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Nouveaux Contes à Ninon

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The Project Gutenberg eBook of Nouveaux Contes à Ninon

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Title: Nouveaux Contes à Ninon

Author: Émile Zola

Release date: July 1, 2005 [eBook #8416]
Most recently updated: March 7, 2015

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the ibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES À NINON ***

Produced by Carlo Traverso, Charles Franks and the Online

Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the ibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.

NOUVEAUX CONTES A NINON

EMILE ZOLA

TABLE DES MATIÈRES

A NINON

  CONTES
  Un bain
  Les fraises
  Le grand Michu
  Le jeûne
  Les épaules de la marquise
  Mon voisin Jacques
  Le paradis des chats
  Lili
  La légende du Petit-Manteau bleu de l'amour
  Le forgeron
  Le chômage
  Le petit village

SOUVENIRS

  LES QUATRE JOURNÉES DE JEAN GOURDON
  I.—Printemps
  II.—Été
  III.—Automne
  IV.—Hiver

A NINON

Il y a juste dix ans, ma chère âme, que je t'ai conté mes premiers contes. Quels beaux amoureux nous étions alors! J'arrivais de cette terre de Provence, où j'ai grandi si libre, si confiant, si plein de tous les espoirs de la vie. J'étais à toi, à toi seule, à ta tendresse, à ton rêve.

Te souviens-tu, Ninon? Le souvenir est aujourd'hui l'unique joie où mon coeur se repose. Jusqu'à vingt ans, nous avons battu ensemble les sentiers. J'entends tes petits pieds sur la terre dure; j'aperçois des bouts de ta jupe blanche au ras des herbes folles; je sens ton haleine parmi de lointains souffles de sauge, qui m'arrivent comme des bouffées de jeunesse. Et les heures charmantes se précisent: c'était un matin, sur la berge, au bord de l'eau réveillée à peine, toute pure, toute rosé des premières rougeurs du ciel; c'était une après-midi, dans les arbres, dans un trou de feuilles, avec la campagne écrasée, dormant autour de nous, sans un frisson; c'était un soir, au milieu d'un pré, lentement noyé sous le flot bleuâtre du crépuscule, qui coulait des coteaux; c'était une nuit, marchant le long d'une route interminable, allant tous deux à l'inconnu, insoucieux des étoiles elles-mêmes, au seul bonheur de laisser la ville, de nous perdre loin, très-loin, au fond de l'ombre discrète. Te souviens-tu, Ninon?

Quelle vie heureuse! Nous étions lâchés dans l'amour, dans l'art, dans le songe. Il n'est pas de buisson qui n'ait caché nos baisers, étouffé nos causeries. Je t'emmenais, je te promenais, comme la vivante poésie de mon enfance. A nous deux, nous avions le ciel, la terre, et les arbres, et les eaux, jusqu'aux roches nues qui fermaient l'horizon. Il me semblait, à cet âge, qu'en ouvrant les bras, j'allais prendre toute la campagne sur ma poitrine, pour lui donner un baiser de paix. Je me sentais des forces, des désirs, des bontés de géant. Nos courses de gamins échappés, nos amours d'oiseaux libres, m'avaient inspiré un grand mépris du monde, une tranquille croyance aux seules énergies de la vie. Oui, c'est dans tes tendresses de toutes les heures, mon amie, que j'ai fait jadis cette provision de courage, dont mes compagnons, plus tard, se sont si souvent étonnés. Les illusions de nos coeurs étaient des armures d'acier fin, qui me protègent encore.

Je te quittai, je quittai cette Provence dont tu étais l'âme, et ce fut toi que, dès la veille de la lutte, j'invoquais comme une bonne sainte. Tu eus mon premier livre. Il était tout plein de ton être, tout parfumé du parfum de tes cheveux. Tu m'avais envoyé au combat, avec un baiser au front, en amante brave qui veut la victoire du soldat qu'elle aime. Et moi, je ne me souvenais toujours que de ce baiser, je ne pensais qu'à toi, je ne pouvais parler que de toi.

Dix ans se sont écoulés. Ah! ma chère âme, que de tempêtes ont grondé, que d'eau noire, que de débâcles ont passé depuis ce temps sous les ponts croulants de mes rêves! Dix ans de travaux forcés, dix ans d'amertume, de coups donnés et reçus, d'éternel combat! J'ai le coeur et le cerveau tout balafrés de blessures. Si tu voyais ton amoureux de jadis, ce grand garçon souple qui rêvait de déplacer les montagnes d'une chiquenaude, si tu le voyais passer dans le jour blafard de Paris, la face terreuse, alourdi de lassitude, tu grelotterais, ma pauvre Ninon, en regrettant les clairs soleils, les midis ardents, éteints à jamais. Certains soirs, je suis si brisé, que j'ai une envie lâche de m'asseoir au bord de la route, quitte à m'endormir pour toujours dans le fossé. Et sais-tu, Ninon, ce qui me pousse sans cesse en avant, ce qui me rend du coeur, à chaque faiblesse? C'est ta voix, ma bien-aimée, ta voix lointaine, ton filet de voix pure qui me crie mes serments.

Certes, je te sais fille de courage. Je puis te montrer mes plaies, tu ne m'en aimeras que mieux. Cela me soulagera de me plaindre à toi, qui me consoleras. Je n'ai pas quitté la plume un seul jour, mon amie; je me suis battu en soldat qui a son pain à gagner; si la gloire vient, elle m'empêchera de manger mon pain sec. Que de besogne mauvaise, et dont j'ai encore le dégoût à la gorge! Pendant dix ans, j'ai alimenté comme tant d'autres du meilleur de moi la fournaise du journalisme. De ce labeur colossal, il ne reste rien, qu'un peu de cendre. Feuilles jetées au vent, fleurs tombées à la boue, mélange de l'excellent et du pire, gâché dans l'auge commune. J'ai touché à toutes choses, je me suis sali les mains dans ce torrent de médiocrité trouble qui coule à pleins bords. Mon amour de l'absolu saignait, au milieu de ces niaiseries, si grosses d'importance le matin, si oubliées le soir. Lorsque je rêvais quelque coup de pouce éternel donné dans le granit, quelque oeuvre de vie plantée debout à jamais, je soufflais des bulles de savon que crevait l'aile des mouches ronflantes au soleil. J'aurais glissé à l'hébétement d'un métier si, dans mon amour de la force, je n'avais eu une consolation, celle de cette production incessante, qui me rompait à toutes les fatigues.

Puis, mou amie, j'étais armé en guerre. Tu ne saurais croire les soulèvements de colère que la sottise produisait en moi. J'avais la passion de mes opinions, j'aurais voulu enfoncer mes croyances dans la gorge des autres. Un livre me rendait malade, un tableau me désespérait comme une catastrophe publique; je vivais dans une bataille continue d'admiration et de mépris. En dehors des lettres, en dehors de l'art, le monde n'était plus. Et quels coups de plume, quels chocs furieux pour faire la place nette! Aujourd'hui, je hausse les épaules. Je suis un vieil endurci dans le mal, j'ai gardé ma foi, je crois même être plus intraitable encore; mais je me contente de m'enfermer et de travailler. C'est la seule façon de discuter sainement; car les oeuvres ne sont que des arguments, dans l'éternelle discussion du beau.

Tu penses bien que je ne suis pas sorti intact de la bataille. J'ai des cicatrices un peu partout, je te l'ai dit, au cerveau et au coeur. Je ne riposte plus, j'attends qu'on s'habitue à mon air. Peut-être ainsi pourrai-je te revenir entier. C'est que, mon amie, j'ai quitté nos galants sentiers d'amoureux, où les fleurs poussent, où l'on ne cueille que des sourires. J'ai pris la grand'route, grise de poussière, aux arbres maigres; je me suis même, je le confesse, arrêté curieusement devant des chiens crevés, au coin des bornes; j'ai parlé de vérité, j'ai prétendu qu'on pouvait tout écrire, j'ai voulu prouver que l'art est dans la vie et non ailleurs. Naturellement, on m'a poussé au ruisseau. Moi, Ninon, moi qui ai employé ma jeunesse à glaner pour ton corsage les paquerettes et les bluets!

Tu me pardonneras mes infidélités d'amant. Les hommes ne peuvent rester toujours dans les jupes des filles. Il vient une heure où vos fleurs sont trop douces. Tu te rappelles la pâle soirée d'automne, la soirée de nos adieux? C'est au sortir de tes bras frêles, que la vérité m'a emporté dans ses dures mains. J'ai été fou d'analyse exacte. Après les travaux courants, je prenais mes nuits, j'écrivais page à page les livres qui me hantaient. Si j'ai un orgueil, j'ai celui de cette volonté, dont l'effort m'a tiré lentement des besognes du métier. J'ai mangé, sans rien vendre de mes croyances. Je te devais ces confidences, à toi qui as le droit de savoir quel homme est devenu l'enfant dont tu as protégé les débuts.

Aujourd'hui, ma seule souffrance est d'être seul. Le monde finit à la grille de mon jardin. Je me suis enfermé chez moi pour ne mettre que le travail dans ma vie, et je me suis si bien enfermé, que personne ne vient plus. C'est pourquoi, ma chère âme, j'ai évoqué ton souvenir, au milieu de la lutte. J'étais trop seul, après dix ans de séparation; je voulais te revoir, te baiser les cheveux, te dire que je t'aime toujours. Cela me soulage. Viens, et n'aie point peur, je ne suis pas si noir qu'on me fait. Je t'assure, je t'aime toujours, je rêve d'avoir encore des rosés, pour en mettre un bouquet à ton sein. J'ai des envies de laitage. Si je ne craignais de faire rire, je t'emmènerais sous quelque charmille, avec un mouton blanc, pour nous dire tous les trois des choses tendres.

Et sais-tu ce que j'ai fait, Ninon, pour te retenir auprès de moi toute cette nuit? Je te le donne en mille. J'ai fouillé le passé, j'ai cherché dans ces centaines de pages écrites un peu partout, si je n'en trouverais pas d'assez délicates pour tes oreilles. Au beau milieu de mes rudesses, il m'a plu de mettre cette douceur. Oui, j'ai voulu ce régal pour nous deux. Nous redevenons enfants, nous goûtons sur l'herbe. Ce sont des contes, rien que des contes, de la confiture dans de la porcelaine de gamins. N'est-ce pas charmant? trois groseilles, deux grains de raisin sec, suffiront à notre faim, et nous nous griserons avec cinq gouttes de vin dans de l'eau claire. Écoute, curieuse. J'ai d'abord quelques contes assez décents; certains même ont un commencement et une fin; d'autres, il est vrai, vont pieds nus, après avoir jeté leur bonnet par-dessus les toits. Mais, je dois t'avertir que, plus loin, nous entrerons dans des fantaisies qui battent absolument la campagne. Dame! j'ai tout glané, il fallait bien te retenir la nuit entière. Là, je chante la chanson des «t'en souviens-tu?» Ce sont nos souvenirs à la queue-leu-leu, ma fille; tout ce qu'il y a de plus doux pour nous, le meilleur de nos amours. Si cela ennuie les autres, tant pis! ils n'ont pas besoin de venir mettre le nez dans nos affaires. Puis, pour te garder encore. j'entamerai une longue histoire, la dernière, celle qui nous mènera, je l'espère, jusqu'au matin. Elle est tout au bout des autres, placée à dessein pour t'endormir dans mes bras. Nous laisserons tomber le volume, et nous nous embrasserons.

Ah! Ninon, quelle débauche de blanc et de rose! Je ne promets pas cependant que, malgré tous mes soins à enlever les épines, il ne reste pas quelque goutte de sang dans ma botte de fleurs. Je n'ai plus les mains assez pures pour nouer des bouquets sans danger. Mais ne t'inquiète point: si tu te piques, je baiserai tes doigts, je boirai ton sang. Ce sera moins fade.

Demain, j'aurai rajeuni de dix ans. Il me semblera que j'arrive de la veille, du fond de notre jeunesse, avec le miel de ton baiser aux lèvres. Ce sera le recommencement de ma tâche. Ah! Ninon, je n'ai rien fait encore. Je pleure sur cette montagne de papier noirci; je me désole à penser que je n'ai pu étancher ma soif du vrai, que la grande nature échappe à mes bras trop courts. C'est l'âpre désir, prendre la terre, la posséder dans une étreinte, tout voir, tout savoir, tout dire. Je voudrais coucher l'humanité sur une page blanche, tous les êtres, toutes les choses; une oeuvre qui serait l'arche immense.

Et ne m'attends pas de longtemps au rendez-vous que je t'ai donné, en Provence, après la tâche achevée. Il y a trop à faire. Je veux le roman, je veux le drame, je veux la vérité partout. Ne m'apporte plus ton cher souvenir que la nuit; viens sur le rayon de lune qui glisse entre mes rideaux, à l'heure où je pourrai pleurer avec toi sans être vu. J'ai besoin de toute ma virilité. Plus tard, oh! plus tard, ce sera moi qui irai te retrouver dans les campagnes tièdes encore de nos tendresses. Nous serons bien vieux; mais nous nous aimerons toujours. Tu me mèneras en pèlerinage sur la berge, au bord de l'eau, réveillée à peine; dans les trous de feuilles, avec la campagne ardente dormant autour de nous; au milieu des prés, lentement noyés sous le flot bleuâtre du crépuscule; le long de la route interminable, insoucieux des étoiles, au seul bonheur de nous perdre dans l'ombre. Et les arbres, les brins d'herbe, jusqu'aux cailloux, nous reconnaîtront de loin, à nos baisers, et nous souhaiteront la bien-venue.

Écoute, pour que nous ne nous cherchions pas je veux te dire derrière quelle haie j'irai te prendre. Tu sais l'endroit où la rivière fait un coude, après le pont, plus bas que le lavoir, juste en face du grand rideau de peupliers? Souviens-toi, nous nous y sommes baisé les mains, un matin de mai. Eh bien! à gauche, il y a une haie d'aubépines, ce mur de verdure au pied duquel nous nous couchions pour ne plus voir que le bleu du ciel. C'est derrière la haie d'aubépines, ma chère âme, que je te donne rendez-vous, à des années, un jour de soleil pâle, lorsque ton coeur me saura dans les environs.

ÉMILE ZOLA.

Paris, 1er octobre 1874.

CONTES

UN BAIN

Je te le donne en mille, Ninon. Cherche, invente, imagine: un vrai conte bleu, quelque chose de terrifiant et d'invraisemblable… Tu sais, la petite baronne, cette excellente Adeline de C***, qui avait juré… Non, tu ne devinerais pas, j'aime mieux te tout dire.

Eh bien! Adeline se remarie, positivement. Tu doutes, n'est-ce pas? Il faut que je sois au Mesnil-Rouge, à soixante-sept lieues de Paris, pour croire à une pareille histoire. Ris, le mariage ne s'en fera pas moins. Cette pauvre Adeline, qui était veuve à vingt-deux ans, et que la haine et le mépris des hommes rendaient si jolie! En deux mois de vie commune, le défunt, un digne homme, certes, pas trop mal conservé, qui eût été parfait sans les infirmités dont il est mort, lui avait enseigné toute l'école du mariage. Elle avait juré que l'expérience suffisait. Et elle se remarie! Ce que c'est que de nous, pourtant!

Il est vrai qu'Adeline a eu de la malechance. On ne prévoit pas une aventure pareille. Et si je te disais qui elle épouse! Tu connais le comte Octave de R***, ce grand jeune homme qu'elle détestait si parfaitement. Ils ne pouvaient se rencontrer sans échanger des sourires pointus, sans s'égorger doucement avec des phrases aimables. Ah! les malheureux! si tu savais où ils se sont rencontrés une dernière fois… Je vois bien qu'il faut que je te conte ça. C'est tout un roman. Il pleut ce matin. Je vais mettre la chose en chapitres.

I

Le Château est à six lieues de Tours. Du Mesnil-Rouge, j'en vois les toits d'ardoise, noyés dans les verdures du parc. On le nomme le Château de la Belle-au-Bois-dormant, parce qu'il fut jadis habité par un seigneur qui faillit y épouser une de ses fermières. La chère enfant y vécut cloîtrée, et je crois que son ombre y revient. Jamais pierres n'ont eu une telle senteur d'amour.

La Belle qui y dort aujourd'hui est la vieille comtesse de M***, une tante d'Adeline. Il y a trente ans qu'elle doit venir passer un hiver à Paris. Ses nièces et ses neveux lui donnent chacun une quinzaine, à la belle saison. Adeline est très-ponctuelle. D'ailleurs, elle aime le Château, une ruine légendaire que les pluies et les vents émiettent, au milieu d'une forêt vierge.

La vieille comtesse a formellement recommandé de ne toucher ni aux plafonds qui se lézardent, ni aux branches folles qui barrent les allées. Elle est heureuse de ce mur de feuilles qui s'épaissit là, chaque printemps, et elle dit, d'ordinaire, que la maison est encore plus solide qu'elle. La vérité est que toute une aile est par terre. Ces aimables retraites, bâties sous Louis XV, étaient, comme les amours du temps, un déjeuner de soleil. Les plâtres se sont fendus, les planchers ont cédé, la mousse a verdi jusqu'aux alcôves. Toute l'humidité du parc a mis là une fraîcheur où passe encore l'odeur musquée des tendresses d'autrefois.

Le parc menace d'entrer dans la maison. Des arbres ont poussé au pied des perrons, dans les fentes des marches. Il n'y a plus que la grande allée qui soit carrossable; encore faut-il que le cocher conduise ses bêtes à la main. A droite, à gauche, les taillis restent vierges, creusés de rares sentiers, noirs d'ombre, où l'on avance, les mains tendues, écartant les herbes. Et les troncs abattus font des impasses de ces bouts de chemins, tandis que les clairières rétrécies ressemblent à des puits ouverts sur le bleu du ciel. La mousse pend des branches, les douces-amères tendent des rideaux sous les futaies; des pullulements d'insectes, des bourdonnements d'oiseaux qu'on ne voit pas, donnent une étrange vie à cette énormité de feuillages. J'ai eu souvent de petits frissons de peur, en allant rendre visite à la comtesse; les taillis me soufflaient sur la nuque des haleines inquiétantes.

Mais il y a surtout un coin délicieux et troublant, dans le parc: c'est à gauche du Château, au bout d'un parterre, où il ne pousse plus que des coquelicots aussi grands que moi. Sous un bouquet d'arbres, une grotte se creuse, s'enfonçant au milieu d'une draperie de lierre, dont les bouts traînent jusque dans l'herbe. La grotte, envahie, obstruée, n'est plus qu'un trou noir, au fond duquel on aperçoit la blancheur d'un Amour de plâtre, souriant, un doigt sur la bouche. Le pauvre Amour est manchot, et il a, sur l'oeil droit, une tache de mousse qui le rend borgne. Il semble garder, avec son sourire pâle d'infirme, quelque amoureuse dame morte depuis un siècle.

Une eau vive, qui sort de la grotte, s'étale en large nappe au milieu de la clairière; puis, elle s'échappe par un ruisseau perdu sous les feuilles. C'est un bassin naturel, au fond de sable, dans lequel les grands arbres se regardent; le trou bleu du ciel fait une tache bleue au centre du bassin. Des joncs ont grandi, des nénufars ont élargi leurs feuilles rondes. On n'entend, dans le jour verdâtre de ce puits de verdure, qui semble s'ouvrir en haut et en bas sur le lac du grand air, que la chanson de l'eau, tombant éternellement, d'un air de lassitude douce. De longues mouches d'eau patinent dans un coin. Un pinson vient boire, avec des mines délicates, craignant de se mouiller les pattes. Un frisson brusque des feuilles donne à la mare une pâmoison de vierge dont les paupières battent. Et, du noir de la grotte, l'Amour de plâtre commande le silence, le repos, toutes les discrétions des eaux et des bois, à ce coin voluptueux de nature.

II

Lorsque Adeline accorde une quinzaine à sa tante, ce pays de loups s'humanise. Il faut élargir les allées pour que les jupes d'Adeline puissent passer. Elle est venue, cette saison, avec trente-deux malles, qu'on a dû porter à bras, parce que le camion du chemin de fer n'a jamais osé s'engager dans les arbres. Il y serait resté, je te le jure.

D'ailleurs, Adeline est une sauvage, comme tu sais. Elle est fêlée, là, entre nous. Au couvent, elle avait des imaginations vraiment drôles. Je la soupçonne de venir au Château de la Belle-au-Bois-dormant pour y dépenser, loin des curieux, son appétit d'extravagances. La tante reste dans son fauteuil, le Château appartient à la chère enfant qui doit y rêver les plus étonnantes fantaisies. Cela la soulage. Quand elle sort de ce trou, elle est sage pour une année.

Pendant quinze jours, elle est la fée, l'âme des verdures. On la voit en toilette de gala, promener des dentelles blanches et des noeuds de soie au milieu des broussailles. On m'a même assuré l'avoir rencontrée en marquise Pompadour, avec de la poudre et des mouches, assise sur l'herbe, dans le coin le plus désert du parc. D'autres fois, on a aperçu un petit jeune homme blond qui suivait doucement les allées. Moi, j'ai une peur affreuse que le petit jeune homme ne soit cette chère toquée.

Je sais qu'elle fouille le Château des caves aux greniers. Elle furète dans les encoignures les plus noires, sonde les murs de ses petits poings, flaire de son nez rosé toute cette poussière du passé. On la trouve sur des échelles, perdue au fond des grandes armoires, l'oreille tendue aux fenêtres, rêveuse devant les cheminées, avec l'envie évidente de monter dedans et de regarder. Puis, comme elle ne trouve sans doute pas ce qu'elle cherche, elle court le parterre aux grands coquelicots, les sentiers noirs d'ombre, les clairières blanches de soleil. Elle cherche toujours, le nez au vent, saisissant le lointain et vague parfum d'une fleur de tendresse qu'elle ne peut cueillir.

Positivement, je te l'ai dit, Ninon, le vieux Château sent l'amour, au milieu de ses arbres farouches. Il y a eu une fille enfermée là dedans, et les murs ont conservé l'odeur de celte tendresse, comme les vieux coffrets où l'on a serré des bouquets de violettes. C'est cette odeur-là, je le jurerais, qui monte à la tête d'Adeline et qui la grise. Puis, quand elle a bu ce parfum de vieil amour, quand elle est grise, elle partirait sur un rayon de lune visiter le pays des contes, elle se laisserait baiser au front par tous les chevaliers de passage qui voudraient bien l'éveiller de son rêve de cent ans.

Des langueurs la prennent, elle porte des petits bancs dans le bois pour s'asseoir. Mais, par les jours de grandes chaleurs, son soulagement est d'aller se baigner, la nuit, dans le bassin, sous les hauts feuillages. C'est là sa retraite. Elle est la fille de la source. Les joncs ont des tendresses pour elle. L'Amour de plâtre lui sourit, quand elle laisse tomber ses jupes et qu'elle entre dans l'eau, avec la tranquillité de Diane confiante dans la solitude. Elle n'a que les nénufars pour ceinture, sachant que les poissons eux-mêmes dorment d'un sommeil discret. Elle nage doucement, ses épaules blanches hors de l'eau, et l'on dirait un cygne gonflant les ailes, filant sans bruit. La fraîcheur calme ses anxiétés. Elle serait parfaitement tranquille, sans l'Amour manchot qui lui sourit.

Une nuit, elle est allée au fond de la grotte, malgré la peur horrible de cette ombre humide; elle s'est dressée sur la pointe des pieds, mettant l'oreille aux lèvres de l'Amour, pour savoir s'il ne lui dirait rien.

III

Ce qu'il y a d'affreux, cette saison, c'est que la pauvre Adeline, en arrivant au Château, a trouvé, installé dans la plus belle chambre, le comte Octave de R…, ce grand jeune homme, son ennemi mortel. Il paraît qu'il est quelque peu le petit cousin de la vieille madame de M… Adeline a juré qu'elle le délogerait. Elle a bravement défait ses malles, et elle a repris ses courses, ses fouilles éternelles. Octave, pendant huit jours, l'a tranquillement regardée de sa fenêtre, en fumant des cigares. Le soir, plus de paroles aiguës, plus de guerre sourde. Il était d'une telle politesse, qu'elle a fini par le trouver assommant, et qu'elle ne s'est plus occupée de lui. Lui, fumait toujours; elle, battait le parc et prenait ses bains.

C'était vers minuit qu'elle descendait à la nappe d'eau, quand tout le monde dormait. Elle s'assurait surtout si le comte Octave avait bien soufflé sa bougie. Alors, à petits pas, elle s'en allait, comme à un rendez-vous d'amour, avec des désirs tout sensuels pour l'eau froide. Elle avait un petit frisson de peur exquis, depuis qu'elle savait un homme au Château. S'il ouvrait une fenêtre, s'il apercevait un coin de son épaule à travers les feuilles! Rien que cette pensée la faisait grelotter, quand elle sortait ruisselante de la nappe, et qu'un rayon de lune blanchissait sa nudité de statue.

Une nuit, elle descendit vers onze heures. Le Château dormait depuis deux grandes heures. Cette nuit-là, elle se sentait des hardiesses particulières. Elle avait écouté à la porte du comte, et elle croyait l'avoir entendu ronfler. Fi! un homme qui ronfle! Cela lui avait donné un grand mépris pour les hommes, un grand désir des caresses fraîches de l'eau, dont le sommeil est si doux. Elle s'attarda sous les arbres, prenant plaisir à détacher ses vêtements un à un. Il faisait très-sombre, la lune se levait à peine; et le corps blanc de la chère enfant ne mettait sur la rive qu'une blancheur vague de jeune bouleau. Des souffles chauds venaient du ciel, qui passaient sur ses épaules avec des baisers tièdes. Elle était très à l'aise, un peu languissante, un peu étouffée par la chaleur, mais pleine d'une nonchalance heureuse qui lui faisait, sur le bord, tâter la source du pied.

Cependant, la lune tournait, éclairait déjà un coin de la nappe. Alors, Adeline, épouvantée, aperçut sur cette nappe une tête qui la regardait, dans ce coin éclairé. Elle se laissa glisser, se mit de l'eau jusqu'au menton, croisa les bras comme pour ramener sur sa poitrine tous les voiles tremblants du bassin, et demanda d'une voix frémissante:

—Qui est là?… Que faites-vous là?

—C'est moi, madame, répondit tranquillement le comte Octave….
N'ayez pas peur, je prends un bain.

IV

Il se fit un silence formidable. Il n'y avait plus, sur la nappe d'eau, que les ondulations qui s'élargissaient lentement autour des épaules d'Adeline et qui allaient mourir sur la poitrine du comte, avec un clapotement léger. Celui-ci, tranquillement, leva les bras, fit le geste de prendre une branche de saule pour sortir de l'eau.

—Restez, je vous l'ordonne, cria Adeline d'une voix terrifiée….
Rentrez dans l'eau, rentrez dans l'eau bien vite!

—Mais, madame, répondit-il en rentrant dans l'eau jusqu'au cou, c'est qu'il y a plus d'une heure que je suis là.

—Ça ne fait rien, monsieur, je ne veux pas que vous sortiez, vous comprenez…. Nous attendrons.

Elle perdait la tête, la pauvre baronne. Elle parlait d'attendre, sans trop savoir, l'imagination détraquée par les éventualités terribles qui la menaçaient. Octave eut un sourire.

—Mais, hasarda-t-il, il me semble qu'en tournant le dos….

—Non, non, monsieur! Vous ne voyez donc pas la lune!

Il était de fait que la lune avait marché et qu'elle éclairait en plein le bassin. C'était une lune superbe. Le bassin luisait, pareil à un miroir d'argent, au milieu du noir des feuilles; les joncs, les nénufars des bords, faisaient sur l'eau des ombres finement dessinées, comme lavées au pinceau, avec de l'encre de Chine. Une pluie chaude d'étoiles tombait dans le bassin par l'étroite ouverture des feuillages. Le filet d'eau coulait derrière Adeline, d'une voix plus basse et comme moqueuse. Elle hasarda un coup d'oeil dans la grotte, elle vit l'Amour de plâtre qui lui souriait d'un air d'intelligence.

—La lune, certainement, murmura le comte, pourtant en tournant le dos…

—Non, non, mille fois non. Nous attendrons que la lune ne soit plus là…. Vous voyez, elle marche. Quand elle aura atteint cet arbre, nous serons dans l'ombre….

—C'est qu'il y en a pour une bonne heure, avant qu'elle soit derrière cet arbre!

—Oh! trois quarts d'heure au plus…. Ça ne fait rien. Nous attendrons…. Quand la lune sera derrière l'arbre, vous pourrez vous en aller.

Le comte voulut protester; mais, comme il faisait des gestes en parlant, et qu'il se découvrait jusqu'à la ceinture, elle poussa de petits cris de détresse si aigus, qu'il dut, par politesse, rentrer dans le bassin jusqu'au menton. Il eut la délicatesse de ne plus remuer. Alors, ils restèrent tous les deux là, en tête-à-tête, on peut le dire. Les deux têtes, cette adorable tête blonde de la baronne, avec les grands yeux que tu sais, et cette tête fine du comte, aux moustaches un peu ironiques, demeurèrent bien sagement immobiles, sur l'eau dormante, à une toise au plus l'une de l'autre. L'Amour de plâtre, sous la draperie de lierre, riait plus fort.

V.

Adeline s'était jetée en plein dans les nénufars. Quand la fraîcheur de l'eau l'eut remise, et qu'elle eut pris ses dispositions pour passer là une heure, elle vit que l'eau était d'une limpidité vraiment choquante. Au fond, sur le sable, elle apercevait ses pieds nus. Il faut dire que cette diablesse de lune se baignait, elle aussi, se roulait dans l'eau, l'emplissait des frétillements d'anguilles de ses rayons. C'était un bain d'or liquide et transparent. Peut-être le comte voyait-il les pieds nus sur le sable, et s'il voyait les pieds et la tête…. Adeline se couvrit, sous l'eau, d'une ceinture de nénufars. Doucement, elle attira de larges feuilles rondes qui nageaient, et s'en fit une grande collerette. Ainsi habillée, elle se sentit plus tranquille.

Cependant, le comte avait fini par prendre la chose stoïquement. N'ayant pas trouvé une racine pour s'asseoir, il s'était résigné à se tenir à genoux. Et pour ne pas avoir l'air tout à fait ridicule, avec de l'eau au menton, comme un homme perdu dans un plat à barbe colossal, il avait lié conversation avec la comtesse, évitant tout ce qui pouvait rappeler le désagrément de leur position respective.

—Il a fait bien chaud aujourd'hui, madame.

—Oui, monsieur, une chaleur accablante. Heureusement que ces ombrages donnent quelque fraîcheur.

—Oh! certainement…. Cette brave tante est une digne personne, n'est-ce pas?

—Une digne personne, en effet.

Puis, ils parlèrent des dernières courses et des bals qu'on annonce déjà pour l'hiver prochain. Adeline, qui commençait à avoir froid, réfléchissait que le comte devait l'avoir vue pendant qu'elle s'attardait sur la rive. Cela était tout simplement horrible. Seulement, elle avait des doutes sur la gravité de l'accident. Il faisait noir sous les arbres, la lune n'était pas encore là; puis, elle se rappelait, maintenant, qu'elle se tenait derrière le tronc d'un gros chêne. Ce tronc avait dû la protéger. Mois, en vérité, ce comte était un homme abominable. Elle le haïssait, elle aurait voulu que le pied lui glissât, qu'il se noyât. Certes, ce n'est pas elle qui lui aurait tendu la main. Pourquoi, quand il l'avait vue venir, ne lui avait-il pas crié qu'il était là, qu'il prenait un bain? La question se formula si nettement en elle, qu'elle ne put la retenir sur ses lèvres. Elle interrompit le comte, qui parlait de la nouvelle forme des chapeaux.

—Mais je ne savais pas, répondit-il; je vous assure que j'ai eu très-peur. Vous étiez toute blanche, j'ai cru que c'était la Belle-au-Bois-dormant qui revenait, vous savez, cette fille qui a été enfermée ici…. J'avais si peur, que je n'ai pas pu crier.

Au bout d'une demi-heure, ils étaient bons amis, Adeline s'était dit qu'elle se décolletait bien dans les bals, et qu'en somme elle pouvait montrer ses épaules. Elle était sortie un peu de l'eau, elle avait échancré la robe montante qui la serrait au cou. Puis, elle avait risqué les bras. Elle ressemblait à une fille des sources, la gorge nue, les bras libres, vêtue de toute cette nappe verte qui s'étalait et s'en allait derrière elle comme une large traîne de satin.

Le comte s'attendrissait. Il avait obtenu de faire quelques pas pour se rapprocher d'une racine. Ses dents claquaient un peu. Il regardait la lune avec un intérêt très-vif.

—Hein! elle marche lentement? demanda Adeline.

—Eh! non, elle a des ailes, répondit-il avec un soupir.

Elle se mit à rire, en ajoutant:

—Nous en avons encore pour un gros quart d'heure.

Alors, il profita lâchement de la situation: il lui fit une déclaration. Il lui expliqua qu'il l'aimait depuis deux ans, et que s'il la taquinait, c'était qu'il avait trouvé cela plus drôle que de lui dire des fadeurs. Adeline, prise d'inquiétude, remonta sa robe verte jusqu'au cou, fourra les bras dans les manches. Elle ne passait plus que le bout de son nez rose sous les nénufars; et, comme elle recevait en plein la lune dans les yeux, elle était tout étourdie, tout éblouie. Elle ne voyait plus le comte, quand elle entendit un grand barbottement et qu'elle sentit l'eau s'agiter et lui monter aux lèvres.

—Voulez-vous bien ne pas remuer! cria-t-elle; voulez-vous bien ne pas marcher comme cela dans l'eau!

—Mais je n'ai pas marché, dit le comte, j'ai glissé… Je vous aime!

—Taisez-vous, ne remuez plus, nous parlerons de tout cela, quand il fera noir… Attendons que la lune soit derrière l'arbre…

VII

La lune se cacha derrière l'arbre. L'Amour de plâtre éclata de rire.

LES FRAISES

I

Un matin de juin, en ouvrant la fenêtre, je reçus au visage un souffle d'air frais. Il avait fait pendant la nuit un violent orage. Le ciel paraissait comme neuf, d'un bleu tendre, lavé par l'averse jusque dans ses plus petits coins. Les toits, les arbres dont j'apercevais les hautes branches entre les cheminées, étaient encore trempés de pluie, et ce bout d'horizon riait sous le soleil jaune. Il montait des jardins voisins une bonne odeur de terre mouillée.

—Allons, Ninette, criai-je gaiement, mets ton chapeau, ma fille…
Nous partons pour la campagne.

Elle battit des mains. Elle eut terminé sa toilette en dix minutes, ce qui est très-méritoire pour une coquette de vingt ans.

A neuf heures, nous étions dans les bois de Verrières.

II

Quels bois discrets, et que d'amoureux y ont promené leurs amours! Pendant la semaine, les taillis sont déserts, on peut marcher côte à côte, les bras à la taille, les lèvres se cherchant, sans autre danger que d'être vus par les fauvettes des buissons. Les allées s'allongent, hautes et larges, à travers les grandes futaies; le sol est couvert d'un tapis d'herbe fine, sur lequel le soleil, trouant les feuillages, jette des palets d'or. Et il y a des chemins creux, des sentiers étroits, très-sombres, où l'on est obligé de se serrer l'un contre l'autre. Et il y a encore des fourrés impénétrables, où l'on peut se perdre, si les baisers chantent trop haut.

Ninon quittait mon bras, courait comme un jeune chien, heureuse de sentir les herbes frôler ses chevilles. Puis elle revenait et se pendait à mon épaule, lasse, caressante. Toujours le bois s'étendait, mer sans fin aux vagues de verdure. Le silence frissonnant, l'ombre vivante qui tombait des grands arbres nous montaient à la tête, nous grisaient de toute la sève ardente du printemps. On redevient enfant, dans le mystère des taillis.

—Oh! des fraises, des fraises! cria Ninon en sautant un fossé comme une chèvre échappée, et en fouillant les broussailles.

III

Des fraises, hélas! non, mais des fraisiers, toute une nappe de fraisiers qui s'étalait sous les ronces.

Ninon ne songeait plus aux bêtes dont elle avait une peur horrible. Elle promenait gaillardement les mains au milieu des herbes, soulevant chaque feuille, désespérée de ne pas rencontrer le moindre fruit.

—On nous a devancés, dit-elle avec une moue de dépit… Oh! dis, cherchons bien, il y en a sans doute encore.

Et nous nous mîmes à chercher avec une conscience exemplaire. Le corps plié, le cou tendu, les yeux fixés à terre, nous avancions à petits pas prudents, sans risquer une parole, de peur de faire envoler les fraises. Nous avions oublié la forêt, le silence et l'ombre, les larges allées et les sentiers étroits. Les fraises, rien que les fraises. A chaque touffe que nous rencontrions, nous nous baissions, et nos mains frémissantes se touchaient sous les herbes.

Nous fîmes ainsi plus d'une lieue, courbés, errant à droite, à gauche. Pas la plus petite fraise. Des fraisiers superbes, avec de belles feuilles d'un vert sombre. Je voyais les lèvres de Ninon se pincer et ses yeux devenir humides.

IV

Nous étions arrivés en face d'un large talus, sur lequel le soleil tombait droit, avec des chaleurs lourdes. Ninon s'approcha de ce talus, décidée à ne plus chercher ensuite. Brusquement, elle poussa un cri aigu. J'accourus, effrayé, croyant qu'elle s'était blessée. Je la trouvai accroupie; l'émotion l'avait assise par terre, et elle me montrait du doigt une petite fraise, à peine grosse comme un pois, mûre d'un côté seulement.

—Cueille-la, toi, me dit-elle d'une voix basse et caressante.

Je m'étais assis près d'elle, au bas du talus.

—Non, répondis-je, c'est toi qui l'as trouvée, c'est toi qui dois la cueillir.

—Non, fais-moi ce plaisir, cueille-la.

Je me défendis tant et si bien que Ninon se décida enfin à couper la tige de son ongle. Mais ce fut une bien autre histoire, quand il fallut savoir lequel de nous deux mangerait cette pauvre petite fraise qui nous coûtait une bonne heure de recherches. A toute force, Ninon voulait me la mettre dans la bouche. Je résistai fermement; puis, je finis par faire des concessions, et il fut arrêté que la fraise serait partagée en deux.

Elle la mit entre ses lèvres, en me disant avec un sourire:

—Allons, prends ta part.

Je pris ma part. Je ne sais si la fraise fut partagée fraternellement.
Je ne sais même si je goûtai à la fraise, tant le miel du baiser de
Ninon me parut bon.

V

Le talus était couvert de fraisiers, et ces fraisiers-là étaient des fraisiers sérieux. La récolte fut ample et joyeuse. Nous avions étalé à terre un mouchoir blanc, en nous jurant solennellement d'y déposer notre butin, sans rien en détourner. A plusieurs reprises pourtant, il me sembla voir Ninon porter la main à sa bouche.

Quand la récolte fut faite, nous décidâmes qu'il était temps de chercher un coin d'ombre pour déjeuner à l'aise. Je trouvai, à quelques pas, un trou charmant, un nid de feuilles. Le mouchoir fut religieusement placé à côté de nous.

Grands dieux! qu'il faisait bon là, sur la mousse, dans la volupté de cette fraîcheur verte! Ninon me regardait avec des yeux humides. Le soleil avait mis des rougeurs tendres sur son cou. Comme elle vit toute ma tendresse dans mon regard, elle se pencha vers moi, en me tendant les deux mains, avec un geste d'adorable abandon.

Le soleil, flambant sur les hauts feuillages, jetait des palets d'or, à nos pieds, dans l'herbe fine. Les fauvettes elles-mêmes se taisaient et ne regardaient pas. Quand nous cherchâmes les fraises pour les manger, nous nous aperçûmes avec stupeur que nous étions couchés en plein sur le mouchoir.

LE GRAND MICHU

I

Une après-midi, à la récréation de quatre heures, le grand Michu me prit à part, dans un coin de la cour. Il avait un air grave qui me frappa d'une certaine crainte; car le grand Michu était un gaillard, aux poings énormes, que, pour rien au monde, je n'aurais voulu avoir pour ennemi.

—Écoute, me dit-il de sa voix grasse de paysan à peine dégrossi, écoute, veux-tu en être?

Je répondis carrément: «Oui!» flatté d'être de quelque chose avec le grand Michu. Alors, il m'expliqua qu'il s'agissait d'un complot. Les confidences qu'il me fit, me causèrent une sensation délicieuse, que je n'ai jamais peut-être éprouvée depuis. Enfin, j'entrais dans les folles aventures de la vie, j'allais avoir un secret à garder, une bataille à livrer. Et, certes, l'effroi inavoué que je ressentais à l'idée de me compromettre de la sorte, comptait pour une bonne moitié dans les joies cuisantes de mon nouveau rôle de complice.

Aussi, pendant que le grand Michu parlait, étais-je en admiration devant lui. Il m'initia d'un ton un peu rude, comme un conscrit dans l'énergie duquel on a une médiocre confiance. Cependant, le frémissement d'aise, l'air d'extase enthousiaste que je devais avoir en l'écoutant, finirent par lui donner une meilleure opinion de moi.

Comme la cloche sonnait le second coup, en allant tous deux prendre nos rangs pour rentrer à l'étude:

—C'est entendu, n'est-ce pas? me dit-il à voix basse. Tu es des nôtres… Tu n'auras pas peur, au moins; tu ne trahiras pas?

—Oh! non, tu verras… C'est juré.

Il me regarda de ses yeux gris, bien en face, avec une vraie dignité d'homme mûr, et me dit encore:

—Autrement, tu sais, je ne te battrai pas, mais je dirai partout que tu es un traître, et personne ne te parlera plus.

Je me souviens encore du singulier effet que me produisit cette menace. Elle me donna un courage énorme. «Bast! me disais-je, ils peuvent bien me donner deux mille vers; du diable si je trahis Michu!» J'attendis avec une impatience fébrile l'heure du dîner. La révolte devait éclater au réfectoire.

II

Le grand Michu était du Var. Son père, un paysan qui possédait quelques bouts de terre, avait fait le coup de feu en 51, lors de l'insurrection provoquée par le coup d'État. Laissé pour mort dans la plaine d'Uchâne, il avait réussi à se cacher. Quand il reparut, on ne l'inquiéta pas. Seulement, les autorités du pays, les notables, les gros et les petits rentiers ne l'appelèrent plus que ce brigand de Michu.

Ce brigand, cet honnête homme illettré, envoya son fils au collège d'A… Sans doute il le voulait savant pour le triomphe de la cause qu'il n'avait pu défendre, lui, que les armes à la main. Nous savions vaguement cette histoire, au collège, ce qui nous faisait regarder notre camarade comme un personnage très-redoutable.

Le grand Michu était, d'ailleurs, beaucoup plus âgé que nous. Il avait près de dix-huit ans, bien qu'il ne se trouvât encore qu'en quatrième. Mais on n'osait le plaisanter. C'était un de ces esprits droits, qui apprennent difficilement, qui ne devinent rien; seulement, quand il savait une chose, il la savait à fond et pour toujours. Fort, comme taillé à coups de hache, il régnait en maître pendant les récréations. Avec cela, d'une douceur extrême. Je ne l'ai jamais vu qu'une fois en colère; il voulait étrangler un pion qui nous enseignait que tous les républicains étaient des voleurs et des assassins. On faillit mettre le grand Michu à la porte.

Ce n'est que plus tard, lorsque j'ai revu mon ancien camarade dans mes souvenirs, que j'ai pu comprendre son attitude douce et forte. De bonne heure, son père avait dû en faire un homme.

III

Le grand Michu se plaisait au collège, ce qui n'était pas le moindre de nos étonnements. Il n'y éprouvait qu'un supplice dont il n'osait parler: la faim. Le grand Michu avait toujours faim.

Je ne me souviens pas d'avoir vu un pareil appétit. Lui qui était très-fier, il allait parfois jusqu'à jouer des comédies humiliantes pour nous escroquer un morceau de pain, un déjeuner ou un goûter. Élevé en plein air, au pied de la chaîne des Maures, il souffrait encore plus cruellement que nous de la maigre cuisine du collège.

C'était là un de nos grands sujets de conversation, dans la cour, le long du mur qui nous abritait de son filet d'ombre. Nous autres, nous étions des délicats. Je me rappelle surtout une certaine morue à la sauce rousse et certains haricots à la sauce blanche qui étaient devenus le sujet d'une malédiction générale. Les jours où ces plats apparaissaient, nous ne tarissions pas. Le grand Michu, par respect humain, criait avec nous, bien qu'il eût avalé volontiers les six portions de sa table.

Le grand Michu ne se plaignait guère que de la quantité des vivres. Le hasard, comme pour l'exaspérer, l'avait placé au bout de la table, à côté du pion, un jeune gringalet qui nous laissait fumer en promenade. La règle était que les maîtres d'étude avaient droit à deux portions. Aussi, quand on servait des saucisses, fallait-il voir le grand Michu lorgner les deux bouts de saucisses qui s'allongeaient côte à côte sur l'assiette du petit pion.

—Je suis deux fois plus gros que lui, me dit-il un jour, et c'est lui qui a deux fois plus à manger que moi. Il ne laisse rien, va; il n'en a pas de trop!

IV

Or, les meneurs avaient résolu que nous devions à la fin nous révolter contre la morue à la sauce rousse et les haricots à la sauce blanche.

Naturellement, les conspirateurs offrirent au grand Michu d'être leur chef. Le plan de ces messieurs était d'une simplicité héroïque: il suffirait, pensaient-ils, de mettre leur appétit en grève, de refuser toute nourriture, jusqu'à ce que le proviseur déclarât solennellement que l'ordinaire serait amélioré. L'approbation que le grand Michu donna à ce plan, est un des plus beaux traits d'abnégation et de courage que je connaisse. Il accepta d'être le chef du mouvement, avec le tranquille héroïsme de ces anciens Romains qui se sacrifiaient pour la chose publique.

Songez donc! lui se souciait bien de voir disparaître la morue et les haricots; il ne souhaitait qu'une chose, en avoir davantage, à discrétion! Et, pour comble, on lui demandait de jeûner! Il m'a avoué depuis que jamais cette vertu républicaine que son père lui avait enseignée, la solidarité, le dévouement de l'individu aux intérêts de la communauté, n'avait été mise en lui à une plus rude épreuve.

Le soir, au réfectoire,—c'était le jour de la morue à la sausse rousse,—la grève commença avec un ensemble vraiment beau. Le pain seul était permis. Les plats arrivent, nous n'y touchons pas, nous mangeons notre pain sec. Et cela gravement, sans causer à voix basse, comme nous en avions l'habitude. Il n'y avait que les petits qui riaient.

Le grand Michu fut superbe. Il alla, ce premier soir, jusqu'à ne pas même manger de pain. Il avait mis les deux coudes sur la table, il regardait dédaigneusement le petit pion qui dévorait.

Cependant, le surveillant fit appeler le proviseur, qui entra dans le réfectoire comme une tempête. Il nous apostropha rudement, nous demandant ce que nous pouvions reprocher à ce dîner, auquel il goûta et qu'il déclara exquis.

Alors le grand Michu se leva.

—Monsieur, dit-il, c'est la morue qui est pourrie, nous ne parvenons pas à la digérer.

—Ah! bien, cria le gringalet de pion, sans laisser au proviseur le temps de répondre, les autres soirs, vous avez pourtant mangé presque tout le plat à vous seul.

Le grand Michu rougit extrêmement. Ce soir-là, on nous envoya simplement coucher, en nous disant que, le lendemain, nous aurions sans doute réfléchi.

V

Le lendemain et le surlendemain, le grand Michu fut terrible. Les paroles du maître d'étude l'avaient frappé au coeur. Il nous soutint, il nous dit que nous serions des lâches si nous cédions. Maintenant, il mettait tout son orgueil à montrer que, lorsqu'il le voulait, il ne mangeait pas.

Ce fut un vrai martyr. Nous autres, nous cachions tous dans nos pupitres du chocolat, des pots de confiture, jusqu'à de la charcuterie, qui nous aidèrent à ne pas manger tout à fait sec le pain dont nous emplissions nos poches. Lui, qui n'avait pas un parent dans la ville, et qui se refusait d'ailleurs de pareilles douceurs, s'en tint strictement aux quelques croûtes qu'il put trouver.

Le surlendemain, le proviseur ayant déclaré que, puisque les élèves s'entêtaient à ne pas toucher aux plats, il allait cesser de faire distribuer du pain, la révolte éclata, au déjeuner. C'était le jour des haricots à la sauce blanche.

Le grand Michu, dont une faim atroce devait troubler la tête, se leva brusquement. Il prit l'assiette du pion, qui mangeait à belles dents, pour nous narguer et nous donner envie, la jeta au milieu de la salle, puis entonna la Marseillaise d'une voix forte. Ce fut comme un grand souffle qui nous souleva tous. Les assiettes, les verres, les bouteilles, dansèrent une jolie danse. Et les pions, enjambant les débris, se hâtèrent de nous abandonner le réfectoire. Le gringalet, dans sa fuite, reçut sur les épaules un plat de haricots, dont la sauce lui fit une large collerette blanche.

Cependant, il s'agissait de fortifier la place. Le grand Michu fut nommé général. Il fit porter, entasser les tables devant les portes. Je me souviens que nous avions tous pris nos couteaux à la main. Et la Marseillaise tonnait toujours. La révolte tournait à la révolution. Heureusement, on nous laissa à nous-mêmes pendant trois grandes heures. Il paraît qu'on était allé chercher la garde. Ces trois heures de tapage suffirent pour nous calmer.

Il y avait au fond du réfectoire deux larges fenêtres qui donnaient sur la cour. Les plus timides, épouvantés de la longue impunité dans laquelle on nous laissait, ouvrirent doucement une des fenêtres et disparurent. Ils furent peu à peu suivis par les autres élèves. Bientôt le grand Michu n'eut plus qu'une dizaine d'insurgés autour de lui. Il leur dit alors d'une voix rude:

—Allez retrouver les autres, il suffit qu'il y ait un coupable.

Puis s'adressant à moi qui hésitais, il ajouta:

—Je te rends la parole, entends-tu!

Lorsque la garde eut enfoncé une des portes, elle trouva le grand Michu tout seul, assis tranquillement sur le bout d'une table, au milieu de la vaisselle cassée. Le soir même, il fut renvoyé à son père. Quant à nous, nous profitâmes peu de cette révolte. On évita bien pendant quelques semaines de nous servir de la morue et des haricots. Puis, ils reparurent; seulement la morue était à la sauce blanche, et les haricots, à la sauce rousse.

VI

Longtemps après, j'ai revu le grand Michu. Il n'avait pu continuer ses études. Il cultivait à son tour les quelques bouts de terre que son père lui avait laissés en mourant.

—J'aurais fait, m'a-t-il dit, un mauvais avocat ou un mauvais médecin, car j'avais la tête bien dure. Il vaut mieux que je sois un paysan. C'est mon affaire… N'importe, vous m'avez joliment lâché. Et moi qui justement adorais la morue et les haricots!

LE JEUNE

I

Quand le vicaire monta en chaire, avec son large surplis d'une blancheur angélique; la petite baronne était béatement assise à sa place accoutumée, près d'une bouche de chaleur, devant la chapelle des Saints-Anges.

Après le recueillement d'usage, le vicaire se passa délicatement sur les lèvres un fin mouchoir de batiste; puis, il ouvrit les bras, pareil à un séraphin qui va prendre son vol, pencha la tête, et parla. Sa voix fut d'abord, dans la vaste nef, comme un murmure lointain d'eau courante, comme une plainte amoureuse du vent au milieu des feuillages. Et, peu à peu, le souffle grandit, la brise devint tempête, la voix roula sous les voûtes avec de majestueux grondements de tonnerre. Mais toujours, par instants, même au milieu de ses plus formidables coups de foudre, la voix du vicaire se faisait subitement douce, jetant un clair rayon de soleil au milieu du sombre ouragan de son éloquence.

La petite baronne, dès les premiers susurrements dans les feuilles, avait pris la pose gourmande et charmée d'une personne d'oreille délicate qui s'apprête à goûter toutes les finesses d'une symphonie aimée. Elle parut ravie de la douceur exquise des phrases musicales du début; elle suivit ensuite, avec une attention de connaisseur, les renflements de la voix, l'épanouissement de l'orage final, ménagé avec tant de science; et quand la voix eut acquis tout son développement, quand elle tonna, grandie par les échos de la nef, la petite baronne ne put retenir un bravo discret, un hochement de satisfaction.

Dès lors, ce fut une jouissance céleste. Toutes les dévotes se pâmaient.

II

Cependant, le vicaire disait quelque chose; sa musique accompagnait des paroles. Il prêchait sur le jeûne, il disait combien étaient agréables à Dieu les mortifications de la créature. Penché au bord de la chaire, dans son attitude de grand oiseau blanc, il soupirait:

—L'heure est venue, mes frères et mes soeurs, où nous devons tous, comme Jésus, porter notre croix, nous couronner d'épines, monter notre calvaire, les pieds nus sur les rocs et dans les ronces.

La petite baronne trouva sans doute la phrase mollement arrondie, car elle cligna doucement les yeux, comme chatouillée au coeur. Puis, la symphonie du vicaire la berçant, tout en continuant à suivre les phrases mélodiques, elle se laissa aller y une demi-rêverie pleine de voluptés intimes.

En face d'elle, elle voyait une des longues fenêtres du choeur, grise de brouillard. La pluie ne devait pas avoir cessé. La chère enfant était venue au sermon par un temps atroce. Il faut bien pâtir un peu, quand on a de la religion. Son cocher avait reçu une averse épouvantable, et elle-même, en sautant sur le pavé, s'était légèrement mouillé le bout des pieds. Son coupé, d'ailleurs, était excellent, clos, capitonné comme une alcôve. Mais c'est si triste de voir, au travers des glaces humides, une file de parapluies affairés courir sur chaque trottoir! Et elle pensait que, s'il avait fait beau, elle aurait pu venir en victoria. C'eût été beaucoup plus gai.

Au fond, sa grande crainte était que le vicaire ne dépêchât trop vivement son sermon. Il lui faudrait alors attendre sa voiture, car elle ne consentirait certes pas à patauger par un temps pareil. Et elle calculait que, du train dont il allait, jamais le vicaire n'aurait de la voix pour deux heures; son cocher arriverait trop tard. Cette anxiété lui gâtait un peu ses joies dévotes.

III

Le vicaire, avec des colères brusques qui le redressaient, les cheveux secoués, les poings en avant, comme un homme en proie à l'esprit vengeur, grondait:

—Et surtout malheur à vous, pécheresses, si vous ne versez pas sur les pieds de Jésus le parfum de vos remords, l'huile odorante de vos repentirs. Croyez-moi, tremblez et tombez à deux genoux sur la pierre. C'est en venant vous enfermer dans le purgatoire de la pénitence, ouvert par l'Église pendant ces jours de contrition universelle; c'est en usant les dalles sous vos fronts pâlis par le jeûne, en descendant dans les angoisses de la faim et du froid, du silence et de la nuit, que vous mériterez le pardon divin, au jour fulgurant du triomphe!

La petite baronne, tirée de sa préoccupation par ce terrible éclat, dodelina de la tête, lentement, comme étant tout à fait de l'avis du prêtre courroucé. Il fallait prendre des verges, se mettre dans un coin bien noir, bien humide, bien glacial, et là se donner le fouet; cela ne faisait pas de doute pour elle.

Puis, elle retomba dans ses songeries; elle se perdit au fond d'un bien-être, d'une extase attendrie. Elle était assise à l'aise sur une chaise basse, à large dossier, et elle avait sous les pieds un coussin brodé, qui lui empêchait de sentir le froid de la dalle. A demi renversée, elle jouissait de l'église, de ce grand vaisseau où traînaient des vapeurs d'encens, dont les profondeurs, pleines d'ombres mystérieuses, s'emplissaient d'adorables visions. La nef, avec ses tentures de velours rouge, ses ornements d'or et de marbre, avec son air d'immense boudoir plein de senteurs troublantes, éclairé de clartés tendres de veilleuse, clos et comme prêt pour des amours surhumains, l'avait peu à peu enveloppée du charme de ses pompes. C'était la fête de ses sens. Sa jolie personne grasse s'abandonnait, flattée, bercée, caressée. Et sa volupté venait surtout de se sentir si petite dans une si grande béatitude.

Mais à son insu, ce qui la chatouillait encore le plus délicieusement, c'était l'haleine tiède de la bouche de chaleur ouverte presque sous ses jupes. Elle était très-frileuse, la petite baronne. La bouche de chaleur soufflait discrètement ses caresses chaudes le long de ses bas de soie. Des assoupissements la prenaient, dans ce bain d'une souplesse molle.

IV

Le vicaire était toujours en plein courroux. Il plongeait toutes les dévotes présentes dans l'huile bouillante de l'enfer.

—Si vous n'écoutez pas la voix de Dieu, si vous n'écoutez pas ma voix qui est celle de Dieu lui-même, je vous le dis en vérité, vous entendrez un jour vos os craquer d'angoisse, vous sentirez votre chair se fendre sur des charbons ardents, et alors c'est en vain que vous crierez: «Pitié, Seigneur, pitié, je me repens!» Dieu sera sans miséricorde, et du pied vous rejettera dans l'abîme!

A ce dernier trait, il y eut un frisson dans l'auditoire. La petite baronne, qu'endormait décidément l'air chaud qui courait dans ses jupes, sourit vaguement. Elle connaissait beaucoup le vicaire, la petite baronne. La veille, il avait dîné chez elle. Il adorait le pâté de saumon truffé, et le pomard était son vin favori. C'était, certes, un bel homme, trente-cinq à quarante ans, brun, le visage si rond et si rose, qu'on eût volontiers pris ce visage de prêtre pour la face réjouie d'une servante de ferme. Avec cela, homme du monde, belle fourchette, langue bien pendue. Les femmes l'adoraient, la petite baronne en raffolait. Il lui disait d'une voix si adorablement sucrée: «Ah! madame, avec une telle toilette, vous damneriez un saint.»

Et il ne se damnait pas, le cher homme. Il courait débiter à la comtesse, à la marquise, à ses autres pénitentes, la même galanterie, ce qui en faisait l'enfant gâté de ces dames.

Quand il allait dîner chez la petite baronne, le jeudi, elle le soignait en chère créature que le moindre courant d'air pourrait enrhumer, et à laquelle un mauvais morceau donnerait infailliblement une indigestion. Au salon, son fauteuil était au coin de la cheminée; à table, les gens de service avaient ordre de veiller particulièrement sur son assiette, de verser à lui seul un certain pomard, âgé de douze ans, qu'il buvait en fermant les yeux de ferveur, comme s'il eût communié.

Il était si bon, si bon, le vicaire! Tandis que, du haut de la chaire, il parlait d'os qui craquent et de membres qui grillent, la petite baronne, dans l'état de demi-sommeil où elle était, le voyait à sa table, s'essuyant béatement les lèvres, lui disant: «Voici, chère madame, une bisque qui vous ferait trouver grâce auprès de Dieu le Père, si votre beauté ne suffisait déjà pas pour vous assurer le paradis.»

V

Le vicaire, quand il eut usé de la colère et de la menace, se mit à sangloter. C'était, d'habitude, sa tactique. Presque à genoux dans la chaire, ne montrant plus que les épaules, puis, tout d'un coup, se relevant, se pliant, comme abattu par la douleur, il s'essuyait les yeux, avec un grand froissement de mousseline empesée, il jetait ses bras en l'air, à droite, à gauche, prenant des poses de pélican blessé. C'était le bouquet, le final, le morceau à grand orchestre, la scène mouvementée du dénoûment.

—Pleurez, pleurez, larmoyait-il, la parole expirante; pleurez sur vous, pleurez sur moi, pleurez sur Dieu….

La petite baronne dormait tout à fait, les yeux ouverts. La chaleur, l'encens, l'ombre croissante, l'avaient comme engourdie. Elle s'était pelotonnée, elle s'était renfermée dans les sensations voluptueuses qu'elle éprouvait; et, sournoisement, elle rêvait des choses très-agréables.

A côté d'elle, dans la chapelle des Saints-Anges, il y avait une grande fresque, représentant un groupe de beaux jeunes hommes, à demi nus, avec des ailes dans le dos. Ils souriaient, d'un sourire d'amants transis, tandis que leurs attitudes penchées, agenouillées, semblaient adorer quelque petite baronne invisible. Les beaux garçons, lèvres tendres, peau de satin, bras musculeux! Le pis était qu'un d'entre eux ressemblait absolument au jeune duc de-P…, un des bons amis de la petite baronne. Dans son assoupissement, elle se demandait si le duc serait bien nu, avec des ailes dans le dos. Et, par moment, elle s'imaginait que le grand chérubin rose portait l'habit noir du duc. Puis, le rêve se fixa: ce fut véritablement le duc, très-court vêtu, qui, du fond des ténèbres, lui envoyait des baisers.

VI

Quand la petite baronne se réveilla, elle entendit le vicaire qui disait la phrase sacramentelle:

—Et c'est la grâce que je vous souhaite.

Elle resta un instant étonnée; elle crut que le vicaire lui souhaitait les baisers du jeune duc.

Il y eut un grand bruit de chaises. Tout le monde s'en alla; la petite baronne avait deviné juste, son cocher n'était point encore au bas des marches. Ce diable de vicaire avait dépêché son sermon, volant à ses pénitentes au moins vingt minutes d'éloquence.

Et, comme la petite baronne s'impatientait dans une nef latérale, elle rencontra le vicaire qui sortait précipitemment de la sacristie. Il regardait l'heure à sa montre, il avait l'air, affairé d'un homme qui ne veut point manquer un rendez-vous.

—Ah! que je suis en retard! chère madame, dit-il. Vous savez, on m'attend chez la comtesse. Il y a un concert spirituel, suivi d'une petite collation.

LES ÉPAULES DE LA MARQUISE

I

La marquise dort dans son grand lit, sous les larges rideaux de satin jaune. A midi, au timbre clair de la pendule, elle se décide à ouvrir les yeux.

La chambre est tiède. Les tapis, les draperies des portes et des fenêtres, en font un nid moelleux, où le froid n'entre pas. Des chaleurs, des parfums traînent. Là, règne l'éternel printemps.

Et, dès qu'elle est bien éveillée, la marquise semble prise d'une anxiété subite. Elle rejette les couvertures, elle sonne Julie.

—Madame a sonné?

—Dites, est-ce qu'il dégèle?

Oh! bonne marquise! Comme elle a fait cette question d'une voix émue! Sa première pensée est pour ce froid terrible, ce vent du nord qu'elle ne sent pas, mais qui doit souffler si cruellement dans les taudis des pauvres gens. Et elle demande si le ciel a fait grâce, si elle peut avoir chaud sans remords, sans songer à tous ceux qui grelottent.

—Est-ce qu'il dégèle, Julie?

La femme de chambre lui offre le peignoir du matin, qu'elle vient de faire chauffer devant un grand feu.

—Oh! non, madame, il ne dégèle pas. Il gèle plus fort, au contraire…. On vient de trouver un homme mort de froid sur un omnibus.

La marquise est prise d'une joie d'enfant; elle tape ses mains l'une contre l'autre, en criant:

—Ah! tant mieux! j'irai patiner cette après-midi.

II

Julie tire les rideaux, doucement, pour qu'une clarté brusque ne blesse pas la vue tendre de la délicieuse marquise.

Le reflet bleuâtre de la neige emplit la chambre d'une lumière toute gaie. Le ciel est gris, mais d'un gris si joli qu'il rappelle à la marquise une robe de soie gris-perle qu'elle portait, la veille, au bal du ministère. Cette robe était garnie de guipures blanches, pareilles à ces filets de neige qu'elle aperçoit au bord des toits, sur la pâleur du ciel.

La veille, elle était charmante, avec ses nouveaux diamants. Elle s'est couchée à cinq heures. Aussi a-t-elle encore la tête un peu lourde. Cependant, elle s'est assise devant une glace, et Julie a relevé le flot blond de ses cheveux. Le peignoir glisse, les épaules restent nues, jusqu'au milieu du dos.

Toute une génération a déjà vieilli dans le spectacle des épaules de la marquise. Depuis que, grâce à un pouvoir fort, les dames de naturel joyeux peuvent se décolleter et danser aux Tuileries, elle a promené ses épaules dans la cohue des salons officiels, avec une assiduité qui a fait d'elle l'enseigne vivante des charmes du second empire. Il lui a bien fallu suivre la mode, échancrer ses robes, tantôt jusqu'à la chute des reins, tantôt jusqu'aux pointes de la gorge; si bien que la chère femme, fossette à fossette, a livré tous les trésors de son corsage. Il n'y a pas grand comme ça de son dos et de sa poitrine qui ne soit connu de la Madeleine à Saint-Thomas-d'Aquin. Les épaules de la marquise, largement étalées, sont le blason voluptueux du règne.

III

Certes, il est inutile de décrire les épaules de la marquise. Elles sont populaires comme le pont Neuf. Elles ont fait pendant dix-huit ans partie des spectacles publics. On n'a besoin que d'en apercevoir le moindre bout, dans un salon, au théâtre ou ailleurs, pour s'écrier: «Tiens! la marquise! je reconnais le signe noir de son épaule gauche!»

D'ailleurs, ce sont de fort belles épaules, blanches, grasses, provoquantes. Les regards d'un gouvernement ont passé sur elles en leur donnant plus de finesse, comme ces dalles que les pieds de la foule polissent à la longue.

Si j'étais le mari ou l'amant, j'aimerais mieux aller baiser le bouton de cristal du cabinet d'un ministre, usé par la main des solliciteurs, que d'effleurer des lèvres ces épaules sur lesquelles a passé le souffle chaud du tout Paris galant. Lorsqu'on songe aux mille désirs qui ont frissonné autour d'elles, on se demande de quelle argile la nature a dû les pétrir pour qu'elles ne soient pas rongées et émiettées, comme ces nudités de statues, exposées au grand air des jardins, et dont les vents ont mangé les contours.

La marquise a mis sa pudeur autre part. Elle a fait de ses épaules une institution. Et comme elle a combattu pour le gouvernement de son choix! Toujours sur la brèche, partout à la fois, aux Tuileries, chez les ministres, dans les ambassades, chez les simples millionnaires, ramenant les indécis à coups de sourires, étayant le trône de ses seins d'albâtre, montrant dans les jours de danger des petits coins cachés et délicieux, plus persuasifs que des arguments d'orateurs, plus décisifs que des épées de soldats, et menaçant, pour enlever un vote, de rogner ses chemisettes jusqu'à ce que les plus farouches membres de l'opposition se déclarent convaincus!

Toujours les épaules de la marquise sont restées entières et victorieuses. Elles ont porté un monde, sans qu'une ride vint en fêler le marbre blanc.

IV

Cette après-midi, au sortir des mains de Julie, la marquise, vêtue d'une délicieuse toilette polonaise, est allée patiner. Elle patine adorablement.

Il faisait, au bois, un froid de loup, une bise qui piquait le nez et les lèvres de ces dames, comme si le vent leur eût soufflé du sable fin au visage. La marquise riait, cela l'amusait d'avoir froid. Elle allait, de temps à autre, chauffer ses pieds aux brasiers allumés sur les bords du petit lac. Puis elle rentrait dans l'air glacé, filant comme une hirondelle qui rase le sol.

Ah! quelle bonne partie, et comme c'est heureux que le dégel ne soit pas encore venu! La marquise pourra patiner toute la semaine.

En revenant, la marquise a vu, dans une contre-allée des Champs-Élysées, une pauvresse grelottant au pied d'un arbre, à demi morte de froid.

—La malheureuse! a-t-elle murmurer d'une voix fâchée.

Et comme la voiture filait trop vite, la marquise, ne pouvant trouver sa bourse, a jeté son bouquet à la pauvresse, un bouquet de lilas blancs qui valait bien cinq louis.

MON VOISIN JACQUES

I

J'habitais alors, rue Gracieuse, le grenier de mes vingt ans. La rue Gracieuse est une ruelle escarpée, qui descend la butte Saint-Victor, derrière le jardin des Plantes.

Je montais deux étages,—les maisons sont basses en ce pays,—m'aidant d'une corde pour ne pas glisser sur les marches usées, et je gagnais ainsi mon taudis dans la plus complète obscurité. La pièce, grande et froide, avait les nudités, les clartés blafardes d'un caveau. J'ai eu pourtant des clairs-soleils dans cette ombre, les jours où mon coeur avait des rayons.

Puis, il me venait des rires de gamine, du grenier voisin, qui était peuplé de toute une famille, le père, la mère, et une bambine de sept à huit ans.

Le père avait un air anguleux, la tête plantée de travers entre deux épaules pointues. Son visage osseux était jaune, avec de gros yeux noirs enfoncés sous d'épais sourcils. Cet homme, dans sa mine lugubre, gardait un bon sourire timide; on eût dit un grand enfant de cinquante ans, se troublant, rougissant comme une fille. Il cherchait l'ombre, filait le long des murs avec l'humilité d'un forçat gracié.

Quelques saluts échangés m'en avaient fait un ami. Je me plaisais à cette face étrange, pleine d'une bonhomie inquiète. Peu à peu, nous en étions venus aux poignées de main.

II

Au bout de six mois, j'ignorais encore le métier qui faisait vivre mon voisin Jacques et sa famille. Il parlait peu. J'avais bien, par pur intérêt, questionné la femme à deux ou trois reprises; mais je n'avais pu tirer d'elle que des réponses évasives, balbutiées avec embarras.

Un jour,—il avait plu la veille, et mon coeur était endolori,—comme je descendais le boulevard d'Enfer, je vis venir à moi un de ces parias du peuple ouvrier de Paris, un homme vêtu et coiffé de noir, cravaté de blanc, tenant sous le bras la bière étroite d'un enfant nouveau-né.

Il allait, la tête basse, portant son léger fardeau avec une insouciance rêveuse, poussant du pied les cailloux du chemin. La matinée était blanche. J'eus plaisir à cette tristesse qui passait. Au bruit de mes pas, l'homme leva la tête, puis la détourna vivement, mais trop tard: je l'avais reconnu. Mon voisin Jacques était croque-mort.

Je le regardai s'éloigner, honteux de sa honte. J'eus regret de ne pas avoir pris l'autre allée. Il s'en allait, la tête plus basse, se disant sans doute qu'il venait de perdre la poignée de main que nous échangions chaque soir.

III

Le lendemain, je le rencontrai dans l'escalier. Il se rangea peureusement contre le mur, se faisant petit, petit, ramenant avec humilité les plis de sa blouse, pour que la toile n'en touchât pas mon vêtement. Il était là, le front incliné, et j'apercevais sa pauvre tête grise tremblante d'émotion.

Je m'arrêtai, le regardant en face. Je lui tendis la main, toute large.

Il leva la tête, hésita, me regarda en face à son tour. Je vis ses gros yeux s'agiter et sa face jaune se tacher de rouge. Puis, me prenant le bras brusquement, il m'accompagna dans mon grenier, où il retrouva enfin la parole.

—Vous êtes un brave jeune homme, me dit-il; votre poignée de main vient de me faire oublier bien des regards mauvais.

Et il s'assit, se confessant à moi. Il m'avoua qu'avant d'être de la partie, il se sentait, comme les autres, pris de malaise, lorsqu'il rencontrait un croque-mort. Mais, depuis ce temps, dans ses longues heures de marche, au milieu du silence des convois, il avait réfléchi à ces choses, il s'était étonné du dégoût et de la crainte qu'il soulevait sur son passage.

J'avais vingt ans alors, j'aurais embrassé un bourreau. Je me lançai dans des considérations philosophiques, voulant démontrer à mon voisin Jacques que sa besogne était sainte. Mais il haussa ses épaules pointues, se frotta les mains en silence, en reprenant de sa voix lente et embarrassée:

—Voyez-vous, monsieur, les cancans du quartier, les mauvais regards des passants, m'inquiètent peu, pourvu que ma femme et ma fille aient du pain. Une seule chose me taquine. Je n'en dors pas la nuit, quand j'y songe. Nous sommes, ma femme et moi, des vieux qui ne sentons plus la honte. Mais les jeunes filles, c'est ambitieux. Ma pauvre Marthe rougira de moi plus tard. A cinq ans, elle a vu un de mes collègues, et elle a tant pleuré, elle a eu si peur, que je n'ai pas encore osé mettre le manteau noir devant elle. Je m'habille et me déshabille dans l'escalier.

J'eus pitié de mon voisin Jacques; je lui offris de déposer ses vêtements dans ma chambre, et d'y venir les mettre à son aise, à l'abri du froid. Il prit mille précautions pour transporter chez moi sa sinistre défroque. A partir de ce jour, je le vis régulièrement matin et soir. Il faisait sa toilette dans un coin de ma mansarde.

IV

J'avais un vieux coffre dont le bois s'émiettait, piqué par les vers. Mon voisin Jacques en fit sa garde-robe; il en garnit le fond de journaux, il y plia délicatement ses vêtements noirs.

Parfois, la nuit, lorsqu'un cauchemar m'éveillait en sursaut, je jetai un regard effaré sur le vieux coffre, qui s'allongeait contre le mur, en forme de bière. Il me semblait en voir sortir le chapeau, le manteau noir, la cravate blanche.

Le chapeau roulait autour de mon lit, ronflant et sautant par petits bonds nerveux; le manteau s'élargissait, et, agitant ses pans comme des grandes ailes noires, volant dans la chambre, ample et silencieux; la cravate blanche s'allongeait, s'allongeait, puis se mettait à ramper doucement vers moi, la tête levée, la queue frétillante.

J'ouvrais les yeux démesurément, j'apercevais le vieux coffre immobile et sombre dans son coin.

V

Je vivais dans le rêve, à cette époque, rêve d'amour, rêve de tristesse aussi. Je me plaisais à mon cauchemar; j'aimais mon voisin Jacques, parce qu'il vivait avec les morts, et qu'il m'apportait les âcres senteurs des cimetières. Il m'avait fait des confidences. J'écrivais les premières pages des Mémoires d'un croque-mort.

Le soir, mon voisin Jacques, avant de se déshabiller, s'asseyait sur le vieux coffre pour me conter sa journée. Il aimait à parler de ses morts. Tantôt, c'était une jeune fille,—la pauvre enfant, morte poitrinaire, ne pesait pas lourd; tantôt, c'était un vieillard—ce vieillard, dont le cercueil lui avait cassé le bras, était un gros fonctionnaire qui devait avoir emporté son or dans ses poches. Et j'avais des détails intimes sur chaque mort; je connaissais leur poids, les bruits qui s'étaient produits dans les bières, la façon dont il avait fallu les descendre, aux coudes des escaliers.

Il arriva que mon voisin Jacques, certains soirs, rentra plus bavard et plus épanoui. Il s'appuyait aux murs, le manteau agrafé sur l'épaule, le chapeau rejeté en arrière. Il avait rencontré des héritiers généreux qui lui avaient payé «les litres et le morceau de brie de la consolation.» Et il finissait par s'attendrir; il me jurait de me porter en terre, lorsque le moment serait venu, avec une douceur de main toute amicale.

Je vécus ainsi plus d'une année en pleine nécrologie.

Un matin mon voisin Jacques ne vint pas. Huit jours après, il était mort.

Lorsque deux de ses collègues enlevèrent le corps, j'étais sur le seuil de ma porte. Je les entendis plaisanter en descendant la bière, qui se plaignait sourdement à chaque heurt.

L'un d'eux, un petit gras, disait à l'autre, un grand maigre:

—Le croque-mort est croqué.

LE PARADIS DES CHATS

Une tante m'a légué un chat d'Angora qui est bien la bête la plus stupide que je connaisse. Voici ce que mon chat m'a conté, un soir d'hiver, devant les cendres chaudes.

J'avais alors deux ans, et j'étais bien le chat le plus gras et le plus naïf qu'on pût voir. A cet âge tendre, je montrais encore toute la présomption d'un animal qui dédaigne les douceurs du foyer. Et pourtant que de remercîments je devais à la Providence pour m'avoir placé chez votre tante! La brave femme m'adorait. J'avais, au fond d'une armoire, une véritable chambre à coucher, coussin de plume en triple couverture. La nourriture valait le coucher; jamais de pain, jamais de soupe, rien que de la viande, de la bonne viande saignante.

Eh bien! au milieu de ces douceurs, je n'avais qu'un désir, qu'un rêve, me glisser par la fenêtre entr'ouverte et me sauver sur les toits. Les caresses me semblaient fades, la mollesse de mon lit me donnait des nausées, j'étais gras à m'en écoeurer moi-même. Et je m'ennuyais tout le long de la journée à être heureux.

Il faut vous dire qu'en allongeant le cou, j'avais vu de la fenêtre le toit d'en face. Quatre chats, ce jour-là, s'y battaient, le poil hérissé, la queue haute, se roulant sur les ardoises bleues, au grand soleil, avec des jurements de joie. Jamais je n'avais contemplé un spectacle si extraordinaire. Dès lors, mes croyances furent fixées. Le véritable bonheur était sur ce toit, derrière cette fenêtre qu'on fermait si soigneusement. Je me donnais pour preuve qu'on fermait ainsi les portes des armoires, derrière lesquelles on cachait la viande.

J'arrêtai le projet de m'enfuir. Il devait y avoir dans la vie autre chose que de la chair saignante. C'était là l'inconnu, l'idéal. Un jour, on oublia de pousser la fenêtre de la cuisine. Je sautai sur un petit toit qui se trouvait au-dessous.

II

Que les toits étaient beaux! De larges gouttières les bordaient, exhalant des senteurs délicieuses. Je suivis voluptueusement ces gouttières, où mes pattes enfonçaient dans une boue fine, qui avait une tiédeur et une douceur infinies. Il me semblait que je marchais sur du velours. Et il faisait une bonne chaleur au soleil, une chaleur qui fondait ma graisse.

Je ne vous cacherai pas que je tremblais de tous mes membres. Il y avait de l'épouvante dans ma joie. Je me souviens surtout d'une terrible émotion qui faillit me faire culbuter sur les pavés. Trois chats qui roulèrent du faîte d'une maison, vinrent à moi en miaulant affreusement. Et comme je défaillais, ils me traitèrent de grosse bête, ils me dirent qu'ils miaulaient pour rire. Je me mis à miauler avec eux. C'était charmant. Les gaillards n'avaient pas ma stupide graisse. Ils se moquaient de moi, lorsque je glissais comme une boule sur les plaques de zinc, chauffées par le grand soleil. Un vieux matou de la bande me prit particulièrement en amitié. Il m'offrit de faire mon éducation, ce que j'acceptai avec reconnaissance.

Ah! que le mou de votre tante était loin: Je bus aux gouttières, et jamais lait sucré ne m'avait semblé si doux. Tout me parut bon et beau. Une chatte passa, une ravissante chatte, dont la vue m'emplit d'une émotion inconnue. Mes rêves seuls m'avaient jusque-là montré ces créatures exquises dont l'échine a d'adorables souplesses. Nous nous nous précipitâmes à la rencontre de la nouvelle venue, mes trois compagnons et moi. Je devançai les autres, j'allais faire mon compliment à la ravissante chatte, lorsqu'un de mes camarades me mordit cruellement au cou. Je poussai un cri de douleur.

—Bah! me dit le vieux matou en m'entraînant, vous en verrez bien d'autres.

II

Au bout d'une heure de promenade, je me sentis un appétit féroce.

—Qu'est-ce qu'on mange sur les toits? demandai-je à mon ami le matou.

—Ce qu'on trouve, me répondit-il doctement.

Cette réponse m'embarrassa, car j'avais beau chercher, je ne trouvais rien. J'aperçus enfin, dans une mansarde, une jeune ouvrière qui préparait son déjeuner. Sur la table, au-dessous de la fenêtre, s'étalait une belle côtelette, d'un rouge appétissant.

—Voilà mon affaire, pensai-je en toute naïveté.

Et je sautai sur la table, où je pris la côtelette. Mais l'ouvrière m'ayant aperçu, m'asséna sur l'échine un terrible coup de balai. Je lâchai la viande, je m'enfuis, en jetant un juron effroyable.

—Vous sortez donc de votre village? me dit le matou. La viande qui est sur les tables, est faite pour être désirée de loin. C'est dans les gouttières qu'il faut chercher.

Jamais je ne pus comprendre que la viande des cuisines n'appartînt pas aux chats. Mon ventre commençait à se fâcher sérieusement. Le matou acheva de me désespérer en me disant qu'il fallait attendre la nuit. Alors nous descendrions dans la rue, nous fouillerions les tas d'ordures. Attendre la nuit! Il disait cela tranquillement, en philosophe endurci. Moi, je me sentais défaillir, à la seule pensée de ce jeûne prolongé.

IV

La nuit vint lentement, une nuit de brouillard qui me glaça. La pluie tomba bientôt, mince, pénétrante, fouettée par des souffles brusques de vent. Nous descendîmes par la baie vitrée d'un escalier. Que la rue me parut laide! Ce n'était plus cette bonne chaleur, ce large soleil, ces toits blancs de lumière où l'on se vautrait si délicieusement. Mes pattes glissaient sur le pavé gras. Je me souvins avec amertume de ma triple couverture et de mon coussin de plume.

A peine étions-nous dans la rue, que mon ami le matou se mit à trembler. Il se fit petit, petit, et fila sournoisement le long des maisons, en me disant de le suivre au plus vite. Dès qu'il rencontra une porte cochère, il s'y réfugia à la hâte, en laissant échapper un ronronnement de satisfaction. Comme je l'interrogeais sur cette fuite:

—Avez-vous vu cet homme qui avait une hotte et un crochet? me demanda-t-il.

—Oui.

—Eh bien! s'il nous avait aperçus, il nous aurait assommés et mangés à la broche!

—Mangés à la broche! m'écriai-je. Mais la rue n'est donc pas à nous?
On ne mange pas, et l'on est mangé!

V

Cependant, on avait vidé les ordures devant les portes. Je fouillai les tas avec désespoir. Je rencontrai deux ou trois os maigres qui avaient traîné dans les cendres. C'est alors que je compris combien le mou frais est succulent. Mon ami le matou grattait les ordures en artiste. Il me fit courir jusqu'au matin, visitant chaque pavé, ne se pressant point. Pendant près de dix heures je reçus la pluie, je grelottai de tous mes membres. Maudite rue, maudite liberté, et comme je regrettai ma prison!

Au jour, le matou, voyant que je chancelais:

—Vous en avez assez? me demanda-t-il d'un air étrange.

—Oh! oui, répondis-je.

—Vous voulez rentrer chez vous?

—Certes, mais comment retrouver la maison?

—Venez. Ce matin, en vous voyant sortir, j'ai compris qu'un chat gras comme vous n'était pas fait pour les joies âpres de la liberté. Je connais votre demeure, je vais vous mettre à votre porte.

Il disait cela simplement, ce digne matou. Lorsque nous fûmes arrivés:

—Adieu, me dit-il, sans témoigner la moindre émotion.

—Non, m'écriai-je, nous ne nous quitterons pas ainsi. Vous allez venir avec moi. Nous partagerons le même lit et la même viande. Ma maîtresse est une brave femme…

Il ne me laissa pas achever.

—Taisez-vous, dit-il brusquement, vous êtes un sot. Je mourrais dans vos tiédeurs molles. Votre vie plantureuse est bonne pour les chats bâtards. Les chats libres n'achèteront jamais au prix d'une prison votre mou et votre coussin de plume… Adieu.

Et il remonta sur ses toits. Je vis sa grande silhouette maigre frissonner d'aise aux caresses du soleil levant.

Quand je rentrai, votre tante prit le martinet et m'administra une correction que je reçus avec une joie profonde. Je goûtai largement la volupté d'avoir chaud et d'être battu. Pendant qu'elle me frappait, je songeais avec délices à la viande qu'elle allait me donner ensuite.

VI

Voyez-vous,—a conclu mon chat, en s'allongeant devant la braise,—le véritable bonheur, le paradis, mon cher maître, c'est d'être enfermé et battu dans une pièce où il y a de la viande.

Je parle pour les chats.

LILI

I

Tu arrives des champs, Ninon, des vrais champs, aux senteurs âpres, aux horizons larges. Tu n'es pas assez sotte pour aller t'enfermer dans un Casino, au bord de quelque plage mondaine. Tu vas où ne va pas la foule, dans un trou de feuillage, en pleine Bourgogne. Ta retraite est une maison blanche, cachée comme un nid au milieu des arbres. C'est là que tu vis tes printemps, dans la santé de l'air libre. Aussi quand tu me reviens pour quelques jours, tes bonnes amies sont-elles étonnées de tes joues aussi fraîches que tes aubépines, de tes lèvres aussi rouges que les églantiers.

Mais ta bouche est toute sucrée, et je jurerais qu'hier encore tu mangeais des cerises. C'est que tu n'es pas une petite maîtresse qui craint les guêpes et les ronces. Tu marches bravement au grand soleil, sachant bien que le hâle de ton cou a des transparences d'ambre fin. Et tu cours les champs en robe de toile, sous ton large chapeau, comme une paysanne amie de la terre. Tu coupes les fruits avec tes petits ciseaux de brodeuse, faisant une maigre besogne, il est vrai, mais travaillant de tout ton coeur et rentrant au logis, fière des égratignures roses que les chardons ont laissées sur tes mains blanches.

Que feras-tu en décembre prochain? Rien. Tu t'ennuieras, n'est-ce pas? Tu n'es pas mondaine. Te souviens-tu de ce bal où je l'ai conduite, un soir? Tu avais les épaules nues, tu grelottais dans la voiture. Il faisait une chaleur étouffante, à ce bal, sous la lumière crue des lustres. Tu es restée au fond de ton fauteuil, bien sage, étouffant de légers bâillements derrière ton éventail. Ah! quel ennui! Et, lorsque nous sommes rentrés, tu as murmuré, en me montrant ton bouquet fané:

—Regarde ces pauvres fleurs. Je mourrais comme elles, si je vivais dans cet air chaud. Mon cher printemps, où êtes-vous?

Nous n'irons plus au bal, Ninon. Nous resterons chez nous, au coin de notre cheminée. Nous nous aimerons; et, quand nous serons las, nous nous aimerons encore.

Je me rappelle ton cri de l'autre jour: «Vraiment une femme est bien oisive.» J'ai songé jusqu'au soir à cet aveu. L'homme a pris tout le travail, et vous a laissé la rêverie dangereuse. La faute est au bout des longues songeries. A quoi penser quand on brode la journée entière? On bâtit des châteaux où l'on s'endort comme la Belle-au-Bois-dormant, dans l'attente des baisers du premier chevalier qui passera sur la route.

—Mon père, m'as-tu dit souvent, était un brave homme qui m'a laissée grandir chez lui. Je n'ai point appris le mal à l'école de ces délicieuses poupées qui cachent, en pension, les lettres de leurs cousins dans leurs livres de messe. Jamais je n'ai confondu le bon Dieu avec Croquemitaine, et j'avoue que j'ai toujours plus redouté de faire du chagrin à mon père que d'aller cuire dans les marmites du diable. Il faut te dire encore que je salue naturellement, sans avoir étudié l'art des révérences; mon maître à danser ne m'a pas exercée davantage à baisser les yeux, à sourire, à mentir du visage; je suis d'une ignorance crasse sur le chapitre de ces grimaces de coquettes qui constituent le plus clair d'une éducation de jeune fille bien née. J'ai poussé librement, comme une plante vigoureuse. C'est pourquoi j'étouffe dans l'air de Paris.

II

Dernièrement, par une de ces rares belles après-midi que le printemps nous ménage, je me trouvais assis aux Tuileries, dans l'ombre jeune des grands marronniers. Le jardin était presque vide. Quelques dames brodaient, par petits groupes, au pied des arbres. Des enfants jouaient, coupant de rires aigus le sourd murmure des rues voisines.

Mes regards finirent par s'arrêter sur une petite fille de six ou sept ans, dont la jeune mère causait avec une amie, à quelques pas de moi. C'était une enfant blonde, haute comme ma botte, qui prenait déjà des airs de grande demoiselle. Elle portait une de ces délicieuses toilettes dont les Parisiennes seules savent attifer leurs bébés: une jupe de soie rose bouffante, laissant voir les jambes couvertes de bas gris-perle; un corsage décolleté garni de dentelles; un toquet à plumes blanche; des bijoux, un collier et un bracelet de corail. Elle ressemblait à madame sa mère, avec un peu de coquetterie en plus.

Elle avait réussi à lui prendre son ombrelle, et elle se promenait gravement, l'ombrelle ouverte, bien qu'il n'y eût pas sous les arbres le moindre filet de soleil. Elle s'étudiait à marcher légèrement, en glissant avec grâce, comme elle avait vu faire aux grandes personnes. Elle ne se savait pas observée; elle répétait son rôle en toute conscience, essayant des mines, des moues gracieuses, apprenant des tours de tête, des regards, des sourires. Elle finit par rencontrer le tronc d'un vieux marronnier, devant lequel elle tira sérieusement une demi-douzaine de grandes révérences.

C'était une petite femme. Je fus vraiment terrifié de son aplomb et de sa science. Elle n'avait pas sept ans, et elle savait déjà son métier d'enchanteresse. C'est à Paris seulement qu'on trouve des fillettes si précoces, connaissant la danse avant de connaître leurs lettres. Je me rappelle les enfants de province; ils sont gauches et lourds; ils se traînent bêtement par terre. Ce n'est pas Lili qui irait gâter sa belle toilette; elle préfère ne pas jouer; elle se tient bien droite dans ses jupes empesées, mettant sa joie à être regardée, à entendre dire autour d'elle: «Ah! la charmante enfant!»

Cependant, Lili saluait toujours le tronc du vieux marronnier. Brusquement, je la vis se redresser et se mettre sous les armes: l'ombrelle penchée, le sourire aux lèvres, l'air un peu fou. Je compris bientôt. Une autre petite fille, une brune en jupe verte, venait par la grande allée. C'était une amie, et il s'agissait de s'aborder en toute élégance.

Les deux bambines se touchèrent légèrement la main, firent les grimaces d'usage entre femmes du même monde. Elles avaient ce sourire heureux qu'il est de bon ton d'avoir en pareille circonstance. Quand elles eurent achevé leurs politesses, elle se mirent à marcher côte à côte, causant d'une voix fluette. Il ne fut pas question du tout de jouer.

—Vous avez là une jolie robe.

—C'est de la valencienne, n'est-ce pas? cette garniture.

—Maman a été indisposée, ce matin. J'ai bien craint de ne pouvoir venir, ainsi que je vous l'avais promis.

—Avez-vous vu la poupée de Thérèse? Elle a un trousseau magnifique.

—Est-ce à vous cette ombrelle? Elle est charmante.

Lili devint très-rouge. Elle faisait des grâces avec l'ombrelle de sa mère, voyant qu'elle écrasait son amie qui n'avait pas d'ombrelle. La question de celle-ci l'embarrassa, elle comprit qu'elle était vaincue, si elle disait la vérité.

—Oui, répondit-elle gracieusement. C'est papa qui m'en a fait cadeau.

C'était le comble. Elle savait mentir, comme elle savait être belle. Elle pouvait grandir: elle n'ignorait rien de ce qui fait une jolie femme. Avec de telles éducations, comment voulez-vous que les pauvres maris dorment tranquilles?

A ce moment un petit garçon de huit ans passa, traînant une charrette chargée de cailloux. Il poussait des hue! terribles; il faisait le charretier; il jouait de tout son coeur; en passant, il manqua heurter Lili.

—Que c'est brutal un homme! dit-elle avec dédain. Voyez donc comme cet enfant est débraillé!

Ces demoiselles eurent un rire passablement méprisant. L'enfant, en effet, devait leur paraître bien petit garçon de faire ainsi le cheval. Dans vingt ans d'ici, si une d'elle l'épouse, elle le traitera toujours avec la supériorité d'une femme qui a su jouer de l'ombrelle à sept ans, lorsqu'à cet âge il ne savait encore que déchirer ses culottes.

Lili s'était remise à marcher, après avoir rétabli soigneusement les plis de sa jupe.

—Regardez donc, reprit-elle, cette grande bête de fille en robe blanche qui s'ennuie toute seule là-bas. L'autre jour, elle m'a fait demander si je voulais bien qu'elle me fût présentée. Imaginez-vous, ma chère, qu'elle est fille d'un petit employé. Vous comprenez, je n'ai pas voulu: on ne doit pas se compromettre.

Lili avait une moue de princesse outragée. Son amie était décidément battue: elle n'avait pas d'ombrelle, et personne encore ne sollicitait la faveur de lui être présenté. Elle pâlissait en femme qui assiste au triomphe d'une rivale. Elle avait passé le bras autour de la taille de Lili, cherchant à la chiffonner par derrière, sans qu'elle s'en aperçût. Et elle lui souriait, d'ailleurs, d'un adorable sourire, avec de petites dents blanches, prêtes à mordre.

Comme elles s'éloignaient de leurs mères, elles s'aperçurent enfin que je les observais. Dès lors, elles se firent plus sucrées: elles eurent des coquetteries de demoiselles qui veulent mériter et retenir l'attention. Un monsieur était là qui les regardait. Ah! filles d'Ève, le diable vous tente au berceau!

Puis, elles éclatèrent de rire. Un détail de ma toilette devait les surprendre, leur paraître très-comique: mon chapeau sans doute, dont la forme n'est plus de mode. Elles se moquaient de moi, à la lettre; elles raillaient, la main sur les lèvres, retenant les perles de leurs rires, comme les dames font dans les salons. Je finis par avoir honte, par rougir, par ne plus savoir que faire de ma personne. Et je m'enfuis, abandonnant la place à ces deux bambines qui avaient des gaietés et des regards étranges de femmes faites.

III

Ah! Ninon, Ninon, emmène-moi ces demoiselles dans des fermes, habille-les de toile grise et laisse-les se rouler dans la mare où barbottent les canards. Elle reviendront bêtes comme des oies, saines et vigoureuses comme de jeunes arbres. Quand nous les épouserons, nous leur apprendrons à nous aimer. Elles seront assez savantes.

LA LÉGENDE DU PETIT-MANTEAU BLEU DE L'AMOUR

I

Elle naquit, la belle fille aux cheveux roux, un matin de décembre, comme la neige tombait, lente et virginale. Il y eut, dans l'air, des signes certains qui annoncèrent la mission d'amour qu'elle venait accomplir; le soleil brilla, rose sur la neige blanche, et il passa sur les toits des parfums de lilas et des chants d'oiseaux, comme au printemps.

Elle vit le jour au fond d'un bouge, par humilité sans doute, afin de montrer qu'elle souhaitait les seules richesses du coeur. Elle n'eut pas de famille, elle put aimer l'humanité entière, ayant les bras assez souples pour embrasser le monde. Dès qu'elle atteignit l'âge d'amour, elle quitta l'ombre où elle se recueillait; elle se mit à marcher par les chemins, à chercher les affamés qu'elle rassassiait de ses regards.

C'était une grande et forte fille, aux yeux noirs, à la bouche rouge. Elle avait une chair d'une pâleur mate, couverte d'un duvet léger qui faisait de sa peau un velours blanc. Quand elle marchait, son corps ondulait dans un rhythme tendre.

D'ailleurs, en quittant la paille où elle était née, elle avait compris qu'il entrait dans sa mission de se vêtir de soie et de dentelle. Elle tenait en don ses dents blanches, ses joues roses; elle sut trouver des colliers de perles blancs comme ses dents, des jupes de satin roses comme ses joues.

Et quand elle fut équipée, il fit bon la rencontrer dans les sentiers, par les claires matinées de mai. Elle avait le coeur et les lèvres ouvertes à tous venants. Lorsqu'elle trouvait un mendiant sur le bord d'un fossé, elle le questionnait d'un sourire; s'il se plaignait des brûlures, des fièvres âpres du coeur, toute sa bouche lui donnait une aumône, et la misère du mendiant était soulagée.

Aussi tous les pauvres de la paroisse la connaissaient-ils. Ils se pressaient à sa porte, attendant la distribution. Comme une soeur charitable, elle descendait matin et soir, partageant ses trésors de tendresse, servant à chacun sa part.

Elle était bonne et tendre comme le pain blanc. Les pauvres de la paroisse l'avaient surnommée le Petit-Manteau bleu de l'amour.

II

Or, il advint qu'une épidémie terrible désola la contrée. Tous les jeunes gens furent frappés, et le plus grand nombre faillit en mourir.

Les symptômes du fléau étaient terrifiants. Le coeur cessait de battre, la tête se vidait, le moribond s'abêtissait. Les jeunes hommes, pareils à des pantins ridicules, se promenaient en ricanant, en achetant des coeurs à la foire, comme les enfants achètent des bâtons de sucre d'orge. Quand l'épidémie s'attaquait à de braves garçons, le mal se manifestait par une tristesse noire, une désespérance mortelle. Les artistes pleuraient d'impuissance devant leurs oeuvres, les amants inassouvis allaient se jeter dans les rivières.

Vous pensez que la belle enfant sut se distinguer, en cette circonstance grave. Elle établit des ambulances, elle soigna les malades nuit et jour, usant ses lèvres à fermer les blessures, remerciant le ciel de la grande tâche qu'il lui donnait.

Elle fut une providence pour les jeunes hommes. Elle en sauva un grand nombre. Ceux dont elle ne put guérir le coeur, furent ceux qui n'avaient déjà plus de coeur. Son traitement était simple: elle donnait aux malades ses mains secourables, son souffle tiède. Jamais elle ne demandait un payement. Elle se ruinait avec insouciance, faisant l'aumône à pleine bouche.

Aussi les avares du temps hochaient-ils la tête, en voyant la jeune prodigue disperser de la sorte la grande fortune de ses grâces. Ils disaient entre eux:

—Elle mourra sur la paille, elle qui donne le sang de son coeur, sans jamais en peser les gouttes.

III

Un jour, en effet, comme elle fouillait son coeur, elle le trouva vide: Elle eut un frisson de terreur: il lui restait à peine quelques sous de tendresse. Et l'épidémie sévissait toujours.

L'enfant se révolta, ne songeant plus à l'immense fortune qu'elle avait dissipée follement, éprouvant des besoins de charité cuisants qui lui rendaient sa misère plus affreuse. Il était si doux, par les beaux soleils, d'aller en quête des mendiants, si doux d'aimer et d'être aimée! Et, maintenant, il lui fallait vivre à l'ombre, en attendant à son tour des aumônes qui ne viendraient peut-être jamais.

Un instant, elle eut la sage pensée de garder précieusement les quelques sous qui lui restaient et de les dépenser en toute prudence. Mais il lui prit un tel froid, dans son isolement, qu'elle finit par sortir, cherchant les rayons de mai.

Sur son chemin, à la première borne, elle rencontra un jeune homme dont le coeur se mourait évidemment d'inanition. A cette vue, sa charité ardente s'éveilla. Elle ne pouvait mentir à sa mission. Et, rayonnante de bonté, plus grande d'abnégation, elle mit tout le reste de son coeur sur ses lèvres, se courba doucement, donna un baiser au jeune homme, en lui disant:

—Tiens, voilà mon dernier louis. Rends-moi la monnaie.

IV

Le jeune homme lui rendit la monnaie.

Le soir même, elle envoya à ses pauvres une lettre de faire-part, pour leur apprendre qu'elle se voyait forcée de suspendre ses aumônes. Il restait à la chère fille tout juste de quoi vivre dans une honnête aisance, avec le dernier affamé qu'elle avait secouru.

La légende du Petit-Manteau bleu de l'amour n'a pas de morale.

LE FORGERON

Le Forgeron était un grand, le plus grand du pays, les épaules noueuses, la face et les bras noirs des flammes de la forge et de la poussière de fer des marteaux. Il avait, dans son crâne carré, sous l'épaisse broussaille de ses cheveux, de gros yeux bleus d'enfant, clairs comme de l'acier. Sa mâchoire large roulait avec des rires, des bruits d'haleine qui ronflaient, pareils à la respiration et aux gaietés géantes de son soufflet; et, quand il levait les bras, dans un geste de puissance satisfaite,—geste dont le travail de l'enclume lui avait donné l'habitude,—il semblait porter ses cinquante ans plus gaillardement encore qu'il ne soulevait «la Demoiselle,» une masse pesant vingt-cinq livres, une terrible fillette qu'il pouvait seul mettre en danse, de Vernon à Rouen.

J'ai vécu une année chez le Forgeron, toute une année de convalescence. J'avais perdu mon coeur, perdu mon cerveau, j'étais parti, allant devant moi, me cherchant, cherchant un coin de paix et de travail, où je pusse retrouver ma virilité. C'est ainsi qu'un soir, sur la route, après avoir dépassé le village, j'ai aperçu la forge, isolée, toute flambante, plantée de travers à la croix des Quatre-Chemins. La lueur était telle, que la porte charretière, grande ouverte, incendiait le carrefour, et que les peupliers, rangés en face, le long du ruisseau, fumaient comme des torches. Au loin, au milieu de la douceur du crépuscule, la cadence des marteaux sonnait à une demi-lieue, semblable au galop de plus en plus rapproché de quelque régiment de fer. Puis, là, sous la porte béante, dans la clarté, dans le vacarme, dans l'ébranlement de ce tonnerre, je me suis arrêté, heureux, consolé déjà, à voir ce travail, à regarder ces mains d'homme tordre et aplatir les barres rouges.

J'ai vu, par ce soir d'automne, le Forgeron pour la première fois. Il forgeait le soc d'une charrue. La chemise ouverte, montrant sa rude poitrine, où les côtes, à chaque souffle, marquaient leur carcasse de métal éprouvé, il se renversait, prenait un élan, abattait le marteau. Et cela, sans un arrêt, avec un balancement souple et continu du corps, avec une poussée implacable des muscles. Le marteau tournait dans un cercle régulier, emportant des étincelles, laissant derrière lui un éclair. C'était «la Demoiselle», à laquelle le Forgeron donnait ainsi le branle, à deux mains; tandis que son fils, un gaillard de vingt ans, tenait le fer enflammé au bout de la pince, et tapait de son côté, tapait des coups sourds qu'étouffait la danse éclatante de la terrible fillette du vieux. Toc, toc,—toc, toc, on eût dit la voix grave d'une mère encourageant les premiers bégayements d'un enfant. «La Demoiselle» valsait toujours, en secouant les paillettes de sa robe, en laissant ses talons marqués dans le soc qu'elle façonnait, chaque fois qu'elle rebondissait sur l'enclume. Une flamme saignante coulait jusqu'à terre, éclairant les arêtes saillantes des deux ouvriers, dont les grandes ombres s'allongeaient dans les coins sombres et confus de la forge. Peu à peu, l'incendie pâlit, le Forgeron s'arrêta. Il resta noir, debout, appuyé sur le manche du marteau, avec une sueur au front qu'il n'essuyait même pas. J'entendais le souffle de ses côtes encore ébranlées, dans le grondement du soufflet que son fils tirait, d'une main lente.

Le soir, je couchais chez le Forgeron, et je ne m'en allais plus. Il avait une chambre libre, en haut, au-dessus de la forge, qu'il m'offrit et que j'acceptai. Dès cinq heures, avant le jour, j'entrais dans la besogne de mon hôte. Je m'éveillais au rire de la maison entière, qui s'animait jusqu'à la nuit de sa gaieté énorme. Sous moi, les marteaux dansaient. Il semblait que «la Demoiselle» me jetât hors du lit, en tapant au plafond, en me traitant de fainéant. Toute la pauvre chambre, avec sa grande armoire, sa table de bois blanc, ses deux chaises, craquait, me criait de me hâter. Et il me fallait descendre. En bas, je trouvais la forge déjà rouge. Le soufflet ronronnait, une flamme bleue et rose montait du charbon, où la rondeur d'un astre semblait luire, sous le vent qui creusait la braise. Cependant, le Forgeron préparait la besogne du jour. Il remuait du fer dans les coins, retournait des charrues, examinait des roues. Quand il m'apercevait, il mettait les poings aux côtes, le digne homme, et il riait, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Cela l'égayait, de m'avoir délogé du lit à cinq heures. Je crois qu'il tapait pour taper, le matin, pour sonner le réveil avec le formidable carillon de ses marteaux. Il posait ses grosses mains sur mes épaules, se penchait comme s'il eût parlé à un enfant, en me disant que je me portais mieux, depuis que je vivais au milieu de sa ferraille. Et tous les jours, nous prenions le vin blanc ensemble, sur le cul d'une vieille carriole renversée.

Puis, souvent, je passais ma journée à la forge. L'hiver surtout, par les temps de pluie, j'ai vécu toutes mes heures là. Je m'intéressais à l'ouvrage. Cette lutte continue du Forgeron contre ce fer brut qu'il pétrissait à sa guise, me passionnait comme un drame puissant. Je suivais le métal du fourneau sur l'enclume, j'avais de continuelles surprises à le voir se ployer, s'étendre, se rouler, pareil à une cire molle, sous l'effort victorieux de l'ouvrier. Quand la charrue était terminée, je m'agenouillais devant elle, je ne reconnaissais plus l'ébauche informe de la veille, j'examinais les pièces, rêvant que des doigts souverainement forts les avaient prises et façonnées ainsi sans le secours du feu. Parfois, je souriais en songeant à une jeune fille que j'avais aperçue, autrefois, pendant des journées entières, en face de ma fenêtre, tordant de ses mains fluettes des tiges de laiton, sur lesquelles elle attachait, à l'aide d'un fil de soie, des violettes artificielles.

Jamais le Forgeron ne se plaignait. Je l'ai vu, après avoir battu le fer pendant des journées de quatorze heures, rire le soir de son bon rire, en se frottant les bras d'un air satisfait. Il n'était jamais triste, jamais las. Il aurait soutenu la maison sur son épaule, si la maison avait croulé. L'hiver, il disait qu'il faisait bon dans sa forge. L'été, il ouvrait la porte toute grande et laissait entrer l'odeur des foins. Quand l'été vint, à la tombée du jour, j'allais m'asseoir à côté de lui, devant la porte. On était à mi-côte; on voyait de là toute la largeur de la vallée. Il était heureux de ce tapis immense de terres labourées, qui se perdait à l'horizon dans le lilas clair du crépuscule. Et le Forgeron plaisantait souvent. Il disait que toutes ces terres lui appartenaient, que la forge, depuis plus de deux cents ans, fournissait des charrues à tout le pays. C'était son orgueil. Pas une moisson ne poussait sans lui. Si la plaine était verte en mai et jaune en juillet, elle lui devait cette soie changeante. Il aimait les récoltes comme ses filles, ravi des grands soleils, levant le poing contre les nuages de grêle qui crevaient. Souvent, il me montrait au loin quelque pièce de terre qui paraissait moins large que le dos de sa veste, et il me racontait en quelle année il avait forgé une charrue pour ce carré d'avoine ou de seigle. A l'époque du labour, il lâchait parfois ses marteaux; il venait au bord de la route; la main sur les yeux, il regardait. Il regardait la famille nombreuse de ses charrues mordre le sol, tracer leurs sillons, en face, à gauche, à droite. La vallée en était toute pleine. On eût dit, à voir les attelages filer lentement, des régiments en marche. Les socs des charrues luisaient au soleil, avec des reflets d'argent. Et lui, levait les bras, m'appelait, me criait de venir voir quelle «sacrée besogne» elles faisaient.

Toute cette ferraille retentissante qui sonnait au-dessous de moi, me mettait du fer dans le sang. Cela me valait mieux que les drogues des pharmacies. J'étais accoutumé à ce vacarme, j'avais besoin de cette musique des marteaux sur l'enclume pour m'entendre vivre. Dans ma chambre tout animée par les ronflements du soufflet, j'avais retrouvé ma pauvre tête. Toc, toc,—toc, toc,—c'était là comme le balancier joyeux qui réglait mes heures de travail. Au plus fort de l'ouvrage, lorsque le Forgeron se fâchait, que j'entendais le fer rouge craquer sous les bonds des marteaux endiablés, j'avais une fièvre de géant dans les poignets, j'aurais voulu aplatir le monde d'un coup de ma plume. Puis, quand la forge se taisait, tout faisait silence dans mon crâne; je descendais, et j'avais honte de ma besogne, à voir tout ce métal vaincu et fumant encore.

Ah! que je l'ai vu superbe, parfois, le forgeron, pendant les chaudes après-midi! Il était nu jusqu'à la ceinture, les muscles saillants et tendus, semblable à une de ces grandes figures de Michel-Ange, qui se redressent dans un suprême effort. Je trouvais, à le regarder, la ligne sculpturale moderne, que nos artistes cherchent péniblement dans les chairs mortes de la Grèce. Il m'apparaissait comme le héros grandi du travail, l'enfant infatigable de ce siècle, qui bat sans cesse sur l'enclume l'outil de notre analyse, qui façonne dans le feu et par le fer la société de demain. Lui, jouait avec ses marteaux. Quand il voulait rire, il prenait «la demoiselle,» et, à toute volée, il tapait. Alors il faisait le tonnerre chez lui, dans l'halétement rose du fourneau. Je croyais entendre le soupir du peuple à l'ouvrage.

C'est là, dans la forge, au milieu des charrues, que j'ai guéri à jamais mon mal de paresse et de doute.

LE CHOMAGE

I

Le matin, quand les ouvriers arrivent à l'atelier, ils le trouvent froid, comme noir d'une tristesse de ruine. Au fond de la grande salle, la machine est muette, avec ses bras maigres, ses roues immobiles; et elle met là une mélancolie de plus, elle dont le souffle et le branle animent toute la maison, d'ordinaire, du battement d'un coeur de géant, rude à la besogne.

Le patron descend de son petit cabinet. Il dit d'un air triste aux ouvriers:

—Mes enfants, il n'y a pas de travail aujourd'hui…. Les commandes n'arrivent plus; de tous les côtés, je reçois des contre-ordres, je vais rester avec de la marchandise sur les bras. Ce mois de décembre, sur lequel je comptais, ce mois de gros travail, les autres années, menace de ruiner les maisons les plus solides… Il faut tout suspendre.

Et comme il voit les ouvriers se regarder entre eux avec la peur du retour au logis, la peur de la faim du lendemain, il ajoute d'un ton plus bas:

—Je ne suis pas égoïste, non, je vous le jure… Ma situation est aussi terrible, plus terrible peut-être que la vôtre. En huit jours, j'ai perdu cinquante mille francs. J'arrête le travail aujourd'hui, pour ne pas creuser le gouffre davantage; et je n'ai pas le premier sou de mes échéances du 15… Vous voyez, je vous parle en ami, je ne vous cache rien. Demain, peut-être, les huissiers seront ici. Ce n'est pas notre faute, n'est-ce pas? Nous avons lutté jusqu'au bout. J'aurais voulu vous aider à passer ce mauvais moment; mais c'est fini, je suis à terre; je n'ai plus de pain à partager.

Alors, il leur tend la main. Les ouvriers la lui serrent silencieusement. Et, pendant quelques minutes, ils restent là, à regarder leurs outils inutiles, les poings serrés. Les autres matins, dès le jour, les limes chantaient, les marteaux marquaient le rhythme; et tout cela semble déjà dormir dans la poussière de la faillite. C'est vingt, c'est trente familles qui ne mangeront pas la semaine suivante. Quelques femmes qui travaillaient dans la fabrique ont des larmes au bord des yeux. Les hommes veulent paraître plus fermes. Ils font les braves, ils disent qu'on ne meurt pas de faim dans Paris.

Puis, quand le patron les quitte, et qu'ils le voient s'en aller, voûté en huit jours, écrasé peut-être par un désastre plus grand encore qu'il ne l'avoue, ils se retirent un à un, étouffant dans la salle, la gorge serrée, le froid au coeur, comme s'ils sortaient de la chambre d'un mort. Le mort, c'est le travail, c'est la grande machine muette, dont le squelette est sinistre dans l'ombre.

II

L'ouvrier est dehors, dans la rue, sur le pavé. Il a battu les trottoirs pendant huit jours, sans pouvoir trouver du travail. Il est allé de porte en porte, offrant ses bras, offrant ses mains, s'offrant tout entier à n'importe quelle besogne, à la plus rebutante, à la plus dure, à la plus mortelle. Toutes les portes se sont refermées.

Alors, l'ouvrier a offert de travailler à moitié prix. Les portes ne se sont pas rouvertes. Il travaillerait pour rien qu'on ne pourrait le garder. C'est le chômage, le terrible chômage qui sonne le glas des mansardes. La panique a arrêté toutes les industries, et l'argent, l'argent lâche s'est caché.

Au bout des huit jours, c'est bien fini. L'ouvrier a fait une suprême tentative, et il revient lentement, les mains vides, éreinté de misère. La pluie tombe; ce soir-là, Paris est funèbre dans la boue. Il marche sous l'averse, sans la sentir, n'entendant que sa faim, s'arrêtant pour arriver moins vite. Il s'est penché sur un parapet de la Seine; les eaux grossies coulent avec un long bruit; des rejaillissements d'écume blanche se déchirent à une pile du pont. Il se penche davantage, la coulée colossale passe sous lui, en lui jetant un appel furieux. Puis, il se dit que ce serait lâche, et il s'en va.

La pluie a cessé. Le gaz flamboie aux vitrines des bijoutiers. S'il crevait une vitre, il prendrait d'une poignée du pain pour des années. Les cuisines des restaurants s'allument; et, derrière les rideaux de mousseline blanche, il aperçoit des gens qui mangent. Il hâte le pas, il remonte au faubourg, le long des rôtisseries, des charcuteries, des pâtisseries, de tout le Paris gourmand qui s'étale aux heures de la faim.

Comme la femme et la petite fille pleuraient, le matin, il leur a promis du pain pour le soir. Il n'a pas osé venir leur dire qu'il avait menti, avant la nuit tombée. Tout en marchant, il se demande comment il entrera, ce qu'il racontera, pour leur faire prendre patience. Ils ne peuvent pourtant rester plus longtemps sans manger. Lui, essayerait bien, mais la femme et la petite sont trop chétives.

Et, un instant, il a l'idée de mendier. Mais quand une dame ou un monsieur passent à côté de lui, et qu'il songe à tendre la main, son bras se raidit, sa gorge se serre. Il reste planté sur le trottoir, tandis que les gens comme il faut se détournent, le croyant ivre, à voir son masque farouche d'affamé.

III

La femme de l'ouvrier est descendue sur le seuil de la porte, laissant en haut la petite endormie. La femme est toute maigre, avec une robe d'indienne. Elle grelotte dans les souffles glacés de la rue.

Elle n'a plus rien au logis; elle a tout porté au Mont-de-Piété. Huit jours sans travail suffisent pour vider la maison. La veille, elle a vendu chez un fripier la dernière poignée de laine de son matelas; le matelas s'en est allé ainsi; maintenant, il ne reste que la toile. Elle l'a accrochée devant la fenêtre pour empêcher l'air d'entrer, car la petite tousse beaucoup.

Sans le dire à son mari, elle a cherché de son côté. Mais le chômage a frappé plus rudement les femmes que les hommes. Sur son palier, il y a des malheureuses qu'elle entend sangloter pendant la nuit. Elle en a rencontré une tout debout au coin d'un trottoir; une autre est morte; une autre a disparu.

Elle, heureusement, a un bon homme, un mari qui ne boit pas. Ils seraient à l'aise, si des mortes saisons ne les avaient dépouillés de tout. Elle a épuisé les crédits: elle doit au boulanger, à l'épicier, à la fruitière, et elle n'ose plus même passer devant les boutiques. L'après-midi, elle est allée chez sa soeur pour emprunter vingt sous; mais elle a trouvé, là aussi, une telle misère qu'elle s'est mise à pleurer, sans rien dire, et que toutes deux, sa soeur et elle, ont pleuré longtemps ensemble. Puis, en s'en allant, elle a promis d'apporter un morceau de pain, si son mari rentrait avec quelque chose.

Le mari ne rentre pas. La pluie tombe, se réfugie sous la porte; de grosses gouttes clapotent à ses pieds, une poussière d'eau pénètre sa mince robe. Par moments, l'impatience la prend, elle sort, malgré l'averse, elle va jusqu'au bout de la rue, pour voir si elle n'aperçoit pas celui qu'elle attend, au loin, sur la chaussée. Et quand elle revient, elle est trempée; elle passe ses mains sur ses cheveux pour les essuyer; elle patiente encore, secouée par de courts frissons de fièvre.

Le va-et-vient des passants la coudoie. Elle se fait toute petite pour ne gêner personne. Des hommes la regardent en face; elle sent, par moments, des haleines chaudes qui lui effleurent le cou. Tout le Paris suspect, la rue avec sa boue, ses clartés crues, ses roulements de voiture, semble vouloir la prendre et la jeter au ruisseau. Elle a faim, elle est à tout le monde. En face, il y a un boulanger, et elle pense à la petite qui dort, en haut.

Puis, quand le mari se montre enfin, filant comme un misérable le long des maisons, elle se précipite, elle le regarde anxieusement.

—Eh bien! balbutie-t-elle.

Lui, ne répond pas, baisse la tête. Alors, elle monte la première, pâle comme une morte.

IV

En haut, la petite ne dort pas. Elle s'est réveillée, elle songe, en face du bout de chandelle qui agonise sur un coin de la table. Et on ne sait quoi de monstrueux et de navrant passe sur la face de cette gamine de sept ans, aux traits flétris et sérieux de femme faite.

Elle est assise sur le bord du coffre qui lui sert de couche. Ses pieds nus pendent, grelottants; ses mains de poupée maladive ramènent contre sa poitrine les chiffons qui la couvrent. Elle sent là une brûlure, un feu qu'elle voudrait éteindre. Elle songe.

Elle n'a jamais eu de jouets. Elle ne peut aller à l'école, parce qu'elle n'a pas de souliers. Plus petite, elle se rappelle que sa mère la menait au soleil. Mais cela est loin; il a fallu déménager; et, depuis ce temps, il lui semble qu'un grand froid a soufflé dans la maison. Alors, elle n'a plus été contente; toujours elle a eu faim.

C'est une chose profonde dans laquelle elle descend, sans pouvoir la comprendre. Tout le monde a donc faim? Elle a pourtant tâché de s'habituer à cela, et elle n'a pas pu. Elle pense qu'elle est trop petite, qu'il faut être grande pour savoir. Sa mère sait, sans doute, cette chose qu'on cache aux enfants. Si elle osait, elle lui demanderait qui vous met ainsi au monde pour que vous ayez faim.

Puis, c'est si laid, chez eux! Elle regarde la fenêtre où bat la toile du matelas, les murs nus, les meubles écloppés, toute cette honte du grenier que le chômage salit de son désespoir. Dans son ignorance, elle croit avoir rêvé des chambres tièdes avec de beaux objets qui luisaient; elle ferme les yeux pour revoir cela; et, à travers ses paupières amincies, la lueur de la chandelle devient un grand resplendissement d'or dans lequel elle voudrait entrer. Mais le vent souffle, il vient un tel courant d'air par la fenêtre qu'elle est prise d'un accès de toux. Elle a des larmes plein les yeux.

Autrefois, elle avait peur, lorsqu'on la laissait toute seule; maintenant, elle ne sait plus, ça lui est égal. Comme on n'a pas mangé depuis la veille, elle pense que sa mère est descendue chercher du pain. Alors, cette idée l'amuse. Elle taillera son pain en tout petits morceaux; elle les prendra lentement, un à un. Elle jouera avec son pain.

La mère est rentrée; le père a fermé la porte. La petite leur regarde les mains à tous deux, très-surprise. Et, comme ils ne disent rien, au bout d'un bon moment, elle répète sur un ton chantant:

—J'ai faim, j'ai faim.

Le père s'est pris la tête entre les poings, dans un coin d'ombre; il reste là, écrasé, les épaules secouées par de rudes sanglots silencieux. La mère, étouffant ses larmes, est venue recoucher la petite. Elle la couvre avec toutes les bardes du logis, elle lui dit d'être sage, de dormir. Mais l'enfant, dont le froid fait claquer les dents, et qui sent le feu de sa poitrine la brûler plus fort, devient très-hardie. Elle se pend au cou de sa mère; puis, doucement:

—Dis, maman, demande-t-elle, pourquoi donc avons-nous faim?

LE PETIT VILLAGE

I

Où est-il, le petit village? Dans quel pli de terrain cache-t-il ses maisons blanches? Se groupent-elles autour de l'église, au fond de quelque creux? ou, le long d'une grande route, s'en vont-elles gaiement à la file? ou encore grimpent-elles sur un coteau, comme des chèvres capricieuses, étageant et cachant à demi leurs toits rouges dans les verdures?

A-t-il un nom doux à l'oreille, le petit village? Est-ce un nom tendre, aisé aux lèvres françaises, ou quelque nom allemand, rude, hérissé de consonnes, rauque comme un cri de corbeau?

Et moissonne-t-on, vendange-t-on, dans le petit village? Est-ce pays de blés ou pays de vignobles? A cette heure, que font les habitants dans les terres, au grand soleil? Le soir, au retour, le long des sentiers, s'arrêtent-ils pour voir d'un coup d'oeil les larges récoltes, en remerciant le ciel de l'année heureuse?

II

Je me l'imagine volontiers sur un coteau. Il est là, si discret dans les arbres, que, de loin, on le prendrait pour un champ de rochers écroulés et couverts de mousse. Mais des fumées sortent des branches; dans un sentier qui descend la pente, des enfants poussent une brouette. Alors, de la plaine, on le regarde avec une envie jalouse; on passe, en emportant le souvenir de ce nid entrevu.

Non, je le crois plutôt dans un coin de la plaine, au bord d'un ruisseau. Il est si petit qu'un rideau de peupliers le cache à tous les yeux. Ses chaumières, pareilles à des baigneuses chastes, disparaissent dans les oseraies de la rive. Un bout de prairie verte lui sert de tapis; une haie vive le clôt de toutes parts, comme un grand jardin. On passe à côté de lui sans le voir. Les voix des laveuses sonnent, semblables à des voix de fauvettes. Pas un filet de fumée. Il dort dans sa paix, au fond de son alcôve verte.

Aucun de nous ne le connaît. La ville voisine sait à peine qu'il existe, et il est si humble que pas un géographe ne s'est soucié de lui. Ce n'est personne. Son nom prononcé n'éveille aucun souvenir. Dans la foule des villes, aux noms retentissants, il est un inconnu, sans histoire, sans gloires et sans hontes, qui s'efface modestement.

Et c'est pour cela sans doute qu'il sourit si doucement, le petit village. Ses paysans vivent au désert; les marmots se roulent sur la berge; les femmes filent dans l'ombre des arbres. Lui, tout heureux de son obscurité, s'emplit des gaietés du ciel. Il est si loin de la boue et du tapage des grandes cités! Son rayon de soleil lui suffit; sa joie est faite de son silence, de son humilité, de ce rideau de peupliers qui le cache au monde entier.

III

Et, demain peut-être, le monde entier saura qu'il existe, le petit village.

Ah! misère! la rivière sera rouge, le rideau de peupliers aura été rasé par les boulets, les chaumières éventrées montreront le désespoir muet des familles, le petit village sera célèbre.

Plus de chant de laveuses, plus de marmots se roulant sur la berge, plus de récoltes, plus de silence, plus d'humilité heureuse. Un nouveau nom dans l'histoire, victoire ou défaite, une nouvelle page sanglante, un nouveau coin du pays engraissé par le sang de nos enfants.

Il rit, il sommeille, il ignore qu'il donnera son nom à une tuerie, et demain il sanglotera, il retentira dans l'Europe avec des râles d'agonie. Puis, il restera sur la terre comme une tache de sang. Lui, si gai, si tendre, il s'entourera d'un cercle d'ombre sinistre, il verra des visiteurs blêmes passer devant ses ruines, comme on passe devant les dalles de la Morgue. Il sera maudit.

Nous, s'il est Austerlitz ou Magenta, nous l'entendrons sonner dans nos coeurs avec des éclats de clairons. Et, s'il est Waterloo, il roulera lugubrement dans nos mémoires, comme le son d'un tambour voilé d'un crêpe, menant les funérailles de la nation.

Qu'il regrettera alors ses rives solitaires, ses paysans ignorants, son coin perdu, si loin des hommes, connu seulement des hirondelles qui y revenaient à chaque printemps! Souillé, honteux, avec son ciel empli d'un vol de corbeaux, et ses terres grasses puant la mort, il vivra éternellement dans les siècles, comme un coupe-gorge, un endroit louche où deux nations se seront égorgées.

Le nid d'amour, le nid de paix, le petit village, ne sera plus qu'un cimetière, une fosse commune, où les mères éplorées ne pourront aller déposer des couronnes.

IV

La France a semé le monde de ces cimetières lointains. Aux quatre coins de l'Europe, nous pourrions nous agenouiller et prier. Nos champs de repos ne s'appellent pas seulement le Père-Lachaise, Montmartre, Montparnasse; ils s'appellent encore du nom de toutes nos victoires et de toutes nos défaites. Il n'y a pas, sous le ciel, un coin de terre où ne soit couché un Français assassiné, de la Chine au Mexique, des neiges de la Russie aux sables de l'Égypte.

Cimetières silencieux et déserts qui dorment lourdement dans la paix immense de la campagne. La plupart, presque tous, s'ouvrent au pied de quelque hameau désolé dont les murs croulants sont encore pleins d'épouvante. Waterloo n'était qu'une ferme, Magenta comptait à peine cinquante maisons. Un vent affreux a soufflé sur ces infiniment petits, et leurs syllabes, la veille innocentes, ont pris une telle odeur de sang et de poudre, qu'à jamais l'humanité frissonnera, en les sentant sur ses lèvres.

Pensif, je regardais une carte du théâtre de la guerre. Je suivais les bords du Rhin, j'interrogeais les plaines et les montagnes. Le petit village était-il à gauche, était-il à droite du fleuve? Fallait-il le chercher dans les environs des places fortes, ou plus loin, dans quelque solitude large?

Et j'essayais alors, en fermant les yeux, de m'imaginer celle paix, ce rideau de peupliers tiré devant les maisons blanches, ce bout de prairie que rase le vol des hirondelles, ces chansons des lavandières, cette terre vierge que la guerre va violer, et dont les clairons souffleront brutalement la souillure aux quatre coins de l'horizon.

Où est-il donc, le petit village?

[Le petit village était en Alsace. Il s'appelait Woerth.]

SOUVENIRS

I

Oh! l'éternelle pluie, l'ennuyeuse pluie, la pluie grise qui met un crêpe au ciel de mai et de juin! On va à la fenêtre, on soulève un coin de rideau. Le soleil est noyé. Entre deux ondées, il surnage, blafard, verdi, comme un corps d'astre qui s'est suicidé de désespoir, et que quelque marinier céleste ramène d'un coup de croc.

Te rappelles-tu, Ninon, la bise aigre du printemps, quand il a plu? On a quitté Paris avec le printemps des poètes, le printemps rêvé dans le coeur, une saison tiède, des nappes de fleurs, des crépuscules alanguis. On arrive à la nuit tombante, Le ciel est mort, pas un brin de braise n'allume le couchant, morne foyer de cendres froides. Il faut enjamber les flaques des sentiers, avec l'humidité pénétrante des feuillages sur les épaules. Et quand on entre dans la grande pièce mélancolique, où l'hiver a mis tous ses frissons, on grelotte, on ferme portes et fenêtres, on allume un grand feu de sarment, en maudissant les paresses du soleil.

Pendant huit jours, la pluie vous tient au logis. Au loin, au milieu du lac des prairies inondées, toujours le même rideau de peupliers qui se fondent en eau, ruisselants, amaigris, vagues dans la buée qui les noie. Puis, une mer grise, une poussière de pluie roulant et barrant l'horizon. On bâille, on cherche à s'intéresser aux canards qui se risquent sous l'averse, aux parapluies bleus des paysans qui passent. On bâille plus largement. Les cheminées fument, le bois vert pleure sans brûler, il semble que le déluge monte, qu'il gronde à la porte, qu'il pénètre par toutes les fentes comme un sable fin. Et de désespoir on reprend le chemin de fer, on rentre à Paris, niant le soleil, niant le printemps.

Et pourtant rien ne me désespère plus que ces fiacres que l'on rencontre filant vers les gares. Ils sont chargés de malles, ils traversent la ville avec la mine souriante de prisonniers dont on vient de lever l'écrou.

Je bats de mes pieds les trottoirs, je les regarde rouler vers les rivières bleues, les grandes eaux, les grands monts, les grands bois. Celui-ci va peut-être à un trou de rochers, que je connais près de Marseille; on est bien, dans ce trou, où l'on peut se déshabiller comme dans une cabine, et où les vagues viennent vous chercher. Celui-là certainement court en Normandie, dans le coin de verdure que j'aime, près du coteau qui produit ce petit vin aigre dont le bouquet gratte si agréablement le gosier. Cet autre part sans doute pour l'inconnu, ici ou là, quelque part où l'on sera très-bien, à l'ombre, au soleil peut-être, je ne sais, enfin là où je brûle d'aller.

Les cochers tapent leurs rosses du bout du fouet. Ils ne semblent guère se douter qu'ils fouettent mon rêve. Eux, se disent que les malles sont lourdes et que les pourboires sont légers. Ils ne savent même pas qu'ils font le deuil des pauvres garçons qui passent, en voiture dans leurs souliers, et qui sont condamnés à roussir leurs semelles à Paris, sur l'ardent pavé de juillet et d'août.

Oh! cette file de fiacres, chargés de malles, roulant vers les gares! cette vision de la grande cage ouverte, des oiseaux heureux prenant leur volée! cette raillerie cruelle de la liberté traversant les galères de nos rues et de nos places! ce cauchemar de tous mes printemps qui me trouble dans mon cachot, qui m'emplit du désir inassouvi des feuillages et des cieux libres!

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Je voudrais me faire tout petit, tout petit, et me glisser dans la grande malle de cette dame en chapeau rose, dont le coupé se dirige vers la gare de Lyon. On doit être très-bien, dans la malle de cette dame. Je devine des jupes soyeuses, des linges fins, toutes sortes de choses douces, parfumées, tièdes. Je me coucherai sur quelque soie claire, j'aurai sous le nez des mouchoirs de batiste, et si j'ai froid, ma foi, tant pis! je mettrai tous les jupons sur moi.

Elle est fort jolie, cette dame. Vingt-cinq ans au plus. Un menton ravissant avec une fossette qui doit se creuser quand elle rit. Je voudrais la faire rire, pour voir. Ce diable de cocher est bienheureux de la promener dans sa boîte. Elle doit aimer la violette. Je suis sûr que son linge est parfumé à la violette. C'est exquis. Je roule au fond de sa malle pendant des heures, pendant des jours. J'ai creusé mon trou dans le coin à gauche, entre le paquet des chemises et un grand carton qui me gêne un peu. J'ai eu la curiosité de soulever le couvercle du carton; il contenait deux chapeaux, un petit portefeuille plein de lettres, puis des choses que je n'ai pas voulu voir. J'ai mis le carton sous ma tête et m'en suis fait un oreiller. Je roule, je roule. Les bas sont à ma droite; j'ai sous moi trois costumes, et je sens, à ma gauche, des objets plus résistants que je crois reconnaître pour des paires de petites bottes. Mon Dieu, qu'on est donc bien, dans tous ces chiffons musqués!

Où pouvons-nous aller comme ça? Nous arrêterons-nous en Bourgogne? Ferons-nous un détour vers la Suisse, ou descendrons-nous jusqu'à Marseille? Je rêve que nous allons jusqu'au trou de rochers, vous savez, celui où l'on se déshabille comme dans une cabine et où les vagues viennent vous chercher. Elle se baignera. On est à cent lieues des imbéciles. Au fond, le golfe s'arrondit, avec l'immense bleuissement de la Méditerranée. Il y a trois vins, en haut, au bord du trou. Et, pieds nus, sur les larges plaques de pierre jaune qui dallent la mer, nous arracherons des arapèdes, du bout de nos couteaux. Elle n'a pas l'air pimbêche. Elle aimera le grand air, et nous ferons les gamins. Si elle ne sait pas nager, je lui apprendrai.

La malle est rudement secouée. Nous devons monter la rue de Lyon. Et que ce sera délicieux lorsque, arrivée à Marseille, elle ouvrira sa malle! Elle sera bien surprise de me trouver là, dans le coin, à gauche. Pourvu que je ne lui chiffonne pas trop tous ces volants sur lesquels je suis couché!—«Comment, monsieur, vous êtes-là, vous avez osé!—Mais certainement, madame; on ose tout pour sortir de prison….» Et je lui expliquerai, et elle me pardonnera.

Ah! nous voilà arrivés à la gare. Je crois qu'on m'enregistre….

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Hélas! hélas! il pleut, et la dame au chapeau rose s'en va toute seule par la pluie, avec sa grande malle, bâiller chez quelque vieille tante de province, où elle grelottera, dans la mauvaise humeur du printemps frileux.

II

Il faut avoir vécu dans une ville dévote et aristocratique, une de ces petites villes où l'herbe pousse et où les cloches des couvents sonnent les heures dans l'air endormi, pour savoir ce que sont encore les processions de la Fête-Dieu.

A Paris, quatre prêtres font le tour de la Madeleine. En Provence, pendant huit jours, la rue appartient au clergé. Tout le moyen âge ressuscite par les claires après-midi, et s'en va, chantant des cantiques, promenant des cierges, avec deux gendarmes en tête, et le maire, sanglé de son écharpe, à la queue.

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Je me souviens. C'étaient des jours de joie pour nous collégiens, qui ne demandions pas mieux que de courir les rues. S'il faut tout dire, dans ces villes amoureuses, les processions font les affaires des amants. Tout le long du cortège, les filles montrent leurs robes neuves. La robe neuve est de rigueur. Il n'est pas si pauvre demoiselle qui, ces jours-là, n'étrenne quelque indienne. Et le soir, les églises sont noires, bien des mains se rencontrent.

J'appartenais à une société musicale qui était de toutes les solennités. J'ai de gros pèches sur la conscience. Je m'accuse d'avoir, à cette époque, donné l'aubade à plus d'un fonctionnaire revenant de Paris avec le ruban rouge. Je m'accuse d'avoir promené le bon Dieu officiel, les Saints qui font pleuvoir, les saintes Vierges qui guérissent du choléra. J'ai même aidé au déménagement d'un couvent de nonnes cloîtrées. Les pauvres filles, enveloppées dans de larges toiles grises, pour qu'on ne pût rien voir de leur visage ni de leurs membres, trébuchaient, se soutenaient, comme des fantômes de trépassées surpris par l'aube. Et des petites mains blanches, des mains d'enfant, passaient, au bord des toiles grises.

Hélas! oui, j'ai mangé les collations des sacristies. On ne nous payait pas, on nous offrait quelques gâteaux. Je me rappelle que, le jour des recluses, arrivés au nouveau couvent, nous fûmes servis au moyen d'un tour. Les bouteilles, les assiettes de petits fours, se succédaient dans le mur, comme par enchantement. Et quelles bouteilles, grands dieux! des bouteilles de toutes formes, de toutes couleurs, de toutes liqueurs. J'ai souvent rêvé à l'étrange cave qui avait pu fournir une si curieuse variété de vins fins. C'était la confusion dans la douceur.

Depuis ces jours d'erreur, j'ai longuement fait pénitence, et je crois être pardonné.

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Dès le matin, on pavoise les rues que doit suivre la procession. Chaque fenêtre a son lambeau. Dans les quartiers riches, ce sont de vieilles tapisseries à grands personnages mythologiques, tout l'Olympe païen, nu et blafard, venant regarder passer l'Olympe catholique, les vierges blanches, les christs saignants; ce sont encore des courtes-pointes de soie prises au lit de quelque marquise, des rideaux de damas décrochés des tringles du salon, des tapis de velours, toutes sortes d'étoffes riches qui émerveillent les passants. Les bourgeois mettent leurs mousselines brodées, leurs toiles les plus fines. Et, dans les quartiers pauvres, les bonnes femmes, plutôt que de ne rien étaler, pendent leurs fichus, des foulards qu'elles ont cousus ensemble. Alors, les rues sont dignes du bon Dieu.

On a balayé. Dans certains coins, on a dressé des reposoirs. Ces reposoirs sont le sujet de grandes jalousies, de haines qui durent de longs mois. Si le reposoir du quartier des Chartreux est plus beau que celui du quartier Saint-Marc, cela suffit pour faire blanchir les cheveux des dévotes. Tout le quartier contribue au reposoir. Tel a apporté les flambeaux, tel les vases dorés, tel les fleurs, tel les dentelles. C'est un pied-à-terre que le quartier offre au ciel.

Cependant, le long des minces trottoirs, on a aligné deux rangs de chaises. Les curieux attendent, très-tapageurs, riant de ce rire provençal qui a des sonneries de clairon. Les fenêtres se garnissent. La grande chaleur tombe. Et, dans les souffles légers qui se lèvent, passent au loin des volées de cloches, des roulements de tambours.

C'est la procession qui sort de l'église.

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En avant marchent tous les beaux jeunes gens de la ville. C'est une promenade réglementaire. Ils viennent là pour voir et pour être vus. Les filles sont sur les portes. Il y a de discrets saluts, des sourires, des paroles chuchotées entre camarades. Les jeunes gens font ainsi le tour de la ville, entre les deux rangées de croisées pavoisées, uniquement pour passer devant une certaine fenêtre. Ils lèvent la tête, et c'est tout. L'après-midi est douce; les cloches sonnent; des enfants jettent, dans les ruisseaux et sur les pavés, des poignées de fleurs de genêts et des poignées de roses effeuillées.

La rue est rose; les fleurs de genêts font, sur ce carmin pâle, des nappes d'or. Et ce sont d'abord les deux gendarmes qui se montrent. Puis, vient la file des enfants assistés, des pensionnats, des confréries, des vieilles dames, des vieux messieurs. Un christ se balance au bout des bras d'un bedeau. Un moine trapu porte un emblème compliqué où sont représentés tous les instruments de la Passion. Quatre grosses gaillardes, dont la santé fait crever les robes blanches, soutiennent avec des rubans une immense bannière, où dort innocemment un petit mouton. Puis, au-dessus des têtes, dans la lueur des cierges que le plein jour effare, des encensoirs d'argent montent, jetant un éclair, laissant un flot de fumée épaisse, dont la blancheur roule un instant, comme un lambeau envolé de toutes ces robes de mousseline qui se suivent.

La procession va lentement. C'est un piétinement sourd, qui laisse entendre le bruit étouffé des voix. Un éclat de cymbale retentit, des cuivres sonnent. Puis, ce sont des voix aiguës qui se perdent, minces et frêles, dans le grand air. Des balbutiements de lèvres passent. Et, brusquement, de grands silences se font. Ce n'est plus qu'un glissement discret, une chapelle ardente perdue en plein soleil. Au loin, les tambours battent une marche.

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Je me souviens des pénitents. Il y en a encore de toutes les couleurs, les blancs, les gris, les bleus. Ces derniers se sont donné la rude mission d'enterrer les suppliciés. Ils comptent parmi eux les plus illustres noms de la ville. Vêtus d'une robe de serge bleue, coiffés d'une cagoule à bonnet pointu, à long voile percé de deux trous pour les yeux, ils sont vraiment farouches. Les trous sont souvent trop espacés, les yeux louchent sous ce masque terrifiant. Au bord de la robe, passent des pantalons gris perle et des bottines vernies.

Les pénitents sont la grande curiosité. Une procession sans pénitents est un pauvre régal. Et, enfin, vient le clergé. Parfois, des petits enfants portent des palmes, des épis de blé sur des coussins, des couronnes, des pièces d'orfèvrerie. Mais les dévotes retournent leurs chaises, s'agenouillent, regardent en dessous. C'est le dais qui approche. Il est monumental, tendu de velours rouge, surmonté de panaches, échafaudé sur des bâtons dorés. J'ai vu des sous-préfets porter cette litière immense, dans laquelle la religion malade se fait promener au soleil de juin. Une bande d'enfants de choeur marchent à reculons, les encensoirs balancés à toute volée. On n'entend que la psalmodie des prêtres et le bruit argentin des chaînes des encensoirs, à chaque secousse.

C'est le catholicisme écloppé qui se traîne sous le ciel bleu des vieilles croyances. Le soleil se couche; des lueurs roses s'éteignent sur les toits; une grande douceur tombe avec le crépuscule; et, dans cet air limpide du Midi, la procession s'en va avec des voix mourantes, effacement mélancolique de tout un âge qui descend dans la terre.

Les autorités suivent en costume, les tribunaux, les Facultés, sans compter les marguilliers, avec des lanternes sculptées et dorées. Et la vision disparaît. Les roses effeuillées, les genêts d'or sont meurtris. Il ne monte plus des pavés que l'odeur âcre de toutes ces fleurs fanées.

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Parfois, la nuit surprend la procession, à l'heure où elle rentre par les rues tortueuses du vieux quartier. Les robes blanches ne sont plus que des pâleurs vagues; les pénitents se perdent en file sombre, le long des trottoirs; les petites flammes des cierges mettent, dans l'étranglement noir des maisons, des follets dansants, des étoiles filant avec lenteur. Et les voix ont comme un frisson de peur, au milieu de ces croix, de ces bannières, de ce dais, dont on distingue à peine les bras morts dans les ténèbres.

C'est l'heure où les galopins embrassent les jeunes coquines. L'orgue gronde au fond de l'église, le bon Dieu est rentré chez lui. Alors, les filles s'en vont avec un baiser sur le cou et un billet doux dans la poche.

III

Quand je passe sur les ponts, par ces soirées ardentes, la Seine m'appelle avec des grondements d'amitié. Elle coule, large, fraîche, pleine de lenteurs amoureuses, s'offrant, s'attardant entre les quais. L'eau a des froissements de jupes moirées. C'est une amante souple, dans laquelle on a des désirs irrésistibles de «piquer une tête.»

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Les propriétaires de bains flottants qui regardaient avec consternation tomber les continuelles pluies de mai, suent avec béatitude sous les lourds soleils de juin. Enfin, l'eau est bonne. Dès six heures du matin, c'est un encombrement. Les caleçons n'ont pas le temps de sécher, et les peignoirs manquent, vers le soir.

Je me souviens de ma première visite à un de ces bains, à une de ces grandes cuves de bois, dans lesquelles les baigneurs tournent comme des pailles dansant au fond d'une casserole d'eau bouillante.

J'arrivais d'une petite ville, d'une petite rivière où j'avais barbotté en toute liberté, et je fus consterné de cette auge, où l'eau prenait des couleurs de suie. Vers six heures du soir, le grouillement est tel, qu'il faut calculer son élan pour ne pas s'asseoir sur un dos ou s'enfoncer dans un ventre. L'eau écume, les blancheurs des corps l'emplissent d'un reflet blafard, tandis que les bouts de toile, pendues à des cordes en guise de plafond, laissent tomber une clarté louche.

Le tapage est effroyable. Par moment, sous des élans brusques, l'eau a des rejaillissements, qui roulent avec des bruits lointains de canon. Des mains de farceurs battent la rivière du tic-tac des moulins; et il y en a qui s'apprennent à tomber à la renverse, de façon à faire le plus de vacarme possible et à inonder l'établissement. Mais ce n'est rien encore auprès des cris intolérables, de ce glapissement de voix qui rappelle les pensionnats en récréation. L'homme redevient enfant, dans l'eau pure. Les promeneurs graves qui suivent les quais, jettent un regard effaré sur ces toiles volantes, entre lesquelles ils voient gambader de grands diables nus. Les dames passent plus vite.

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J'ai goûté pourtant là de bonnes heures, de très-grand matin, quand la ville dort encore. Ce n'est plus le pullulement d'épaules maigres, de têtes chauves, de ventres énormes de l'après-midi. Le bain est presque désert. Quelques jeunes gens y nagent en baigneurs convaincus. L'eau est plus fraîche, après le sommeil de la nuit. Elle est plus pure, plus vierge.

Il faut y aller avant cinq heures. La ville à un réveil tiède. Rien n'est délicieux comme de suivre les quais, en regardant l'eau, de ce regard de convoitise des amants. Elle va être à vous. Dans le bain, l'eau dort. C'est vous qui la réveillez. Vous pouvez la prendre entre vos bras, en silence. Vous sentez le courant s'en aller tout du long de votre chair, de la nuque aux talons, avec une caresse fuyante.

Le soleil levant met des bandes roses sur les linges qui pavoisent le plafond. Puis, un frisson court sur la peau avec les baisers plus vifs de la rivière, et il fait bon alors s'envelopper d'un peignoir et marcher sous les galeries. Vous êtes à Athènes, les pieds nus, le cou libre, avec une simple robe roulée à la taille. Les culottes, le gilet, et la redingote, et les bottes, et le chapeau, sont loin. Votre nudité s'égaye à l'aise, dans ce lambeau d'étoffe. Le rêve va jusqu'au printemps de la Grèce, au bord du bleu éternel de l'Archipel.

Mais dès que la bande des baigneurs arrive, il faut fuir. Ils apportent la chaleur des pavés à leurs talons. La rivière n'est plus la vierge du petit jour; elle est la fille de midi qui se donne à tous, qui est toute meurtrie, toute chaude des embrassements de la foule.

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Et quelles laideurs! Les dames font bien de hâter le pas, sur les quais. Le musée des antiques, chargé par un artiste farceur, n'arriverait pas à ce haut point de comique navrant.

C'est une terrible épreuve pour un homme moderne, pour un Parisien, que de se mettre nu. Les gens prudents ne vont jamais aux bains froids. On m'y a montré, un jour, un conseiller d'État, si piteux avec ses épaules pointues et son pauvre ventre plat, que toutes les fois que j'ai rencontré son nom dans quelque grave affaire, je n'ai pu retenir un sourire.

Il y a les gros, il y a les maigres, et les grands, et les courts, ceux qui se ballonnent sur l'eau comme des vessies, ceux qui s'enfoncent et qui semblent se fondre comme des bâtons de sucre d'orge. Les chairs tombent, les os s'accusent, les têtes entrent dans les épaules ou se perchent sur des cous de poulets plumés, les bras ont des longueurs de pattes, les jambes se ramassent pareilles à des membres tordus de canard. Il y en a tout en derrière, d'autres tout en ventre, et il y en a qui n'ont ni ventre ni derrière. Galerie grotesque et lamentable, qui arrête l'éclat de rire dans la pitié.

Le pis est que ces pauvres corps gardent l'orgueil de leur habit noir et du porte-monnaie qu'ils ont laissé au vestiaire. Les uns se drapent, ramènent les coins de leur peignoir, avec des cambrures de propriétaires ayant pignon sur rue. D'autres marchent dans leur nudité extravagante avec la dignité de chefs de bureaux traversant leur peuple d'employés. Les plus jeunes font des grâces, comme s'ils se croyaient en veston, dans les coulisses de quelque petit théâtre; les plus vieux oublient qu'ils ont retiré leur corset et qu'ils ne sont point au coin du feu, chez la belle comtesse de B….

J'ai vu, pendant toute une saison, aux bains du Pont-Royal, un gros homme, rond comme une tonne, rouge comme une tomate mûre, qui jouait les Alcibiade. Il avait étudié les plis de son peignoir devant quelque tableau de David. Il était à l'Agora; il fumait avec des gestes antiques. Quand il daignait se jeter dans la Seine, c'était Léandre traversant l'Hellespont pour rejoindre Héro. Le pauvre homme! Je me souviens encore de son torse court où l'eau mettait des plaques violettes. O laideur humaine!

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Non, je préfère encore ma petite rivière. Nous ne mettions pas même de caleçons. A quoi bon! les martins-pêcheurs et les bergeronnettes ne rougissaient seulement pas. Et nous choisissions les trous, «les goures,» comme on dit dans le Midi.

On traversait la rivière à pied sec, en sautant sur les grosses pierres; mais les trous étaient tragiques. Certains de ces trous, chaque année, dévoraient deux ou trois enfants. Il y avait des légendes atroces, avec des poteaux pleins de menaces dont nous ne nous inquiétions guère. Nous les prenions pour cibles, et il ne restait souvent qu'un bout de planche tenu par un clou, que le vent balançait.

Le soir, l'eau était brûlante. Les grands soleils chauffaient l'eau des trous, au point qu'il fallait la laisser refroidir, dans les premières fraîcheurs du crépuscule. Nous restions nus sur le sable, pendant des heures, luttant, jetant des pierres aux poteaux, prenant des grenouilles avec les mains, dans la vase. La nuit tombait, un immense soupir, un soupir de soulagement passait sur les arbres.

Alors, c'était des baignades sans fin. Quand nous étions las, nous nous couchions dans l'eau, sur le bord, à un endroit peu profond, la tête sur quelque touffe d'herbe. Et nous demeurions là, avec le continuel glissement de la rivière sur notre peau, nos jambes flottant, comme emportées à la dérive. C'était l'heure où les pions étaient sévèrement jugés et où les devoirs du lendemain s'en allaient dans la fumée des premières pipes.

Bonne rivière où j'ai appris à faire la planche, eau tiède où les petits poissons blancs cuisaient, je t'aime encore comme une maîtresse enfantine. Tu nous as pris un camarade, un soir, dans un de ces trous dont nous nous moquions, et c'est peut-être cette tache de sang sur ta robe verte qui a laissé en moi des frissons de désir pour ton maigre filet d'eau. Il y a des sanglots, dans ton babil d'innocente.

IV

Je ne connais qu'une chasse, une chasse dont les Parisiens ignorent les charmes tranquilles. Ici, dans les champs, il y a des lièvres et des perdrix; on ne tire pas sa poudre aux moineaux, on dédaigne les alouettes, réservant son coup de feu aux seules grosses pièces. En Provence, lièvres et perdrix sont rares; les chasseurs s'attardent aux fauvettes, à tous les petits oiseaux des buissons. Quand ils ont tué leur douzaine de becfigues, ils rentrent très-fiers au logis.

J'ai souvent couru les terres labourées, pendant des journées entières, pour rapporter trois ou quatre culs-blancs. J'enfonçais jusqu'aux chevilles dans le sol mouvant comme un sable fin. Le soir, quand je ne pouvais plus me tenir sur les jambes, je rentrais, ravi.

Si, par miracle, un lièvre passait entre mes jambes, je le regardais courir avec un saint étonnement, tant j'étais peu habitué à rencontrer de si grosses bêtes. Je me souviens qu'un matin un vol de perdrix se leva devant moi; je restai si abasourdi par ce grand bruit d'ailes, que je lâchai au hasard un coup de feu qui alla cribler un poteau télégraphique.

D'ailleurs, je confesse avoir toujours été un tireur détestable. Si j'ai tué pas mal de pierrots dans ma vie, je n'ai jamais pu abattre une hirondelle.

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C'est sans doute pour cela que je préférais la chasse au poste.

Imaginez une sorte de petite construction ronde, enfoncée dans la terre, s'élevant à peine d'un mètre au-dessus du sol. Cette cabane, faite de pierres sèches, est recouverte de tuiles qu'on dissimule le plus possible sous des bouts de lierre. On dirait un débris de tourelle rasée près des fondations et perdue dans l'herbe.

A l'intérieur, l'étroite pièce prend jour par des meurtrières, que ferment des vitres mobiles. Le plus souvent, le réduit a une cheminée et des armoires; j'ai même connu un poste qui avait un divan. Autour du poste sont plantés des arbres morts, des cimeaux, comme on les nomme, au pied desquels on accroche les appeaux, les oiseaux prisonniers chargés d'appeler les oiseaux libres.

La tactique est simple. Le chasseur, tranquillement enfermé, attend en fumant sa pipe. Il surveille les cimeaux par les meurtrières. Puis, quand un oiseau se pose sur quelque branche sèche, il prend son fusil méthodiquement, en appuie le canon sur le bord d'une meurtrière et foudroie la malheureuse bête presque à bout portant.

Les Provençaux ne chassent pas autrement aux oiseaux de passage, aux ortolans en août, aux grives en novembre.

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Je partais à trois heures du matin, par de glaciales matinées de novembre. J'avais une lieue à faire dans la nuit, chargé comme un mulet; car il faut porter les appeaux, et je vous assure qu'une trentaine de cages ne se transportent pas facilement, dans un pays de collines, par des sentiers à peine frayés. On pose les cages sur de longs cadres de bois, où des ficelles les tiennent et les serrent les unes contre les autres.

Quand j'arrivais, il faisait noir encore, le plateau s'étendait, profond, farouche, pareil à une mer d'ombre, avec ses broussailles grises, à l'infini. J'entendais tout autour de moi, dans les ténèbres, ce remous des pins, cette grande voix confuse qui ressemble aux lamentations des vagues. J'avais alors quinze ans, et je n'étais pas toujours très-rassuré. C'était déjà une émotion, un plaisir âcre.

Mais il fallait se dépêcher. Les grives sont matinales. J'accrochais mes cages, je m'enfermais dans le poste. Il était trop tôt encore, je ne distinguais pas les branches des cimeaux. Et pourtant j'entendais sur ma tête le sifflement rude des grives. Ces gueuses-là voyagent la nuit. J'allumais du feu en grondant, je me hâtais d'obtenir un grand brasier, qui luisait rose sur la cendre. Dès que la chasse a commencé, il ne faut plus que le moindre filet de fumée sorte du poste. Cela pourrait effaroucher le gibier. J'attendais le jour, en faisant griller des côtelettes sur la braise.

Et j'allais de meurtrière en meurtrière, épiant la première lueur pâle. Rien encore; les cimeaux dressaient leurs bras désolés, vaguement. J'avais déjà de mauvais yeux, je craignais de lâcher un coup de fusil sur un bout de branche noirci, comme cela m'arrivait quelquefois. Je ne me fiais pas seulement à ma vue, j'écoutais. Dans le silence, frissonnaient mille bruits, ces chuchotements, ces soupirs profonds de la terre à son réveil. La clameur des pins grandissait, et il me semblait par moments qu'un vol innombrable de grives allait s'abattre sur le poste, en sifflant furieusement.

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Mais les nuées devenaient laiteuses. Sur le ciel clair, les cimeaux se détachaient en noir, avec une singulière netteté. Alors, toutes mes facultés se tendaient, je restais plié d'anxiété.

Quel coup dans l'estomac, lorsque, brusquement, j'apercevais la longue silhouette d'une grive sur un cimeau! La grive s'allonge, fait la belle au premier rayon, reste droite, les yeux au soleil, dans le bain matinal de lumière. Je prenais mon fusil avec des précautions infinies, pour ne point heurter le canon ou la crosse. Je tirais, l'oiseau tombait. Je n'allais pas le ramasser, cela aurait pu éloigner d'autres victimes.

Et je reprenais mon attente, secoué par cette émotion du joueur qui a eu un coup heureux, et qui ne sait ce que lui garde la chance. Tout le plaisir d'une pareille chasse consiste dans l'imprévu, dans la bonne volonté que le gibier met à venir se faire tuer. Une autre grive se posera-t-elle sur un des cimeaux? Question troublante. Je n'étais pas difficile, d'ailleurs: quand les grives ne venaient pas, je tuais des pinsons.

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Je revois aujourd'hui le petit poste, au bord du grand plateau désert. Il vient des collines une senteur fraîche de thym et de lavande. Les appeaux sifflent doucement dans le grand remous des pins. Le soleil montre à l'horizon une mèche de ses cheveux flambants, et il y a là, sur un cimeau, dans la clarté blanche, une grive immobile.

Allez courir les lièvres, et ne riez pas, car vous feriez envoler ma grive.

V

J'ai deux chattes. L'une, Françoise, est blanche comme une matinée de mai. L'autre, Catherine, est noire comme une nuit d'orage.

Françoise a la tête ronde et rieuse d'une fille d'Europe. Ses grands yeux, d'un vert pâle, tiennent tout son visage. Son nez et ses lèvres roses sont enduits de carmin. On la dirait peinte comme une vierge folle de son corps. Elle est grasse, potelée, Parisienne jusqu'au bout des griffes. Elle s'affiche en marchant, prenant des airs engageants, retroussant la queue avec le frémissement brusque d'une petite dame qui relève la traîne de sa robe.

Catherine a la tête pointue et fine d'une déesse égyptienne. Ses yeux, jaunes comme des lunes d'or, ont la fixité, la dureté impénétrable des prunelles d'une idole barbare. Aux coins de ses lèvres minces, rit l'éternelle ironie silencieuse des sphinx. Quand elle s'accroupit sur ses pattes de derrière, la tête haute et immobile, elle est une divinité de marbre noir, la grande Pacht hiératique des temples de Thèbes.

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Elles passent toutes deux leurs journées sur le sable jaune du jardin.

Françoise se vautre, le ventre en l'air, toute à sa toilette, se léchant les pattes avec le soin délicat d'une coquette qui se blanchirait les mains dans de l'huile d'amande douce. Elle n'a pas trois idées dans la tête. Cela se devine, à son air fou de grande mondaine.

Catherine songe. Elle songe, regardant sans voir, pénétrant du regard dans le monde inconnu des dieux. Pendant des heures, elle demeure droite, implacable, souriant de son étrange sourire de bête sacrée.

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Quand je caresse Françoise de la main, elle arrondit le dos, en poussant un miaulement léger de béatitude. Elle est si heureuse qu'on s'occupe d'elle! Elle lève la tête, d'un mouvement câlin, me rendant ma caresse en frottant son nez contre ma joue. Ses poils frémissent, sa queue a de lentes ondulations. Et elle finit par se pâmer, les yeux clos, ronronnant d'une façon douce.

Quand je veux caresser Catherine, elle évite ma main. Elle préfère vivre solitaire, au fond de son rêve religieux. Elle a une pudeur de déesse qu'irrite et blesse tout contact humain. Si je parviens à la prendre sur mes genoux, elle s'aplatit, la tête allongée, les yeux fixes, prête à s'échapper d'un bond. Ses membres nerveux, son corps maigre reste inerte sous mes doigts qui la flattent. Elle ne daigne point descendre à la joie d'amour d'une mortelle.

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Et c'est ainsi que Françoise est une fille de Paris, lorette ou marquise, créature légère et charmante qui se vendrait pour un compliment sur sa robe blanche; c'est ainsi que Catherine est une fille de quelque cité en ruines, je ne sais où, là-bas, du côté du soleil. Elles sont de deux civilisations, poupée moderne, idole d'une nation morte.

Ah! si je pouvais lire dans leurs yeux! Je les prends dans mes bras, je les regarde fixement, pour qu'elles me content leur secret. Elles ne baissent pas les paupières, et ce sont elles qui m'étudient. Je ne lis rien dans la transparence vitreuse de ces yeux qui s'ouvrent comme des trous sans fond, comme des puits de clarté pâle où nagent des étincelles ardentes.

Et Françoise ronronne plus tendrement, tandis que les regards jaunes de Catherine me pénètrent comme des tiges de laiton.

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Dernièrement, Françoise est devenue mère. Cette écervelée a un excellent coeur. Elle soigne avec des tendresses exquises le petit qu'on lui a laissé. Elle le prend délicatement par la peau du cou, pour le promener dans toutes les armoires de la maison.

Catherine la regarde faire, perdue dans de profondes réflexions. Le petit l'intéresse. Elle a, en face de lui, des attitudes de philosophe ancien songeant à la vie et à la mort des créatures, bâtissant dans le rêve tout un système de philosophie.

Hier, pendant que la mère était sortie, elle est venue s'accroupir à côté de l'enfant. Elle l'a senti, l'a retourné avec la patte. Puis, brusquement, elle l'a emporté dans un coin obscur. Là, se croyant bien cachée, elle s'est posée devant le petit, avec les yeux luisants, l'échine frémissante d'une prêtresse s'apprêtant pour un sacrifice. Elle allait, je crois, broyer d'un coup de dents la tête de la victime, lorsque je me suis hâté d'intervenir et de la chasser. Elle m'a jeté, en s'enfuyant, des regards diaboliques, souple, silencieuse, sans un jurement.

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Eh bien! j'aime toujours Catherine; je l'aime parce qu'elle est perfide et cruelle, comme une bête de l'enfer. Que m'importent les grâces légères de Françoise, ses moues délicieuses, ses allures de vierge folle! Toutes nos filles d'Ève ont sa blancheur ronronnante. Mais je n'ai pu encore trouver une soeur à Catherine, une créature perverse et froide, une idole noire qui vive dans le songe éternel du mal.

IV

Les rosiers, dans les cimetières, épanouissent des fleurs larges, d'une blancheur de lait, d'un rouge sombre. Les racines vont, au fond des bières, prendre la pâleur des poitrines virginales, l'éclat sanglant des coeurs meurtris. Cette rose blanche, c'est la floraison d'une enfant morte à seize ans; cette rose rouge, c'est la dernière goutte de sang d'un homme tombé dans la lutte.

O fleurs éclatantes, fleurs vivantes, où il y a un peu de nos morts!

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A la campagne, les pruniers et les abricotiers poussent gaillardement derrière l'église, le long des murs croulants du petit cimetière. Le grand soleil dore les fruits, le grand air leur donne une saveur exquise. Et la gouvernante du curé fait des confitures qui sont renommées à plus de dix lieues à la ronde. J'en ai mangé. On dirait, selon l'heureuse expression des paysans, qu'on avale «la culotte de velours du bon Dieu.»

Je connais un de ces cimetières étroits de village où il y a des groseilliers superbes, hauts comme des arbres. Les groseilles, rouges sous les feuilles vertes, ressemblent à des grappes de cerises. Et j'ai vu le bedeau venir, le matin, avec une miche de pain sous le bras, et déjeuner tranquillement, assis sur le coin d'une vieille pierre tombale. Une bande de moineaux l'entouraient. Il cueillait les groseilles, il jetait des mies de pain aux moineaux; tout ce petit monde-là mangeait avec un grand appétit sur la tête des morts.

C'est une fête pour le cimetière. L'herbe pousse, drue et forte. Dans un coin, des touffes de coquelicots mettent une nappe rouge. L'air vient largement de la plaine, soufflant toutes les bonnes odeurs des foins coupés. A midi, les abeilles bourdonnent dans le soleil; les petits lézards gris se pâment, la gueule ouverte, buvant la chaleur, au bord de leur trou. Les morts ont chaud; et ce n'est plus un cimetière, c'est un coin de la vie universelle, où l'âme des morts passe dans le tronc des arbres, où il n'y a plus qu'un vaste baiser de ce qui était hier et de ce qui sera demain. Les fleurs, ce sont les sourires des filles; les fruits, ce sont les besognes des hommes.

Là, il n'y a pas crime à cueillir les bleuets et les coquelicots. Les enfants viennent faire des bouquets. Le curé ne se fâche que quand ils montent dans les pruniers. Les pruniers sont au curé, mais les fleurs sont à tout le monde. Parfois, on est obligé de faucher le cimetière; l'herbe est si haute, que les croix de bois noir sont noyées; alors, c'est la jument du curé qui mange le foin. Le village n'y entend pas malice, et pas un des paroissiens ne songe à accuser la jument de mordre à l'âme des morts.

Mathurine avait planté un rosier sur la tombe de son promis, et tous les dimanches, en mai, Mathurine allait cueillir une rose qu'elle mettait à son fichu. Elle passait le dimanche dans le parfum de son amour disparu. Quand elle baissait les yeux sur son fichu, il lui semblait que son promis lui souriait.

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J'aime les cimetières, quand le ciel est bleu. J'y vais tête nue, oubliant mes haines, comme dans une ville sainte où l'on est tout amour et tout pardon.

Un de ces derniers matins, je suis allé au Père-Lachaise. Le cimetière, sur la limpidité bleue de l'horizon, étageait ses rangs de tombes blanches. Des masses d'arbres montaient sur la hauteur, laissant voir, sous la dentelle encore tendre de leurs feuilles, les coins éclatants des grands tombeaux. Le printemps est doux pour les champs déserts où reposent nos morts bien-aimés; il sème de gazon les molles allées que suivent à pas lents les jeunes veuves; il blanchit les marbres d'une gaieté enfantine et claire. De loin, le cimetière ressemblait à un énorme bouquet de verdure, piqué ça et là d'une touffe d'aubépine. Les tombeaux sont comme les fleurs virginales des herbes et des feuillages.

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J'ai suivi lentement les allées. Quel silence frissonnant, quelles senteurs pénétrantes, quels souffles tièdes, venus on ne sait d'où, comme des haleines caressantes de femmes qu'on ne voit pas! On sent que tout un peuple dort dans cette terre émue et douloureuse sous le pied du promeneur. Il s'échappe de chaque arbuste des massifs, de chaque fente des dalles, une respiration régulière et douce comme celle d'un enfant, qui se traîne au ras du sol, avec toute la paix du dernier sommeil.

Des hivers nouveaux ont passé sur le marbre de Musset. Je l'ai retrouvé plus pâle, plus attendri. Les dernières pluies lui ont mis une robe neuve. Un rayon, tombant d'un arbre voisin, éclairait d'une clarté vivante le profil fin et nerveux du poète. Ce médaillon, avec son éternel sourire, a une grâce qui attriste.

D'où vient donc l'étrange puissance de Musset sur ma génération? Il est peu de jeunes hommes qui, après l'avoir lu, n'ait gardé au coeur une douceur éternelle. Et pourtant Musset ne nous a appris ni à vivre ni à mourir; il est tombé à chaque pas; il n'a pu, dans son agonie, que se relever sur les genoux, pour pleurer comme un enfant. N'importe, nous l'aimons; nous l'aimons d'amour, ainsi qu'une maîtresse qui nous féconderait le coeur en le meurtrissant.

C'est qu'il a jeté le cri de désespérance du siècle; c'est qu'il a été le plus jeune et le plus saignant de nous.

Le saule que des mains pieuses ont planté devant son tombeau, est toujours languissant. Jamais ce saule, à l'ombre duquel il a voulu dormir, n'a poussé, vigoureux et libre, dans la force de sa sève. Son feuillage jeune pend tristement, ses tiges retombent comme des larmes lourdes et lasses. Peut-être ses racines vont-elles boire, dans le coeur du mort, toutes les amertumes d'une vie gaspillée.

Longtemps, je suis resté rêveur. Là-bas, Paris grondait. Ici, un cri d'oiseau, le susurrement d'un insecte, le craquement subit d'une branche. Puis, des silences profonds, dans lesquels l'haleine des tombes s'entendait plus forte. Seul, un habitant du quartier, quelque petit rentier, suivait doucement l'allée, les pieds dans des pantoufles, les mains derrière le dos, en bon bourgeois qui hume les premières tiédeurs de l'air.

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Mes souvenirs s'éveillaient. Ils me parlaient de ma jeunesse, de cette époque heureuse où je courais les sentiers de ma chère Provence. Musset était alors mon compagnon. Je l'emportais dans mon carnier; et, derrière le premier buisson j'oubliais mon fusil sur l'herbe, je lisais le poète, dans cette ombre chaude du Midi, parfumée de sauge et de lavande.

Je lui dois mes premiers chagrins et mes premières joies. Aujourd'hui encore, dans la passion d'analyse exacte qui m'a pris, lorsqu'il me monte au visage de soudaines bouffées de jeunesse, je songe à ce désespéré, je le remercie de m'avoir enseigné à pleurer.

VII

Mai, le mois des fleurs, le mois des nids! Le soleil sourit discrètement, ce matin, et je veux croire au soleil. Je m'en vais par les rues, dans la blanche matinée, attentif aux seules gaietés des moineaux.

S'il pleut ce soir, que le ciel me pardonne mon chant de joie qui salue le printemps.

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Au parc Monceau, ce matin, une jeune femme, une jeune épouse qui allait être mère, était assise devant une pelouse. Elle portait une robe de soie grise. Ses petites mains gantées, les dentelles de sa jupe et de son corsage, la pâleur tendre de son visage, témoignaient de l'élégante et riche oisiveté de sa vie. C'était une heureuse de ce monde.

La jeune dame regardait deux moineaux qui sautaient gaillardement dans l'herbe, à ses pieds. A tour de rôle, ils venaient voler un brin de foin et se sauvaient sur un arbre voisin. Ils bâtissaient leur nid. La femelle prenait délicatement chaque fétu, le tressait aux autres matériaux déjà apportés, l'aplatissait sous le poids tiède et frissonnant de sa gorge. C'était un va-et-vient furtif, une besogne d'amour où la tendresse suppléait à la force.

L'inconnue vêtue de soie grise, contemplait les deux amants qui préparaient en toute hâte le berceau. Elle apprenait la science des pauvres gens qui n'ont que quelques brins de foin et la chaleur de leurs caresses pour protéger leurs petits contre les nuits fraîches.

Elle eut un sourire d'une douceur triste, et je crus lire la rêverie qui passait dans ses yeux songeurs.

—«Hélas! je suis riche, je dois ignorer la joie de ces oiseaux. Un ébéniste fait en ce moment la bercelonnette de bois de rose, dans laquelle une nourrice normande ou picarde bercera mon enfant. Un métier fabrique quelque part les tissus de laine et de fil qui réchaufferont ses membres délicats. Une ouvrière coud la layette. Une sage-femme donnera les premiers soins au nouveau-né. Je ne serai qu'à moitié la mère du cher petit; je le mettrai nu au monde, il ne tiendra pas tout de moi. Et ces moineaux construisent le berceau, tissent et cousent les étoffes; ils n'ont rien, ils créent tout, par un miracle d'amour; ils changent en bercelonnette tiède le premier trou de muraille venu. Ce sont des artisans de tendresse que les jeunes mères envient.»

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Aux champs, les nids poussent naturellement, dans les haies et sur les arbres, comme des fleurs vivantes. Ils s'ouvrent, ils s'épanouissent au premier rayon du soleil. Ils laissent échapper des gazouillements, à l'heure où l'aubépine exhale des parfums.

Les pinsons, les chardonnerets, les bouvreuils, choisissent les arbustes pour alcôves; les corbeaux et les pies montent jusqu'aux plus hautes branches des peupliers; les alouettes, les fauvettes, restent à terre, dans les blés et dans les broussailles. Il faut à ces amants, jaloux de leurs tendresses, le grand silence de la campagne. Je sais bien qu'il existe des misérables qui violent les nids pour plumer les petits et pour manger les oeufs en omelette. Aussi les oiseaux, à chaque saison, se cachent-ils davantage; ils vont au désert.

Seuls, les moineaux et les hirondelles osent confier leurs amours aux murs et aux arbres de Paris. Ils vivent, ils aiment parmi nous. Nous avons bien des serins en cage qui pondent et couvent. Mais quels tristes amoureux! On dirait que nos serins sont mariés devant monsieur le maire. Leur union forcée, gardée sous grille, est bête comme un mariage. Ils ont des petits moroses et pâlots, qui ne donnent jamais les libres coups d'ailes des enfants de l'amour.

Il faut voir les moineaux libres dans les trous des vieux murs, les hirondelles libres au faîte des cheminées. Ceux-là s'aiment, conçoivent en plein ciel; il n'y a parmi eux que des mariages d'inclination.

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Les hirondelles font de Paris leur villa d'été. Dès leur arrivée, les voyageuses visitent les berceaux vides qu'elles ont dû abandonner aux premiers froids. Elles réparent la frêle maison, la consolident, la meublent de duvet. Et les poëtes, les amoureux qui passent, l'oreille et le coeur ouverts, entendent, pendant tout l'été, leurs petits cris de tendresse dominant le roulement des fiacres.

Mais le véritable enfant de Paris, le gamin de l'air, est le moineau franc, le pierrot, qui porte la blouse grise du faubourien. Il est populacier, gouailleur, effronté. Son cri semble une moquerie, son battement d'aile un geste railleur; ses airs de tête ont je ne sais quelle insouciance goguenarde et aggressive.

Il préfère, certes, les allées grises de poussière, les boulevards brûlants, aux frais ombrages de Meudon et de Montmorency. Il se plaît dans le tapage des roues, boit au ruisseau, mange du pain, se promène tranquillement sur les trottoirs. Il a quitté les champs où il s'ennuyait en compagnie de bêtes sottes et arriérées, pour venir vivre parmi nous, logeant sous nos tuiles, la nuit s'éclairant au gaz, et le jour faisant ses petites affaires dans nos rues, en promeneur ou en homme pressé.

Le pierrot est un Parisien qui ne paye pas ses contributions. Il est le titi de la nation ailée, et il a un faible pour le pain d'épices et pour la civilisation moderne.

C'est surtout dans les jardins publics qu'il faut étudier, en mai, les allures lestes et tendres des pierrots. Il y a des gens qui vont au Jardin des Plantes pour se poser devant les grilles et regarder les bêtes enfermées. Si vous visitez un jour la Ménagerie, regardez donc les bêtes libres, les pierrots qui volent en plein soleil.

Les pierrots entourent les grilles d'une chanson triomphante. Il célèbrent haut le grand air. Ils entrent impunément dans les cages, les emplissent de leur liberté, sont l'éternel désespoir des malheureux prisonniers. Ils volent des mies de pain aux singes et aux ours; les singes leur montrent le poing, les ours protestent par un balancement de tête plein d'une dédaigneuse impatience. Eux, ils se sauvent, ils sont la créature libre et gaie, dans cette arche où l'homme essaye d'enfermer la création.

En mai, les pierrots du Jardin des Plantes bâtissent leur nid sous les tuiles des maisons voisines. Ils deviennent plus caressants, ils essayent de voler un brin de laine ou de crin à la fourrure des animaux. Un jour, j'ai vu un grand lion allongeant sa tête puissante sur ses pattes étendues, regardant un pierrot qui sautait gaillardement entre les barreaux de sa cage. Une rêverie douce et poignante fermait à demi les yeux de la bête fauve. Le grand lion songeait aux horizons libres. Il laissa le pierrot lui voler un poil roux de sa patte.

VIII

Je suis allé aux Halles, une de ces dernières nuits. Paris est morne à ces heures matinales. On ne lui a point encore fait un bout de toilette. Il ressemble à quelque vaste salle à manger toute tiède, toute grasse du repas de la veille; des os traînent, des ordures encombrent la nappe sale des pavés. Les maîtres se sont couchés sans faire desservir; et, le matin seulement, la servante donne un coup de balai, met du linge propre pour le déjeuner.

Aux Halles, le vacarme est grand. C'est l'office colossal où s'engoufre la nourriture de Paris endormi. Quand il ouvrira les yeux, il aura déjà le ventre plein. Dans les clartés frissonnantes du matin, au milieu du grouillement de la foule, s'entassent des quartiers rouges de viande, des paniers de poissons qui luisent avec des éclairs d'argent, des montagnes de légumes piquant l'ombre de taches blanches et vertes. C'est un éboulement de mangeailles, des charrettes vidées sur le pavé, des caisses éventrées, des sacs ouverts, laissant couler leur contenu, un flot montant de salades, d'oeufs, de fruits, de volailles, qui menacent de gagner les rues voisines et d'inonder Paris entier.

J'allais curieusement au milieu de ce tohu-bohu, lorsque j'ai aperçu des femmes qui fouillaient à pleines mains dans de larges tas noirâtres, étalés sur le carreau. Les lueurs des lanternes dansaient, je distinguais mal, et j'ai cru d'abord que c'était là des débris de viande qu'on vendait au rabais.

Je me suis approché. Les tas de débris de viande étaient des tas de roses.

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Tout le printemps des rues de Paris traîne sur ce carreau boueux, parmi les mangeailles des Halles. Les jours de grande fête, la vente commence à deux heures du matin.

Les jardiniers de la banlieue apportent leurs fleurs par grosses bottes. Les bottes, suivant la saison, ont un prix courant, comme les poireaux et les navets. Cette vente est une oeuvre de nuit. Les revendeuses, les petites marchandes, qui enfoncent leurs bras jusqu'aux coudes dans des charretées de roses, ont l'air de faire un mauvais coup, de tremper leurs mains au fond de quelque besogne sanglante.

C'est affaire de toilette. Les boeufs éventrés qui saignent seront lavés, tatoués de guirlandes, ornés de fleurs artificielles; les roses qu'on foule aux pieds, montées sur des brins d'osier, auront un parfum discret dans leur collerette de feuilles vertes.

Je m'étais arrêté devant ces pauvres fleurs expirantes. Elles étaient humides encore, serrées brutalement par des liens qui coupaient leurs tiges délicates. Elles gardaient l'odeur forte des choux en compagnie desquels elles étaient venues. Et il y avait des bottes roulées dans le ruisseau qui agonisaient.

J'ai ramassé une de ces bottes. Elle était toute boueuse d'un côté. On la lavera dans un seau d'eau, elle retrouvera son parfum doux et tendre. Un peu de boue, restée tout au fond des pétales, témoignera seul de sa visite au ruisseau. Les lèvres qui la baiseront le soir seront peut-être moins pures qu'elle.

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Alors, au milieu de l'abominable tapage des Halles, je me suis souvenu de cette promenade que je fis avec toi, Ninon, il y a quelque dix ans. Le printemps naissait, les jeunes feuillages luisaient au blanc soleil d'avril. Le petit sentier qui suivait la côte était bordé de larges champs de violettes. Quand on passait, on sentait monter autour de soi une odeur douce qui vous pénétrait et alanguissait votre âme.

Tu t'appuyais sur mon bras toute pâmée, comme endormie d'amour par l'odeur douce. La campagne était claire, et il y avait de petites mouches qui volaient dans le soleil. Un grand silence tombait du ciel. Notre baiser fut si discret, qu'il n'effaroucha pas les pinsons des cerisiers en fleurs.

Au détour d'un chemin, dans un champ, nous vîmes des vieilles femmes courbées, qui cueillaient des violettes qu'elles jetaient dans de grands paniers. J'appelai une de ces femmes.

—Vous voulez des violettes? me demanda-t-elle. Combien?… une livre?

Elle vendait ses fleurs à la livre! Nous nous sauvâmes, désolés tous deux, croyant voir le Printemps ouvrir, dans l'amoureuse campagne, une boutique d'épicerie. Je me glissai le long des haies, je volai quelques violettes maigres, qui eurent pour toi un parfum de plus. Mais voilà que dans le bois, en haut, sur le plateau, il poussait des violettes, des violettes toutes petites qui avaient une peur terrible, et qui savaient se cacher sous les feuilles avec une foule de ruses.

Vite, tu jetas les violettes volées, ces bêtes de violettes qui poussaient dans de la terre labourée, et qu'on vendait à la livre. Tu voulais des fleurs libres, des filles de la rosée et du soleil levant. Pendant deux grandes heures, je furetai dans l'herbe. Dès que j'avais trouvé une fleur, je courais te la vendre. Tu me l'achetais un baiser.

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Et je songeais à ces choses lointaines, dans les odeurs grasses, dans le vacarme assourdissant des Halles, devant les pauvres fleurs mortes sur le carreau. Je me rappelais mon amoureuse et ce bouquet de violettes séchées que j'ai chez moi, au fond d'un tiroir. J'ai compté, en rentrant, les brins flétris; il y en a vingt, et j'ai senti sur mes lèvres la brûlure douce de vingt baisers.

IX

J'ai visité un campement de Bohémiens, établi en face du poste-caserne de la porte Saint-Ouen. Ces sauvages doivent bien rire de cette grande bête de ville qui se dérange pour eux. Il m'a suffi de suivre la foule; tout le faubourg se portait autour de leurs tentes, et j'ai même eu la honte de voir des gens qui n'avaient pourtant pas l'air tout à fait d'imbéciles, arriver en voiture découverte, avec des valets de pied en livrée.

Quand ce pauvre Paris a une curiosité, il ne la marchande guère. Le cas de ces Bohémiens est celui-ci. Ils étaient venus pour rétamer les casseroles et poser des pièces aux chaudrons du faubourg. Seulement, dès le premier jour, à voir la bande de gamins qui les dévisageaient, ils ont compris à quel genre de ville civilisée ils avaient affaire. Aussi se sont-ils empressés de lâcher les chaudrons et les casseroles. Comprenant qu'on les traitait en ménagerie curieuse, ils ont consenti, avec une bonhomie railleuse, à se montrer pour deux sous. Une palissade entoure le campement; deux hommes se sont placés à deux ouvertures très-étroites, où ils recueillent les offrandes des messieurs et des dames qui veulent visiter le chenil. C'est une poussée, un écrasement. Et il a même fallu mettre là des sergents de ville. Les Bohémiens tournent parfois la tête pour ne pas s'égayer au nez des braves gens qui s'oublient jusqu'à leur jeter des pièces de monnaie blanche.

Je me les imagine, le soir, comptant la recette, quand le monde n'est plus là. Quelles gorges chaudes! Ils ont traversé la France, dans les rebuffades des paysans et les méfiances des gardes champêtres. Ils arrivent à Paris, avec la crainte qu'on ne les jette au fond de quelque basse fosse. Et ils s'éveillent au milieu de ce rêve doré de tout un peuple de messieurs et de dames en extase devant leurs guenilles. Eux, eux qu'on chasse de ville en ville! Il me semble les voir se dresser sur le talus des fortifications, drapés dans leurs loques, jetant un grand rire de mépris à Paris endormi.

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La palissade entoure sept ou huit tentes, ménageant entre elles une sorte de rue. Des chevaux étiques, petits et nerveux, broutent l'herbe roussie, derrière les tentes. Sous des lambeaux de vieilles bâches, on aperçoit les roues basses des voitures.

Au dedans, règne une puanteur insupportable de saleté et de misère. Le sol est déjà battu, émietté, purulent. Sur les pointes des palissades, la literie prend l'air, des paillots, des couvertures déteintes, des matelas carrés où deux familles doivent dormir à l'aise, tout le déballage de quelque hôpital de lépreux séchant au soleil. Dans les tentes, dressées à la mode arabe, très-hautes et s'ouvrant comme les rideaux d'un ciel de lit, des chiffons s'entassent, des selles, des harnais, un bric-à-brac sans nom, des objets qui n'ont plus ni couleur, ni forme, qui dorment là dans une couche de crasse superbe, chaude de ton et faite pour ravir un peintre.

Pourtant, j'ai cru découvrir la cuisine, au bout du campement, dans une tente plus étroite que les autres. Il y avait là quelques marmites de fer et des trépieds; j'ai même reconnu une assiette. D'ailleurs, pas la moindre apparence de pot-au-feu. Les marmites servent peut-être à préparer la bouillie du sabbat.

Les hommes sont grands, forts, la face ronde, les cheveux très-longs, bouclés, d'un noir lisse et huileux. Ils sont vêtus de toutes les défroques ramassées en chemin. Un d'eux se promenait, drapé dans un rideau de cretonne à grands ramages jaunes. Un autre avait une veste qui devait provenir de quelque habit noir dont on avait arraché la queue. Plusieurs ont des jupons de femme. Ils sourient dans leurs longues barbes, claires et soyeuses. Leurs coiffures de prédilection paraissent être des fonds de vieux chapeaux de feutre, dont ils ont fait des calottes en en coupant les ailes.

Les femmes sont également grandes et fortes. Les vieilles, séchées, hideuses avec leurs maigreurs nues et leurs cheveux dénoués, ressemblent à des sorcières cuites aux feux de l'enfer. Parmi les jeunes, il y en a de très-belles, sous leur couche de crasse, la peau cuivrée, avec de grands yeux noirs d'une douceur exquise. Celles-là font les coquettes; elles ont les cheveux nattés en deux grosses nattes tombantes, rattachées derrière les oreilles, étranglées de place en place par des bouts de chiffons rouges. Dans leur jupon de couleur, les épaules couvertes d'un châle noué à la ceinture, coiffées d'un mouchoir qui les serre au front, elles ont un grand air de reines barbares tombées dans la vermine.

Et les enfants, tout un troupeau d'enfants, grouillent. J'en ai vu un en chemise, avec un gilet d'homme immense qui lui battait les mollets; il tenait un beau cerf-volant bleu. Un autre, un tout petit, deux ans au plus, allait nu, absolument nu, très-grave, au milieu des rires bruyants des filles curieuses du quartier. Et il était si sale, le cher petit, si vert et si rouge, qu'on l'aurait pris pour un bronze florentin, une de ces charmantes figurines de la Renaissance.

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Toute la bande reste impassible devant la curiosité bruyante de la foule. Des hommes et des femmes dorment sous les tentes. Une mère allaite, le sein nu et noir comme une gourde brunie par l'usage, un poupon tout jaune, qui a l'air d'être en cuivre. D'autres femmes, accroupies, regardent sérieusement ces Parisiens étranges qui furètent dans la saleté. J'ai demandé à une d'elles ce qu'elle pensait de nous; elle a souri faiblement, sans répondre.

Une belle fille d'une vingtaine d'années se promène au milieu des badauds, tente les dames en chapeau et en robe de soie, auxquelles elle offre de dire la bonne aventure. Je l'ai vue opérer. Elle a pris la main d'une jeune femme, la gardant dans la sienne, d'une façon caline, si bien que la main a fini par s'abandonner à elle. Alors, elle a fait entendre qu'il fallait mettre une pièce de monnaie dans la main; une pièce de dix sous n'a pas suffi, elle en a voulu deux, et même elle parlait de cinq francs. Au bout de quelques secondes, après avoir promis une longue vie, des enfants, beaucoup de bonheur, elle a pris les deux pièces de dix sous, s'en est servie pour faire des signes de croix sur le bord du chapeau de la jeune femme, et au mot: Amen, les a fait disparaître dans sa poche, une poche immense, où j'ai entrevu des poignées de monnaie blanche.

Il est vrai qu'elle vend un talisman. Elle casse, entre les dents, un petit morceau d'une matière rougeâtre, qui ressemble à de l'écorce d'orange séchée; elle noue ce morceau dans le coin du mouchoir de la personne à laquelle elle vient de dire la bonne aventure; puis, elle lui recommande d'ajouter au talisman du pain, du sel et du sucre. Cela doit empêcher toutes les maladies et conjurer le mauvais esprit.

Et la diablesse fait son métier avec une gravité étonnante. Si on lui reprend une des pièces de monnaie qu'elle a fait mettre dans la main, elle jure que ses bons souhaits se tourneront en des maux effroyables. C'est naïf, mais le geste et l'accent sont excellents.

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Dans la petite ville provençale où j'ai grandi, les Bohémiens sont tolérés; mais ils ne soulèvent pas une telle émeute de curiosité. On les accuse de manger les chiens et les chats perdus, ce qui les fait regarder de travers par les bourgeois. Les gens comme il faut tournent la tête, quand ils ont à passer dans leur voisinage.

Ils arrivent avec leur maison roulante, s'installent dans le coin de quelque terrain abandonné des faubourgs. Certains coins, d'un bout de l'année à l'autre, sont habités par des tribus d'enfants déguenillés, d'hommes et de femmes vautrés au soleil. J'y ai vu des créatures belles à ravir. Nous autres galopins, qui n'avions pas les dégoûts des gens comme il faut, nous allions regarder au fond des voitures où ces gens dorment l'hiver. Et je me souviens qu'un jour, ayant sur le coeur quelque gros chagrin d'écolier, je fis le rêve de monter dans une de ces voitures qui partaient, de m'en aller avec ces grandes belles filles dont les yeux noirs me faisaient peur, de m'en aller bien loin, au bout du monde, roulant à jamais le long des routes.

X

Un jeune chimiste de mes amis me dit, un matin:

—Je connais un vieux savant qui s'est retiré dans une petite maison du boulevard d'Enfer, pour y étudier en paix la cristallisation des diamants. Il a déjà obtenu de jolis résultats. Veux-tu que je te mène chez lui?

J'ai accepté avec une secrète terreur. Un sorcier m'aurait moins effrayé, car j'ai une peur médiocre du diable; mais je crains l'argent, et j'avoue que l'homme qui trouvera un de ces jours la pierre philosophale me frappera d'une respectueuse épouvante.

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En chemin, mon ami me donna quelques détails sur la fabrication des pierres précieuses. Nos chimistes s'en occupent depuis longtemps. Mais les cristaux qu'ils ont déjà obtenus, sont si petits, et les frais de fabrication s'élèvent si haut, que les expériences ont dû rester à l'état de simples curiosités scientifiques. La question en est là. Il s'agit uniquement de trouver des agents plus puissants, des procédés plus économiques, pour pouvoir fabriquer à bas prix.

Cependant, nous étions arrivés. Mon ami, avant de sonner, me prévint que le vieux savant n'aimant pas les curieux, allait sans doute me recevoir fort mal. J'étais le premier profane qui pénétrait dans le sanctuaire.

Le chimiste nous ouvrit, et je dois confesser que je lui trouvai d'abord l'air stupide, un air de cordonnier hâve et abruti. Il accueillit mon ami affectueusement, m'acceptant avec un sourd grognement, comme un chien qui aurait appartenu à son jeune disciple. Nous traversâmes un jardin laissé inculte. Au fond, se trouvait la maison, une masure en ruines. Le locataire a abattu toutes les cloisons pour ne faire qu'une seule pièce, vaste et haute. Il y avait là un outillage complet de laboratoire, des appareils bizarres, dont je n'essayai même pas de m'expliquer l'usage. Pour tout luxe, pour tout ameublement, un banc et une table de bois noir.

C'est dans ce bouge que j'ai eu un des éblouissements les plus aveuglants de ma vie. Le long des murs, sur le carreau, étaient rangés des fonds de corbeilles lamentables, dont l'osier crevait, pleins à déborder de pierres précieuses. Chaque tas était fait d'une espèce de pierre. Les rubis, les améthystes, les émeraudes, les saphirs, les opales, les turquoises, jetés dans les coins comme des pelletées de cailloux au bord d'un chemin, luisaient avec des lueurs vivantes, éclairaient la pièce du pétillement de leurs flammes. C'étaient des brasiers, des charbons ardents, rouges, violets, verts, bleus, roses. Et l'on eût dit des millions d'yeux de fées qui riaient dans l'ombre, à fleur de terre. Jamais conte arabe n'a étalé un pareil trésor, jamais femme n'a rêvé un tel paradis.

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Je ne pas retenir un cri d'admiration:

—Quelle richesse! m'écriai-je. Il y a là des milliards.

Le vieux savant haussa les épaules. Il parut me regarder d'un air de pitié profonde.

—Chacun de ces tas reviennent à quelques francs, me dit-il de sa voix lente et sourde. Ils m'embarrassent. Je les sèmerai demain dans les allées de mon jardin, en guise de graviers.

Puis se tournant vers mon ami, il continua, en prenant les pierreries à poignées:

—Voyez donc ces rubis. Ce sont les plus beaux que j'aie encore obtenus… Je ne suis pas satisfait de ces émeraudes; elles sont trop pures; celles que la nature fait ont toutes quelque tache, et je ne veux pas faire mieux que la nature… Ce qui me désespère, c'est que je n'ai encore pu obtenir le diamant blanc. J'ai recommencé hier mes expériences… Dès que j'aurai réussi, l'oeuvre de ma vie sera couronné, je mourrai heureux.

L'homme avait grandi. Je ne lui trouvai plus l'air stupide; je commençai à frissonner devant ce vieillard blême qui pouvait jeter sur Paris une pluie miraculeuse.

—Mais vous devez avoir peur des voleurs? lui demandai-je. Je vois à votre porte et à vos fenêtres de solides barres de fer. C'est une précaution.

—Oui, j'ai peur parfois, murmura-t-il, peur que des imbéciles ne me tuent avant que j'aie trouvé le diamant blanc… Ces cailloux qui n'auront plus aucune valeur demain, pourraient aujourd'hui tenter mes héritiers. Ce sont mes héritiers qui m'épouvantent; ils savent qu'en me faisant disparaître, ils enseveliraient avec moi les secrets de ma fabrication, et qu'ils conserveraient ainsi tout son prix à ce prétendu trésor.

Il resta songeur et triste. Nous nous étions assis sur les tas de diamants, et je le regardai, la main gauche perdue dans le panier des rubis, la main droite faisant couler machinalement des poignées d'émeraudes. Les enfants font ainsi couler le sable entre leurs doigts.

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Au bout d'un silence:

—Vous devez mener une vie intolérable! m'écriai-je. Vous vivez ici dans la haine des hommes… N'avez-vous aucun plaisir?

Il me regarda, d'un air surpris.

—Je travaille, répondit-il simplement, je ne m'ennuie jamais… Quand je suis en gaieté, mes jours de folie, je mets quelques-uns de ces cailloux dans ma poche, et je vais m'installer au bout de mon jardin, derrière une meurtrière qui donne sur le boulevard… Là, de temps à autre, je lance un diamant au millieu de la chaussée….

Il riait encore au souvenir de cette excellente plaisanterie.

—Vous ne sauriez vous imaginer les grimaces des gens qui trouvent mes cailloux. Ils frissonnent, ils regardent derrière eux, puis ils se sauvent avec des pâleurs de mort. Ah! les pauvres gens, quelles bonnes comédies ils m'ont données! J'ai passé là de joyeuses heures.

Sa voix sèche me causait un malaise inexprimable. Évidemment, il se moquait de moi.

—Hein! jeune homme, reprit-il, j'ai là de quoi acheter bien des femmes; mais je suis un vieux diable… Vous comprenez que, si j'avais la moindre ambition, il y a longtemps que je serais roi quelque part… Bah! je ne tuerais pas une mouche, je suis bon, et c'est pour cela que je laisse vivre les hommes.

Il ne pouvait me dire plus poliment que, s'il lui en prenait la fantaisie, il m'enverrait à l'échafaud.

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Des pensées chaudes montaient en moi, sonnant à mes oreilles toutes les cloches du vertige. Les yeux de fées des pierreries me regardaient de leurs regards aigus, rouges, violets, verts, bleus, roses. J'avais serré les mains sans le savoir, je tenais à gauche une poignée de rubis, à droite une poignée d'émeraudes. Et, s'il faut tout dire, une envie irrésistible me poussait à les glisser dans mes poches.

Je lâchai ces cailloux maudits, je m'en allai avec des galops de gendarmes dans le crâne.

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