Nouveaux mystères et aventures
Chapitre X
Mais cette fois, Abe ne tint pas parole.
Sa robuste constitution intervint, et il triompha d’une blessure qui eût été mortelle pour un homme plus faible.
Faut-il l’attribuer à l’air balsamique des bois que la brise amenait par dessus des milliers de milles de forêt jusque dans la chambre du malade; ou à la petite garde-malade qui le soignait avec une telle douceur?
En tout cas nous savons qu’en moins de deux mois il avait vendu ses actions du Conemara et quitté pour toujours la petite cabane de la côte.
Peu de temps après, j’eus le plaisir de lire l’extrait d’une lettre écrite par une jeune personne du nom d’Amélie, à laquelle nous avons fait une allusion passagère au cours de notre récit.
Nous avons déjà enfreint le secret d’une épître féminine: aussi ne nous ferons-nous guère de scrupule de jeter un coup d’œil sur une autre épître:
«J’ai été l’une des demoiselles d’honneur, dit-elle, et Carrie paraissait charmante (mot souligné) sous le voile et les fleurs d’oranger.
«Quel homme! Il est deux fois plus gros que votre Jack! Il était bien amusant avec sa rougeur; il a lâché le livre de prières. Et quand on lui a posé la question, il a répondu oui, d’une voix telle, que vous l’auriez entendu d’un bout à l’autre de George Street.
«Son témoin était charmant (mot souligné de deux traits), avec sa figure douce. Il était bien beau, bien gentil. Trop doux pour se défendre parmi ces rudes gaillards, j’en suis sûre.»
Il est, selon moi, parfaitement possible que quand les temps furent accomplis, miss Amélie se soit chargée de veiller elle-même sur notre ancien ami M. Jack Morgan, généralement connu sous le nom de patron.
Il y a près du coude de la rivière un arbre qu’on montre en disant: c’est le gommier de Ferguson.
Il est inutile d’entrer dans des détails qui seraient répugnants.
La justice est brève et sévère dans les colonies qui débutent et les habitants de l’Écluse de Harvey étaient gens sérieux et pratiques.
L’élite de la société continue à se donner rendez-vous le samedi soir dans la chambre réservée du Bar Colonial.
En de telles circonstances, si l’on a un étranger ou un invité à régaler, on observe constamment le même cérémonial, qui consiste à remplir les verres en silence, à les frapper sur la table, puis, après avoir toussé, comme pour s’excuser, Jim Struggles s’avance et fait la narration du poisson d’avril et de la façon dont l’aventure se termina.
On est d’accord pour reconnaître qu’il s’en tire en véritable artiste, lorsque, parvenu au terme de son récit, il le conclut en balançant son verre en l’air, et disant:
—Maintenant, à la santé de Monsieur et Madame «Les Os».
Manifestation sentimentale à laquelle l’étranger ne manquera pas d’applaudir, s’il est un homme avisé.
LE MYSTÈRE DE LA VALLÉE DE SASASSA
Chapitre I
Si je sais pourquoi l’on a qualifié Tom Donahue de Tom le Chançard?
Oui, je le sais, et c’est plus que ne peut en dire un sur dix des gens qui l’appellent ainsi.
J’ai pas mal roulé le monde en mon temps, et vu maintes choses étranges, mais aucune qui le soit plus que la façon dont Tom gagna ce sobriquet, et avec cela sa fortune. Car je me trouvais alors avec lui.
La raconter?
Oh, certainement, mais c’est une histoire un peu longue, et une histoire des plus étranges. Ainsi donc remplissez de nouveau votre verre, et allumez un autre cigare, pendant que je tâcherai de la dévider.
Oui, c’est une histoire fort étrange, et qui laisse bien loin certains contes de fées que j’ai entendus.
Et pourtant elle est vraie, Monsieur, vraie d’un bout à l’autre.
Il y a dans la Colonie du Cap des gens qui vivent encore, qui s’en souviennent et qui vous confirmeront ce que je dis.
Le récit a été fait bien des fois autour du feu dans les chaumières des Boers depuis l’État d’Orange jusqu’au Criqualand, oui, et aussi dans la Brousse et aux Champs de diamants.
J’ai pris des manières assez rudes, Monsieur, mais j’ai été inscrit jadis à Middle Temple, et j’ai fait mes études pour le Barreau.
Tom—c’est tant pis pour moi—fut un de mes condisciples, et nous avons fait une rude noce pendant ce temps-là de sorte que nos finances allaient se trouver à sec.
Nous fûmes obligés de laisser là nos prétendues études, et de voir s’il n’y aurait point quelque part dans le monde un pays où deux jeunes gaillards aux bras vigoureux, à la constitution saine, pourraient faire leur chemin.
En ce temps-là, le courant de l’émigration commençait à peine à dévier du côté du l’Afrique.
Nous pensâmes donc que le meilleur parti à prendre était d’aller là-bas, dans la colonie du Cap.
Donc, pour couper au plus court, nous nous embarquâmes, et nous débarquâmes au Cap, avec un capital de moins de cinq livres, et alors nous nous séparâmes.
On tenta la chance dans bien des directions, l’on eut des hauts et des bas, mais au bout du compte, quand le hasard, après trois ans, eut amener chacun de nous dans le haut pays, où l’on se rencontra de nouveau, j’ai le regret de dire que nous étions dans une situation aussi embarrassée qu’à notre point de départ.
Chapitre II
Voilà qui n’avait guère l’air d’un début brillant, et nous étions bien découragés, si découragés, que Tom parlait de retourner en Angleterre et de chercher une place d’employé.
Par où vous voyez que, sans le savoir, nous n’avions joué que nos basses cartes, et que nous avions encore en main tous nos atouts.
Non, nous nous figurions que nous avions la main malheureuse en tout.
Nous nous trouvions dans une région presque dépourvue de population.
Il ne s’y trouvait que quelques fermes éparpillées à de grandes distances, avec des maisons d’habitation entourées d’une palissade et de barrières pour se défendre contre les Cafres.
Tom Donahue et moi nous avions tout juste une méchante hutte dans la brousse, mais on savait que nous ne possédions rien, et que nous jouions avec quelque adresse du revolver, de sorte que nous ne courions pas grand risque.
Nous restions là, à faire quelques besognes par ci par là, et à espérer des temps meilleurs.
Or, au bout d’un mois, il arriva un soir certaine chose qui commença à nous remonter un peu l’un et l’autre, et c’est de cette chose-là, Monsieur, que je vais vous parler.
Je m’en souviens bien.
Le vent hurlait auteur de notre cabane et la pluie menaçait de faire irruption par notre misérable fenêtre.
Nous avions allumé un grand feu de bois qui pétillait et lançait des étincelles sur le foyer.
J’étais assis à côté, m’occupant à réparer un fouet, pendant que Tom, étendu dans la caisse qui lui servait de lit, geignait piteusement sur la malchance qui l’avait amené dans un tel endroit.
—Du courage, Tom, du courage, dis-je. Aucun homme ne sait jamais ce qui l’attend.
—La déveine, Jack, la déveine. J’ai toujours été le chien le plus déveinard qu’il y ait. Voici trois ans que je suis dans cet abominable pays. Je vois des jeunes gens qui arrivent à peine d’Angleterre, et qui font sonner leurs poches pleines d’argent et moi je suis aussi pauvre que le jour où j’ai débarqué. Ah! Jack, vieux copain, si vous tenez à rester la tête au-dessus de l’eau, il faut que vous cherchiez fortune ailleurs qu’en ma compagnie.
—Des bêtises, Jack! vous êtes en déveine aujourd’hui... Mais écoutez, quelqu’un marche au dehors! À son pas, je reconnais Dick Wharton. Si quelqu’un est capable de vous remettre en train, c’est lui.
Je parlais encore, que la porte s’ouvrit pour laisser entrer l’honnête Dick Wharton, tout ruisselant d’eau, sa bonne face rouge apparaissant à travers une buée comme la lune dans l’équinoxe d’automne.
Il se secoua, et, après nous avoir dit bonjour, il s’assit près du feu.
—Dehors, Dick, par une nuit pareille? dis-je. Vous trouverez dans le rhumatisme un ennemi pire que les Cafres, si vous ne prenez pas des habitudes régulières.
Dick avait l’air plus sérieux que d’ordinaire.
On eut même pu dire qu’il paraissait effrayé, si l’on n’avait pas connu son homme.
—Fallait y aller, dit-il. Fallait y aller. Une des bêtes de Madison s’est égarée. On l’a aperçue par là-bas, dans la vallée de Sasassa, et naturellement pas un de nos noirs n’a consenti à se hasarder la nuit dans cette vallée et si nous avions attendu jusqu’au matin, l’animal se serait trouvé dans le pays des Cafres.
—Pourquoi refusent-ils d’aller la nuit dans la vallée de Sasassa? demanda Tom.
—À cause des Cafres, je suppose, dis-je.
—Fantômes, dit Dick.
Nous nous mîmes tous deux à rire.
—Je suis persuadé qu’à un homme aussi prosaïque que vous, ils n’ont pas seulement laissé entrevoir leurs charmes? dit Tom du fond de sa caisse.
—Si, dit Jack d’un ton sérieux, mais si, j’ai vu ce dont parlent les noirauds, et, sur ma parole, mes garçons, je ne tiens pas à le revoir.
Tom se mit sur son séant:
—Des sottises, Dick, vous voulez rire, l’ami. Allons, contez-nous tout cela: La légende d’abord, et ensuite ce que vous avez vu. Passez-lui la bouteille, Jack.
—Eh bien, dit Dick, pour la légende, il paraît que les noirauds se repassent de génération en génération la croyance que la vallée de Sasassa est hantée par un Démon horrible. Des chasseurs, des voyageurs qui descendaient le défilé ont vu ses yeux luisants sous les ombres des escarpements, et le bruit court que quiconque a subi par hasard ce regard malfaisant, est poursuivi pendant tout le reste de sa vie par la malchance due à l’influence maudite de cet être. Est-ce vrai, ou non? dit Dick d’un air piteux. Je pourrai avoir l’occasion de le savoir par moi-même.
—Continuez, Dick, continuez, s’écria Tom. Racontez-nous ce que vous avez vu.
—Eh bien voilà: j’allais à tâtons par la vallée en cherchant la vache de Madison, et j’étais arrivé, je crois, à moitié chemin de la pente, vers l’endroit où un rocher escarpé, tout noir, se dresse dans le ravin de droite. Je m’y arrêtai pour boire une gorgée.
«À ce moment-là, j’avais les yeux tournés vers cette pointe de rocher.
«Au bout d’un moment je vis surgir, en apparence, de la base du roc, à huit pieds de terre, et à une centaine de yards de distance, une étrange flamme livide, qui papillotait, oscillait, tantôt semblait près de s’éteindre, et tantôt reparaissait...
«Non, non, j’ai vu bien des fois le ver luisant et la mouche de feu. Ce n’était rien de pareil.
«Cette flamme était bien là, et je la regardai dix bonnes minutes en tremblant de tous mes membres.
«Je fis alors un pas en avant.
«Elles disparut instantanément, comme la flamme d’une bougie qu’on a soufflée.
«Je fis un pas en arrière; mais il me fallut un certain temps pour retrouver l’endroit exact et la position d’où la flamme était visible.
«À la fin, elle reparut, la lueur mystérieuse, mobile comme auparavant.
«Alors, rassemblant tout mon courage, je marchai vers le rocher, mais le sol était si accidenté qu’il m’était impossible de marcher en droite ligne, et quoique j’aie fait tout le tour de la base du rocher, je ne pus rien voir.
«Alors je me remis en route pour la maison, et je puis vous le dire, mes enfants, je ne me suis pas aperçu qu’il pleuvait pendant tout le long du trajet, jusqu’au moment où vous me l’avez dit.
Mais holà? Qu’est-ce qui prend à Tom?
Qu’est-ce qui lui prenait, en effet?
À ce moment-là Tom était assis, les jambes hors de sa caisse, et sa figure entière trahissait une excitation si intense qu’elle faisait peine à voir.
—Le démon aurait deux yeux. Combien avez-vous vu de lumières, Dick? Parlez.
—Une seule.
—Hourra! s’écria Tom. À la bonne heure.
Sur quoi il lança d’un coup de pied les couvertures jusqu’au milieu de la pièce, qu’il se mit à arpenter à grands pas fiévreux.
Tout à coup, il s’arrêta devant Dick, et, lui mettant la main sur l’épaule:
—Dites-moi, Dick, est-ce que nous pourrions arriver dans la vallée de Sasassa avant le lever du soleil?
—Ce serait bien difficile.
—Eh bien, faites attention, nous sommes vieux amis, Dick Wharton. Je vous le demande, d’ici à huit jours, ne parlez à personne de ce que vous venez de nous raconter. Vous le promettez, n’est-ce pas?
Au regard que jeta Dick sur la figure de Tom, il était facile de deviner qu’il regardait le pauvre Tom comme devenu fou, et je dois dire que sa conduite me confondit absolument.
Mais j’avais eu jusqu’alors tant de preuves du bon sens de mon ami et de sa rapidité de compréhension qu’il me parut parfaitement admissible que le récit de Dick avait pour lui un sens, bien que mon intelligence obtuse ne pût le saisir.
Chapitre III
Pendant toute la nuit, Tom fut extrêmement agité.
Lorsque Wharton nous quitta, il lui fit répéter sa promesse.
Il se fit également faire une description minutieuse de l’endroit où il avait vu l’apparition, et indiquer l’heure où elle s’était montrée.
Quand Wharton fut parti, vers quatre heures du matin, je me couchai dans ma caisse, d’où je vis Tom assis près du feu, occupé à lier ensemble, deux bâtons.
Je m’endormis.
Je dus dormir environ deux heures, mais à mon réveil, je trouvai Tom qui, dans la même attitude, était toujours à sa besogne.
Il avait fixé un des bouts de bois à l’extrémité de l’autre de manière à représenter grossièrement un T et il était actuellement en train de fixer dans l’angle un bout de bois plus petit au moyen duquel le bras transversal du T pouvait être placé dans une position plus ou moins relevée ou inclinée.
Il avait pratiqué des entailles dans le bâton vertical, de sorte qu’au moyen de ce petit étai, la croix pouvait être maintenue indéfiniment dans la même position.
—Regardez cela, Jack, s’écria-t-il en me voyant réveillé, venez me donner votre opinion. Supposons que je mette ce bâton juste dans la direction d’un objet, et que je place cet autre bout de bois de manière à maintenir le premier, dans sa position, qu’ensuite je le laisse là, pourrais-je retrouver ensuite l’objet, si je le voulais? Ne croyez-vous pas que je le pourrais? Jack, ne le croyez-vous pas? reprit-il avec agitation, en me saisissant par le bras.
—Oh! dis-je, cela dépendrait de la distance où se trouverait l’objet, et de l’exactitude avec laquelle votre bâton serait orienté. Si c’était à une distance quelconque, je taillerais des mires sur votre bâton en croix; au bout, j’attacherais une corde, que je ferais descendre en fil à plomb; et cela vous conduirait fort près de l’objet que vous voulez. Mais, assurément, Tom, ce n’est point votre intention de marquer ainsi la place exacte du fantôme.
—Vous verrez ce soir, mon vieux, vous verrez ce soir. Je porterai cela à la vallée de Sasassa. Vous emprunterez le levier de Madison et vous viendrez avec moi; mais souvenez-vous bien qu’il ne faut dire à personne ni où vous allez, ni pourquoi vous voulez ce levier.
Tom passa toute la journée à se promener dans la pièce ou à travailler à son appareil.
Il avait les yeux brillants, les joues animées d’un rouge de fièvre, dont il présentait au plus haut degré tous les symptômes.
—Fasse le ciel que le diagnostic de Dick ne se confirme pas, me dis-je, en revenant avec mon levier.
Et pourtant, quand vint le soir, je me sentis envahi à mon tour par cette excitation.
Vers six heures, Tom se leva et prit son instrument.
—Je n’y tiens plus, Jack, dit-il, prenez votre levier, et en route pour la vallée de Sasassa. La besogne de cette nuit, mon vieux, nous rendra opulents ou nous achèvera. Prenez votre revolver, pour le cas où on rencontrerait des Cafres...
«Je n’ose pas prendre le mien, Jack, reprit-il en me mettant les mains sur les épaules, car si ma déveine me poursuit encore cette nuit, je ne sais ce que je serais capable n’en faire.
Ayant donc rempli nos poches de vivres, nous partîmes pour ce fatigant trajet de la vallée de Sasassa.
En route, je fis maints efforts pour tirer de mon compagnon quelques indications sur son projet.
Il se bornait à répondre:
—Hâtons-nous, Jack. Qui sait combien de gens ont, à cette heure, entendu le récit de Wharton. Hâtons-nous, sans quoi nous ne serons peut-être pas les premiers arrivés sur le terrain.
Ah! Monsieur, nous fîmes un trajet de dix milles environ à travers les montagnes.
Enfin, après être descendus par une pente rapide, nous vîmes s’ouvrir devant nous un ravin si sombre, si noir qu’on eût pu le prendre pour la porte même de l’enfer.
Des falaises hautes de plusieurs centaines de pieds enfermaient de tous côtés ce défilé encombré de blocs éboulés qui conduisait à travers le pays hanté, dans la direction du Pays des Cafres.
La lune, surgissant au-dessus des escarpements, dessinait en contours des plus nets les dentelures irrégulières des rochers qui en formaient les sommets, pendant qu’au-dessous de cela tout était noir comme l’Érèbe.
—La vallée de Sasassa? dis-je.
—Oui, répondit Tom.
Je le regardai.
En ce moment, il était calme.
L’ardeur fébrile avait disparu.
Il agissait avec réflexion, avec lenteur.
Cependant, il avait dans les traits une certaine raideur, dans l’œil une lueur qui annonçaient que l’instant grave était venu.
Chapitre IV
Nous entrâmes dans le défilé, en trébuchant parmi les éboulis.
Tout à coup j’entendis une exclamation courte, vive, lancée par Tom.
—Le voici, le rocher, s’écria-t-il en désignant une grande masse qui se dressait devant nous dans l’obscurité.
—Maintenant, je vous en supplie, faites bon usage de vos yeux. Nous sommes à environ cent yards de la falaise, à ce que je crois. Avancez lentement d’un côté; j’en ferai autant de l’autre. Si vous apercevez quelque chose, arrêtez-vous et appelez. Ne faites pas plus de douze pouces à chaque pas et tenez les yeux fixes sur l’escarpement à environ huit pieds de terre. Êtes-vous prêt?
—Oui!
À ce moment j’étais encore plus excité que lui.
Quelle était son intention, qu’avait-il en vue?
Je n’avais pas même de supposition à ce sujet, si ce n’est qu’il se proposait d’examiner en plein jour la partie de la falaise d’où venait la lumière.
Mais l’influence de cette situation romanesque et de l’agitation que mon compagnon éprouvait en la comprimant, était si forte que je sentais le sang courir dans mes veines et le pouls battre violemment à mes tempes.
—Partez, cria Tom.
Et alors nous nous mîmes en marche, lui à droite, moi à gauche, en tenant les yeux fixés sur la base du rocher.
J’avais avancé d’environ vingt pas, quand la chose m’apparut soudain.
À travers la nuit de plus en plus noire, brillait une petite lueur rouge, une lueur qui diminuait, qui augmentait, papillotait, oscillait, qui à chaque changement faisait un effet de plus en plus étrange.
L’antique superstition cafre s’empara de mon esprit et je sentis passer en moi un frisson glacial.
Dans mon agitation, je fis un pas en arrière.
Alors la lueur disparut instantanément, laissant à sa place une profonde obscurité.
Je m’avançai de nouveau.
Elle reparut, la lueur rouge, à la base du rocher.
—Tom, Tom! criai-je.
—Oui, j’y vais, l’entendis-je crier à son tour, comme il accourait à moi.
—La voici... là, en haut, contre le rocher.
Tom était tout prés de moi.
—Je ne vois rien, dit-il.
—Voyons, là, là, ami, en face de vous.
En disant ces mots, je m’écartai un peu vers la droite, et aussitôt la lueur disparut à mes yeux.
Mais à en juger par les exclamations joyeuses que lançait Tom, il était évident qu’après avoir pris la place que j’avais occupée, il voyait aussi la lueur.
—Jack, s’écria-t-il en se tournant et me serrant la main de toutes ses forces, Jack, vous et moi nous n’aurons plus lieu de nous plaindre de notre malchance.
«Maintenant faisons un tas de pierres à l’endroit où nous sommes. C’est cela.
«À présent nous allons fixer solidement notre poteau indicateur au sommet. Voilà!
«Il faudrait un vent bien fort pour l’abattre et il nous suffit qu’il tienne bon jusqu’au matin.
«Oh! Jack, mon garçon, quand je songe que nous parlions hier de nous faire employés, et vous qui répondiez que personne ne sait ce qui l’attend.
«Par Jupiter, Jack, voilà qui ferait une jolie nouvelle.
À ce moment, nous avions fixé solidement le piquet vertical entre deux grosses pierres.
Tom se baissa et visa au moyen du montant horizontal.
Il resta un bon quart d’heure à le faire monter et descendre tour à tour; enfin, poussant un soupir de satisfaction, il fixa le support dans l’angle et se redressa.
—Regardez sur cette ligne, Jack, dit-il. Vous avez le coup d’œil le plus juste que j’aie jamais rencontré.
Je regardai sur la mire.
Là-bas, à portée de la vue, brillait la tache scintillante.
On eût dit qu’elle était au bout de la mire, tant la visée avait été exactement faite.
—Et maintenant, mon garçon, dit Tom, mangeons un peu et dormons.
«Il n’y a plus rien à faire cette nuit, mais demain nous aurons besoin de tout ce que nous aurons d’esprit et de force.
«Ramassons du bois et faisons un feu ici. Alors nous serons en état d’avoir l’œil sur notre poteau indicateur et de veiller à ce que rien ne lui arrive pendant la nuit.
Nous fîmes du feu, et nous soupâmes pendant que le démon de la Sasassa nous contemplait face à face de son œil mobile et étincelant.
Il continua de le faire pendant toute la nuit.
Toutefois ce ne fut pas toujours du même endroit, car, après souper, quand je regardai le long de la mire pour le revoir, il était entièrement invisible.
Mais cette information ne troubla nullement Tom; il se borna à cette remarque:
—C’est la lune, et non l’objet, qui a changé de place.
Puis, se recroquevillant sur lui-même, il s’endormit.
Le lendemain, dès la pointe du jour, nous étions debout, et nous examinions le rocher au bout de notre mire. Nous ne distinguions rien, qu’une surface terne, ardoisée, uniforme, peut-être un peu plus raboteuse à l’endroit où arrivait notre ligne de mire, mais sans autre particularité remarquable.
—Maintenant mettons à exécution votre idée, Jack, dit Tom Donahue, en déroulant d’autour de sa taille une longue ficelle, fixez-la par un bout, tandis que j’irai jusqu’à l’autre bout.
En disant ces mots, il partit dans la direction de la base de l’escarpement, en tenant un bout de la corde, pendant que je tirais sur l’autre en l’enroulant autour du piquet, et le faisant passer par la mire du bout.
De cette façon, je pouvais dire à Tom d’aller à droite ou à gauche.
Notre corde était maintenue tendue depuis son point d’attache, par le point de mire, et de là dans la direction du rocher, où elle aboutissait à environ huit pieds du sol.
Tom traça à la craie un cercle d’environ trois pieds de diamètre autour de ce point.
Alors il me cria de venir le rejoindre.
—Nous avons combiné l’affaire ensemble, Jack, dit-il, et nous ferons la trouvaille ensemble, s’il y en a une.
Le cercle, qu’il avait tracé, comprenait une partie du rocher plus lisse que le reste, excepté au centre, ou se remarquaient quelques noyaux saillants et rugueux.
Tom m’en montra un en poussant un cri de joie.
C’était une masse assez irrégulière, de teinte brune, qui avait à peu près le volume du poing d’un homme, et qu’on eût pris pour un tesson de verre sale incrusté dans le mur escarpé.
—C’est cela! s’écria-t-il, c’est cela!
—Cela, quoi?
—Eh! mon homme, un diamant, et un diamant tel qu’il n’y a monarque au monde qui n’en envie la possession à Tom Donahue! Jouez de votre barre de fer, et bientôt nous aurons exorcisé le démon de la vallée de Sasassa.
J’étais si abasourdi que pendant un instant je restai muet de surprise, à contempler le trésor qui était tombé entre nos mains de façon si inespérée.
—Allons, dit Tom, passez-moi le levier. À présent, en prenant comme point d’appui la saillie qui sort ici du rocher, nous pourrons le faire sauter... Oui, il cède. Je n’aurais jamais cru qu’il serait venu aussi facilement... À présent, Jack, plus nous nous dépêcherons de retourner à la cabane, et de là d’aller au Cap, mieux nous ferons.
Chapitre V
Après avoir enveloppé notre trésor, nous reprîmes à travers les collines la route de la maison. Chemin faisant, Tom me conta qu’au temps où il étudiait le droit à Middle-Temple, il avait trouvé dans la bibliothèque une brochure poudreuse d’un certain Jans Van Hounym, qui racontait une aventure fort semblable à la nôtre, et qui était arrivée à ce brave Hollandais vers la fin du XVIIe siècle, aventure qui avait abouti à la découverte d’un diamant lumineux.
Ce récit s’était représenté à l’esprit de Tom pendant qu’il écoutait l’histoire de fantôme de l’honnête Dick Wharton.
Quant aux moyens inventés pour vérifier la supposition, ils étaient sortis de son fertile cerveau d’Irlandais.
Nous le porterons au Cap, dit Tom, et si nous ne pouvons nous en défaire avantageusement dans cette ville, nous gagnerons bien notre voyage en nous embarquant pour Londres. Tout de même allons d’abord chez Madison; il se connaît un peu en ces choses, et peut-être nous donnera quelque idée de ce que nous pouvons regarder comme un prix équitable pour notre trésor.
En conséquence, nous quittâmes notre route, au lieu de retourner à notre butte, pour prendre le sentier étroit qui conduisait à la ferme de Madison.
Nous le trouvâmes en train de déjeuner.
Une minute après, nous étions assis à sa table, grâce à l’hospitalité sud-africaine.
—Eh bien, dit-il, quand les domestiques furent partis, qu’y a-t-il sous roche? Vous avez quelque chose à me dire, je le vois. Qu’est-ce que c’est?
Tom tira son paquet, dénoua d’un air solennel les mouchoirs qui l’enveloppaient.
—Voilà, dit-il, en posant le cristal sur la table, quel prix vous paraîtrait-il honnête d’offrir pour ceci?
Madison prit l’objet et l’examina d’un air de connaisseur.
—Eh bien, dit-il, en le remettant sur la table, à l’état brut, cela vaudrait douze shillings la tonne.
—Douze shillings, s’écria Tom, en se dressant d’un bond. Ne voyez-vous pas ce que c’est?
—Du sel gemme.
—Au diable le sel gemme! C’est du diamant.
—Goûtez-y, dit Madison.
Tom le porta à ses lèvres, le jeta à terre en poussant un juron terrible, et sortit aussitôt de la chambre.
Je me sentais moi-même attristé, déçu, mais me rappelant ce que Tom avait dit au sujet du révolver, je sortis aussi et retournai à la hutte, plantant là Madison, muet, abasourdi.
Quand j’entrai, je trouvai Tom couché dans sa caisse, la figure tournée vers le mur, et l’air trop découragé pour accepter mes paroles de consolation.
Maudissant Dick et Madison, le démon de Sasassa et tout le reste, j’allai faire un tour hors de la hutte et me réconfortai de notre pénible mésaventure en fumant une pipe.
J’étais arrivé à cinquante pas de la hutte quand j’en entendis partir le bruit auquel je m’attendais le moins de ce côté-là.
Si ce son avait été un gémissement ou un juron, je l’aurais trouvé tout naturel, mais celui qui me fit m’arrêter et retirer ma pipe de ma bouche était un bruyant éclat de rire.
L’instant d’après, Tom en personne sortait de la hutte, la figure toute rayonnante de joie.
Chapitre VI
—En chasse pour dix autres milles à pied, vieux camarade.
—Ah! oui, pour un autre morceau de sel gemme, à douze shillings la tonne...
—Ne parlons plus de cela, Jack, me dit Tom avec un large rire, si vous avez de l’affection pour moi. Maintenant faites attention, Jack. Quels sots, quels fous nous avons été de nous laisser jeter à bas par une bagatelle? Asseyez-vous seulement, un instant sur cette souche, et je vous rendrai la chose aussi claire que le jour. Vous avez vu plus d’une fois un bloc de sel gemme incrusté dans de la roche, et moi aussi j’en ai vu, quoique j’aie fait tant d’affaires avec celui-ci. Eh bien, Jack, avez-vous jamais vu de ces morceaux-là briller dans l’obscurité à peine autant qu’une luciole?
—Non, je ne peux pas dire que j’en aie vu.
—Je puis m’enhardir jusqu’à prédire que si nous attendions jusqu’à la nuit, ce que nous ne ferons pas, nous verrions cette lumière briller de nouveau parmi les rochers. Donc, Jack, quand nous avons détaché ce sel sans valeur, nous nous sommes trompés de cristal. Il n’y a rien d’étrange, dans ces collines, à ce qu’un morceau de sel gemme se trouve à un pied de distance d’un diamant. Il en a pris l’éclat, et nous étions surexcités, nous nous sommés conduits sottement, et avons laissé en place la véritable pierre. Vous pouvez y compter, Jack, la pierre précieuse de Sasassa est incrustée dans le périmètre du cercle magique tracé à la craie sur la surface de ce rocher de là-bas. Venez, vieux camarade, allumez votre pipe, et reprenez votre révolver, et nous serons bien loin avant que ce Madison ait eu le temps d’additionner deux et deux.
Je ne crois pas avoir montré un bien vif enthousiasme cette fois.
J’avais déjà commencé à regarder ce diamant comme un fléau sans compensation. Mais décidé à ne point jeter d’eau froide sur les espérances de Tom, je me déclarai tout prêt à partir.
Quelle marche ce fut?
Tom avait toujours été bon marcheur de montagne, mais ce jour-là l’excitation paraissait lui donner des ailes, pendant que je m’évertuais de mon mieux à gravir derrière lui.
Quand nous fûmes arrivés à moins d’un demi-mille, il prit le pas de charge, et ne s’arrêta que quand il fut devant le cercle blanc tracé sur le rocher.
Pauvre vieux Tom! quand je l’eus rejoint, son état d’esprit avait changé.
Il était là, debout, les mains dans les poches, et le regard distrait, flottant devant lui, la mine piteuse.
—Voyez, examinez, dit-il en me montrant le rocher.
Il ne s’y voyait absolument rien qui ressemblât à un diamant.
Dans le cercle on n’apercevait que la surface lisse de couleur ardoisée, avec un gros trou, celui d’où nous avions arraché le morceau de sel gemme, et un ou deux petits creux. Quant à la pierre précieuse, pas de trace.
—Je l’ai examiné pouce par pouce, dit le pauvre Tom; elle n’est pas là; quelqu’un sera venu et aura remarqué le cercle, et l’aura prise. Rentrons à la maison, Jack, je me sens énervé, fatigué. Oh! y eut-il jamais une mauvaise chance pareille à la mienne.
Je faisais demi-tour pour partir, mais je jetai d’abord un dernier coup d’œil sur l’escarpement.
Tom avait déjà fait une dizaine de pas.
—Holà! criai-je, n’apercevez-vous aucun changement dans ce cercle depuis hier?
—Que voulez-vous dire? demanda Tom.
—Retrouvez-vous une certaine chose qui y était auparavant?
—Le sel gemme? dit Tom.
—Non, mais le petit corps saillant et arrondi dont nous nous sommes servi comme point d’appui. Je suppose que nous l’aurons descellé en manœuvrant le levier. Regardons un peu de quoi il était fait.
En conséquence, nous cherchâmes parmi les cailloux détachés qui se trouvaient au pied de l’escarpement.
—Nous y voilà, Jack. Nous avons réussi enfin. Nous voilà redevenus des hommes.
Je fis demi-tour et me trouvai en face de Tom qui rayonnait de joie et qui tenait à la main un petit morceau de roche noire.
Au premier coup d’œil, on eut pris cela pour un éclat de la pierre, mais tout près de la base, il en sortait un objet que Tom me montrait avec enthousiasme.
On eut dit tout d’abord un œil de verre, mais il y avait là, un éclat et une profondeur transparente que jamais ne donna aucune espèce de verre.
Cette fois, il n’y avait pas erreur, nous étions bien possesseurs d’une pierre précieuse de grande valeur.
Nous quittâmes donc la vallée d’un cœur léger, en emportant le «démon» qui y avait régné si longtemps.
Chapitre VII
Voilà la chose, Monsieur, je l’ai contée d’une façon trop prolixe, et je vous ai peut-être fatigué.
Vous le voyez, quand je me mets à parler de ces rudes temps d’autrefois, je crois revoir la petite cabane, le ruisseau qui coulait auprès, et la Brousse qui l’entourait, et je crois entendre encore la voix de ce brave Tom.
Il me reste peu de chose à ajouter.
Nous prospérâmes grâce à la pierre précieuse.
Tom Donahue, comme vous le savez, s’est établi ici, et il est bien connu dans la ville.
De mon côté j’ai réussi, je me livre à l’agriculture et à l’élevage des autruches en Afrique.
Nous avons donné au vieux Dick Wharton, de quoi s’établir pour son compte, et il est un de nos plus proches voisins.
Si jamais vous venez de notre côté, Monsieur, ne manquez pas de demander Jack Turnbull, propriétaire de la ferme de Sasassa.
NOTRE CAGNOTTE DU DERBY
Chapitre I
—Bob! criai-je.
Pas de réponse.
—Bob!
Un rapide crescendo de ronflements s’achève en un bâillement prolongé.
—Réveillez-vous, Bob.
—Que diable signifie tout ce vacarme? dit une voix toute endormie.
—Il est bientôt l’heure du déjeuner, expliquai-je.
—Que le diable emporte le déjeuner! dit l’esprit rebelle de son lit.
—Et il y a une lettre, Bob, dis-je.
—Est-ce que vous ne pouviez pas le dire plus tôt? Apportez-la tout de suite.
Et sur cette aimable invitation, j’entrai dans la chambre de mon frère et m’assis sur le bord de son lit.
—Voici la chose: timbre poste de l’Inde, timbre de la poste de Brindisi. De qui cela peut-il venir?
—Mêlez-vous de ce qui vous regarde, Trognon, dit mon frère, rejetant en arrière ses cheveux frisés en désordre.
Puis, après s’être frotté les yeux, il se mit en devoir de rompre le cachet.
Or, s’il est un sobriquet qui m’inspire une plus profonde aversion que les autres, c’est bien celui de «Trognon».
Une misérable bonne, impressionnée par les proportions entre ma figure ronde et grave et mes petites jambes piquetées de taches de rousseur, m’infligea ce sobriquet aux jours de mon enfance.
En réalité, je ne suis pas plus un «trognon» que n’importe quelle autre jeune fille de dix sept ans.
En la circonstance actuelle, je me dressai avec toute la dignité qu’inspire la colère, et je me préparais à bourrer de coups de traversin la tête de mon frère, quand je fus arrêtée par l’expression d’intérêt que marquait sa physionomie.
—Vous ne devineriez jamais qui va venir, Nelly, dit-il. C’était un de vos amis autrefois.
—Comment? De l’Inde? Ce n’est pas Jack Hawthorne?
—Tout juste, dit Bob. Jack revient et va passer quelques jours chez nous. Il dit qu’il arrivera ici, presque en même temps que sa lettre. Ne vous mettez pas à danser comme cela. Vous ferez tomber les fusils ou vous causerez quelque autre accident. Tenez-vous tranquille comme une fille bien sage et rasseyez-vous.
Bob parlait avec toute l’autorité des vingt-deux étés qui avaient passé sur sa tête moutonnée.
Aussi je me calmai et repris ma première position.
—Comme ce sera charmant! m’écriai-je; mais, Bob, la dernière fois qu’il était ici, ce n’était qu’un jeune garçon, et maintenant c’est un homme. Ce ne sera plus du tout le même Jack.
—Oh! quant à cela, dit Bob, vous n’étiez alors qu’un bout de fille, une méchante gamine avec des boucles; tandis qu’à présent...
—Tandis qu’à présent?... demandai-je.
On eût dit vraiment que Bob était sur le point de me faire un compliment.
—Eh bien, vous n’avez plus les boucles, et vous êtes maintenant bien plus grosse et plus mauvaise.
À un certain point de vue, c’est excellent d’avoir des frères.
Il n’est pas possible à une jeune personne qui en a, de se faire de ses mérites une opinion exagérée.
Je crois qu’à l’heure du déjeuner, tout le monde fut content d’apprendre le retour promis de Jack Hawthorne.
Par «tout le monde» j’entends ma mère, et Elsie, et Bob.
Notre cousin Salomon Barker, par contre, n’eut pas du tout l’air d’être accablé de joie quand je lançai cette nouvelle d’un ton triomphant, d’une voix haletante.
Jusqu’alors je n’y avais jamais songé, mais peut-être que ce jeune gentleman commence à s’éprendre d’Elsie et qu’il redoute un rival.
Sans cela je ne vois pas pourquoi une chose aussi simple l’aurait fait repousser son œuf, déclarer qu’il avait déjeuné superbement, et cela d’un ton agressif qui permettait de douter de sa sincérité.
Grace Maberly, l’amie d’Elsie, avait l’air très contente, selon son habitude.
Quant à moi, j’étais dans un état de joie exubérante.
Jack et moi, nous avions été camarades d’enfance.
Il avait été pour moi comme un frère plus âgé, jusqu’au jour ou il était entré dans les cadets et nous avait quittés.
Que de fois Bob et lui ont grimpé aux pommiers du vieux Brown, pendant que je me tenais par-dessous et recevais le butin dans mon petit tablier blanc.
Il n’y avait guère dans ma mémoire d’escapade, guère d’aventure où Jack ne jouât un rôle de premier ordre.
Mais désormais il était «le lieutenant» Hawthorne.
Il avait fait la guerre d’Afghanistan, et, selon l’expression de Bob, c’était «un guerrier fini».
Quelle tournure allait-il avoir?
Je ne sais comment cette expression de «guerrier» avait fait surgir l’image de Jack en armure complète, avec des plumes au casque, altéré de sang, et s’escrimant avec une épée énorme sur un adversaire.
Après un tel exploit, je craignais bien qu’il ne condescendît plus à jouer à saute-mouton, aux charades et aux autres amusements traditionnels de Hatherley House.
Le cousin Sol fut certainement très déprimé pendant les quelques jours qui suivirent.
On avait toutes les peines du monde à le décider à faire un quatrième aux parties de tennis.
Il témoignait une passion tout à fait extraordinaire pour la solitude et le tabac fort.
Nous tombions sur lui dans les endroits les plus inattendus, dans les massifs, le long de la rivière, et dans ces occasions, s’il lui était impossible de nous éviter, il tenait son regard rigoureusement fixé vers le lointain et refusait d’entendre nos appels féminins et de s’apercevoir qu’on agitait des ombrelles.
Cela était certainement fort peu chic de sa part.
Un soir, après dîner, je m’emparai de lui, et, me dressant de toute ma hauteur, qui atteint cinq pieds quatre pouces et demi, je me mis en devoir de lui dire ce que je pensais de lui.
C’est un procédé que Bob regarde comme le comble de la charité, car il consiste à donner libéralement ce dont j’ai moi-même le plus grand besoin.
Le cousin Sol flânait dans un rocking-chair, le Times devant lui, et regardait le feu par dessus son journal, d’un air maussade.
Je me rangeai sur son flanc et lui envoyai ma bordée.
—On dirait que nous vous avons fâché, master Barker, dis-je d’un ton de hautaine courtoisie.
—Que voulez-vous dire, Nell? demanda mon cousin en me regardant avec surprise.
Il avait une façon bien bizarre de me regarder, le cousin Sol.
—Il semble que vous ne teniez plus à notre société, remarquai-je.
Puis, descendant soudain de mon ton héroïque:
—Vous êtes stupide, Sol. Qu’est-ce qui vous a donc pris?
—Rien du tout, Nell, ou du moins rien qui en vaille la peine. Vous savez que je passe mon examen de médecine dans deux mois et que je dois m’y préparer.
—Oh! dis-je, tout hérissée d’indignation, si c’est cela, alors n’en parlons plus. Naturellement, si vous préférez des os à vos jeunes parentes, c’est fort bien. Il y a des jeunes gens qui feraient de leur mieux pour se rendre agréables, au lieu de bouder dans les coins et d’apprendre à dépecer leurs semblables avec des couteaux.
Et après avoir ainsi résumé la noble science de la chirurgie, je m’occupai avec une violence exagérée à remettre en place des têtières qui n’en pouvaient mais.
Je voyais bien le cousin Sol regarder, d’un air amusé, la petite personne aux yeux bleus qui allait et venait en colère devant lui.
—Ne soufflez pas sur moi, Nell, dit-il. J’ai déjà été cueilli une fois, vous savez. En outre (et alors il prit une figure grave) vous aurez assez de distractions quand arrivera ce... comment se nomme-t-il?... le lieutenant Hawthorne.
—Ce n’est pas toujours Jack qui irait fréquenter les momies et les squelettes, remarquai-je.
—Est-ce que vous l’appelez toujours Jack? demanda l’étudiant.
—Naturellement. Ce nom de John, cela vous a l’air si raide.
—Oh! oui, c’est vrai, dit mon interlocuteur d’un air de doute.
J’avais toujours, trottant dans ma tête ma théorie au sujet d’Elsie.
Je me figurai que je pourrais essayer de donne aux choses une tournure plus gaie.
Sol s’était levé et regardait par la fenêtre.
J’allai l’y rejoindre et regardai timidement sa figure qui, d’ordinaire, exprimait la bonhomie et qui, en ce moment, avait l’air très sombre, très malheureuse.
En tout temps, il était très renfermé, mais je pensai qu’en le poussant un peu je l’amènerais à un aveu.
—Vous êtes un vieux jaloux, dis-je.
Le jeune homme rougit et me regarda.
—Je connais votre secret, dis-je hardiment.
—Quel secret? dit-il en rougissant davantage.
—Ne vous tourmentez pas, je le connais. Permettez-moi de vous dire, repris-je, devenant plus hardie encore, que Jack et Elsie n’ont jamais été très bien ensemble. Il y a bien plus de chance pour que Jack devienne amoureux de moi. Nous avons toujours été amis.
Si j’avais planté dans le corps du cousin Sol l’aiguille à tricoter que je tenais à la main, il n’aurait pas bondi plus haut.
—Grands Dieux! s’écria-t-il.
Et je vis fort bien dans le crépuscule ses yeux noirs se fixer sur moi.
—Est-ce que vous croyez réellement que c’est votre sœur qui m’occupe.
—Certainement, dis-je d’un ton ferme, avec la conviction que je clouais mon drapeau au grand mât.
Jamais un simple mot ne produisit pareil effet.
Le cousin Sol fit un tour sur lui-même, la respiration coupée de saisissement, et sauta bel et bien par la fenêtre.
Il avait toujours eu de bizarres façons d’exprimer ses sentiments, mais cette fois-ci il s’y prit d’une manière si originale que la seule impression qui s’empara alors de moi fut celle de la stupéfaction.
Je restai là à regarder fixement dans l’obscurité croissante.
Alors je vis sur la pelouse une figure qui me regardait aussi d’un air abasourdi et stupéfait.
—C’est à vous que je pense, Nell, dit la figure.
Après quoi elle disparut.
Puis, j’entendis le bruit de quelqu’un qui courait à toutes jambes dans l’avenue.
C’était un jeune homme fort extraordinaire.
Les choses allèrent leur train quotidien à Hatherley House, malgré la déclaration d’affection qu’avait faite de manière caractéristique le cousin Sol.
Il ne me sonda jamais au sujet des sentiments que j’éprouvais à son égard et plusieurs jours se passèrent sans qu’il fît la moindre allusion à la chose.
Évidemment, il croyait avoir fait tout ce qu’il est indispensable de faire en pareilles circonstances.
Toutefois, de temps à autre, il lui arrivait de m’embarrasser terriblement, quand il survenait, se plantait bien devant moi, me regardait avec la fixité de la pierre, ce qui était absolument épouvantable.
—Ne faites pas ça, Sol, lui dis-je un jour, vous me faites frissonner des pieds à la tête.
—Pourquoi est-ce que je vous donne le frisson, Nelly? dit-il. N’est-ce pas parce que vous avez de l’affection pour moi?
—Oh! oui, j’en ai assez, de l’affection. J’en ai pour Lord Nelson, s’il s’agit de cela, mais il ne me plairait guère que sa statue vienne se planter devant moi et reste des heures à me regarder. Voilà qui me met dans tous mes états.
—Qu’est-ce qui a pu vous mettre lord Nelson dans la tête? dit mon cousin.
—Il est sûr que je n’en sais rien.
—Est-ce que vous avez pour moi la même affection que vous avez pour Lord Nelson, Nell?
—Oui, seulement plus forte.
Et le pauvre Sol dut se contenter de cette petite lueur d’encouragement, car Elsie et miss Maberly entrèrent à grand bruit dans la chambre et mirent fin à notre tête-à-tête.
J’avais de l’affection pour mon cousin, c’était certain.
Je savais quel caractère simple et loyal se cachait sous son extérieur tranquille.
Et pourtant l’idée d’avoir pour amoureux Sol Barker—Sol, dont le nom même est synonyme de timidité—c’était trop incroyable.
Que ne s’éprenait-il de Grace, ou bien d’Elsie?
Elles auraient su que faire de lui. Elles étaient plus âgées que moi. Elles pouvaient lui donner de l’encouragement ou le rabrouer, si elles aimaient mieux.
Mais Grace était occupée à flirter tout doucement avec mon frère Bob et Elsie paraissait ne se douter absolument de rien.
J’ai gardé souvenir d’un trait typique du caractère de mon cousin, que je ne puis m’empêcher de rapporter ici, bien qu’il soit tout à fait en dehors de la suite de mon récit.
C’était à l’occasion de sa première visite à Hatherley House. La femme du Recteur vint un jour nous rendre visite et la responsabilité de la recevoir échut à Sol et à moi.
Tout alla fort bien en commençant.
Sol se montra extraordinairement animé et causeur.
Malheureusement un mouvement d’hospitalité s’empara de lui, et, malgré de nombreux signes, et coups d’œil pour l’avertir, il demanda à la visiteuse s’il se permettrait de lui offrir un verre de vin.
Or, comme si la malchance l’eût voulu, notre provision venait d’être achevée, et bien que nous eussions écrit à Londres, l’envoi n’était pas encore arrivé à destination.
J’attendais la réponse, respirant à peine.
J’espérais un refus, mais quelle ne fut pas mon épouvante! Elle accepta avec empressement.
—Ne vous donnez pas la peine de sonner, Nell, dit Sol. Je ferai le sommelier.
Et avec un sourire plein de confiance, il se dirigea vers le petit placard où l’on mettait ordinairement les carafons.
Ce fut seulement après s’être engagé à fond qu’il se rappela soudain avoir entendu dire dans la matinée qu’il n’y avait plus de vin à la maison.
Son angoisse d’esprit fut telle qu’il passa le reste de la visite de mistress Salter dans le placard et se refusa à en sortir jusqu’à ce qu’elle fût partie.
S’il y avait eu une possibilité quelconque que le placard du vin eût une autre issue, qui aboutît ailleurs, la chose se serait arrangée, mais je savais la vieille mistress Salter parfaitement au fait de la géographie de la maison; elle la connaissait aussi bien que moi.
Elle attendit pendant trois quarts d’heure que Sol reparût.
Puis elle s’en alla de fort mauvaise humeur.
—Mon cher, dit-elle en racontant l’histoire à son mari, et dans son indignation ayant recours à un langage presque calqué sur celui de l’écriture, on eût dit que le placard s’était ouvert et l’avait englouti.
Chapitre II
—Jack arrive par le train de deux heures, dit un matin Bob, apparaissant au déjeuner une dépêche à la main.
Je pus saisir au vol un regard de reproche que me lançait Sol, mais cela ne m’empêcha point de manifester ma joie à cette nouvelle.
—Nous nous amuserons énormément quand il sera là, dit Bob. Nous viderons l’étang à poissons. Nous nous divertirons à n’en plus finir. N’est-ce pas, Sol, ce sera charmant.
L’opinion de Sol sur ce que cela pouvait avoir de charmant était évidemment de celles que l’on ne peut rendre par des paroles, car il ne répondit que par un grognement inarticulé.
Ce matin-là, je songeai longuement à Jack dans le jardin.
Après tout, je me faisais grande fille, ainsi que Bob me l’avait rappelé un peu rudement.
Il me fallait désormais me montrer réservée dans ma conduite.
Un homme, en chair et en os, avait bel et bien jeté sur moi un regard épris.
Quand j’étais une enfant, que j’eusse Jack derrière moi et qu’il m’embrassât, cela pouvait aller le mieux du monde mais désormais je devais le tenir à distance.
Je me rappelai qu’un jour il me fit présent d’un poisson crevé qu’il avait tiré du ruisseau de Hatherley, et que je rangeai cet objet parmi mes trésors les plus précieux, jusqu’au jour où une odeur traîtresse qui se répandait dans la maison fut cause que ma mère écrivit à M. Burton une lettre pleine d’injures, parce que celui-ci avait déclaré que notre système de drainage était aussi parfait qu’on pouvait le désirer.
Il faut que j’apprenne à être d’une politesse guindée qui tient les gens à distance.
Je me représentai notre rencontre, et j’en fis une répétition.
Le massif de chèvrefeuille représentant Jack, je m’en approchai solennellement, je lui fis une révérence majestueuse et lui adressai ces paroles, en lui tendant la main.
—Lieutenant Hawthorne, je suis fort heureuse de vous voir.
Elsie survint pendant que je me livrais à cet exercice; elle ne fit aucune observation, mais au lunch, je l’entendis demander à Sol si l’idiotie se transmettait dans une famille, ou si elle restait bornée aux individus.
À ces mots, le pauvre Sol rougit terriblement et se mit à bafouiller de la façon la plus confuse en voulant donner des explications.
Chapitre III
La cour de notre ferme donne sur l’avenue à peu près à égale distance de Hatherley House et de la loge.
Sol, moi, et master Nicolas Cronin, fils d’un esquire[2] du voisinage, nous y allâmes après le lunch.
Cette imposante démonstration avait pour objet de mater une révolte qui avait éclaté dans le poulailler.
Les premières nouvelles de l’insurrection avaient été apportées à la maison par le petit Bayliss, fils et héritier de l’homme préposé aux poules, et on avait requis instamment ma présence.
Qu’on me permette de dire en passant que la volaille était le département d’économie domestique dont j’étais tout spécialement chargée; et qu’il n’était pris aucune mesure en ce qui les concernait, sans qu’on eût recours à mes conseils et à mon aide.
Le vieux Bayliss sortit en clopinant à notre arrivée et me donna de grands détails sur l’émeute. Il paraît que la poule à crête et le coq de Bantam avaient acquis des ailes d’une longueur telle qu’ils avaient pu voler jusque dans le parc et que l’exemple donné par ces meneurs avait été contagieux, au point que de vieilles matrones de mœurs régulières, telles que les Cochinchinoises aux pattes arquées, avaient manifesté de la propension au vagabondage et poussé des pointes jusque sur le terrain défendu.
On tint un conseil de guerre dans la cour, et l’on décida à l’unanimité que les mutins auraient les ailes rognées.
Quelle course folle nous fîmes! Par nous, j’entends master Cronin et moi, car le cousin Sol restait à planer dans le lointain, les ciseaux à la main, et à nous encourager.
Les deux coupables se doutaient évidemment pourquoi on les réclamait, car ils se précipitaient sous les meules de foin, ou par dessus les cages au point qu’on eût cru avoir affaire à une demi-douzaine au moins de poules à crête et de coqs Bantam, jouant à cache-cache dans la cour.
Les autres poules avaient l’air de s’intéresser sans vacarme aux événements et se contentaient de lancer de temps à autre un gloussement moqueur.
Toutefois, il n’en était pas de même de l’épouse favorite du Bantam.
Elle nous injuriait positivement du haut de son perchoir.
Les canards formaient la partie la plus indisciplinable de cette réunion, car bien qu’ils n’eussent rien à voir dans les débuts de ce désordre, ils témoignaient vivement leur intérêt pour les fuyards, couraient après eux de toute la vitesse de leurs courtes pattes jaunes et embarrassaient les pas des poursuivants.
—Nous la tenons, criai-je toute haletante, quand la poule à crête fut cernée dans un angle. Attrapez-la, master Cronin. Ah! vous l’avez manquée! Vous l’avez manquée! Arrêtez-la, Sol. Oh! mon Dieu! Elle arrive de mon côté.
—C’est très bien, miss Montague, s’écria master Cronin, pendant que j’attrapais par les pattes la malheureuse volatile et que je me disposais à la mettre sous mon bras pour l’empêcher de reprendre la fuite. Permettez-moi de vous la tenir.
—Non, non, je vous prie d’attraper le coq. Le voilà! Tenez, là, derrière la meule de foin! Passez d’un côté, je passe de l’autre.
—Il s’en va par la grande porte, cria Sol.
—Chou! criai-je à mon tour, Chou! Oh! il est parti.
Et nous nous élançâmes tous deux dans le parc pour l’y poursuivre.
On tourna l’angle, on passa dans l’avenue, où je me trouvai face à face avec un jeune homme à figure très halée, en complet à carreaux, qui se dirigeait vers la maison, en flânant.
Il n’y avait pas à se méprendre avec ces yeux gris et rieur.
Lors même que je ne l’aurais pas regardé, un instinct, j’en suis sûre, m’aurait dit que c’était Jack.
M’était-il possible d’avoir un air digne, avec la poule à crête fourrée sous mon bras?
Je fis un effort pour me redresser, mais le gredin d’oiseau semblait se douter qu’il avait enfin trouvé un protecteur, car il se mit à piauler avec un redoublement de violence.
Dans mon désespoir, je la lâchai et j’éclatai de rire.
Jack en fit autant.
—Comment ça va-t-il, Nell? dit-il en me tendant la main.
Puis, d’une voix qui marquait l’étonnement:
—Tiens, vous n’êtes plus du tout comme quand je vous ai vue pour la dernière fois.
—Ah! alors je n’avais pas une poule sous le bras, dis-je.
—Qui aurait cru que la petite Nelly serait jamais devenue une femme? dit Jack tout entier encore à sa stupéfaction.
—Vous ne vous attendiez pas à ce que je devienne un homme en grandissant, n’est-ce pas? dis-je avec une profonde indignation.
Et alors, renonçant brusquement à toute réserve:
—Nous sommes rudement contents de votre arrivée, Jack. Ne vous pressez pas tant d’aller à la maison. Venez nous aider à attraper le coq bantam.
—Vous avez bien raison, dit Jack avec sa voix si gaie d’autrefois. Allons!
Et nous voici tous les trois à courir comme des fous, à travers le parc, pendant que le pauvre Sol s’empressait à notre aide, embarrassé à l’arrière-garde avec les ciseaux et la prisonnière.
Jack avait son costume très froissé pour un homme en visite, quand il présenta ses respects à maman dans l’après-midi, et mes rêves de dignité et de réserve étaient dispersés à tous les vents.
Chapitre IV
Ce mois de mai, nous eûmes à Hatherley House une véritable troupe.
C’était Bob, et Sol, et Jack Hawthorne, et master Nicolas Cronin. C’était, d’autre part, miss Maberly, et Elsie, et maman, et moi.
En cas de nécessité, nous pouvions recruter dans les résidences des environs une demi-douzaine d’invités, de manière à pouvoir former un auditoire quand on produisait des charades ou des pièces, de notre cru.
Master Nicolas Cronin, jeune étudiant d’Oxford, adonné aux sports et plein de complaisance, fut, de l’avis de tous, une acquisition utile, car il était doué d’un étonnant talent pour l’organisation et l’exécution.
Jack ne montrait pas, tant s’en faut, autant d’entrain qu’autrefois.
En fait, nous fûmes unanimes à l’accuser d’être amoureux, ce qui lui fit prendre cet air nigaud qu’ont les jeunes gens en pareille circonstance, mais il n’essaya point de se disculper de cette charmante imputation.
—Qu’allons-nous faire aujourd’hui? dit un matin Bob. Quelqu’un de vous a-t-il une idée?
—Vider l’étang, dit master Cronin.
—Nous n’avons pas assez d’hommes, dit Bob. Passons à autre chose.
—Il faut organiser une cagnotte pour le Derby, dit Jack.
—Oh! on a du temps de reste pour cela: les courses n’auront lieu que dans la seconde semaine. Voyons, autre chose?
—Le Lawn-tennis, suggéra Sol, avec hésitation.
—Du Lawn-tennis, il n’en faut pas.
—Vous pourriez organiser une dînette à l’Abbaye d’Hatherley, dis-je.
—Superbe, s’écria master M. Cronin, c’est bien cela. Qu’en dites-vous, Bob?
—Une idée de première classe, dit mon frère, adoptant la proposition avec empressement.
Les repas sur l’herbe sont très aimés de ceux qui en sont à la première phase de la tendre passion.
—Eh bien, comment nous y rendrons-nous, Nell? dit Elsie.
—Je n’irai pas du tout, dis-je. J’y tiendrais énormément, mais j’ai à planter ces fougères que Sol est allé me chercher. Vous feriez mieux d’aller à pied. Ce n’est qu’à trois milles, et on pourrait envoyer d’avance le petit Bayliss avec le panier de provisions.
Il surgit alors un autre obstacle.
Le lieutenant s’était donné une entorse la veille. Il n’en avait jusqu’alors parlé à personne, mais à présent, ça commençait à lui faire mal.
—Vraiment, pourrais pas, dit Jack, trois milles à l’aller, trois au retour.
—Allons, venez, ne faites pas le fainéant, dit Bob.
—Mon cher garçon, dit le lieutenant, j’ai fait assez de marches pour le reste de ma vie. Si vous aviez vu avec quelle ardeur notre énergique général me poussait de Kaboul à Kandahar, vous auriez pitié de moi.
—Laissons le vétéran tranquille, dit master Nicolas Cronin.
—Ayons pitié de ce soldat blanchi sous le harnais, remarqua Bob.
—Assez blagué comme cela! fit Jack. Je vais vous dire ce que je compte faire, reprit-il en se ranimant. Vous me donnerez la charrette anglaise, Bob, et je la conduirai en compagnie de Nell, dès qu’elle aura fini de planter ses fougères. Nous pourrons nous charger du panier. Vous venez, n’est-ce pas, Nell?
—C’est entendu, dis-je.
Bob donna son approbation à cet arrangement, et tout le monde fut content, à l’exception de master Salomon Barker, qui jeta sur le militaire un regard imprégné d’une indulgente malice.
L’affaire définitivement convenue, toute la troupe alla faire les préparatifs, et ensuite on partit par l’avenue.
Chapitre V
On ne saurait croire à quel point l’état de la cheville s’améliora dès que le dernier de la bande eut disparu au tournant de la haie.
Quand les fougères eurent été plantées, quand le gig[3] fut attelé, Jack avait retrouvé toute son activité, toute sa vivacité.
—Il me semble que vous avez mis bien peu de temps à guérir, dis-je pendant que nous trottions à travers les méandres du petit sentier champêtre.
—En effet, dit Jack, c’est que je n’avais rien du tout, Nell. Je voulais causer avec vous.
—Vous n’allez pas me soutenir que vous avez dit un mensonge pour pouvoir causer avec moi? protestai-je.
—J’en dirais quarante, dit Jack avec aplomb.
J’étais tellement perdue dans la contemplation de pareils abîmes de scélératesse dans le caractère de Jack, que je ne fis plus aucune riposte.
Je me demandai si Elsie serait flattée ou indignée qu’on lui parlât de commettre un tel nombre de mensonges pour elle.
—Nous avons toujours été si bons amis quand nous étions enfants, Nell, commença mon compagnon.
—Oui, dis-je en baissant les yeux sur la couverture jetée sur nos genoux.
Je commentais à ce moment à devenir une jeune personne d’une grande expérience, comme vous le voyez, et à comprendre ce que signifient certaines inflexions de la voix masculine.
Ce sont des choses que l’on n’acquiert que par la pratique.
—Vous n’avez pas l’air d’avoir autant d’affection pour moi que vous en aviez alors, dit Jack.
J’étais toujours absorbée entièrement par l’examen de la peau de léopard que j’avais devant moi.
—Savez-vous, Nelly, reprit Jack, que quand je campais en plein air dans les passes glacées de l’Himalaya, quand je voyais l’armée ennemie rangée en bataille devant moi, bref... reprit-il en prenant soudain un ton passionné, tout le temps que j’ai passé dans ce maudit trou d’Afghanistan, je n’ai pas eu d’autre pensée que celle de la fillette que j’avais laissée en Angleterre.
—Vraiment! dis-je à demi-voix.
—Oui, dit Jack, j’ai emporté votre souvenir dans mon cœur, et quand je suis revenu, vous n’étiez plus une fillette. Je vous ai retrouvée belle femme, Nelly, et je me suis demandé si vous aviez oublié les jours d’autrefois.
Jack commençait à devenir très poétique dans son enthousiasme.
Pendant ce temps, il avait abandonné complètement à son initiative le vieux poney, qui se laissait aller, lui, à son penchant chronique, celui de s’arrêter pour admirer le paysage.
—Voyons, Nelly, dit Jack, avec une défaillance dans la respiration, comme quand on va tirer la corde de sa douche en pluie, une des choses que l’on apprend en faisant campagne, c’est à mettre la main sur les bonnes choses dès qu’on les aperçoit. Pas de retard, pas d’hésitation, car on ne sait pas si quelque autre ne va pas l’emporter pendant qu’on cherche à prendre son parti.
«Nous y venons, me dis-je avec désespoir, et il n’y a pas de fenêtre par où Jack puisse se jeter dès qu’il aura fait le plongeon.»
J’en étais venue à former une association d’idées entre celle d’amour et celle de saut par la fenêtre et cela datait de l’aveu du pauvre Sol.
—Ne croyez-vous pas, Nell, dit Jack, que vous auriez pour moi assez d’affection pour lier éternellement votre existence à la mienne? Voudriez-vous être ma femme, Nelly?
Il ne sauta pas même à bas du véhicule.
Il y resta, assis près de moi, me regardant avec ses brillants yeux gris, pendant que le poney allait flânant, et broutant les fleurs des deux côtés de la route.
Très évidemment il tenait à obtenir une réponse.
Je ne sais comment je crus voir une figure pâle et timide me regarder d’un fond obscur et entendre la voix de Sol me faisant sa déclaration d’amour.
Pauvre garçon, après tout il s’était mis le premier en campagne!
—Le pourriez-vous, Nell? demanda Jack une fois de plus.
—J’ai beaucoup d’affection pour vous, Jack, lui dis-je en le regardant avec un certain trouble, mais...
Comme sa figure s’altéra, à ce monosyllabe:
«Mais je ne crois, pas que mon affection aille jusque-là. En outre, je suis si jeune, voyez-vous. Je crois bien que votre proposition me vaudrait beaucoup de compliments et le reste, mais il ne faut plus songer à moi à ce point de vue.
—Alors vous me refusez, dit Jack en pâlissant légèrement.
—Pourquoi ne vous adressez-vous pas à Elsie, m’écriai-je dans mon désespoir. Pourquoi tout le monde s’adresse-t-il à moi?
—Ce n’est pas Elsie que je veux, s’écria Jack en lançant au poney un coup de fouet qui surprit un peu ce quadrupède à l’allure peu pressée. Qu’est-ce que veut dire ce «tout le monde», Nell?
Pas de réponse.
—Je vois ce que c’est, dit Jack avec amertume. J’ai remarqué ce cousin, qui est toujours après vous, depuis que je suis ici. Vous êtes engagée avec lui?
—Non, non, je ne le suis pas.
—Que Dieu en soit loué! répondit dévotement Jack. Il y a encore de l’espoir. Peut-être, avec le temps, en viendrez-vous à de meilleures idées. Dites-moi, Nell, aimez-vous beaucoup ce nigaud d’étudiant en médecine?
—Ce n’est pas un nigaud, dis-je avec indignation, et je l’aime tout autant que je vous aimerai jamais.
—Vous pourriez l’aimer tout autant sans beaucoup l’aimer, dit Jack d’un ton boudeur.
Puis ni l’un ni l’autre ne dîmes mot, jusqu’au moment où un grand cri poussé en chœur par Bob et master Cronin annonça l’arrivée du reste de la troupe.
Chapitre VI
Si la partie de campagne fut réussie, cela fut dû entièrement aux efforts de ce dernier gentleman.
Trois amoureux sur quatre personnes, c’est hors de proportion, et il fallut toutes ses facultés de boute-en-train pour compenser l’effet désastreux de l’humeur des autres.
Bob avait l’air de ne voir que les charmes de miss Maberly.
La pauvre Elsie restait à se morfondre dans l’isolement, pendant que mes deux admirateurs passaient leur temps à se regarder, puis à me regarder tour à tour.
Mais master Cronin lutta courageusement contre cet état de choses décourageant, se rendit agréable à tous, en explorant des ruines ou débouchant des bouteilles avec la même véhémence, la même énergie.
Le cousin Sol, en particulier, se montrait découragé et dépourvu d’entrain.
Il était convaincu, j’en suis sûre, que mon voyage en tête-à-tête avec Jack avait été arrangé d’avance entre nous. Mais il y avait dans son expression plus de peine que de colère.
Jack, au contraire, j’ai regret de le dire, se montrait nettement agressif.
Ce fut même cela qui me décida à choisir mon cousin pour m’accompagner dans la promenade à travers bois qui suivit le lunch.
Jack avait fini par prendre des airs de propriétaire si provocants que j’étais résolue à en finir une fois pour toutes.
Je lui en voulais aussi d’avoir pris l’air d’être cruellement mortifié par mon refus et d’avoir voulu dénigrer par derrière le pauvre Sol.
Il s’en fallait beaucoup que je fusse éprise de l’un ou de l’autre, mais après tout, avec mes idées juvéniles de lutte à armes égales, j’étais révoltée de voir l’un ou l’autre prendre une avance que je regardais comme un avantage mal acquis.
Je sentais que si Jack n’était pas revenu, j’aurais fini à la longue par agréer mon cousin.
D’autre part, si ce n’avait été Sol, je n’aurais jamais pu refuser Jack.
Pour le moment, je les aimais tous les deux trop pour favoriser l’un ou l’autre.
«Comment cela finira-t-il? je me le demande, pensai-je. Il faut que je fasse quelque chose de décisif dans un sens ou dans l’autre, à moins que, peut-être, le meilleur parti soit d’attendre et de voir ce que l’avenir amènera.»
Sol montra une légère surprise quand je le choisis pour compagnon, mais il accepta avec un sourire de gratitude.
Son esprit parut considérablement soulagé.
—Ainsi donc, je ne vous ai point encore perdue, Nell, me dit-il à demi-voix, pendant que nous nous enfoncions sous les grands arbres et que les voix de la troupe nous arrivaient de plus en plus affaiblies par l’éloignement.
—Personne ne peut me perdre, dis-je, car jusqu’à présent personne ne m’a gagnée. Je vous en prie, ne parlez plus de cela. Ne pourriez-vous pas causer comme vous le faisiez il y a deux ans, et ne pas être si épouvantablement sentimental?
—Vous saurez un jour pourquoi, Nell, dit l’étudiant d’un ton de reproche. Attendez jusqu’au jour où vous connaîtrez vous-même l’amour; alors vous comprendrez.
Je fis une légère moue d’incrédulité.
—Asseyons-nous ici, Nell, dit le cousin Sol, en me dirigeant habilement vers un petit tertre couvert de fraisiers et de mousse, et se perchant sur une souche d’arbre à coté de moi. Maintenant, tout ce que je vous demande, c’est de répondre à une ou deux questions. Après cela je ne vous persécuterai plus.
Je m’assis, l’air résigné, les mains sur les genoux.
—Êtes-vous fiancée au lieutenant Hawthorne?
—Non, répondis-je avec énergie.
—Est-ce que vous l’aimez mieux que moi?
—Non; je ne l’aime pas mieux.
Le thermomètre du bonheur de Sol marqua au moins cent degrés à l’ombre.
—Est-ce que vous m’aimez mieux que lui, Nelly, fit-il d’une voix très tendre.
—Non.
Le thermomètre redescendit au-dessous de zéro.
—Voulez-vous dire que nous sommes, à vos yeux, exactement au même niveau?
—Oui.
—Mais il vous faudra choisir entre nous un jour, vous savez, dit le cousin Sol d’un ton de doux reproche.
—Je voudrais bien qu’on ne me tourmente pas ainsi, m’écriai-je en me fâchant, ce que font d’ordinaire les femmes quand elles ont tort. Vous ne m’aimez pas du tout. Autrement vous ne seriez pas ainsi à me harceler. Je crois qu’à vous deux vous finirez par me rendre folle.
Et alors je parus sur le point d’éclater en sanglots, en même temps que la faction Barker manifestait des indices de consternation et de défaite.
«Est-ce que vous ne voyez pas ce qui en est, Sol? dis-je en riant à travers mes larmes de son air déconfit. Supposez que vous ayez été élevé avec deux jeunes filles, que vous en soyez venu à les aimer beaucoup toutes deux, mais que vous n’ayez jamais eu de préférence pour l’une, que vous n’ayez jamais eu l’idée d’épouser l’une ou l’autre. Puis, qu’on vous dise comme cela, à brûle pourpoint, que vous devez choisir l’une d’elles, et rendre ainsi l’autre très malheureuse, vous trouveriez, n’est-ce pas, que ce n’est pas chose facile.
—En effet, je ne le trouve pas, dit l’étudiant.
—Alors vous ne pouvez pas me blâmer.
—Je ne vous blâme pas, Nelly, répondit-il en s’attaquant avec sa canne à une grande digitale pourpre. Je trouve que vous avez parfaitement le droit de vouloir être sûre de vos dispositions. Il me semble, continua-t-il—en parlant d’une voix un peu hachée, mais disant ce qu’il pensait, en vrai gentleman anglais qu’il était—il me semble que ce Hawthorne est un excellent garçon. Il a plus vu le monde que moi. Il fait, il dit toujours ce qu’il y a de mieux à faire et à dire, et quand il le faut, et certainement ce n’est point là un des traits de mon caractère. Puis il est de bonne famille. Il a un bel avenir. Je devrais, je pense, vous savoir beaucoup de gré de votre hésitation, Nell, et la regarder comme une preuve de votre bon cœur.
—Nous ne parlerons plus de cela, dis-je en pensant, à part moi, que ce garçon-là était d’une nature bien plus fine que celui dont il faisait l’éloge. Tenez, ma jaquette est toute tachée par ces affreux champignons. Je me demande où sont les autres en ce moment.
Il ne fallut pas bien longtemps pour les découvrir.
Tout d’abord nous entendîmes des cris et des rires qui retentissaient dans les échos des longues clairières.
Puis, comme nous nous avancions dans cette direction, nous fûmes stupéfaits de voir la flegmatique Elsie courant à toutes jambes par le bois, sans chapeau, sa chevelure flottant au vent.
Ma première idée fut qu’il était arrivé une effrayante catastrophe— peut-être des brigands, ou un chien enragé—et je vis la forte main de mon compagnon se crisper sur sa canne.
Mais lorsque nous fûmes près de la fugitive, nous apprîmes que tout le tragique de la chose se réduisait à une partie de cache-cache organisée par l’infatigable master Cronin.
Comme on s’amusa, en se courbant, se cachant, courant parmi les chênes de Hatherley.
Quelle horreur aurait éprouvée le bon vieil abbé qui les avait plantés et comme la longue procession de moines en robe noire se serait mise à marmotter ses oraisons!
Jack refusa de prendre part au jeu, en alléguant sa cheville malade, et resta à fumer sous un arbre, l’air fort boudeur, en jetant sur Salomon Barker des regards pleins d’une sombre haine, pendant que ce dernier gentleman participait au jeu avec enthousiasme et se distinguait en se faisant toujours prendre et ne prenant jamais personne.
Chapitre VII
Pauvre Jack! Il fut certainement très malheureux ce jour-là.
Même un amoureux accueilli favorablement eût été quelque peu désorienté, je crois, par un incident survenu pendant notre retour à la maison.
Il avait été convenu que nous reviendrions tous à pied. La charrette avait été déjà renvoyée avec le panier vide, de sorte que nous prîmes par l’Allée des Épines, et ensuite à travers champs.
Nous étions occupés justement à franchir une barrière à claire-voie pour traverser la pièce de terre de dix acres du père Brown, quand master Cronin revint en arrière et dit que nous ferions mieux de prendre la route.
—La route? dit Jack. C’est absurde. Nous gagnons un quart de mille par ce champ.
—Oui, mais il y a quelque danger. Nous ferions mieux de faire le tour.
—Où est le danger? fit notre militaire en tortillant sa moustache d’un air dédaigneux.
—Oh! ce n’est rien, dit Cronin. Ce quadrupède qui est au milieu du pré, c’est un taureau, et un taureau qui n’a pas très bon caractère. Voilà tout. Je ne suis pas d’avis de laisser aller les dames.
—Nous n’irons pas, dirent en chœur les dames.
—Alors suivons la haie pour regagner la route, suggéra Sol.
—Vous irez par où il vous plaira, dit Jack d’un ton grognon. Quant à moi, je passe par le pré.
—Ne faites pas le fou, Jack, dit mon frère.
—C’est bon pour vous autres de penser à tourner le dos à une vieille vache; moi je ne trouve pas. Cela blesse mon amour-propre, voyez-vous, et je vous rejoindrai de l’autre côté de la ferme.
Et, ce disant, Jack boutonna son habit d’un air truculent, brandit sa canne avec jactance et entra dans la prairie de dix acres.
On se groupa près de la barrière et on suivit d’un regard anxieux les événements.
Jack fit de son mieux pour avoir l’air absorbé par la contemplation du paysage et de l’état probable du temps, car il jetait des regards autour de lui et vers les nuages d’un air préoccupé.
Toutefois ses coups d’œil partaient du côté taureau et y revenaient je ne sais comment.
L’animal, après avoir examiné longuement et fixement l’intrus, avait battu en retraite dans l’ombre de la haie sur un des côtés, et Jack suivait le grand axe du champ.
—Ça va bien, dis-je, il s’est écarté du chemin.
—Je crois qu’il le fait marcher, dit master Nicolas Cronin. C’est un animal plein de méchanceté et de roublardise.
Master Cronin finissait à peine ces mots que le taureau sortit de l’ombre de la haie, et se mit à frapper du pied en secouant sa tête noire à l’expression mauvaise.
À ce moment Jack était au milieu du pré et affectait de ne pas remarquer son adversaire, tout en hâtant un peu le pas.
La manœuvre, que fit ensuite le taureau, consista à décrire rapidement deux ou trois petits cercles.
Puis il s’arrêta, lança un mugissement, baissa la tête, dressa la queue et se dirigea sur Jack de toute sa vitesse.
Ce n’était plus le moment de feindre d’ignorer l’existence de l’animal.
Jack regarda un instant autour de lui.
Il n’avait d’autre arme que sa petite canne, pour tenir tête à cette demi-tonne de viande en colère qui accourait sur lui au pas de charge.
Il fit la seule chose qui fut possible, c’est à dire qu’il courut vers la haie de l’autre côté du pré.
Tout d’abord Jack eut la condescendance de courir, mais ensuite il se mit à un trot tranquille, méprisant, une sorte de compromis entre sa dignité et sa crainte, chose si plaisante que, malgré notre effroi, nous éclatâmes de rire en chœur.
Peu à peu, toutefois, comme il entendait le galop des sabots se rapprocher, il hâta le pas, et finit par prendre pour tout de bon la fuite pour trouver un abri.
Son chapeau s’était envolé, les basques de son habit voltigeaient au vent, et son ennemi n’était plus qu’à dix yards de lui.
Quand même notre héros de l’Afghanistan aurait eu à ses trousses toute la cavalerie d’Ayoub Khan, il n’aurait pu parcourir cet espace en moins de minutes.
Si vite qu’il allât, le taureau allait plus vite encore, et ils parurent atteindre la haie en même temps.
Nous vîmes Jack s’y enfoncer hardiment, et une seconde après il en sortit de l’autre côté, d’un trait, comme s’il avait été projeté par un canon, pendant que le taureau lançait une série de mugissements triomphants à travers le trou fait par Jack.
Nous éprouvâmes une sensation de soulagement en voyant Jack se secouer pour se mettre en route dans la direction de la maison sans jeter un regard de notre côté.
Lorsque nous arrivâmes, il s’était retiré dans sa chambre et ce fut seulement le lendemain au déjeuner qu’il reparut, boitant et l’air fort déconfit.
Mais aucun de nous n’eut la cruauté de faire allusion à l’événement, et par un traitement judicieux nous l’eûmes remis dans son état normal de bonne humeur avant l’heure du lunch.
Chapitre VIII
C’était deux jours après la partie de campagne que devait se tirer notre grande cagnotte du Derby.
C’était une cérémonie annuelle qu’on n’omettait jamais à Hatherley House.
En comptant les visiteurs et les voisins il y avait généralement autant de demandes de tickets qu’il y avait de chevaux engagés.
—La cagnotte se tire ce soir, Mesdames et Messieurs, dit Bob en qualité de maître de la maison. Le montant est de dix shillings. Le second a un quart de la masse, le troisième rentre dans sa mise. Personne ne peut prendre plus d’un billet, ni vendre son billet après l’avoir pris.
Tout cela fut proclamé par Bob d’une voix très pompeuse, très officielle, bien que l’effet en fût un peu amoindri par un sonore «Amen» de master Nicolas Cronin.
Chapitre IX
Il me faut maintenant renoncer au style personnel pour un moment.
Jusqu’à présent, ma petite histoire s’est composée simplement d’une série d’extraits de mon journal particulier, mais j’ai maintenant à raconter une scène que je n’appris qu’au bout de bien des mois.
Le lieutenant Hawthorne, ou Jack, comme je ne puis m’empêcher de l’appeler, avait été fort tranquille depuis la partie de campagne, et il s’était adonné à la rêverie.
Or, le hasard voulut que master Salomon Barker vînt au fumoir après le lunch, le jour de la cagnotte, et qu’il y trouvât le lieutenant assis et faisant de la fumée, pour distraire sa grandeur solitaire.
Battre en retraite eût paru une lâcheté.
Aussi l’étudiant s’assit-il sans mot dire et se mit à feuilleter le Graphic.
Les deux nivaux trouvaient la situation également embarrassante.
Ils avaient pris l’habitude de mettre le plus grand soin à s’éviter et maintenant ils se trouvaient brusquement mis face à face, sans qu’un tiers fût là pour jouer le rôle de tampon.
Le silence finissait par devenir pénible.
Le lieutenant bâilla, toussa avec une nonchalance mal jouée et continua à examiner d’un air sombre le journal qu’il tenait.
Le tic-tac de la pendule, le choc des billes qui arrivait de l’autre côté du corridor, où se trouvait la salle de billard, prenaient une intensité et une monotonie qui, à la longue, devenaient insupportables.
Sol leva les yeux une fois, mais il rencontra les yeux de son compagnon, qui venait de faire exactement la même chose.
Les deux jeunes gens se donnèrent aussitôt l’air de s’intéresser profondément, exclusivement aux dessins du plafond.
«Pourquoi me quereller avec lui? pensait Sol à part lui. Après tout, je ne demande qu’à jouer à chances égales. Probablement je serai mal accueilli, mais je ne risque rien à lui offrir une entrée en conversation.
Le cigare de Sol s’était éteint: l’occasion était trop favorable pour la laisser passer.
—Auriez-vous l’obligeance de me donner une allumette, Lieutenant? demanda-t-il.
Le lieutenant était désolé, extrêmement désolé, mais n’avait pas la moindre allumette.
C’était un mauvais début.
La politesse glaciale vous tient plus à distance que la grossièreté proprement dite. Mais master Salomon Barker, comme la plupart des gens timides, était l’audace même, dès que la glace avait été rompue.
Il ne voulait plus de ces coups d’épingle, de ces malentendus; le moment était venu des mesures définitives.
Il poussa son fauteuil jusqu’au milieu de la chambre et se planta en face du militaire étonné.
—Vous faites la cour à miss Nelly Montague, dit-il.
Jack se leva de son canapé aussi promptement que si le taureau du fermier Brown était entré par la fenêtre.
—Et si je la fais, dit-il en tortillant sa moustache roussie, que diable cela peut-il vous faire?
—Ne vous emportez pas, dit Sol, rasseyez-vous; et causons de l’affaire en gens raisonnables. Je l’aime, moi aussi.
—Où diable cet individu veut-il en venir? se demanda Jack en se ressayant, et tout fumant encore de la récente explosion.
—En un mot comme en cent, le fait est que nous l’aimons tous les deux, reprit Sol en soulignant sa remarque d’un mouvement de son doigt osseux.
—Et après? dit le lieutenant, donnant quelques indices d’une rechute. Je suppose que le plus favorisé l’emportera, et que la jeune personne est parfaitement en état de faire elle-même son choix. Vous ne vous attendez pas, n’est-ce pas, à ce que je me retire de la course, uniquement parce que vous tenez à gagner le prix?
—C’est bien cela, s’écria Sol, il faudra que l’un de nous deux se retire. Vous avez émis la bonne idée. Vous voyez, Nelly, miss Montague veux-je dire, vous aime mieux que moi, autant que je puis voir, mais elle m’aime encore assez pour ne pas vouloir m’affliger par un refus formel.
—L’honnêteté m’oblige à reconnaître, dit Jack d’un ton plus conciliant que celui donc il avait parlé jusqu’alors, que Nelly, miss Montague, veux-je dire, vous aime mieux que moi, mais que, néanmoins, elle m’aime encore assez pour ne pas préférer mon rival ouvertement, en ma présence.
—Je ne suis pas de votre avis, dit l’étudiant. À vrai dire, je crois que vous vous trompez, car elle me l’a dit en propres termes. Toutefois, ce que vous dites nous permettra d’arriver plus facilement à nous entendre. Il est parfaitement évident que tant que nous nous montrerons également amoureux d’elle, aucun de nous deux ne peut avoir le moindre espoir de faire sa conquête.
—Il y a quelque bon sens dans cela, dit le lieutenant, d’un air réfléchi, mais que proposez-vous?
—Je propose que l’un de nous se retire, pour employer votre expression. Il n’y a pas d’autre alternative.
—Mais qui devra se retirer? demanda Jack.
—Ah! voilà la question.
—Je puis alléguer que je la connais depuis plus longtemps.
—Je puis alléguer que j’ai été le premier à l’aimer.
L’affaire semblait arrivée à un point mort. Ni l’un ni l’autre des jeunes gens n’était, si peu que ce fût, disposé à abdiquer en faveur de son rival.
—Voyons, dit l’étudiant, si nous tirions au sort.
Cela paraissait équitable, tous deux en tombèrent d’accord. Mais il surgit une nouvelle difficulté.
Tous deux éprouvaient une répugnance sentimentale à risquer l’ange de leurs rêves sur une chance aussi mesquine que la chute d’une pièce de monnaie ou la longueur d’une paille.
Ce fut en ce moment critique que le lieutenant Hawthorne eut une inspiration.
—Je vais vous dire de quelle façon nous allons trancher l’affaire, proposa-t-il. Vous et moi nous sommes inscrits pour la cagnotte de notre Derby. Si votre cheval bat le mien, je renonce à ma chance. Si le mien bat le vôtre, vous renoncez pour toujours à miss Montague. Est-ce marché conclu?
—Je n’ai qu’une réserve à faire, dit Sol. C’est dans deux jours qu’auront lieu les courses. Pendant ce temps-là, aucun de nous ne devra rien faire pour gagner sur l’autre un avantage déloyal. Nous conviendrons tous les deux d’ajourner notre cour jusqu’à ce que la chose soit décidée.
—Convenu! dit le soldat.
—Convenu! dit Salomon.
Et tous deux scellèrent l’engagement d’une poignée de mains.
Chapitre X
Ainsi que je l’ai fait remarquer, je ne savais rien de l’entretien qui avait eu lieu entre mes prétendants.
Je puis dire incidemment que, pendant ce temps-là, j’étais dans la bibliothèque, ou j’écoutais du Tennyson, que me lisait de sa voix sonore et musicale master Nicolas Cronin.
Toutefois, je m’aperçus, dans la soirée, que ces deux jeunes gens montraient un entrain singulier au sujet de leurs chevaux, et que ni l’un ni l’autre n’étaient disposés à rien faire pour m’être agréable.
Je suis heureuse de pouvoir dire qu’ils furent punis de ce crime par le sort qui leur attribua des outsiders sans valeur.
Eurydice fut, je crois, le cheval échu à Sol, pendant que Jack tirait le nom de Bicyclette.
Master Cronin eut pour sa part un cheval appelé Iroquois. Quant aux autres, ils parurent enchantés de leur lot.
Avant d’aller me coucher, je jetai un coup d’œil au fumoir, et je fus enchanté de voir Jack en train de consulter le prophète du sport dans le Champ de Courses tandis que Sol était plongé jusqu’au cou dans la Gazette.
Cette passion soudaine pour le Turf paraissait d’autant plus étrange que si je savais mon cousin capable de distinguer un cheval d’une vache, c’était tout ce que ses amis pouvaient lui accorder en fait de connaissances de cette sorte.
Les différentes personnes qui se trouvaient à la maison furent unanimes à trouver que ces dix jours passaient bien lentement.
Je n’aurais pu en dire autant.
Peut-être parce que je découvris une chose fort inattendue et fort agréable au cours de cette période.
C’était un soulagement que de me sentir exempte de toute crainte de blesser la susceptibilité de l’un ou de l’autre de mes anciens amoureux.
Je pouvais dire maintenant quel était l’objet de mon choix, de ma préférence, car ils m’avaient complètement abandonnée, et me laissaient à la société de mon frère Bob ou de master Nicolas Cronin.
Le nouvel élément d’entrain qu’avaient apporté les courses de chevaux semblait avoir chassé entièrement de leur esprit leur première passion. Jamais on ne vit maison envahie à ce point par les tuyaux spéciaux, par un tel nombre d’odieux imprimés, où il pourrait par hasard se trouver un mot relatif à la forme des chevaux ou à leurs antécédents.
Les grooms de l’écurie eux-mêmes étaient las de raconter comme quoi Bicyclette descendait de Vélocipède, ou d’expliquer à l’étudiant en médecine comment Eurydice était issue de Hadès par Orphée. L’un d’eux découvrit que la grand-mère maternelle d’Eurydice était arrivée troisième au Handicap d’Ebor; mais la façon bizarre dont il se mettait sur l’œil gauche la demi-couronne qu’il avait reçue, tout en adressant de l’œil droit un clin d’œil au cocher, donne quelque lieu de mettre en doute son affirmation.
Et d’une voix qui sentait la bière, il dit tout bas ce soir-là:
—Ce nigaud! Il ne s’apercevra pas de la différence, et rien que de s’imaginer que c’est la vérité, ça vaut un dollar pour lui.
Chapitre XI
À l’approche du jour du Derby l’émotion s’accrut.
Master Cronin et moi, nous échangions des coups d’œil et des sourires, en voyant Jack et Sol se jeter, après le déjeuner, sur les journaux et dévorer les listes des paris.
Mais le point culminant, ce fut le soir qui précédait immédiatement la course.
Le lieutenant avait couru à la gare pour s’assurer les dernières nouvelles. Il revint toujours courant, et brandissant avec frénésie un journal froissé au-dessus de sa tête.
—Eurydice est couronnée, cria-t-il. Votre cheval est fichu, Barker.
—Quoi? hurla Sol.
—Oui, fichu... absolument abîmé à l’entraînement, ne courra pas du tout.
—Faites voir, gémit mon cousin, en s’emparant du journal.
Puis il le laissa tomber, s’élança hors de la chambre et descendit à grand bruit les marches quatre à quatre.
Nous ne le revîmes plus jusqu’au soir, où il reparut furtivement très ébouriffé et se hâta de se glisser dans sa chambre.
Pauvre garçon? j’aurais sympathisé avec sa peine si je n’avais songé à la conduite déloyale qu’il avait récemment tenue à mon égard.
Depuis ce moment, Jack parut un tout autre homme.
Il commença aussitôt à me témoigner des attentions visibles, ce qui fut fort ennuyeux pour moi et pour une autre personne qui se trouvait là.
Il joua du piano. Il chanta. Il proposa des amusements de société. En somme, il usurpa les fonctions exercées d’ordinaire par master Nicolas Cronin.
Je me souviens d’avoir été frappée d’un fait remarquable, c’est que dans la matinée du Derby, le lieutenant parut avoir complètement cessé de s’intéresser de la course.
À déjeuner, il se montra plein d’entrain, mais il n’ouvrit pas même le journal qui se trouvait devant lui.
Ce fut master Cronin qui le déploya à la fin, et jeta un regard sur les colonnes.
—Quoi de neuf, Nick? demanda mon frère Bob.
—Pas grand-chose. Ah! si, voici quelque chose. Un autre accident de chemin de fer. Une rencontre de trains, à ce qu’il paraît, le frein Westinghouse n’a pas fonctionné. Deux tués, sept blessés et... par Jupiter! écoutez-moi ça: parmi les victimes se trouvait un des concurrents des jeux Olympiques d’aujourd’hui. Un éclat aigu de bois lui est entré dans le côté et cet animal de valeur a dû être sacrifié sur l’autel de l’humanité. Le nom de ce cheval est Bicyclette. Holà, Hawthorne, voilà que vous avez répandu tout votre café sur la nappe. Ah! j’oubliais: Bicyclette, c’était votre cheval, n’est-ce pas? Voilà votre chance à l’eau, je le crains. Je vois qu’Iroquois, qui avait une basse cote au commencement, est devenu le favori du jour.
Chapitre XII
Paroles significatives, et je ne doute pas que votre perspicacité ne vous l’ait appris, au moins depuis les trois dernières pages.
Ne me traitez pas de flirteuse, de coquette avant d’avoir pesé les faits.
Tenez compte de mon amour-propre piqué du soudain abandon de mes amoureux, songez combien je fus charmée de l’aveu que me fit celui dont j’avais voulu me cacher l’amour, alors même que je le lui rendais, songez aux occasions qui s’offrirent à lui et dont il profita pendant tout le temps que Jack et Sol m’évitèrent d’une manière systématique et pour se conformer à leur ridicule convention.
Pesez tout cela, et alors qui d’entre vous jettera la première pierre à la jeune fille rougissante qui fut l’enjeu de la cagnotte du Derby?
Voici la chose, telle qu’elle parut au bout de trois mois bien courts dans le Morning Post: «12 août—À l’église de Hatherley, mariage de Nicolas Cronin, esquire, fils aîné de Nicolas Cronin, esquire, de Woodlands, Cropshire, avec miss Eleanor Montague, fille de feu James Montague, esquire, juge de paix, à Hatherley House».
Chapitre XIII
Jack partit en déclarant qu’il allait s’offrir comme volontaire dans une expédition en ballon pour le Pôle Nord. Mais il revint trois jours après, et dit qu’il avait changé d’intention.
Il voulait refaire à pied le trajet parcouru par Stanley à travers l’Afrique équatoriale.
Depuis, il a laissé échapper une ou deux allusions pleines d’amertume aux espérances déçues et aux joies ineffables de la mort; mais tout bien considéré, il continue à se porter fort bien, et récemment on l’a entendu grogner en des occasions telles que du mouton pas assez cuit et du bœuf trop cuit, allusions que l’on peut à bon droit regarder comme des indices de bonne santé.
Sol prit la chose avec plus de calme; mais je crains que le fer ne soit entré plus profond dans son âme.
Toutefois, il se remit d’aplomb comme un garçon courageux qu’il était.
Il poussa même la hardiesse jusqu’à désigner les demoiselles d’honneur, ce qui lui fournit l’occasion de se perdre dans un labyrinthe inextricable de mots.
Il se lava les mains de la phrase rebelle, et la coupa en deux pour s’asseoir, succombant à sa rougeur et aux applaudissements.
J’ai entendu dire qu’il avait pris pour confidente de ses douleurs et de ses déceptions la sœur de Grace Maberly et trouvé en elle la sympathie qu’il en attendait.
Bob et Grace se marient dans quelques mois, et il se pourrait qu’un autre mariage ait lieu à la même époque.
LE RÉCIT DE L’AMÉRICAIN
Chapitre I
Cela vous a un air étrange, disait-il au moment où j’ouvris la porte de la chambre où se réunissait notre cercle mi-social mi-littéraire, mais je pourrais vous raconter des choses bien plus drôles que celles-là, diablement plus drôles.
Comme vous le voyez, ça n’est pas les gens qui savent enfiler des mots anglais correctement, et qui ont reçu de bonnes éducations, qui se trouvent dans les drôles d’endroits où je me suis vu.
Messieurs, la plupart du temps, c’est des gens grossiers, qui savent toute juste se faire comprendre de vive voix; et bien moins encore décrire, avec la plume et l’encre, les choses qu’ils ont vues, mais s’ils le pouvaient, ils vous feraient dresser les cheveux d’étonnement à vous autres Européens; oui, Messieurs, c’est comme ça.
Il se nommait, je crois, Jefferson Adams.
Je sais que ses initiales étaient J. A., car vous pouvez les voir encore profondément gravées à la pointe du couteau sur le panneau d’en haut, et à droite de la porte de notre fumoir.
Il nous légua ce souvenir, ainsi que quelques dessins artistiques exécutés par lui avec du jus de tabac sur notre tapis de Turquie, mais à part ces reliques, notre Américain conteur d’histoire a disparu de notre monde.
Il flamba comme un météore brillant au milieu de nos banales et calmes réunions, et alla se perdre dans les ténèbres extérieures.
Ce soir-là, cependant, notre hôte du Nevada était complètement lancé. Aussi j’allumai tranquillement ma pipe et m’installai sur la chaise la plus proche, en me gardant bien d’interrompre son récit.
—Remarquez-le bien, reprit-il, je ne veux pas chercher noise à vos hommes de science.
«J’aime, je respecte un type qui est capable de mettre à sa place n’importe quelle bête ou plante, depuis une baie de houx jusqu’à un ours grizzly, avec des noms à vous casser la mâchoire, mais si voulez des faits vraiment intéressants, des faits pleins d’un jus savoureux, adressez-vous à vos baleiniers, à vos gens de la frontière, à vos éclaireurs, aux hommes de la Baie d’Hudson, des gaillards qui savent à peine signer leur nom.
Il y eut alors une pause, pendant laquelle master Jefferson Adams sortit un long cigare et l’alluma.
Nous observions un rigoureux silence, car l’expérience nous avait appris qu’à la moindre interruption notre Yankee rentrait aussitôt dans sa coquille.
Il regarda autour de lui avec un sourire d’amour-propre satisfait, et remarquant notre air attentif, il reprit à travers une auréole de fumée:
—Eh bien lequel de vous, gentlemen, est jamais allé dans l’Arizona? Aucun, je parie.
«Et parmi tous les Anglais et Américains qui promènent la plume sur le papier, combien y en a-t-il qui sont allés dans l’Arizona? Bien peu, j’en suis sûr.
«J’y suis allé, Monsieur, j’y ai vécu des années, et quand je pense à ce que j’y ai vu, c’est à peine si je me crois moi-même aujourd’hui.
«Ah! en voilà un du pays!
«J’étais du nombre des flibustiers de Walker.
«On avait jugé à propos de nous qualifier ainsi. Après que nous eûmes été dispersés, et notre chef fusillé, plusieurs d’entre nous se frayèrent des routes et s’installèrent par là.
«C’était une colonie anglaise, et américaine au grand complet, avec nos femmes et enfants.
«Je crois qu’il en reste encore des anciens, et qu’ils n’ont pas encore oublié ce que je vais vous raconter. Non, je vous garantis qu’ils ne l’ont point oublié, tant qu’ils seront de ce côté-ci de la tombe.
«Mais je parlais du pays, et je parie que je vous étonnerais énormément, si je ne vous parlais pas d’autre chose.
«Songer qu’un tel pays aurait été fait pour quelques Graisseurs et quelques demi-sang! C’est faire un mauvais usage des bienfaits de la Providence, je vous le dis.
«L’herbe y poussait plus haut que la tête d’un homme à cheval, et des arbres si serrés que pendant des lieues et des lieues vous n’arriviez pas à entrevoir un bout de ciel bleu, et des orchidées grandes comme des parapluies. Peut-être quelqu’un de vous a-t-il vu une plante qu’on appelle piège à mouches quelque part dans les États.
—Dionoea muscipula, dit à demi-voix Dawson, notre savant par excellence.
—Ah! Dix au nez de municipal, c’est ça! Vous voyez une mouche se poser sur cette plante-là. Alors vous voyez aussitôt les deux battants de la feuille se rapprocher brusquement et tenir la mouche prisonnière entre eux, la broyer, la triturer en petits morceaux.
«Ça ressemble à s’y méprendre à une grande pieuvre avec son bec, et des heures après, si vous ouvrez la feuille, vous voyez le corps de la mouche à moitié digéré, et en menus morceaux. Eh bien j’ai vu dans l’Arizona de ces pièges à mouche avec des feuilles de huit, de dix pieds de long, des épines ou dents d’au moins un pied.
«Elles étaient capables de... Mais, Dieu me damne, je vais trop vite.
«C’était la mort de Joe Hawkins que je voulais votre raconter.
«C’est bien la chose la plus étrange que vous puisiez jamais entendre.
«Il n’y avait personne du Montana qui ne connût Joe Hawkins, Alabama Joe, comme on l’appelait là-bas.
«C’était un homme de plein air, je vous en réponds, mais le plus damné putois qu’un homme ait jamais vu.
«Un bon garçon, souvenez-vous en, tant que vous le caressiez dans le sens du poil, mais pour peu qu’on le blaguât, il devenait pire qu’un chat sauvage.
«Je l’ai vu tirer ses six coups dans une foule d’hommes qui le bousculait pour l’entraîner dans le bar de Simpson, alors qu’une danse était en train, et il planta son bowie-knife dans Tom Hooper, parce que celui-ci lui avait versé par mégarde son verre sur son gilet.
«Non, il ne reculait pas devant un assassinat, Joe, oh non, et il ne fallait pas avoir confiance en lui, tant que vous n’aviez pas l’œil sur lui.
«Car, au temps dont je parle, alors que Joe Hawkins faisait le matamore par la ville et piétinait la loi sous son révolver, il y avait là un Anglais nommé Scott, Tom Scott, si je me souviens bien.
«Ce diable de Scott était un Anglais pour tout de bon (je demande pardon à la compagnie présente) et pourtant il ne plaisait guère à la bande d’Anglais de là-bas, ou la bande d’Anglais ne lui allait pas beaucoup.
«C’était un homme tranquille, ce Scott, même trop tranquille pour une population aussi rude que celle-là.
«On l’appelait sournois, mais il ne l’était pas.
«Il se tenait le plus souvent à l’écart et ne se mêlait d’aucune affaire tant qu’on le laissait tranquille.
«Certains disaient qu’il avait été comme qui dirait persécuté dans son pays, qu’il avait été Chartiste, ou quelque chose dans ce genre, qu’il lui avait fallu lever le pied et décamper, mais il n’en parlait jamais lui-même et ne se plaignait jamais.
«Cet individu de Scott était une sorte de cible pour les gens du Montana, tant il était tranquille et avait l’air simple.
«Il n’avait personne pour le soutenir dans ses ennuis, car, comme je le disais tout à l’heure, c’est à peine si les Anglais le regardaient comme l’un des leurs, et on lui fit plus d’une mauvaise farce.
«Il ne répondait jamais grossièrement; il était poli avec tout le monde.
«Je crois que les gens en vinrent à croire qu’il manquait d’énergie, jusqu’au jour où il leur montra qu’ils se trompaient.
«Ce fut au bar de Simpson que le coup se monta, et ça aboutit à la drôle de chose que j’allais vous conter.
Chapitre II
«Alabama Joe et un ou deux autres vauriens en voulaient alors à mort aux Anglais, et ils disaient ouvertement ce qu’ils pensaient, quoique je les eusse avertis que ça pourrait bien aboutir à une terrible affaire.
«Ce soir-là, en particulier, Joe était plus qu’à moitié ivre.
«Il faisait le fanfaron par la ville avec son révolver et cherchait quelqu’un avec qui se chamailler.
«Alors il retourna au bar, où il était certain de rencontrer quelqu’un des Anglais aussi disposé à une querelle qu’il l’était lui-même.
«Et pour sûr, en effet; il y en avait une demi-douzaine qui flânaient par là et Tom Scott était debout seul devant le poêle.
«Joe s’assit près de la table, et mit devant lui son révolver et son bowie-knife.
«—Les voici, mes arguments, Jeff me dit-il, si jamais un de ces Anglais au foie blanc ose me donner un démenti.
«Je tentai de l’arrêter, Messieurs, mais il n’était pas homme à se laisser convaincre si aisément, et il se mit à tenir des propos tels que personne ne pouvait les endurer.
«Oui, un graisseur lui-même aurait pris feu, si vous lui aviez tant parlé du pays de la Graisse.
«Il y eut de l’émotion dans le bar, et chacun mit la main sur ses armes, mais avant qu’ils eussent le temps de les tirer, on entendit une voix calme, partant du côté du poêle, dire:
«—Faites vos prières, Joe Hawkins, car, par le ciel, vous êtes un homme mort.
«Joe fit demi-tour et fit le geste de prendre son arme, mais ça ne servait à rien.
«Tom Scott était debout et le tenait sous son Derringer.
«Sa face pâle était souriante, et c’était le diable en personne qu’on voyait dans ses yeux.
«—Ça n’est pas que le vieux pays se soit montré bien tendre pour moi, dit-il, mais jamais personne n’en dira du mal devant moi.
«Pendant une ou deux secondes, je vis son doigt presser peu à peu sur la gâchette.
«Puis il éclata de rire, et jetant son révolver à terre:
«—Non, dit-il, je ne peux pas tuer un homme qui est à moitié ivre. Gardez votre sale existence Joe, et employez-la mieux que vous n’avez fait. Vous avez été plus près de la tombe ce soir que vous ne le serez jamais jusqu’à ce que votre heure soit venue. Vous ferez mieux de partir, pour la forêt, je parie. Non, ne me regardez pas de cet air farouche. Je n’ai pas peur de votre arme: un fanfaron est bien près d’être un lâche.
«Et il fit demi-tour d’un air méprisant, ralluma au poêle sa pipe, qu’il n’avait pas fini de fumer, pendant qu’Alabama s’esquivait du bar, accompagné par les rires bruyants des Anglais.
«Je vis sa figure quand il passa près de moi, et sur cette figure je vis l’assassinat, Messieurs, l’assassinat, aussi clairement que la chose que j’ai jamais vue le plus clair.
«Je m’attardai au bar après cette querelle, et je regardai Tom Scott à qui tous les hommes allaient serrer la main.
«Ça me semblait comme qui dirait étrange de lui voir l’air si souriant et si gai, car je connaissais le caractère sanguinaire de Joe, et je me disais que l’Anglais n’avait guère de chance de voir le lendemain matin.
«Il habitait dans un endroit en quelque sorte désert, vous savez, tout à fait en dehors de la route battue, et il lui fallait pour s’y rendre passer par le ravin du Piège à mouche.
«Ce ravin-là était un endroit sombre et marécageux, fort solitaire même en plein jour, car ça vous donnait le frisson rien que de voir ces grandes feuilles de huit ou dix pieds de long se fermer brusquement pour peu que quelque chose les toucha, mais la nuit il n’y avait pas une âme dans les environs.
«En outre, dans certains endroits du ravin le sol était mou jusqu’à une grande profondeur et si on y avait jeté un corps, on ne l’aurait plus revu le lendemain.
«Je croyais voir Alabama Joe tapi sous les feuilles du grand Piège à mouche dans la partie la plus sombre du ravin, l’air farouche, le revolver en main, je le voyais presque, Messieurs, comme si je l’avais eu sous les yeux.
«Vers minuit, Simpson ferme son bar, en sorte qu’il nous fallut partir.
«Tom Scott se mit en route d’un bon pas pour son trajet de trois milles.
«Je n’avais pas manqué de lui glisser un mot d’avertissement quand il passa près de moi, car j’avais une sorte d’affection pour mon homme.
«—Tenez votre Derringer bien libre dans votre ceinture, Monsieur, que je dis, car il pourrait se faire que vous en ayez besoin.
«Il me regarda bien en face avec un sourire tranquille, et alors je le perdis de vue dans l’obscurité.
«J’étais convaincu que je ne le reverrais plus.
«Il avait à peine disparu que Simpson vient à moi et me dit:
«—Il va y avoir une jolie affaire au ravin du Piège à mouche, cette nuit. Les garçons disent que Hawkins est parti une demi-heure à l’avance pour attendre Scott et le tuer à bout portant. Je suis d’avis que le coroner aura de la besogne demain.
Chapitre III
«Que se passa-t-il dans le ravin cette nuit-là?
«C’était une question qu’on ne manqua pas de se poser le lendemain matin.
«Un demi-sang était à la pointe du jour dans la boutique de Ferguson.
«Il raconta qu’un peu auparavant il s’était trouvé aux environs du ravin vers une heure du matin.
«Il ne fut pas facile de lui faire raconter son histoire, tellement il avait l’air effrayé, mais à la fin, il nous dit qu’il avait entendu des cris épouvantables au milieu du silence de la nuit.
«Il n’y avait point eu de coups de feu, mais une série de hurlements, comme qui dirait des hurlements étouffés, tels qu’en jetterait un homme qui aurait la tête dans un serape et qui souffrirait à mort.
«Abner Brandon, moi et quelques autres nous étions alors à la boutique.
«Nous montâmes donc à cheval pour nous rendre à la maison de Scott et pour cela on traversa le ravin.
«On n’y remarquait rien de particulier, point de sang, point de marques de lutte; et quand nous arrivons à la maison de Scott, il sortit au-devant de nous, aussi guilleret qu’une alouette.
«—Hallo! Jeff, qu’il dit, pas du tout besoin de pistolet. Entrez prendre un cocktail, les camarades!
«—Avez-vous vu ou entendu quelque chose cette nuit en rentrant chez vous? que je dis.
«—Non, répondit-il, ça s’est passé bien tranquillement. Une sorte de plainte jetée par une chouette, dans le ravin du Piège à mouche, et voilà tout. Allons, pied à terre, et prenez un verre.
«—Merci, dit Abner.
«Alors nous descendons, et Tom Scott nous accompagna à cheval quand nous repartîmes.
Chapitre IV
«Une agitation énorme régnait dans la Grande Rue quand nous y arrivâmes.
«Le parti des Américains avait l’air d’avoir perdu la tête.
«Alabama Joe avait disparu. On n’en retrouvait pas miette.
«Depuis qu’il était allé au ravin, personne ne l’avait revu.
«Lorsque nous mîmes pied à terre, il y avait un nombreux rassemblement devant le Bar à Simpson, et je vous réponds qu’on regardait de travers Tom Scott.
«On entendit armer des pistolets et je vis Scott mettre lui aussi la main à sa ceinture.
«Il n’y avait pas l’ombre d’un Anglais en cet endroit.
«—Écartez-vous, Jeff Adams, fait Zebb Humphrey, le plus grand coquin qui ait existé, vous n’avez rien à voir dans cette affaire. Dites donc, les amis, est-ce que de libres Américains vont se laisser assassiner par un maudit Anglais?
«Ce fut la chose la plus prompte que j’aie jamais vu.
«Il y eut une mêlée et un coup de feu.
«Zebb était par terre, avec une balle de Scott dans la cuisse, et Scott lui aussi était par terre, maintenu par une douzaine d’hommes.
«Ça ne lui aurait servi à rien de se débattre. Aussi ne bougeait-il pas.
«Ils parurent ne pas savoir ce qu’ils feraient de lui, puis un des amis intimes d’Alabama les décida.
«—Joe a disparu, qu’il dit. C’est tout ce qu’il y a de plus certain, et voici l’homme qui l’a tué. Quelqu’un de vous sait qu’il est allé au ravin cette nuit pour affaire; il n’est pas revenu. Cet Anglais que voilà y est allé de son côté après lui. Ils se sont battus. On a entendu des cris du côté des grands Pièges à mouche. Il aura joué au pauvre Joe un de ses tours de sournois et l’aura jeté dans le marais. Ça n’est pas étonnant que le corps ait disparu. Est-ce que nous allons rester comme ça et laisser tuer nos camarades par les Anglais? Non, n’est-ce-pas. Qu’il comparaisse devant le Juge Lynch, voilà mon avis.
«—Lynchons-le, crièrent cent voix furieuses, car à ce moment toute la colonie était accourue jusqu’au dernier gredin.
«—Allons, les enfants, qu’on apporte une corde et hissons-le. Pendons-le à la porte de Simpson.
«—Attendez un moment, dit un autre en s’avançant. Pendons-le à côté du grand Piège à mouche dans le ravin. Que Joe voie qu’il est vengé, puisque c’est par là qu’il est enterré.
«On applaudit à grands cris, et ils partirent, emmenant au milieu d’eux Scott ficelé sur un mustang, et entouré d’une garde à cheval, le révolver prêt à tirer, car nous savions qu’il y avait par là une vingtaine d’Anglais, qui n’avaient pas l’air de reconnaître le Juge Lynch, et qui n’attendaient que le moment de livrer bataille.
«Je partis avec eux, le cœur bien ému de pitié pour ce pauvre Scott, qui pourtant n’avait pas l’air ému pour un sou, non, pas du tout.
«C’était un homme rudement trempé.
«Ça vous paraît comme qui dirait bizarre, de pendre un homme à un Piège à mouche, mais le nôtre était bel et bien un arbre.
«Les feuilles étaient comme des bateaux accouplés, avec une charnière entre les deux et les épines au fond.
Chapitre V
«Nous descendîmes dans ce ravin jusqu’à l’endroit où poussait le plus grand de ces arbres et nous le vîmes, avec des feuilles fermes et d’autres étalées.
«Mais nous vîmes en cet endroit autre chose encore.
«Debout autour de l’arbre étaient une trentaine d’hommes, tous des Anglais, et armés jusqu’aux dents.
«Évidemment, ils nous attendaient et avaient l’air fort disposés à la besogne: ils étaient venus pour quelque motif et ils entendaient bien parvenir par leur but.
«Il y avait là tous les matériaux voulus pour faire la plus belle mêlée que j’eusse jamais vue.
«Comme nous arrivions, un grand Écossais à barbe rousse—il se nommait Cameron—fit quelques pas en avant des autres, tenant son révolver armé.
«—Voyez, mes gaillards, vous n’avez pas le droit de toucher à un cheveu de la tête de cet homme. Vous n’avez pas encore prouvé que Joe était mort, et quand vous l’auriez prouvé, vous n’auriez pas prouvé que c’est Scott qui l’a tué. En tout cas, il aurait été en cas de légitime défense, car vous savez tous que Joe était en embuscade pour tuer Scott, pour l’abattre à bout portant. Donc, je vous le répète, vous n’avez nullement le droit de toucher à cet homme, et ce qui vaut encore mieux, j’ai réuni trente arguments à six coups chacun pour vous dissuader de le faire.
«—C’est un point intéressant, et qui vaut la peine d’être discuté, dit l’homme qui était le camarade intime de Alabama Joe.
«On entendit armer des pistolets, tirer des pistolets, tirer des couteaux, et les deux troupes se mirent à tirer l’une sur l’autre. Il était évident que la moyenne de la mortalité allait s’élever dans le Montana.
«Scott était debout en arrière, avec un pistolet à l’oreille, s’il faisait un mouvement.
«Il avait l’air aussi tranquille, aussi calme que s’il n’avait point son argent sur la table de jeu, quand tout à coup il sursaute et jette un cri qui retentit à nos oreilles comme un coup de trompette.
«—Joe! crie-t-il, Joe. Regardez. Le voici dans le Piège à mouche.
«Tout le monde se retourna et regarda du côté qu’il montrait.
«Ah! Jérusalem. Je crois que ce tableau ne s’effacera jamais de notre mémoire.
«Une des grandes feuilles du Piège à mouche, qui était restée fermée et allongée sur le sol, commençait à s’entr’ouvrir peu à peu sur la charnière.
«Dans le creux de la feuille, Joe Alabama était étendu, comme un enfant dans son berceau.
«En se fermant, la feuille lui avait enfoncé lentement à travers le cœur ses longues épines.
«Nous vîmes bien qu’il avait fait une tentative pour s’ouvrir un passage, et sortir, car il y avait une fente dans la feuille épaisse et charnue, et il avait son bowie-knife dans la main, mais la feuille avait déjà enserré.
«Sans doute, il s’était couché dedans pour attendre Scott, à l’abri de l’humidité, et elle s’était fermée sur lui, comme vous voyez vos petites plantes de serre chaude se fermer sur une mouche et nous le trouvâmes là, tel qu’il était, déchiré, réduit en bouillie par les grandes dents rugueuses de la plante cannibale.
«Voilà la chose, Messieurs, et vous conviendrez que c’est une curieuse histoire.
—Et qu’advint-il de Scott? demanda Jack Sinclair.
—Eh bien nous le remportâmes sur nos épaules, jusqu’au bar de Simpson, et il nous paya une tournée.
«Et même il fit un speech, un fameux speech encore, debout sur le comptoir.
«Ça parlait du Lion Anglais et de l’Aigle Américain qui désormais iraient bras dessus, bras dessous.
«À présent, Messieurs, comme l’histoire était longue, et que mon cigare est fini, je crois que je vais me trotter avant qu’il soit plus tard.
Il nous souhaita le bonsoir et sortit.
Chapitre VI
—Voilà une histoire bien extraordinaire, dit Dawson, qui aurait cru qu’une Dionoea aurait une telle puissance.
—Une histoire diablement trouble, dit le jeune Sinclair.
—Évidemment, dit le Docteur, c’est un homme qui s’en tient à la vérité la plus prosaïque.
—Ou bien c’est le menteur le plus original qui fut jamais.
Je me demande lequel des deux avait raison.