← Retour

Nouveaux contes bleus

16px
100%

En entrant dans sa chambre, Perlino remarqua le joueur de zampogne qui le regardait tristement, mais il ne fit point de question; il avait hâte d'être seul pour voir si le bonheur frapperait à sa porte et sous quelle figure il entrerait. Son inquiétude ne fut pas de longue durée. Il n'était pas encore au lit qu'il entendit une voix douce et plaintive: c'était Violette qui, dans les termes les plus tendres, lui rappelait comment elle l'avait fait et pétri de ses propres mains, comment c'était à ses prières qu'il devait la vie; et, pourtant, il s'était laissé séduire et enlever, tandis qu'elle avait couru après lui avec une peine que Dieu veuille épargner à tout le monde. Violette lui disait encore, avec un accent plus douloureux et plus pénétrant, comment depuis deux nuits elle veillait à sa porte; comment, pour obtenir cette faveur, elle avait donné des trésors dignes de rois sans tirer de lui un seul mot, comment cette dernière nuit était la fin de ses espérances et le terme de sa vie.

En écoutant ces paroles qui lui perçaient l'âme, il semblait à Perlino qu'on le tirait d'un rêve: c'était un nuage qu'on déchirait devant ses yeux. Il ouvrit doucement la porte et appela Violette; elle se jeta dans ses bras en sanglotant. Il voulait parler: elle lui ferma la bouche; on croit toujours celui qu'on aime, et il y a des instants où l'on est si heureux, qu'on n'a pas besoin de pleurer.

—Partons, dit Perlino; sortons de ce donjon maudit.

—Partir n'est pas aisé, seigneur Perlino, répondit l'écureuil: la dame des Écus-Sonnants ne lâche pas volontiers ce qu'elle tient; pour vous éveiller, nous avons usé tous nos dons; il faudrait un miracle pour vous sauver.

—Peut-être ai-je un moyen, dit Perlino, à qui l'esprit venait comme la sève aux arbres du printemps.

Il prit le cornet qui contenait la poudre magique et gagna l'écurie, suivi de Violette et des trois amis. Là, il sella le meilleur cheval, et, marchant tout doucement, il arriva jusqu'à la loge où dormait le geôlier, les clefs à la ceinture. Au bruit des pas, l'homme s'éveilla et voulut crier; il n'avait pas ouvert la bouche, que Perlino y jetait l'or potable, au risque de l'étouffer; mais, loin de se plaindre, le geôlier se mit à sourire et retomba sur sa chaise en fermant les yeux et en tendant les mains. Se saisir du trousseau, ouvrir la grille, la refermer à triple tour, et jeter dans l'abîme ces clefs de perdition pour enfermer à jamais la convoitise dans sa prison, ce fut pour Perlino l'affaire d'un instant. Le pauvre enfant avait compté sans le trou de la serrure: il n'en faut pas plus à la convoitise pour s'échapper de sa retraite et envahir le coeur humain.

Enfin, les voilà en route, tous deux sur le même cheval: Perlino en avant, Violette en croupe. Elle avait passé les bras autour du cou de son bien-aimé, et le serrait bien fort pour s'assurer que le coeur lui battait toujours. Perlino tournait sans cesse la tête pour revoir la figure de sa chère maîtresse, pour retrouver ce sourire qu'il craignait toujours d'oublier. Adieu la frayeur et la prudence! Si l'écureuil n'avait plus d'une fois tiré la bride pour empêcher le cheval de butter ou de se perdre, qui sait si les deux voyageurs ne seraient pas encore en chemin?

Je laisse à penser la joie que ressentit ce bon Cecco en retrouvant sa fille et son gendre. C'était le plus jeune de la maison; il riait tout le long du jour sans savoir pourquoi, il voulait danser avec tout le monde; il avait tellement perdu la tête qu'il doubla les appointements de ses commis et fit une pension à son caissier, qui ne le servait que depuis trente-six ans.

Rien n'aveugle comme le bonheur. La noce fut belle, mais cette fois on eut soin de trier les amis. De vingt lieues à la ronde, il vint des abeilles qui apportèrent un beau gâteau de miel; le bal finit par une tarentelle de souris et un saltarello d'écureuils dont on parla longtemps dans Paestum. Quand le soleil chassa les invités, Violette et Perlino dansaient encore; rien ne pouvait les arrêter. Cecco, qui était plus sage, leur fit un beau sermon pour leur prouver qu'ils n'étaient plus des enfants et qu'on ne se marie pas pour s'amuser; ils se jetèrent dans ses bras en riant. Un père a toujours le coeur faible: il les prit par la main et se mit à danser avec eux jusqu'au soir.

XII

LA MORALE

—Voilà l'histoire de Perlino, qui en vaut bien une autre, me dit en se levant ma grosse hôtesse, tout émue des aventures qu'elle venait de conter.

—Et la dame des Écus-Sonnants, m'écriai-je, qu'est-elle devenue?

—Qui le sait? répondit Palomba. Qu'elle ait pleuré ou qu'elle se soit arraché un côté de cheveux, qui s'en soucie? La fourberie finit toujours par se prendre à son propre piège; c'est bien fait. La farine du diable s'en va toute en son, tant pis pour qui sert le diable, tant mieux pour les honnêtes gens!

—Et la morale?

—Quelle morale! dit Palomba, en me regardant d'un air surpris. Si Votre Excellence veut de la morale, il est deux heures, il y a un Père capucin qui prêche à vêpres, et vous voyez d'ici la cathédrale.

—C'est la morale du conte que je vous demande.

—Seigneur, me dit-elle en appuyant sur les finales, la soupe est servie, le poulet frit, le macaroni cuit, N, I, ni, mon histoire est finie. On berce les enfants avec des chansons, et les hommes avec des contes: que voulez-vous de plus?

Je me mis à table, mais je n'étais pas satisfait. Tout en ébréchant mon couteau sur un blanc de poulet, je dis à mon hôtesse:

—Votre histoire est touchante, et voilà un macaroni qui a un fumet admirable; mais, quand je raconterai aux enfants de mon pays les aventures de Perlino, je ne leur servirai pas à dîner en même temps; ils réclameront une morale.

—Eh bien, Excellence, s'il y a chez vous de ces délicats qui n'osent pas rire, de crainte de montrer leurs dents, qu'ils viennent goûter à mon macaroni. Adressez-les à Amalfi, et qu'ils demandent la Lune. Nous leur servirons dans une assiette plus de morale que n'en fournirait tout Paris.

A propos, ajouta-t-elle, on vous attend pour partir; le vent se lève, les matelots craignent que Votre Seigneurie ne soit incommodée comme ce matin. On dirait que cette nouvelle vous attriste. Bon courage! le mal passé n'est que songe, et quoique le mal futur ait les bras longs, il ne nous tient pas encore. Vous n'y pensiez pas tout à l'heure.

—Merci, ma bonne Palomba, vous m'avez trouvé ce que je cherchais. Un moment d'oubli entre de longues peines, un peu de repos au milieu du vent et de la mer, du travail et de l'ennui, voilà ce que donnent les contes et les rêves. Bien fou qui leur en demande davantage! Ecco la moralità!

LA SAGESSE DES NATIONS ou LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN

I

LE CAPITAINE JEAN

Quand j'étais enfant (il y a bien longtemps de cela), j'habitais chez mon grand-père, dans une belle campagne au bord de la Seine. Je me souviens que nous avions pour voisin un personnage singulier qu'on appelait le capitaine Jean. C'était, disait-on, un ancien marin qui avait fait cinq ou six fois le tour du monde.

Je le vois encore. C'était un gros homme court et trapu; sa figure était jaune et ridée; il avait un nez crochu comme le bec d'un aigle, des moustaches blanches et de grandes boucles d'oreilles d'or. Il était toujours habillé de la même façon: l'été, tout en blanc, depuis les pieds jusqu'à la tête, avec un large chapeau de paille; l'hiver, tout en bleu, avec un chapeau ciré, des souliers à boucles et des bas chinés. Il habitait seul, sans autre compagnie qu'un gros chien noir, et ne parlait à personne. Aussi le regardait-on comme une espèce de Croquemitaine. Quand je n'étais pas sage, ma bonne ne manquait jamais de me menacer du terrible voisin, menace qui me rendait aussitôt obéissant.

Malgré tout, je me sentais attiré vers le capitaine.

[Illustration: Il était là, immobile et guettant ses goujons.]

Je n'osais le regarder en face, il me semblait qu'il sortait une flamme de ses petits yeux, cachés par d'épais sourcils, plus blancs que ses moustaches; mais je le suivais en arrière, et, sans savoir comment, je me trouvais toujours sur son chemin. C'est que le marin n'était pas un homme comme les autres. Tous les matins, il était dans une prairie de mon grand-père, assis au bord de l'eau, pêchant à la ligne avec un bonheur qui ne se démentait jamais. Tandis qu'il était là, immobile et guettant ses goujons, je poussais des soupirs d'envie, moi à qui on défendait d'approcher de la rivière. Et quelle joie quand le capitaine appelait son chien, lui mettait une allumette enflammée dans la gueule, et bourrait tranquillement sa pipe en regardant la mine effrayée de Fidèle. C'était là un spectacle qui m'amusait plus que mon rudiment.

A dix ans, on ne cache guère ce qu'on éprouve; le capitaine s'aperçut de mon admiration et devina l'ambition qui me rongeait le coeur. Un jour que, hissé sur la pointe du pied, je regardais par-dessus l'épaule du pêcheur, retenant mon haleine et suivant d'un long regard la ligne qu'il promenait sur l'eau:

—Approchez, jeune homme, me dit-il d'une voix qui retentit à mon oreille comme un coup de canon; vous êtes un amateur, à ce que je vois. Si vous êtes capable de vous tenir tranquille pendant cinq minutes, prenez cette ligne qui est là à côté de moi.

Voyons comment vous vous en tirerez.

Dire ce qui se passa dans mon âme serait chose difficile; j'ai eu quelque plaisir dans ma vie, mais jamais une émotion aussi forte. Je rougis, les larmes me vinrent aux yeux; et me voilà assis sur l'herbe, tenant la ligne qu'avait lancée le marin, plus immobile que Fidèle, et ne regardant pas son maître avec moins de reconnaissance. L'hameçon jeté, le liège trembla: «Attention! jeune homme, me dit tout bas le capitaine, il y a quelque chose. Rendez la main, ramenez à vous doucement, allongez, et maintenant tirez lentement à vous; fatiguez-moi ce drôle-là.»

J'obéis et bientôt j'amenai un beau barbillon, avec des moustaches aussi blanches et presque aussi longues que celles du capitaine. O jour glorieux, aucun succès ne t'a effacé de mon souvenir! Tu es resté ma plus grande et ma plus douce victoire!

Depuis cette heure fortunée, je devins l'ami du capitaine. Le lendemain, il me tutoyait, m'ordonnait d'en faire autant et m'appelait son matelot. Nous étions inséparables; on l'aurait plutôt vu sans son chien que sans moi. Ma mère s'aperçut de cette passion naissante. Comme le marin était un brave homme, elle tira bon parti de mon amitié. Quand ma lecture était manquée, quand il y avait dans ma dictée une orthographe de fantaisie, on m'interdisait la compagnie de mon bon ami. Le lendemain (ce qui était plus dur encore), il fallait lui expliquer la cause de mon absence. Dieu sait de quelle façon il jurait après moi! Grâce à cette terreur salutaire, je fis des progrès rapides. Si je ne fais pas trop de fautes quand j'écris, je le dois à l'excellent homme qui, en fait d'orthographe, en savait un peu moins long que moi.

Un jour que je n'avais pas obtenu sans peine la permission de le rejoindre, et que j'avais encore le coeur gros des reproches que j'avais reçus:

—Capitaine, lui dis-je, quand donc lis-tu? quand donc écris-tu?

—Vraiment, répondit-il, cela me serait difficile; je ne sais ni lire ni écrire.

—Tu es bien heureux! m'écriai-je. Tu n'as pas de maîtres, toi, tu t'amuses toujours, tu sais tout sans l'avoir appris.

—Sans l'avoir appris? reprit-il, ne le crois pas; ce que je sais me coûte cher, tu ne voudrais pas de mon savoir au prix qu'il m'a fallu le payer.

—Comment cela, capitaine? On ne t'a jamais grondé, tu as toujours fait ce que tu as voulu.

—C'est ce qui te trompe, mon enfant, me dit-il en adoucissant en grosse voix et en me regardant d'un air de honte; j'ai fait ce qu'ont voulu les autres, et j'ai eu une terrible maîtresse qui ne donne pas ses leçons pour rien: on la nomme l'expérience. Elle ne vaut pas ta mère, je t'en réponds.

—C'est l'expérience qui t'a rendu savant, capitaine?

—Savant, non; mais elle m'a enseigné le peu que je sais. Toi, mon enfant, quand tu lis un livre, tu profites de l'expérience des autres; moi, j'ai tout appris à la sueur de mon corps. Je ne lis pas, c'est vrai, malheureusement pour moi; mais j'ai une bibliothèque qui en vaut bien une autre. Elle est là, ajouta-t-il en se frappant le front.

Qu'est-ce qu'il y a dans ta bibliothèque?

Un peu de tout: des voyages, de l'industrie, de la médecine, des proverbes, des contes. Cela te fait rire? Mon petit homme, il y a souvent plus de morale dans un conte que dans toutes les histoires romaines. C'est la sagesse des nations qui les a inventés. Grands ou petits, jeunes ou vieux, chacun peut en faire son profit.

—Si tu m'en contais un ou deux, capitaine, tu me rendrais sage comme toi.

—Volontiers, reprit le marin; mais je te préviens que je ne suis pas un diseur de belles paroles; je te réciterai mes contes comme on me les a récités; je te dirai à quelle occasion et quel profil j'en ai tiré. Écoute donc l'histoire de mon premier voyage.

II

PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE JEAN

J'avais douze ans, et j'étais à Marseille, ma ville natale, quand on m'embarqua comme mousse à bord d'un brick de commerce qu'on nommait la Belle-Émilie. Nous allions au Sénégal porter de ces toiles bleues qu'on appelle des guinées, nous devions rapporter de la poudre d'or, des dents d'éléphant et des arachides. Pendant les quinze premiers jours, le voyage n'eut rien d'intéressant; je ne me souviens guère que des coups de garcette qu'on m'administrait sans compter, pour me former le caractère et me donner de l'esprit, disait-on. Vers la troisième semaine, le brick approcha des côtes d'Andalousie, et, un soir, on jeta l'ancre à quelque distance d'Alméria. La nuit venue, le second du navire prît son fusil, et s'amusait tirer des hirondelles, que je ne voyais pas, car le soleil était couché depuis longtemps.

Il y avait, par hasard, des chasseurs non moins obstinés qui se promenaient le long de la plage, et tiraient de temps en temps sur leur invisible gibier. Tout à coup on met la chaloupe à la mer, on m'y jette plus qu'on ne m'y descend; me voilà occupé à recevoir et à ranger des ballots qu'on nous passait du navire, puis on tend la voile, on se dirige vers la terre, sans faire de bruit. Je ne comprenais pas à quoi pouvait servir cette promenade par une nuit sans étoiles; mais un mousse ne raisonne guère; il obéit sans rien dire; sinon, gare les coups.

La chaloupe aborda sur une plage déserte, loin du port d'Alméria. Le second, qui nous commandait, se mit à siffler; on lui répondit, bientôt j'entendis des pas d'hommes et de chevaux. On débarqua des ballots, on les chargea sur des chevaux, des ânes, des mulets, qui se trouvaient la fort à propos; puis, le second, ayant dit aux matelots de l'attendre jusqu'au point du jour, partit et m'ordonna de le suivre. On me hisse sur une mule, entre deux paniers; nous voilà en route pour aller je ne sais où.

Au bout d'une heure, on aperçut une petite lumière, vers laquelle on se dirigea. Une voix cria: Qui vive! on répondit: Les anciens. Une porte s'ouvre; nous entrons dans une auberge habitée par des gens qui n'avaient pas la mine de très bons chrétiens. C'étaient, je l'appris bientôt, des bohémiens et des contrebandiers. Nous faisions un commerce défendu, qui nous exposait aux galères. On ne m'avait pas demandé mon avis.

Le capitaine entra, avec les bohémiens, dans une salle basse dont on ferma la porte; on me laissa seul avec une vieille femme qui préparait le souper: c'était la plus laide sorcière que j'aie vue de ma vie. Elle me prit par le bras, me regarda jusqu'au blanc des yeux: je tremblais malgré moi. Quand elle m'eut bien examiné, la vieille me parla. Je fus tout étonné d'entendre son ramage, qui ressemblait au patois de Marseille. Elle m'attacha un torchon gras autour du corps, me fit asseoir auprès d'elle, les jambes croisées sur une natte de jonc et, me jetant un poulet, m'ordonna de le plumer.

Un mousse doit tout savoir, sous peine d'être battu: je me mis à arracher les plumes de l'animal, en imitant de mon mieux la vieille, qui, de son côté, en faisait autant que moi. De temps en temps, pour m'encourager, elle me souriait de façon agréable, en me montrant chaque fois trois grandes dents jaunes tout ébréchées, seul trésor qui lui restât dans la bouche. Les poulets plumés, il fallut hacher des oignons, éplucher de l'ail, préparer le pain et la viande. Je fis de mon mieux, autant par peur de la vieille que par amitié.

—Eh bien, la mère, êtes-vous contente? lui dis-je quand tous nos préparatifs furent achevés.

—Oui, mon fils, me dit-elle, tu es un bon garçon, je veux te récompenser. Donne-moi ta main.

Elle me prit la main, la retourna, et se mit à en suivre toutes les lignes, comme si elle allait me dire la bonne aventure.

—Assez, la mère! lui dis-je en retirant ma main, je suis chrétien, je ne crois pas à tout cela.

—Tu as tort, mon fils, je t'en aurais dit bien long; car, si pauvre et si vieille que je sois, je suis d'un peuple qui sait tout. Nous autres gitanos, nous entendons des voix qui vous échappent; nous parlons avec les animaux de la terre, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer.

—Alors, lui dis-je en riant, vous savez l'histoire et les malheurs de ce poulet que j'ai plumé?

—Non, dit la vieille, je ne me suis pas souciée de l'écouter; mais, si tu veux, je te conterai l'histoire de son frère; tu y verras que tôt ou tard on est puni par où on a péché, et que jamais un ingrat n'échappe au châtiment.

Elle me dit ces derniers mots d'une voix si sombre, que je tressaillis; puis elle commença le conte que voici.

III

HISTOIRE DE COQUERICO[1]

[Note 1: Cette histoire, fort populaire en Espagne, est racontée avec beaucoup d'esprit dans un des plus jolis romans de Fernand Caballero, la Gaviotta ou la Mouette.]

Il y avait une fois une belle poule qui vivait en grande dame dans la basse-cour d'un riche fermier; elle était entourée d'une nombreuse famille qui gloussait autour d'elle, et nul ne criait plus fort et ne lui arrachait plus vite les graines du bec qu'un petit poulet difforme et estropié. C'était justement celui que la mère aimait le mieux; ainsi sont faites toutes les mères; leurs préférés sont les plus laids. Cet avorton n'avait d'entier qu'un oeil, une patte et une aile; on eût dit que Salomon eût exécuté sa sentence mémorable sur Coquerico (c'était le nom de ce chétif individu) et qu'il l'eût coupé en deux du fil de sa fameuse épée. Quand on est borgne, boiteux et manchot, c'est une belle occasion d'être modeste; notre gueux de Castille était plus fier que son père, le coq le mieux éperonné, le plus élégant, le plus brave et le plus galant qu'on ait jamais vu de Burgos à Madrid. Il se croyait un phénix de grâce et de beauté, il passait les plus belles heures du jour à se mirer au ruisseau. Si l'un de ses frères le heurtait par hasard, il lui cherchait pouille, l'appelait envieux ou jaloux, et risquait au combat le seul oeil qui lui restât; si les poules gloussaient à sa vue, il disait que c'était pour cacher leur dépit, parce qu'il ne daignait même pas les regarder.

Un jour, que sa vanité lui montait à la tête plus que de coutume, il dit à sa mère:

—Écoutez-moi, madame ma mère: l'Espagne m'ennuie, je vais à Rome; je veux voir le pape et les cardinaux.

—Y penses-tu, mon enfant? s'écria la pauvre poule. Qui t'a mis dans la cervelle une telle folie? Jamais, dans notre famille, on n'est sorti de son pays; aussi sommes-nous l'honneur de notre race; nous pouvons montrer notre généalogie. Où trouveras-tu une basse-cour comme celle-ci, des mûriers pour t'abriter, un poulailler blanchi à la chaux, un fumier magnifique, des vers et des grains partout, des frères qui t'aiment, et trois chiens qui te gardent du renard? Crois-tu qu'à Rome même tu ne regretteras pas l'abondance et la douceur d'une pareille vie?

Coquerico haussa son aile manchote en signe de dédain. «Ma mère, dit-il, vous êtes une bonne femme; tout est beau à qui n'a jamais quitté son fumier; mais j'ai déjà assez d'esprit pour voir que mes frères n'ont pas d'idées, et que mes cousins sont des rustres. Mon génie étouffe dans ce trou, je veux courir le monde et faire fortune.

—Mais, mon fils, reprit la pauvre mère poule, t'es-tu jamais regardé dans la mare? Ne sais-tu pas qu'il te manque un oeil, une patte et une aile? Pour faire fortune, il faut des yeux de renard, des pattes d'araignée et des ailes de vautour. Une fois hors d'ici tu es perdu.

—Ma mère, répondît Coquerico, quand une poule couve un canard, elle s'effraye toujours de le voir courir à l'eau. Vous ne me connaissez pas davantage. Ma nature à moi, c'est de réussir par mes talents et mon esprit; il me faut un public qui soit capable de sentir les agréments de ma personne; ma place n'est pas parmi les petites gens.

Quand la poule vit que tous les sermons étaient inutiles, elle dit à
Coquerico:

—Mon fils, écoute au moins les derniers conseils de ta mère. Si tu vas à Rome, évite de passer devant l'église de Saint-Pierre; le saint, à ce qu'on dit, n'aime pas beaucoup les coqs, surtout quand ils chantent. Fuis aussi certains personnages qu'on nomme cuisiniers et marmitons: tu les reconnaîtras à leur bonnet blanc, à leur tablier retroussé et à la gaine qu'ils portent au côté. Ce sont des assassins patentés qui nous traquent sans pitié, ils nous coupent le cou sans nous laisser le temps de dire miserere! Et maintenant, mon enfant, ajouta-t-elle en levant la patte, reçois ma bénédiction et que saint Jacques te protège; c'est le patron des pèlerins.

Coquerico ne fit pas semblant de voir qu'il y avait une larme dans l'oeil de sa mère, il ne s'inquiéta pas davantage de son père, qui cependant dressait sa crête au vent et semblait l'appeler. Sans se soucier de ceux qu'il laissait derrière lui, l'ingrat se glissa par la porte entrouverte; à peine dehors, il battit de l'aile et chanta trois fois pour célébrer sa liberté: Coquerico, coquerico, coquerico!

Comme il courait à travers champs, moitié volant, moitié sautant, il arriva au lit d'un ruisseau que le soleil avait mis à sec. Cependant, au milieu du sable on voyait encore un filet d'eau, mais si mince que deux feuilles tombées l'arrêtaient au passage.

Quand le ruisseau aperçut notre voyageur, il lui dit:

—Mon ami, tu vois ma faiblesse; je n'ai même pas la force d'emporter ces feuilles qui me barrent le chemin, encore moins de faire un détour, car je suis exténué. D'un coup de bec tu peux me rendre la vie. Je ne suis pas un ingrat; si tu m'obliges, tu peux compter sur ma reconnaissance au premier jour de pluie, quand l'eau du ciel m'aura rendu mes forces.

—Tu plaisantes! dit Coquerico. Ai-je la figure d'un balayeur de ruisseau? Adresse-toi à gens de ton espèce, ajouta-t-il; et de sa bonne patte il sauta par-dessus le filet d'eau.

—Tu te souviendras de moi quand tu y penseras le moins! murmura l'eau, mais d'une voix si faible que l'orgueilleux ne l'entendit pas.

Un peu plus loin, notre maître coq aperçut le vent tout abattu et tout essoufflé.

—Cher Coquerico, lui dit-il, viens à mon aide; ici-bas on a besoin les uns des autres. Tu vois où m'a réduit la chaleur du jour. Moi qui, en d'autres temps, déracine les oliviers et soulève les mers, me voilà tué par la canicule. Je me suis laissé endormir par le parfum de ces roses avec lesquelles je jouais, et me voici par terre presque évanoui. Si tu voulais me lever à deux pouces du sol avec ton bec, et m'éventer un peu avec ton aile, j'aurais la force de m'élever jusqu'à ces nuages blancs que j'aperçois là-haut, poussés par un de mes frères, et je recevrais de ma famille quelque secours qui me permettrait d'exister jusqu'à ce que j'hérite du premier ouragan.

—Monseigneur, répondit le maudit Coquerico, Votre Excellence s'est amusée plus d'une fois à me jouer de mauvais tours. Il n'y a pas huit jours encore que, se glissant en traître derrière moi, Votre Seigneurie s'est divertie à m'ouvrir la queue en éventail, et m'a couvert de confusion à la face des nations. Patience donc, mon digne ami, les railleurs ont leur tour; il leur est bon de faire pénitence et d'apprendre à respecter certains personnages qui, par leur naissance, leur beauté et leur esprit, devraient être à l'abri des plaisanteries d'un sot.

Sur quoi Coquerico, se pavanant, se mit à chanter trois fois de sa voix la plus rauque: Coquerico, coquerico, coquerico! et il passa fièrement son chemin.

Dans un champ nouvellement moissonné où les laboureurs avaient amassé de mauvaises herbes fraîchement arrachées, la fumée sortait d'un monceau d'ivraie et de glaieul. Coquerico s'approcha pour picorer et vit une petite flamme qui noircissait les tiges encore vertes, sans pouvoir les allumer.

—Mon bon ami, cria la flamme au nouveau venu, tu viens à propos pour me sauver la vie; faute d'aliment, je me meurs. Je ne sais où s'amuse mon cousin le vent, qui n'en fait jamais d'autres; apporte-moi quelques brins de paille sèche pour me ranimer. Ce n'est pas une ingrate que tu obligeras.

—Attends-moi, pensa Coquerico, je vais te servir comme tu le mérites, insolente qui oses t'adresser à moi! Et voilà le poulet qui saute sur le tas d'herbes humides et qui le presse si fort contre terre, qu'on n'entendit plus le craquement de la flamme et qu'il ne sortit plus de fumée. Sur quoi, maître Coquerico, suivant son habitude, se mit à chanter trois fois: Coquerico, coquerico, coquerico! puis, il battit de l'aile comme s'il avait achevé les exploits d'Amadis.

Toujours courant, toujours gloussant, Coquerico finit par arriver à Rome; c'est là que mènent tous les chemins. A peine dans la ville, il courut droit à la grande église de Saint-Pierre. L'admirer, il n'y songeait guère; il se plaça en face de la porte principale, et, quoique au milieu de la colonnade il ne parût pas plus gros qu'une mouche, il se hissa sur son ergot et se mit à chanter: Coquerico, coquerico, coquerico! rien que pour faire enrager le saint, et désobéir à sa mère.

Il n'avait pas fini qu'un suisse de la garde du saint-père, qui l'entendit crier, mit la main sur l'insolent et l'emporta chez lui pour en faire son souper.

—Tiens, dit le suisse, en montrant Coquerico à sa ménagère, donne-moi vite de l'eau bouillante pour plumer ce pénitent-là.

—Grâce! grâce, madame l'Eau! s'écria Coquerico. Eau si douce, si bonne, la plus belle et la meilleure chose du monde, par pitié, ne m'échaude pas!

—As-tu donc eu pitié de moi quand je t'ai imploré, ingrat? répondit l'eau qui bouillait de colère. D'un seul coup elle l'inonda du haut jusqu'en bas, et ne lui laissa pas un brin de duvet sur le corps.

—Le suisse prit le malheureux poulet et le mit sur le gril.

—Feu, ne me broie pas! cria Coquerico. Père de la lumière, frère du soleil, cousin du diamant, épargne un misérable, contiens ton ardeur, adoucis ta flamme, ne me rôtis pas.

—As-tu eu pitié de moi quand je t'implorais, ingrat? répondit le feu qui pétillait de colère; et d'un jet de flamme il fit de Coquerico un charbon.

Quand le suisse aperçut son rôti dans ce triste état, il tira le poulet par la patte et le jeta par la fenêtre. Le vent l'emporta sur un tas de fumier.

—O vent! murmura Coquerico qui respirait encore, zéphir bienfaisant, souffle protecteur, me voici revenu de mes vaines folies; laisse-moi reposer sur le fumier paternel.

—Te reposer! rugit le vent. Attends, je vais t'apprendre comme je traite les ingrats. Et d'un souffle il l'envoya si haut dans l'air, que Coquerico, en retombant, s'embrocha sur le haut d'un clocher.

—C'est là que l'attendait saint Pierre. De sa propre main, le saint cloua Coquerico sur le plus haut clocher de Rome. On le montre encore aux voyageurs. Si haut placé qu'il soit, chacun le méprise parce qu'il tourne au moindre vent. Il est noir, sec, déplumé, battu par la pluie; il ne s'appelle plus Coquerico, mais Girouette; c'est ainsi qu'il paye et payera éternellement sa désobéissance à sa mère, sa vanité, son insolence, et surtout sa méchanceté.

IV

LA BOHÉMIENNE

Quand la vieille eut achevé son conte, elle porta le souper au second et à ses amis; je l'aidai dans cette besogne, et pour ma part je plaçai sur la table deux grandes peaux de chèvre toutes pleines de vin; après quoi, je retournai à la cuisine avec la bohémienne, ce fut notre tour de manger.

Il y avait déjà quelque temps que notre repas était achevé, je causais amicalement avec ma vieille hôtesse, quand tout à coup on entendit du bruit, des imprécations, des jurements dans la salle du souper. Le second sortit bientôt; il avait à la main la hache qu'il portait d'ordinaire à la ceinture, il en menaçait ses compagnons de table, qui tous tenaient leur couteau à demi caché dans la main. On se querellait pour les comptes, car un des contrebandiers tenait un sac plein de piastres qu'il refusait de livrer; l'intérêt et l'ivresse empêchaient qu'on ne s'entendît.

Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on venait chercher la vieille pour trancher la question. Elle avait sur ces hommes une grande autorité qu'elle devait sans doute à sa réputation de sorcière; on la méprisait, mais on en avait peur. La bohémienne écouta tous ces cris qui se croisaient, puis elle compta sur ses doigts ballots et piastres, et enfin donna tort au second.

—Misérable! s'écria celui-ci, c'est toi qui payeras pour ce tas de voleurs. Il leva sa hache; je me jetai en avant pour lui arrêter le bras, et je reçus un coup qui m'estropia le pouce pour le reste de mes jours. Première leçon que me vendait l'expérience, et qui m'a donné l'horreur de l'ivresse pour le reste de mes jours.

Furieux d'avoir manqué la victime, le second me renverse à terre d'un coup de pied; il se jetait de nouveau sur la vieille, quand, soudain, je le vois s'arrêter, porter ses mains à son ventre, en retirer un long couteau tout sanglant, s'écrier qu'il est un homme mort, et tomber.

Cette horrible scène ne dura pas le temps que je prends pour la conter.

On fit silence autour du cadavre; puis bientôt les cris recommencèrent, mais cette fois on parlait une langue que je n'entendais pas, la langue des bohémiens. Un des contrebandiers montrait le sac d'argent, un autre me secouait par le collet comme s'il voulait m'étrangler, un troisième me prenait par le bras et me tirait à lui. Au milieu de ce vacarme, la vieille allait de l'un à l'autre, criant plus fort que toute la bande, portant les mains à sa tête, puis prenant mon bras et montrant mon pouce ensanglanté et presque détaché; je commençais à comprendre. Évidemment il y avait des contrebandiers qui pensaient à profiter de l'occasion, et qui, pour avoir à bon marché tout ce que nous apportions, proposaient de se débarrasser de moi et de garder l'argent. J'allais payer de ma vie la faute de me trouver, malgré moi, en mauvaise compagnie; c'est encore une leçon qui m'a coûté cher, mais qui m'a servi.

Heureusement pour moi, la vieille l'emporta; un grand coquin que sa figure pendable eût fait reconnaître au milieu de tous ces honnêtes gens se fit mon défenseur; il me mit près de lui avec la bohémienne, et, tenant à la main la hache du second, il fit un discours que je n'entendis pas, mais dont je ne perdis pas un mot; j'aurais pu le traduire ainsi: «Cet enfant a sauvé ma mère; je le prends sous ma garde; le premier qui y touche, je l'abats.»

[Illustration: Cet enfant a sauvé ma mère, je le prends sous ma garde; le premier qui y touche, je l'abats.]

C'était la seule éloquence qui pouvait me sauver; un quart d'heure après tout ce bruit, ma blessure était pansée avec de la poudre et de l'eau-de-vie; on m'avait monté sur une mule; dans un des paniers était le paquet de piastres, à côté de moi, en travers, on avait placé un grand sac qui pendait des deux côtés. Le bohémien mon sauveur m'accompagnait seul, un pistolet à chaque poing.

Arrivés à la plage, mon conducteur appela le capitaine qui se trouvait dans la chaloupe, il eut avec lui à terre une longue et vive conversation. Après quoi il m'embrassa, me remit l'argent et me dit: «Un roumi[1] paye le bien par le bien, et le mal par le mal. Pas un mot de ce que tu as vu, ou tu es mort.»

[Note 1: C'est le nom que se donnent entre eux les bohémiens.]

—J'entrai alors dans la chaloupe avec le capitaine, qui fit jeter dans un coin le sac, porté par deux matelots. Une fois à bord, on m'envoya coucher, j'eus grand'peine à m'endormir, mais la fatigue l'emporta sur l'agitation; quand je m'éveillai, il était midi. Je craignais d'être battu; mais j'appris qu'on n'avait pas levé l'ancre: un malheur arrivé à bord en était la cause, le second, me dit-on, était mort subitement d'une attaque d'apoplexie pour avoir trop bu d'eau-de-vie; le matin même on l'avait jeté à la mer, cousu dans un sac, un boulet aux pieds. Sa mort n'attristait personne; il était fort méchant, et on profitait de sa part dans l'expédition. Une heure après ces funérailles, on mettait à la voile, nous marchions sur Malaga et Gibraltar.

V

CONTES NOIRS

Le reste du voyage se passa sans accident. Une fois sûr de ma discrétion, le capitaine me prit en amitié; quand nous descendîmes à terre, à Saint-Louis du Sénégal, il me garda à son service, et me fit demeurer avec lui.

Pendant le temps que je restai dans ce pays nouveau, je ne voulus rien négliger de ce qui pouvait m'instruire. Les nègres qui nous entouraient de tous côtés parlaient une langue que personne ne voulait se donner la peine d'apprendre: «Ce sont des sauvages», répétait mon capitaine; après cela tout était dit.

Pour moi qui rôdais dans la ville, je me fis bientôt des amis parmi ces pauvres nègres, si affectueux et si bons. Moitié patois, moitié signes, nous finissions toujours par nous entendre; je causai si souvent avec eux de choses et d'autres, que j'en vins à parler leur langue, comme si le bon Dieu m'avait fait naître avec une peau de taupe.—«Qui s'embarque sans savoir la langue du pays où il va, dit un proverbe, ne va pas en voyage, il va à l'école.»—Le proverbe avait raison, j'appris par expérience que les nègres n'étaient ni moins intelligents ni moins fins que nous.

Parmi ceux que je voyais le plus souvent, était un tailleur qui aimait beaucoup à causer; il ne perdait jamais une occasion de me prouver, dans sa langue, que les noirs avaient plus d'esprit que les blancs.

—Sais-tu, me dit-il un jour, comment je me suis marié?

—Non, lui dis-je, je sais que tu as une femme qui est une des ouvrières les plus habiles de Saint-Louis, mais tu ne m'as pas dit comment tu l'as choisie.

—C'est elle qui a choisi et non pas moi, me dit-il; cela seul te prouve combien nos femmes ont d'intelligence et de sens. Écoute mon récit, il t'intéressera.

L'HISTOIRE DU TAILLEUR

Il y avait une fois un tailleur (c'était mon futur beau-père) qui avait une fort belle fille à marier; tous les jeunes gens la recherchaient à cause de sa beauté. Deux rivaux (tu en connais un) vinrent trouver la belle et lui dirent:

—C'est pour toi que nous sommes ici.

—Que me voulez-vous? répondit-elle en souriant.

—Nous t'aimons, reprirent les deux jeunes gens, chacun de nous désire t'épouser.

La belle était une fille bien élevée, elle appela son père qui écouta les deux prétendants et leur dit:

—Il se fait tard, retirez-vous et revenez demain; vous saurez alors qui des deux aura ma fille.

Le lendemain, au point du jour, les deux jeunes gens étaient de retour.

—Nous voici, crièrent-ils au tailleur; rappelez-vous ce que vous nous avez promis hier.

—Attendez, répondit-il, je vais au marché acheter une pièce de drap; quand je l'aurai rapportée à la maison, vous saurez ce que j'attends de vous.

Quand le tailleur revint du marché, il appela sa fille, et, lorsqu'elle fut venue, il dit aux jeunes gens:

—Mes fils, vous êtes deux, et je n'ai qu'une fille. A qui faut-il que je la donne? à qui faut-il que je la refuse? Voyez cette pièce de drap: j'y taillerai deux vêtements pareils; chacun de vous en coudra un, celui qui le premier aura fini sera mon gendre.

Chacun des deux rivaux prit sa tâche et se prépara à coudre sous les yeux du maître. Le père appela sa fille et lui dit:

—Voici du fil, tu le prépareras pour ces deux ouvriers.

La fille obéit à son père, elle prit le peloton et s'assit près des deux jeunes gens.

Mais la belle était fine; le père ne savait pas qui elle aimait, les jeunes gens ne le savaient pas davantage; mais la jeune fille le savait déjà. Le tailleur sortit; la jeune fille prépara le fil, les jeunes gens prirent leurs aiguilles et commencèrent à coudre. Mais à celui qu'elle aimait (tu m'entends) la belle donnait des aiguillées courtes, tandis qu'elle donnait des aiguilles longues à celui qu'elle n'aimait pas. Chacun cousait, cousait avec une ardeur extrême, à onze heures l'oeuvre était à peine à moitié; mais à trois heures de l'après-midi, mon ami, le jeune homme aux courtes aiguillées, avait achevé sa tâche, tandis que l'autre était loin d'avoir fini.

Quand le tailleur rentra, le vainqueur lui porta le vêtement terminé; son rival cousait toujours.

—Mes enfants, dit le père, je n'ai voulu favoriser ni l'un ni l'autre d'entre vous, c'est pourquoi j'ai partagé cette pièce de drap en deux portions égales, et je vous ai dit: Celui qui finira le premier sera mon gendre. Avez-vous bien compris cela?

—Père, répondirent les deux jeunes gens, nous avons compris ta parole et accepté l'épreuve; ce qui est fait est bien fait.

Le tailleur avait raisonné ainsi: Celui qui finira le premier sera l'ouvrier le plus habile, par conséquent ce sera celui qui soutiendra le mieux son ménage; il n'avait pas deviné que sa fille ferait des aiguillées longues pour celui dont elle ne voulait pas. C'était l'esprit qui décidait l'épreuve, c'était la belle qui se choisissait elle-même son mari.

* * * * *

Et maintenant, avant de conter mon histoire aux belles dames d'Europe, demande-leur ce qu'elles auraient fait à la place de la négresse, tu verras si la plus fine n'est pas embarrassée.

Tandis que le tailleur me contait son mariage, sa femme était entrée et travaillait sans rien dire, comme si ce récit ne la concernait pas.

—Les filles de votre pays ne sont pas bêtes, lui dis-je en riant; il me semble qu'elles ont plus d'esprit que leurs maris.

—C'est que nous avons reçu de nos mères une bonne éducation, me répondit-elle. On nous a toutes exercées avec l'histoire de la Belette.

—Contez-moi cette histoire, je vous en prie; je l'emporterai en Europe, pour en faire le profit de ma femme, quand je me marierai.

—Volontiers, me dit-elle; cette histoire, la voici:

LA BELETTE ET SON MARI

Dame Belette mit au monde un fils, puis elle appela son mari et lui dit:

—Cherche-moi des langes comme je les aime et apporte-les-moi.

Le mari écouta les paroles de sa femme et lui dit:

—Quels sont les langes que tu aimes?

Et la Belette répondit:

—Je veux la peau d'un éléphant.

Le pauvre mari resta stupéfait de cette exigence, et demanda à sa chère moitié si par hasard elle n'aurait point perdu la tête; pour toute réponse, la Belette lui jeta l'enfant sur les bras et partit aussitôt. Elle alla trouver le Ver de terre et lui dit:

—Compère, ma terre est pleine de gazon, aide-moi à la remuer.

Une fois le Ver en train de fouiller, la Belette appela la Poule:

—Commère, lui dit-elle, mon gazon est rempli de vers, nous aurons besoin de votre secours.

La Poule courut aussitôt, mangea le Ver et se mit à gratter le sol.

Un peu plus loin, la Belette rencontra le Chat:

—Compère, lui dit-elle, il y a des Poules sur mon terrain; en mon absence, vous devriez faire un tour de ce côté.

Un instant après, le Chat avait mangé la Poule.

Tandis que le Chat se régalait de la sorte, la Belette dit au Chien: «Patron, laisserez-vous le Chat en possession de ce domaine?» Le chien furieux courut étrangler le Chat, ne voulant pas qu'il y eût en ce pays d'autre maître que lui.

Le lion passant par là, la Belette le salua avec respect: «Monseigneur, lui dit-elle, n'approchez pas de ce champ, il appartient au Chien», sur quoi le Lion, plein de jalousie, fondit sur le Chien et le dévora.

Ce fut le tour de l'Éléphant: la Belette lui demanda son appui contre le Lion; l'Éléphant entra en protecteur sur le terrain de celle qui l'implorait. Mais il ne connaissait pas la perfidie de la Belette, qui avait creusé un grand trou et l'avait recouvert de feuillage. L'Éléphant tomba dans le piège et se tua en tombant; le Lion, qui avait peur de l'Éléphant, se sauva dans la forêt.

La Belette alors prit la peau de l'Éléphant et la montra à son mari, en lui disant:

—Je t'ai demandé la peau de l'Éléphant; avec l'aide de Dieu, je l'ai eue, et je te l'apporte.

Le mari de la Belette n'avait pas deviné que sa femme était plus fine que toutes les bêtes de la terre; encore moins avait-il pensé que la dame était plus fine que lui. Il le comprit alors, et voilà pourquoi nous disons aujourd'hui: il est aussi fin que la Belette.

L'histoire est finie.

* * * * *

Ce ne furent pas seulement des contes que j'appris avec les nègres; je connus bientôt leur façon de faire le commerce, leurs idées, leurs habitudes, leur morale, leurs proverbes, et je fis mon profit de leur sagesse.

Par exemple, ces bonnes gens, qui ainsi que moi ne savent ni lire ni écrire, ont, comme les Arabes et les Indiens, une façon de graver les choses dans la mémoire de leurs enfants, en leur faisant deviner des énigmes; il y en a qui valent un gros livre par l'enseignement qu'elles renferment.

—Ainsi, ajouta le capitaine, en me donnant une tape sur la tête, ce qui était son grand signe d'amitié, devine-moi celle-ci:

—Dis-moi ce que j'aime, ce qui m'aime et qui fait toujours ce qui me plaît.

—C'est ton chien, capitaine, tu as regardé Fidèle en parlant.

—Bravo, mon matelot. Continuons:

—Dis-moi ce que tu aimes un peu, ce qui t'aime beaucoup et qui fait toujours ce qui te plaît.

Tu donnes ta langue au chien; c'est ta mère, mon petit homme; tu ne crois pas qu'elle fasse toujours ce que tu veux, l'expérience t'apprendra que ce n'est jamais à elle qu'elle pense quand il s'agit de toi.

Dis-moi celle que ton père aime beaucoup, qui l'aime beaucoup et lui fait faire tout ce qui lui plaît.

—On ne fait jamais faire à papa ce qu'il ne veut pas, capitaine; maman le répète tous les jours. Mais ma soeur est mal élevée, elle rit toujours quand maman dit cela.

—C'est que ta soeur a deviné le mot de l'énigme, mon matelot. Ah! si j'avais eu une fille, je l'aurais bien forcée à me commander son caprice du matin au soir.

Reste encore une énigme:-Qu'est-ce qu'on aime ou qu'on n'aime pas, qui vous aime ou qui ne vous aime pas, mais qui vous fait toujours faire tout ce qui lui plaît?

—Je ne sais pas, capitaine.

—Eh bien, me dit-il d'un air goguenard, demande-le ce soir à ton papa.

Je ne manquai pas à la recommandation du marin; je racontai à table tout ce que j'avais appris dans la journée; les contes nègres amusèrent beaucoup ma mère; les énigmes eurent un succès complet, mais, quand j'en vins à la dernière, mon père se mit à rire.

—Ce n'est pas difficile à deviner, mon garçon, je vais te le dire…

Sur quoi ma mère regarda mon père; je ne sais pas ce qu'il lut dans ses yeux, mais il resta court.

—Dis-le-moi donc, papa, je veux le savoir.

—Si vous ne vous taisez pas, Monsieur, me dit ma mère et d'un ton sévère, je vous envoie au jardin sans dessert.

—Ah! dit mon père.

Cet ah! me rendit du courage, je donnai un coup de poing sur la table:
Mais parle donc, papa!

Ma mère fit mine de se lever; mon père la prévint: en un instant je me trouvai dans le jardin, tout en larmes, avec une grande tartine de pain sec à la main.

Voilà comment je n'ai jamais su le mot de la dernière énigme. S'il y en a de plus habiles que moi qu'ils le devinent, sinon qu'ils aillent au Sénégal; peut-être la femme du tailleur leur apprendra-t-elle le secret que ma mère ne m'a jamais dit.

VI

LE SECOND VOVAGE DU CAPITAINE JEAN

Mes causeries avec les nègres avaient fait de moi un interprète et un courtier; le capitaine avait en mon zèle une pleine confiance; malgré mon jeune âge, c'est moi qui traitais avec tous les marchands. La cargaison fut bientôt faite à des conditions excellentes, et, à mon retour à Marseille, j'eus, outre ma part, un beau et riche cadeau des armateurs. Ma réputation commençait, et, après quelques voyages dans la Méditerranée, on m'offrit de partir pour l'Orient comme subrécargue d'un brick de la plus belle taille: je n'avais pas vingt ans.

Qui m'avait valu une si belle condition? Mon travail. Partout où j'avais abordé, j'avais fait connaissance avec les matelots de tout pays: grecs, levantins, dalmates, russes, italiens, et je parlais un peu la langue de tous ces gens-là. Le navire allait chercher des grains dans la mer Noire, à l'embouchure du Danube: il fallait un homme qui baragouinât tous les patois; on m'avait trouvé sous la main, et, quoique je n'eusse guère de barbe au menton, on m'avait pris.

Me voilà donc en mer, et cette fois pour mon compte, faisant un commerce loyal et n'étant l'esclave que de mon devoir. Dieu sait si je prenais de la peine pour défendre l'intérêt de mes armateurs! En arrivant à Constantinople, je trouvai moyen de placer notre cargaison d'articles divers à des conditions avantageuses, et tous nous partîmes pour Galatz, bien munis de piastres d'Espagne et de lettres de change. En entrant dans la mer Noire, notre navire portait des passagers de toute langue et de toute nation. L'un des plus singuliers était un Dalmate qui retournait chez lui par le Danube. Il était tout le jour assis à l'avant, tenant entre ses jambes un long violon qui n'avait qu'une corde, c'est ce que les Serbes nomment la guzla; il grattait cette corde avec un archet et chantait d'un ton plaintif et dans une langue douce et sonore les chansons de son pays: celles-ci, par exemple, qu'il récitait tous les soirs à la clarté des étoiles, et que je n'ai pas oubliées:

LE CHANT DU SOLDAT

—Je suis un jeune soldat, toujours, toujours à l'étranger.

—Quand j'ai quitté mon bon père, la lune brillait au ciel.

—La lune brille au ciel, j'entends mon père qui me pleure.

—Quand j'ai quitté ma bonne mère, le soleil brillait au ciel.

—Le soleil brille au ciel, j'entends ma mère qui me pleure.

—Quand j'ai quitté mes frères chéris, les étoiles brillaient au ciel.

—Les étoiles brillent au ciel, j'entends mes frères qui me pleurent.

—Quand j'ai quitté mes soeurs chéries, les pivoines étaient en fleur.

—Voici la pivoine qui fleurit, j'entends mes soeurs qui me pleurent.

—Quand j'ai quitté ma bien-aimée, les lis fleurissaient au jardin.

—Voici le lis en fleur, j'entends ma bien-aimée qui me pleure.

—Il faut que ces larmes sèchent, demain je veux partir d'ici.

—Je suis un jeune soldat, toujours, toujours à l'étranger.

LE CHANT DU FIANCÉ

—Vois cet oiseau, vois ce faucon qui s'élève au plus haut dès cieux. Si je pouvais le prendre et l'enfermer dans ma chambre!

—Cher oiseau, faucon au beau plumage, apporte-moi quelque nouvelle.

—Volontiers, mais je ne dirai rien d'heureux. Avec un autre s'est fiancée ta bien-aimée.

—Valet, selle mon alezan; moi aussi, je veux être là.

Quand elle est entrée dans l'église, c'était encore une simple fille; maintenant, assise sur ce banc magnifique, c'est une grande dame.

—Vois-tu la lune qui s'élève entre deux petites étoiles? C'est ma bien-aimée entre ses deux belles-soeurs.

Quand elle va pour se fiancer, je l'arrête au passage.—Chère enfant, rends-moi l'anneau que j'ai acheté.

—Va maintenant, va, mon enfant, et point de reproche: oui, c'est mon pauvre coeur qui pleure, mais ce n'est pas de toi qu'il se plaint.

* * * * *

La mer Noire n'est pas toujours commode; j'ai traversé plus d'une fois les deux Océans, je connais leurs tempêtes; mais je crains moins leurs longues vagues qui déferlent contre le navire que ces petits flots pressés qui roulent et fatiguent un vaisseau, et qui, tout à coup, s'entr'ouvrent comme un abîme. Depuis deux jours et deux nuits nous étions en perdition, personne ne pouvait tenir sur le pont, hormis mon Dalmate, qui s'était attaché à un des bancs par la ceinture, et qui, tout mouillé qu'il était, chantait toujours les airs de son pays.

—Seigneur Dalmate, lui dis-je en un moment où le vent et la mer nous laissaient un peu respirer, je vois que vous êtes un brave, vous n'avez pas peur du naufrage.

—Qui peut empêcher sa destinée? me dit-il en raclant son violon; le plus sage est de s'y résigner.

—Voilà parler comme un Turc, lui répondis-je; un chrétien n'est pas si patient.

—Pourquoi ne serait-on pas chrétien et résigné à la volonté divine? reprit-il. Ce que Dieu nous promet, c'est le ciel, si nous sommes honnêtes gens; il ne nous a jamais promis la santé, la richesse, le salut en mer et autres choses passagères. Tout cela est abandonné à une puissance secondaire qui n'a d'empire que sur la terre; ceux qui l'ont vue la nomment le Destin.

—Comment, m'écriai-je, ceux qui l'ont vue? Vous croyez donc que le
Destin existe?

—Pourquoi non? me répondit-il tranquillement. Si vous en doutez, écoutez cette histoire; les principaux acteurs vivent encore au Cattare; ce sont mes cousins, je vous les montrerai quand vous reviendrez.

VII

LE DESTIN

Il y avait une fois deux frères qui vivaient ensemble au même ménage; l'un faisait tout, tandis que l'autre était un indolent, qui ne s'occupait que de boire et de manger. Les récoltes étaient toujours magnifiques, ils avaient en abondance boeufs, chevaux, moutons, porcs, abeilles et le reste.

L'aîné, qui faisait tout, se dit un jour: Pourquoi travailler pour cet indolent? Mieux vaut nous séparer; je travaillerai pour moi seul, et il fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc à son frère.

—Mon frère, il est injuste que je m'occupe de tout, tandis que tu ne veux m'aider en rien et ne penses qu'à boire et à manger; il faut nous séparer.

L'autre essaya de le détourner de ce projet en lui disant:

—Frère, ne fais pas cela; nous sommes si bien. Tu as tout entre les mains, aussi bien ce qui est à toi que ce qui est à moi, et tu sais que je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes.

Mais l'aîné persista dans sa résolution, si bien que le cadet dut céder, et lui dit:

—Puisqu'il en est ainsi, je ne t'en voudrai pas pour cela; fais le partage comme il te plaira.

Le partage fait, chacun choisit son lot. L'indolent prit un bouvier pour ses boeufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebis, un chevrier pour ses chèvres, un porcher pour ses porcs, un gardien pour ses abeilles, et leur dit à tous:

—Je vous confie mon bien, que Dieu vous surveille!

Et il continua de vivre dans sa maison sans plus de souci qu'auparavant.

L'aîné, au contraire, se fatigua pour sa part autant qu'il avait fait pour le bien commun: il garda lui-même ses troupeaux, ayant l'oeil à tout; malgré cela, il ne trouva partout que mauvais succès et dommage. De jour en jour tout lui tournait à mal, jusqu'à ce qu'enfin il devint si pauvre, qu'il n'avait même plus une paire d'opanques[1], et qu'il allait nu-pieds. Alors il se dit:

[Note 1: C'est la chaussure des Serbes, qui est faite avec des lanières de cuir.]

—J'irai chez mon frère voir comment les choses vont chez lui.

Son chemin le menait dans une prairie où paissait un troupeau de brebis, et, quand il s'en approcha, il vit que les brebis n'avaient point de berger. Près d'elles seulement était assise une belle jeune fille qui filait un fil d'or.

Après avoir salué la fille d'un «Dieu te protège!» il lui demanda à qui était ce troupeau; elle lui répondit:

—A qui j'appartiens appartiennent aussi ces brebis.

—Et qui es-tu? continua-t-il.

—Je suis la fortune de ton frère, répondit-elle.

Alors il fut pris de colère et d'envie, et s'écria:

—Et ma fortune, à moi, où est-elle?

La fille lui répondit:

—Ah! elle est bien loin de toi.

—Puis-je la trouver? demanda-t-il.

Elle lui répondit:—Tu le peux, seulement cherche-la.

Quand il eut entendu ces mots et qu'il vit que les brebis de son frère étaient si belles qu'on n'en pouvait imaginer de plus belles, il ne voulut pas aller plus loin pour voir les autres troupeaux, mais il alla droit à son frère. Dès que celui-ci l'aperçut, il en eut pitié et lui dit en fondant en larmes:

—Où donc as-tu été depuis si longtemps?

Et, le voyant en haillons et nu-pieds, il lui donna une paire d'opanques et quelque argent.

Après être resté trois jours chez son frère, le pauvre partit pour retourner chez lui; mais, une fois à la maison, il jeta un sac sur ses épaules, y mit un morceau de pain, prit un bâton à la main, et s'en alla ainsi par le monde pour y chercher sa fortune. Ayant marché quelque temps, il se trouva dans une grande forêt, et rencontra une abominable vieille qui dormait sous un buisson. Il se mit à fouiller la terre avec son bâton, et, pour éveiller la vieille, il lui donna un coup dans le dos. Cependant elle ne se remua qu'avec peine, et, n'ouvrant qu'à demi ses yeux chassieux, elle lui dit:

—Remercie Dieu que je me sois endormie, car, si j'avais été éveillée, tu n'aurais pas ces opanques.

Alors il lui dit:—Qui donc es-tu, toi qui m'aurais empêché d'avoir ces opanques?

La vieille lui dit:—Je suis ta fortune.

En entendant ces mots, il se frappa la poitrine en criant:

—Comment! c'est toi qui es ma fortune? Puisse Dieu t'exterminer! Qui donc t'a donnée à moi?

Et la vieille lui dit:

—C'est le Destin.

—Où est le Destin? demanda-t-il.

—Va et cherche-le, lui répondit-elle en se rendormant.

Alors il partit et s'en alla chercher le Destin.

[Illustration: La vieille lui dit: «Je suis ta Fortune.»]

Après un long, bien long voyage, il arriva enfin dans un bois, et dans ce bois il trouva un ermite à qui il demanda s'il ne pourrait pas avoir des nouvelles du Destin; l'ermite lui dit:

—Va sur la montagne, tu arriveras droit à son château; mais, quand tu seras près du Destin, ne t'avise pas de lui parler; fais seulement tout ce que tu lui verras faire jusqu'à ce qu'il t'interroge.

Le voyageur remercia l'ermite et prit le chemin de la montagne. Et, quand il fut arrivé dans le château du Destin, c'est là qu'il vit de belles choses! C'était un luxe royal, il y avait une foule de valets et de servantes toujours en mouvement et qui ne faisaient rien. Pour le Destin, il était assis à une table servie et il soupait. Quand l'étranger vit cela, il se mit aussi à table et mangea avec le maître du logis. Après le souper, le Destin se coucha, l'autre en fit autant. Vers minuit, voici que dans le château il se fait un bruit terrible, et au milieu du bruit on entendait une voix qui criait:

—Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'âmes qui sont venues au monde: donne-leur quelque chose à ton bon plaisir!

Et voilà le Destin qui se lève; il ouvre un coffre doré et sème dans la chambre des ducats tout brillants en disant:

—Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!

Au point du jour, le beau château s'évanouit, et à sa place il y eut une maison ordinaire, mais où rien ne manquait. Quand vint le soir, le Destin se remit à souper, son hôte en fit autant; personne ne dit mot.

Après souper tous deux allèrent se coucher. Vers minuit, voici que dans le château recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on entendait une voix qui criait:

—Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'âmes qui ont vu la lumière, donne-leur quelque chose à ton bon plaisir!

Et voilà le Destin qui se lève, il ouvre un coffre d'argent; mais cette fois il n'y avait pas de ducats, ce n'était que des monnaies d'argent mêlées par-ci par-là de quelques pièces d'or. Le destin sema cet argent sur la terre en disant:

—Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!

Au point du jour la maison avait disparu, et à sa place il y en avait une autre plus petite. Ainsi se passa chaque nuit; chaque matin la maison diminuait, jusqu'à ce qu'enfin il n'y eut plus qu'une misérable cabane; le Destin prit une bêche et se mit à fouiller la terre; son hôte en fit autant, et ils bêchèrent tout le jour. Quand vint le soir, le Destin prit une croûte de pain dur, en cassa la moitié et la donna à son compagnon. Ce fut tout leur souper: quand ils l'eurent mangé, ils se couchèrent.

Vers minuit, voici que recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on distinguait une voix qui disait:

—Destin, Destin, tant et tant d'âmes sont venues au monde cette nuit: donne-leur quelque chose à ton bon plaisir.

Et voilà le Destin qui se lève; il ouvre un coffre et se met à semer des cailloux, et parmi ces cailloux quelques menues monnaies, et, ce faisant, il disait:

—Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie.

Quand le matin reparut, la cabane s'était changée en un grand palais comme au premier jour. Alors pour la première fois le Destin parla à son hôte et lui dit:

—Pourquoi es-tu venu?

Celui-ci conta en détail sa misère; et comment il était venu pour demander au Destin lui-même pourquoi il lui avait donné une si mauvaise fortune. Le Destin lui répondit:

—Tu as vu comment la première nuit j'ai semé des ducats, et ce qui a suivi. Tel je suis la nuit où naît un homme, tel cet homme sera toute sa vie. Tu es né dans une nuit de pauvreté, tu resteras pauvre toute ta vie. Ton frère, au contraire, est venu au monde dans une heureuse nuit. Il restera heureux jusqu'à la fin. Mais, puisque tu as pris tant de peine pour me chercher, je te dirai comment tu peux t'aider. Ton frère a une fille du nom de Miliza, qui est aussi fortunée que son père. Prends-la pour femme quand tu seras de retour au pays, et tout ce que tu acquerras, aie soin de dire que cela est à ta femme.

L'hôte remercia le Destin bien des fois et partit. Quand il fut de retour au pays, il alla droit chez son frère, et lui dit:

—Frère, donne-moi Miliza, tu vois que sans elle je suis seul au monde!

Et le frère répondit:

—Cela me plaît; Miliza est à toi.

Le nouveau marié emmena dans sa maison la fille de son frère, et il devint très riche, mais il disait toujours:

—Tout ce que j'ai est à Miliza.

Un jour, il alla aux champs pour voir ses blés, qui étaient si beaux qu'on ne pouvait trouver rien de plus beau. voilà qu'un voyageur vint à passer sur le chemin et lui demanda:

—A qui ces blés?

Et lui, sans y penser, répondit:

—Ils sont à moi.

Mais à peine avait-il parlé que voilà les blés qui s'enflamment et le champ qui est tout en feu. Vite il court après le voyageur, et lui crie:

—Arrête, mon frère; ces blés ne m'appartiennent pas, ils sont à Miliza, la fille de mon frère.

Le feu cessa aussitôt, et dès lors notre homme fut heureux, grâce à
Miliza.

* * * * *

—Seigneur Dalmate, dis-je, à mon conteur, votre histoire est jolie, quoiqu'elle sente terriblement le turc. En mon pays, nous avons d'autres idées: loin de nous en remettre à la fortune, nous comptons sur nous-mêmes, sur notre esprit plus encore que sur notre bras, sur notre prudence plus que sur notre hardiesse. Aussi, dans ma patrie, paye-t-on cher un bon conseil.

—Ainsi fait-on chez moi, me répondit le Dalmate en rajustant son bonnet de peau qui lui tombait sur les yeux; écoutez ce qui est arrivé, l'an dernier, à un de mes voisins.

VIII

LE FERMIER PRUDENT

Il y avait près de Raguse un fermier qui se mêlait aussi de commerce. Un jour, il partit pour la ville, emportant avec lui tout son argent, afin de faire quelques achats. En arrivant à un carrefour, il demanda à un vieillard qui se trouvait là quelle route il lui fallait prendre.

—Je te le dirai si tu me donnes cent écus, répondit l'étranger; je ne parle pas à moins; chacun de mes avis vaut cent écus.

—Diable! pensa le fermier en regardant la mine de l'étranger, qui avait l'air d'un renard, qu'est-ce que peut être un avis qui vaut cent écus? Ce doit être quelque chose de bien rare, car, en général, on vous donne pour rien des conseils; il est vrai qu'ils ne valent pas davantage. Allons, dit-il à l'homme, parle, voilà tes cent écus.

—Écoute donc, reprit l'étranger; cette route qui va tout droit, c'est la route d'aujourd'hui; celle qui fait un coude, c'est la route de demain. J'ai encore un avis à te donner, continua-t-il; mais il faut aussi me le payer cent écus.

Le fermier réfléchit longtemps, puis il se décida.

—Puisque j'ai payé le premier conseil, je puis bien payer le second.

Et il donna encore cent écus.

—Écoute donc, lui dit l'étranger: Quand tu seras en voyage et que tu entreras dans une hôtellerie, si l'hôte est vieux et si le vin est jeune, va-t-en au plus vite si tu ne veux pas qu'il t'arrive malheur. Donne-moi encore cent écus, ajouta-t-il, j'ai encore quelque chose à te dire.

Le fermier se mit à réfléchir.

—Qu'est-ce donc que ce nouvel avis? Bah! puisque j'en ai acheté deux, je peux bien payer le troisième.

Et il donna ses derniers cent écus.

—Écoute donc, lui dit l'étranger: si jamais tu te mets en colère, garde la moitié de ton courroux pour le lendemain; n'use pas toute ta colère en un jour.

Le fermier reprit le chemin de sa maison, où il arriva les mains vides.

—Qu'as-tu acheté? lui demanda sa femme.

—Rien que trois avis, répondit-il, qui m'ont coûté chacun cent écus.

—Bien! dissipe ton argent, jette-le au vent, suivant ton habitude.

—Ma chère femme, reprit doucement le fermier, je ne regrette pas mon argent; tu vas voir quelles sont les paroles que j'ai payées.

Et il lui conta ce qu'on lui avait dit; sur quoi la femme haussa les épaules et l'appela un fou qui ruinait sa maison et mettait ses enfants sur la paille.

Quelque temps après, un marchand s'arrêta devant la porte du fermier, avec deux voitures pleines de marchandises. Il avait perdu en route un associé, et offrit au fermier cinquante écus, s'il voulait se charger d'une des voitures et venir avec lui à la ville.

—J'espère, dit à son mari la femme du fermier, que tu ne refuseras pas; cette fois, du moins, tu gagneras quelque chose.

On partit; le marchand conduisait la première voiture, le fermier menait la seconde. Le temps était mauvais, les chemins rompus, on n'avançait qu'à grand'peine. On arriva enfin aux deux routes, le marchand demanda celle qu'il fallait prendre.

—C'est celle de demain, dit le fermier; elle est plus longue, mais elle est plus sûre.

Le marchand voulut prendre la route d'aujourd'hui.

—Quand vous me donneriez cent écus, dit le fermier, je n'irais pas par ce chemin.

On se sépara donc. Le fermier, qui avait choisi la voie la plus longue, arriva néanmoins bien avant son compagnon, sans que sa voiture eut souffert. Le marchand n'arriva qu'à la nuit; sa voiture était tombée dans un marais, tout le chargement était endommagé, et le maître était blessé, par-dessus le marché.

Dans la première auberge où on descendit, il y avait un vieil hôtelier; une branche de sapin annonçait qu'on y vendait du vin nouveau. Le marchand voulut s'arrêter là pour y passer la nuit.

—Je ne le ferais pas quand vous me donneriez cent écus! s'écria le fermier.

Et il sortit au plus vite, laissant son compagnon.

Vers le soir, quelques jeunes désoeuvrés qui avaient trop goûté au vin nouveau se querellèrent à propos d'une cause futile. On tira les couteaux; l'hôte, alourdi par les années, n'eut pas la force de séparer ni d'apaiser les combattants. Il y eut un homme tué, et, comme on craignait la justice, on cacha le cadavre dans la voiture du marchand.

Celui-ci, qui avait bien dormi et n'avait rien entendu, se leva de grand matin pour atteler ses chevaux. Effrayé de trouver un mort sur son chariot, il voulut fuir au plus vite pour ne pas être mêlé dans un procès fâcheux; mais il avait compté sans la police autrichienne; on courut après lui. En attendant que la justice éclaircit l'affaire, on jeta mon homme en prison et on confisqua tout son avoir.

Quand le fermier apprit ce qui était arrivé à son compagnon, il voulut, au moins, mettre en sûreté sa voiture, et reprit le chemin de sa maison. Comme il approchait du jardin, il aperçut à la brume un jeune soldat monté sur un de ses plus beaux pruniers, et qui faisait tranquillement la récolte du bien d'autrui. Le fermier arma son fusil pour tuer le voleur; mais il réfléchit.

—J'ai payé cent écus, pensa-t-il, pour apprendre qu'il ne faut pas dépenser toute sa colère en un jour. Attendons à demain, mon voleur reviendra. Il prit un détour pour entrer dans la maison par un autre côté, et, comme il frappait à la porte, voilà le jeune soldat qui se jette dans ses bras en criant:

—Mon père, j'ai profité de mon congé pour vous surprendre et vous embrasser.

Le fermier dit alors à sa femme:

—Écoute maintenant ce qui m'est arrivé, tu verras si j'ai payé trop cher mes trois avis.

Il lui conta toute l'histoire; et, comme le pauvre marchand fut pendu, quoi qu'il pût faire, le fermier se trouva l'héritier de cet imprudent. Devenu riche, il répétait tous les jours qu'on ne paye jamais trop cher un bon conseil, et, pour la première fois, sa femme était de son avis.

IX

LES TROIS HISTOIRES DU DALMATE

—Seigneur Dalmate, lui dis-je quand il eut fini son histoire, voilà sans doute un beau conte, mais ce n'est pas le Destin qui a fait la fortune de ce sage fermier, c'est le calcul, la raison. Votre second récit détruit le premier, et fort heureusement, car il serait triste que les paresseux fissent fortune, et que les gens actifs qui sèment le grain ne récoltassent que le vent.

—Les paresseux réussissent quelquefois, me répondit-il gravement; j'en sais an exemple que je puis vous conter.

—Vous avez donc des contes sur toutes choses? m'écriai-je.

—Contes et chansons, c'est toute la vie, me répondit-il froidement.

LA PARESSEUSE

Il y avait une fois une mère qui avait une fille très paresseuse et qui n'avait de goût pour aucune espèce de travail. Elle la conduisit dans un bois, auprès d'un carrefour, se mit à la battre de toutes ses forces. Près de là passait par hasard un seigneur qui demanda à la mère pourquoi ce rude châtiment.

—Mon cher seigneur, répondit-elle, c'est que ma fille est une travailleuse insupportable: elle nous file jusqu'à la mousse qui garnit les murs.

—Confiez-la-moi, dit le seigneur, je lui donnerai de quoi filer toute son envie.

—Prenez-la, dit la mère, prenez-la, je n'en veux plus.

Et le seigneur l'emmène à sa maison, ravi de cette belle acquisition.

Le soir même, il enferma la jeune fille toute seule dans une chambre où était un grand tonneau plein de chanvre. C'est là qu'elle se trouva dans une grande peine.

—Comment faire? Je ne veux pas filer, je ne sais pas filer!

Mais, vers la nuit, voici trois vieilles sorcières qui frappent à la fenêtre, et la fille les fait entrer bien vite.

—Si tu veux nous inviter à tes noces, lui dirent-elles, nous t'aiderons à filer ce soir.

—Filez, Mesdames, répondit-elle bien vite, je vous invite à mon mariage.

Et voilà les trois sorcières qui filent et filent tout ce qu'il y avait dans le tonneau, tandis que la paresseuse dormait à loisir.

Le matin, quand le seigneur entra dans la chambre, il vit tout le mur garni de fil, et la jeune fille qui dormait. Il sortit sur la pointe du pied et défendit que personne entrât dans la chambre, afin que la fileuse pût se reposer d'un si grand travail. Cela n'empêcha pas que, le jour même, il ne fit apporter un second tonneau plein de chanvre, mais les sorcières revinrent à l'heure dite, et tout se passa comme le premier jour.

[Illustration: Quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur, il dit à sa fiancée: «Tes tantes ne sont pas belles.»]

Le seigneur fut émerveillé, et, comme il n'y avait plus rien à filer dans la maison, il dit à la jeune fille:

—Je veux t'épouser, car tu es la reine des filandières.

La veille du mariage, la prétendue fileuse dit à son mari:

—Il faut que j'invite mes tantes.

Et le seigneur répondit qu'elles seraient les bienvenues.

Une fois entrées, les trois sorcières se mirent auprès du poêle; elles étaient horribles; quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur, il dit à sa fiancée:

—Tes tantes ne sont pas belles.

Puis, s'approchant de la première sorcière, il lui demanda pourquoi elle avait un si long nez.

—Mon cher neveu, répondit-elle, c'est à force de filer. Quand on file toujours, et que toute la journée on branle la tête, le nez s'allonge insensiblement.

Le seigneur passa à la seconde, et lui demanda pourquoi elle avait de si grosses lèvres.

—Mon cher neveu, répondit-elle, c'est à force de filer. Quand on file toujours, et que toute la journée on mouille son fil, les lèvres grossissent insensiblement.

Alors il demanda à la troisième pourquoi elle était bossue.

—Mon cher neveu, dit-elle, c'est à force de filer. Quand on est assise et courbée toute la journée, le dos se plie insensiblement.

Et alors le seigneur eut grand'peur qu'à force de filer sa femme ne devint aussi horrible que ces trois Parques, il jeta au feu quenouille et fuseau. Si la paresseuse en fut fâchée, je le laisse à deviner à celles qui lui ressemblent.

—Mon conte est fini.

—Je vois avec plaisir, dis-je à mon Dalmate, qu'en votre heureux pays les femmes réussissent sans peine et sans esprit.

—Pas du tout, s'écria mon insupportable conteur, il n'y a pas d'endroit au monde où les femmes soient tout à la fois plus fines et plus sages. Ne savez-vous pas comment la fille d'un mendiant épousa l'empereur d'Allemagne, et, tout empereur qu'il fût, se montra plus habile et meilleure que lui?

—Encore un conte! m'écriai-je.

—Non, pas un conte, reprit-il, mais une histoire; vous la trouverez dans tous les livres qui disent la vérité.

DE LA DEMOISELLE QUI ÉTAIT PLUS AVISÉE QUE L'EMPEREUR

Il y avait une fois un pauvre homme qui vivait dans une cabane: il n'avait avec lui qu'une fille, mais elle était très avisée. Elle allait partout chercher des aumônes et apprenait aussi à son père à parler avec sagesse et à obtenir ce qu'il lui fallait. Un jour il advint que le pauvre homme alla vers l'Empereur, et le pria de lui donner quelque chose.

L'Empereur, surpris de la façon dont parlait ce mendiant, lui demanda qui il était et qui lui avait appris à s'exprimer de la sorte.

—C'est ma fille, répondit-il.

—Et ta fille, qui donc l'a instruite? demanda l'Empereur; à quoi le pauvre homme répondit:

—C'est Dieu qui l'a instruite, ainsi que notre extrême misère.

Alors l'Empereur lui donna trente oeufs et lui dit:

—Porte ces oeufs à ta fille, et dis-lui qu'elle m'en fasse éclore des poulets; si elle ne les fait pas éclore, mal lui en adviendra.

Le pauvre homme rentra tout pleurant dans sa cabane et conta la chose à sa fille. La fille reconnut de suite que les oeufs étaient cuits; mais elle dit à son père d'aller se reposer et qu'elle aurait soin de tout. Le père suivit le conseil de sa fille et se mit à dormir; pour elle, prenant une marmite, elle l'emplit d'eau et de fèves et la mit sur le feu; le lendemain, quand les fèves furent bouillies, elle appela son père, lui dit de prendre une charrue et des boeufs et d'aller labourer le long de la route où devait passer l'Empereur:

—Et, ajouta-t-elle, quand tu verras l'Empereur, prends des fèves, sème-les et dis bien haut: «Allons, mes boeufs, que Dieu me protège à fasse pousser mes fèves bouillies!» Et si l'Empereur te demande comment il est possible de faire pousser des fèves bouillies, réponds-lui:—Cela est aussi aisé que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur.

Le pauvre homme fit ce que voulait sa fille; il sortit, il laboura, et, quand il vit l'Empereur, il se mit à crier:

—Allons, mes boeufs, que Dieu me protège et fasse pousser mes fèves bouillies!

Dès que l'Empereur entendit ces mots, il s'arrêta sur la route et dit aussitôt:

—Pauvre fou, comment est-il possible de faire pousser des fèves bouillies?

Et le pauvre homme répondit:

—Gracieux Empereur, cela est aussi aisé que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur.

L'Empereur devina que c'était la fille qui avait poussé le père à agir de la sorte; il dit à ses valets de prendre le pauvre homme et de l'amener devant lui; puis il lui remit un petit paquet de chanvre et dit:

—Prends cela, tu m'en feras des voiles, des cordages, et tout ce dont on a besoin pour un vaisseau, sinon je te ferai trancher la tête.

Le pauvre homme prit le paquet dans un grand trouble, et retourna tout en larmes vers sa fille à laquelle il conta ce qui s'était passé; sa fille lui dit d'aller dormir, en lui promettant qu'elle arrangerait tout. Le lendemain, elle prit un morceau de bois, éveilla son père et lui dit:

—Prends cette allumette et porte-la à l'Empereur; qu'il m'y taille un fuseau, une navette et un métier, après cela je lui ferai ce qu'il a demandé.

Le pauvre homme suivit encore une fois le conseil de sa fille; il alla trouver l'Empereur, et lui récita tout ce qu'on lui avait appris.

Quand l'Empereur entendit cela, il fut étonné, et chercha ce qu'il pourrait faire; puis, prenant un verre à boire, il le donna au pauvre en disant:

—Prends ce verre, porte-le à ta fille, afin qu'elle m'épuise la mer et qu'elle en fasse un champ à labourer.

Le pauvre homme obéit en pleurant, et porta le verre à sa fille en lui redisant mot pour mot les paroles de l'Empereur. Et sa fille lui dit qu'il attendît au lendemain, et qu'elle arrangerait toute chose. Le lendemain matin elle appela son père, lui donna une livre d'étoupes, et lui dit:

—Porte ceci à l'Empereur pour qu'il étoupe toutes les sources et toutes les embouchures de tous les fleuves de la terre, après cela je lui dessécherai la mer.

Et le pauvre homme alla tout redire à l'Empereur.

Alors celui-ci vit bien que la demoiselle en savait plus que lui; il ordonna qu'on la fit venir, et, quand le père eut amené sa fille, et que tous deux eurent salué l'Empereur, ce dernier dit:

—Ma fille, devinez ce qu'on entend de plus loin. Et la demoiselle répondit:

—Gracieux Empereur, ce qu'on entend de plus loin, c'est le tonnerre et le mensonge.

Alors l'Empereur prit sa barbe dans sa main, et se tournant vers ses conseillers:

—Devinez, leur dit-il, combien vaut ma barbe.

Et, quand ils l'eurent tous estimée, l'un plus et l'autre moins, la demoiselle leur soutint en face qu'aucun d'eux n'avait deviné, et elle dit:

—La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans la sécheresse de l'été.

L'Empereur fut ravi, et dit:

—C'est elle qui a le mieux deviné.

Et il lui demanda si elle voulait être sa femme, ajoutant qu'il ne la lâcherait pas qu'elle n'eût consenti. La demoiselle s'inclina et dit:

[Illustration: La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans la sécheresse de l'été.]

—Gracieux Empereur, que ta volonté soit faite! Je te demande seulement d'écrire sur une feuille de papier, et de ta propre main, que si un jour tu deviens méchant pour moi, et que tu veuilles m'éloigner de toi et me renvoyer de ce château, j'aurai le droit d'emporter avec moi ce que j'aimerai le mieux.

L'Empereur y consentit, et lui en donna un écrit cacheté de cire rouge et timbré du grand sceau de l'Empire.

Après quelque temps il arriva en effet que l'Empereur devint si méchant pour sa femme, qu'il lui dit:

—Je ne veux plus que tu sois ma femme; quitte mon château, et va où tu voudras.

L'Impératrice répondit:

—Illustre Empereur, je t'obéirai; permets-moi seulement de passer encore une nuit ici; demain je partirai.

L'Empereur lui accorda cette demande, et alors l'Impératrice, avant de souper, mit dans le vin de l'eau-de-vie et des herbes odorantes; puis elle engagea l'Empereur à boire en lui disant:

—Bois, Empereur, et sois joyeux; demain nous nous quitterons, et, crois-moi, je serai plus gaie que le jour où je me suis mariée.

L'Empereur n'eut pas plutôt bu ce breuvage qu'il s'endormît; alors l'Impératrice le fit mettre dans une voiture qu'on tenait toute prête, et elle l'emmena dans une grotte taillée dans le rocher. Quand l'Empereur se réveilla dans cette grotte et vit où il se trouvait, il s'écria:

—Qui m'a conduit ici?

A quoi l'Impératrice répondit:

—C'est moi qui t'ai conduit ici.

Et l'Empereur lui dit:

—Pourquoi as-tu fait cela? Ne t'ai-je pas dit que tu n'étais plus ma femme?

Mais alors elle lui tendit la papier en disant:

—Il est vrai que tu m'as dit cela, mais vois ce que tu m'as accordé par ce papier. En te quittant, j'ai le droit d'emporter avec moi ce que j'aime le mieux dans ton château.

Quand l'Empereur entendit cela, il l'embrassa et retourna dans son château avec elle pour ne plus la quitter.

—A merveille, monsieur le conteur, lui dis-je; je retire ce que j'avais dit sur les dames de Dalmatie; en revanche, je vois qu'aux bords de l'Adriatique comme au Sénégal et peut-être ailleurs, ce sont les femmes qui sont maîtresses au logis. Ce n'est pas un mal. Heureuses celles qui exercent ce doux empire! plus heureux ceux qui se laissent gouverner!

—Pas du tout, reprit mon Dalmate toujours prêt à me donner un démenti; chez nous, ce sont les hommes qui sont maîtres à la maison; nous dînons seuls à table, et notre femme, debout, derrière nous, est là pour nous servir.

—Ceci ne prouve rien, répondis-je; il y a plus d'un homme qui, marié ou non, obéit à qui le sert; l'esclave n'est pas toujours celui qui porte la chaîne.

—S'il vous faut une preuve, s'écria mon incorrigible Dalmate, écoutez ce que mon père m'a conté. J'ai toujours soupçonné que l'excellent homme était le héros de cette histoire.

—Encore un conte! repris-je avec impatience.

—Seigneur, me dit-il, c'est le dernier et le meilleur; nous voici en vue des bouches du Danube, demain nous nous quitterons pour ne plus nous revoir ici-bas. Écoutez donc avec patience une dernière leçon.

LE LANGAGE DES ANIMAUX

Il y avait une fois un berger qui depuis de longues années servait son maître avec autant de zèle que de fidélité. Un jour qu'il gardait ses moutons, il entendit un sifflement qui venait du bois; ne sachant pas ce que c'était, il entra dans la forêt, suivant le bruit pour en connaître la cause. En approchant, il vit que l'herbe sèche et les feuilles tombées avaient pris feu, et au milieu d'un cercle de flammes il aperçut un serpent qui sifflait. Le berger s'arrêta pour voir ce que ferait le serpent, car autour de l'animal tout était en flammes, et le feu approchait de plus en plus.

Dès que le serpent aperçut le berger, il lui cria: «Au nom de Dieu, berger, sauve-moi de ce feu!» Le berger lui tendit son bâton par-dessus la flamme; le serpent s'enroula autour du bâton et monta jusqu'à la main du berger; de la main il glissa jusqu'au cou et l'entoura comme un collier. Quand le berger vit cela, il eut peur et dit au serpent:

—Malheur à moi! t'ai-je donc sauvé pour ma perte?

L'animal lui répondit:

—Ne crains rien, mais reporte-moi chez mon père, le roi des serpents.

Le berger commença de s'excuser sur ce qu'il ne pouvait laisser ses moutons sans gardien; mais le serpent lui dit:

—Ne l'inquiète en rien de ton troupeau; il ne lui arrivera point de mal; va seulement aussi vite que tu pourras.

Le berger se mit à courir dans le bois avec le serpent au cou, jusqu'à ce qu'enfin il arriva à une porte qui était faite de couleuvres entrelacées. Le serpent siffla, aussitôt les couleuvres se séparèrent, puis il dit au berger:

—Quand nous serons au château, mon père t'offrira tout ce que tu peux désirer: argent, or, bijoux, et tout ce qu'il y a de précieux sur la terre; n'accepte rien de tout cela; demande-lui de comprendre le langage des animaux. Il te refusera longtemps cette faveur, mais à la fin il te l'accordera.

Tout en parlant, ils arrivèrent au château, et le père du serpent lui dit en pleurant:

—Au nom de Dieu, mon enfant, où étais-tu?

Le serpent lui raconta comment il avait été entouré par le feu, et comment le berger l'avait sauvé. Le roi des serpents se tourna alors vers le berger et lui dit:

—Que veux-tu que je te donne pour avoir sauvé mon enfant?

—Apprends-moi la langue des animaux, répondit le berger, je veux causer, comme toi, avec toute la terre.

Le roi lui dit:

—Cela ne vaut rien pour toi, car, si je te donnais d'entendre ce langage, et que tu en dises rien à personne, tu mourrais aussitôt; demande-moi quelque autre chose qui te serve davantage, je te la donnerai.

Mais le berger lui répondit:

—Si tu veux me payer, apprends-moi le langage des animaux, sinon, adieu et que le ciel te protège: je ne veux pas autre chose.

Et il fit mine de sortir. Alors le roi le rappela en disant:

—Arrête, et viens ici, puisque tu le veux absolument. Ouvre la bouche.

Le berger ouvrit la bouche, le roi des serpents y souffla, et lui dit:

—Maintenant souffle à ton tour dans la mienne.

Et quand le berger eut fait ce qu'on lui ordonnait, le roi des serpents lui souffla une seconde fois dans la bouche. Et, quand ils eurent ainsi soufflé chacun par trois fois, le roi lui dit:

—Maintenant tu entends la langue des animaux; que Dieu t'accompagne; mais, si tu tiens à la vie, garde-toi de jamais trahir ce secret, car, si tu en dis un mot à personne, tu mourras à l'instant.

Le berger s'en retourna. Comme il passait dans le bois, il entendit ce que disaient les oiseaux, et le gazon, et tout ce qui est sur la terre. En arrivant à son troupeau, il le trouva complet et en ordre; alors il se coucha par terre pour dormir. A peine était-il étendu, que voici deux corbeaux qui viennent se poser sur un arbre, et qui se mettent à dire dans leur langage:

—Si ce berger savait qu'à l'endroit où est cet agneau noir il y a sous la terre un caveau tout plein d'or et d'argent!

Aussitôt que le berger entendit cela, il alla trouver son maître, prit une voiture avec lui, et en creusant ils trouvèrent la porte du caveau, et ils emportèrent le trésor.

Le maître était un honnête homme, il laissa tout au berger en lui disant:

—Mon fils, ce trésor est à toi, car c'est Dieu qui te l'a donné.

Le berger prit le trésor, bâtit une maison, et, s'étant marié, il vécut joyeux et content: il fut bientôt le plus riche non seulement du village, mais des environs.

A dix lieues à la ronde, on n'en eût pas trouvé un second à lui comparer. Il avait des troupeaux de moutons, de boeufs, de chevaux, et chaque troupeau avait son pasteur; il avait, en outre, beaucoup de terres et de grandes richesses. Un jour, justement la veille de Noël, il dit à sa femme:

—Prépare le vin et l'eau-de-vie et tout ce qu'il faut; demain nous irons à la ferme, et nous porterons tout cela aux bergers pour qu'ils se divertissent.

La femme suivit cet ordre et prépara tout ce qu'on avait commandé. Le lendemain, quand ils furent à la ferme, le maître dit le soir aux bergers:

—Amis, rassemblez-vous, mangez, buvez, amusez-vous: je veillerai cette nuit pour garder les troupeaux à votre place.

Il fit comme il avait dit, et garda les troupeaux. Quand vint minuit, les loups se mirent à hurler et les chiens à aboyer; les loups disaient dans leur langue:

—Laissez-nous venir et faire un dommage; il y aura de la viande pour vous.

Et les chiens répondaient dans leur langue:

—Venez, nous voulons nous rassasier une bonne fois.

Mais parmi ces chiens il y avait un vieux dogue qui n'avait plus que deux crocs dans la gueule, celui-là disait aux loups:

—Tant qu'il me restera mes deux crocs dans la gueule, vous ne ferez pas de tort à mon maître.

Le père de famille avait entendu et compris tous ces discours. Quand vint le matin, il ordonna de tuer tous les chiens et de ne laisser en vie que le vieux dogue. Les valets étonnés disaient:

—Maître, c'est grand dommage.

Mais le père de famille répondait:

—Faites ce que je dis.

Il se disposa à retourner chez lui avec sa femme, et tous deux se mirent en route; le mari monté sur un beau cheval gris, la femme assise sur une haquenée qu'elle couvrait tout entière des longs plis de sa robe. Pendant qu'ils marchaient, il arriva que le mari prit de l'avance, et que la femme resta en arrière. Le cheval se retourna et dit à la jument:

—En avant! plus vite! pourquoi ralentir?

La haquenée lui répondit:

—Oui, cela t'est facile, toi qui ne portes que le maître; mais, moi, avec ma maîtresse, je porte des colliers, des bracelets, des jupes et des jupons, des clefs et des sacs à n'en plus finir. Il faudrait quatre boeufs pour traîner tout cet attirail de femme.

Le mari se retourna en riant; la femme, en ayant fait la remarque, poussa la jument et, après avoir rejoint son époux, lui demanda pourquoi il avait ri.

—Mais pour rien; une folie qui m'a passé par l'esprit.

La femme ne trouva pas la réponse bonne, elle pressa son mari pour lui dire pourquoi il avait ri. Mais il résista, et lui dit:

—Laisse-moi en paix, femme; qu'est-ce que cela te fait? Bon Dieu! je ne sais pas moi-même pourquoi j'ai ri.

Plus il se défendait, plus elle insistait pour connaître la cause de sa gaieté. A la fin, il lui dit:

—Sache donc que, si je révélais ce qui m'a fait rire, je mourrais à l'instant même.

Mais cela n'arrêta pas la dame; plus que jamais elle tourmenta son mari pour qu'il parlât.

Il arrivèrent à la maison. En descendant de cheval, le mari commanda qu'on lui fit une bière; quand elle fut prête, il la mit devant la maison et dit à sa femme:

—Vois, je vais entrer dans cette bière, je te dirai alors ce qui m'a fait rire; mais aussitôt que j'aurai parlé, je serai un homme mort.

Et alors il se mit dans la bière, et, comme il regardait une dernière fois autour de lui, voici le vieux chien de la ferme qui s'approche de son maître et qui pleure. Quand le pauvre homme vit cela, il appela sa femme et lui dit:

—Apporte un morceau de pain et donne-le au chien.

La femme jeta un morceau de pain au chien, qui ne le regarda même pas. Et voici le coq de la maison qui accourt et qui pique le pain, et le chien lui dit:

—Misérable gourmand, peux-tu manger quand tu vois que le maître va mourir!

Et le coq lui répondit:

—Qu'il meure, puisqu'il est assez sot pour cela. J'ai cent femmes; je les appelle toutes quand je trouve le moindre grain, et aussitôt qu'elles arrivent, c'est moi qui le mange; s'il y en avait une qui s'avisât de le trouver mauvais, je la corrigerais avec mon bec; et lui, qui n'a qu'une femme, il n'a pas l'esprit de la mettre à la raison!

Sitôt que le mari entend cela, il saute à bas de la bière, il prend un bâton et appelle sa femme dans la chambre:

—Viens, je le dirai ce que tu as si grande envie de savoir.

Et alors il la raisonne à coups de bâton en disant:

—Voilà, ma femme, voilà!

C'est de cette façon qu'il lui répondit, et jamais, depuis, la dame n'a demandé à son époux pourquoi il avait ri.

CONCLUSION

Telle fut la dernière histoire du Dalmate; ce fut aussi la dernière de celles que, ce jour-là, me conta le capitaine. Le lendemain, il y en eut d'autres, et d'autres encore le surlendemain. Le marin avait raison, sa bibliothèque était inépuisable, sa mémoire ne se troublait jamais, sa parole ne s'arrêtait pas; mais à toujours conter on ennuie le lecteur, d'ailleurs il faut garder quelque chose pour l'année prochaine. Peut-être alors, retrouverons-nous le capitaine, et demanderons-nous des leçons à sa douce sagesse.

En attendant, chers lecteurs, je me sépare de vous avec les adieux que m'adressait chaque jour l'excellent marin: «Mon ami, sois sage, obéis à ta mère, fais bien tes devoirs, afin que demain on te permette d'entendre mes contes; le plaisir n'est bon qu'après la peine: celui-là seul s'amuse qui a bien travaillé. Et maintenant, ajoutait-il en me prenant la main, je te recommande à Dieu.»

Adieu donc, amis lecteurs, comme disent nos vieux livres, adieu, amies lectrices; puisse la sagesse du capitaine Jean vous profiter assez pour rendre chacun de vous aussi bon et aussi laborieux que son père; aussi doux et aussi aimable que sa mère; c'est le dernier voeu de votre vieil ami.

LE CHATEAU DE LA VIE

I

Il y a quelques années que, me trouvant à Capri, la plus charmante des îles du golfe de Naples, par une de ces belles journées d'automne, qui sont pleines de calme et de lumière, j'eus le désir de me rendre en bateau à Paestum, en m'arrêtant à Amalfi et à Salerne. La chose était aisée; il y avait sur la plage des pêcheurs qui retournaient à terre et ne demandaient pas mieux que de prendre avec eux l'étranger. En entrant dans la barque, j'y trouvai quatre marins de bonne mine, bras nerveux, visages bronzés par le soleil, et au milieu d'eux une petite fille de huit ou dix ans, à la taille forte et cambrée, à la figure colorée, aux yeux noirs et vifs, qui tour à tour commandait ou priait l'équipage avec la majesté d'une Italienne ou la grâce d'un enfant. C'était la fille du patron; je n'en pus douter au fier sourire avec lequel il me la montra quand j'entrai dans le bateau. Une fois en mer, et chacun à la rame, comme je me trouvais seul à ne rien faire dans la barque, je pris l'enfant sur mes genoux pour causer avec elle et entendre de ses lèvres mignonnes ce patois napolitain qui sonne si doucement à l'oreille.

—Parlez-lui, Excellence, me cria le patron d'un air triomphant; ne craignez pas non plus d'écouter la marchesina; si petite qu'elle soit, elle est déjà savante comme un chanoine. Quand vous voudrez, elle vous dira l'histoire du roi de Starza Longa, qui marie sa fille à un serpent, ou celle de Vardiello, à qui sa sottise procure la fortune. Aimez-vous mieux la Biche enchantée, ou l'Ogre qui donne à Antuono de Maregliano le bâton qui fait son devoir, ou le Château de la Vie…?

—Va pour le Château de la Vie! m'écriai-je, afin d'interrompre un défilé de contes aussi nombreux que les grains d'un chapelet.

—Nunziata, mon enfant, dit le pêcheur d'un ton solennel, conte à Son Excellence l'histoire du Château de la Vie, telle que ta mère te l'a récitée tant de fois; et vous, ajouta-t-il en s'adressant aux rameurs, tâchez de ne pas trop battre l'eau, afin que nous puissions entendre.

C'est ainsi que, durant plus d'une heure, tandis que la barque glissait sans bruit sur l'onde immobile, et qu'un doux soleil d'octobre empourprait les montagnes et faisait scintiller la mer, tous les cinq, attentifs et silencieux, nous écoutions l'enfant qui nous parlait de féerie, au milieu d'une nature enchantée.

II

LE CHATEAU DE LA VIE

Il y avait une fois, commença gravement Nunziata, il y avait une fois à Salerne une bonne vieille, pêcheuse de profession, qui n'avait pour tout bien et pour tout appui qu'un garçon de douze ans, son petit-fils, pauvre orphelin dont le père avait été noyé dans un jour d'orage, et dont la mère était morte de chagrin. Gracieux, c'était le nom de l'enfant, n'aimait au monde que sa grand'mère: il la suivait tous les matins avant l'aube pour ramasser les coquillages, ou pour tirer le filet à la rive, en attendant qu'il fût assez fort pour aller lui-même à la pêche, et braver ces flots qui lui avaient tué tous les siens. Il était si beau, si bien fait, si avenant que, dès qu'il entrait dans la ville, avec sa corbeille de poissons sur la tête, chacun courait après lui; il avait vendu sa part avant même que d'arriver au marché.

Par malheur la grand'mère était bien vieille; elle n'avait plus qu'une dent au milieu de la bouche, sa tête branlait, ses yeux étaient si rouges, qu'elle n'y voyait plus. Chaque matin elle avait plus de peine à se lever que la veille, elle sentait qu'elle n'irait pas loin. Aussi, tous les soirs, avant que Gracieux s'enveloppât dans sa couverture pour dormir à terre, elle lui donnait de bons conseils pour le jour où il serait seul; elle lui disait quels pêcheurs il fallait voir et quels il fallait éviter; comment, en étant toujours doux et laborieux, prudent et résolu, il ferait son chemin dans le monde, et finirait par avoir à lui sa barque et ses filets; le pauvre garçon n'écoutait guère toute cette sagesse; dès que la vieille commençait à prendre le ton sérieux:

—Mère-grand, s'écriait l'enfant, mère-grand, ne me quitte pas. J'ai des bras, je suis fort, bientôt je pourrai travailler pour deux; mais si, en revenant de la mer, je ne te retrouve pas à la maison, comment veux-tu que je vive?

Et il l'embrassait en pleurant.

—Mon enfant, lui dit un jour la vieille, je ne te laisserai pas aussi seul que tu crains; après moi, tu auras deux protectrices que plus d'un prince t'envierait. Il y a déjà longtemps que j'ai obligé deux grandes dames qui ne t'oublieront pas quand l'heure sera venue de les appeler, et ce sera bientôt.

—Quelles sont ces deux dames? demanda Gracieux, qui n'avait jamais vu dans la cabane que des femmes de pêcheurs.

—Ce sont deux fées, répondit la grand'mère, deux grandes fées: la fée des eaux et la fée des bois. Écoute-moi bien, mon enfant; c'est un secret qu'il faut que je te confie, un secret que tu garderas comme je l'ai fait, et qui te donnera la fortune et le bonheur. Il y a dix ans, l'année même où mourut ton père, où ta mère aussi nous laissa, j'étais sortie avant le point du jour, pour surprendre les crabes endormis dans le sable; j'étais penchée à terre et cachée par un rocher, quand je vis un alcyon qui voguait doucement vers la plage. C'est un oiseau sacré qu'il faut toujours ménager; je le laissai donc aborder et ne remuai pas, de crainte de l'effaroucher. En même temps, d'une fente de la montagne je vis sortir et ramper sur le sable une belle couleuvre verte qui allongeait ses grands anneaux pour approcher de l'oiseau. Quand ils furent près l'un de l'autre, sans qu'aucun d'eux parut surpris de la rencontre, la couleuvre s'enroula autour du cou de l'alcyon, comme si elle l'eût embrassé tendrement; ils restèrent ainsi enlacés quelques minutes; puis ils se séparèrent brusquement, le serpent pour rentrer dans la pierre, l'oiseau pour se plonger dans la vague, qui l'emporta.

«Fort étonnée de ce que j'avais vu, je revins le lendemain à la même heure, et à la même heure aussi l'alcyon arriva sur le sable, la couleuvre sortit de sa retraite. C'étaient des fées, il n'était pas permis d'en douter, peut-être des fées enchantées à qui je pouvais rendre service. Mais que faire? Me montrer, c'était leur déplaire et m'exposer beaucoup; il valait mieux attendre une occasion favorable que le hasard amènerait sans doute. Pendant un mois je me tins en embuscade, assistant tous les matins au même spectacle, quand un jour j'aperçus un gros chat noir qui arrivait le premier au rendez-vous, et qui se cachait derrière le rocher, presque sous ma main. Un chat noir ne pouvait être qu'un enchanteur, d'après ce qu'on m'avait appris dans ma jeunesse: je me promis de le surveiller. Et, en effet, à peine l'alcyon et la couleuvre s'étaient-ils embrassés, que voici le chat qui se ramasse, se gonfle et s'élance sur ces innocents. Ce fut mon tour de me jeter sur le brigand, qui tenait déjà ses victimes entre ses griffes meurtrières; je le saisis malgré toutes ses convulsions, quoiqu'il me mit les mains en sang, et là, sans pitié, sachant à qui j'avais affaire, je pris le couteau qui me servait à ouvrir les châtaignes de mer, et je coupai au monstre la tête, les pattes et la queue, attendant avec confiance le succès de mon dévouement.

«Je n'attendis pas longtemps; dès que j'eus jeté à la mer le corps de la bête, je vis devant moi deux belles dames, l'une toute couronnée de plumes blanches, l'autre qui avait pour écharpe une peau de serpent; c'étaient, je te l'ai déjà dit, la fée des eaux et la fée des bois. Enchantées par un misérable génie qui avait surpris leur secret, il leur fallait rester alcyon et couleuvre jusqu'à ce qu'une main généreuse les affranchit; c'est à moi qu'elles devaient la liberté et la puissance.

«Demande-nous ce que tu voudras, me dirent-elles, tes voeux seront exaucés.»

«Je réfléchis que j'étais vieille et que j'avais assez souffert de la vie pour ne pas la recommencer, tandis que toi, mon enfant, un jour viendrait où rien ne serait trop beau pour ton désir, où tu voudrais être riche, noble, général, marquis, prince peut-être. «Ce jour-là, me dis-je, je pourrai tout lui donner, un seul moment d'un pareil bonheur me payera quatre-vingts ans de peine et de misère.» Je remerciai donc les fées et les priai de me garder leur bon vouloir pour l'heure où j'en aurais besoin. La fée des eaux ôta une petite plume de sa couronne; la fée des bois détacha une écaille de la peau du serpent.

«Bonne femme, me dirent-elles, quand tu voudras de nous, place cette plume et cette écaille dans un vase d'eau pure, en même temps appelle-nous en formant un voeu; fussions-nous au bout du monde, en un instant tu nous verras devant toi, prêtes à payer la dette d'aujourd'hui.»

«Je baissai la tête en signe de reconnaissance; quand je la relevai, tout avait disparu; même il n'y avait plus ni blessures ni sang à mes bras; j'aurais cru qu'un rêve m'avait trompée, si je n'avais eu dans la main l'écaille de la couleuvre et la plume de l'alcyon.

—Et ces trésors, dit Gracieux, où sont-ils, grand'-mère?

—Mon enfant, répondit la vieille, je les ai cachés avec soin, ne voulant te les montrer que le jour où tu serais un homme et en état de t'en servir; mais, puisque la mort va nous séparer, le moment est venu de te remettre ces précieux talismans. Tu trouveras au fond de la huche un coffret de bois caché sous des chiffons; dans ce coffret est une petite boîte de carton enveloppée d'étoupe; ouvre cette boîte, tu trouveras l'écaille et la plume soigneusement entourées de coton. Garde-toi de les briser, prends-les avec respect, je te dirai ce qui te reste à faire.»

Gracieux apporta la boîte à la pauvre femme, qui ne pouvait plus quitter son grabat; ce fut elle-même qui prit les deux objets.

—Maintenant, dit-elle à son fils en les lui remettant, place au milieu de la chambre une assiette pleine d'eau; au milieu de l'eau, dépose l'écaille et la plume, puis forme un voeu; demande la fortune, la noblesse, l'esprit, la puissance, tout ce que tu voudras, mon fils; seulement, comme je sens que je meurs, embrasse-moi, mon enfant, avant d'exprimer ce voeu qui nous séparera pour jamais, et reçois une dernière fois ma bénédiction. Ce sera un talisman de plus pour te porter bonheur.

Mais, à la surprise de la vieille, Gracieux ne vint ni l'embrasser ni lui demander sa bénédiction; il mit bien vite l'assiette pleine d'eau an milieu de la chambre, jeta la plume et l'écaille au milieu de l'assiette, et cria du fond du coeur: «Je veux que mère-grand vive toujours: parais, fée des eaux; je veux que mère-grand vive toujours: parais, fée des bois!»

Et alors voilà l'eau qui bouillonne, bouillonne, l'assiette devient un grand bassin que les murs de la chaumière ont peine à contenir, et du fond du bassin Gracieux voit sortir deux belles jeunes femmes, qu'à leur baguette il reconnut de suite pour des fées. L'une avait une couronne de feuilles de houx mêlées de grains rouges, avec des pendants d'oreilles en diamants qui ressemblaient à des glands dans leur coupe; elle était vêtue d'une robe verte comme la feuille d'olive, et par-dessus elle avait une peau tigrée qui se nouait en écharpe sur l'épaule droite: c'était la fée des bois. Quant à la fée des eaux, elle avait une coiffure de roseaux, avec une robe blanche toute bordée de plumes de grèbes, et une écharpe bleue qui par moments se relevait sur sa tête et se gonflait comme la voile d'un navire. Si grandes dames qu'elles fussent, toutes deux regardèrent en souriant Gracieux, qui s'était réfugié dans les bras de sa grand'mère, et qui tremblait de peur et d'admiration.

[Illustration: Du fond du bassin Gracieux vit sortir deux belles jeunes femmes, qu'à leur baguette il reconnut pour des fées.]

«Nous voici, mon enfant, dit la fée des eaux, qui prit la parole comme la plus âgée; nous avons entendu ce que tu disais; le voeu que tu as formé te fait honneur; mais, si nous pouvons t'aider dans le projet que tu as conçu, toi seul tu peux l'exécuter. Nous pouvons bien prolonger de quelque temps l'existence de ta grand'mère; mais, pour qu'elle vive toujours, il te faut aller au Château de la Vie, à quatre grandes journées d'ici, du côté de la Sicile. Là se trouve la fontaine d'immortalité. Si tu peux accomplir chacune de ces quatre journées sans te détourner de ton chemin, si, arrivé au château, tu peux répondre aux trois questions que t'adressera une voix invisible, tu trouveras là-bas ce que tu désires; mais, mon enfant, réfléchis bien avant de prendre ce parti, car il y a plus d'un danger sur la route. Si une seule fois tu manques d'atteindre le but de ta journée, non seulement tu n'obtiendras pas ce que tu souhaites, mais tu ne sortiras jamais de ce pays, d'où nul n'est revenu.

—Je pars, Madame, répondit Gracieux.

—Mais, dit la fée des bois, tu es bien jeune, mon enfant, et tu ne connais pas même le chemin.

—N'importe! reprit Gracieux; vous ne m'abandonnerez pas, belles dames, et, pour sauver ma grand'mère, j'irais au bout du monde.

—Attends, dit la fée des bois; et, détachant le plomb d'une vitre brisée, elle le mit dans le creux de sa main.

Et voici le plomb qui se met à fondre et à bouillir sans que la fée paraisse incommodée de la chaleur, puis elle jette sur le foyer le métal, qui s'y fige en mille formes variées.

—Que vois-tu dans tout cela? dit la fée à Gracieux.

—Madame, répondit-il, après avoir regardé avec attention, il me semble que j'aperçois un chien épagneul avec une grande queue et de grandes oreilles.

—Appelle-le, dit la fée?

Aussitôt voilà qu'on entend aboyer, et que du milieu du métal sort un chien noir et couleur de feu, qui se met à gambader et à sauter autour de Gracieux.

—Ce sera ton compagnon, dit la fée; tu le nommeras Fidèle; il te montrera la route, mais je te préviens que c'est à toi de le conduire, et non pas à lui de te mener. Si tu le fais obéir, il te servira; si tu lui obéis, il te perdra.

—Et moi, dit la fée des eaux, ne te donnerai-je rien, mon pauvre
Gracieux?

Et, regardant autour d'elle, la dame vit à terre un morceau de papier que de son pied mignon elle poussa dans le foyer. Le papier prit feu; quand la flamme fut passée, on vit des milliers de petites étincelles qui couraient l'une après l'autre, comme des nonnes qui à la nuit de Noël se rendent à la chapelle, ayant chacune un cierge en main. La fée suivit d'un oeil curieux toutes ces étincelles; quand la dernière fut près de s'éteindre, elle souffla sur le papier; soudain on entendit un petit cri d'oiseau; une hirondelle sortit tout effrayée, alla se heurter à tous les coins de la chambre et finit par s'abattre sur l'épaule de Gracieux.

—Ce sera ta compagne, dit la fée des eaux, tu la nommeras Pensive; elle te montrera la route, mais je te préviens que c'est à toi de la conduire, et non pas à elle de te mener. Si tu la fais obéir, elle te servira; si tu lui obéis, elle te perdra.

—Remue cette cendre noire, ajouta la bonne fée des eaux, peut-être y trouveras-tu quelque chose.

Gracieux obéit; sous la cendre du papier, il prit un flacon de cristal de roche qui brillait comme du diamant; c'est là-dedans, lui dit la fée, qu'il devait recueillir l'eau d'immortalité: elle eût brisé tout vase fait de la main des hommes. A côté du flacon, Gracieux trouva un poignard à lame triangulaire. C'était bien autre chose que le stylet de son père le pêcheur auquel on lui défendait de toucher; avec cette arme on pouvait braver le plus fier ennemi.

—Ma soeur, vous ne serez pas plus généreuse que moi, dit l'autre fée; et, prenant une paille de la seule chaise qu'il y eut dans la maison, elle souffla dessus. La paille se gonfla aussitôt, et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, forma une carabine admirable, tout incrustée de nacre et d'or; une seconde paille donna une cartouchière que Gracieux se mit autour du corps et qui lui allait à merveille: on eût dit d'un prince qui partait en chasse. Il était si beau que sa grand'mère en pleurait de joie et d'attendrissement.

Les deux fées disparues, Gracieux embrassa la bonne vieille, en lui recommandant bien de l'attendre, et il se mit à deux genoux pour lui demander sa bénédiction. L'aïeule lui fit un beau sermon pour lui recommander d'être patient, juste, charitable, et surtout de ne jamais s'écarter du droit chemin, «non pas pour moi, ajouta la vieille, qui accepte la mort de grand coeur, et qui regrette le voeu que tu as formé, mais pour toi, mon enfant, pour que tu reviennes; je ne veux pas mourir sans que tu me fermes les jeux».

Il était tard; Gracieux se coucha par terre, trop agité, à ce qu'il croyait, pour s'assoupir. Mais le sommeil l'eût bientôt surpris; il dormit toute la nuit, tandis que la pauvre grand'mère regardait la figure de son cher enfant éclairée par la lueur vacillante de la lampe, et ne pouvait se lasser de l'admirer en soupirant.

III

De grand matin, quand l'aube pointait à peine, l'hirondelle se mit à gazouiller et Fidèle à tirer la couverture: «Partons, maître, partons, disaient les deux compagnons dans leur langage que Gracieux entendait par le don des fées; déjà la mer blanchit à la plage, l'oiseau chante, la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est temps.»

Gracieux embrassa une dernière fois sa vieille amie et prit le chemin qui mène à Paestum; Pensive voltigeait de droite et de gauche en chassant les moucherons; Fidèle caressait son jeune maître ou courait devant lui.

Ils n'étaient pas encore à deux lieues de la ville, que Gracieux vit Fidèle qui causait avec les fourmis. Elles marchaient en bandes régulières, traînant avec elles toutes leurs provisions.

—Où allez-vous? leur demanda Gracieux; et elles répondirent:

—Au Château de la Vie.

Un peu plus loin, Pensive rencontra les cigales, qui s'étaient mises aussi en voyage, avec les abeilles et les papillons; tous allaient au Château de la Vie, pour boire à la fontaine d'immortalité. On marcha de compagnie, comme gens qui suivent la même route. Pensive présenta à Gracieux un jeune papillon qui bavardait avec agrément. L'amitié vient vite dans la jeunesse; au bout d'une heure, les doux compagnons étaient inséparables.

Aller tout droit n'est pas le goût des papillons; aussi l'ami de Gracieux se perdait-il sans cesse au milieu des herbes; Gracieux, qui de sa vie n'avait été libre, et qui n'avait jamais vu tant de fleurs ni tant de soleil, suivait tous les zigzags du papillon, il ne s'inquiétait pas plus de la journée que si elle ne devait jamais finir. Mais au bout de quelques lieues son nouvel ami se sentit fatigué.

—N'allons pas plus loin, disait-il à Gracieux; vois comme cette nature est belle; que ces fleurs sentent bon! comme ces champs embaument! restons ici; c'est ici qu'est la vie.

—Marchons, disait Fidèle, la journée est longue et nous ne sommes qu'au début.

—Marchons, disait Pensive, le ciel est pur, l'horizon infini; allons toujours en avant.

Gracieux, rentré en lui-même, fit de sages raisonnements au papillon qui voltigeait toujours de droite et de gauche, ce fut en vain.

—Que m'importe? disait l'insecte; hier j'étais chenille, ce soir je ne serai rien, je veux jouir aujourd'hui. Et il s'abattit sur une rose de Paestum toute grande ouverte.

Le parfum était si fort que le pauvre papillon en fut asphyxié; Gracieux essaya en vain de le rappeler à la vie, et, après l'avoir pleuré, il le mit avec une épingle à son chapeau comme une cocarde.

Vers midi, ce fut le tour des cigales de s'arrêter.

—Chantons, disaient-elles; la chaleur va nous accabler, si nous luttons contre la force du jour. Il est si bon de vivre dans un doux repos! Viens, Gracieux, nous t'égayerons, et tu chanteras avec nous.

—Écoutons-les, disait Pensive, elles chantent si bien!

Mais Fidèle ne voulait pas s'arrêter; il avait du feu dans les veines, il jappa tant et tant, que Gracieux oublia les cigales pour courir après l'importun.

Le soir venu, Gracieux rencontra la mouche à miel toute chargée de butin.

—Où vas-tu? lui dit-il.

—Je retourne chez moi, répondit l'abeille, et ne veux pas quitter ma ruche.

—Eh quoi! reprit Gracieux, laborieuse comme tu es, vas-tu faire comme la cigale et renoncer à ta part d'immortalité?

—Ton Château est trop loin, répondit l'abeille, je n'ai pas ton ambition. Mon oeuvre de chaque jour me suffit, je ne comprends rien à tes voyages; pour moi, le travail, c'est la vie.

Gracieux fut un peu ému d'avoir perdu dès le premier jour tant de compagnons de route; mais, en pensant avec quelle facilité il avait fourni la première étape, son coeur fut plein de joie; il caressa Fidèle, attrapa des mouches que Pensive lui prenait dans la main, et s'endormit plein d'espoir en rêvant à sa grand'mère et aux deux fées.

IV

Le lendemain, dès l'aurore, Pensive avertit son jeune maître.

—Partons, disait-elle. Déjà la mer blanchit à la plage, l'oiseau chante, la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est temps.

—Un moment, répondait Fidèle; la journée n'est pas longue; avant midi nous verrons les temples de Paestum, où nous devons nous arrêter ce soir.

—Les fourmis sont déjà en route, reprenait Pensive: le chemin est plus difficile qu'hier et le temps plus lourd; partons.

Gracieux avait vu en songe sa grand'mère qui lui souriait; aussi se mit-il en marche avec une ardeur plus vive que la veille. Le jour était splendide: à droite, la mer qui poussait doucement ses vagues bleuâtres et les déroulait sur le sable en murmurant; à gauche, dans le lointain, des montagnes bordées d'une teinte rosée; dans la plaine, de grandes herbes toutes parsemées de fleurs, un chemin planté d'aloès, de jujubiers et d'acanthes; en face, un horizon sans nuages. Gracieux, ravi de plaisir et d'espérance, se croyait déjà au but du voyage. Fidèle bondissait au milieu des champs et mettait en fuite les perdrix effrayées; Pensive se perdait dans le ciel et jouait avec la lumière. Tout à coup, au milieu des roseaux, Gracieux aperçut une belle chevrette qui le regardait avec des yeux languissants, comme si elle l'appelait. L'enfant s'approcha; la chevrette bondit, mais sans s'éloigner de beaucoup. Trois fois elle recommença le même manège, comme si elle agaçait Gracieux.

—Suivons-la, dit Fidèle; je lui couperai le chemin, nous l'aurons bientôt prise.

—Où est Pensive? dit l'enfant.

—Qu'importe, maître? reprit Fidèle; c'est l'affaire d'un instant.
Fiez-vous à moi, je suis né pour la chasse; la chevrette est à nous.

Gracieux ne se le fit pas dire deux fois; tandis que Fidèle faisait un détour, il courut après la chevrette, qui s'arrêtait entre les arbres, comme pour se laisser prendre, et bondissait dès que la main du chasseur l'effleurait. «Courage, maître!» cria Fidèle en débusquant; mais d'un coup de tête chevrette lança le chien en l'air et s'enfuit plus vite que le vent.

Gracieux s'élança à sa poursuite; Fidèle, les yeux et la gueule enflammés, courait et jappait comme un furieux; ils franchissaient fossés, sillons, branchages, sans que rien arrêtât leur audace. La chevrette fatiguée perdait du terrain; Gracieux redoublait d'ardeur, déjà il étendait la main pour saisir sa proie, quand tout à coup, le sol lui manquant sous les pieds, il roula avec son imprudent compagnon dans un piège qu'on avait couvert de feuillages.

Il n'était pas remis de sa chute, que la chevrette s'approchant du bord leur cria:

—Vous êtes trahis; je suis la femme du roi des loups qui vous mangera tous les deux.

Disant cela, elle disparut.

—Maître, dit Fidèle, la fée avait raison en vous recommandant de ne pas me suivre; nous avons fait une sottise, c'est moi qui vous ai perdu.

—Au moins, dit Gracieux, nous défendrons notre vie.

Et, prenant sa carabine, il y mit double charge pour attendre le roi des loups.

Plus calme alors, il regarda la fosse profonde où il était tombé; elle était trop haute pour qu'il en pût sortir, c'est dans ce trou qu'il lui fallait recevoir la mort. Fidèle comprit les regards de son ami.

—Maître, dit-il, si vous me preniez dans vos bras et si vous me lanciez de toutes vos forces, peut-être arriverais-je au bord; une fois dehors je vous aiderais.

Gracieux n'avait pas grand espoir. Trois fois il essaya de pousser Fidèle, trois fois le pauvre animal retomba; enfin, au quatrième effort, le chien attrapa quelques racines, et s'aida si bien de la gueule et des pattes, qu'il sortit de ce tombeau. Aussitôt il poussa dans la fosse des branches coupées qui se trouvaient au bord:

—Maître, dit-il, fichez ces branches dans la terre et faites-vous une échelle. Pressez-vous, pressez-vous, ajouta-t-il, j'entends les hurlements du roi des loups.

Gracieux était adroit et agile. La colère doubla ses forces; en moins d'un instant il fut dehors. Là, il assura son poignard dans sa ceinture, changea la capsule de sa carabine, et, se plaçant derrière un arbre, il attendit de pied ferme l'ennemi.

Soudain il entendit un cri effroyable: une bête horrible, avec des crocs grands comme les défenses d'un sanglier, accourait sur lui par bonds énormes; Gracieux l'ajusta d'une main émue, et tira. Le coup avait porté, l'animal tourna sur lui-même en hurlant; mais aussitôt il reprit son élan, «Rechargez votre carabine, pressez-vous, maître», cria Fidèle, qui se jeta courageusement à la face du monstre, et le prit au cou à belles dents.

Le loup n'eut qu'à secouer la tête pour jeter à terre le pauvre chien, il l'eût avalé d'une bouchée, si Fidèle ne lui eût glissé dans la gueule en y laissant une oreille. Ce fut le tour de Gracieux de sauver son compagnon; il s'avança hardiment et lira son second coup, en visant à l'épaule. Le loup tomba; mais, se relevant par un effort suprême, il se jeta sur le chasseur, qu'il renversa sous lui. En recevant ce choc terrible, Gracieux se crut perdu; mais, sans perdre courage, et appelant les bonnes fées à son aide, il prit son poignard et l'enfonça dans le coeur de l'animal, qui, prêt à dévorer son ennemi, tout à coup tendit les membres et mourut.

Couvert de sang et d'écume, Gracieux se releva tout tremblant et s'assit sur un arbre renversé. Fidèle se traîna près de lui sans oser le caresser, car il sentait combien il était coupable.

—Maître, disait-il, qu'allons-nous devenir? La nuit approche, et nous sommes si loin de Paestum!

—Il faut partir, s'écria l'enfant; et il se leva; mais il était si faible qu'il fut obligé de se rasseoir.

Une soif brûlante le dévorait; il avait la fièvre, tout tournait autour de lui. Alors, songeant à sa grand'mère, il se mit à pleurer. Avoir oublié sitôt de si belles promesses et mourir dans ce pays d'où l'on ne revient pas, tout cela pour les beaux yeux d'une chevrette: quels remords avait le pauvre Gracieux! Comme elle finissait tristement, cette journée si bien commencée!

Bientôt on entendit des hurlements sinistres; c'étaient les frères du roi des loups qui l'appelaient et qui accouraient à son secours. Gracieux embrassa Fidèle, c'était son seul ami; il lui pardonna une imprudence qu'ils allaient tous deux payer de la vie; puis il coula un lingot dans sa carabine, fit sa prière aux bonnes fées, leur recommanda sa grand'mère et se disposa à mourir.

—Gracieux! Gracieux! où êtes-vous? cria une petite voix qui ne pouvait être que celle de Pensive.

Et l'hirondelle vint, en voltigeant, se poser sur la tête de son maître.

—Du courage! disait-elle; les loups sont encore loin. Il y a tout près d'ici une source pour étancher votre soif et arrêter le sang de vos blessures, et j'ai vu dans les herbes un sentier caché qui peut nous conduire à Paestum.

Gracieux et Fidèle se traînèrent jusqu'au ruisseau, tremblants de crainte et d'espérance; puis ils s'engagèrent dans le chemin couvert, un peu ranimés par le doux gazouillement de Pensive. Le soleil était couché; on marcha dans l'ombre pendant quelques heures, et, quand la lune se leva, on était hors de danger. Restait une route pénible et dangereuse pour qui n'avait plus l'ardeur du matin: des marais à traverser, des fossés à franchir, des fourrés où l'on se déchirait la figure et les mains; mais, en songeant qu'il pouvait réparer sa faute et sauver sa grand'mère. Gracieux avait le coeur si léger, qu'à chaque pas ses forces redoublaient avec son espoir. Enfin, après mille fatigues, on arriva à Paestum comme les étoiles allaient marquer minuit.

Gracieux se jeta sur une dalle du temple de Neptune, et, après avoir remercié Pensive, il s'endormit ayant à ses pieds Fidèle, meurtri, sanglant et silencieux.

V

Le sommeil ne fut pas long; Gracieux était debout avant le jour, qui se faisait attendre. En descendant les marches du temple, il vit les fourmis qui avaient élevé un monceau de sable, et qui y enterraient les grains de la moisson nouvelle. Toute la république était en mouvement. Chaque fourmi allait, venait, parlait à sa voisine, recevait ou donnait des ordres; on traînait des brins de paille, on voiturait de petits morceaux de bois, on emportait des mouches mortes, on entassait des provisions: c'était tout un établissement pour l'hiver.

—Eh quoi! dit Gracieux aux fourmis, n'allez-vous plus au Château de la
Vie? Renoncez-vous à l'immortalité?

—Nous avons assez travaillé, lui répondit une des ouvrières; le jour de la récolte est venu. La route est longue, l'avenir incertain, et nous sommes riches. C'est aux fous à compter sur le lendemain, le sage use de l'heure présente; quand on a honnêtement amassé, la vraie philosophie, c'est de jouir.

Fidèle trouva que la fourmi avait raison; mais, comme il n'osait plus donner de conseils, il se contenta de secouer la tête en partant; Pensive, au contraire, dit que la fourmi n'était qu'une égoïste; s'il n'y avait qu'à jouir dans la vie, le papillon était plus sage qu'elle. En même temps, et plus vive que jamais, Pensive s'envola à tire-d'aile pour éclairer le chemin.

Gracieux marchait en silence. Honteux des folies de la veille, quoiqu'il regrettât un peu la chevrette, il se promettait que, le troisième jour, rien ne le détournerait de sa route. Fidèle, l'oreille déchirée, suivait en boitant son jeune maître, et ne semblait pas moins rêveur que lui. Vers midi on chercha un lieu favorable pour s'arrêter quelques instants. Le temps était moins brûlant que la veille, il semblait qu'on eût changé de pays et de saison. La route traversait des prés récemment fauchés pour la seconde fois, ou de beaux vignobles chargés de raisin; elle était bordée de grands figuiers tout couverts de fruits où bourdonnaient des milliers d'insectes; il y avait à l'horizon des vapeurs dorées, l'air était doux et tiède; tout invitait au repos.

Dans la plus belle des prairies, auprès d'un ruisseau qui répandait au loin la fraîcheur, à l'ombre des platanes et des frênes, Gracieux aperçut un troupeau de buffles qui ruminaient. Mollement couchés à terre, ils faisaient cercle autour d'un vieux taureau qui semblait leur chef et leur roi. Gracieux s'en approcha civilement et fut reçu avec politesse. D'un signe de tête on l'invita à s'asseoir, on lui montra de grandes jattes pleines de fromages et de lait. Notre voyageur admirait le calme et la gravité de ces paisibles et puissants animaux. On eût dit autant de sénateurs romains sur leurs chaises curules. L'anneau d'or qu'ils portaient au nez ajoutait encore à la majesté de leur aspect. Gracieux, qui se sentait plus calme et plus rassis que la veille, songeait malgré lui qu'il serait bon de vivre au sein de cette paix et de cette abondance; si le bonheur était quelque part, c'était là sans doute qu'il fallait le chercher.

Fidèle partageait l'avis de son maître. On était au moment où les cailles passent en Afrique; la terre était couverte d'oiseaux fatigués qui reprenaient des forces avant de traverser la mer. Fidèle n'eut qu'à se baisser pour faire une chasse de prince; repu de gibier, il se coucha aux pieds de Gracieux, et se mit à ronfler.

Quand les buffles eurent fini de ruminer, Gracieux, qui jusque-là avait craint d'être indiscret, engagea la conversation avec le taureau, qui montrait un esprit cultivé et qui avait une grande expérience.

—Êtes-vous, lui demanda-t-il, les maîtres de ce riche domaine?

—Non, répondit le vieux buffle; nous appartenons, comme tout le reste, à la fée Crapaudine, reine des Tours Vermeilles, la plus riche de toutes les fées.

—Qu'exige-t-elle de vous? reprit Gracieux.

—Rien que de porter cet anneau d'or au nez, et de lui payer une redevance de laitage, reprit le taureau; tout au plus de lui donner de temps en temps quelqu'un de nos enfants pour régaler ses hôtes. A ce prix nous jouissons de notre abondance dans une parfaite sécurité; aussi n'avons-nous rien à envier sur la terre; il n'est personne de plus heureux que nous.

—N'avez-vous jamais entendu parler du Château de la Vie et de la Fontaine d'immortalité? dit timidement Gracieux, qui, sans savoir pourquoi, rougissait de faire cette question.

—Chez nos pères, répondit le taureau, il y avait quelques anciens qui parlaient encore de ces chimères; plus sages que nos aïeux, nous savons aujourd'hui qu'il n'y a d'autre bonheur que de ruminer et de dormir.

Gracieux se leva tristement pour se remettre en chemin et demanda ce que c'était que ces tours carrées et rougeâtres qu'il apercevait dans le lointain.

—Ce sont les Tours Vermeilles, répondit le taureau; elles ferment la route; il vous faut passer par le château de Crapaudine pour continuer votre voyage. Vous verrez la fée, mon jeune ami, elle vous offrira l'hospitalité et la fortune. Faites comme vos devanciers, croyez-moi; tous ont accepté les bienfaits de notre maîtresse, tous se sont bien trouvés de renoncer à leurs rêves pour vivre heureux.

—Et que sont-ils devenus? demanda Gracieux.

—Ils sont devenus buffles comme nous, reprit tranquillement le taureau, qui, n'ayant pas achevé sa sieste, baissa la tête et s'endormit.

Gracieux tressaillit et réveilla Fidèle, qui ne se leva qu'en grommelant. Il appela Pensive; Pensive ne répondît pas: elle causait avec une araignée qui avait étendu entre deux branches de frêne une grande toile qui brillait au soleil et qui était pleine de moucherons.

—Pourquoi, disait l'araignée à l'hirondelle, pourquoi ce long voyage? à quoi bon changer de climat et attendre ta vie du soleil, du temps ou d'un maître? Regarde-moi, je ne dépends de personne et tire tout de moi-même. Je suis ma maîtresse, je jouis de mon art et de mon génie: c'est à moi que je ramène le monde, rien ne peut troubler ni mes calculs ni un bonheur que je ne dois qu'à moi seule.

[Illustration: Crapaudine tendit ses quatre doigts au pauvre garçon, qui, par respect, fut obligé de les porter à ses lèvres en s'inclinant.]

Trois fois Gracieux appela Pensive qui ne l'entendait pas; elle était en admiration devant sa nouvelle amie. A chaque instant quelque moucheron étourdi se jetait dans la toile, et chaque fois l'araignée, en hôtesse attentive, offrait la proie nouvelle à sa compagne étonnée, quand tout à coup un souffle passa, un souffle si léger que la plume de l'hirondelle n'en fut pas même effleurée. Pensive chercha l'araignée; la toile était jetée aux vents, et la pauvre bestiole pendait par une patte à son dernier fil, quand un oiseau l'emporta en passant.

VI

Remis en marche, on arriva en silence au palais de Crapaudine; Gracieux fut introduit en grande cérémonie par deux beaux lévriers caparaçonnés de pourpre et portant au cou de larges colliers étincelants de rubis. Après avoir traversé un grand nombre de salles toutes pleines de tableaux, de statues, d'étoffes d'or et de soie, de coffres où l'argent et les bijoux débordaient, Gracieux et ses compagnons entrèrent dans un temple rond qui était le salon de Crapaudine. Les murs en étaient de lapis; la voûte, d'émail azuré, était soutenue par douze colonnes cannelées en or massif, qui portaient pour chapiteaux des feuilles d'acanthe en émail blanc bordées d'or. Sur un large fauteuil de velours était placé un crapaud gros comme un lapin: c'était la déesse du lieu. Drapée dans un grand manteau d'écarlate tout bordé de paillettes éclatantes, l'aimable Crapaudine avait sur la tête un diadème de rubis dont l'éclat animait un peu ses grosses joues marbrées de jaune et de vert. Sitôt qu'elle aperçut Gracieux, elle lui tendit ses quatre doigts tout couverts de bagues; le pauvre garçon fut obligé, par respect, de les portera à ses lèvres en s'inclinant.

—Mon ami, lui dit la fée avec une voix rauque qu'elle essayait d'adoucir, je t'attendais, je ne veux pas être moins généreuse pour toi que ne l'ont été mes soeurs. En venant jusqu'à moi, tu as vu une faible part de mes richesses. Ce palais avec ses tableaux, ses statues, ses coffres pleins d'or, ces domaines immenses, ces troupeaux innombrables, tout cela est à toi, si tu veux; il ne tient qu'à toi d'être le plus riche et le plus heureux des hommes.

—Que faut-il faire pour cela? demanda Gracieux tout ému.

—Moins que rien, répondit la fée: me hacher en cinquante morceaux et me manger à belles dents. Ce n'est pas là chose effrayante, ajouta-t-elle avec un sourire; et, regardant Gracieux avec des yeux encore plus rouges que de coutume, Crapaudine se mit à baver agréablement.

—Peut-on au moins vous assaisonner? dit Pensive, qui n'avait pu regarder sans envie les beaux jardins de la fée.

—Non, dit Crapaudine, il faut me manger toute crue; mais on peut se promener dans mon palais, regarder et toucher tous mes trésors, et se dire qu'en me donnant cette preuve de dévouement on aura tout.

—Maître, soupira Fidèle d'une voix suppliante, un peu de courage, nous sommes si bien ici!

Pensive ne disait rien, mais son silence était un aveu. Quant à Gracieux, qui songeait aux buffles et à l'anneau d'or, il se défiait de la fée; Crapaudine le devina.

—Ne crois pas, lui dit-elle, que je veuille te tromper, mon cher Gracieux. En t'offrant tout ce que je possède, je te demande aussi un service que je veux dignement récompenser. Quand tu auras accompli l'oeuvre que je te propose, je deviendrai une jeune fille, belle comme Vénus, sinon qu'il me restera mes mains et mes pieds de crapaud. C'est peu de chose quand on est riche. Déjà dix princes, vingt marquis, trente comtes me supplient de les épouser telle que je suis; devenue femme, c'est à toi que je donnerai la préférence, nous jouirons ensemble de mon immense fortune. Ne rougis pas de ta pauvreté, tu as sur toi un trésor qui vaut tous les miens: c'est le flacon que t'a donné ma soeur; et elle étendit ses doigts visqueux pour saisir le talisman.

—Jamais, cria Gracieux en reculant, jamais! Je ne veux ni du repos ni de la fortune; je veux sortir d'ici et aller au Château de la Vie.

—Tu n'iras jamais, misérable! s'écria la fée en furie.

Tout aussitôt le temple disparut; un cercle de flammes entoura Gracieux, une horloge invisible commença de sonner minuit.

Au premier coup, le voyageur tressaillit; au second, et sans hésiter, il se jeta à corps perdu au milieu des flammes. Mourir pour sa grand'mère, n'était-ce pas pour Gracieux le seul moyen de lui témoigner son repentir et son amour?

VII

A la surprise de Gracieux, le feu s'écarta sans le toucher; il se trouva tout à coup dans un pays nouveau avec ses deux compagnons auprès de lui.

Ce pays, ce n'était plus l'Italie; c'était une Russie, c'était la fin de la terre. Gracieux était égaré sur une montagne couverte de neige. Autour de lui il ne voyait que de grands arbres couverts de frimas et qui égouttaient l'eau de toutes leurs branches; un brouillard humide et pénétrant le glaçait jusqu'aux os; la terre détrempée s'enfonçait sous ses pieds; pour comble de misère, il lui fallait descendre une pente rapide au bas de laquelle on entendait un torrent qui se brisait avec fracas sur les rochers. Gracieux prit son poignard et coupa une branche d'arbre pour soutenir ses pas incertains. Fidèle, la queue entre les jambes, jappait faiblement; Pensive ne quittait pas l'épaule de son maître, ses plumes hérissées se couvraient de petits glaçons. La pauvre bête était à demi morte, mais elle encourageait Gracieux et ne se plaignait pas.

Quand, après des peines infinies, on fut arrivé au bas de la montagne, Gracieux trouva un fleuve couvert de glaçons énormes qui se heurtaient les uns contre les autres et tournoyaient dans le courant. Ce fleuve, il fallait le passer, sans pont, sans barque, sans secours.

—Maître, dit Fidèle, je n'irai pas plus loin. Que maudite soit la fée qui m'a mis à votre service et tiré du néant!

Ayant dit cela, il se coucha par terre et ne bougea plus; Gracieux essaya en vain de lui rendre du courage, et l'appela son compagnon et son ami. Tout ce que put faire le pauvre chien, ce fut de répondre une dernière fois aux caresses de son maître en remuant la queue, en lui léchant les mains; puis ses membres se raidirent, il expira.

Gracieux chargea Fidèle sur son dos pour l'emporter au Château de la Vie, et monta résolument sur un glaçon, toujours suivi de Pensive. Avec son bâton il poussa ce frêle radeau jusqu'au milieu du courant, qui l'emporta avec une effroyable rapidité.

—Maître, disait Pensive, entendez-vous le bruit de la mer? Nous allons à l'abîme qui va nous dévorer! Donnez-moi une dernière caresse, et adieu!

—Non, disait Gracieux; pourquoi les fées m'auraient-elles trompé? Peut-être le rivage est-il près d'ici; peut-être au-dessus du nuage y a-t-il le soleil. Monte, monte, ma bonne Pensive, peut-être au-dessus du brouillard trouveras-tu la lumière et verras-tu le Château de la Vie.

Pensive déploya ses ailes à demi gelées, et courageusement elle s'éleva au milieu du froid et de la brume. Gracieux suivit un instant le bruit de son vol; puis le silence se fit, tandis que le glaçon continuait sa course furieuse au travers de la nuit. Longtemps Gracieux attendit; mais, enfin, quand il se sentit seul, l'espoir l'abandonna; il se coucha pour attendre la mort sur le glaçon qui vacillait. Parfois un éclair livide traversait le nuage; on entendait d'horribles coups de tonnerre: on eût dit la fin du monde et du temps. Tout à coup, dans son désespoir et son abandon, Gracieux entendit le cri de l'hirondelle: Pensive tomba à ses pieds.

—Maître, maître, dit-elle, vous aviez raison; j'ai vu la rive, l'aurore est là-haut: courage!

Disant cela, elle ouvrit convulsivement ses ailes épuisées et resta sans mouvement et sans vie.

Gracieux, qui s'était relevé en sursaut, mit sur son coeur le pauvre oiseau qui s'était sacrifié pour lui, et, avec une ardeur surhumaine, il poussa le glaçon en avant pour trouver enfin le salut ou la perte. Soudain il reconnut le bruit de la mer qui accourait en grondant. Il tomba à genoux et ferma les yeux en attendant la mort.

Une vague haute comme une montagne lui fondit sur la tête, et le jeta tout évanoui sur le rivage où nul vivant n'avait abordé avant lui.

[Illustration: Pensive ouvrit convulsivement ses ailes épuisées, et resta sans mouvement et sans vie.]

VIII

Quand Gracieux reprit ses sens, il n'y avait plus ni glaces, ni nuages, ni ténèbres: il avait échoué sur le sable dans un pays riant, où les arbres baignaient dans une lumière pure. En face de lui était un beau château d'où s'échappait une source jaillissante qui se jetait à gros bouillons dans une mer bleue, calme, transparente, comme le ciel. Gracieux regarda autour de lui; il était seul, seul avec les restes de ses deux amis, que le flot avait portés au rivage. Fatigué de tant de souffrances et d'émotions, il se traîna jusqu'au ruisseau, et, se penchant sur l'onde pour y rafraîchir ses lèvres desséchées, il recula d'effroi. Ce n'était pas sa figure qu'il avait vue dans l'eau, c'était celle d'un vieillard en cheveux blancs qui lui ressemblait. Il se retourna… derrière lui il n'y avait personne… Il se rapprocha de la fontaine: il revit le vieillard, ou, plutôt, nul doute, le vieillard c'était lui. «Grandes fées, s'écria-t-il, je vous comprends; c'est ma vie que vous avez voulue pour celle de ma grand'mère, j'accepte avec joie le sacrifice!» Et, sans plus s'inquiéter de sa vieillesse et de ses rides, il plongea la tête dans l'onde et but avidement.

En se relevant, il fut tout étonné de se revoir tel que le jour où il avait quitté la maison paternelle: plus jeune, les cheveux plus noirs, les yeux plus vifs que jamais. Il prit son chapeau tombé près de la source et qu'une goutte d'eau avait touché par hasard. O surprise! le papillon qu'il y avait attaché battait des ailes et cherchait à s'envoler. Gracieux courut à la plage pour y prendre Fidèle et Pensive; il les plongea dans la bienheureuse fontaine. Pensive s'échappa en poussant un cri de joie, et alla se perdre dans les combles du château. Fidèle, secouant l'eau de ses deux oreilles, courut aux écuries du palais, d'où sortirent de magnifiques chiens de garde qui, au lieu d'aboyer et de sauter après le nouveau venu, lui firent fête et l'accueillirent comme un vieil ami. C'était la fontaine d'immortalité qu'avait enfin trouvée Gracieux, ou plutôt c'était le ruisseau qui s'en échappait, ruisseau déjà très affaibli, et qui donnait tout au plus deux ou trois cents ans de vie à ceux qui y buvaient; mais rien n'empêchait de recommencer.

Gracieux emplit son flacon de cette eau bienfaisante et s'approcha du palais. Le coeur lui battait, car il lui restait une dernière épreuve; si près de réussir, on craint bien plus d'échouer. Il monta le perron du château; tout était fermé et silencieux; il n'y avait personne pour recevoir le voyageur. Quand il fut à la dernière marche, près de frapper à la porte, une voix plutôt douce que sévère l'arrêta.

—As-tu aimé? disait la voix invisible.

—Oui, répondit Gracieux; j'ai aimé ma grand-mère plus que tout au monde.

La porte s'ouvrit de façon qu'on y eût passé la main.

—As-tu souffert pour celle que tu as aimée? reprit la voix.

—J'ai souffert, dit Gracieux, beaucoup par ma faute sans doute, mais un peu pour celle que je veux sauver.

La porte s'ouvrit à moitié, l'enfant aperçut une perspective infinie: des bois, des eaux, un ciel plus beau que tout ce qu'il avait rêvé.

—As-tu toujours fait ton devoir? reprit la voix d'un ton plus dur.

—Hélas! non, reprit Gracieux en tombant à genoux; mais, quand j'y ai manqué, j'ai été puni par mes remords plus encore que par les rudes épreuves que j'ai traversées. Pardonnez-moi, et, si je n'ai pas encore expié toutes mes fautes, châtiez-moi comme je le mérite; mais sauvez ce que j'aime, gardez-moi ma grand'mère.

Aussitôt la porte s'ouvrit à deux battants sans que Gracieux vit personne. Ivre de joie, il entra dans une cour entourée d'arcades garnies de feuillage; au milieu était un jet d'eau qui sortait d'une touffe de fleurs plus belles, plus grandes, plus odorantes que celles de la terre. Près de la source était une femme vêtue de blanc, de noble tournure, et qui ne semblait pas avoir plus de quarante ans; elle marcha au-devant de Gracieux et le reçut avec un sourire si doux, que l'enfant se sentit touché jusqu'au fond du coeur et que les larmes lui vinrent aux yeux.

—Ne me reconnais-tu pas? dit la dame à Gracieux.

—O mère-grand, est-ce vous? s'écria-t-il: comment êtes-vous au Château de la Vie?

—Mon enfant, lui dit-elle en le serrant contre son sein, celle qui m'a portée ici est une fée plus puissante que les fées des eaux et des bois. Je ne retournerai plus à Salerne; je reçois ici la récompense du peu de bien que j'ai fait, en goûtant un bonheur que le temps ne tarira pas.

—Et moi, grand'mère, s'écria Gracieux, que vais-je devenir? Après vous avoir vu ici, comment retourner là-bas dans la solitude?

—Cher fils, répondit-elle, on ne peut plus vivre sur la terre quand on a entrevu les célestes délices de cette demeure. Tu as vécu, mon bon Gracieux; la vie n'a plus rien à t'apprendre. Plus heureux que moi, tu as traversé en quatre jours ce désert où j'ai langui quatre-vingts ans: désormais rien ne peut plus nous séparer.

La porte se referma; depuis lors on n'a jamais entendu parler ni de Gracieux ni de sa grand'mère. C'est en vain que dans la Calabre le roi de Naples a fait rechercher le palais et la fontaine enchantés; on ne les a jamais retrouvés sur la terre. Mais, si nous entendions le langage des étoiles, si nous sentions ce qu'elles nous disent, chaque soir, en nous versant leur doux rayon, il y a longtemps qu'elles nous auraient appris où est le Château de la Vie et la Fontaine d'immortalité.

IX

Nunziata avait achevé son récit que je l'écoutais encore; j'admirais ces yeux où éclatait une foi naïve dans les merveilles que sa mère lui avait récitées; je suivais le geste de ces petites mains qui semblaient peindre les hommes et les choses.

—Eh bien! Excellence, me cria le pêcheur, vous ne dites rien? La marchesina vous a charmé comme elle en a charmé tant d'autres. C'est qu'aussi ce ne sont pas là des contes; nous vous montrerons à Salerne la maison de Gracieux.

—C'est bien, patron, lui répondis-je un peu honteux de m'être amusé de pareilles fables. L'enfant conte agréablement, et, pour l'en remercier, dès que nous serons à terre, je veux lui acheter un chapelet d'ivoire avec de gros grains d'argent.

Elle rougit de plaisir, je l'embrassai, ce qui la rendit plus rouge encore, tandis que le père me regardait et tournait vers ses compagnons des yeux brillants de joie.

—Demain, dit-il, demain, si vous le permettez, Excellence, elle vous récitera une histoire plus belle encore, et qui vous fera rire et pleurer.

Le lendemain, nous allions d'Almalfi à Salerne, et Nunziata… Mais ceci est un secret que je garde pour l'an prochain, si le conte de Gracieux n'a pas trop ennuyé le lecteur.

TABLE

Contes islandais
Zerbin le farouche
Le pacha berger
Perlino
La sagesse des nations ou Les voyages du capitaine Jean
Le château de la vie

End of Project Gutenberg's Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye

Chargement de la publicité...