient, il ne faut pas faire doute qu'ils n'aimassent trop mieulx obeïr à la raison seulement, que seruir à un homme; sinon possible que ce fussent ceux d'Israël, qui, sans contrainte, ni aucun besoin, se firent un tiran: duquel peuple ie ne lis iamais l'histoire, que ie n'en aye trop grand despit, et, quasi iusques à en deuenir inhumain pour me resiouïr de tant de maus qui lui en aduindrent. Mais certes tous les hommes, tant qu'ils ont quelque chose d'homme, deuant qu'ils se laissent assuietir, il faut l'un des deus, qu'ils soient contrains, ou déceus: Contrains, par les armes estrangeres, comme Sparthe ou Athenes par les forces d'Alexandre, ou par les factions, ainsi que la seigneurie d'Athenes estoit deuant venue entre les mains de Pisistrat: Par tromperie perdent ils souuent la liberté; et, en ce, ils ne sont pas si souuent seduits par autrui comme ils sont trompés par eus mesmes: ainsi le peuple de Siracuse, la maistresse ville de Sicile (on me dit qu'elle s'appelle auiourd'hui Sarragousse[74]), estant pressé par les guerres inconsiderement ne mettant ordre qu'au danger présent, esleua Denis, le premier tiran, et lui donna la charge de la conduite de l'armée; et ne se donna garde qu'il[75] l'eut fait si grand, que ceste bonne piece là, reuenant victorieus, comme s'il n'eust pas vaincu ses ennemis, mais ses citoiens, se feit de cappitaine, roy, et de roy, tiran. Il n'est pas croiable, comme le peuple, deslors qu'il est assuietti, tombe si soudain en un tel et si profond oubly de la franchise, qu'il n'est pas possible qu'il se resueille pour la rauoir, seruant si franchement et tant volontiers, qu'on diroit, à le voir, qu'il a non pas perdu sa liberté, mais gaigné sa seruitude[76]. Il est vray qu'au commencement on sert contraint, et vaincu par la force: mais ceus qui viennent apres[77], seruent sans regret, et font volontiers ce que leurs deuanciers auoient fait par contrainte.[78] C'est cela, que les hommes naissans soubs le ioug; et puis, nourris et esleués dans le seruage, sans regarder plus auant, se contentent de viure comme ils sont nés, et ne pensans point auoir autre bien ni autre droict que ce qu'ils ont trouué, ils prennent pour leur naturel l'estat de leur naissance[79]. Et touteffois il n'est point d'heritier si prodigue et nonchalant, que quelque fois ne passe les yeulx sur les registres de son père, pour voir s'il iouïst de tous les droicts de sa succession, ou si l'on a rien entrepris sur lui, ou son prédécesseur. Mais certes la coustume, qui a en toutes choses grand pouuoir sur nous, n'a en aucun endroit si grand vertu qu'en cecy, de nous enseigner à seruir et, comme l'on dit de Mitridat qui se fit ordinaire à boire[80] le poison, pour nous apprendre à aualer et ne trouuer point amer le venin de la seruitude. L'on ne peut pas nier que la nature n'ait en nous bonne part pour nous tirer là où elle veut, et nous faire dire bien ou mal nez: mais si faut il confesser qu'elle a en nous moins de pouuoir que la coustume; pource que le naturel, pour bon qu'il soit, se perd s'il n'est entretenu; et la nourriture nous fait tousiours de sa façon, comment que ce soit, maugré la nature. Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et glissantes, qu'elles ne peuuent endurer le moindre heurt de la nourriture contraire; elles ne s'entretiennent pas si aisement, comme elles s'abatardissent, se fondent, et viennent à rien: ne plus ne moins que les arbres fruictiers, qui ont bien tous quelque naturel à part, lequel ils gardent bien si on les laisse venir; mais ils le laissent aussi tost, pour porter d'autres fruicts estrangiers et non les leurs, selon qu'on les ente: Les herbes ont chacune leur propriété, leur naturel et singularité; mais toutesfois le gel, le temps, le terroir ou la main du iardinier, y adioustent, ou diminuent beaucoup de leur vertu: la plante qu'on a veu en un endroit, on est ailleurs empesché de la reconnoistre. Qui verroit les Venitiens, une poignée de gens, viuans si librement que le plus meschant d'entr'eulx ne voudroit pas estre le roy de tous; ainsi nés et nourris, qu'ils ne reconnoissent point d'autre ambition sinon à qui mieulx aduisera et plus soigneusement prendra garde à entretenir la liberté; ainsi appris et faits dès le berceau, qu'ils ne prendroient point tout le reste des félicités de la terre, pour perdre le moindre point de leur franchise[81]: Qui aura veu, dis-ie, ces personnages là, et au partir de là s'en ira aus terres de celui que nous appellons Grand Seigneur; voiant là les gens qui ne veulent estre nez que pour le seruir, et qui pour maintenir sa puissance abandonnent leur vie, penseroit il que ceus là et les autres, eussent un mesme naturel, ou plustost s'il n'estimeroit pas que, sortant d'une cité d'hommes, il estoit entré dans un parc de bestes? Licurge, le policeur de Sparte, auoit nourri, ce dit on, deux chiens tous deus freres, tous deus allaités de mesme laict[82], l'un engraissé en la cuisine, l'autre accoustumé par les champs au son de la trompe et du huchet[83]; voulant monstrer au peuple lacedemonien que les hommes sont tels que la nourriture les fait, mit les deus chiens en plain marché, et entr'eus une soupe et un lieure; l'un courut au plat, et l'autre au lieure: «Toutesfois, dit il, si sont ils freres.» Doncques celui là, auec ses loix et sa police, nourrit et feit si bien les Lacedemoniens, que chacun d'eux eut plus cher de mourir de mille morts[84], que de reconnoistre autre seigneur que la loy et la raison[85].
[74] Les Siciliens l'appellent aujourd'hui Saragusa ou Saragosa: la manière dont La Boëtie écrit le nom de Syracuse confond cette ville avec celle de Saragosse en Espagne.
[75] Il se rapporte au peuple de Saragusa, les imprimés portent elle.
[76] Cette phrase est très-claire et très-correcte; les imprimés la remplacent par celle-ci: qu'il a non pas perdu sa liberté mais sa servitude.
[77] Les imprimés ajoutent ici «n'ayans iamais veu la liberté et ne sachants que c'est».
[78] Il en était de même «ez republiques.» H. de M.
[79] Montaigne a fait un chapitre sur la Coustume (22e du livre Ier). Il est naturel de croire que ce passage de La Boëtie lui en a fourni la première idée. On y trouve dans une foule d'endroits des réminiscences frappantes de la Servitude volontaire: Je me borne à en citer deux exemples.
«De vray parce que nous la humons avec le laict de notre naissance (la servitude), et que le visage du monde se présente en cet état à notre premiere veuë, il semble que nous soyons nais à la condition de suivre ce train.»
«Les peuples nourris à la liberté et à se commander eux-mesmes estiment toute autre forme de police monstrueuse et contre nature, ceux qui sont duits à la monarchie en font de mesme et quelque facilité que leur prète fortune au changement, lors mesme qu'ils se sont avec grandes difficultez deffaits de l'importunité d'un maître, ils courent à en replanter un nouueau auec pareilles difficultez pour ne se pouuoir résoudre de prendre en haine la maitrise.»
[80] Appien, Guerres de Mithridate; Pline, Hist. nat., XXIV., 2.—L. F.
[81] C'est peut-être ce passage qui a donné lieu à Montaigne de dire que son ami aurait mieux aimé être né à Venise qu'à Sarlat.
[82] Ceci est pris d'un traité de Plutarque, intitulé Comment il faut nourrir les enfants, de la traduction d'Amyot.
[83] Du cor. «Huchet, dit Nicot, c'est un cornet dont on huche ou appelle les chiens, et dont les postillons usent ordinairement.»
[84] Tout ce paragraphe est si favorable au système d'Helvétius sur la grande influence de l'éducation qu'il est étonnant que cet auteur ne s'en soit pas appuyé. (Note manuscrite ajoutée par Naigeon à son exemplaire des Essais postérieurement à l'édition qu'il en a donnée, et imprimée par Am. Duval.
[85] Les imprimés portent: la loy et le Roy.
Ie prens plaisir de ramenteuoir un propos que tindrent iadis un des fauoris de Xerxes, le grand roy des Persans, et deux Lacedemoniens. Quand Xerxe faisoit les appareils de sa grande armée pour conquerir la Grece, il enuoia ses ambassadeurs par les cités gregeoises, demander de l'eau et de la terre: c'estoit la façon que les Persans auoient de sommer les villes de se rendre à eus. A Athenes ni à Sparte n'enuoia il point[86], pource que ceus que Daire[87] son pere y auoit enuoié[88], les Athéniens et les Spartains en auoient ietté les uns dedans les fossés, les autres dans les puits, leur disants qu'ils prinsent hardiment de là de l'eaue et de la terre, pour porter à leur prince: ces gens ne pouuoient soufrir que, de la moindre parole seulement, on touchast à leur liberté. Pour en auoir ainsi usé, les Spartains congneurent qu'ils auoient encouru la haine des dieus, mesme de Talthybie, le dieu des herauds[89]: ils s'aduiserent d'enuoier à Xerxe, pour les appaiser, deus de leurs citoiens, pour se presenter à lui, qu'il feit d'eulx à sa guise, et se paiat de là pour les ambassadeurs qu'ils auoient tué à son pere. Deux Spartains, l'un nommé Sperte[90] et l'autre Bulis[91] s'offrirent de leur gré pour aller faire ce paiement. De fait ils y allerent; et en chemin ils arriuerent au palais d'un Persan qu'on nommoit Indarne[92], qui estoit lieutenant du roy en toutes les villes d'Asie qui sont sur les costes de la mer. Il les recueillit fort honnorablement et leur fit grand chère et, apres plusieurs propos tombans de l'un en l'autre, il leur demanda pourquoy ils refusoient tant l'amitié du roy[93]: «Voiés, dit-il, Spartains, et connoissés par moy comment le roy sçait honorer ceulx qui le valent, et pensés que si vous estiez à lui, il vous feroit de mesme: si vous estiés à lui, et qu'il vous eust connu, il n'i a celui d'entre vous qui ne fut seigneur d'une ville de Grece.» «En cecy, Indarne, tu ne nous sçaurois donner bon conseil, dirent les Lacedemoniens, pource que le bien que tu nous promets, tu l'as essaié, mais celui dont nous iouissons, tu ne sçais que c'est: tu as esprouué la faueur du roy; mais de la liberté, quel goust elle a, combien elle est douce, tu n'en sçais rien. Or, si tu en auois tasté, toymesme nous conseillerois de la defendre, non pas auec la lance et l'escu, mais auec les dens et les ongles.» Le seul Spartain disoit ce qu'il falloit dire: mais certes et l'un et l'autre parloit comme il auoit esté nourry; car il ne se pouuoit faire que le Persan eut regret à la liberté, ne l'aiant iamais eue, ni que le Lacedemonien endurast la suietion, aiant gousté de la franchise.
[86] Il n'envoya point à.... parce que, etc.
[87] Ou, comme nous disons aujourd'hui, Darius, roi des Perses, fils d'Hystaspe, le premier de ce nom. Voy. Hérodote, l. 7.
[88] Les imprimés ajoutent là: pour faire pareille demande.
[89] Voy. Iliad., I, 320.—Pausanias, 7, c. 23.
[90] Tous les imprimés écrivent Specte, et les éditeurs ajoutent la note de Coste ainsi conçue: ou plutôt Sperthies, Σπερθιης, comme le nomme Hérodote, l. 7, p. 421 (édit. de Gronovius). On voit que notre manuscrit décide la question, et que l'erreur des éditeurs a seule rendu la glose nécessaire.
[91] Βουλις, id., ib.
[92] Ici encore notre manuscrit donne la bonne leçon Indarne, au lieu de Gidarne que portent tous les imprimés. Hydarnès, Υδαρνες, id., ib., gouverneur de la côte maritime d'Asie. Hérodote, 6., 135.
[93] Voy. Hérodote, l. 7, p. 422.
Caton l'utiquain, estant ancore enfant, et sous la verge, alloit et venoit souuent chés Sylla le dictateur, tant pource qu'à raison du lieu et maison dont il estoit, on ne lui refusoit iamais la porte, qu'aussi, ils estoient proches parens. Il auoit tousiours son maistre quand il y alloit, comme ont accoustumé les enfans de bonne maison. Il s'apperceut que dans l'hostel de Sylla, en sa presence ou par son commandement, on emprisonnoit les uns, on condamnoit les autres; l'un estoit banni, l'autre estranglé; l'un demandoit la confiscation[94] d'un citoien, l'autre la teste: en somme, tout y alloit, non comme chés un officier de ville, mais comme chés un tiran de peuple; et c'estoit, non pas un parquet de iustice, mais un ouuroir de tirannie. Si dit lors à son maistre[95] ce ieune gars: «Que ne me donnés vous un poignard? Ie le cacherai sous ma robe: ie entre souuent dans la chambre de Sylla auant qu'il soit leué: i'ay le bras assés fort pour en despescher[96] la ville.» Voilà certes une parolle vraiement appartenante à Caton: c'estoit un commencement de ce personnage, digne de sa mort[97]. Et, neantmoins qu'on ne die ni son nom ni son pais, qu'on conte seulement le fait tel qu'il est, la chose mesme parlera, et iugera l'on, à belle auenture, qu'il estoit Romain, et né dedans Romme[98], et lors qu'elle estoit libre. A quel propos tout ceci? non pas certes que i'estime que le pais ni le terroir y facent rien; car en toutes contrées, en tout air, est amère la suietion, et plaisant d'estre libre: mais par ce que ie suis d'aduis qu'on ait pitié de ceux qui, en naissant, se sont trouués le ioug au col, ou bien que on les excuse, ou bien qu'on leur pardonne, si naians veu seulement l'ombre de la liberté, et n'en estans point auertis, ils ne s'apperçoiuent point du mal que ce leur est d'estre esclaues. S'il y auoit quelque pais, comme dit Homere des Cimmeriens[99] où le soleil se monstre autrement qu'à nous, et apres leur auoir esclairé six mois continuels, il les laisse sommeillans dans l'obscurité, sans les venir reuoir de l'autre demie année, ceux qui naistroient pendant ceste longue nuit, s'il n'auoient pas oui parler de la clarté, s'esbairoit on si n'aians point veu de iours, ils s'accoustumoient aus tenebres où ils sont nez, sans desirer la lumiere? On ne plaint iamais ce que l'on n'a iamais eu[100], et le regret ne vient point sinon qu'apres le plaisir; et tousiours est, auec la congnoissance du mal, la souuenance de la ioie passee. La nature de l'homme est bien d'estre franc, et de le vouloir estre; mais aussi sa nature est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne.
[94] Les imprimés portent: le confisq.
[95] Plutarque, dans la Vie de Caton d'Utique.
[96] En délivrer la ville.
[97] «Se mocquer de Caton d'Utique, et d'eulx; et come leurs dieus ou pour mieulx dire le nôtre aprouua là l'estat Royal».—H. de Mesmes.
[98] «Qu'apellons-nous Rome? une Republique? nous nous trompons. C'estoit une cage d'oiseaus de rapine, voleurs qui escumoient le monde; c'estoit une oligarchie, une tirannie d'une cité sur toute la terre habitable; ie trouue le monde moins foulé d'Alexandre que d'eux. Ils chasserent les tyrans de dessus eulx pour le deuenir du reste de la terre, ils n'estoient pas Roys, mais ils bailloient les Roys à l'Asie, à l'Afrique, à l'Europe.»—H. de Mesmes.
[99] Montaigne dans ses Essais parle des Ténèbres cimmériennes. Voy. sur les Cimmériens, Κειμἐριος, l'Odyssée, liv. XI, c. 14 et suiv., et Métamorph. d'Ovide, XI, § 14. Ces peuples habitaient la côte occidentale de l'Italie. Leur pays était tellement obscurci par les brouillards, qu'Homère y avait pris ses images de l'enfer, et que les poëtes y plaçaient le palais du Sommeil.
[100] Voltaire a dit dans Zaïre:
Disons donc, ainsi qu'à l'homme toutes choses lui sont comme naturelles, à quoy il se nourrit et accoustume; mais cela seulement lui est naïf, à quoi sa nature simple et non altérée l'appelle: ainsi la premiere raison de la seruitude volontaire, c'est la coustume: Comme des plus braues courtaus[101], qui, au commencement mordent le frein, et puis s'en iouent, et là où n'a gueres ruoiet contre la selle, ils se parent[102] maintenant dans les harnois, et tous fiers se gorgiasent[103] soubs la barde[104]. Ils disent qu'ils ont esté tousiours subiets, que leurs peres ont ainsi vescu; ils pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mal, et se font acroire par exemples; et fondent eus mesmes, soubs la longueur du tems, la possession de ceus qui les tirannisent; mais, pour vrai, les ans ne donnent iamais droit de mal faire, ains agrandissent l'iniure. Touiours s'en trouue il quelques uns, mieulx nés que les autres, qui sentent le pois du ioug, et ne se peuuent tenir de le secouer; qui ne s'appriuoisent iamais de la subietion, et qui tousiours, comme Ulisse, qui, par mer et par terre cherchoit tousiours de voir de la fumée de sa case[105], ne se peuuent tenir d'auiser à leurs naturels priuileges, et de se souuenir de leurs predecesseurs et de leur premier estre: ce sont volontiers ceus là qui, aians l'entendement net et l'esprit clairvoiant, ne se contentent pas, comme le gros populas, de regarder ce qui est deuant leurs pieds, s'ils n'aduisent et derrière et deuant, et ne rememorent ancore les choses passées, pour iuger de celles du temps aduenir, et pour mesurer les presentes: ce sont ceus qui aians la teste, d'eus mesmes, bien faite[106], l'ont ancore polie par l'estude et le sçauoir: ceus là, quand la liberté seroit entierement perdue, et toute hors du monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et ancore la sauourent, et la seruitude ne leur est de goust, pour tant bien qu'on l'accoustre.
[101] Cheval qui a crin et oreilles coupés, dit Nicot. Voy. le Dictionnaire de l'Académie française, au mot Courtaud. Roquefort définit ce mot, cheval de course de moyenne taille.
[102] Les imprimés disent: portent.
[103] Se pavanent sous l'armure qui les couvre.
[104] Armure ou paremens de cheval pour la bataille ou pour un jour de fête.
[105] De l'italien Casa.
[106] Montaigne voulait que le gouverneur d'un enfant de bonne maison «eust plustôt la teste bien faite que bien pleine.» L. I., ch. 25.
Le grand Turc s'est bien auisé de cela, que les liures et la doctrine donnent, plus que toute autre chose, aus hommes le sens et l'entendement de se reconnoistre et d'haïr la tirannie: i'entens qu'il n'a en ses terres gueres de gens sçauants ni n'en demande. Or, communément, le bon zele et affection de ceus qui ont gardé maugré le temps la deuotion à la franchise, pour si grand nombre qu'il y en ait, demeure sans effect pour ne s'entrecongnoistre point: la liberté leur est toute ostee, sous le tiran, de faire, de parler, et quasi de penser; ils deuiennent tous singuliers en leurs fantasies: doncques Mome le Dieu moqueur ne se moqua pas trop, quand il trouua cela à redire en l'homme que Vulcan auoit fait, dequoi il ne lui auoit mis une petite fenestre au cœur, afin que par là on peut voir ses pensées[107]. L'on voulsist bien dire que Brute, Casse, et Casque[108] lors qu'ils entreprindrent la deliurance de Romme, ou plustost de tout le monde, ne voulurent pas que Cicéron[109], ce grand zelateur du bien public, s'il en fut iamais, fust de la partie, et estimerent son cœur trop foible pour un fait si haut: il se fioient bien de sa volonté, mais ils ne s'asseuroient point de son courage. Et touteffois, qui voudra discourir les faits du temps passé et les annales anciennes, il s'en trouuera peu, ou point, de ceus qui, voians leur païs mal mené et en mauuaises mains, aient entrepris d'une intention, bonne, entiere et non feinte, de le déliurer, qui n'en soient venus à bout, et que la liberté, pour se faire paroistre, ne se soit elle mesme fait espaule; Harmode[110], Aristogiton, Thrasybule, Brute le vieus, Valere et Dion, comme ils l'ont vertueusement pensé, l'executerent heureusement: en tel cas, quasi iamais à bon vouloir ne defaut la fortune. Brute le ieune et Casse osterent bien heureusement la seruitude[111]; mais, en ramenant la liberté, ils moururent; non pas miserablement, (car quel blaphesme[112] seroit ce de dire qu'il y ait eu rien de misérable en ces gens là, ni en leur mort ni en leur vie?) mais certes au grand dommage, perpetuel malheur, et entiere ruine de la republicque; laquelle fut, comme il semble, enterrée avec eus. Les autres entreprises, qui ont esté faites depuis contre les empereurs romains, n'estoient que coniurations de gens ambitieus, lesquels ne sont pas à plaindre des inconueniens qui leur en sont aduenus; estant bel à voir qu'ils désiroient, non pas oster, mais remuer la couronne, prétendans chasser le tiran et retenir la tirannie. A ceus cy ie ne voudrois pas moymesme qu'il leur en fut bien succedé, et suis content qu'ils aient monstré, par leur exemple, qu'il ne faut pas abuser du saint nom de liberté pour faire mauuaise entreprise.
[107] Lucien, Hermotime, ou le Choix des sectes. Erasme, sur le proverbe Momo satisfacere, etc.—J. V. L.
M. L. Feugère ajoute Babrius, fable LIX, p. 112 (M. boissonnade).
[108] Marcus-Junius Brutus; Caïus-Longinus Cassius; Casca. Ce dernier nom qui ne se trouve dans aucun imprimé est celui du Romain qui porta le premier coup à César lors de la conjuration de Brutus et Cassius.
[109] Plutarque, Vie de Cicéron, c. 53.—L. F.
[110] Harmodius.
[111] «Fault dire les maulx que Brutus et Cassius feirent pour le pretexte de la liberté et Pompéius deuant eulx.»—H. de M.
[112] Les imprimés portent quel blasme.
Mais pour reuenir à notre propos, duquel ie m'estois quasi perdu, la première raison pourquoy les hommes seruent volontiers, est, pource qu'ils naissent serfs, et sont nourris tels. De ceste cy en vient un'autre, qu'aisement les gens deuiennent, soubs les tirans, lasches et effeminés: dont ie sçay merueilleusement bon gré à Hyppocras, le grand père de la medecine, qui s'en est pris garde, et l'a ainsi dit en l'un de ses liures qu'il institue «des maladies[113]». Ce personnage auoit certes en tout le cœur en bon lieu, et le monstra bien lors que le grand roy le voulut attirer pres de lui à force d'offres et grands présens, il luy respondit franchement qu'il feroit grand conscience de se mesler de guerir les Barbares qui vouloient tuer les Grecs, et de bien seruir par son art à lui qui entreprenoit d'asseruir la Grece. La lettre qu'il lui enuoia, se void ancore auiourd'hui parmi ses autres œuures, et tesmoignera, pour iamais, de son bon cœur et de sa noble nature[114]. Or, est il doncques certein qu'auec la liberté se perd tout en un coup la vaillance. Les gens subiets n'ont point d'allegresse au combat, ni d'aspreté: ils vont au danger quasi comme attachés, et tous engourdis par manière d'acquit; et ne sentent point bouillir dans leur cœur l'ardeur de la franchise qui fait mespriser le peril, et donne enuie d'achapter, par une belle mort entre ses compagnons, l'honneur et la gloire. Entre les gens libres, c'est à l'enui, à qui mieulx mieux, chacun pour le bien commun, chacun pour soi, ils s'attendent d'auoir tous leur part au mal de la defaite, ou au bien de la victoire: mais les gens asseruis, outre ce courage guerrier, ils perdent aussi en toutes autres choses la viuacité, et ont le cœur bas et mol, et incapable de toutes choses grandes[115]. Les tirans connoissent bien cela: et, voians qu'ils prennent ce pli, pour les faire mieulx auachir ancore, ils aident ils.
[113] Ce n'est point dans celui des maladies, que nous cite ici La Boëtie, mais dans un autre, intitulé, Περὶ ἁἐρων, ὑδάτων ϰαι τὀπων, de Aere, aquis et locis. Voy. l'excellente édition de M. Littré, Nº 16, page 63, tom. 2. «La plus grande partie de l'Asie est soumise à des rois. Or là où les hommes ne sont pas maîtres de leurs personnes ils s'inquiètent non comme ils s'exerceront aux armes, mais comment ils paraîtront impropres au service, car les dangers ne sont pas également partagés. Les sujets vont à la guerre, en supportent les fatigues, et meurent même, pour leurs maîtres, loin de leurs enfants, de leurs femmes, de leurs amis; et tandis que les maîtres profitent, pour accroître leur puissance, des services rendus et du courage déployé, eux n'en recueillent d'autre fruit que les périls et la mort; en outre ils sont exposés à voir la guerre et la cessation des travaux changer leurs champs en désert. Ainsi ceux mêmes à qui la nature aurait donné parmi eux du cœur et de la bravoure seraient par les institutions détournés d'en faire usage. La grande preuve de ce que j'avance, c'est qu'en Asie tous ceux, Grecs ou barbares, qui, exempts de maîtres, se régissent par leurs propres lois et travaillent pour eux-mêmes sont les plus belliqueux de tous, car ils s'exposent aux dangers pour leur propres intérêts, ils recueillent le fruit de leur courage et subissent la peine de leur lâcheté.»
Nº 23, pag. 85: «Les Européens sont plus belliqueux aussi par l'effet des institutions, car ils ne sont pas, comme les Asiatiques, gouvernés par des rois; et chez les hommes qui sont soumis à la royauté, le courage, ainsi que je l'ai déjà remarqué, manque nécessairement.»
J'ai rapporté ces passages avec une certaine extension pour montrer les sources où a puisé La Boëtie et pour prouver que les opinions qu'il produisait n'étaient pas nouvelles.
Aristote a donné un véritable résumé de ce traité. Voy. Politique, tom. II, pag. 41 de la traduction de M. Barthélemy Saint-Hilaire.
[114] La citation textuelle que fait La Boëtie prouve qu'il puisait aux sources mêmes, et qu'il était véritablement érudit. Voy. cette correspondance dans les œuvres d'Hippocrate. Artaxerxe écrit à Hystanes: «Dato igitur ipsi (Hippocrati) auri quantum voluerit et reliqua abunde, quibus opus habet.... viros enim invenire qui consilio præstent non est facile». Le même écrit aux habitants de l'île de Cos, les menaçant de sa colère s'ils ne livrent pas Hippocrate: «Ut in posterum tempus nemo sciat an in hoc loco fuerit insula aut urbs Cos.» Les habitants répondent: «Cives non dabunt Hippocratem etiam si pessissima morte sint interituri» et Hippocrate écrit au puissant roi: «Quod et victu, et vestitu, et domo et omni ad vitam sufficienti opulentia fruimur; Persarum autem divitiis uti fas mihi non est neque barbaros homines a morbis liberare qui hostes sunt Græcorum» je ne puis m'empêcher de rapprocher cet: opulentia fruimur par lequel Hippocrate repousse les présens d'Ataxerces, du: je suis, sire, aussi riche que je me souhaite, que Montaigne écrit à Henri IV, qui lui faisait de pompeuses promesses pour l'attirer à la cour.
[115] Ceci est précisément l'opinion d'Hippocrate, que nous avons précédemment transcrite.
Xenophon, historien graue, et du premier rang entre les Grecs, a fait un liure[116], auquel il fait parler Simonide, auec Hieron, tiran de Syracuse, des miseres du tiran. Ce liure est plein de bonnes et graues remonstrances, et qui ont aussi bonne grace, à mon aduis, qu'il est possible. Que pleust à Dieu, que les tirans qui ont iamais esté, l'eussent mis deuant les yeulx, et s'en fussent seruis de miroir! ie ne puis pas croire qu'ils n'eussent reconnu leurs verrues, et eu quelque honte de leurs taches. En ce traité il conte la peine enquoy sont les tirans, qui sont contrains, faisans mal à tous, se craindre de tous. Entre autres choses, il dit cela, que les mauuais rois se seruent d'estrangers à la guerre, et les souldoient[117], ne s'osans fier de mettre à leurs gens à qui ils ont fait tort les armes en main. (Il y a bien eu de bons rois qui ont eu à leur soulde des nations estrangeres, comme des François mesmes, et plus ancore d'autrefois qu'auiourd'huy, mais à une autre intention, pour garder les leurs, n'estimant rien le dommage de l'argent pour espargner les hommes. C'est ce que disoit Scipion, ce croi ie, le grand Afriquain, qu'il aimeroit mieux auoir sauué un citoien, que défait cent ennemis.) Mais, certes, cela est bien asseuré, que le tiran ne pense iamais que sa puissance lui soit asseurée, sinon quand il est venu à ce point qu'il n'a sous lui homme qui vaille: donques à bon droit lui dira on cela, que Thrason, ou Terence, se vante auoir reproché au maistre des elephans,
Que vous aues charge des bestes[118].
[116] Intitulé Ἱέρων ῆ Τύραννιϰος; Hiéron, ou Portrait de la condition des Rois. Coste a traduit cet ouvrage, et l'a publié en grec et en français, avec des notes. Amsterd. 1711.
[117] Notre manuscrit porte: «et les soldats;» ce qui n'a pas de sens. Il est clair qu'il y a eu ici erreur de copiste; peut-être y avait-il: «et les soldent:» je maintiens donc la leçon des imprimés.
Mais ceste ruse de tirans d'abestir leurs subiects ne se peut pas congnoistre plus clairement que par ce que Cyrus fit enuers les Lydiens, après qu'il se fut emparé de Sardis, la maistresse ville de Lydie[119], et qu'il eust pris à merci Cresus, ce tant riche roy, et l'eut amené quand et soy: on lui apporta nouuelles que les Sardains s'estoient reuoltés; il les eut bien tost reduit sous sa main: mais ne voulant pas ni mettre à sac une tant belle ville, ni estre tousiours en peine d'y tenir une armée pour la garder, il s'aduisa d'un grand expedient pour s'en asseurer: il y establit des bordeaus[120], des tauernes et ieux publics; et feit publier une ordonnance, que les habitans eussent à en faire estat. Il se trouua si bien de ceste garnison, que iamais depuis contre les Lydiens ne fallut tirer un coup d'espée. Ces pauures et miserables gens s'amuserent à inuenter toutes sortes de ieus, si bien que les Latins en ont tiré leur mot, et ce que nous appellons passetemps, ils l'appellent lude, comme s'ils vouloient dire lyde. Tous les tirans n'ont pas ainsi declaré expres qu'ils voulsissent effeminer leurs gens: mais, pour vrai, ce que celui ordonna formelement et en effect, sous main ils l'ont pourchassé la plus part. A la vérité, c'est le naturel du menu populaire, duquel le nombre est tousiours plus grand dedans les villes, qu'il est soubçonneus à l'endroit de celui qui l'aime, et simple enuers celui qui le trompe. Ne pensés pas qu'il y ait nul oiseau qui se prenne mieulx à la pipée, ni poisson aucun qui, pour la friandise du ver, s'accroche plus tost dans le haim[121], que tous les peuples s'aleschent vistement à la seruitude, par la moindre plume qu'on leur passe, comme l'on dit, deuant la bouche: et c'est chose merueilleuse qu'ils se laissent aller ainsi tost[122], mais seulement qu'on les chatouille. Les theatres, les ieus, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bestes estranges, les medailles, les tableaus et autres telles drogueries, c'estoient aus peuples anciens les apasts de la seruitude, le pris de leur liberté, les outils de la tirannie[123]. Ce moien, ceste pratique, ces allechemens auoient les anciens tirans, pour endormir leurs subiects sous le ioug. Ainsi les peuples, assotis, trouuans beaus ces passetemps, amusés d'un vain plaisir qui leur passoit deuant les yeulx, s'accoustumoient à seruir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfans, qui pour voir les luisans images des liures enluminés, aprenent à lire. Les rommains tirans s'aduiserent ancore d'un autre point de festoier souuent les dizaines[124] publiques, abusant ceste canaille comme il falloit, qui se laisse aller, plus qu'à toute autre chose, au plaisir de la bouche: le plus auisé et entendu d'entr'eus n'eust pas quitté son esculée de soupe, pour recouurer la liberté de la republique de Platon. Les tirans faisoient largesse d'un quart de blé, d'un sestier de vin, et d'un sesterce: et lors c'estoit pitié d'ouïr crier viue le roi! Les lourdaus ne s'auisoient pas qu'ils ne faisoient que recouurer une partie du leur, et que cela mesmes qu'ils recouuroient, le tiran ne le leur eust peu donner, si, deuant, il ne l'auoit osté à eus mesmes. Tel eust amassé auiourd'hui le sesterce, et se fut gorgé au festin public, benissant Tibere et Neron et leur belle liberalité, qui, le lendemain, estant contraint d'abandonner ses biens à leur auarice, ses enfans à la luxure, son sang mesmes à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disoit mot, non plus qu'une pierre, ne se remuoit non plus qu'une souche. Tousiours le populaire a eu cela: Il est, au plaisir qu'il ne peut honnestement receuoir, tout ouuert et dissolu; et, au tort et à la douleur qu'il ne[125] peut honnestement souffrir, insensible. Ie ne vois pas maintenant personne qui, oiant parler de Neron, ne tremble mesmes au surnom de ce vilain monstre, de ceste orde et sale peste du monde; et touteffois, de celui là de ce boutefeu, de ce bourreau, de ceste beste sauuage on peut bien dire qu'apres sa mort, aussi vilaine que sa vie, le noble peuple romain[126] en receut tel desplaisir, se souuenant de ses ieus et de ses festins, qu'il fut sur le point d'en porter le deil; ainsi l'a escrit Corneille Tacite, auteur bon, et graue et des plus certeins. Ce qu'on ne trouuera pas estrange, veu que ce peuple là mesmes auoit fait au parauant à la mort de Iules Cœsar, qui donna congé aus lois et à la liberté: auquel personnage il n'y eut, ce me semble, rien qui vaille, car son humanité mesmes que l'on presche tant, fut plus dommageable que la cruauté du plus sauuage tiran qui fust onques, pource qu'à la verité, ce fut ceste sienne venimeuse douceur qui, enuers le peuple romain, sucra la seruitude: mais apres sa mort, ce peuple là, qui auoit ancore en la bouche ses bancquets, et en l'esprit la souuenance de ses prodigalités, pour lui faire ses honneurs et le mettre en cendre[127], amonceloit, à l'enui, les bancs de la place, et puis lui[128] esleua une colonne, comme au Pere du peuple (ainsi le portoit le chapiteau), et lui fit plus d'honneur, tout mort qu'il estoit, qu'il n'en debuoit faire par droit à homme du monde, si ce n'estoit parauenture, à ceus qui l'auoient tué. Ils n'oublierent pas aussi cela les empereurs romains, de prendre communement le tiltre de tribun du peuple, tant pource que cest office estoit tenu pour saint et sacré qu'aussi il estoit establi pour la defense et protection du peuple, et sous la faueur de l'estat. Par ce moien, ils s'asseuroient, que le peuple se fieroit plus d'eus; comme s'il deuoit en ouir[129] le nom, et non pas sentir les effects au contraire. Auiourd'hui ne font pas beaucoup mieux ceus qui ne font gueres mal aucun, mesmes de consequence, qu'ils ne facent passer, deuant quelque ioly propos du bien public et soulagement commun. Car tu scais bien[130], ô Longa, le formulaire, duquel en quelques endroits ils pourroient user assez finement: mais à la plus part, certes, il ni peut auoir de finesse, là où il y a tant d'impudence. Les rois d'Assyrie, et ancore apres eus ceus de Mede, ne se presentoient en public que le plus tard qu'ils pouuoient, pour mettre en doute ce populas s'ils estoient en quelque chose plus qu'hommes, et laisser en ceste resuerie les gens qui font volontiers les imaginatifs aus choses desquelles ils ne peuuent iuger de veue. Ainsi tant de nations, qui furent asses long temps sous cest empire assyrien, auec ce mistere s'accoustumoient à seruir, et seruoient plus volontiers, pour ne sçauoir pas quel maistre ils auoient, ni à grand' peine s'ils en auoient; et craignoient tous, à crédit, un, que personne iamais[131] n'auoit veu. Les premiers rois d'Égipte ne se monstroient gueres, qu'ils ne portassent tantost un chat, tantost une branche, tantost du feu sur la teste, et se masquoient ainsi, et faisoient les basteleurs; et, en ce faisant, par l'estrangeté de la chose ils donnoient à leurs subiects quelque reuerence et admiration: où, aus gens qui n'eussent esté ou trop sots ou trop asseruis, ils n'eussent appresté, ce m'est aduis, sinon passetems et risee. C'est pitié d'ouïr parler de combien de choses les tirans du temps passé faisoient leur profit pour fonder leur tirannie; de combien de petits moiens ils se seruoient, aians de tout tems trouué ce populas fait à leur poste[132]; auquel il ne sçauoient si mal tendre filet, qu'ils ne si vinsent prendre; lequel ils ont tousiours trompé à si bon marché qu'ils ne l'assuiettissoient iamais tant, que lors qu'ils s'en moquoient le plus.
[119] Sardes, dans l'Asie mineure, capitale de la Lydie, résidence de Crésus. C'est dans cette province que coulait le Pactole.
[120] Lieux publics de prostitution. Voy. Hérodote, I, I; Frank de Franckenau, Tractatio qua lupanaria, vulgo Hurenhauser, improbantur, Halœ magd., 1743, in 4º, insérée antérieurement dans le curieux ouvrage de cet auteur, Satyræ medicæ, Lipsiæ, 1722, in-8º.
[121] Hameçon, de hamus.
[122] Aussitôt, pourvu.
[123] Instrumenta Servitutis, expression de Tacite.
[124] Les décuries du petit peuple, nourri aux dépens du trésor public.
[125] Je maintiens la négation qui se lit dans les imprimés; car elle est nécessaire au sens de la phrase, et elle était assurément dans la pensée de l'auteur, comme elle se trouvait primitivement dans notre manuscrit; un lecteur superficiel l'a rayée à tort, et assez récemment, selon toute apparence.
[126] Plebs sordida, et circo ac theatris sueta, simul deterrimi servorum, aut qui, adesis bonis, per dedecus Neronis alebantur, mœsti. Tacite, Hist., l. I, ab initio.
[127] Suétone, dans la Vie de Jules-César, § 84.
[128] Postea solidam columnam prope viginti pedum lapidis numidici in foro statuit, scripsitque: Parenti patriæ. Id., ibid., § 85.
[129] Comme si le peuple devoit se contenter d'entendre le nom sans sentir les effets de la fonction. Je maintiens devoit au singulier quoique le manuscrit porte deuoient; il s'agit évidemment du peuple et non des empereurs.
[130] Ce tutoiement adressé à Longa est encore une preuve de l'authenticité de notre manuscrit. Les imprimés portent tous; vous sçavez bien, ce qui constraste avec le tutoiement précédemment employé par La Boëtie en s'adressant au même personnage.
[131] M. Feugère fait ici un rapprochement plein d'intérêt: «Omne ignotum pro magnifico est... et major e longinquo reverentia.» (Tacite).
J'ajoute, pour égayer un peu ce grave sujet, une réflexion inédite que je copie sur l'exemplaire des Essais, où Naigeon l'a inscrite, et qui est trop bouffonne pour être impie: «Il n'est rien tel que de voir ces fantômes de près; ils s'agrandissent toujours par la distance et le secret, et Dieu, qui ne se montre jamais, et les despotes orientaux, qui ne se montrent que rarement, savent bien ce qu'ils font.» On reconnaît la plume qui a tracé le fameux avertissement supprimé de l'édition de 1802.
[132] A leur gré.
Que dirai-ie d'une autre belle bourde[133], que les peuples anciens prindrent pour argent content? ils creurent fermement[134], que le gros doigt de Pyrrhe, roy des Epirotes, faisoit miracles, et guérissoit les malades de la rate: ils enrichirent ancore mieus le conte, que ce doigt, apres qu'on eut bruslé tout le corps mort, s'estoit trouué entre les cendres, s'estant sauué, maugré le feu. Tousiours ainsi le peuple sot[135] fait lui mesmes les mensonges, pour, puis apres, les croire. Prou de gens l'ont ainsi escrit, mais de façon, qu'il est bel à voir qu'ils ont amassé cela des bruits de ville et du vain parler du populas. Vespasian, reuenant d'Assyrie, et passant à Alexandrie pour aller à Romme s'emparer de l'empire, feit merueilles[136]: il addressoit les boiteus, il rendoit clair-voians les aueugles, et tout plein d'autres belles choses ausquelles, qui ne pouuoit voir la faute qu'il y auoit, il estoit à mon aduis plus aueugle que ceus qu'il guerissoit. Les tirans mesmes trouuoient bien estrange, que les hommes peussent endurer un homme leur faisant mal: ils vouloient fort se mettre la religion deuant, pour gardecorps, et, s'il estoit possible emprunter quelque eschantillon de la diuinité, pour le maintien de leur meschante vie. Donques Salmonée, si l'on croit à la sybile de Virgile en son enfer, pour s'estre ainsi moqué des gens, et auoir voulu faire du Juppiter, en rend maintenant conte, et elle le veit en l'arrierenfer.
[133] Sornette, fable, tromperie.
[134] Tout ce qu'on dit ici de Pyrrhus est rapporté dans sa vie par Plutarque.
[135] Naigeon a adopté dans l'édition de 1802 (Paris, Didot) la leçon de tous les imprimés, le peuple s'est faict, mais il a ajouté la note suivante: «—Le peuple sot fait.—Cette leçon est une correction manuscrite qu'on trouve, avec plusieurs autres, à la marge de l'exemplaire de la Bibliothèque royale.» J'avais cru d'abord que Naigeon avait eu connaissance du manuscrit de de Mesmes, mais ce qui précède se rapporte à un exemplaire imprimé.
[136] Suetone, Vie de Vespasien, § 7.
«Les tonnerres du ciel, et feus de Juppiter.
«Dessus quatre coursiers celui alloit, branlant
«Haut monté dans son poing un grand flambeau brillant,
«Par les peuples gregeois[137] et dans le plein marché,
«De la ville d'Élide haut il auoit marché[138]
«Et faisant sa brauade ainsi entreprenoit
«Sur l'honneur qui, sans plus, aus dieus appartenoit.
«L'insensé, qui l'orage et foudre inimitable
«Contrefaisoit d'airain, et d'un cours effroiable
«De cheuaus cornepiés le Pere tout puissant:
«Lequel, bien tost apres, ce grand mal punissant,
«Lança, non un flambeau, non pas une lumière
«D'une torche de cire, auecques sa fumière,
«Et de ce rude coup d'une horrible tempeste,
«Il le porta a bas, les pieds par dessus teste,[139]
[137] Grecs.
[138] Ce vers, omis dans tous les imprimés, est une preuve entre mille que la leçon du manuscrit est préférable, puisque les premiers ne donnent pas la traduction de: mædioque per Elidis urbem ibat.
[139] La pauvreté de cette traduction, que Coste trouvoit fade et grossière, que Naigeon qualifie de burlesque, et qui est certainement l'œuvre de La Boëtie, me servira d'excuse d'en donner une autre qui se trouve en marge de notre manuscrit, et incontestablement écrite du même tems et de la même main; elle est précédée de ces deux lettres, AL, dont j'ignore la signification:
J'ai veu aussi cruellement damnée
Au mesme lieu l'âme de Salmonée
Qui contrefit pour la foudre imiter
Par un flambeau le feu de Iuppiter
Quatre coursiers son chariot trainoient
Qui par la Grèce en pompe le menoit
Voire au milieu d'Elide la cité
Et se donnoit tiltre de déïté
Oultrecuidé qui du dieu souuerain
En galopant dessus un pont d'airain
Contr'imitoit l'inimitable orage
Mais Iuppiter par un espais nuage
Darda son trait, non la vapeur fumeuse
Sortant du feu d'une torche gommeuse
Et accabla ce chef tant orgueilleus
D'un tourbillon terrible et merueilleus.
Ces vers sont la traduction de ces beaux vers latins:
Dum flammas Jovis et sonitus imitatur Olympi.
Quattuor hic invectus equis, et lampada quassans,
Per Graium populos, mediæque per Elidis urbem,
Ibat ovans, divumque sibi poscebat honorem:
Demens! qui nimbos et non imitabile fulmen
Ære et cornipedum cursu simularat equorum.
At pater omnipotens densa inter nubila telum
Contorsit (non ille faces, nec fumea tædis
Lumina), præcipitemque immani turbine adegit.
(Virg., Énéide, l. 6, v. 585, etc.)
Si cestuy qui ne faisoit que le sot est à ceste heure si bien traité là bas, ie croi que ceus qui ont abusé de la religion, pour estre méschans, s'y trouueront ancore à meilleures enseignes.
Les nostres semerent en France ie ne sçai quoi de tel, des crapaus, des fleurdelis, l'ampoule et l'oriflamb[140]. Ce que de ma part[141], comment qu'il en soit, ie ne veus pas mescroire, puis que nous ni nos ancestres n'auons eu iusques ici aucune occasion de l'auoir mescreu, aians tousiours eu des rois si bons en la paix et si vaillans en la guerre, qu'ancore qu'ils naissent rois, si semble ils qu'ils ont esté non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le Dieu toutpuissant, auant que naistre, pour le gouuernement, et la conseruation de ce roiaume, et ancore quand cela ni seroit pas, si ne voudrois-ie pas pour cela entrer en lice pour debattre la verité de nos histoires, ni les esplucher si priuement, pour ne tollir[142] ce bel esbat, où se pourra fort escrimer nostre poësie françoise, maintenant non pas accoustrée, mais, comme il semble, faite tout à neuf, par nostre Ronsard, nostre Baïf, nostre du Bellay, qui en cela auancent bien tant nostre langue, que i'ose esperer que bien tost les Grecs ni les Latins n'auront gueres, pour ce regard, deuant nous, sinon possible, le droit d'aisneesse. Et certes ie ferois grand tort à nostre rime, car i'use volontiers de ce mot[143], et il ne me desplaist point pour ce qu'ancore que plusieurs l'eussent rendu mechanique, touteffois ie voy assés de gens qui sont à mesmes pour la ranoblir, et lui rendre son premier honneur: mais ie lui ferois, di-ie, grand tort de lui oster maintenant ces beaus contes du roi Clouis, ausquels desià ie voy, ce me semble, combien plaisamment, combien à son aise, s'y esgaiera la veine de nostre Ronsard, en sa Franciade. I'entens sa portée, ie connois l'esprit aigu, ie sçay la grace de l'homme: il fera ses besoignes de l'oriflamb aussi bien que les Romains de leurs ancilles[144]
[140] L'Oriflamme.
[141] Par tout ce que La Boëtie nous dit ici des fleurs de lis, de l'ampoule et de l'oriflamme, il est aisé de deviner ce qu'il pense véritablement des choses merveilleuses qu'on en conte, et le bon Pasquier n'en jugeait point autrement que la Boëtie. «Il y a en chaque république (nous dit-il dans ses Recherches de la France, l. 8, c. 21) plusieurs histoires que l'on tire d'une longue ancienneté, sans que le plus du temps l'on en puisse sonder la vraye origine; et toutesfois on les tient non seulement pour véritables, mais pour grandement auctorisées et sacrosainctes. De telle marque en trouvons nous plusieurs, tant en Grèce qu'en la ville de Rome; et de cette même façon avons nous presque tiré, entre nous, l'ancienne opinion que nous eumes de l'Auriflame, l'invention de nos Fleurs de Lys, que nous attribuons à la Divinité, et plusieurs autres belles choses, les quelles bien qu'elles ne soient aydées d'aucteurs anciens, si est ce qu'il est bien seant à tout bon citoyen de les croire pour la majesté de l'empire.» Dans un autre endroit du même ouvrage (l. 2, c. 17), Pasquier remarque qu'il y a eu des rois de France qui ont eu pour armoiries trois crapauds; mais que «Clovis, pour rendre son royaume plus miraculeux, se fit apporter par un hermite, comme par advertissement du ciel, les fleurs de lys, les quelles se sont continuées jusques à nous.» (Note de Coste.)
Henri de Mesmes ajoute ici: «Il s'en trouuera ez citéz libres assez, c'est le moien ancien pour les estats, non particulier pour le règne» (monarchie).
[142] Les imprimés portent tollir ce bel estat, que les éditeurs ont expliqué par enlever, ternir; c'est esbat qu'il faut lire, et on comprend le mot escrimer qui vient ensuite.
[143] On se souvient que La Boëtie, au commencement de ce discours, a déjà parlé des rimes françaises.
[144] Ancile ou Ancilies; bouclier que Numa feignit être tombé du ciel et à la conservation duquel il prétendit qu'étaient attachées les destinées de l'empire romain. (Ovid., Tit. Liv., Dionys. Halic.)
Ce dit Virgile:[145] il mesnagera nostre ampoule aussi bien que les Athéniens le panier d'Erictone[146]: il fera parler de nos armes aussi bien qu'eux de leur oliue qu'ils maintiennent estre ancore en la tour de Minerue[147]. Certes ie serois outrageus de vouloir dementir nos liures, et de courir ainsi sur les erres de nos poëtes. Mais pour retourner, d'où ie ne sçay comment i'auois destourné le fil de mon propos, il n'a iamais esté que les tirans, pour s'asseurer, ne se soient efforcés d'accoustumer le peuple enuers eus, non seulement à obeïssance et seruitude, mais ancore à deuotion. Donques ce que i'ay dit iusques icy, qui apprend les gens à seruir plus volontiers, ne sert gueres aus tirans que pour le menu et grossier peuple.
[145] Et lapsa ancilia cælo. (Virgil., Ænéid., l. VIII. v. 664.)
[146] Tous les imprimés portent Erisichthone, et Coste, dans les premières éditions qu'il a données de la Servitude, n'avait pas mis de note en cet endroit, «n'ayant pu rendre raison de ce que veut dire ici La Boëtie.» Mais l'auteur de la traduction anglaise publiée en 1735 suppléa à cette lacune, et mit une longue note, dont la substance est que: «Callimaque, dans son hymne à Cérès, parle d'une corbeille qu'on supposait descendre du ciel, et qui était portée sur le soir dans le temple de cette déesse lorsqu'on célébrait sa fête. Suidas, sur le mot Κανηφὀροι, porteurs de corbeilles, dit que la cérémonie des corbeilles fut instituée sous le règne d'Érisichthon (sic), et c'est peut-être sur cela que La Boëtie s'est avisé de l'appeler Panier d'Erisichthone.» Métamorph. 6. Voy. Metra et aussi Callimaque, à qui Ovide a emprunté cette fable, hymne Ψ, 12.—A cette note M. J.-V. Leclerc a ajouté avec beaucoup de sagacité: «Il y a dans Suidas Ἐριχθονἰου βασιλεὐοντος, sous le règne d'Erichthonius. Il faut lire peut-être dans La Boëtie, leur panier d'Érichthone.» On voit que le doute du savant doyen de la Faculté des lettres était fondé, et qu'il avait restitué la bonne leçon dans sa note, mais il n'avait pas osé le faire dans le texte.
[147] Tous les imprimés donnent ici une phrase qui n'a aucun sens, et on ne comprend pas que les éditeurs n'en aient pas fait la remarque: «il se parlera de nos armes dans la tour de Minerve,» et il s'agit de Ronsard et de la Franciade! risum teneatis!
La Boëtie fait allusion à la cérémonie des Panathénées, dans lesquelles tous les assistants portaient à la main une branche d'olivier pour honorer Minerve, à qui ces fêtes étaient consacrées, et à qui le pays était redevable de cet arbre utile; et il rappelle que les Athéniens prétendaient posséder encore l'olivier que cette déesse fit sortir de terre lors de son différend avec Neptune pour nommer la ville à laquelle, par suite de la victoire qu'elle remporta en cette circonstance, elle donna son nom (Athéna ou Athénée). Voy. tous les auteurs anciens et plusieurs mémoires dans ceux de l'Acad. des Inscriptions. Tomes I à XXVIII.
Mais maintenant ie viens à un point, lequel est à mon aduis le ressort et le secret de la domination, le soustien et fondement de la tirannie: Qui pense que les halebardes, les gardes, et l'assiete du guet, garde les tirans, à mon iugement se trompe fort: et s'en aident ils, comme ie croy, plus pour la formalité et espouuantail, que pour fiance qu'ils y ayent. Les archers gardent d'entrer au palais les mal-habillés[148] qui n'ont nul moyen, non pas les bien armés qui peuuent faire quelque entreprise. Certes, des empereurs romains il est aisé à conter qu'il n'en y a pas eu tant qui aient eschappé quelque dangier par le secours de leurs gardes, comme de ceus qui ont esté tués par leurs archers mesmes. Ce ne sont pas les bandes des gens à cheual, ce ne sont pas les compaignies des gens de pied, ce ne sont pas les armes, qui defendent le tiran; on ne le croira pas du premier coup, mais certes il est vray. Ce sont tousiours quatre ou cinq qui maintiennent le tiran, quatre ou cinq qui lui tiennent tout le païs en seruage. Tousiours il a esté que cinq ou six ont eu l'oreille du tiran, et s'y sont approché d'eus mesmes, ou bien ont esté appelés par lui, pour estre les complices de ses cruautés, les compaignons de ses plaisirs, les macquereaus de ses voluptés, et communs aus biens de ses pilleries. Ces six addressent[149] si bien leur chef, qu'il faut, pour la société, qu'il soit meschant, non pas seulement de ses meschancetés, mais ancore des leurs. Ces six ont six cent, qui proufitent sous eus, et font de leurs six cent ce que les six font au tiran. Ces six cent en tiennent sous eus six mille, qu'ils ont esleué en estat, ausquels ils font donner ou le gouuernement des prouinces, ou le maniement des deniers, afin qu'ils tiennent la main à leur auarice et cruauté, et qu'ils l'executent quand il sera temps, et facent tant de maus d'allieurs, qu'ils ne puissent durer que soubs leur ombre, ni s'exempter, que par leur moien, des loix et de la peine. Grande est la suitte qui vient apres cela; et qui voudra s'amuser à deuider ce filet, il verra que, non pas les six mille, mais les cent mille, mais les milions, par ceste corde, se tiennent au tiran; s'aidant d'icelle, comme, en Homere, Iuppiter qui se vante, s'il tire la chesne, d'emmener vers soi tous les dieus. De là venoit la creue du senat sous[150] Iules, l'establissement de nouueaus estats, erection d'offices; non pas certes, à le bien prendre, reformation de la iustice, mais nouueaus soustiens de la tirannie. En somme, que l'on en vient là, par les faueurs ou soufaueurs, les guains ou reguains qu'on a auec les tirans, qu'il se trouue en fin quasi autant de gens ausquels la tirannie semble estre profitable, comme de ceus à qui la liberté seroit aggréable. Tout ainsi que les medecins disent qu'en nostre corps, s'il y a quelque chose de gasté, deslors qu'en autre endroit il s'y bouge rien[151], il se vient aussi tost rendre vers ceste partie vereuse: pareillement deslors qu'un roi s'est déclaré tiran, tout le mauuais, toute la lie du roiaume, ie ne dis pas un tas de larronneaus et essorillés[152], qui ne peuuent gueres en une republicque, faire mal ne bien, mais ceus qui sont taschés d'une ardente ambition, et d'une notable auarice, s'amassent autour de lui, et le soustiennent, pour auoir part au butin, et estre, sous le grand tiran, tiranneaus eusmesmes. Ainsi font les grands voleurs et les fameus corsaires: les uns discourent le païs, les autres cheualent[153] les voiageurs; les uns sont en embusche, les autres au guet; les autres massacrent, les autres despouillent, et ancore qu'il y ait entr'eus des preeminences, et que les uns ne soient que vallets, les autres chefs de l'assemblée, si n'en y a il à la fin pas un qui ne se sente sinon du principal butin, au moins de la recerche. On dit bien que les pirates ciliciens ne s'assemblerent pas seulement en si grand nombre, qu'il falut enuoier contr'eus Pompée le grand; mais ancore tirerent à leur alliance plusieurs belles villes et grandes cités, aus haures desquelles ils se mettoient en seureté, reuenans des courses; et pour recompense leur bailloient quelque profit du recelement de leur pillage.
[148] Les imprimés portent ici malhabiles!
[149] Adressent pour dressent. Amyot emploie aussi en ce sens la première expression. (Œuvres mor.)
[150] L'augmentation du sénat sous Jules César.
[151] Rien est là pour quelque chose.
[152] De faquins, de gens perdus de réputation, qui ont été condamnés à avoir les oreilles coupées.—Essaurillez ou essaureillez, rei auribus diminuti.
[153] Poursuivent les voyageurs pour les détrousser: chevaler, piller.
Ainsi le tiran asseruit les subiects, les uns par le moien des autres, et est gardé par ceus desquels, s'ils valoient rien[154], il se deuroit garder; et, comme on dit, pour fendre du bois il faict les coings du bois mesme. Voilà ses archers, voilà ses gardes, voilà ses halebardiers; non pas qu'eusmesmes ne souffrent quelque fois de lui, mais ces perdus, et abandonnés de Dieu et des hommes, sont contens d'endurer du mal, pour en faire, non pas à celui qui leur en faict, mais à ceus qui endurent comme eus, et qui n'en peuuent mais. Touteffois voians ces gens là, qui nacquetent[155] le tyran, pour faire leurs besongnes de sa tirannie et de la seruitude du peuple, il me prend souuent esbahissement de leur meschanceté, et quelque fois pitié de leur sottise. Car, à dire vrai, qu'est ce autre chose de s'approcher du tiran, que se tirer plus arriere de sa liberté, et par maniere de dire serrer à deus mains et ambrasser la seruitude? Qu'ils mettent un petit à part leur ambition, et qu'ils se deschargent un peu de leur auarice; et puis, qu'ils se regardent eus mesmes, et qu'ils se reconnoissent, et ils verront clairement, que les villageois, les païsans, lesquels, tant qu'ils peuuent, ils foulent aus pieds, et en font pis que de forsats ou esclaues; ils verront, di-ie, que ceus là, ainsi mal menés, sont touteffois, aus pris d'eus, fortunés et aucunement libres. Le laboureur et l'artisan, pour tant qu'ils soient asseruis, en sont quittes, en faisant ce qu'on leur dit: mais le tiran voit les autres qui sont pres de lui, coquinans et mendians sa faueur; il ne faut pas seulement qu'ils facent ce qu'il dit, mais qu'ils pensent ce qu'il veut, et souuent, pour lui satisfaire, qu'ils preuiennent ancore ses pensées. Ce n'est pas tout à eus de lui obeïr, ils faut ancore lui complaire; il faut qu'ils se rompent, qu'ils se tourmentent, qu'ils se tuent à trauailler en ses affaires; et puis, qu'ils se plaisent de son plaisir, qu'ils laissent leur goust pour le sien, qu'ils forcent leur complexion, qu'ils despouillent leur naturel; il faut qu'ils se prennent garde à ses parolles, à sa vois, à ses signes, et à ses yeulx; qu'ils n'aient ny oeil, ni pied, ni main, que tout ne soit au guet, pour espier ses volontés, et pour descouurir ses pensees. Cela est ce viure heureusement? cela s'appelle il viure? est il au monde rien moins supportable que cela, ie ne dis pas à un homme de coeur, ie ne di pas à un bien né, mais seulement à un qui ait le sens commun, ou, sans plus, la face d'homme? Quelle condition est plus miserable, que de viure ainsi, qu'on n'aie rien à soy, tenant d'autrui son aise, sa liberté, son corps et sa vie!
[154] Le sens de la phrase semblerait exiger le singulier, car valoit doit se rapporter au tyran «qui se fait garder par ceux dont il se garderait (méfieroit) s'il valoit quelque chose.» Am. Duval dit ici: Rien, Res, chose.
[155] Je ne sais pourquoi quelques éditeurs expliquent ce mot par flattent le tyran, lui font servilement la cour. On appelait naquet le garçon qui, dans le jeu de paume, sert les joueurs: et c'est de ce mot qu'a été formé naqueter, ou nacqueter, qu'on a conservé dans le Dictionnaire de l'Académie française, et qui sous la plume de La Boëtie signifie servir bassement.
Mais ils veulent seruir, pour auoir des biens: comme s'ils pouuoient rien gaigner qui fust à eus puis qu'ils ne peuuent pas dire de soy qu'ils soient à eusmesmes; et, comme si aucun pouuoit auoir rien de propre sous un tiran, ils veulent faire que les biens soient à eus, et ne se souuiennent pas que ce sont eus qui lui donnent la force pour oster tout à tous, et ne laisser rien qu'on puisse dire estre à personne: ils voient que rien ne rend les hommes subiects à sa cruauté, que les biens; qu'il n'y a aucun crime enuers lui digne de mort que le dequoy[156]; qu'il n'aime que les richesses; et ne defait que les riches et ils se viennent presenter, comme deuant le boucher, pour s'y offrir ainsi plains et refaits, et lui en faire enuie. Ces fauoris ne se doiuent pas tant souuenir de ceus qui ont gaigné au tour des tirans beaucoup de biens, comme de ceus qui aians quelque temps amassé, puis apres y ont perdu et les biens et les vies; il ne leur doit pas tant venir en l'esprit combien d'autres y ont gaigné de richesses, mais combien peu ceus là les ont gardées. Qu'on discoure toutes les anciennes histoires; qu'on regarde celles de nostre souuenance, et on verra, tout à plein, combien est grand le nombre de ceus qui aians gaigné par mauuais moiens l'oreille des princes, aians ou emploié leur mauuaistie ou abusé de leur simplesse, à la fin par ceus là mesmes ont esté aneantis, et autant qu'ils y auoient trouué de facilité pour les eleuer, autant y ont ils congneu puis après d'inconstance pour les abattre. Certainement en si grand nombre de gens qui se sont trouué iamais pres de tant de mauuais rois, il en a esté peu, ou comme point, qui n'aient essaié quelque fois en eus mesmes la cruauté du tiran qu'ils auoient deuant attisée contre les autres: le plus souuent s'estant enrichis, sous ombre de sa faueur, des despouilles d'autrui, il l'ont à la fin eusmesmes enrichi de leurs despouilles.
[156] M. Feugère pense que cela est dit dans le même sens qu'aujourd'hui encore le peuple dit, en parlant d'un homme aisé: «il a de quoi.»
Les gens de bien mesmes, si quelque fois il s'en trouue quelqu'un aimé du tiran, tant soient ils auant en sa grace, tant reluise en eus la vertu et intégrité, qui voire aus plus meschans, donne quelque reuerence de soi quand on le voit de prés, mais les gens de bien di-ie ni sçauroient durer, et faut qu'ils se sentent du mal commun, et qu'à leurs despens[157] ils esprouuent la tirannie. Un Seneque, un Burre[158], un Thrasée ceste terne[159] de gens de bien, lesquels mesmes les deus[160] leur male fortune approcha du tiran, et leur mit en main le maniement de ses[161] affaires; tous deus estimés de lui, tous deus cheris, et ancore l'un l'auoit nourri, et auoit pour gages de son amitié, la nourriture de son enfance: mais ces trois là sont suffisans tesmoins, par leur cruelle mort, combien il y a peu d'asseurance en la faueur d'un mauuais maistre; et, à la vérité, quelle amitié peut on esperer de celui qui a bien le cœur si dur, que d'haïr son roiaume qui ne fait que lui obeïr, et lequel pour ne se sauoir pas ancore aimer, s'appauurit lui mesme et destruit son empire?
[157] Je maintiens le mot despens quoique le manuscrit porte desseins.
[158] Un Burrhus, un Thraséas.
[159] Ce trio, pourrait-on dire aujourd'hui, s'il était permis d'employer le mot de trio dans un sens grave et sérieux. Cela n'est pas possible: il faudrait dire, cette trinité ou ce triumvirat de gens de bien.
[160] Sous entendu premiers.—L. F.
[161] Le copiste a écrit, par erreur, leurs.
Or, si on veut dire que ceus là[162] pour auoir bien vescu[163] sont tombés en ces inconueniens, qu'on regarde hardiment au tour de celui là mesme[164], et on verra que ceus qui vindrent en sa grâce, et s'i maintindrent par mauuais moiens ne furent pas de plus longue durée. Qui a ouï parler d'amour si abandonnée, d'affection si opiniastre? qui a iamais leu d'homme si obstinement acharné enuers femme, que de celui là enuers Popée? or fut elle apres[165] empoisonnée par lui mesme. Agrippine sa mere auoit tué son mari Claude pour lui faire place à l'empire; pour l'obliger, elle n'auoit iamais fait difficulté de rien faire ni de souffrir: donques son fils mesme, son nourrisson, son empereur fait de sa main[166], après l'auoir souuent faillie, enfin lui osta la vie: et n'i eut lors personne qui ne dit qu'elle auoit trop bien mérité ceste punition, si c'eust esté par les mains de tout autre, que de celui à qui elle l'auoit baillée. Qui fut oncques plus aisé à manier, plus simple, pour le dire mieus, plus vrai niais, que Claude l'empereur? qui fut oncques plus coiffé de femme, que lui de Messaline? Il la meit enfin entre les mains du bourreau. La simplesse demeure tousiours aus tirans, s'ils en ont, à ne sçauoir bien faire; mais ie ne sçay comment à la fin, pour user de cruauté, mesmes enuers ceus qui leur sont près, si peu qu'ils ont d'esprit cela mesme s'esueille[167]. Assés commun est le beau mot de cest autre la[168], qui voiant la gorge de sa femme descouuerte, laquelle il aimoit le plus, et sans laquelle il sembloit qu'il n'eust sceu viure, il la caressa de ceste belle parolle, «Ce beau col sera tantost coupé, si ie le commande.» Voilà pourquoi la plus part des tirans anciens estoient communement tués par leurs plus fauoris, qui, aians congneu la nature de la tirannie, ne se pouuoiont tant asseurer de la volonté du tiran, comme ils se deffioient de sa puissance. Ainsi fut tué Domitian[169], par Estienne; Commode, par une de ses amies mesmes[170]; Antonin[171], par Macrin; et de mesme quasi tous les autres.
[162] Que Burrhus, Senèque et Thraséas ne sont tombés dans ces inconvénients que pour avoir été gens de bien.
[163] Le manuscrit porte receu, ce qui n'a pas de sens.
[164] De Néron.
[165] Poppœa Augusta, fille de T. Ollius selon Suétone et Tacite. Néron la tua d'un coup de pied qu'il lui donna dans le temps de sa grossesse. «Poppœam (dit le premier dans la Vie de Néron, § 35,) unice dilexit. Et tamen ipsam quoque, ictu calcis, occidit.» Pour Tacite, il ajoute que c'est plutôt par passion que sur un fondement raisonnable que quelques écrivains ont publié que Poppée avait été empoisonnée par Néron. «Poppœa, dit-il, mortem obiit, fortuita mariti iracundia, a quo gravida ictu calcis afflicta est. Neque enim venenum crediderim, quamvis quidam scriptores tradant odio magis quam ex fide.» Annal., l. 16, ab initio.
[166] Voyez Suétone, dans la Vie de Néron, § 34.
[167] Sil s'agit de bien faire, les tirans restent simples, inhabiles quand ils le sont; mais s'il s'agit de commettre des cruautés, le peu d'esprit qu'ils ont s'éveille.
[168] De Caligula, lequel, dit Suétone dans sa vie, § 33, «Quoties uxoris vel amiculæ collum exoscularetur, addebat: Tam bona cervix, simul ac jussero, demetur.»
[169] Suétone, dans la Vie du Domitien, § 17.
[170] Qui se nommait Marcia.—Hérodien, l. I.
[171] Le manuscrit porte Macrin (ce qui est conforme à l'histoire); cependant la plupart des imprimés disent Marin, et à ce sujet Coste et depuis tous les éditeurs qui ont suivi cette leçon ajoutent qu'il s'agit probablement de Macrin. On sait qu'Antonin Caracalla fut tué d'un coup de poignard par un centurion nommé Martial, à l'instigation de Macrin. Voyez Hérodien, liv. 4, vers la fin.
C'est cela, que certainement le tiran n'est iamais aimé, ni n'aime. L'amitié, c'est un nom sacré, c'est une chose sainte, elle ne se met iamais qu'entre gens de bien, et ne se prend que par une mutuelle estime; elle s'entretient, non tant par bienfaits, que par la bonne vie. Ce qui rend un ami asseuré de l'autre, c'est la connoissance qu'il a de son intégrité: les respondens qu'il en a, c'est son bon naturel, la foi, et la constance. Il n'i peut auoir d'amitié, là où est la cruauté, là où est la desloiauté, là où est l'iniustice; et entre les meschans quand ils s'assemblent, c'est un complot, non pas une compaignie; ils ne s'entr'aiment[172] pas, mais ils s'entrecraignent; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.
[172] Hæc inter bonos amicitia, inter malos factio est. Sallust., Jugurtha, c. 31.—Les imprimés portent s'entretiennent, mais le bon sens de Naigeon lui avait fait présumer qu'il fallait s'entr'aiment, ce que confirme notre manuscrit, et il avait inscrit cette supposition sur son exemplaire, où Am. Duval l'a prise pour l'insérer dans son édition.
Or, quand bien cela n'empescheroit point, ancore seroit il mal aisé de trouuer en un tiran un amour asseuree; par ce qu'estant au dessus de tous, et n'aiant point de compaignon, il est desià au delà des bornes de l'amitié qui a son vrai gibier en l'équalité, qui ne veut iamais clocher, ains est tousiours egale. Voilà pourquoi il y a bien entre les voleurs (ce dit on) quelque foi au partage du butin, pource qu'ils sont pairs et compaignons, et s'ils ne s'entr'aiment, au moins ils s'entrecraignent et ne veulent pas, en se des-unissant, rendre leur force moindre: mais du tiran, ceus qui sont ses fauoris n'en peuuent auoir iamais aucune asseurance, de tant qu'il a appris d'eus mesmes qu'il peut tout, et qu'il n'i a droit ni deuoir aucun qui l'oblige; faisant son estat de conter sa volonté pour raison, et n'auoir compaignon aucun, mais d'estre de tous maistre. Doncques n'est ce pas grand' pitié, que voiant tant d'exemples apparens, voiant le dangier si present, personne ne se vueille faire sage aus despens d'autrui? et que, de tant de gens s'approchans si volontiers des tirans, qu'il n'i en ait pas un qui ait l'auisement et la hardiesse de leur dire ce que dit, comme porte le conte, le renard au lyon qui faisoit le malade: «Ie t'irois volontiers voir en ta tasniere: mais ie voi assés de traces de bestes qui vont en auant vers toi, mais qui reuiennent en arriere ie n'en vois pas une[173]?»
[173] Horat., Epist. I, v. 72; Esope, fab. 137; Faerne, fab. 74; un anonyme dans le Phèdre de Barbou, p. 134; La Fontaine, VI, 14.—L. F.
Ces miserables voient reluire les tresors du tiran, et regardent tous esbahis les raions de sa braueté[174]; et, allechés de ceste clarté, ils s'approchent, et ne voient pas qu'ils se mettent dans la flamme qui ne peut faillir de les consommer: ainsi le satyre indiscret (comme disent les fables anciennes) voiant esclairer le feu trouué par Promethé, le trouua si beau, qu'il l'alla baiser, et se brusla[175]: ainsi le papillon, qui, esperant iouïr de quelque plaisir, se met dans le feu pource qu'il reluit, il esprouue l'autre uertu, celle qui brusle, ce dit le poëte toscan[176]. Mais ancore, mettons que ces mignons eschapent les mains de celui qu'ils seruent; ils ne se sauuent iamais du roi qui vient apres: s'il est bon, il faut rendre conte de reconnoistre au moins lors la raison: s'il est mauuais, et pareil à leur maistre, il ne sera pas qu'il n'ait aussi bien ses fauoris, lesquels communement ne sont pas contens d'auoir à leur tour la place des autres, s'ils n'ont ancore le plus souuent et les biens et les vies. Se peut il donc faire qu'il se trouue aucun, qui, en si grand péril, et auec si peu d'asseurance, vueille prendre ceste malheureuse place, de seruir en si grand'peine un si dangereus maistre? Quelle peine, quel martire est ce! vrai Dieu! estre nuit et iour après pour songer de plaire à un, et neantmoins se craindre de lui, plus que d'homme du monde; auoir tousiours l'oeil au guet, l'oreille aux escoutes, pour espier d'où viendra le coup, pour descouurir les embusches, pour sentir la mine de ses compaignons, pour auiser qui le trahit, rire à chacun, et neantmoins se craindre de tous, n'auoir aucun ni ennemi ouuert, ny ami asseuré; aiant tousiours le visage riant et le cœur transi, ne pouuoir estre ioieus, et n'oser estre triste!
[174] Braveté, braverie, luxe des vêtements, magnificence, de bravium (prix qu'on donnait à celui qui avait remporté la victoire dans les jeux, βραϐεῖον).
[175] Ceci est pris d'un traité de Plutarque, intitulé Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis, c. 2, de la traduction d'Amyot, dont voici les propres paroles: «Le satyre voulut baiser et embrasser le feu, la premiere fois qu'il le veid; mais Prometheus luy cria: Bouquin, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brusle quand on y touche.»
[176] Il s'agit de Pétrarque: le passage auquel il est fait allusion se trouve dans le 17e sonnet:
Vista, che 'ncontr' al sol pur si difende
Altri, però che'l gran lume gli offende
Non escon fuor se non verso la sera;
Ed altri, col desio folle che spera
Gioir forse nel foco perchè splende
Provam l'altra virtù quella che 'ncende,
Lasso! il mio loco è'n questa ultima schiera....
On regrette que le trait saillant de la seconde strophe ait disparu dans l'élégante traduction de M. de Montesquiou (1842):
Victime, comme lui, d'un funeste délire
Et du plus dangereux espoir,
Je péris consumé par le feu qui m'attire.
La même comparaison est encore employée par Pétrarque dans le sonnet 110.—L. F.
Mais c'est plaisir de considerer, qu'est ce qui leur reuient de ce grand tourment, et le bien qu'ils peuuent attendre de leur peine et de leur miserable vie. Volontiers le peuple, du mal qu'il souffre, n'en accuse point le tiran, mais ceus qui le gouuernent: ceus là, les peuples, les nations, tout le monde, à l'enui, iusques aux païsans, iusques aus laboureurs, ils sçauent leurs noms, ils dechifrent leurs vices, ils amassent sur eus mille outrages, mille vilenies, mille maudissons[177]; toutes leurs oraisons, tous leurs veus sont contre ceus là; tous leurs malheurs, toutes les pestes, toutes leurs famines, ils les leur reprochent; et si quelque fois ils leur font par apparence quelque honneur, lors mesmes ils les maugreent en leur coeur, et les ont en horreur plus estrange que les bestes sauuages. Voilà la gloire, voilà l'honneur qu'ils recoiuent de leur seruice enuers les gens, desquels quand chacun auroit une piece de leur corps, ils ne seroient pas ancore ce leur semble assés satisfaits, ni à demisaoulés de leur peine; mais certes, ancore apres qu'ils sont morts, ceus qui viennent apres ne sont iamais si paresseus, que le nom de ces mangepeuples[178] ne soit noirci de l'encre de mille plumes, et leur reputation deschirée dans mille liures, et les os mesmes, par maniere de dire, traînés par la posterité, les punissans, ancore apres leur mort, de leur meschante vie[179].
[177] Maudisson, maldécéon, maleicéon, malédiction.
[178] C'est la qualification qu'Homère donne à un roi (Iliad., A, v. 341), Δημοϐὸρος βασιλεὺς. Je trouve dans Plutarque que Caton le Censeur (vie de ce philosophe) applique au même personnage une expression analogue «Εστω «εἷπεν» άλλὰ φύσει τοῦτο τὁ ζῶο δ βασιλεὺς σαρϰοφἀγον ἑστἰν.»
[179] «On dira que les republiques n'ont iamais soufert les excellans hommes et fera discours de Nemesis.»—H. de M.
Aprenons donc quelque fois, aprenons à bien faire: leuons les yeulx vers le ciel, ou pour nostre honneur, ou pour l'amour mesmes de la vertu, ou certes, à parler à bon escient pour l'amour et honneur de[180] Dieu tout puissant, qui est asseuré tesmoin de nos faits, et iuste iuge de nos fautes[181]. De ma part, ie pense bien, et ne suis pas trompé, puis qu'il n'est rien si contraire à Dieu, tout liberal et debonnaire[182] que la tirannie, qu'il reserue là bas à part pour les tirans et leurs complices quelque peine particuliere.