Nouveaux contes de fées pour les petits enfants
V
TROISIÈME ET DERNIÈRE JOURNÉE
Pendant que Rosette dormait paisiblement, le roi, la reine, Orangine et Roussette rugissaient de colère, se querellaient, s'accusaient réciproquement des succès de Rosette et de leur propre humiliation. Un dernier espoir leur restait. Le lendemain, devait avoir lieu une course en chars. Chaque char, attelé de deux chevaux, devait être conduit par une dame. On résolut de donner à Rosette un char très élevé et versant, attelé de deux jeunes chevaux fougueux et non dressés.
«Le roi Charmant n'aura pas, dit la reine, un char et des chevaux de rechange comme le cheval de selle de ce matin: il lui était facile de prendre un des siens; mais il ne pourra pas trouver un char tout attelé.»
La consolante pensée que Rosette pouvait être tuée ou grièvement blessée et défigurée le lendemain, ramena la paix entre ces quatre méchantes personnes; elles allèrent se coucher, rêvant aux meilleurs moyens de se débarrasser de Rosette, si la course en chars ne suffisait pas.
Orangine et Roussette dormirent peu, de sorte qu'elles étaient encore plus laides et plus défaites que la veille.
Rosette, qui avait la conscience tranquille et le coeur content, reposa paisiblement toute la nuit; elle avait été fatiguée de sa journée et elle dormit tard dans la matinée.
Quand elle s'éveilla, elle avait à peine le temps de faire sa toilette. La grosse fille de basse-cour lui apporta sa tasse de lait et son morceau de pain bis. C'étaient les ordres de la reine, qui voulait qu'elle fût traitée comme une servante. Rosette n'était pas difficile; elle mangea son pain grossier et son lait avec appétit, et commença sa toilette.
Le coffre d'ivoire avait disparu; elle mit, comme les jours précédents, sa robe de torchon, son aile de poule et les accessoires, et alla se regarder dans la glace.
Elle avait un costume d'amazone en satin paille brodé devant et au bas de saphirs et d'émeraudes. Sa toque était en velours blanc, ornée de plumes de mille couleurs empruntées aux oiseaux les plus rares et rattachées par un saphir gros comme un oeuf. Elle avait au cou une chaîne de montre en saphirs admirables, au bout de laquelle était une montre dont le cadran était une opale, le dessus un seul saphir taillé, et le verre un diamant. Cette montre allait toujours, ne se dérangeait jamais et n'avait jamais besoin d'être remontée.
Rosette entendit frapper à sa porte et suivit le page.
En entrant dans le salon, elle aperçut le roi Charmant, qui l'attendait avec une vive impatience; il se précipita au-devant de Rosette, lui offrit son bras et dit avec empressement:
«Eh bien, chère princesse, que vous a dit la fée? Quelle réponse me donnerez-vous?
—Celle que me dictait mon coeur, cher prince; je vous consacrerai ma vie comme vous me donnez la vôtre.
—Merci, cent fois merci, chère, charmante Rosette. Quand puis-je vous demander à votre père?
—Au retour de la course aux chars, cher prince.
—Me permettrez-vous d'ajouter à ma demande celle de conclure notre mariage aujourd'hui même? car j'ai hâte de vous soustraire à la tyrannie de votre famille, et de vous emmener dans mon royaume.»
Rosette hésitait; la voix de la fée dit à son oreille: «Acceptez». La même voix dit à l'oreille de Charmant: «Pressez le mariage, prince, et parlez au roi sans retard. La vie de Rosette est menacée, et je ne pourrai pas veiller sur elle pendant huit jours à partir de ce soir au coucher du soleil.»
Charmant tressaillit et dit à Rosette ce qu'il venait d'entendre. Rosette répondit que c'était un avertissement qu'il ne fallait pas négliger, car il venait certainement de la fée Puissante.
Elle alla saluer le roi, la reine, ses soeurs; aucun ne lui parla ni ne la regarda. Elle fut immédiatement entourée d'une foule de princes et de rois qui tous se proposaient de la demander en mariage le soir même; mais aucun n'osa lui en parler, à cause de Charmant qui ne la quittait pas.
Après le repas, on descendit pour prendre les chars; les hommes devaient monter à cheval, et les femmes conduire les chars.
On amena pour Rosette celui désigné par la reine. Charmant saisit Rosette au moment où elle sautait dans le char et la déposa à terre.
«Vous ne monterez pas dans ce char, princesse; regardez les chevaux.»
Rosette vit alors que chacun des chevaux était contenu par quatre hommes et qu'ils piaffaient et sautaient avec fureur.
Au même instant, un joli petit jockey, vêtu d'une veste de satin paille avec des noeuds bleus, cria d'une voix argentine:
«L'équipage de la princesse Rosette.»
Et on vit approcher un petit char de perles et de nacre, attelé de deux magnifiques chevaux blancs, dont les harnais étaient en velours paille orné de saphirs.
Charmant ne savait s'il devait laisser Rosette monter dans un char inconnu; il craignait encore quelque scélératesse du roi et de la reine. La voix de la fée dit à son oreille:
«Laissez monter Rosette; ce char et ces chevaux sont un présent de moi. Suivez-la partout où la mènera son équipage. La journée s'avance, je n'ai que quelques heures à donner à Rosette; il faut qu'elle soit dans votre royaume avant ce soir.»
Charmant aida Rosette à monter dans le char et sauta sur son cheval. Tous les chars partirent; celui de Rosette partit aussi: Charmant ne le quittait pas d'un pas. Au bout de quelques instants, deux chars montés par des femmes voilées cherchèrent à devancer celui de Rosette; l'un d'eux se précipita avec une telle force contre celui de Rosette qu'il l'eût inévitablement mis en pièces, si ce char n'eût pas été fabriqué par les fées: ce fut donc le char lourd et massif qui fut brisé; la femme voilée fut lancée sur des pierres, où elle resta étendue sans mouvement. Pendant que Rosette, qui avait reconnu Orangine, cherchait à arrêter ses chevaux, l'autre char s'élança sur celui de Rosette et l'accrocha avec la même violence que le premier; il éprouva aussi le même sort: il fut brisé, et la femme voilée lancée sur des pierres qui semblèrent se placer là pour la recevoir.
Rosette reconnut Roussette; elle allait descendre, lorsque Charmant l'en empêcha en disant:
«Écoutez, Rosette.
—Marchez, dit la voix; le roi accourt avec une troupe nombreuse pour vous tuer tous les deux; le soleil se couche dans peu d'heures; je n'ai que le temps de vous sauver. Laissez aller mes chevaux, abandonnez le vôtre, roi Charmant.»
Charmant sauta dans le char, près de Rosette, qui était plus morte que vive; les chevaux partirent avec une vitesse telle qu'ils faisaient plus de vingt lieues à l'heure. Pendant longtemps ils se virent poursuivis par le roi, suivi d'une troupe nombreuse d'hommes armés, mais qui ne purent lutter contre des chevaux fées; le char volait toujours avec rapidité; les chevaux redoublaient tellement de vitesse qu'ils finirent par faire cent lieues à l'heure. Ils coururent ainsi pendant six heures, au bout desquelles ils s'arrêtèrent au pied de l'escalier du roi Charmant.
Tout le palais était illuminé; toute la cour, en habits de fête, attendait le roi au bas du perron.
Le roi et Rosette, surpris, ne savaient comment s'expliquer cette réception inattendue. A peine Charmant eut-il aidé Rosette à descendre du char, qu'ils virent devant eux la fée Puissante, qui lui dit:
«Soyez les bienvenus dans vos États. Roi Charmant, suivez-moi; tout est préparé pour votre mariage. Menez Rosette dans son appartement, pour qu'elle change de toilette, pendant que je vous expliquerai ce que vous ne pouvez comprendre dans les événements de cette journée. J'ai encore une heure à moi.»
La fée et Charmant menèrent Rosette dans un appartement orné et meublé avec le goût le plus exquis; elle y trouva des femmes pour la servir.
«Je viendrai vous chercher dans peu, chère Rosette, dit la fée, car mes instants sont comptés.»
Elle sortit avec Charmant et lui dit:
«La haine du roi et de la reine contre Rosette était devenue si violente, qu'ils étaient résolus à braver ma vengeance et à se défaire de Rosette. Voyant que leur ruse de la course en chars n'avait pas réussi, puisque j'ai substitué mes chevaux à ceux qui devaient tuer Rosette, ils résolurent d'employer la force. Le roi s'entoura d'une troupe de brigands qui lui jurèrent tous une aveugle obéissance; ils coururent sur vos traces, et comme le roi voyait votre amour pour Rosette et qu'il prévoyait que vous la défendriez jusqu'à la mort, il résolut de vous sacrifier aussi à sa haine. Orangine et Roussette, qui ignoraient ce dernier projet du roi, tentèrent de faire mourir Rosette par le moyen que vous avez vu, en brisant son char, petit et léger, avec les leurs, pesants et massifs. Je viens de les punir tous comme ils le méritent.
—Orangine et Roussette ont eu la figure tellement meurtrie par les pierres, qu'elles sont devenues affreuses; je les ai fait revenir de leur évanouissement, j'ai guéri leurs blessures, mais en laissant les hideuses cicatrices qui les défigurent; j'ai changé leurs riches costumes en ceux de pauvres paysannes, et je les ai mariées sur-le-champ avec deux palefreniers brutaux qui ont mission de les battre et maltraiter jusqu'à ce que leur coeur soit changé, ce qui n'arrivera sans doute jamais.
«Quant au roi et à la reine, je les ai métamorphosés en bêtes de somme, et je les ai donnés à des maîtres méchants et exigeants qui leur feront expier leur scélératesse à l'égard de Rosette. De plus ils sont tous quatre transportés dans votre royaume, et condamnés à entendre sans cesse louer Rosette et son époux.
«Il me reste une recommandation à vous faire, cher prince; cachez à Rosette la punition que j'ai dû infliger à ses parents et à ses soeurs. Elle est si bonne que son bonheur en serait troublé, et je ne veux ni ne dois faire grâce à des méchants dont le coeur est vicieux et incorrigible.»
Charmant remercia vivement la fée, et lui promit le secret. Ils allèrent chercher Rosette, qui était revêtue de la robe de noce préparée par la fée.
C'était un tissu de gaze d'or brillante, brodée de plusieurs guirlandes de fleurs et d'oiseaux en pierreries de toutes couleurs, d'une admirable beauté. Les pierreries qui formaient les oiseaux étaient disposées de manière à produire, au moindre mouvement que faisait Rosette, un gazouillement plus doux que la musique la plus mélodieuse. Rosette était coiffée d'une couronne de fleurs en pierreries plus belles encore que celles de la robe; son cou et ses bras étaient entourés d'escarboucles qui brillaient comme des soleils.
Charmant resta ébloui de la beauté de Rosette. La fée le tira de son extase en lui disant:
«Vite, vite, marchons; je n'ai plus qu'une demi-heure, après laquelle je dois me rendre près de la reine des fées, où je perds toute ma puissance pendant huit jours. Nous sommes toutes soumises à cette loi dont rien ne peut nous affranchir.»
Charmant présenta la main à Rosette; la fée les précédait; ils marchèrent vers la chapelle, qui était splendidement éclairée; Charmant et Rosette reçurent la bénédiction nuptiale. En rentrant dans les salons, ils s'aperçurent que la fée avait disparu; comme ils étaient sûrs de la revoir dans huit jours, ils ne s'en affligèrent pas. Le roi présenta la nouvelle reine à toute sa cour; tout le monde la trouva aussi charmante, aussi bonne que le roi, et chacun se sentit disposé à l'aimer comme on aimait le roi.
Par une attention très aimable, la fée avait transporté dans le royaume de Charmant la ferme où avait été élevée Rosette, et tous ses habitants. Cette ferme se trouva placée au bout du parc, de sorte que Rosette pouvait tous les jours, en se promenant, aller voir sa nourrice. La fée avait eu soin aussi de transporter dans le palais de Rosette les coffres qui contenaient les riches toilettes des fêtes auxquelles Rosette avait assisté.
Rosette et Charmant furent heureux; ils s'aimèrent toujours tendrement. Rosette ne connut jamais la terrible punition de son père, de sa mère, de ses soeurs. Quand elle demanda à Charmant comment ses soeurs se trouvaient de leur chute, il lui répondit qu'elles avaient eu le visage écorché, mais qu'elles étaient guéries, mariées, et que la fée avait défendu à Rosette de s'en occuper. Rosette n'en parla donc plus.
Quant à Orangine et Roussette, plus elles étaient malheureuses, et plus leur coeur devenait méchant; aussi restèrent-elles toujours laides et servantes de basse-cour.
Le roi et la reine, changés en bêtes de somme, n'eurent d'autre consolation que de se donner des coups de dents, des coups de pied; ils furent obligés de mener leurs maîtres aux fêtes qui se donnèrent pour le mariage de Rosette, et ils manquèrent crever de rage en entendant les éloges qu'on lui prodiguait, et en la voyant passer, belle, radieuse et adorée de Charmant.
Ils ne devaient revenir à leur forme première que lorsque leur coeur serait changé. On dit que, depuis six mille ans, ils sont toujours bêtes de somme.
LA
PETITE SOURIS GRISE
I
LA MAISONNETTE
Il y avait un homme veuf qui s'appelait Prudent et qui vivait avec sa fille. Sa femme était morte peu de jours après la naissance de cette fille, qui s'appelait Rosalie.
Le père de Rosalie avait de la fortune; il vivait dans une grande maison qui était à lui: la maison était entourée d'un vaste jardin où Rosalie allait se promener tant qu'elle voulait.
Elle était élevée avec tendresse et douceur, mais son père l'avait habituée à une obéissance sans réplique. Il lui défendait d'adresser des questions inutiles et d'insister pour savoir ce qu'il ne voulait pas lui dire. Il était parvenu, à force de soin et de surveillance, à presque déraciner en elle un défaut malheureusement trop commun, la curiosité.
Rosalie ne sortait jamais du parc, qui était entouré de murs élevés. Jamais elle ne voyait personne que son père; il n'y avait aucun domestique dans la maison; tout semblait s'y faire de soi-même; Rosalie avait toujours ce qu'il lui fallait, soit en vêtements, soit en livres, soit en ouvrages ou en joujoux. Son père l'élevait lui-même, et Rosalie, quoiqu'elle eût près de quinze ans, ne s'ennuyait pas et ne songeait pas qu'elle pouvait vivre autrement et entourée de monde.
Il y avait au fond du parc une maisonnette sans fenêtres et qui n'avait qu'une seule porte, toujours fermée. Le père de Rosalie y entrait tous les jours, et en portait toujours sur lui la clef; Rosalie croyait que c'était une cabane pour enfermer les outils du jardin; elle n'avait jamais songé à en parler. Un jour qu'elle cherchait un arrosoir pour ses fleurs, elle dit à son père:
«Mon père, donnez-moi, je vous prie, la clef de la maisonnette du jardin.
—Que veux-tu faire de cette clef, Rosalie?
—J'ai besoin d'un arrosoir; je pense que j'en trouverai un dans cette maisonnette.
—Non, Rosalie, il n'y a pas d'arrosoir là dedans.»
La voix de Prudent était si altérée en prononçant ces mots, que Rosalie le regarda et vit avec surprise qu'il était pâle et que la sueur inondait son front.
«Qu'avez-vous, mon père? dit Rosalie effrayée.
—Rien, ma fille, rien.
—C'est la demande de cette clef qui vous a bouleversé, mon père: qu'y a-t-il donc dans cette maison, qui vous cause une telle frayeur?
—Rosalie, tu ne sais ce que tu dis: va chercher ton arrosoir dans la serre.
—Mais, mon père, qu'y a-t-il dans cette maisonnette?
—Rien qui puisse t'intéresser, Rosalie.
—Mais pourquoi y allez-vous tous les jours sans jamais me permettre de vous accompagner?
—Rosalie, tu sais que je n'aime pas les questions, et que la curiosité est un vilain défaut.»
Rosalie ne dit plus rien, mais elle resta pensive. Cette maisonnette, à laquelle elle n'avait jamais songé, lui trottait dans la tête.
«Que peut-il y avoir là dedans? se disait-elle. Comme mon père a pâli quand j'ai demandé d'y entrer!... Il pensait donc que je courais quelque danger en y allant!... Mais pourquoi lui-même y va-t-il tous les jours?... C'est sans doute pour porter à manger à la bête féroce qui s'y trouve renfermée.... Mais s'il y avait une bête féroce, je l'entendrais rugir ou s'agiter dans sa prison; jamais on n'entend aucun bruit dans cette cabane; ce n'est donc pas une bête! D'ailleurs elle dévorerait mon père quand il y va,... à moins qu'elle ne soit attachée.... Mais si elle est attachée, il n'y a pas de danger pour moi non plus. Qu'est-ce que cela peut être?... Un prisonnier!... Mais mon père est bon; il ne voudrait pas priver d'air et de liberté un malheureux innocent!... Il faudra absolument que je découvre ce mystère.... Comment faire?... Si je pouvais soustraire à mon père cette clef, seulement pour une demi-heure! Peut-être l'oubliera-t-il un jour....»
Elle fut tirée de ses réflexions par son père, qui l'appelait d'une voix altérée.
«Me voici, mon père; je rentre.»
Elle rentra en effet et examina son père, dont le visage pâle et défait indiquait une vive agitation. Plus intriguée encore, elle résolut de feindre la gaieté et l'insouciance pour donner de la sécurité à son père, et arriver ainsi à s'emparer de la clef, à laquelle il ne penserait peut-être pas toujours si Rosalie avait l'air de n'y plus songer elle-même.
Ils se mirent à table; Prudent mangea peu, et fut silencieux et triste, malgré ses efforts pour paraître gai. Rosalie montra une telle gaieté, une telle insouciance, que son père finit par retrouver sa tranquillité accoutumée.
Rosalie devait avoir quinze ans dans trois semaines; son père lui avait promis pour sa fête une agréable surprise. Quelques jours se passèrent; il n'y en avait plus que quinze à attendre.
Un matin Prudent dit à Rosalie:
«Ma chère enfant, je suis obligé de m'absenter pour une heure. C'est pour tes quinze ans que je dois sortir. Attends-moi dans la maison, et, crois-moi, ma Rosalie, ne te laisse pas aller à la curiosité. Dans quinze jours tu sauras ce que tu désires tant savoir, car je lis dans ta pensée; je sais ce qui t'occupe. Adieu, ma fille, garde-toi de la curiosité.»
Prudent embrassa tendrement sa fille et s'éloigna comme s'il avait de la répugnance à la quitter.
Quand il fut parti, Rosalie courut à la chambre de son père, et quelle fut sa joie en voyant la clef oubliée sur la table!
Elle la saisit et courut bien vite au bout du parc; arrivée à la maisonnette, elle se souvint des paroles de son père: Garde-toi de la curiosité; elle hésita et fut sur le point de reporter la clef sans avoir regardé dans la maisonnette, lorsqu'elle entendit sortir un léger gémissement; elle colla son oreille contre la porte et entendit une toute petite voix qui chantait doucement:
Je suis prisonnière,
Et seule sur la terre.
Bientôt je dois mourir,
D'ici jamais sortir.
«Plus de doute, se dit-elle; c'est une malheureuse créature que mon père tient enfermée.»
Et frappant doucement à la porte, elle dit:
«Qui êtes-vous et que puis-je faire pour vous?
—Ouvrez-moi, Rosalie; de grâce, ouvrez-moi.
—Mais pourquoi êtes-vous prisonnière? N'avez-vous pas commis quelque crime?
—Hélas! non, Rosalie; c'est un enchanteur qui me retient ici. Sauvez-moi, et je vous témoignerai ma reconnaissance en vous racontant ce que je suis.»
Rosalie n'hésita plus, sa curiosité l'emporta sur son obéissance; elle mit la clef dans la serrure; mais sa main tremblait et elle ne pouvait ouvrir; elle allait y renoncer, lorsque la petite voix continua:
«Rosalie, ce que j'ai à vous dire vous instruira de bien des choses qui vous intéressent; votre père n'est pas ce qu'il paraît être.»
A ces mots, Rosalie fit un dernier effort; la clef tourna et la porte s'ouvrit.
II
LA FÉE DÉTESTABLE
Rosalie regarda avidement; la maisonnette était sombre; elle ne voyait rien; elle entendit la petite voix qui dit:
«Merci, Rosalie, c'est à toi que je dois ma délivrance.»
La voix semblait venir de terre; elle regarda, et aperçut dans un coin deux petits yeux brillants qui la regardaient avec malice.
«Ma ruse a réussi, Rosalie, pour te faire céder à ta curiosité. Si je n'avais chanté et parlé, tu t'en serais retournée et j'étais perdue. Maintenant que tu m'as délivrée, toi et ton père vous êtes en mon pouvoir.»
Rosalie, sans bien comprendre encore l'étendue du malheur qu'elle avait causé par sa désobéissance, devina pourtant que c'était une ennemie dangereuse que son père retenait captive, et elle voulut se retirer et fermer la porte.
«Halte-là, Rosalie, il n'est plus en ton pouvoir de me retenir dans cette odieuse prison, d'où je ne serais jamais sortie si tu avais attendu tes quinze ans.»
Au même moment la maisonnette disparut; la clef seule resta dans les mains de Rosalie consternée. Elle vit alors près d'elle une petite Souris grise qui la regardait avec ses petits yeux étincelants et qui se mit à rire d'une petite voix discordante.
«Hi! hi! hi! quel air effaré tu as, Rosalie! En vérité, tu m'amuses énormément. Que tu es donc gentille d'avoir été si curieuse! Voilà près de quinze ans que je suis enfermée dans cette affreuse prison, ne pouvant faire du mal à ton père, que je hais, et à toi que je déteste parce que tu es sa fille.
—Et qui êtes-vous donc, méchante Souris?
—Je suis l'ennemie de ta famille, ma mie! Je m'appelle la fée Détestable, et je porte bien mon nom, je t'assure; tout le monde me déteste et je déteste tout le monde. Je te suivrai partout, Rosalie.
—Laissez-moi, misérable! une Souris n'est pas bien à craindre, et je trouverai bien moyen de me débarrasser de vous.
—C'est ce que nous verrons, ma mie; je m'attache à vos pas partout où vous irez.»
Rosalie courut du côté de la maison; chaque fois qu'elle se retournait, elle voyait la Souris qui galopait après elle en riant d'un air moqueur. Arrivée dans la maison, elle voulut écraser la Souris dans la porte, mais la porte resta ouverte malgré les efforts de Rosalie, tandis que la Souris restait sur le seuil.
«Attends, méchante bête!» s'écria Rosalie, hors d'elle de colère et d'effroi.
Elle saisit un balai et allait en donner un coup violent sur la Souris, lorsque le balai devint flamboyant et lui brûla les mains; elle le jeta vite à terre et le poussa du pied dans la cheminée pour que le plancher ne prit pas feu. Alors, saisissant un chaudron qui bouillait au feu, elle le jeta sur la Souris; mais l'eau bouillante était devenue du bon lait frais; la Souris se mit à boire en disant:
«Que tu es aimable, Rosalie! non contente de m'avoir délivrée, tu me donnes un excellent déjeuner!»
La pauvre Rosalie se mit à pleurer amèrement; elle ne savait que devenir, lorsqu'elle entendit son père qui rentrait.
«Mon père! dit-elle, mon père! Oh! Souris, par pitié, va-t'en! que mon père ne te voie pas!
—Je ne m'en irai pas, mais je veux bien me cacher derrière tes talons, jusqu'à ce que ton père apprenne ta désobéissance.»
A peine la Souris était-elle blottie derrière Rosalie, que Prudent entra; il regarda Rosalie, dont l'air embarrassé et la pâleur trahissaient l'effroi.
«Rosalie, dit Prudent d'une voix tremblante, j'ai oublié la clef de la maisonnette; l'as-tu trouvée?
—La voici, mon père, dit Rosalie en la lui présentant et devenant très rouge.
—Qu'est-ce donc que cette crème renversée?
—Mon père, c'est le chat.
—Comment, le chat? Le chat a apporté au milieu de la chambre une chaudronnée de lait pour le répandre?
—Non, mon père, c'est moi qui, en le portant, l'ai renversé.»
Rosalie parlait bien has et n'osait pas regarder son père.
«Prends le balai, Rosalie, pour enlever cette crème.
—Il n'y a plus de balai, mon père.
—Plus de balai! Il y en avait un quand je suis sorti.
—Je l'ai brûlé, mon père, par mégarde, en..., en....»
Elle s'arrêta. Son père la regarda fixement, jeta un coup d'oeil inquiet autour de la chambre, soupira et se dirigea lentement vers la maisonnette du parc.
Rosalie tomba sur une chaise en sanglotant; la Souris ne bougeait pas. Peu d'instants après, Prudent rentra précipitamment, le visage bouleversé d'effroi.
«Rosalie, malheureuse enfant, qu'as-tu fait? Tu as cédé à ta fatale curiosité, et tu as délivré notre plus cruelle ennemie.
—Mon père, pardonnez-moi, pardonnez-moi, s'écria Rosalie en se jetant à ses pieds; j'ignorais le mal que je faisais.
—C'est ce qui arrive toujours quand on désobéit, Rosalie: on croit ne faire qu'un petit mal, et on en fait un très grand à soi et aux autres.
—Mais, mon père, qu'est-ce donc que cette Souris qui vous cause une si grande frayeur? Comment, si elle a tant de pouvoir, la reteniez-vous prisonnière, et pourquoi ne pouvez-vous pas la renfermer de nouveau?
—Cette Souris, ma fille, est une fée méchante et puissante; moi-même je suis le génie Prudent, et puisque tu as délivré mon ennemie, je puis te révéler ce que je devais te cacher jusqu'à l'âge de quinze ans.
«Je suis donc, comme je te le disais, le génie Prudent; ta mère n'était qu'une simple mortelle; mais ses vertus et sa beauté touchèrent la reine des fées aussi bien que le roi des génies, et ils me permirent de l'épouser.
«Je donnai de grandes fêtes pour mon mariage; malheureusement j'oubliai d'y convoquer la fée Détestable, qui, déjà irritée de me voir épouser une princesse, après mon refus d'épouser une de ses filles, me jura une haine implacable ainsi qu'à ma femme et à mes enfants.
«Je ne m'effrayai pas de ses menaces, parce que j'avais moi-même une puissance presque égale à la sienne, et que j'étais fort aimé de la reine des fées. Plusieurs fois j'empêchai par mes enchantements l'effet de la haine de Détestable. Mais, peu d'heures après ta naissance, ta mère ressentit des douleurs très vives, que je ne pus calmer; je m'absentai un instant pour invoquer le secours de la reine des fées. Quand je revins, ta mère n'existait plus: la méchante fée avait profité de mon absence pour la faire mourir, et elle allait te douer de tous les vices et de tous les maux possibles; heureusement que mon retour paralysa sa méchanceté. Je l'arrêtai au moment où elle venait de te douer d'une curiosité qui devait faire ton malheur et te mettre à quinze ans sous son entière dépendance. Par mon pouvoir uni à celui de la reine des fées, je contre-balançai cette fatale influence, et nous décidâmes que tu ne tomberais à quinze ans en son pouvoir que si tu succombais trois fois à ta curiosité dans des circonstances graves. En même temps la reine des fées, pour punir Détestable, la changea en souris, l'enferma dans la maisonnette que tu as vue, et déclara qu'elle ne pourrait pas en sortir, Rosalie, à moins que tu ne lui en ouvrisses volontairement la porte; qu'elle ne pourrait reprendre sa première forme de fée que si tu succombais trois fois à ta curiosité avant l'âge de quinze ans; enfin, que si tu résistais au moins une fois à ce funeste penchant, tu serais à jamais affranchie, ainsi que moi, du pouvoir de Détestable. Je n'obtins toutes ces faveurs qu'à grand'peine, Rosalie, et en promettant que je partagerais ton sort et que je deviendrais comme toi l'esclave de Détestable si tu te laissais aller trois fois à ta curiosité. Je me promis de t'élever de manière à détruire en toi ce fatal défaut, qui pouvait causer tant de malheurs.
«C'est pour cela que je t'enfermai dans cette enceinte; que je ne te permis jamais de voir aucun de tes semblables, pas même de domestiques. Je te procurais par mon pouvoir tout ce que tu pouvais désirer, et déjà je m'applaudissais d'avoir si bien réussi; dans trois semaines tu devais avoir quinze ans, et te trouver à jamais délivrée du joug odieux de Détestable, lorsque tu me demandas cette clef à laquelle tu semblais n'avoir jamais pensé. Je ne pus te cacher l'impression douloureuse que fit sur moi cette demande; mon trouble excita ta curiosité; malgré ta gaieté, ton insouciance factice, je pénétrai dans ta pensée, et juge de ma douleur quand la reine des fées m'ordonna de te rendre la tentation possible et la résistance méritoire, en laissant ma clef à ta portée au moins une fois! Je dus la laisser, cette clef fatale, et te faciliter, par mon absence, les moyens de succomber; imagine, Rosalie, ce que je souffris pendant l'heure que je dus te laisser seule, et quand je vis à mon retour ton embarras et ta rougeur, qui ne m'indiquaient que trop que tu n'avais pas eu le courage de résister. Je devais tout te cacher et ne t'instruire de ta naissance et des dangers que tu avais courus que le jour où tu aurais quinze ans, sous peine de te voir tomber au pouvoir de Détestable.
«Et maintenant, Rosalie, tout n'est pas perdu; tu peux encore racheter ta faute en résistant pendant quinze jours à ton funeste penchant. Tu devais être unie à quinze ans à un charmant prince de nos parents, le prince Gracieux; cette union est encore possible.
«Ah! Rosalie, ma chère enfant; par pitié pour toi, si ce n'est pas pour moi, aie du courage et résiste.»
Rosalie était restée aux genoux de son père, le visage caché dans ses mains et pleurant amèrement; à ces dernières paroles, elle reprit un peu de courage, et, l'embrassant tendrement, elle lui dit:
«Oui, mon père, je vous le jure, je réparerai ma faute; ne me quittez pas, mon père, et je chercherai près de vous le courage qui pourrait me manquer si j'étais privée de votre sage et paternelle surveillance.
—Ah! Rosalie, il n'est plus en mon pouvoir de rester près de toi; je suis sous la puissance de mon ennemie; elle ne me permettra sans doute pas de rester pour te prémunir contre les pièges que te tendra sa méchanceté. Je m'étonne de ne l'avoir pas encore vue, car le spectacle de mon affliction doit avoir pour elle de la douceur.
—J'étais près de toi aux pieds de ta fille, dit la Souris grise de sa petite voix aigre, en se montrant au malheureux génie. Je me suis amusée au récit de ce que je t'ai déjà fait souffrir, et c'est ce qui fait que je ne me suis pas montrée plus tôt. Dis adieu à ta chère Rosalie; je l'emmène avec moi, et je te défends de la suivre.»
En disant ces mots, elle saisit, avec ses petites dents aiguës, le bas de la robe de Rosalie, pour l'entraîner après elle. Rosalie poussa des cris perçants en se cramponnant à son père; une force irrésistible l'entraînait. L'infortuné génie saisit un bâton et le leva sur la Souris; mais, avant qu'il eût le temps de l'abaisser, la Souris posa sa petite patte sur le pied du génie, qui resta immobile et semblable à une statue. Rosalie tenait embrassés les genoux de son père et criait grâce à la Souris; mais celle-ci, riant de son petit rire aigu et diabolique, lui dit:
«Venez, venez, ma mie, ce n'est pas ici que vous trouveriez de quoi succomber deux autres fois à votre gentil défaut; nous allons courir le monde ensemble, et je vous ferai voir du pays en quinze jours.»
La Souris tirait toujours Rosalie, dont les bras, enlacés autour de son père, résistaient à la force extraordinaire qu'employait son ennemie. Alors la Souris poussa un petit cri discordant, et subitement toute la maison fut en flammes. Rosalie eut assez de présence d'esprit pour réfléchir qu'en se laissant brûler elle perdait tout moyen de sauver son père, qui resterait éternellement sous le pouvoir de Détestable, tandis qu'en conservant sa propre vie, elle conservait aussi les chances de le sauver.
«Adieu, mon père! s'écria-t-elle; au revoir dans quinze jours! Votre Rosalie vous sauvera après vous avoir perdu.»
Et elle s'échappa pour ne pas être dévorée par les flammes.
Elle courut quelque temps, ne sachant où elle allait; elle marcha ainsi plusieurs heures; enfin, accablée de fatigue, demi-morte de faim, elle se hasarda à aborder une bonne femme qui était assise à sa porte.
«Madame, dit-elle, veuillez me donner asile; je meurs de faim et de fatigue; permettez-moi d'entrer et de passer la nuit chez vous.
—Comment une si belle fille se trouve-t-elle sur les grandes routes, et qu'est-ce que cette bête qui vous accompagne et qui a la mine d'un petit démon?»
Rosalie, se retournant, vit la Souris grise qui la regardait d'un air moqueur.
Elle voulut la chasser, mais la Souris refusait obstinément de s'en aller. La bonne femme, voyant cette lutte, hocha la tête et dit:
«Passez votre chemin, la belle: je ne loge pas chez moi le diable et ses protégés.»
Rosalie continua sa route en pleurant, et partout où elle se présenta, on refusa de la recevoir avec sa Souris qui ne la quittait pas. Elle entra dans une forêt où elle trouva heureusement un ruisseau pour étancher sa soif, des fruits et des noisettes en abondance; elle but, mangea, et s'assit près d'un arbre, pensant avec inquiétude à son père et à ce qu'elle deviendrait pendant quinze jours. Tout en réfléchissant, Rosalie, pour ne pas voir la maudite Souris grise, ferma les yeux; la fatigue et l'obscurité amenèrent le sommeil: elle s'endormit profondément.
III
LE PRINCE GRACIEUX
Pendant que Rosalie dormait, le prince Gracieux faisait une chasse aux flambeaux dans la forêt; le cerf, vivement poursuivi par les chiens, vint se blottir effaré près du boisson où dormait Rosalie. La meute et les chasseurs s'élancèrent après le cerf; mais tout d'un coup les chiens cessèrent d'aboyer et se groupèrent silencieux autour de Rosalie. Le prince descendit de cheval pour remettre les chiens en chasse. Quelle ne fut pas sa surprise en apercevant une belle jeune fille qui dormait paisiblement dans cette forêt! Il regarda autour d'elle et ne vit personne; elle était seule, abandonnée. En l'examinant de plus près, il vit la trace des larmes qu'elle avait répandues et qui s'échappaient encore de ses yeux fermés. Rosalie était vêtue simplement, mais d'une étoffe de soie qui dénotait plus que de l'aisance; ses jolies mains blanches, ses ongles roses, ses beaux cheveux châtains, soigneusement relevés par un peigne d'or, sa chaussure élégante, un collier de perles fines, indiquaient un rang élevé.
Elle ne s'éveillait pas, malgré le piétinement des chevaux, des aboiements des chiens, le tumulte d'une nombreuse réunion d'hommes. Le prince, stupéfait, ne se lassait pas de regarder Rosalie; aucune des personnes de la cour ne la connaissait. Inquiet de ce sommeil obstiné, Gracieux lui prit doucement la main: Rosalie dormait toujours; le prince secoua légèrement cette main, mais sans pouvoir l'éveiller.
«Je ne puis, dit-il à ses officiers, abandonner ainsi cette malheureuse enfant, qui aura peut-être été égarée à dessein, victime de quelque odieuse méchanceté. Mais comment l'emporter endormie?
—Prince, lui dit son grand veneur Hubert, ne pourrions-nous faire un brancard de branchages et la porter ainsi dans quelque hôtellerie voisine, pendant que Votre Altesse continuera la chasse?
—Votre idée est bonne, Hubert; faites faire un brancard sur lequel nous la déposerons; mais ce n'est pas à une hôtellerie que vous la porterez, c'est dans mon propre palais. Cette jeune personne doit être de haute naissance, elle est belle comme en ange; je veux veiller moi-même à ce qu'elle reçoive les soins auxquels elle a droit.»
Hubert et les officiers eurent bientôt arrangé un brancard sur lequel le prince étendit son propre manteau; puis, s'approchant de Rosalie toujours endormie, il l'enleva doucement dans ses bras et la posa sur le manteau. A ce moment, Rosalie sembla rêver; elle sourit, et murmura à mi-voix: «Mon père, mon père!... sauvé à jamais!... la reine des fées,... le prince Gracieux,... je le vois,... qu'il est beau!»
Le prince, surpris d'entendre prononcer son nom, ne douta plus que Rosalie ne fut une princesse sous le joug de quelque enchantement. Il fit marcher bien doucement les porteurs du brancard, afin que le mouvement n'éveillât pas Rosalie; il se tint tout le temps à ses côtés.
On arriva au palais de Gracieux; il donna des ordres pour qu'on préparât l'appartement de la reine, et, ne voulant pas souffrir que personne touchât à Rosalie, il la porta lui-même jusqu'à sa chambre, où il la déposa sur un lit, en recommandant aux femmes qui devaient la servir de le prévenir aussitôt qu'elle serait réveillée.
Rosalie dormit jusqu'au lendemain; il faisait grand jour quand elle s'éveilla; elle regarda autour d'elle avec surprise: la méchante Souris n'était pas près d'elle; elle avait disparu.
«Serais-je délivrée de cette méchante fée Détestable? dit Rosalie avec joie; suis-je chez quelque fée plus puissante qu'elle?»
Elle alla à la fenêtre; elle vit des hommes d'armes, des officiers parés de brillants uniformes. De plus en plus surprise, elle allait appeler un de ces hommes qu'elle croyait être autant de génies et d'enchanteurs, lorsqu'elle entendit marcher; elle se retourna et vit le prince Gracieux, qui, revêtu d'un élégant et riche costume de chasse, était devant elle, la regardant avec admiration. Rosalie reconnut immédiatement le prince de son rêve, et s'écria involontairement;
«Le prince Gracieux!
—Vous me connaissez, Madame? dit le prince étonné. Comment, si vous m'avez reconnu, ai-je pu, moi, oublier votre nom et vos traits?
—Je ne vous ai vu qu'en rêve, prince, répondit Rosalie en rougissant; quant à mon nom, vous ne pouvez le connaître, puisque moi-même je ne connais que depuis hier celui de mon père.
—Et quel est-il, Madame, ce nom qui vous a été caché si longtemps?»
Rosalie lui raconta alors tout ce qu'elle avait appris de son père; elle lui avoua naïvement sa coupable curiosité et les fatales conséquences qui s'en étaient suivies.
«Jugez de ma douleur, prince, quand je dus quitter mon père pour me soustraire aux flammes que la méchante fée avait allumées, quand, repoussée de partout à cause de la Souris grise, je me trouvai exposée à mourir de froid et de faim! Mais bientôt un sommeil lourd et plein de rêves s'empara de moi; j'ignore comment je suis ici et si c'est chez vous que je me trouve.»
Gracieux lui raconta comment il l'avait trouvée endormie dans la forêt, les paroles de son rêve qu'il avait entendues, et il ajouta:
«Ce que votre père ne vous a pas dit, Rosalie, c'est que la reine des fées, notre parente, avait décidé que vous seriez ma femme lorsque vous auriez quinze ans; c'est elle sans doute qui m'a inspiré le désir d'aller chasser aux flambeaux, afin que je pusse vous trouver dans cette forêt où vous étiez perdue. Puisque vous aurez quinze ans dans peu de jours, Rosalie, daignez considérer mon palais comme le vôtre; veuillez d'avance y commander en reine. Bientôt votre père vous sera rendu, et nous pourrons aller faire célébrer notre mariage.»
Rosalie remercia vivement son jeune et beau cousin; elle passa dans sa chambre de toilette, où elle trouva des femmes qui l'attendaient avec un grand choix de robes et de coiffures. Rosalie, qui ne s'était jamais occupée de sa toilette, mit la première robe qu'on lui présenta, qui était en gaze rose garnie de dentelles, et une coiffure en dentelles avec des roses moussues; ses beaux cheveux châtains furent relevés en tresse formant une couronne. Quand elle fut prête, le prince vint la chercher pour la mener déjeuner.
Rosalie mangea comme une personne qui n'a pas dîné la veille; après le repas, le prince la mena dans le jardin; il lui fit voir les serres, qui étaient magnifiques; au bout d'une des serres, il y avait une petite rotonde garnie de fleurs choisies; au milieu était une caisse qui semblait contenir un arbre, mais une toile cousue l'enveloppait entièrement; on voyait seulement à travers la toile quelques points briller d'un éclat extraordinaire.
IV
L'ARBRE DE LA ROTONDE
Rosalie admira beaucoup toutes les fleurs; elle croyait que le prince allait soulever ou déchirer la toile de cet arbre mystérieux, mais il se disposa à quitter la serre sans en avoir parlé à Rosalie.
«Qu'est-ce donc que cet arbre si bien enveloppé, prince? demanda Rosalie.
—Ceci est le cadeau de noces que je vous destine; mais vous ne devez pas le voir avant vos quinze ans, dit le prince gaiement.
—Mais qu'y a-t-il de si brillant sous la toile? insista Rosalie.
—Vous le saurez dans peu de jours, Rosalie, et je me flatte que mon présent ne sera pas un présent ordinaire.
—Et ne puis-je le voir avant?
—Non, Rosalie; la reine des fées m'a défendu de vous le montrer avant que vous soyez ma femme, sous peine de grands malheurs. J'ose espérer que vous m'aimerez assez pour contenir pendant quelques jours votre curiosité.»
Ces derniers mots firent trembler Rosalie, en lui rappelant la Souris grise et les malheurs qui la menaçaient ainsi que son père si elle se laissait aller à la tentation qui lui était sans doute envoyée par son ennemie, la fée Détestable. Elle ne parla donc plus de cette toile mystérieuse, et elle continua sa promenade avec le prince; toute la journée se passa agréablement. Le prince lui présenta les dames de sa cour, et leur dit à toutes qu'elles eussent à respecter dans la princesse Rosalie l'épouse que lui avait choisie la reine des fées. Rosalie fut très aimable pour tout le monde, et chacun se réjouit de l'idée d'avoir une si charmante reine. Le lendemain et les jours suivants se passèrent en fêtes, en chasses, en promenades, le prince et Rosalie voyaient approcher avec bonheur le jour de la naissance de Rosalie, qui devait être aussi celui de leur mariage; le prince, parce qu'il aimait tendrement sa cousine, et Rosalie, parce qu'elle aimait le prince, parce qu'elle désirait vivement revoir son père, et aussi parce qu'elle souhaitait ardemment voir ce que contenait la caisse de la rotonde. Elle y pensait sans cesse; la nuit elle y rêvait, et, dans les moments où elle était seule, elle avait une peine extrême à ne pas aller dans les serres, pour tâcher de découvrir le mystère.
Enfin arriva le dernier jour d'attente: le lendemain Rosalie devait avoir quinze ans. Le prince était très occupé des préparatifs de son mariage, auquel devaient assister toutes les bonnes fées de sa connaissance et la reine des fées. Rosalie se trouva seule dans la matinée; elle alla se promener, et, tout en réfléchissant au bonheur du lendemain, elle se dirigea machinalement vers la rotonde; elle y entra pensive et souriante, et se trouva en face de la toile qui recouvrait le trésor.
«C'est demain, dit-elle, que je dois enfin savoir ce que renferme cette toile.... Si je voulais, je pourrais bien le savoir dès aujourd'hui, car j'aperçois quelques petites ouvertures dans lesquelles j'introduirais facilement les doigts... et en tirant un peu dessus.... Au fait, qui est-ce qui le saurait? Je rapprocherais la toile après y avoir un peu regardé.... Puisque ce doit être à moi demain, je puis bien y jeter un coup d'oeil aujourd'hui.»
Elle regarda autour d'elle, ne vit personne, et, oubliant entièrement, dans son désir extrême de satisfaire sa curiosité, la bonté du prince et les dangers qui les menaçaient si elle cédait à la tentation, elle passa ses doigts dans une des ouvertures, tira légèrement: la toile se déchira du haut en bas avec un bruit semblable au tonnerre, et offrit aux yeux étonnés de Rosalie un arbre dont la tige était en corail et les feuilles en émeraudes; les fruits qui couvraient l'arbre étaient des pierres précieuses de toutes couleurs, diamants, perles, rubis, saphirs, opales, topazes, etc., aussi gros que les fruits qu'ils représentaient, et d'un tel éclat que Rosalie en fut éblouie. Mais à peine avait-elle envisagé cet arbre sans pareil, qu'un bruit plus fort que le premier la tira de son extase: elle se sentit enlever et transporter dans une plaine, d'où elle aperçut le palais du prince s'écroulant; des cris effroyables sortaient des ruines du palais, et bientôt Rosalie vit le prince lui-même sortir des décombres, ensanglanté, couvert de haillons. Il s'avança vers elle et lui dit tristement:
«Rosalie, ingrate Rosalie, vois à quel état tu m'as réduit, moi et toute ma cour. Après ce que tu viens de faire, je ne doute pas que tu ne cèdes une troisième fois à ta curiosité, que tu consommes mon malheur, celui de ton père et le tien. Adieu, Rosalie, adieu! Puisse le repentir expier ton ingratitude envers un malheureux prince qui t'aimait et qui ne voulait que ton bonheur!»
En disant ces mots, il s'éloigna lentement. Rosalie s'était jetée à genoux; inondée de larmes, elle l'appelait: mais il disparut à ses yeux, sans même se retourner pour contempler son désespoir. Elle était prête à s'évanouir, lorsqu'elle entendit le petit rire discordant de la Souris grise, qui était devant elle.
«Remercie-moi donc, Rosalie, de t'avoir si bien aidée. C'est moi qui t'envoyais la nuit ces beaux rêves de la toile mystérieuse; c'est moi qui ai rongé la toile pour te faciliter les moyens d'y regarder; sans cette dernière ruse, je crois bien que tu étais perdue pour moi, ainsi que ton père et ton prince Gracieux. Mais encore une petite peccadille, ma mie, et vous serez à moi pour toujours.»
Et la Souris, dans sa joie infernale, se mit à danser autour de Rosalie; ces paroles, toutes méchantes qu'elles étaient, n'excitèrent pas la colère de Rosalie.
«C'est ma faute, se dit-elle; sans ma fatale curiosité, sans ma coupable ingratitude, la Souris grise n'aurait pas réussi à me faire commettre une si indigne action. Je dois l'expier par ma douleur, par ma patience et par la ferme volonté de résister à la troisième épreuve, quelque difficile qu'elle soit. D'ailleurs, je n'ai que quelques heures d'attente, et de moi dépendent, comme le disait mon cher prince, son bonheur, celui de mon père et le mien.»
Rosalie ne bougea donc pas; la Souris grise avait beau employer tous les moyens possibles pour la faire marcher, Rosalie persista à rester en face des ruines du palais.
V
LA CASSETTE
Toute la journée se passa ainsi; Rosalie souffrait cruellement de la soif.
«Ne dois-je pas souffrir bien plus encore, se disait-elle, pour me punir de ce que j'ai fait souffrir à mon père et à mon cousin? J'attendrai ici mes quinze ans.»
La nuit commençait à tomber, quand une vieille femme, qui passait, s'approcha d'elle et lui dit:
«Ma belle enfant, voudriez-vous me rendre le service de me garder cette cassette qui est bien lourde à porter, pendant que je vais aller près d'ici voir une parente?
—Volontiers, Madame», dit Rosalie, qui était très complaisante.
La vieille lui remit la cassette en disant:
«Merci, la belle enfant; je ne serai pas longtemps absente. Ne regardez pas ce qu'il y a dans cette cassette, car elle contient des choses..., des choses comme vous n'en avez jamais vues... et comme vous n'en reverrez jamais. Ne la posez pas trop rudement, car elle est en écorce fragile, et un choc un peu rude pourrait la rompre.... Et alors vous verriez ce qu'elle contient.... Et personne ne doit voir ce qui s'y trouve enfermé.»
Elle partit en disant ces mots. Rosalie posa doucement la cassette près d'elle, et réfléchit à tous les événements qui s'étaient passés. La nuit vint tout à fait; la vieille ne revenait pas; Rosalie jeta les yeux sur la cassette, et vit avec surprise qu'elle éclairait la terre autour d'elle.
«Qu'est-ce, dit-elle, qui brille dans cette cassette?»
Elle la retourna, la regarda de tous côtés, mais rien ne put lui expliquer cette lueur extraordinaire; elle la posa de nouveau à terre, et dit:
«Que m'importe ce que contient cette cassette? Elle n'est pas à moi, mais à la bonne vieille qui me l'a confiée. Je ne veux plus y penser, de crainte d'être tentée de l'ouvrir.»
En effet, elle ne la regarda plus et tâcha de n'y plus penser; elle ferma les yeux, résolue d'attendre ainsi le retour du jour.
«Alors j'aurai quinze ans, je reverrai mon père et Gracieux, et je n'aurai plus rien à craindre de la méchante fée.
—Rosalie, Rosalie, dit précipitamment la petite voix de la Souris, me voici près de toi; je ne suis plus ton ennemie, et pour te le prouver, je vais, si tu veux, te faire voir ce que contient la cassette.»
Rosalie ne répondit pas.
«Rosalie, tu n'entends donc pas ce que je te propose? Je suis ton amie, crois-moi, de grâce.»
Pas de réponse.
Alors la Souris grise, qui n'avait pas de temps à perdre, s'élança sur la cassette et se mit en devoir d'en ronger le couvercle.
«Monstre, s'écria Rosalie en saisissant la cassette et la serrant contre sa poitrine, si tu as le malheur de toucher à cette cassette, je te tords le cou à l'instant!»
La Souris lança à Rosalie un coup d'oeil diabolique, mais elle n'osa pas braver sa colère. Pendant qu'elle combinait un moyen d'exciter la curiosité de Rosalie, une horloge sonna minuit. Au même moment, la Souris poussa un cri lugubre, et dit à Rosalie:
«Rosalie, voici l'heure de ta naissance qui a sonné; tu as quinze ans; tu n'as plus rien à craindre de moi; tu es désormais hors de mon atteinte, ainsi que ton odieux père et ton affreux prince. Et moi je suis condamnée à garder mon ignoble forme de souris, jusqu'à ce que je parvienne à faire tomber dans mes pièges une jeune fille belle et bien née comme toi. Adieu, Rosalie; tu peux maintenant ouvrir ta cassette.»
Et, en achevant ces mots, la Souris grise disparut.
Rosalie, se méfiant des paroles de son ennemie, ne voulut pas suivre son dernier conseil, et se résolut à garder la cassette intacte jusqu'au jour. A peine eut-elle pris cette résolution, qu'un Hibou qui volait au-dessus de Rosalie laissa tomber une pierre sur la cassette, qui se brisa en mille morceaux. Rosalie poussa un cri de terreur; au même moment elle vit devant elle la reine des fées, qui lui dit:
«Venez, Rosalie; vous avez enfin triomphé de la cruelle ennemie de votre famille; je vais vous rendre à votre père; mais auparavant buvez et mangez.»
Et la fée lui présenta un fruit dont une seule bouchée rassasia et désaltéra Rosalie. Aussitôt un char attelé de deux dragons se trouva près de la fée, qui y monta et y fit monter Rosalie.
Rosalie, revenue de sa surprise, remercia vivement la fée de sa protection, et lui demanda si elle n'allait pas revoir son père et le prince Gracieux.
«Votre père vous attend dans le palais du prince.
—Mais, Madame, je croyais le palais du prince détruit, et lui-même blessé et réduit à la misère.
—Ce n'était qu'une illusion pour vous donner plus d'horreur de votre curiosité, Rosalie, et pour vous empêcher d'y succomber une troisième fois. Vous allez retrouver le palais du prince tel qu'il était avant que vous ayez déchiré la toile qui recouvrait l'arbre précieux qu'il vous destine.»
Comme la fée achevait ces mots, le char s'arrêta près du perron du palais. Le père de Rosalie et le prince l'attendaient avec toute la cour. Rosalie se jeta dans les bras de son père et dans ceux du prince, qui n'eut pas l'air de se souvenir de sa faute de la veille. Tout était prêt pour la cérémonie du mariage, qu'on célébra immédiatement; toutes les fées assistèrent aux fêtes, qui durèrent plusieurs jours. Le père de Rosalie vécut près de ses enfants. Rosalie fut à jamais guérie de sa curiosité; elle fut tendrement aimée du prince Gracieux, qu'elle aima toute sa vie; ils eurent de beaux enfants, et ils leur donnèrent pour marraines des fées puissantes, afin de les protéger contre les mauvaises fées et les mauvais génies.
OURSON
I
LE CRAPAUD ET L'ALOUETTE
Il y avait une fois une jolie fermière qu'on nommait Agnella; elle vivait seule avec une jeune servante qui s'appelait Passerose, ne recevait jamais de visites et n'allait jamais chez personne.
Sa ferme était petite, jolie et propre; elle avait une belle vache blanche qui donnait beaucoup de lait, un chat qui mangeait les souris et un âne qui portait tous les mardis, au marché de la ville voisine, les légumes, les fruits, le beurre, les oeufs, les fromages qu'elle y vendait.
Personne ne savait quand et comment Agnella et Passerose étaient arrivées dans cette ferme inconnue jusqu'alors, et qui reçut dans le pays le nom de Ferme des bois.
Un soir, Passerose était occupée à traire la vache, pendant qu'Agnella préparait le souper. Au moment de placer sur la table une bonne soupe aux choux et une assiettée de crème, elle aperçut un gros Crapaud qui dévorait avec avidité des cerises posées à terre dans une large feuille de vigne.
«Vilain Crapaud, s'écria Agnella, je t'apprendrai à venir manger mes belles cerises!»
En même temps elle enleva les feuilles qui contenaient les cerises, et donna au Crapaud un coup de pied qui le fit rouler à dix pas. Elle allait le lancer au dehors, lorsque le Crapaud poussa un sifflement aigu et se dressa sur ses pattes de derrière; ses gros yeux flamboyaient, sa large bouche s'ouvrait et se fermait avec rage; tout son corps frémissait, sa gorge rendait un son mugissant et terrible.
Agnella s'arrêta interdite; elle recula même d'un pas pour éviter le venin de ce Crapaud monstrueux et irrité. Elle cherchait autour d'elle un balai pour expulser ce hideux animal, lorsque le Crapaud s'avança vers elle, lui fit de sa patte de devant un geste d'autorité et lui dit d'une voix frémissante de colère:
«Tu as osé me toucher de ton pied, tu m'as empêché de me rassasier de tes cerises que tu avais pourtant mises à ma portée, tu as cherché à me chasser de chez toi! Ma vengeance t'atteindra dans ce que tu auras de plus cher. Tu sentiras qu'on n'insulte pas impunément la fée Rageuse! Tu vas avoir un fils couvert de poils comme un ours, et....
—Arrêtez, ma soeur», interrompit une petite voix douce et flûtée qui semblait venir d'en haut. (Agnella leva la tête et vit une Alouette perchée sur le haut de la porte d'entrée.) «Vous vous vengez trop cruellement d'une injure infligée non à votre caractère de fée, mais à la laide et sale enveloppe que vous avez choisie. Par l'effet de ma puissance, supérieure à la vôtre, je vous défends d'aggraver le mal que vous avez déjà fait et qu'il n'est pas en mon pouvoir de défaire. Et vous, pauvre mère, continua-t-elle en s'adressant à Agnella, ne désespérez pas; il y aura un remède possible à la difformité de votre enfant. Je lui accorde la facilité de changer de peau avec la personne à laquelle il aura, par sa bonté et par des services rendus, inspiré une reconnaissance et une affection assez vives pour qu'elle consente à cet échange. Il reprendra alors la beauté qu'il aurait eue si ma soeur la fée Rageuse n'était venue faire preuve de son mauvais caractère.
—Hélas, Madame l'Alouette, répondit Agnella, votre bon vouloir n'empêchera pas mon pauvre fils d'être horrible et semblable à une bête.
—C'est vrai, répliqua la fée Drôlette, d'autant qu'il vous est interdit, ainsi qu'à Passerose, d'user de la faculté de changer de peau avec lui; mais je ne vous abandonnerai pas, non plus que votre fils. Vous le nommerez Ourson jusqu'au jour où il pourra reprendre un nom digne de sa naissance et de sa beauté; il s'appellera alors le prince Merveilleux.»
En disant ces mots, la fée disparut, s'envolant dans les airs.
La fée Rageuse se retira pleine de fureur, marchant pesamment et se retournant à chaque pas pour regarder Agnella d'un air irrité. Tout le long du chemin qu'elle suivit, elle souffla du venin, de sorte qu'elle fit périr l'herbe, les plantes et les arbustes qui se trouvèrent sur son passage. C'était un venin si subtil, que jamais l'herbe n'y repoussa et que maintenant encore on appelle ce sentier le Chemin de la fée Rageuse.
Quand Agnella fut seule, elle se mit à sangloter. Passerose, qui avait fini son ouvrage, et qui sentait approcher l'heure du souper, entra dans la salle, et vit avec surprise sa maîtresse en larmes.
«Chère reine, qu'avez-vous? Qui peut avoir causé votre chagrin? Je n'ai jamais vu entrer personne dans la maison.
—Personne, ma fille, excepté celles qui entrent partout: une fée méchante sous la forme d'un crapaud, et une bonne fée sous l'apparence d'une alouette.
—Que vous ont dit ces fées qui vous fasse ainsi pleurer, chère reine? La bonne fée n'a-t-elle pas empêché le mal que voulait vous faire la mauvaise?
—Non, ma fille; elle l'a un peu atténué, mais elle n'a pu le prévenir.»
Et Agnella lui raconta ce qui venait de se passer, et comme quoi elle aurait un fils velu comme un ours.
A ce récit, Passerose pleura aussi fort que sa maîtresse.
«Quelle infortune! s'écria-t-elle. Quelle honte que l'héritier d'un beau royaume soit un ours! Que dira le roi Féroce, votre époux, si jamais il vous retrouve?
—Et comment me retrouverait-il, Passerose! Tu sais qu'après notre fuite nous avons été emportées dans un tourbillon, que nous avons été lancées de nuée en nuée, pendant douze heures, avec une vitesse telle que nous nous sommes trouvées à plus de trois mille lieues du royaume de Féroce. D'ailleurs, tu connais sa méchanceté, tu sais combien il me hait depuis que je l'ai empêché de tuer son frère Indolent et sa belle-soeur Nonchalante. Tu sais que je ne me suis sauvée que parce qu'il voulait me tuer moi-même; ainsi je n'ai pas à craindre qu'il me poursuive.»
Passerose, après avoir pleuré et sangloté quelques instants avec la reine Aimée (c'était son vrai nom), engagea sa maîtresse à se mettre à table.
«Quand nous pleurerions toute la nuit, chère reine, nous n'empêcherons pas votre fils d'être velu; mais nous tâcherons de l'élever si bien, de le rendre si bon, qu'il ne sera pas longtemps sans trouver une bonne âme qui veuille changer sa peau blanche contre la vilaine peau velue de la fée Rageuse. Beau présent, ma foi! Elle aurait bien fait de le garder pour elle.»
La pauvre reine, que nous continuerons d'appeler Agnella, de crainte de donner l'éveil au roi Féroce, se leva lentement, essuya ses yeux, et s'efforça de vaincre sa tristesse; petit à petit le babil et la gaieté de Passerose dissipèrent son chagrin; la soirée n'était pas finie, que Passerose avait convaincu Agnella qu'Ourson ne resterait pas longtemps ours, qu'il trouverait bien vite une peau digne d'un prince; qu'au besoin elle lui donnerait la sienne, si la fée voulait bien le permettre.
Agnella et Passerose allèrent se coucher et dormirent paisiblement.
II
NAISSANCE ET ENFANCE D'OURSON
Trois mois après l'apparition du crapaud et la sinistre prédiction de la fée Rageuse, Agnella mit au jour un garçon, qu'elle nomma Ourson, selon les ordres de la fée Drôlette. Ni elle ni Passerose ne purent voir s'il était beau ou laid, car il était si velu, si couvert de longs poils bruns, qu'on ne lui voyait que les yeux et la bouche; encore ne les voyait-on que lorsqu'il les ouvrait. Si Agnella n'avait été sa mère, et si Passerose n'avait aimé Agnella comme une soeur, le pauvre Ourson serait mort faute de soins, car il était si affreux que personne n'eût osé le toucher; on l'aurait pris pour un petit ours, et on l'aurait tué à coups de fourche. Mais Agnella était sa mère, et son premier mouvement fut de l'embrasser en pleurant.
«Pauvre Ourson, dit-elle, qui pourra t'aimer assez, pour te délivrer de ces affreux poils? Ah! que ne puis-je faire l'échange que permet la fée à celui ou à celle qui t'aimera? Personne ne pourra t'aimer plus que je ne t'aime!»
Ourson ne répondit rien, car il dormait.
Passerose pleurait aussi pour tenir compagnie à Agnella, mais elle n'avait pas coutume de s'affliger longtemps; elle s'essuya les yeux et dit à Agnella:
«Chère reine, je suis si certaine que votre fils ne gardera pas longtemps sa vilaine peau d'ours, que je vais l'appeler dès aujourd'hui le prince Merveilleux.
—Garde-t'en bien, ma fille, répliqua vivement la reine: tu sais que les fées aiment à être obéies.»
Passerose prit l'enfant, l'enveloppa avec les langes qui avaient été préparés, et se baissa pour l'embrasser; elle se piqua les lèvres aux poils d'Ourson et se redressa précipitamment.
«Ça ne sera pas moi qui t'embrasserai souvent, mon garçon, murmura-t-elle à mi-voix. Tu piques comme un vrai hérisson!»
Ce fut pourtant Passerose qui fut chargée par Agnella d'avoir soin du petit Ourson. Il n'avait de l'ours que la peau: c'était l'enfant le plus doux, le plus sage, le plus affectueux qu'on pût voir. Aussi Passerose ne tarda-t-elle pas à l'aimer tendrement.
A mesure qu'Ourson grandissait, on lui permettait de s'éloigner de la ferme; il ne courait aucun danger, car on le connaissait dans le pays; les enfants se sauvaient à son approche; les femmes le repoussaient; les hommes l'évitaient: on le considérait comme un être maudit. Quelquefois, quand Agnella allait au marché, elle le posait sur son âne, et l'emmenait avec elle. Ces jours-là, elle vendait plus difficilement ses légumes et ses fromages; les mères fuyaient, de crainte qu'Ourson ne les approchât de trop près. Agnella pleurait souvent et invoquait vainement la fée Drôlette; à chaque alouette qui voltigeait près d'elle, l'espoir renaissait dans son coeur; mais ces alouettes étaient de vraies alouettes, des allouettes à mettre en pâté, et non des alouettes fées.
III
VIOLETTE
Cependant Ourson avait déjà huit ans; il était grand et fort; il avait de beaux yeux, une voix douce; ses poils avaient perdu leur rudesse; ils étaient devenus doux comme de la soie, de sorte qu'on pouvait l'embrasser sans se piquer, comme avait fait Passerose le jour de sa naissance. Il aimait tendrement sa mère, presque aussi tendrement Passerose, mais il était souvent triste et souvent seul: il voyait bien l'horreur qu'il inspirait, et il voyait aussi qu'on n'accueillait pas de même les autres enfants.
Un jour, il se promenait dans un beau bois qui touchait presque à la ferme; il avait marché longtemps; accablé de chaleur, il cherchait un endroit frais pour se reposer, lorsqu'il crut voir une petite masse blanche et rosé à dix pas de lui. S'approchant avec précaution, il vit une petite fille endormie: elle paraissait avoir trois ans; elle était jolie comme les amours; ses boucles blondes couvraient en partie un joli cou blanc et potelé; ses petites joues fraîches et arrondies avaient deux fossettes rendues plus visibles par le demi-sourire de ses lèvres roses et entr'ouvertes, qui laissaient voir des dents semblables à des perles. Cette charmante tête était posée sur un joli bras que terminait une main non moins jolie; toute l'attitude de cette petite fille était si gracieuse, si charmante, qu'Ourson s'arrêta immobile d'admiration.
Il contemplait avec autant de surprise que de plaisir cette enfant qui dormait dans cette forêt aussi tranquillement qu'elle eût dormi dans un bon lit. Il la regarda longtemps; il eut le temps de considérer sa toilette, qui était plus riche, plus élégante que toutes celles qu'il avait vues dans la ville voisine.
Elle avait une robe en soie blanche brochée d'or; ses brodequins étaient en satin bleu également brodés en or; ses bas étaient en soie et d'une finesse extrême. A ses petits bras étincelaient de magnifiques bracelets dont le fermoir semblait recouvrir un portrait. Un collier de très belles perles entourait son cou.
Une alouette, qui se mit à chanter juste au-dessus de la tête de la petite fille, la réveilla. Elle ouvrit les yeux, regarda autour d'elle, appela sa bonne, et, se voyant seule dans un bois, se mit à pleurer.
Ourson était désolé de voir pleurer cette jolie enfant: son embarras était très grand.
«Si je me montre, se disait-il, la pauvre petite va me prendre pour un animal de la forêt; elle aura peur, elle se sauvera et s'égarera davantage encore. Si je la laisse là, elle mourra de frayeur et de faim.»
Pendant qu'Ourson réfléchissait, la petite tourna les yeux vers lui, l'aperçut, poussa un cri, chercha à fuir et retomba épouvantée.
«Ne me fuyez pas, chère petite, lui dit Ourson de sa voix douce et triste; je ne vous ferai pas de mal; bien au contraire, je vous aiderai à retrouver votre papa et votre maman.»
La petite le regardait toujours, avec de grands yeux effarés, et semblait terrifiée.
«Parlez-moi, ma petite, continua Ourson; je ne suis pas un ours, comme vous pourriez le croire, mais un pauvre garçon bien malheureux, car je fais peur à tout le monde, et tout le monde me fuit.»
La petite le regardait avec des yeux plus doux; sa frayeur se dissipait; elle semblait indécise.
Ourson fit un pas vers elle; aussitôt la terreur de la petite prit le dessus; elle poussa un cri aigu et chercha encore à se relever pour fuir.
Ourson s'arrêta; il se mit à pleurer à son tour.
«Infortuné que je suis! s'écria-t-il, je ne puis même venir au secours de cette pauvre enfant abandonnée. Mon aspect la remplit de terreur. Elle préfère l'abandon à ma présence!»
En disant ces mots, le pauvre Ourson se couvrit le visage de ses mains et se jeta à terre en sanglotant.
Au bout d'un instant, il sentit une petite main qui cherchait à écarter les siennes; il leva la tête et vit l'enfant debout devant lui, ses yeux pleins de larmes.
Elle caressait les joues velues du pauvre Ourson.
«Pleure pas, petit ours, dit-elle; pleure pas; Violette n'a plus peur; plus se sauver. Violette aimer pauvre petit ours; petit ours donner la main à Violette, et si pauvre petit ours pleure encore, Violette embrasser pauvre ours.»
Des larmes de bonheur, d'attendrissement, succédèrent chez Ourson aux larmes de désespoir.
Violette, le voyant pleurer encore, approcha sa jolie petite bouche de la joue velue d'Ourson, et lui donna plusieurs baisers en disant:
«Tu vois, petit ours, Violette pas peur; Violette baiser petit ours; petit ours pas manger Violette. Violette venir avec petit ours.»
Si Ourson s'était écouté, il aurait pressé contre son coeur et couvert de baisers cette bonne et charmante enfant, qui faisait violence à sa terreur pour calmer le chagrin d'un pauvre être qu'elle voyait malheureux. Mais il craignit de l'épouvanter.
«Elle croit que je veux la dévorer», se dit-il.
Il se borna donc à lui serrer doucement les mains et à les baiser délicatement. Violette le laissait faire et souriait.
«Petit ours content? Petit ours aimer Violette? Pauvre Violette! Perdue!»
Ourson comprenait bien qu'elle s'appelait Violette; mais il ne comprenait pas du tout comment cette petite fille, si richement vêtue, se trouvait toute seule dans la forêt.
«Où demeures-tu, ma chère petite Violette?
—Là-bas, là-bas, chez papa et maman.
—Comment s'appelle ton papa?
—Il s'appelle le roi, et maman, c'est la reine.»
Ourson, de plus en plus surpris, demanda:
«Pourquoi es-tu toute seule dans la forêt?
—Violette sait pas. Pauvre Violette montée sur gros chien: gros chien courir vite, vite, longtemps. Violette fatiguée, tombée, dormi.
—Et le chien, où est-il?»
Violette se tourna de tous côtés, appela de sa douce petite voix:
«Ami! Ami!»
Aucun chien ne parut.
«Ami parti, Violette toute seule.»
Ourson prit la main de Violette; elle ne la retira pas et sourit.
«Veux-tu que j'aille chercher maman, ma chère Violette?
—Violette pas rester seule dans le bois, Violette aller avec petit ours.
—Viens alors avec moi, chère petite; je te mènerai à maman à moi.»
Ourson et Violette marchèrent vers la ferme. Ourson cueillait des fraises et des cerises pour Violette, qui ne les mangeait qu'après avoir forcé Ourson à en prendre la moitié. Quand Ourson gardait dans sa main la part que Violette lui adjugeait, Violette reprenait les fraises et les cerises, et les mettait elle-même dans la bouche d'Ourson, en disant:
«Mange, mange, petit ours. Violette pas manger si petit ours ne mange pas. Violette veut pas pauvre ours malheureux. Violette veut pas pauvre ours pleurer.»
Et elle le regardait attentivement pour voir s'il était content, s'il avait l'air heureux.
Il était réellement heureux, le pauvre Ourson, de voir que son excellente petite compagne non seulement le supportait, mais encore s'occupait de lui et cherchait à lui être agréable. Ses yeux s'animaient d'un bonheur réel; sa voix toujours si douce prenait des accents encore plus tendres. Après une demi-heure de marche, il lui dit:
«Violette n'a donc plus peur du pauvre Ourson?
—Oh non! oh non! s'écria-t-elle. Ourson bien bon; Violette pas vouloir quitter Ourson.
—Tu voudras donc bien que je t'embrasse, Violette? tu n'aurais pas peur!»
Pour toute réponse, Violette se jeta dans ses bras.
Ourson l'embrassa tendrement, la serra contre son coeur.
«Chère Violette, dit-il, je t'aimerai toujours; je n'oublierai jamais que tu es la seule enfant qui ait bien voulu me parler, me toucher, m'embrasser.»
Ils arrivèrent peu après à la ferme. Agnella et Passerose étaient assises à la porte; elles causaient.
Lorsqu'elles virent arriver Ourson donnant la main à une jolie petite fille richement vêtue, elles furent si surprises, que ni l'une ni l'autre ne put proférer une parole.
«Chère maman, dit Ourson, voici une bonne et charmante petite fille que j'ai trouvée endormie dans la forêt; elle s'appelle Violette, elle est bien gentille, je vous assure, elle n'a pas peur de moi, elle m'a même embrassé quand elle m'a vu pleurer.
—Et pourquoi pleurais-tu, mon pauvre enfant? dit Agnella.
—Parce que la petite fille avait peur de moi, répondit Ourson d'une voix triste et tremblante....
—A présent, Violette a plus peur, interrompit vivement la petite. Violette donner la main à Ourson; embrasser pauvre Ourson, faire manger des fraises à Ourson.
—Mais que veut dire tout cela? dit Passerose. Pourquoi est-ce notre Ourson qui amène cette petite! Pourquoi est-elle seule? Qui est-elle? Réponds donc, Ourson! Je n'y comprends rien, moi.
—Je n'en sais pas plus que vous, chère Passerose, dit Ourson; j'ai vu cette pauvre petite endormie dans le bois toute seule; elle s'est éveillée, elle a pleuré; puis elle m'a vu, elle a crié. Je lui ai parlé, j'ai voulu approcher d'elle, elle a crié encore; j'ai eu du chagrin, beaucoup de chagrin, j'ai pleuré....
—Tais-toi, tais-toi, pauvre Ourson, s'écria Violette en lui mettant la main sur la bouche. Violette plus faire pleurer jamais, bien sûr.»
Et en disant ces mots, Violette elle-même avait la voix tremblante et les yeux pleins de larmes.
«Bonne petite, dit Agnella en l'embrassant, tu aimeras donc mon pauvre Ourson qui est si malheureux?
—Oh! oui; Violette aimer beaucoup Ourson. Violette toujours avec Ourson.»
Agnella et Passerose eurent beau questionner Violette sur ses parents, sur son pays, elles ne purent savoir autre chose que ce que savait Ourson. Son père était roi, sa mère était reine. Elle ne savait pas comment elle s'était trouvée dans la forêt.
Agnella n'hésita pas à prendre sous sa garde cette pauvre enfant perdue; elle l'aimait déjà, à cause de l'affection que la petite semblait éprouver pour Ourson, et aussi à cause du bonheur que ressentait Ourson de se voir aimé, recherché par une créature humaine autre que sa mère et Passerose.
C'était l'heure du souper et Passerose mit le couvert; on prit place à table. Violette demanda à être près d'Ourson; elle était gaie, elle causait, elle riait. Ourson était heureux comme il ne l'avait jamais été. Agnella était contente. Passerose sautait de joie de voir une petite compagne de jeu à son cher Ourson. Dans ses transports, elle répandit une jatte de crème, qui ne fut pas perdue pour cela: un chat qui attendait son souper lécha la crème jusqu'à la dernière goutte.
Après souper, Violette s'endormit sur sa chaise.
«Où la coucherons-nous? dit Agnella. Je n'ai pas de lit à lui donner.
—Donnez-lui le mien, chère maman, dit Ourson; je dormirai aussi bien dans l'étable.»
Agnella et Passerose refusèrent, mais Ourson demanda si instamment à faire ce petit sacrifice, qu'elles finirent par l'accepter.
Passerose emporta donc Violette endormie, la déshabilla sans l'éveiller et la coucha dans le lit d'Ourson, près de celui d'Agnella. Ourson alla se coucher dans l'étable sur des bottes de foin; il s'y endormit paisiblement et le coeur content.
Passerose vint rejoindre Agnella dans la salle; elle la trouva pensive, la tête appuyée sur sa main.
«A quoi pensez-vous, chère reine? dit Passerose; vos yeux sont tristes, votre bouche ne sourit plus! Et moi qui venais vous montrer les bracelets de la petite! Le médaillon doit s'ouvrir, mais j'ai vainement essayé. Nous y trouverions peut-être un portrait ou un nom.
—Donne, ma fille.... Ces bracelets sont beaux. Ils m'aideront peut-être à retrouver une ressemblance qui se présente vaguement à mon souvenir et que je m'efforce en vain de préciser.»
Agnella prit les bracelets, les retourna, les pressa de tous côtés pour ouvrir le médaillon; elle ne fut pas plus habile que Passerose.
Au moment où, lassée de ses vains efforts, elle remettait les bracelets à Passerose, elle vit dans le milieu de la chambre une femme brillante comme un soleil. Son visage était d'une blancheur éclatante; ses cheveux semblaient être des fils d'or; une couronne d'étoiles resplendissantes ornait son front; sa taille était moyenne; toute sa personne semblait transparente, tant elle était légère et lumineuse; sa robe flottante était parsemée d'étoiles semblables à celles de son front; son regard était doux; elle souriait malicieusement, mais avec bonté.
«Madame, dit-elle à la reine, vous voyez en moi la fée Drôlette; je protège votre fils et la petite princesse qu'il a ramenée ce matin de la forêt. Cette princesse vous tient de près: elle est votre nièce, fille de votre beau-frère Indolent et de votre belle-soeur Nonchalante. Votre mari est parvenu, après votre fuite, à tuer Indolent et Nonchalante, qui ne se méfiaient pas de lui et qui passaient leurs journées à dormir, à manger, à se reposer. Je n'ai pu malheureusement empêcher ce crime, parce que j'assistais à la naissance d'un prince dont je protège les parents, et je me suis oubliée à jouer des tours à une vieille dame d'honneur méchante et guindée, et à un vieux chambellan avare et grondeur, grands amis tous deux de ma soeur Rageuse. Mais je suis arrivée à temps pour sauver la princesse Violette, seule fille et héritière du roi Indolent et de la reine Nonchalante. Elle jouait dans un jardin; le roi Féroce la cherchait pour la poignarder; je l'ai fait monter sur le dos de mon chien Ami, qui a reçu l'ordre de la déposer dans le bois où j'ai dirigé les pas du prince votre fils. Cachez à tous deux leur naissance et la vôtre. Ne montrez à Violette ni les bracelets qui renferment les portraits de son père et de sa mère, ni les riches vêtements que j'ai remplacés par d'autres plus conformes à l'existence qu'elle doit mener à l'avenir. Voici, ajouta la fée, une cassette de pierres précieuses; elle contient le bonheur de Violette; mais vous devez la cacher à tous les yeux et ne l'ouvrir que lorsqu'elle aura été perdue et retrouvée.
—J'exécuterai fidèlement vos ordres, Madame, répondit Agnella; mais daignez me dire si mon pauvre Ourson devra conserver longtemps encore sa hideuse enveloppe.
—Patience, patience, dit la fée; je veille sur vous, sur lui, sur Violette. Instruisez Ourson de la faculté que je lui ai donnée de changer de peau avec la personne qui l'aimera assez pour accomplir ce sacrifice. Souvenez-vous que nul ne doit connaître le rang d'Ourson ni de Violette. Passerose a mérité par son dévouement d'être seule initiée à ce mystère; à elle vous pouvez toujours tout confier. Adieu, reine; comptez sur ma protection; voici une bague que vous allez passer à votre petit doigt; tant qu'elle y sera, vous ne manquerez de rien.»
Et faisant un signe d'adieu avec la main, la fée reprit la forme d'une alouette et s'envola à tires d'aile en chantant.
Agnella et Passerose se regardèrent; Agnella soupira, Passerose sourit.
«Cachons cette précieuse cassette, chère reine, ainsi que les vêtements de Violette. Je vais aller voir bien'vite ce que la fée lui a préparé pour sa toilette de demain.»
Elle y courut en effet, ouvrit l'armoire, et la trouva pleine de vêtements, de linge, de chaussures simples mais commodes. Après avoir tout regardé, tout compté, tout approuvé, après avoir aidé Agnella à se déshabiller, Passerose alla se coucher et ne tarda pas à s'endormir.
IV
LE RÊVE
Le lendemain, ce fut Ourson qui s'éveilla le premier, grâce au mugissement de la vache. Il se frotta les yeux, regarda autour de lui, se demandant pourquoi il était dans une étable: il se rappela les événements de la veille, sauta à bas de son tas de foin et courut bien vite à la fontaine pour se débarbouiller.
Pendant qu'il se lavait, Passerose, qui s'était levée de bonne heure comme Ourson, sortit pour traire la vache et laissa la porte de la maison ouverte. Ourson entra sans faire de bruit, pénétra jusqu'à la chambre de sa mère, qui dormait encore, et entr'ouvrit les rideaux du lit de Violette; elle dormait comme Agnella.
Ourson la regardait dormir, et souriait de la voir sourire dans ses rêves. Tout à coup le visage de Violette se contracta; elle poussa un cri, se releva à demi, et, jetant ses petits bras au cou d'Ourson, elle s'écria:
«Ourson, bon Ourson, sauver Violette! pauvre Violette dans l'eau! Méchant crapaud tirer Violette!»
Et elle s'éveilla en pleurant, avec tous les symptômes d'une vive frayeur; elle tenait Ourson serré de ses deux petits bras: il avait beau la rassurer, la consoler, l'embrasser, elle criait toujours:
«Méchant crapaud! bon Ourson! sauver Violette!»
Agnella, qui s'était éveillée au premier cri, ne comprenait rien à la terreur de Violette; enfin elle parvint à la calmer, et Violette raconta:
«Violette promener, et Ourson conduire Violette; Ourson plus donner la main, plus regarder Violette. Méchant crapaud venir tirer Violette dans l'eau: pauvre Violette tomber et appeler Ourson. Et bon Ourson venir et sauver Violette. Et Violette bien aimer bon Ourson, continua-t-elle d'une voix attendrie; Violette jamais oublier bon Ourson.»
En disant ces mots, Violette se jeta dans les bras d'Ourson, qui, ne craignant pas l'effet terrifiant de sa peau velue, l'embrassa mille fois et la rassura de son mieux.
Agnella ne douta pas que ce rêve ne fut un avertissement envoyé par la fée Drôlette; elle résolut de veiller avec soin sur Violette, et d'instruire Ourson de tout ce qu'elle pouvait lui révéler sans désobéir à la fée. Quand elle eut levé et habillé Violette, elle appela Ourson pour déjeuner. Passerose leur apportait une jatte de lait tout frais tiré, du bon pain bis et une motte de beurre. Violette sauta de joie quand elle vit ce bon déjeuner.
«Violette aimer beaucoup bon lait, dit-elle; aimer beaucoup bon pain, aimer beaucoup bon beurre. Violette bien contente; aimer tout avec bon Ourson et maman Ourson.
—Je ne m'appelle pas maman Ourson, dit Agnella en riant: appelle-moi maman.
—Oh! non, pas maman, reprit Violette en secouant tristement la tête: maman, c'est la maman là-bas qui est perdue. Maman, toujours dormir, jamais promener, jamais soigner Violette; jamais parler à Violette, jamais embrasser Violette; maman Ourson parler, marcher, embrasser pauvre Violette, habiller Violette.... Violette aimer maman Ourson, beaucoup, beaucoup», ajouta-t-elle en saisissant la main d'Agnella, la baisant et la pressant ensuite contre son coeur.
Agnella ne répondit qu'en l'embrassant tendrement.
Ourson était attendri; ses yeux devenaient humides: Violette s'en aperçut, lui passa les mains sur les yeux et lui dit d'un air suppliant:
«Ourson, pas pleurer, je t'en prie. Si Ourson pleure, Violette pleurer aussi.
—Non, non, chère petite Violette, je ne pleure pas; ne pleure pas non plus; mangeons notre déjeuner, et puis nous irons promener.»
Ils déjeunèrent tous avec appétit; Violette battait des mains, s'interrompait sans cesse pour s'écrier, la bouche pleine:
«Ah! que c'est bon! Violette aimer beaucoup cela! Violette très contente!»
Après le déjeuner, Ourson et Violette sortirent pendant qu'Agnella et Passerose faisaient le ménage. Ourson jouait avec Violette, lui cueillait des fleurs et des fraises. Violette lui dit:
«Violette promener toujours avec Ourson; Ourson toujours jouer avec Violette.
—Je ne pourrai pas toujours jouer, ma petite Violette. Il faut que j'aide maman et Passerose.
—Aider à quoi faire, Ourson?
—Aider à balayer, à essuyer, à prendre soin de la vache, à couper de l'herbe, à apporter du bois et de l'eau.
—Violette aussi aider Ourson.
—Tu es encore bien petite, chère Violette; mais tu pourras toujours essayer.»
Quand ils rentrèrent à la maison, Ourson se mit à l'ouvrage. Violette le suivait partout; elle l'aidait de son mieux, ou elle croyait l'aider, car elle était trop petite pour être réellement utile. Mais au bout de quelques jours, elle commença à savoir laver les tasses et les assiettes, étendre et plier le linge, essuyer la table; elle allait à la laiterie avec Passerose, l'aider à passer le lait, à l'écrémer, à laver les dalles de pierre. Elle n'avait jamais d'humeur; jamais elle ne désobéissait, jamais elle ne répondait avec impatience ou colère. Ourson l'aimait de plus en plus; Agnella et Passerose la chérissaient également, et d'autant plus qu'elles savaient que Violette était la cousine d'Ourson.
Violette les aimait bien aussi, mais elle aimait Ourson plus tendrement encore; et comment ne pas aimer un si excellent garçon, qui s'oubliait toujours pour elle, qui cherchait constamment ce qui pouvait l'amuser, lui plaire, qui se serait fait tuer pour sa petite amie?
Agnella profita d'un jour où Passerose avait emmené Violette au marché, pour lui raconter l'événement fâcheux et imprévu qui avait précédé sa naissance; elle lui révéla la possibilité de se débarrasser de cette hideuse peau velue, en acceptant en échange la peau blanche et unie d'une personne qui ferait ce sacrifice par affection et reconnaissance.
«Jamais, s'écria Ourson, jamais je ne provoquerai ni accepterai un pareil sacrifice! Jamais je ne consentirai à vouer un être qui m'aimerait au malheur auquel m'a condamné la vengeance de la fée Rageuse! Jamais, par l'effet de ma volonté, un coeur capable d'un tel sacrifice ne souffrira tout ce que j'ai souffert et tout ce que j'ai à souffrir encore de l'antipathie, de la haine des hommes!»
Agnella lutta en vain contre la volonté bien arrêtée d'Ourson. Il lui demanda avec instances de ne jamais lui parler de cet échange, auquel il ne donnerait certes pas son consentement, et de n'en jamais parler à Violette ni à aucune autre personne qui lui serait attachée. Elle le lui promit après avoir combattu faiblement, car au fond elle admirait et approuvait cette résolution. Elle espérait aussi que la fée Drôlette récompenserait les sentiments si nobles, si généreux de son petit protégé en le délivrant elle-même de sa peau velue.
V
ENCORE LE CRAPAUD
Quelques années se passèrent ainsi sans aucun événement extraordinaire. Ourson et Violette grandissaient. Agnella ne songeait plus au rêve de la première nuit de Violette; elle s'était relâchée de sa surveillance, et la laissait souvent se promener seule ou sous la garde d'Ourson.
Ourson avait déjà quinze ans; il était grand, fort, leste et actif; personne ne pouvait dire s'il était beau ou laid, car ses longs poils noirs et soyeux couvraient entièrement son corps et son visage. Il était resté bon, généreux, aimant, toujours prêt à rendre service, toujours gai, toujours content. Depuis le jour où il avait trouvé Violette, sa tristesse avait disparu; il ne souffrait plus de l'antipathie qu'il inspirait; il n'allait plus dans les endroits habités; il vivait au milieu des trois êtres qu'il chérissait et qui l'aimaient par-dessus tout.
Violette avait déjà dix ans; elle n'avait rien perdu de son charme et de sa beauté en grandissant; ses beaux yeux bleus étaient plus doux, son teint plus frais, sa bouche plus jolie et plus espiègle; sa taille avait gagné comme son visage; elle était grande, mince et gracieuse; ses cheveux d'un blond cendré lui tombaient jusqu'aux pieds et l'enveloppaient tout entière quand elle les déroulait. Passerose avait bien soin de cette magnifique chevelure, qu'Agnella ne se lassait pas d'admirer.
Violette avait appris bien des choses pendant ces sept années. Agnella lui avait montré à travailler. Quant au reste, Ourson avait été son maître; il lui avait enseigné à lire, à écrire, à compter. Il lisait tout haut pendant qu'elle travaillait. Des livres nécessaires à son instruction s'étaient trouvés dans la chambre de Violette, sans qu'on sût d'où ils étaient venus; il en était de même des vêtements et autres objets nécessaires à Violette, à Ourson, à Agnella et à Passerose; on n'avait plus besoin d'aller vendre ni acheter à la ville voisine: grâce à l'anneau d'Agnella, tout se trouvait apporté à mesure qu'on en avait besoin.
Un jour que Violette se promenait avec Ourson, elle se heurta contre une pierre, tomba et s'écorcha le pied. Ourson fut effrayé quand il vit couler le sang de sa chère Violette; il ne savait que faire pour la soulager; il voyait bien combien elle souffrait, car elle ne pouvait, malgré ses efforts, retenir quelques larmes qui s'échappaient de ses yeux. Enfin, il songea au ruisseau qui coulait à dix pas d'eux.
«Chère Violette, dit-il, appuie-toi sur moi; tâche d'arriver jusqu'à ce ruisseau, l'eau fraîche te soulagera.»
Violette essaya de marcher; Ourson la soutenait; il parvint à l'asseoir au bord du ruisseau; là elle se déchaussa et trempa son petit pied dans l'eau fraîche et courante.
«Je vais courir à la maison et t'apporter du linge pour envelopper ton pied, chère Violette; attends-moi, je ne serai pas longtemps, et prends bien garde de ne pas t'avancer trop près du bord: le ruisseau est profond, et, si tu glissais, je ne pourrais peut-être pas te retenir.»
Quand Ourson fut éloigné, Violette éprouva un malaise qu'elle attribua à la douleur que lui causait sa blessure. Une répulsion extraordinaire la portait à retirer son pied du ruisseau où il était plongé. Avant qu'elle se fut décidée à obéir à ce sentiment étrange, elle vit l'eau se troubler, et la tête d'un énorme Crapaud apparut à la surface; les gros yeux irrités du hideux animal se fixèrent sur Violette, qui, depuis son rêve, avait toujours eu peur des crapauds. L'apparition de celui-ci, sa taille monstrueuse, son regard courroucé, la glacèrent tellement d'épouvante qu'elle ne put ni fuir ni crier.
«Te voilà donc enfin dans mon domaine, petite sotte! lui dit le crapaud. Je suis la fée Rageuse, ennemie de ta famille. Il y a longtemps que je te guette et que je t'aurais eue, si ma soeur Drôlette, qui te protège, ne t'avait envoyé un songe pour vous prémunir tous contre moi. Ourson, dont la peau velue est un talisman préservatif, est absent; ma soeur est en voyage: tu es à moi.»
En disant ces mots, elle saisit le pied de Violette de ses pattes froides et gluantes, et chercha à l'entraîner au fond de l'eau. Violette poussa des cris perçants; elle luttait en se raccrochant aux plantes, aux herbes qui couvraient le rivage; les plantes, les herbes cédaient; elle en saisissait d'autres.
«Ourson, au secours! au secours! Ourson, cher Ourson! sauve-moi, sauve ta Violette qui périt! Ourson! Ah!...»
La fée l'emportait.... La dernière plante avait cédé; les cris avaient cessé.... Violette, la pauvre Violette disparaissait sous l'eau au moment où un autre cri désespéré, terrible, répondit aux siens.... Mais, hélas! sa chevelure seule paraissait encore lorsque Ourson accourut haletant, terrifié. Il avait entendu les cris de Violette, et il était revenu sur ses pas avec la promptitude de l'éclair.
Sans hésitation, sans retard, il se précipita dans l'eau et saisit la longue chevelure de Violette; mais il sentit en même temps qu'il enfonçait avec elle: la fée Rageuse continuait à l'attirer au fond du ruisseau.
Pendant qu'il enfonçait, il ne perdit pas la tête; au lieu de lâcher Violette, il la saisit à deux bras, invoqua la fée Drôlette, et, arrivé au fond de l'eau, il donna un vigoureux coup de talon, qui le fit remonter à la surface. Prenant alors Violette d'un bras, il nagea de l'autre, et grâce à une force surnaturelle il parvint au rivage, où il déposa Violette inanimée.
Ses yeux étaient fermés, ses dents restaient serrées, la pâleur de la mort couvrait son visage. Ourson se précipita à genoux près d'elle et pleura. L'intrépide Ourson, que rien n'intimidait, qu'aucune privation, aucune souffrance ne pouvait vaincre, pleura comme un enfant. Sa soeur bien-aimée, sa seule amie, sa consolation, son bonheur, était là sans mouvement, sans vie! Le courage, la force d'Ourson l'avaient abandonné; à son tour, il s'affaissa et tomba sans connaissance près de sa chère Violette.
A ce moment, une Alouette arrivait à tire-d'aile; elle se posa près de Violette et d'Ourson, donna un petit coup de bec à Violette, un autre à Ourson, et disparut.
Ourson n'avait pas seul répondu à l'appel de Violette. Passerose aussi avait entendu; aux cris de Violette succéda le cri plus fort et plus terrible d'Ourson. Elle courut à la ferme prévenir Agnella, et toutes deux se dirigèrent rapidement vers le ruisseau d'où partaient les cris.
En approchant, elles virent, avec autant de surprise que de douleur, Violette et Ourson étendus sans connaissance. Passerose mit tout de suite la main sur le coeur de Violette; elle le sentit battre; Agnella s'était assurée également qu'Ourson vivait encore; elle commanda à Passerose d'emporter, de déshabiller et de coucher Violette, pendant qu'elle-même ferait respirer à Ourson un flacon de sels, et le ranimerait avant de le ramener à la ferme. Ourson était trop grand et trop lourd pour qu'Agnella et Passerose pussent songer à l'emporter. Violette était légère, Passerose était robuste; elle la porta facilement à la maison, où elle ne tarda pas à la faire sortir de son évanouissement.
Elle fut quelques instants avant de se reconnaître; elle conservait un vague souvenir de terreur, mais sans se rendre compte de ce qui l'avait épouvantée.
Pendant ce temps, les tendres soins d'Agnella avaient rappelé Ourson à la vie; il ouvrit les yeux, aperçut sa mère, et se jeta à son cou en pleurant.
«Mère! chère mère! s'écria-t-il; ma Violette, ma soeur bien-aimée a péri; laissez-moi mourir avec elle.
—Rassure-toi, mon cher fils, répondit Agnella, Violette vit encore; Passerose l'a emportée à la maison, pour lui donner les soins que réclame son état.»
Ourson sembla renaître à ces paroles; il se releva et voulut courir à la ferme; mais sa seconde pensée fut pour sa mère, et il modéra son impatience pour revenir avec elle.
Pendant le court trajet du ruisseau à la ferme, il lui raconta ce qu'il savait sur l'événement qui avait failli coûter la vie à Violette; il ajouta que la bave de la fée Rageuse lui avait laissé dans la tête une lourdeur étrange.
Agnella raconta à son tour comment elle et Passerose les avaient trouvés évanouis au bord du ruisseau. Ils arrivèrent ainsi à la ferme; Ourson s'y précipita tout ruisselant encore.
Violette, en le voyant, se ressouvint de tout; elle s'élança vers lui, se jeta dans ses bras, et pleura sur sa poitrine. Ourson pleura aussi; Agnella pleurait; Passerose pleurait: c'était un concert de larmes à attendrir les cours. Passerose y mit fin en s'écriant:
«Ne dirait-on pas... hi! hi!... que nous sommes... hi! hi!... les gens les plus malheureux... hi! hi!... de l'univers? Voyez donc notre pauvre Ourson... déjà mouillé... comme un roseau... qui s'inonde encore de ses larmes et de celles de Violette.... Allons, enfants!... courage et bonheur; nous voilà tous vivants, grâce à Ourson....
—Oh! oui, interrompit Violette, grâce à Ourson, à mon cher, à mon bien-aimé Ourson! comment m'acquitterai-je jamais de ce que je lui dois? Comment pourrai-je lui témoigner ma profonde reconnaissance, ma tendre affection?
—En m'aimant toujours comme tu le fais, ma soeur, ma Violette chérie. Ah! si j'ai été assez heureux pour te rendre plusieurs services, n'as-tu pas changé mon existence, ne l'as-tu pas rendue heureuse et gaie, de misérable et triste qu'elle était? N'es-tu pas tous les jours et à toute heure du jour la consolation, le bonheur de ma vie et de celle de notre excellente mère?»
Violette pleurait encore, elle ne répondit qu'en pressant plus tendrement contre son coeur son Ourson, son frère adoptif.
«Cher Ourson, lui dit sa mère, tu es trempé; va changer de vêtements. Violette a besoin d'une heure de repos; nous nous retrouverons pour dîner.»
Violette se laissa coucher, mais ne dormit pas; son coeur débordait de reconnaissance et de tendresse; elle cherchait vainement comment elle pourrait reconnaître le dévouement d'Ourson, elle ne trouva d'autre moyen que de s'appliquer à devenir parfaite, afin de faire le bonheur d'Ourson et d'Agnella.
VI
MALADIE ET SACRIFICE
Quand l'heure du dîner fut venue, Violette se leva, s'habilla et vint dans la salle où l'attendaient Agnella et Passerose. Ourson n'y était pas.
«Ourson n'est pas avec vous, mère? demanda Violette.
—Je ne l'ai pas revu, dit Agnella.
—Ni moi, dit Passerose. Je vais le chercher.»
Elle alla dans la chambre d'Ourson; elle le trouva assis près de son lit, la tête appuyée sur son bras.
«Venez, Ourson, venez vite; on vous attend pour dîner.
—Je ne puis, dit Ourson d'une voix affaiblie; j'ai la tête trop pesante.»
Passerose alla prévenir Agnella et Violette qu'Ourson était malade; elles coururent toutes deux auprès de lui. Ourson voulut se lever pour les rassurer, mais il tomba sur sa chaise. Agnella lui trouva de la fièvre, et le fit coucher. Violette refusa résolument de le quitter.
«C'est à cause de moi qu'il est malade, dit-elle: je ne le quitterai que lorsqu'il sera guéri. Je mourrai d'inquiétude si vous m'éloignez de mon frère chéri.»
Agnella et Violette s'installèrent donc près de leur cher malade. Bientôt le pauvre Ourson ne les reconnut plus; il avait le délire; à chaque instant il appelait sa mère et Violette, et il continuait à les appeler et à se plaindre de leur absence pendant qu'elles le soutenaient dans leurs bras.
Agnella et Violette ne le quittèrent ni jour ni nuit pendant toute la durée de la maladie: le huitième jour Agnella, épuisée de fatigue, s'était assoupie près du lit du pauvre Ourson, dont la respiration haletante, l'oeil éteint, semblaient annoncer une fin prochaine. Violette, à genoux près de son lit et tenant entre ses mains une des mains velues d'Ourson, la couvrait de larmes et de baisers.
Au milieu de cette désolation, un chant doux et clair vint interrompre le lugubre silence de la chambre du mourant. Violette tressaillit. Ce chant si doux semblait apporter la consolation et le bonheur; elle leva la tête et vit une Alouette perchée sur la croisée ouverte.
«Violette!» dit l'Alouette.
Violette tressaillit.
«Violette, continua la petite voix douce de l'Alouette, aimes-tu Ourson.
—Si je l'aime! Ah! je l'aime,... je l'aime plus que tout au monde, plus que moi-même.
—Rachèterais-tu sa vie au prix de ton bonheur?
—Je la rachèterais au prix de mon bonheur et de ma propre vie!
—Écoute, Violette, je suis la fée Drôlette; j'aime Ourson, je t'aime, j'aime ta famille. Le venin que ma soeur Rageuse a soufflé sur la tête d'Ourson doit le faire mourir.... Cependant, si tu es sincère, si tu éprouves réellement pour Ourson le sentiment de tendresse et de reconnaissance que tu exprimes, sa vie est entre tes mains.... Il t'est permis de la racheter; mais souviens-toi que tu seras bientôt appelée à lui donner une preuve terrible de ton attachement, et que, s'il vit, tu payeras son existence par un terrible dévouement.
—Oh! madame! vite, vite, dites-moi ce que je dois faire pour sauver mon cher Ourson! Rien ne me sera terrible, tout me sera joie et bonheur si vous m'aidez à le sauver.
—Bien, mon enfant; très bien, dit la fée. Baise-lui trois fois l'oreille gauche en disant à chaque baiser: «A toi.... Pour toi.... Avec toi....» Réfléchis encore avant d'entreprendre sa guérison. Si tu n'es pas prête aux plus durs sacrifices, il t'en arrivera malheur. Ma soeur Rageuse serait maîtresse de ta vie.»
Pour toute réponse, Violette croisa les mains sur son coeur, jeta sur la fée qui s'envolait un regard de tendre reconnaissance, et, se précipitant sur Ourson, elle lui baisa trois fois l'oreille en disant d'un accent pénétré: «A toi.... Pour toi.... Avec toi....» A peine eut-elle fini qu'Ourson poussa un profond soupir, ouvrit les yeux, aperçut Violette, et, lui saisissant les mains, les porta à ses lèvres en disant:
«Violette,... chère Violette,... il me semble que je sors d'un long rêve! Raconte-moi ce qui s'est passé.... Pourquoi suis-je ici? Pourquoi es-tu pâlie, maigrie?... Tes joues sont creuses comme si tu avais veillé,... tes yeux sont rouges comme si tu avais pleuré....
—Chut! dit Violette; n'éveille pas notre mère qui dort. Voilà bien longtemps qu'elle n'avait dormi; elle est fatiguée; tu as été bien malade!
—Et toi, Violette, t'es-tu reposée?»
Violette rougit, hésita.
«Comment aurais-je pu dormir, cher Ourson, quand j'étais cause de tes souffrances?»
Ourson se tut à son tour; il la regarda d'un oeil attendri et lui baisa les mains. Il lui demanda encore ce qui s'était passé, elle le lui raconta; mais elle était trop modeste et trop réellement dévouée pour lui révéler le prix que la fée avait attaché à sa guérison. Ourson n'en sut donc rien.
Ourson, qui se sentait revenu à la santé, se leva et, s'approchant doucement de sa mère, l'éveilla par un baiser. Agnella crut qu'il avait le délire; elle cria, appela Passerose, et fut fort étonnée quand Violette lui raconta comment Ourson avait été sauvé par la bonne petite fée Drôlette.
A partir de ce jour, Ourson et Violette s'aimèrent plus tendrement que jamais: ils ne se quittaient que lorsque leurs occupations l'exigeaient impérieusement.
VII
LE SANGLIER
Il y avait deux ans que ces événements s'étaient passés. Un jour, Ourson avait été couper du bois dans la forêt; Violette devait lui porter son dîner et revenir le soir avec lui.
A midi, Passerose mit au bras de Violette un panier qui contenait du vin, du pain, un petit pot de beurre, du jambon et des cerises. Violette partit avec empressement; la matinée lui avait paru bien longue, et elle était impatiente de se retrouver avec son cher Ourson. Pour abréger la route, elle s'enfonça dans la forêt, qui se composait de grands arbres sous lesquels on passait facilement. Il n'y avait ni ronces ni épines; une mousse épaisse couvrait la terre. Violette marchait légèrement; elle était contente d'avoir pris le chemin le plus court.
Arrivée à la moitié de sa course, elle entendit le bruit d'un pas lourd et précipité, mais encore trop éloigné pour qu'elle pût savoir ce que c'était. Après quelques secondes d'attente, elle vit un énorme Sanglier qui se dirigeait vers elle. Il semblait irrité, il labourait la terre de ses défenses, il écorchait les arbres sur son passage; son souffle bruyant s'entendait aussi distinctement que sa marche pesante.
Violette ne savait si elle devait fuir ou se cacher. Pendant qu'elle hésitait, le Sanglier l'aperçut, s'arrêta. Ses yeux flamboyaient, ses défenses claquaient, ses poils se hérissaient. Il poussa un cri rugissant et s'élança sur Violette.
Par bonheur, près d'elle se trouvait un arbre vert dont les branches étaient à sa hauteur. Elle en saisit une des deux mains, sauta dessus et grimpa de branche en branche jusqu'à ce qu'elle fût à l'abri des attaques du Sanglier. A peine était-elle en sûreté que le Sanglier se précipita de tout son poids contre l'arbre qui servait de refuge à Violette. Furieux de ne pouvoir assouvir sa rage, il dépouilla le tronc de son écorce, et lui donna de si vigoureux coups de boutoir que Violette eut peur; l'ébranlement causé par ces secousses violentes et répétées pouvait la faire tomber. Elle se cramponna aux branches. Le Sanglier se lassa enfin de ses attaques inutiles et se coucha au pied de l'arbre, lançant de temps à autre des regards flamboyants sur Violette.
Plusieurs heures se passèrent ainsi: Violette, tremblante et immobile; le Sanglier tantôt calme, tantôt dans une rage effroyable, sautant sur l'arbre, le déchirant avec ses défenses.
Violette appelait à son secours son frère, son Ourson chéri. A chaque nouvelle attaque du Sanglier, elle renouvelait ses cris; mais Ourson était bien loin, il n'entendait pas: personne ne venait à son aide.
Le découragement la gagnait; la faim se faisait sentir. Elle avait jeté le panier de provisions pour grimper à l'arbre; le Sanglier l'avait piétiné et avait écrasé, broyé tout ce qu'il contenait.
Pendant que Violette était en proie à la terreur et qu'elle appelait vainement du secours, Ourson s'étonnait de ne voir arriver ni Violette ni son dîner.
«M'aurait-on oublié?... se dit-il. Non; ni ma mère ni Violette ne peuvent m'avoir oublié.... C'est moi qui me serai mal exprimé.... Elles croient sans doute que je dois revenir dîner à la maison!... Elles m'attendent! elles s'inquiètent peut-être!...»
A cette pensée, Ourson abandonna son travail, et reprit précipitamment le chemin de la maison. Lui aussi, il voulut abréger la route en marchant à travers bois. Bientôt il crut entendre des cris plaintifs. Il s'arrêta,... écouta.... Son coeur battait violemment; il avait cru reconnaître la voix de Violette.... Mais non... plus rien.... Il allait reprendre sa marche, lorsqu'un cri, plus distinct, plus perçant, frappa son oreille;... plus de doute, c'était Violette, sa Violette qui était en péril, qui appelait Ourson. Il courut du côté d'où partait la voix. En approchant il entendit non plus des cris, mais des gémissements, puis des grondements accompagnés de cris féroces et de coups violents.
Le pauvre Ourson courait, courait avec la vitesse du désespoir. Il aperçut enfin le Sanglier ébranlant de ses coups de boutoir l'arbre sur lequel était Violette, pâle, défaite, mais en sûreté. Cette vue-là lui donna des forces; il invoqua la protection de la bonne fée Drôlette et courut sur le Sanglier sa hache à la main. Le Sanglier dans sa rage soufflait bruyamment; il faisait claquer l'une contre l'autre des défenses formidables, et à son tour il s'élança sur Ourson. Celui-ci esquiva l'attaque en se jetant de coté. Le Sanglier passa outre, s'arrêta, se retourna plus furieux que jamais et revint sur Ourson qui avait repris haleine et qui, sa hache levée, attendait l'ennemi.
Le Sanglier fondit sur Ourson et reçut sur la tête un coup assez violent pour, la fendre en deux; mais telle était la dureté de ses os, qu'il n'eut même pas l'air de le sentir.
La violence de l'attaque renversa Ourson. Le Sanglier, voyant son ennemi à terre, ne lui donna pas le temps de se relever, et, sautant sur lui, le laboura de ses défenses et chercha à le mettre en pièces.
Pendant qu'Ourson se croyait perdu et que, s'oubliant lui-même, il demandait à la fée de sauver Violette; pendant que le Sanglier triomphait et piétinait son ennemi, un chant ironique se fit entendre au-dessus des combattants. Le Sanglier frissonna, quitta brusquement Ourson, leva la tête et vit une Alouette qui voltigeait au-dessus d'eux: elle continuait son chant moqueur. Le Sanglier poussa un cri rauque, baissa la tête et s'éloigna à pas lents sans même se retourner.
Violette, à la vue du danger d'Ourson, s'était évanouie et était restée accrochée aux branches de l'arbre.
Ourson, qui se croyait déchiré en mille lambeaux, osait à peine essayer un mouvement; mais, voyant qu'il ne sentait aucune douleur, il se releva promptement pour secourir Violette. Il remercia en son coeur la fée Drôlette, à laquelle il attribuait son salut; au même instant, l'Alouette vola vers lui, lui becqueta doucement la joue et lui dit à l'oreille:
«Ourson, c'est la fée Rageuse qui a envoyé ce Sanglier; je suis arrivée à temps pour te sauver. Profite de la reconnaissance de Violette; change de peau avec elle; elle y consentira avec joie.
—Jamais, répondit Ourson; plutôt mourir et rester ours toute ma vie. Pauvre Violette! je serais un lâche si j'abusais ainsi de sa tendresse pour moi.
—Au revoir, entêté! dit l'Alouette en s'envolant et en chantant; au revoir. Je reviendrai... et alors....
—Alors comme aujourd'hui», pensa Ourson. Et il monta à l'arbre, prit Violette dans ses bras, redescendit avec elle, la coucha sur la mousse et lui bassina le front avec un reste de vin qui se trouvait dans une bouteille brisée. Presque immédiatement, Violette se ranima; elle ne pouvait en croire ses yeux, lorsqu'elle vit Ourson, vivant et sans blessure, agenouillé près d'elle et lui bassinant le front et les tempes.
«Ourson, cher Ourson! encore une fois tu m'as sauvé la vie! Dis-moi, ah! dis-moi ce que je puis faire pour te témoigner ma profonde reconnaissance.
—Ne parle pas de reconnaissance, ma Violette chérie; n'est-ce pas toi qui me donnes le bonheur? Tu vois donc qu'en te sauvant je sauve mon bien et ma vie.
—Ce que tu dis là est d'un tendre et aimable frère, cher Ourson; mais je n'en désire pas moins être à même de te rendre un service réel, signalé, qui te prouve toute la tendresse et toute la reconnaissance dont mon coeur est rempli pour toi.
—Bon, bon, nous verrons cela, dit Ourson en riant. En attendant, songeons à vivre. Tu n'as rien mangé depuis ce matin, pauvre Violette, car je vois à terre les débris des provisions que tu apportais sans doute pour notre dîner. Il est tard, le jour baisse. Si nous pouvions revenir à la ferme avant la nuit!»
Violette essaya de se lever; mais la terreur, le manque prolongé de nourriture, l'avaient tellement affaiblie qu'elle retomba à terre.
«Je ne puis me soutenir, Ourson; je suis faible; qu'allons-nous devenir?»
Ourson était fort embarrassé; il ne pouvait porter si loin Violette, déjà grande et sortie de l'enfance, ni la laisser seule, exposée aux attaques des bêtes féroces qui habitaient la forêt; il ne pouvait pourtant la laisser sans nourriture jusqu'au lendemain.
Dans cette perplexité, il vit tomber un paquet à ses pieds; il le ramassa, l'ouvrit et y trouva un pâté, un pain, un flacon de vin.
Il devina la fée Drôlette, et, le coeur plein de reconnaissance, il s'empressa de porter le flacon aux lèvres de Violette; une seule gorgée de vin, qui n'avait pas son pareil, rendit à Violette une partie de ses forces; le pâté et le pain achevèrent de la réconforter ainsi qu'Ourson, qui fit honneur au repas. Tout en mangeant, ils s'entretenaient de leurs terreurs passées et de leur bonheur présent.
Cependant la nuit était venue; ni Violette ni Ourson ne savaient de quel côté tourner leurs pas pour revenir à la ferme. Ils étaient au beau milieu du bois; Violette était adossée à l'arbre qui lui avait servi de refuge contre le Sanglier; elle n'osait le quitter, de crainte de ne pas retrouver dans l'obscurité une place aussi commode.
«Eh bien? chère Violette, ne t'alarme pas; il fait beau, il fait chaud. Tu es mollement étendue sur une mousse épaisse; passons la nuit où nous sommes; je te couvrirai de mon habit et je me coucherai à tes pieds pour te préserver de tout danger et de toute terreur. Maman et Passerose ne s'inquiéteront pas. Elles ignorent les dangers que nous avons courus, et tu sais qu'il nous est arrivé bien des fois, par une belle soirée comme aujourd'hui, de rentrer après qu'elles étaient couchées.»
Violette consentit volontiers à passer la nuit dans la forêt, d'abord parce qu'ils ne pouvaient faire autrement, ensuite parce qu'elle n'avait jamais peur avec Ourson, et qu'elle trouvait toujours bon ce qu'il avait décidé.
Ourson arrangea donc de son mieux le lit de mousse de Violette; il se dépouilla de son habit et l'en couvrit malgré sa résistance; ensuite, après avoir vu les yeux de Violette se fermer et le sommeil envahir tous ses sens, il s'étendit à ses pieds et ne tarda pas lui-même à s'endormir profondément.
Ourson était fatigué. Le lendemain, ce fut Violette qui s'éveilla la première. Il faisait jour; elle sourit en voyant l'attitude menaçante d'Ourson qui, la hache serrée dans la main droite, semblait défier tous les sangliers de la forêt. Elle se leva sans bruit et se mit à la recherche du chemin à suivre pour regagner la ferme.
Pendant qu'elle rôdait aux environs de l'arbre qui l'avait abritée contre l'humidité de la nuit, Ourson se réveilla, et, ne voyant pas Violette, il fut debout en un instant; il l'appela d'une voix étouffée par la frayeur.
«Me voici, me voici, cher frère, répondit-elle en accourant; je cherchais le chemin de la ferme. Mais qu'as-tu donc? tu trembles.
—Je te croyais enlevée par quelque méchante fée, chère Violette, et je me reprochais de m'être laissé aller au sommeil. Te voilà gaie et bien portante: je suis rassuré et heureux. Partons maintenant; partons vite, afin d'arriver avant le réveil de notre mère et de Passerose.»
Ourson connaissait la forêt; il retrouva promptement la direction de la ferme, et ils y arrivèrent quelques minutes avant qu'Agnella et Passerose fussent éveillées. Ils étaient convenus de cacher à leur mère les dangers qu'ils avaient courus, afin de lui éviter les angoisses de l'inquiétude pour l'avenir. Passerose fut seule dans le secret de leurs aventures de la veille.
VIII
L'INCENDIE
Ourson ne voulait plus que Violette allât seule dans la forêt; elle ne lui portait plus son dîner; il revenait manger à la maison. Violette ne s'éloignait jamais de la ferme sans Ourson.
Trois ans après l'événement de la forêt, Ourson vit arriver de grand matin Violette pâle et défaite; elle le cherchait.
«Viens, viens, dit-elle en l'entraînant au dehors, j'ai à te parler,... à te raconter.... Oh! viens.»
Ourson inquiet la suivit précipitamment.
«Qu'est-ce donc, chère Violette? Pour l'amour du ciel, parle-moi, rassure-moi. Que puis-je pour toi?
—Rien, rien, cher Ourson, tu ne peux rien.... Écoute-moi. Te souviens-tu de mon rêve d'enfant? de Crapaud? de rivière? de danger? Eh bien, cette nuit, j'ai rêvé encore.... C'est terrible,... terrible. Ourson, cher Ourson, ta vie est menacée. Si tu meurs, je meurs.
—Comment! Par qui ma vie est-elle menacée?
—Écoute.... Je dormais. Un Crapaud!... encore un Crapaud, toujours un Crapaud! Un Crapaud vint à moi, et me dit:
«Le moment approche où ton cher Ourson doit retrouver sa peau naturelle; c'est à toi qu'il devra ce changement. Je le hais, je te hais. Vous ne serez pas heureux l'un par l'autre; Ourson périra, et toi, tu ne pourras accomplir le sacrifice auquel aspire ta sottise! Sous peu de jours, sous peu d'heures peut-être, je tirerai de vous tous une vengeance éclatante. Au revoir! Entends-tu? au revoir!»
«Je m'éveillai: je retins un cri prêt à m'échapper, et je vis, comme je l'ai vu le jour où tu m'as sauvée de l'eau, je vis ce hideux Crapaud, posé en dehors de la croisée, qui me regardait d'un oeil menaçant. Il disparut, me laissant plus morte que vive. Je me levai, je m'habillai, et je viens te trouver, mon frère, mon ami, pour te prémunir contre la méchanceté de la fée Rageuse, et pour te supplier de recourir à la bonne fée Drôlette.»
Ourson l'avait écoutée avec terreur; ce n'était pas le sort dont il était menacé qui causait son effroi; c'était le sacrifice qu'annonçait Rageuse, et qu'il ne comprenait que trop bien. La seule pensée que sa charmante, sa bien-aimée Violette, s'affublât de sa peau d'ours par dévouement pour lui, le faisait trembler, le faisait mourir. Son angoisse se peignit dans son regard; car Violette, qui l'examinait avidement, se jeta à son cou en sanglotant:
«Hélas mon frère bien-aimé! tu me seras bientôt ravi! Toi qui ne connais pas la peur, tu trembles! Toi qui me rassures et me soutiens dans toutes mes terreurs, tu ne trouves pas une parole pour ranimer mon courage! toi qui luttes contre les dangers les plus terribles, tu courbes la tête, tu te résignes!
—Non, ma Violette, ce n'est pas la peur qui me fait trembler, ce n'est pas la peur qui cause mon trouble; c'est une parole de la fée Rageuse dont tu ne comprends pas le sens, mais dont moi je sais toute la portée; c'est une menace adressée à toi, ma Violette; c'est pour toi que je tremble!»
Violette devina d'après ces mots que le moment du sacrifice était venu, qu'elle allait être appelée à tenir la promesse qu'elle avait faite à la fée Drôlette. Au lieu de frémir, elle en ressentit de la joie; elle pourrait enfin reconnaître le dévouement, la tendresse incessante de son cher Ourson, lui être utile à son tour. Elle ne répondit donc rien aux craintes exprimées par Ourson; seulement elle le remercia, lui parla plus tendrement que jamais, en songeant que bientôt peut-être elle serait séparée de lui par la mort. Ourson avait la même pensée. Tous deux invoquèrent avec ardeur la protection de la fée Drôlette; Ourson l'appela même à haute voix, mais elle ne répondit pas à son appel.
La journée se passa tristement. Ni Ourson ni Violette n'avaient parlé à Agnella du sujet de leurs inquiétudes, de crainte d'aggraver sa tristesse, qui augmentait à mesure que son cher Ourson prenait des années.
«Déjà vingt ans! pensait-elle. S'il persiste à ne voir personne et à ne pas vouloir changer de peau avec Violette, qui ne demanderait pas mieux, j'en suis bien sûre, il n'y a pas de raison pour qu'il ne conserve pas sa peau d'ours jusqu'à sa mort!»
Et Agnella pleurait, pleurait souvent, mais ses larmes ne remédiaient à rien.
Le jour du rêve de Violette, Agnella avait aussi rêvé. La fée Drôlette lui avait apparu.
«Courage, reine! lui avait-elle dit; sous peu de jours, Ourson aura perdu sa peau d'ours. Vous pourrez lui donner le nom de prince Merveilleux.»
Agnella s'était réveillée pleine d'espoir et de bonheur. Elle redoubla de tendresse pour Violette, dans la pensée que ce serait à elle qu'elle serait redevable du bonheur de son fils.
Tout le monde alla se coucher avec des sentiments différents: Violette et Ourson, pleins d'inquiétude pour l'avenir qu'ils entrevoyaient si menaçant; Agnella, pleine de joie de ce même avenir qui lui apparaissait prochain et heureux; Passerose, pleine d'étonnement d'une tristesse et d'une joie dont elle ignorait les causes. Chacun s'endormit: Violette après avoir pleuré, Ourson après avoir invoqué la fée Drôlette, Agnella après avoir souri en songeant à Ourson beau et heureux, Passerose après s'être demandé cent fois: «Mais qu'ont-ils donc aujourd'hui?»
Il y avait une heure à peine que tout dormait à la ferme, lorsque Violette fut réveillée par une odeur de brûlé. Agnella s'éveilla en même temps.
«Mère, dit Violette, ne sentez-vous rien?
—La maison brûle, dit Agnella. Regarde, quelle clarté!»
Elles sautèrent à bas de leurs lits, et coururent dans la salle; les flammes l'avaient déjà envahie, ainsi que les chambres voisines.
«Ourson! Passerose! cria Agnella.
—Ourson! Ourson!» cria Violette.
Passerose se précipita à moitié vêtue dans la salle.
«Nous sommes perdus, Madame! Les flammes ont gagné toute la maison; les portes, les fenêtres sont closes; impossible de rien ouvrir.
—Mon fils! mon fils! cria Agnella.
—Mon frère! mon frère!» cria Violette.
Elles coururent aux portes; tous leurs efforts réunis ne purent les ébranler, elles semblaient murées; il en fut de même des fenêtres.
«Oh! mon rêve! murmura Violette. Cher Ourson, adieu pour toujours!»
Ourson avait été éveillé aussi par les flammes et par la fumée; il couchait en dehors de la ferme, près de l'étable. Son premier mouvement fut de courir à la porte extérieure de la maison; mais lui aussi ne put l'ouvrir, malgré sa force extraordinaire. La porte aurait dû se briser sous ses efforts: elle était évidemment maintenue par la fée Rageuse. Les flammes gagnaient partout. Ourson se précipita sur une échelle, pénétra à travers les flammes dans un grenier par une fenêtre ouverte, descendit dans la chambre où sa mère et Violette, attendant la mort, se tenaient étroitement embrassées; avant qu'elles eussent eu le temps de se reconnaître, il les saisit dans ses bras, et, criant à Passerose de le suivre, il reprit en courant le chemin du grenier, descendit l'échelle avec sa mère dans un bras, Violette dans l'autre, et, suivis de Passerose, ils arrivèrent à terre au moment où l'échelle et le grenier devenaient la proie des Flammes.
Ourson déposa Agnella et Violette à quelque distance de l'incendie. Passerose n'avait pas perdu la tête: elle arrivait avec un paquet de vêtements qu'elle avait rassemblés à la hâte dès le commencement de l'incendie.
Agnella et Violette s'étaient sauvées nu-pieds et en toilette de nuit; ces vêtements furent donc bien utiles pour les couvrir et les garantir du froid.
Après avoir remercié avec chaleur et tendresse l'intrépide Ourson, qui leur avait sauvé la vie au péril de la sienne, elles félicitèrent aussi Passerose de sa prévoyance.
«Voyez, dit Passerose, l'avantage de ne pas perdre la tête! Pendant que vous ne songiez toutes deux qu'à votre Ourson, je faisais mon paquet des objets qui vous étaient les plus nécessaires.
—C'est vrai; mais à quoi aurait servi ton paquet, ma bonne Passerose, si ma mère et Violette avaient péri?
—Oh! je savais bien que vous ne les laisseriez pas brûler vives! Est-on jamais en danger avec vous? Ne voilà-t-il pas la troisième fois que vous sauvez Violette?»
Violette serra vivement les mains d'Ourson et les porta à ses lèvres. Agnella l'embrassa et lui dit:
«Chère Violette, Ourson est heureux de ta tendresse, qui le paye largement de ce qu'il a fait pour toi. Je suis assurée que, de ton côté, tu serais heureuse de te sacrifier pour lui, si l'occasion s'en présentait.»
Avant que Violette pût répondre. Ourson reprit vivement:
«Ma mère, de grâce, ne parlez pas à Violette de se sacrifier pour moi; vous savez combien j'en serais malheureux!»
Au lieu de répondre à Ourson, Agnella porta la main à son front avec anxiété:
«La cassette, Passerose! la cassette! as-tu sauvé la cassette?
—Je l'ai oubliée, Madame», dit Passerose.
Le visage d'Agnella exprima une si vive contrariété, qu'Ourson la questionna sur cette précieuse cassette dont elle semblait si préoccupée.
«C'était un présent de la fée; elle m'a dit que le bonheur de Violette y était renfermé. Cette cassette était dans mon armoire, au chevet de mon lit. Hélas! par quelle fatalité n'ai-je pas songé à la sauver.»
A peine avait-elle achevé sa phrase, que le brave Ourson s'élança vers la ferme embrasée, et, malgré les larmes et les supplications d'Agnella, de Violette et de Passerose, il disparut dans les flammes après avoir crié:
«Vous aurez la cassette, mère, ou j'y périrai!»
Un silence lugubre suivit la disparition d'Ourson. Violette était tombée à genoux, les bras étendus vers la ferme qui brûlait. Agnella, les mains jointes, regardait d'un oeil terrifié l'ouverture par laquelle Ourson était entré. Passerose restait immobile, le visage caché dans ses mains.
Quelques secondes se passèrent; elles parurent des siècles aux trois femmes qui attendaient la mort ou la vie. Ourson ne paraissait pas. Le craquement du bois brûlé, le ronflement des flammes, augmentaient de violence. Tout à coup un bruit terrible, affreux, fit pousser à Violette et à Agnella un cri de désespoir.
Toute la toiture s'était écroulée, tout brûlait; Ourson restait enseveli sous les décombres, écrasé par les solives, calciné par le feu.
Un silence de mort succéda bientôt à cette sinistre catastrophe.... Les flammes diminuèrent, s'éteignirent; aucun bruit ne troubla plus le désespoir d'Agnella et de Violette.
Violette était tombée dans les bras d'Agnella; toutes deux sanglotèrent longtemps en silence. Le jour vint. Passerose contemplait ces ruines fumantes et pleurait. Le pauvre Ourson y était enseveli, victime de son courage et de son dévouement. Agnella et Violette pleuraient toujours amèrement; elles ne semblaient ni entendre ni comprendre ce qui se passait autour d'elles.
«Éloignons-nous d'ici», dit enfin Passerose.
Ni Agnella ni Violette ne répondirent.
Passerose voulut emmener Violette.
«Venez, dit-elle, venez, Violette, chercher avec moi un abri pour ce soir; la journée est belle....
—Que m'importe un abri? sanglota Violette. Que m'importe le soir, le matin? Il n'est plus de belles journées pour moi! Le soleil ne luira plus que pour éclairer ma douleur!
—Mais, si nous restons ici à pleurer, nous mourrons de faim, Violette, et, malgré notrp chagrin, il faut bien songer aux nécessités de la vie.
—Autant mourir de faim que mourir de douleur. Je ne m'écarterai pas de la place où j'ai vu pour la dernière fois mon cher Ourson, où il a péri victime de sa tendresse pour nous.»
Passerose leva les épaules; elle se souvint de la vache dont l'étable n'avait pas été brûlée; elle y courut, tira son lait, en but une tasse et voulut vainement en faire prendre à Agnella et à Violette.
Agnella se releva pourtant et dit à Violette d'un ton solennel:
«Ta douleur est juste, ma fille, car jamais un coeur plus noble, plus généreux, n'a battu dans un corps humain. Il t'a aimée plus que lui-même: pour t'épargner une douleur, il a sacrifié son bonheur.»
Et Agnella raconta à Violette la scène qui précéda la naissance d'Ourson, la faculté qu'aurait eue Violette de le délivrer de sa difformité en l'acceptant pour elle-même, et la prière instante d'Ourson de ne jamais laisser entrevoir à Violette la possibilité d'un pareil sacrifice.
Il est facile de comprendre les sentiments de tendresse, d'admiration, de regret poignant, qui remplirent le cour de Violette après cette confidence; elle pleura plus amèrement encore.
«Et maintenant, mes filles, continua Agnella, il nous reste un dernier devoir à remplir: c'est de donner la sépulture à mon fils. Déblayons ces décombres, enlevons ces cendres; et, quand nous aurons trouvé les restes de notre bien-aimé Ourson....»
Les sanglots lui coupèrent la parole; elle ne put achever.