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Nouvelles et Contes pour la jeunesse

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The Project Gutenberg eBook of Nouvelles et Contes pour la jeunesse

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Title: Nouvelles et Contes pour la jeunesse

Author: Madame Guizot

Release date: December 9, 2004 [eBook #14309]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team. This file was produced from images generously
made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVELLES ET CONTES POUR LA JEUNESSE ***

MADAME GUIZOT




NOUVELLES
ET
CONTES POUR LA JEUNESSE




Marie.La vieille Geneviève
Aglaé et Léontine.—Hélène ou le but manqué
Le petit Garçon indépendant
Julie ou la morale de madame Croque-Mitaine.
Les petits Brigands.




MARIE
OU
LA FÊTE-DIEU

Après avoir, dans les commencements de la révolution, suivi son mari en pays étranger, madame d'Aubecourt était revenue en France, en 1796, avec ses deux enfants, Alphonse et Lucie; comme elle n'était point sur la liste des émigrés, elle pouvait s'y montrer sans danger, et s'occuper d'obtenir pour son mari la permission de revenir. Elle demeura deux ans à Paris dans cette espérance: enfin, ne pouvant réussir à ce qu'elle désirait, et ses amis l'assurant que le moment n'était pas favorable pour solliciter, elle se décida à quitter Paris et à se rendre dans la terre de son beau-père, le vieux M. d'Aubecourt, chez qui son mari désirait qu'elle habitât en attendant qu'il pût se réunir à elle; d'ailleurs, madame d'Aubecourt n'ayant d'autre ressource que l'argent que lui envoyait son beau-père, elle était bien aise de diminuer la dépense qu'elle lui causait, en allant vivre près de lui. Toutes les lettres de M. d'Aubecourt le père à sa belle-fille étaient remplies de plaintes sur la dureté des temps, sur son obstination à suivre des démarches inutiles, à quoi il ne manquait jamais d'ajouter que, pour lui, il lui serait bien impossible de vivre à Paris, ayant déjà assez de peine à se tirer d'affaire chez lui, où il mangeait ses choux et ses pommes de terre. Ce n'était pas qu'il ne fût assez riche; mais il était disposé à se tourmenter sur sa dépense; et madame d'Aubecourt, quelle que fût l'extrême économie avec laquelle elle vivait à Paris, vit bien qu'elle ne pourrait le tranquilliser qu'en allant vivre sous ses yeux.

Elle partit avec ses enfants au mois de janvier 1799, pour se rendre à Guicheville; c'était le nom de la terre de M. d'Aubecourt. Alphonse avait alors quatorze ans, et Lucie près de douze: renfermés depuis deux ans à Paris, où leur mère, accablée d'affaires, ne pouvait guère s'occuper d'eux, ils furent enchantés de partir pour la campagne, et s'inquiétèrent fort peu de ce que leur dit madame d'Aubecourt sur les précautions qu'ils auraient à prendre pour ne pas importuner et impatienter leur grand-père, que l'âge et la goutte portaient assez habituellement au mécontentement et à la tristesse. Ils montèrent pleins de joie dans la diligence; cependant, à mesure que le froid les gagnait, leurs idées se rembrunissaient. Une nuit passée en voiture acheva de les abattre; et quand ils arrivèrent le lendemain au soir à l'endroit où ils devaient quitter la diligence, ils se sentaient le coeur serré comme si depuis la veille il leur était arrivé un grand malheur. Il fallait faire encore une lieue pour arriver à Guicheville; il fallait la faire à pied, à travers une campagne couverte de neige, car M. d'Aubecourt n'avait envoyé au-devant d'eux qu'un paysan accompagné d'un âne pour porter leurs paquets. Quand il proposa de partir, Lucie, d'un air effrayé, regarda sa mère comme pour lui demander si cela était possible. Madame d'Aubecourt lui fit observer que puisque leur conducteur était bien venu de Guicheville à l'endroit où elles étaient, rien ne s'opposait à ce que de l'endroit où elles étaient elles allassent à Guicheville.

Pour Alphonse, du moment où il avait retrouvé la liberté de ses jambes, il avait repris toute sa gaieté. Il se mit à marcher devant pour éclairer, disait-il, le chemin, sondant les ornières, qu'il appelait des précipices; causant avec l'âne, qu'il tâchait d'engager à hennir, et faisant un tel bruit de gare à vous! gare la fondrière! qu'on l'aurait pris à lui tout seul pour une caravane; il parvint à égayer tellement Lucie, qu'en arrivant elle avait oublié le froid, la nuit, la neige. Leurs rires, en traversant la cour du château, attirèrent deux ou trois vieux domestiques qui, de temps immémorial, n'avaient pas entendu rire à Guicheville; le gros chien en aboya avec des hurlements, comme d'un bruit qui lui était tout-à-fait inconnu. Ils continuaient dans l'antichambre, lorsqu'on vit paraître M. d'Aubecourt à la porte du salon. «Quel train!» dit-il. Ce mot rétablit le calme, et les voyant tous les trois mouillés et crottés de la tête aux pieds:

—Si vous aviez voulu venir il y a six mois, comme je vous en pressais continuellement... dit-il à madame d'Aubecourt; mais il n'y a pas eu moyen de vous faire entendre raison.

Madame d'Aubecourt s'excusa doucement, et M. d'Aubecourt les mena dans un grand salon à boiseries jaunes et à meubles rouges, où, auprès d'un petit feu et d'une seule chandelle, ses enfants eurent le temps de reprendra toute leur tristesse. Au bout d'un instant ils entendirent mademoiselle Raymond, la femme de charge, qui se fâchait contre le paysan qui les avait amenés de ce qu'il avait placé leurs paquets sur une chaise au lieu de les mettre sur une table.

—Voila déjà, disait-elle avec humeur, qu'on commence à mettre ma maison en désordre.

L'instant d'après, Alphonse, altéré par le violent exercice qu'il avait donné à sa poitrine, sortit pour boire un verre d'eau, et peut-être aussi pour se désennuyer un instant en quittant le salon. Il eut le malheur de boire dans le gobelet de son grand-père; mademoiselle Raymond, qui s'en aperçut, accourut comme si le feu eût été à la maison.

—On ne boit pas, dit-elle, dans le gobelet de Monsieur.

Alphonse s'excusa sur ce qu'il ne le savait pas. Mademoiselle Raymond voulut lui prouver qu'il devait le savoir; Alphonse répliqua. Mademoiselle Raymond continua à se fâcher, et Alphonse, se fâchant à son tour, répondit à mademoiselle Raymond quelques mots assez peu polis, et rentra dans le salon en fermant la porte très-fort. Mademoiselle Raymond y entra l'instant d'après, et ferma la porte avec une précaution marquée, et d'une voix encore toute agitée par la colère, elle dit à M. d'Aubecourt:

—Comme vous n'aimez pas qu'on ferme les portes fort, vous aurez la bonté de le dire vous-même à monsieur votre petit-fils, car moi, il ne me permet pas de lui parler.

—Que voulez-vous! mademoiselle Raymond, répondit M. d'Aubecourt, c'est comme cela qu'on élève les enfants aujourd'hui; c'est à nous à plier devant eux.

Heureusement que madame d'Aubecourt se trouva à côté de son fils; elle lui serra le bras pour l'empêcher de répondre à son grand-père; mais il trépigna d'impatience et garda le silence jusqu'à l'heure du souper: à table, on ne mangea guère, et l'on parla moins encore; et aussitôt après madame d'Aubecourt demanda la permission de s'aller reposer. Lorsqu'ils furent dans la chambre que devaient habiter madame d'Aubecourt et sa fille, Lucie, qui s'était contenue jusqu'alors, se mit à pleurer; et Alphonse, se promenant dans la chambre avec agitation, disait:

—Cela commence joliment! puis il reprenait:

—Que mademoiselle Raymond s'avise de me parler encore sur ce ton-là!

—Alphonse, lui dit sa mère avec un peu de sévérité, songez que vous êtes chez votre grand-père.

—Oui, mais je ne suis pas chez mademoiselle Raymond.

—Vous êtes dans un lieu où la volonté de votre grand-père est qu'on la traite avec égard.

—A la bonne heure, quand elle ne viendra pas crier aux oreilles.

—Je le crois bien, vraiment, que vous ne manqueriez pas d'égards envers elle si elle était avec vous ce qu'elle doit être.

—Autrement, je ne lui dois rien.

—Vous lui devez tout ce que vous devez aux volontés de votre grand-père, à qui vous manqueriez essentiellement en maltraitant une femme qui a sa confiance. Il y a des personnes, Alphonse, dont il nous est ordonné de respecter jusqu'aux caprices, car nous devons leur épargner même les mécontentements injustes; puis elle ajouta plus tendrement: Mes enfants, vous ne connaissez pas encore l'humeur et l'injustice; ni votre père ni moi ne vous y avons accoutumés; mais vous auriez tort d'imaginer que vous puissiez passer votre vie, ainsi que vous l'avez passée jusqu'à présent, sans que rien blesse vos droits, ou que rien vous oblige à contraindre vos mouvements quand ils n'ont rien da condamnable. Il faut que vous commenciez à apprendre, toi, Alphonse, à réprimer ta vivacité, qui pourrait te faire commettre des fautes graves; et toi, Lucie, à surmonter ta faiblesse, qui te rendrait malheureuse. Elle ajouta en souriant: Nous ferons ensemble notre apprentissage de patience et de courage.

Ses enfante l'embrassèrent tendrement: ils étaient remplis de confiance en elle, et elle avait, d'ailleurs, dans le caractère, une douceur à laquelle il était impossible de résister. Lucie fut toute consolée par ses paroles. Alphonse s'alla coucher, en l'assurant cependant qu'il était si agité, qu'il était bien sûr de ne pas dormir de la nuit; et il n'eut pas plus tôt la tête sur le chevet qu'il s'endormit pour jusqu'au lendemain matin.

En s'éveillant, il fut tout étonné d'entendre le ramage des oiseaux. Il s'était persuadé, depuis la veille, que les oiseau ne devaient pas chanter à Guicheville. Pour eux, trompés par un beau soleil et un temps doux qui fondaient la neige, ils s'étaient persuadés qu'ils entraient au printemps. Cette idée les avait mis en gaieté. Alphonse se mit en gaieté comme eux. Il alla parcourir le parc avec des sabots que sa mère lui avait achetés la veille. Il revint ensuite chercher sa soeur, la conduisit, un peu malgré elle, dans les boues du parc, d'où elle ne se tirait pas aussi bien que lui. Elle trouva d'abord les sabots bien lourds, bien incommodes; elle pensa en laisser un dans un trou, et fut deux ou trois fois au moment de se désespérer. Alphonse, tantôt l'aidant, tantôt se moquant, lui promettait de l'aguerrir; il revint content de tout et disposé à passer beaucoup de choses à mademoiselle Raymond. Il la trouva de moins mauvaise humeur que la veille. Madame d'Aubecourt n'avait point amené de femme de chambre, en sorte que mademoiselle Raymond lui avait proposé, pour la servir, une jeune paysanne nommée Gothon, dont elle était la marraine, et que madame d'Aubecourt avait acceptée avec sa grâce et son amabilité ordinaires, disant que de la main de mademoiselle Raymond elle était sûre qu'elle lui conviendrait. Mademoiselle Raymond, enchantée, s'était redressée, s'était perdue dans quelques phrases de compliments, et avait fini par assurer que mademoiselle Lucie avait l'air doux comme madame sa mère, et que M. Alphonse, quoiqu'un peu vif, était extrêmement aimable.

Les dispositions de M. d'Aubecourt se ressentirent de ce retour de bienveillance. Quand mademoiselle Raymond avait de l'humeur, tout le monde en avait dans la maison, car tout le monde était grondé. C'était au fond une assez bonne fille, mais facile à fâcher, sujette aux préventions, et qui, accoutumée à être la maîtresse, craignait tout ce qui pouvait gêner son autorité. Quand elle vit que madame d'Aubecourt ne se mêlait de rien dans la maison, elle perdit toute l'aigreur que lui avait causée son arrivée. Monsieur d'Aubecourt, qui avait été balancé entre le désir de dépenser moins d'argent et la crainte du dérangement que devait faire l'établissement de sa belle-fille dans le château, se rassura lorsqu'il sut que madame d'Aubecourt avait refusé de faire des visites dans le voisinage, disant que sa situation et celle de son mari ne lui permettaient pas de voir personne. Elle prenait d'ailleurs le plus grand soin de se conformer à toutes ses habitudes; ainsi tout allait assez bien, pourvu qu'Alphonse et Lucie ne parlassent guère pendant le dîner, parce que M. d'Aubecourt, accoutumé à manger seul, assurait que le bruit le gênait; pourvu qu'ils eussent soin de ne rira jamais que des lèvres, car un éclat de rire faisait tressaillir M. d'Aubecourt comme un coup de pistolet; et pourvu qu'ils n'entrassent jamais dans son jardin particulier, qu'il soignait lui-même, et dont il comptait chaque jour les branches et bourgeons; il n'aurait pu, sans frissonner de crainte, y voir entrer Alphonse, toujours turbulent, et remuant de côté et d'autre; et Lucie, dont le schall pendant pouvait, en passant, accrocher et casser quelques branches.

Madame d'Aubecourt était depuis six semaines environ à Guicheville quand elle reçut une lettre de son mari, qui lui apprenait qu'une de leurs parentes, la petite Adélaïde d'Orly, habitait un village à deux lieues de là. Adélaïde devait être alors à peu près de l'âge de Lucie: elle avait perdu sa mère en venant au monde, on l'avait mise en nourrice chez une paysanne de la terre de M. d'Orly; comme elle était extrêmement délicate et que l'air du pays lui était bon, on l'y avait laissée fort longtemps. La révolution était arrivée, son père avait quitté la France, et ne pouvant emmener avec lui un enfant de trois ans, âge qu'elle avait alors, il avait pensé que le plus sage était de la laisser encore chez sa nourrice, où il espérait la venir bientôt reprendre. Les choses avaient tourné autrement; M. d'Orly était mort peu de temps après son arrivée en pays étranger, ses biens avaient été vendus, et la nourrice d'Adélaïde, devenue veuve, s'était remariée et avait quitté le pays, emmenant Adélaïde, qui n'avait plus qu'elle pour appui. On avait été longtemps sans savoir où elle était allée: enfin on venait de l'apprendre. M. d'Aubecourt, qui l'avait su par un autre parent, recommandait à sa femme d'aller voir Adélaïde.

M. d'Orly était le neveu de M. d'Aubecourt le père, et avait été ami intime de son fils; il lui avait demandé en mourant de prendre soin de sa fille. M. d'Aubecourt en avait parlé plusieurs fois à son père dans ses lettres, celui-ci n'avait jamais répondu sur ce point; d'où M. d'Aubecourt avait conclu qu'il ignorait totalement ce qu'elle était devenue. M. d'Aubecourt le père en savait pourtant quelque chose. La nourrice ayant appris, un an auparavant, qu'il était le grand-oncle d'Adélaïde, était venue le voir. M. d'Aubecourt, qui craignait tout ce qui pouvait le déranger et lui coûter de l'argent, avait cherché à croire qu'elle lui faisait un conte et qu'Adélaïde était morte comme il l'avait entendu dire. Mademoiselle Raymond, qui n'aimait pas les enfants, l'avait confirmé dans cette opinion, qu'elle croyait peut-être fondée, parce qu'on est porté à croire ce que l'on désire. La nourrice, assez mal reçue, et d'ailleurs ne se souciant pas qu'on lui ôtât Adélaïde, qu'elle aimait comme son enfant, n'avait pas insisté, et Adélaïde était toujours avec elle.

Aussitôt que madame d'Aubecourt eut reçu cette nouvelle, elle en parla à son beau-père, en lui annonçant le projet d'aller voir Adélaïde.

M. d'Aubecourt parut assez embarrassé, et mademoiselle Raymond, qui se trouvait là, assura madame d'Aubecourt que le chemin était très mauvais et qu'il lui serait impossible d'y arriver. Madame d'Aubecourt vit bien qu'ils savaient déjà ce qu'elle avait cru leur apprendre, et que son projet ne plaisait pas beaucoup à M. d'Aubecourt. Cependant, quel que fût son désir de l'obliger, elle ne crut pas devoir y renoncer. L'extrême douceur de madame d'Aubecourt ne l'empêchait pas d'être d'une grande fermeté sur ce qu'elle regardait comme son devoir. Elle partit donc un matin avec Lucie, enchantée de faire connaissance avec sa cousine, et avec Alphonse, ravi de faire quatre lieues à pied.

En approchant du village, ils se demandaient quelle tournure devait avoir leur cousine, élevée parmi les paysans.

—Peut-être cette tournure-là, dit Alphonse en montrant une jeune fille qui accourait avec deux ou trois petits garçons pour les voir passer. Il y avait une mare le long du chemin qu'ils suivaient; les enfants, pour les voir de plus près, se mirent à courir dans la mare en les éclaboussant. Alphonse voulut prendre des pierres pour les leur jeter; sa mère l'en empêcha.

—Cela serait pourtant plaisant, dit-il, si c'était à ma cousine que j'eusse voulu jeter des pierres.

Lucie se récria contre cette idée, et l'un des petits garçons ayant nommé la jeune fille Marie, elle fut toute soulagée de ce que ce n'était pas sa cousine Adélaïde d'Orly qu'elle avait vu barboter de cette sorte avec une troupe de petits polissons.

Ils arrivèrent à la maison qu'habitait la nourrice d'Adélaïde; ils la trouvèrent accablée d'une maladie de langueur qui la minait depuis six mois. Madame d'Aubecourt s'étant nommée, cette pauvre femme, qui la connaissait, lui dit qu'elle était bien heureuse de la voir avant de mourir; que, comme elle ne pouvait plus sortir, elle avait eu l'intention de faire écrire par le maire à monsieur d'Aubecourt, car, disait-elle, not'fille (c'était ainsi qu'elle appelait Adélaïde) n'aura plus personne quand elle ne m'aura plus. Elle avait perdu son second mari, elle n'avait pas d'enfants, et elle ne doutait pas que ses beaux-frères ne vinssent, aussitôt après sa mort, s'emparer de tout, et chasser son enfant, qui alors n'aurait seulement pas de pain, car elle n'avait rien à lui laisser; et cette pauvre bonne femme se mit à pleurer. Elle ajouta qu'elle avait été voir M. d'Aubecourt, qui n'avait pas voulu l'écouter, et elle commençait à se répandre en plaintes sur la dureté des parents d'Adélaïde, qui la laissaient à la charge d'une pauvre femme comme elle. Madame d'Aubecourt l'interrompit pour lui demander si elle avait des papiers. La fermière lui montra une attestation du maire et de douze des principaux habitants de la commune qu'elle avait quittée, certifiant que l'enfant qu'elle emmenait avec elle était bien réellement la fille de M. d'Orly, baptisée sous le nom de Marie-Adélaïde, et un autre du maire de la commune où elle se trouvait, certifiant que la jeune fille qui vivait avec elle sous le nom de Marie était bien la même que celle qu'elle avait amenée dans sa commune, et dont l'âge et le signalement se rapportaient exactement à ceux de Marie-Adélaïde d'Orly.

—Marie! s'écria Lucie lorsqu'elle entendit ce nom.

—Oui, vraiment, dit la fermière, la bonne Vierge est sa vraie patronne, elle l'a sauvée d'une grande maladie; on ne l'appelle que comme cela dans le village.

Lucie et son frère se regardèrent, et Alphonse se mit à rire de l'idée qu'il avait pensé jeter des pierres à sa cousine. Marie arriva dans ce moment en chantant à pleine voix; elle portait une bourrée qu'elle avait été ramasser, elle la jeta à terre en entrant, et parut un peu étonnée de voir chez sa nourrice les dames qu'elle avait éclaboussées et le petit monsieur qui avait voulu lui jeter des pierres.

—Embrasse mademoiselle ta cousine, Marie, lui dit sa nourrice, si toutefois elle veut bien le permettre.

Marie n'avançait pas, ni Lucie non plus.

—Elle était faite pour avoir aussi de beaux habits, dit la nourrice d'un air un peu piqué; mais que pouvait de plus une pauvre femme comme moi! Madame d'Aubecourt se hâta de répondre à la nourrice que toute la famille lui avait beaucoup d'obligations. Lucie, sur un signe de sa mère, avait été, en rougissant, embrasser sa cousine. Ce n'était pas par hauteur qu'elle avait tardé d'abord; mais l'idée d'avoir une cousine paysanne l'étonnait beaucoup, et tout ce qui l'étonnait l'embarrassait. Marie, aussi étonnée qu'elle, s'était laissé embrasser sans remuer et sans le lui rendre. Madame d'Aubecourt la prit par la main, l'attira vers elle avec bonté, et remarqua combien elle ressemblait à son père. La ressemblance, en effet, était frappante. Marie était fort jolie, elle avait de beaux yeux noirs très-vifs, et en même temps très-doux, quoique les habitudes de son éducation donnassent de la brusquerie à ses manières; elle avait des dents charmantes, et aurait eu un joli sourire s'il n'eût été gâté par la gaucherie, l'embarras et l'habitude des mouvements forts; son teint un peu hâlé était animé et brillant de santé; elle était bien faite, grande pour son âge; et si elle ne s'était pas tenue si mal, elle aurait eu de la noblesse sous ses habits grossiers. Il fut impossible de lui faire lever la tête ni répondre un mot aux questions de madame d'Aubecourt. La nourrice se désolait:

—Elle est comme ça, disait-elle; si elle s'est fourré quelque chose dans la tête, vous ne l'en feriez pas sortir; et elle se mit à crier pour gronder Marie, à qui cela ne parut pas faire la moindre impression. Madame d'Aubecourt excusa Marie sur son embarras, et dit qu'elle avait l'air doux; alors la nourrice se mit à faire son éloge avec autant de chaleur qu'elle en avait apporté à se fâcher contre elle. Marie souriait et la regardait avec amitié, mais toujours sans rien dire et sans remuer de sa place.

Madame d'Aubecourt promit à la nourrice qu'elle entendrait bientôt parler d'elle, et emporta les papiers de Marie, qu'elle lui confia avec un peu de peine. Madame d'Aubecourt était bien sûre qu'elle parviendrait à engager son beau-père à la recevoir chez lui; il était le plus proche parent qu'elle eût en France, et il était bien impossible qu'il ne sentît pas ce que le devoir lui prescrivait à son égard; mais elle savait quelle contrariété cela lui causerait. Ses enfants ne parlèrent d'autre chose pendant leur retour à Guicheville. M. d'Aubecourt attendait avec quelqu'inquiétude le résultat de la visite: il n'y avait rien à opposer aux preuves qu'on lui apportait; cependant il dit qu'il lui fallait encore des renseignements. Madame d'Aubecourt écrivit à tous ceux qui pouvaient lui en donner: ils furent tous conformes aux premiers; il n'y eut plus moyen de douter que Marie ne fût véritablement Adélaïde d'Orly. Alors M. d'Aubecourt dit:

—Je verrai.

Mais la nourrice s'étant sentie plus mal et n'entendant pas parler de madame d'Aubecourt, qu'un gros rhume avait empêché de l'aller voir, fit écrire à M. d'Aubecourt par le maire; on avait su aussi, depuis qu'on parlait de Marie dans le château, combien dans le pays on murmurait de ce que M. d'Aubecourt avait abandonné sa petite-nièce. La visite de madame d'Aubecourt chez la nourrice avait répandu le bruit qu'il allait enfin la recueillir. M. d'Aubecourt en entendait parler au régisseur, au curé, et surtout à mademoiselle Raymond, à qui cela donnait beaucoup d'humeur, et qui par cette raison en parlait tous les jours. M. d'Aubecourt, pour se débarrasser d'une chose qui le tourmentait, donna son consentement dans un moment d'impatience, et madame d'Aubecourt se hâta d'en profiter. La situation de Marie l'inquiétait véritablement, et elle s'affligeait de tout ce temps non-seulement perdu pour son éducation, mais employé à en recevoir une mauvaise.

Après avoir fait prévenir la nourrice du jour où elle viendrait chercher Marie, ils partirent un matin, elle et ses enfants, montés sur des ânes. Celui qui devait emmener Marie était monté par une paysanne que madame d'Aubecourt avait louée pour servir la nourrice dans sa maladie, que malheureusement elle prévoyait ne pouvoir être longue; n'ayant pas les moyens de la récompenser de ce qu'elle avait fait pour Marie, elle voulait au moins s'acquitter de la manière qui était en son pouvoir: elle lui avait déjà envoyé quelques médicaments propres à son état, et quelques provisions un peu plus délicates que celles auxquelles elle était accoutumée. Au reste, madame d'Aubecourt avait appris, avec une extrême satisfaction, que cette bonne femme jouissait d'une sorte d'aisance.

En arrivant à la porte, ils la trouvèrent fermée; ils frappèrent, et furent quelque temps sans qu'on leur ouvrît. Madame d'Aubecourt éprouvait une excessive inquiétude, elle craignait que la nourrice ne fût morte, et alors qu'était devenue Marie? La nourrice elle-même vint enfin leur ouvrir malgré sa faiblesse, et leur dit qu'elle avait fermé sa porte, parce que Marie, la veille, croyait que c'était ce jour-là qu'on devait venir la chercher, s'était sauvée de la maison, et n'y était rentrée qu'à la nuit, et qu'elle avait voulu l'empêcher d'en faire autant ce jour-là. Marie, les yeux gros et rouges à force d'avoir pleuré, était debout dans un coin; elle ne pleurait plus, mais elle demeurait immobile et ne disait mot. Madame d'Aubecourt alla à elle pour l'engager doucement à la suivre, lui promettant qu'on la ramènerait voir sa nourrice, Lucie et Alphonse allèrent l'embrasser. A tout cela elle ne répondit rien et ne fit pas un mouvement. Sa nourrice l'exhortait, la grondait, puis se mettait à pleurer et à se désoler de ce qu'elle allait la perdre; tout cela n'obtenait pas un mot de Marie; seulement, quand la nourrice pleurait, les larmes de cette pauvre enfant recommençaient à couler le long de ses joues. Enfin madame d'Aubecourt voyant qu'on n'en pouvait venir à bout, s'approcha d'elle, et prenant un de ses bras sous le sien, lui dit d'un ton ferme:

—Allons, Marie, il faut que tout cela finisse; ayez la bonté de venir avec moi sur-le-champ. Étonnée de ce ton d'autorité auquel elle n'était pas accoutumée, Marie se laissa conduire; Alphonse prit son autre bras en lui disant:

—Allons, ma petite cousine. Mais en passant auprès de sa nourrice, elle se jeta sur elle pour l'embrasser en pleurant et en sanglotant de toutes ses forces; la nourrice pleura et sanglota comme elle, et madame d'Aubecourt, toute émue, fut cependant encore obligée d'employer son autorité pour les séparer.

Enfin Marie est sur son âne, elle va sans rien dire, et quelquefois laissant échapper de ses yeux de grosses larmes. Cependant, au bout de quelque temps elle commence à sourire des caracoles qu'Alphonse essaie de faire faire à sa monture. Tout d'un coup l'âne de Lucie rue et menace de s'abattre. Marie est sautée à bas du sien avant tous les autres; elle court au secours de Lucie, qui criait et ne pouvait plus se tenir; elle parle à l'âne, de la voix et du bâton, le fait rentrer dans le devoir; mais voyant qu'il est prêt à recommencer, elle oblige Lucie à prendre le sien, qui est plus doux, disant qu'elle saura bien venir à bout de l'autre. Ce petit incident établit tout-à-fait la bonne intelligence entre les deux cousines. Marie commence à s'égayer, à défier Alphonse à la course, et oublie tout-à-fait ses chagrins et son embarras, lorsqu'en arrivant à Guicheville, la vue de mademoiselle Raymond et de M. d'Aubecourt la fait rentrer dans le silence et l'immobilité. Elle en est bientôt tirée par le chien de mademoiselle Raymond, qui arrive en aboyant de toutes ses forces: comme la plupart des chiens élevés dans la chambre, il n'aimait pas les gens mal mis: l'habillement de Marie le choquait: il s'élance sur elle comme pour la mordre; Marie lui donne un grand coup de pied qui le renvoie au milieu de la chambre; le chien jette les hauts cris. Mademoiselle Raymond accourt, prend son chien dans ses bras avec un air de colère qui annonce tout ce qu'elle va dire et ce qu'elle dirait sans tarder, si la présence de madame d'Aubecourt ne la forçait un peu à chercher ses expressions. Alphonse la prévient en lui disant que si son chien était mieux élevé, il ne se serait pas attiré un traitement pareil. Alors mademoiselle Raymond ne peut plus se contenir. Madame d'Aubecourt d'un signe impose silence à son fils, qui voudrait répondre; mademoiselle Raymond, que ce signe, quoiqu'il ne lui soit pas adressé, oblige aussi à se contenir, s'en va emportant son chien et tout son ressentiment.

De ce moment la guerre fut déclarée. Zizi, qui se souvenait du coup de pied, ne rencontrait pas Marie sans lui montrer les dents; et s'il s'approchait un peu trop, un autre coup de pied l'écartait sans l'adoucir. Alphonse ne rencontrait pas Zizi sans le menacer du doigt ou d'une baguette; et mademoiselle Raymond, toujours occupée à courir après son chien, à le défendre de ses ennemis, n'avait plus un moment de repos entre ses craintes pour la sûreté de Zizi et son aversion pour Marie, don't elle épiait avec avidité toutes les sottises; et les sottises de Marie étaient presque aussi fréquentes que ses mouvements.

Elle n'en fit pourtant pas d'abord beaucoup devant M. d'Aubecourt; elle osait à peine élever la voix ou remuer en sa présence; à table, pendant les premiers jours, il était impossible de la faire manger; mais aussitôt qu'on était sorti de table, elle s'emparait d'un gros morceau de pain qu'elle allait manger en courant dans le jardin, où Alphonse allait bientôt la rejoindre; c'était celui de la maison avec qui elle s'entendait le mieux. Tous deux gais, vifs, étourdis, entreprenants, ils se le disputaient de folies. Marie, extrêmement adroite, apprenait à Alphonse à viser, avec des pierres, les chats qui passaient dans les gouttières; et dans l'apprentissage, il arriva deux fois à Alphonse de casser des vitres, dont l'une appartenait à la fenêtre de mademoiselle Raymond. En revanche, il apprenait à sa cousine à faire des armes, et ils rentraient souvent tous deux le visage égratigné. Marie savait, avec des épingles, arranger ses jupons de manière à pouvoir grimper aux arbres et aux murs. Madame d'Aubecourt la surprenait quelquefois dans cet exercice, et alors elle la grondait sévèrement. Marie rentrait aussitôt dans la tranquillité et dans la modestie: elle respectait beaucoup madame d'Aubecourt et n'aurait jamais eu l'idée de lui désobéir en face; mais aussitôt qu'elle n'était plus avec elle, soit étourderie, soit qu'elle ne comprît pas la nécessité d'obéir, parce qu'on ne l'y avait jamais accoutumée, elle semblait oublier tout qu'on lui avait dit. Alphonse quelquefois le lui rappelait, et elle écoutait volontiers Alphonse, car elle avait confiance en lui; elle n'était pas opiniâtre; mais comme on ne lui avait point appris à réfléchir, ses idées ne s'étendaient jamais au-delà du moment, et quand une fantaisie la dominait, elle ne pensait pas à autre chose. Elle parlait fort peu et remuait presque toujours: le mouvement était sa vie. Quand la timidité la forçait à se tenir tranquille, cette tranquillité ne tournait pas pour elle au profit de la réflexion; la contrainte où elle se trouvait absorbait tout son esprit, et elle ne songeait qu'aux moyens de s'en délivrer le plus tôt qu'il lui serait possible. Elle ne faisait point, comme les autres jeunes filles de son âge, des remarques sur ce qu'elle voyait autour d'elle. On lui avait demandé si elle ne trouvait pas le château de Guicheville plus beau que la maison de sa nourrice; elle avait répondu qu'elle le trouvait plus beau; mais elle ne songeait pas à jouir des agréments et des commodités qui s'y trouvaient, et elle s'asseyait plus volontiers sur les tables que sur les chaises. Madame d'Aubecourt lui avait fait faire une robe semblable à celle que Lucie portait tous les jours: elle avait été enchantée de se voir mise comme une dame; mais la robe était toujours de travers, le cordon de la coulisse d'en haut noué le plus souvent avec celui de la coulisse du bas de la taille. Elle oubliait la moitié du temps de mettre ses bas; et ses cheveux, qu'on avait fait couper et arranger, étaient toujours ébouriffés d'un côté ou de l'autre. On lui avait fait faire un corset, elle se l'était laissé mettre sans rien dire, car elle ne résistait jamais; mais l'instant d'après le lacet avait été rompu et les baleines brisées; on l'avait raccommodé deux ou trois fois, enfin il avait fallu y renoncer. Une fois madame d'Aubecourt avait envoyé Marie voir sa nourrice, accompagnée de Gothon: tandis que cette fille était allée faire une course dans le village, Marie s'était sauvée dans les champs pour qu'on ne la remmenât pas. Il avait fallu la chercher une partie de la journée, et tout avait été en émoi à Guicheville, où l'on s'inquiétait de ne pas la voir revenir.

Tous ces faits étaient recueillis avec soin par mademoiselle Raymond, et elle n'avait pas de peine à en être informée; c'était un sujet perpétuel de conversation entre Lucie et Gothon. Lucie ne pouvait s'accoutumer aux manières de sa cousine. Elle tirait d'ailleurs fort peu d'amusement de son arrivée à Guicheville; car madame d'Aubecourt, dans la crainte que Marie ne donnât à Lucie quelques-unes de ses mauvaises habitudes, les laissait très-peu seules ensemble. Lucie voyait même beaucoup moins son frère, qui, dès qu'il avait fini ses leçons, courait chercher Marie pour partager avec elle des exercices qui ne convenaient guère à Lucie; en sorte qu'un peu par désoeuvrement, celle-ci cherchait son divertissement dans les nouveaux sujets de blâme ou d'étonnement que lui fournissait perpétuellement la conduite de Marie. Gothon, sa confidente, en causait à son tour avec sa marraine mademoiselle Raymond, qui en entretenait M. d'Aubecourt. Il y avait mis peu d'importance tant qu'il ne s'en était pas directement ressenti; mais au bout de quelque temps, lorsque Marie avait commencé à s'accoutumer aux objets et aux personnes qui l'entouraient, le cercle de ses sottises s'était étendu et était parvenu jusqu'à lui. Depuis qu'elle osait parler et remuer à table, elle n'y parlait guère sans crier; et si elle se tournait pour voir quelque chose, c'était d'un mouvement si brusque, que d'un coup de son coude elle jetait son assiette à terre ou ébranlait toute la table. Si elle grimpait sur un fauteuil du salon pour atteindre quelque chose, elle renversait le fauteuil et tombait avec: un des bras se brisait, et l'un des pieds déchirait les tapis d'une table qui se trouvait à côté. Alphonse avait bien averti Marie de ne pas entrer dans le jardin de son grand-père; mais cet avis était oublié dès que le jardin se trouvait être le chemin le plus court pour aller d'un endroit à un autre, que le volant y était tombé, ou bien qu'il s'agissait d'y poursuivre un chat ou un papillon. Dans ces cas-là, M. d'Aubecourt trouvait toujours une branche de rosier cassée, une plate-bande enfoncée; et toujours mademoiselle Raymond, dont la fenêtre donnait sur le jardin, avait vu Marie entrer ou sortir. Ces griefs multipliés aigrissaient d'autant plus M. d'Aubecourt, qu'il ne s'en plaignait pas ouvertement, mais par des phrases détournées; tantôt disant qu'à son âge on ne pouvait guère espérer d'être maître chez soi, et qu'il était bien simple qu'on s'embarrassât fort peu des vieilles gens et de ce qui leur déplaisait; tantôt assurant qu'on pouvait faire de son jardin tout ce qu'on voudrait, et qu'il ne s'en souciait plus. Madame d'Aubecourt entendait tout cela, et s'en désolait; et comme elle voyait la présence de Marie causer à M. d'Aubecourt une agitation toujours croissante, elle l'écartait du salon le plus qu'il lui était possible.

Mais cette nécessité lui était extrêmement pénible, elle sentait bien que le seul moyen d'obtenir quelque chose de Marie était de gagner sa confiance, ce qui ne pouvait se faire qu'à la longue, en la quittant fort peu, en s'intéressant d'abord aux choses qui l'amusaient et lui plaisaient; en tâchant de lui faire prendre du plaisir à celles qu'elle ne connaissait pas encore; en causant avec elle pour tâcher de l'obliger à réfléchir, et pour conduire à quelques idées son esprit naturellement vif, mais dépourvu de toute culture. Si elle en eût été la maîtresse, elle lui aurait passé d'abord toutes les fautes d'étourderie, d'irréflexion et d'ignorance, réservant sa sévérité pour les choses graves; on plutôt, sans user de sévérité, elle serait parvenue à conduire Marie par le seul désir de la satisfaire. Au lieu de cela, obligée de gronder sons cesse pour des fautes légères, mais qui indisposaient sérieusement M. d'Aubecourt, elle ne se conservait plus de moyens d'appuyer d'une manière particulière sur les choses plus importantes. D'ailleurs il arriva que, pour la première fois de sa vie, M. d'Aubecourt eut une violente attaque de goutte; comme il ne pouvait plus se promener dans sa maison et dans son jardin, la société de sa belle-fille lui devint nécessaire, en sorte qu'elle ne quitta presque pas sa chambre, et que Marie demeura bien plus souvent livrée à elle-même, sans autre surveillant ni précepteur qu'Alphonse.

Il ne lui était pas tout-à-fait inutile. La déraison de Marie le rendait raisonnable; son défaut d'éducation lui faisait mieux sentir les avantages de celle qu'il avait reçue; il la reprenait des mots grossiers qui lui échappaient quelquefois; il lui apprenait à parler français, la grondait quand il lui arrivait de redire une phrase qu'il lui avait déjà reprochée, et par les conseils de sa mère il lui faisait répéter la leçon de lecture qu'elle lui donnait tous les matins. Elle faisait avec plaisir ce que voulait Alphonse, qui l'aimait et se trouvait bien avec elle, et dont la présence ne l'embarrassait jamais, parce qu'il avait les mêmes goûts qu'elle. Aussi, quand elle avait bien pris sa leçon de lecture, quand il voyait qu'elle avait soin de prononcer les mots comme il les lui enseignait, il ne souffrait pas patiemment qu'on l'accusât; il aimait à vanter son adresse et son intelligence dans leurs jeux, la vivacité et en même temps la douceur de son caractère.

En effet, comme il le faisait remarquer à sa mère, on n'avait jamais vu Marie en colère, jamais on ne l'avait vue s'impatienter d'attendre, ni se fâcher d'une contrariété. Toujours prête à obliger, le peloton de laine n'était pas plus tôt à terre qu'elle l'avait ramassé, et elle était toujours arrivée la première pour aller chercher le mouchoir de madame d'Aubecourt à l'autre bout de la chambre. Si en déjeunant elle voyait un pauvre, elle ne manquait pas de lui donner presque tout son pain; et un jour qu'un chat s'était jeté sur Zizi et le maltraitait, Marie, malgré les égratignures et la colère du chat, l'arracha de dessus le dos de Zizi, qu'il avait déjà mis en sang, et le jeta bien loin, en se fâchant pour la première fois de sa vie contre Alphonse de ce qu'il riait de l'embarras de Zizi au lieu de le délivrer. Alphonse rit encore davantage de la colère de sa cousine, mais il la raconta à sa mère. Lucie, qui avait vu aussi l'action de Marie, la raconta à Gothon, et celle-ci à mademoiselle Raymond; mais mademoiselle Raymond était si animée contre Marie, que, pour qu'elle fût touchée d'une chose qui venait d'elle, il aurait fallu que Zizi la racontât lui-même.

Cependant ces différents traits de la bonté de Marie commençaient à donner à sa cousine plus d'affection pour elle. La Fête-Dieu approchait, Lucie avait travaillé plusieurs jours avec beaucoup d'activité à un ornement destiné au reposoir qui devait être élevé dans la cour du château; Marie l'avait vue travailler avec beaucoup de plaisir. Elle avait un grand respect pour les cérémonies de l'église; c'était là à peu près toute l'éducation religieuse qu'avait pu lui donner sa pauvre nourrice. Privée longtemps de curé et de messes, elle les avait infiniment regrettés; lorsque les pratiques de la religion avaient recommencé, cela avait été pour elle une grande joie, et Marie l'avait partagée, quoique sans en bien connaître la raison, car sa doctrine ne s'étendait pas fort loin; mais elle sa fâchait toujours quand les petits garçons de son village proféraient quelqu'impiété, et elle leur disait que le bon Dieu les punirait. Elle avait appris les prières pour chanter à l'église avec les prêtres, ce qui embarrassait un peu Lucie, parce que cela faisait regarder de leur côté; mais madame d'Aubecourt laissait faire Marie, parce qu'elle chantait de bon coeur: c'était d'ailleurs un moyen d'être sûre qu'elle se tiendrait tranquille à l'église. Elle y allait volontiers parce que sa nourrice lui avait dit de prier Dieu pour elle; et elle avait cru faire une oeuvre méritoire en se tenant auprès du métier de Lucie, tandis qu'elle travaillait à l'ornement du reposoir, pour lui couper ses soies, lui enfiler ses aiguilles et lui présenter ses ciseaux.

Depuis le jour où elle s'était sauvée dans les champs pour ne pas retourner à Guicheville, on ne l'avait pas renvoyée chez sa nourrice, sous prétexte de la punir, mais en effet parce que la pauvre femme était si mal qu'elle ne paraissait plus sensible à rien. Madame d'Aubecourt y avait été plusieurs fois sans en être reconnue: elle veillait avec soin à ce que rien ne lui manquât de ce qui pouvait adoucir son état, mais elle désirait épargner ce spectacle à Marie: celle-ci, distraite par une foule d'objets, n'y pensait que de temps en temps, et alors elle manifestait une grande impatience de revoir sa nourrice; elle était loin de la croire en danger, et se flattait, comme on le lui avait fait espérer, que lorsqu'elle serait rétablie elle viendrait à Guicheville. La veille de la Fête-Dieu, étant dans la cour, elle voit arriver un paysan du village de sa nourrice; elle court à lui, lui demande comment elle se porte, et si elle sera bientôt en état de venir à Guicheville.

—Ah! la pauvre femme, dit le paysan en secouant la tête, elle n'ira plus que dans l'autre monde; ils disent tous que ce ne sera pas long.

Marie est frappée comme d'un coup de foudre; cette idée ne lui était jamais venue. Pâle et tremblante, elle demande au paysan si sa nourrice est donc devenue plus malade, comment, et depuis quand.

—Ah! mademoiselle Marie, dit le paysan, depuis que vous l'avez quittée elle a toujours été déclinant, c'est ce qui l'a achevée.

Le paysan se trompait, car dans le peu de moments de connaissance dont elle avait joui depuis ce départ, elle s'était beaucoup félicitée d'être tranquille sur le sort de Marie; mais ce qu'il disait était le bruit du village. Marie, pleurant et sanglotant, court trouver Alphonse, car elle n'osait s'adresser à madame d'Aubecourt, et elle le supplie de demander à sa mère de lui permettre d'aller voir sa nourrice.

—Je reviendrai, disait-elle en joignant les mains; dites que je lui promets de revenir, de revenir aussitôt que Gothon me l'aura dit.

Alphonse tout ému courait demander à sa mère la permission que sollicitait Marie; il rencontre sa soeur, qui lui apprend tout bas qu'on vient d'annoncer que la nourrice est morte de la veille au soir. Le paysan avait couché à la ville, et ainsi il n'en savait rien. Marie, qui suit de loin Alphonse, le voit s'arrêter à parler avec Lucie.

—Ah! dit-elle, ne l'empêchez pas de demander que j'aille la voir, je vous promets que je reviendrai! Et son air était si suppliant, ses sanglots si profonds, que Lucie eut de la peine à s'empêcher de pleurer en l'écoutant. Tous deux lui firent un signe pour la tranquilliser, et coururent vers leur mère pour l'instruire du désir de Marie.

Madame d'Aubecourt ne voulait pas lui apprendre en ce moment la mort de sa nourrice. Quoique la santé de Marie fût en général très bonne, elle avait eu depuis quelques jours deux ou trois accès de fièvre qui tenaient à ce qu'elle grandissait beaucoup, et elle craignait que cette nouvelle ne lui fit mal. Elle vient donc trouver Marie, cherche les moyens de la calmer, lui promet que dans quelques jours elle fera ce qu'elle voudra; mais elle lui dit que dans ce moment cela est impossible; que Gothon, Lucie et elle-même sont occupées à travailler pour la fête du lendemain; elle l'assure qu'on se trompe en croyant que c'est son départ qui a fait mal à sa nourrice; enfin elle parvient à la rendre un peu plus tranquille. Mais Marie, pour la première fois de sa vie, sent un chagrin qui s'est fixé sur son coeur et qui ne la quitte pas; elle pense à sa pauvre nourrice, à la dernière fois qu'elle l'a embrassée, au chagrin qu'elle avait de la voir partir, et alors elle jette des cris de douleur; elle prie Dieu, et plusieurs fois dans la nuit elle réveille Lucie en disant à demi-voix, à genoux sur son lit, tout ce qu'elle sait de prières. Elle pense que c'est le lendemain une grande fête, et que ce sera le moment de demander à Dieu qu'il rende la santé à sa nourrice. Comme sa dévotion n'est pas fort raisonnable, elle s'imagine que pour mériter cette grâce il n'y a rien de mieux que de contribuer de tout son pouvoir à orner le reposoir qu'on va dresser dans la cour du château: en conséquence, elle se lève avant le jour, et sort de la chambre sans qu'on l'entende, pour aller chercher dans un certain endroit du parc qu'elle a remarqué des fleurs qu'elle y a vues, et dont elle veut faire des bouquets et des guirlandes; mais en arrivant, elle voit avec chagrin qu'une forte pluie qu'il a fait la veille a défleuri tous les arbres, elle ne peut trouver une branche fraîche, et dans tout le reste du parc, presque tout est bois de haute futaie; il n'y a pas moyen d'espérer de rencontrer de quoi faire un bouquet. En cherchant, cependant, elle passe auprès du jardin de M. d'Aubecourt, qui au point du jour exhalait une odeur charmante; elle pense que si elle en prend quelques fleurs on ne s'en apercevra pas: elle commence par en cueillir avec précaution en différents endroits; puis, lorsqu'elle en a pris une belle, il en faut une pareille pour faire le pendant de l'autre côté du reposoir; son zèle et son goût de la symétrie l'entraînent à chaque instant dans de nouvelles tentations; et puis elle vient à songer que M. d'Aubecourt a la goutte, qu'il ne verra pas ses fleurs, que personne n'en profiterait, et que personne ne saura ce qu'elle a fait; alors elle oublie toute prudence, et le jardin est presqu'entièrement dépouillé.

Au moment où elle achevait sa récolte, elle voit de la terrasse passer sur le chemin qui se trouve au-dessous du parc le paysan qui lui avait parlé la veille; elle l'appelle, et le prie de dire à sa nourrice qu'il ne faut pas qu'elle ait trop de chagrin, qu'elle ira bientôt la voir, qu'on le lui a promis.

—Ah! la pauvre femme! dit le paysan, vous ne la reverrez plus, mademoiselle Marie: on vous trompe, mais cela ne me regarde pas.

En disant ces mots, il donne un coup de talon à son cheval et s'en va. Marie, dans le plus grand trouble, jette ses fleurs, et va voir dans la cour si elle ne trouvera pas quelqu'un qui lui explique les paroles du paysan. Elle trouve la fille de cuisine qui tirait un seau d'eau au puits; elle lui demande si madame d'Aubecourt n'a pas envoyé la veille savoir des nouvelles de sa nourrice.

—Ah! vraiment, envoyé! dit cette fille, ce n'était pas la peine. Marie s'inquiète, la questionne; elle refuse de lui répondre.

—Mais pourquoi, dit Marie, Pierre m'a-t-il dit que je ne la verrais plus?

—Apparemment, répond la servante, qu'il a ses raisons pour cela; et elle s'en va en disant qu'il faut qu'elle fasse son ouvrage. Marie, quoiqu'il ne lui vienne pas encore dans l'idée que sa nourrice soit morte, s'inquiète pourtant, parce qu'elle voit qu'on lui cache quelque chose. Timide à questionner, elle ne sait comment elle apprendra ce qu'elle veut savoir. Elle voit une petite porte de la cour ouverte. Marie avait si longtemps couru seule dans les champs, qu'elle ne peut croire qu'il y ait un grand mal à cela; accoutumée à céder à tous ses mouvements et à ne pas réfléchir sur les suites de ses actions, tandis que la servante a le dos tourné, elle sort, déterminée à aller savoir elle-même des nouvelles de sa nourrice.

Elle marche le plus vite qu'elle peut, agitée d'inquiétude tantôt pour sa nourrice, tantôt pour elle-même. Elle sait bien qu'elle fait une faute; mais une fois qu'elle a commencé, elle continue. Elle pense à ce que dira Alphonse, qui, toujours prêt à l'excuser auprès des autres, revient ensuite la gronder, quelquefois même assez sévèrement, et à qui elle a promis, quelques jours auparavant, d'être plus docile et plus attentive à ce que lui dirait madame d'Aubecourt. Elle pense que c'est peut-être parce qu'elle ne s'est soumise à rien de ce qu'on voulait d'elle que le bon Dieu l'a punie, car Marie ne sait pas encore que ce n'est pas toujours dans ce monde que Dieu manifeste ses jugements. Cependant elle ne songe pas à revenir, elle ne saurait plus comment rentrer; et puis l'idée de revoir sa nourrice, de la consoler, lui cause un plaisir auquel elle ne peut pas renoncer. Pauvre Marie! à mesure qu'elle approche, elle s'en occupe plus vivement et avec plus de joie. Les inquiétudes qui l'avaient tourmentée se dissipent; elle se hâte, elle arrive au village, court à la porte de sa nourrice et la trouve fermée; elle pâlit, mais cependant sans oser deviner la vérité.

—Est-ce que ma nourrice est sortie? Voilà tout ce qu'elle peut demander à une voisine qu'elle voit sur sa porte et qui la regarde d'un air triste.

—Sortie pour ne plus revenir, répond la voisine. Marie, tremblante et les mains jointes, s'appuie contre le mur.

—On l'a portée en terre hier au soir, ajoute la voisine.

—En terre... hier... comment... où l'a-t-on portée?

—A Guicheville, c'est là qu'est le cimetière.

Marie éprouve un mouvement impossible à rendre en apprenant que la veille, si près d'elle, le convoi funèbre se faisait sans qu'elle en sût rien. Elle se rappelle les cloches qu'elle a entendues; il lui semble que d'avoir ignoré que c'était pour sa pauvre nourrice, c'est comme si elle l'avait perdue une seconde fois; elle pense qu'elle ne la reverra plus, elle s'assied à terre contre la porte et se met à pleurer bien fort. Pendant ce temps la voisine lui raconte que cette pauvre femme a repris sa connaissance quelque temps avant sa mort et qu'elle a prié Dieu pour sa petite Marie; qu'elle en a même parlé au curé de Guicheville, que madame d'Aubecourt avait engagé à venir la voir. Marie pleure encore davantage. La voisine veut l'engager à retourner à Guicheville; mais Marie n'écoute rien. Enfin, lorsqu'elle a bien longtemps pleuré, la voisine l'emmène chez elle, parvient à lui faire boire un peu de lait et manger un morceau de pain; ensuite, quand elle la voit plus calme elle recommence à vouloir lui persuader de retourner à Guicheville; mais Marie, qui est alors en état de réfléchir, ne peut supporter l'idée de revoir madame d'Aubecourt, à qui elle a désobéi. Cependant, que deviendra-t-elle? Ses regrets pour sa nourrice redoublent. Si elle n'était pas morte, dit Marie en sanglotant, je resterais avec elle! Mais ses regrets ne servent à rien. C'est ce que la voisine veut lui faire entendre, c'est ce que Marie sent bien; mais comme la raison ne l'a pas arrêtée au moment où il lui est venu dans l'idée de quitter Guicheville, la raison ne la détermine pas à y retourner, quoiqu'elle sache que cela est nécessaire, car Marie n'a jamais appris à faire usage de la raison pour gouverner ses penchants, ses désirs ou ses répugnances.

Enfin la voisine voyant, après deux heures de sollicitations, qu'elle n'en peut rien obtenir, et que Marie reste là, ou pensive ou pleurant, sans rien dire et sans se décider à rien, elle prend le parti d'envoyer à Guicheville avertir madame d'Aubecourt; mais quand elle revient des champs, où elle a été chercher son fils pour le charger de la commission, elle ne retrouve plus Marie. Elle la cherche inutilement dans tout le village; enfin on lui dit qu'on l'a vue passer par un chemin qui conduit à Guicheville: alors elle soupçonne qu'elle a pu se rendre au cimetière. Elle y était allée en effet, mais non pas par le chemin direct, de peur de rencontrer quelqu'un des habitants du château. Comme le fils de la voisine n'était pas encore parti, sa mère lui dit d'aller bien vite par le chemin le plus court avertir au château qu'on doit la chercher de ce côté-là.

Il s'y était passé, pendant l'absence de Marie, une terrible scène. M. d'Aubecourt, qu'elle croyait retenu dans sa chambre encore pour huit jours, s'étant senti beaucoup mieux, avait voulu profiter d'une belle matinée pour aller voir ses fleurs.

En approchant de son jardin, appuyé sur le bras de mademoiselle Raymond, il aperçoit le chapeau de Marie à moitié rempli des fleurs qu'elle y avait ramassées, et dont une partie est éparpillée tout autour. C'était là qu'elle les avait laissé tomber après avoir parlé au paysan; il reconnaît ses roses panachées, ses géranium tricolores; il les ramasse avec anxiété, les examine, regarde mademoiselle Raymond, qui secoue la tête et dit:

—C'est le chapeau de mademoiselle Marie!

Il double le pas pour arriver à son jardin; il semble que l'ennemi y ait passé, des branches sont brisées, des buissons ont été entr'ouverts pour aller chercher une fleur qui se trouvait au milieu; une plate-bande est toute bouleversée, parce que Marie y est tombée tout de son long, et en tombant elle a cassé une jeune épine-rose nouvellement greffée.

M. d'Aubecourt, dont ses fleurs faisaient toute l'occupation et tout le plaisir, et qui était accoutumé à les voir respecter de tout le monde, est si bouleversé de l'état où il a trouvé son jardin, que, soit aussi que l'air l'ait frappé ou qu'il ait marché trop vite, il pâlit, et s'appuie sur le bras de mademoiselle Raymond en lui disant qu'il se trouve mal. Très-effrayée, elle appelle au secours.

En ce moment arrive madame d'Aubecourt, appelant de son côté Marie, qu'elle est très-inquiète de ne trouver nulle part.

—Mademoiselle Marie! dit mademoiselle Raymond, voyez ce qu'elle a fait; et elle lui montre M. d'Aubecourt, le jardin dévasté, le chapeau rempli de fleurs. Madame d'Aubecourt ne comprend rien à tout cela; mais elle court à son beau-père, qui lui dit d'une voix faible:

—Elle me fera mourir. On le transporte sur son lit, où il demeure longtemps dans le même état. Il éprouve des étouffements qui lui coupent la respiration, la goutte lui est remontée dans la poitrine, on craint à chaque instant qu'il ne suffoque. Madame d'Aubecourt ne sait comment imposer silence à mademoiselle Raymond, qui répète à chaque instant:

—C'est pourtant mademoiselle Marie qui l'a mis dans cet état-là! Elle voit que ce nom redouble l'agitation de M. d'Aubecourt. Lucie, qui ne sait encore rien de tout cela, vient dire à sa mère qu'il est impossible de retrouver Marie, et qu'il faudrait peut-être envoyer au village de sa nourrice.

—Oui, cherche-la bien, dit M. d'Aubecourt d'une voix basse et interrompue par les étouffements, cherche-la bien, pour qu'elle achève de me faire mourir. Madame d'Aubecourt le conjure de se calmer, lui dit qu'il est bien sûr qu'on ne fera que ce qu'il voudra, et que Marie ne se présentera pas devant lui sans sa permission.

Cependant, la nouvelle de ce que mademoiselle Raymond appelle la méchanceté de Marie s'est bientôt répandue dans le château. Alphonse est consterné, non pas qu'il croie à aucune mauvaise intention de sa part; mais accoutumé à un grand respect pour ses devoirs, il ne conçoit pas qu'on s'oublie à ce point. Lucie, qui commençait à prendre de l'affection pour Marie, s'afflige et s'inquiète. Les domestiques parlent entre eux de tout cela, sans beaucoup regretter Marie, qui ne s'est pas fait aimer d'eux; car il ne suffit pas de la bonté du cour, il faut réfléchir assez pour la bien employer et la rendra aimable et utile aux autres. Marie, quelquefois familière avec les domestiques, très-souvent ne les écoutait pas quand ils lui parlaient, ou se moquait de leurs remontrances. Elle ne manquait pas de rire quand elle voyait passer le cuisinier, qui était bossu, et avait dit plusieurs fois à la fille de cuisine qu'elle était louche. Marie ne s'était jamais demandé si ces choses-là faisaient peine ou plaisir à ceux à qui on les disait.

Presque toute la matinée s'était passée dans les inquiétudes, et l'homme qu'on avait envoyé au village de la nourrice n'était pas encore revenu, lorsque le curé vint au château et fit demander madame d'Aubecourt. Comme il sortait de l'église après avoir fini l'office, il avait rencontré le fils de la voisine; et comme il le connaissait, il lui avait demandé s'il savait ce qu'était devenue Marie, car il avait appris sa disparition. Le paysan lui dit ce qui était arrivé, et il ajouta qu'il croyait que Marie devait être dans le cimetière. Ils y allèrent, et en effet ils la virent, par-dessus la haie, assise à terre en pleurant; ils la virent se mettre à genoux, les mains jointes, puis baiser la terre, et ensuite se rasseoir et se remettre à pleurer avec un air de tristesse qui les pénétra jusqu'au fond de l'âme. Il était clair qu'en ce moment Marie pensait qu'elle était seule sur la terre et que personne ne prenait plus intérêt à elle; elle demandait à sa nourrice de prier pour elle.

Ils n'entrèrent pas pour ne pas l'effrayer; mais le curé, laissant le paysan en sentinelle à l'entrée, alla avertir madame d'Aubecourt. Elle se trouva fort embarrassée; elle ne pouvait quitter son beau-père, qui commençait à être mieux, mais que la moindre agitation pouvait faire retomber dans l'état d'où il sortait, et elle savait bien que ni mademoiselle Raymond ni personne de la maison ne parviendrait à ramener Marie. Elle espéra que le curé en viendrait à bout; et comme elle ne voulait pas qu'elle rentrât dans ce moment au château, de peur que le bruit n'en vînt aux oreilles de M. d'Aubecourt, elle le pria de vouloir bien la conduire chez lui, où il avait avec lui sa soeur, ancienne religieuse.

Le curé retourna donc au cimetière: il y retrouva Marie toujours dans la même attitude. Quand elle le vit entrer, elle pâlit et rougit; quelque crainte qu'il lui inspirât, elle se sentait si abandonnée depuis qu'elle n'osait plus retourner au château, qu'elle éprouva une certaine joie à voir quelqu'un qu'elle connaissait.

—Marie, qu'avez-vous fait? lui dit le curé en l'abordant d'un air un peu sévère. Elle cacha son visage dans ses mains en sanglotant, Savez-vous, continua-t-il, ce qui se passe au château? M. d'Aubecourt a été si frappé de l'ingratitude que vous lui avez montrée en dévastant le jardin que vous savez qui fait toute sa joie, qu'il en est retombé malade, et madame d'Aubecourt a passé la matinée entre les angoisses que lui donnait l'état de son beau-père, l'inquiétude de votre fuite, et la douleur de votre méchanceté.

—Oh! monsieur le curé, s'écrie la pauvre Marie, ce n'était pas méchanceté, je vous assure bien, je voulais parer le reposoir pour que Dieu m'accordât la grâce de guérir ma nourrice, et elle était déjà là! dit-elle en montrant la terre et en redoublant ses sanglots. Le curé, profondément touché de sa douleur et de sa simplicité, s'assied près d'elle sur un banc de gazon, et lui dit avec plus de douceur:

—Croyez-vous, Marie, que ce soit une manière de plaire à Dieu et d'en obtenir des grâces, que d'affliger votre oncle, qui vous reçoit chez lui, de désobéir à madame d'Aubecourt, qui partage avec vous le peu qu'elle réserve pour ses enfants? Si quelque chose peut affliger l'âme des justes, vous avez contristé celle de votre nourrice, qui vous voit, j'espère, du haut du ciel, car c'était une digne femme. Elle avait repris sa connaissance quelques heures avant sa mort, j'allai la voir à la prière de madame d'Aubecourt; elle me parla de vous, et me dit: J'espère que Dieu ne me punira pas de n'avoir pas fait tout ce qu'il fallait pour la faire rentrer plus tôt chez ses parents; je l'aimais tant, que je n'avais pas le courage de m'en séparer. Je sais bien qu'une pauvre femme comme moi n'a pas pu lui donner l'éducation. Elle m'a bien souvent chagrinée aussi, parce qu'elle ne voulait pas aller à l'école, et que je n'avais pas le coeur de la contrarier. M. le curé, priez-la, pour l'amour de moi, de bien apprendre, d'être bien obéissante avec madame d'Aubecourt, afin que je n'aie pas à répondre devant Dieu de son ignorance et de ses défauts.

Marie pleurait toujours, mais moins amèrement. Elle s'était remise à genoux, les mains jointes; il semblait qu'elle entendit sa nourrice elle-même, et qu'elle la priât de lui pardonner les chagrins qu'elle lui avait donnés. Après que le curé l'eut exhortée encore quelque temps, elle lui dit à voix basse:

—M. le curé, je vous en prie, demandez pardon pour moi à madame d'Aubecourt, demandez pardon à Alphonse et à Lucie, dites-leur que je ferai tout ce qu'ils me diront, j'apprendrai tout ce qu'ils voudront.

—Je ne sais, mon enfant, dit le curé, s'il vous sera dorénavant permis de les voir. M. d'Aubecourt est si indigné contre vous, que votre nom seul redouble son mal, et j'ai peur que vous ne puissiez pas rentrer au château.

Cette nouvelle frappa Marie comme un coup de foudre: elle venait de s'attacher à l'idée de faire tout ce qu'il lui serait possible pour plaire à ses parents, et ils l'abandonnaient, la rejetaient. Elle jeta presque des cris de désespoir. Le curé eut beaucoup de peine à la calmer, en l'assurant qu'il travaillerait à obtenir son pardon, et que, si elle voulait l'aider par sa bonne conduite, il espérait bien réussir. Elle se laissa emmener sans résistance; il la conduisit chez lui, et la remit à sa soeur, personne de mérite, seulement un peu sévère, et dont la première intention avait été de réprimander Marie; mais quand elle la vit si malheureuse et si soumise, elle ne put songer qu'à la consoler.

Le curé retourna au château dire à madame d'Aubecourt ce qu'il avait fait; elle et Lucie furent touchées, comme il l'avait été, des sentiments de la pauvre Marie; et Alphonse, les yeux mouillés de larmes et brillants de joie, s'écria:

—Je l'avais bien dit! Il n'avait pourtant rien dit, mais il avait bien pensé que Marie ne pouvait pas être tout-à-fait coupable. Il fut convenu que, comme on ne pouvait pas songer pour le moment à faire rentrer Marie au château, elle resterait en pension chez le curé. Madame d'Aubecourt, en quittant Paris, avait vendu quelques bijoux qui lui restaient, et dont elle avait destiné le prix à servir à l'entretien de ses enfants et au sien. Ce fut sur cette petite somme qu'elle paya d'avance un quartier de la pension de Marie, car elle savait bien que ce n'était pas le moment de rien demander à M. d'Aubecourt.

Les enfants de madame d'Aubecourt se réjouirent de cet arrangement, qui n'éloignait pas Marie, et Alphonse se promettait bien d'aller lui continuer ses leçons de lecture; mais le lendemain, le curé vint leur annoncer que sa soeur avait reçu une lettre de sa supérieure, qui l'engageait à venir se réunir avec elle et quelques autres religieuses du même couvent qu'elle avait rassemblées. Il ajouta que sa soeur comptait partir sur-le-champ, et que, si on y consentait, elle emmènerait Marie, qui passerait ainsi avec elle quelque temps. Alphonse fut prêt à se révolter contre cette proposition; mais sa mère lui fit sentir la nécessité de l'accepter, et tous trois allèrent prendre congé de Marie, qui devait partir le lendemain. Elle avait été extrêmement affligée en apprenant la manière dont on disposait d'elle. Elle sentait bien mieux son attachement pour ses parents depuis qu'elle était obligée de s'en séparer; il lui semblait qu'elle ne devait plus les revoir, et elle disait en pleurant:

—On m'a fait quitter aussi ma nourrice, et elle est morte. Mais elle était devenue docile; et d'ailleurs madame Sainte-Thérèse, c'était le nom de la soeur du curé, avait quelque chose qui lui imposait beaucoup. Quand elle entendit arriver madame d'Aubecourt et ses enfants, elle commença à trembler bien fort, et si elle eût été la Marie d'autrefois, elle se serait enfuie; mais un regard de madame Sainte-Thérèse l'arrêta. Lucie, en arrivant, alla se jeter à son cou. Marie fut si touchée de cette marque d'affection, quand elle attendait de la sévérité, qu'elle embrassa Lucie de tout son cour et se mit à pleurer. Alphonse était tout triste, elle n'osait trop lui parler ni le regarder; il lui dit:

—Marie, nous sommes tous bien tristes de ce que vous nous quittez. Il n'en dit pas davantage, car il avait le cour gros, et il savait qu'un homme ne doit pas se laisser trop aller à montrer sa tristesse; mais Marie vit bien qu'il n'était pas fâché contre elle. Madame d'Aubecourt lui dit:

—Mon enfant, vous nous avez causé à tous un grand chagrin, en nous forçant à nous séparer de vous; mais j'espère que tout se réparera, et que par votre bonne conduite vous nous donnerez les moyens de vous faire revenir.

Marie lui baisa tendrement les mains, et l'assura qu'elle se conduirait bien; elle lui dit qu'elle l'avait promis à Dieu et à sa pauvre nourrice.

On fut étonné du changement qu'avaient produit en elle deux jours de malheur et de réflexion. Elle répondait raisonnablement à ce qu'on lui disait, elle se tenait tranquille sur sa chaise, et déjà regardait de temps en temps madame Sainte-Thérèse, dans la crainte de faire ou de dire quelque chose qui lui déplût. L'air austère de celle-ci effrayait un peu Alphonse et Lucie pour leur cousine; mais ils savaient que c'était une personne très-vertueuse, et qu'on n'a point à craindre véritablement de la sévérité des personnes vertueuses, parce qu'elle n'est jamais injuste, et qu'en se conduisant bien on peut toujours l'éviter. Alphonse donna à Marie un livre où il la pria de lire tous les jours une page pour l'amour de lui, et Marie le lui promit; il lui donna aussi une petite écritoire d'argent pour quand elle saurait écrire. Lucie lui donna son dé d'argent, ses ciseaux damasquinés, un étui d'ivoire rempli d'aiguilles, et une ménagère garnie de fil, parce que Marie promit d'apprendre à travailler. Madame d'Aubecourt lui donna une robe de toile qu'elle et Lucie avaient faite pour elle en deux jours. Marie fut consolée par tant de bontés. Ils se séparèrent tous fort tristes, mais s'aimant bien plus véritablement que pendant les deux mois qu'ils avaient passés ensemble, parce qu'ils étaient bien plus raisonnables.

Marie partit, M. d'Aubecourt se rétablit, et le calme rentra dans le château; mais on fut très-étonné dans le village de ce qu'on avait renvoyé Marie. Comme mademoiselle Raymond avait laissé voir qu'elle ne l'aimait pas, on prétendit que c'était elle qui l'avait fait renvoyer. Mademoiselle Raymond elle-même n'était pas aimée, en sorte que cela intéressa davantage pour Marie. Philippe, le fils du jardinier, qui regrettait Marie parce qu'elle jouait avec lui, dit aux autres petits garçons du village que c'était Zizi qui était la cause de l'aversion de mademoiselle Raymond pour Marie; et quand elle passait dans les rues avec Zizi, elle entendait dire:

—Voilà le chien qui a fait renvoyer mademoiselle Marie. Elle n'osait plus l'emmener que dans les champs, ce qui augmentait son humeur contre Marie.

Quant à M. d'Aubecourt, au contraire, comme il était bon, quoiqu'il eût des manies et de l'humeur, depuis que Marie n'y était plus il avait cessé d'en avoir contre elle; il permettait que madame d'Aubecourt lui en parlât et lui lût les lettres où madame Sainte-Thérèse lui rendait compte de la bonne conduite de Marie; enfin, comme madame d'Aubecourt était la personne du monde qui savait le mieux persuader les choses raisonnables, parce qu'on était gagné par sa douceur infinie, et que sa raison inspirait la confiance, elle le détermina à payer la petite pension de Marie, et même il lui envoya une robe. Ce fut Alphonse qui manda toutes ces bonnes nouvelles à Marie, en lui ajoutant que sa soeur et lui s'appliquaient à faire tout ce qui pouvait être agréable à leur grand-père, afin que, lorsqu'il serait bien content d'eux, il leur accordât la chose qui pouvait leur faire le plus de plaisir au monde, qui était de reprendre Marie. Il lui mandait qu'il avait entrepris, pour le jour de la fête de M. d'Aubecourt, qui était la Saint-Louis, un joli paysage, et que Lucie lui faisait un tabouret de tapisserie pour mettre son pied malade.

Marie fut enchantée en recevant cette lettre, qu'elle était déjà assez avancée pour lire elle-même. Le frère d'une des religieuses, qui avait un jardin dans les environs de l'endroit qu'elle habitait, et qui aimait beaucoup Marie, lui avait donné deux arbres rares: elle aurait eu bien envie de pouvoir les envoyer à M. d'Aubecourt pour sa fête, mais elle n'osait pas trop; et puis, comment les envoyer?

Madame Sainte-Thérèse l'encouragea, et il se trouva qu'un parent de la supérieure devait aller précisément dans ce temps-là du côté de Guicheville. Il eut la complaisance de prendre les arbres sur sa voiture, et les fit bien attacher et appuyer de tous côtés pour qu'ils ne fussent pas trop secoués dans la route. Les arbres arrivèrent en bon état, ils furent remis secrètement à madame d'Aubecourt; et le matin de la Saint-Louis, M. d'Aubecourt les trouva à la porte de son jardin, comme s'ils n'osaient pas y entrer, avec cette inscription: Marie repentante, à son bienfaiteur, écrite en gros caractères, de la main de Marie, qui ne savait encore écrire qu'en gros. M. d'Aubecourt en fut si touché, qu'il écrivit une lettre à Marie, où il lui dit qu'il était bien content du compte qu'on lui rendait de sa conduite, et que, si elle persévérait, il serait fort aise de la ravoir au château. Ce fut une bien grande joie pour madame d'Aubecourt et ses enfants, à qui M. d'Aubecourt lut sa lettre. Ils écrivirent tous à Marie. Elle avait fait dire à Alphonse, par le voyageur, que madame Sainte-Thérèse lui avait défendu de lire dans le livre qu'il lui avait donné, parce que c'étaient des contes, que cela lui avait fait bien de la peine, et qu'elle priait Alphonse, parmi les livres que lui permettait madame Sainte-Thérèse, de lui en indiquer un où elle pût lire tous les jours plus d'une page pour l'amour de lui. Elle demandait à Lucie de lui envoyer une bande de mousseline qu'elle voulait lui festonner, parce qu'elle commençait à bien travailler, et elle faisait dire à madame d'Aubecourt qu'elle gardait pour les dimanches la robe qu'elle lui avait donnée le jour de son départ. Ces commissions furent faites fidèlement. Alphonse, par le conseil de sa mère, lui indiqua l'Histoire sainte; Lucie lui envoya, par une occasion, deux garnitures de fichus à festonner, l'une pour Marie, l'autre pour elle, et madame d'Aubecourt y joignit une ceinture anglaise pour mettre tous les dimanches avec sa robe.

De ce moment, les enfants redoublèrent de soins et d'attentions pour leur grand-père. Lucie écrivait ses lettres sous sa dictée; Alphonse, qui avait trouvé moyen de se constituer le gouverneur des arbres de Marie, parce qu'il avait reçu les instructions de celui qui les avait apportés, entrait tous les jours dans le jardin pour les soigner, et par occasion arrosait les fleurs de M. d'Aubecourt, qui bientôt s'en rapporta tellement à lui pour le soin de son jardin, que souvent il le consultait sur ce qu'il y avait à y faire: Lucie était aussi appelée au conseil, madame d'Aubecourt donnait son avis dans l'occasion. Le jardin était devenu l'occupation de toute la famille, et M. d'Aubecourt en était bien plus heureux que lorsqu'il s'en occupait tout seul.

Un jour qu'ils étaient tous, l'un à arroser, l'autre à ôter les mauvaises herbes, un autre à écheniller:

—Je suis sûr, dit Alphonse, répondant à sa pensée, que Marie les soignerait à présent avec autant de plaisir et d'attention que nous.

Lucie rougit et regarda son frère, n'osant regarder M. d'Aubecourt.

—Pauvre Marie! dit tendrement madame d'Aubecourt. Son ton n'était pas triste, car elle commençait à être bien sûre que Marie reviendrait.

—Nous la reverrons, nous la reverrons, dit M. d'Aubecourt. On ne poursuivit pas la conversation pour le moment; mais deux jours après, comme ils étaient tous dans le salon, madame d'Aubecourt reçut une lettre de madame Sainte-Thérèse, qui lui mandait que vers le printemps de l'année suivante elle comptait aller passer trois ou quatre mois avec son frère avant de s'établir définitivement dans l'endroit où elle était, et que, comme elle désirait que Marie édifiât le village de Guicheville, où elle avait donné mauvais exemple, elle l'y mènerait faire sa première communion. Lucie poussa un cri de joie.

—Oh! maman, dit-elle, nous la ferons ensemble.

C'était aussi l'année d'après qu'elle devait faire sa première communion. Alphonse, tout ému, regardait son grand-père.

—Oui, mais, dit-il après un instant de silence, ensuite Marie s'en ira.

—Après sa première communion, dit M. d'Aubecourt, on pourra voir.

Lucie, assise auprès de son grand-père, se laissa glisser à genoux sur le tabouret qu'il avait à ses pieds, et baissant doucement sa tête sur les mains de M. d'Aubecourt, comme elle les baisait, il y sentit couler deux larmes de joie. Alphonse tremblant ne disait rien, mais ses mains étaient fortement serrées l'une contre l'autre, et l'expression du bonheur était sur sa physionomie.

—Si c'est une aussi bonne enfant que vous deux, dit M. d'Aubecourt attendri, je serai enchanté qu'elle revienne avec nous.

—Oh! elle le sera, elle le sera, dirent les deux enfants de madame d'Aubecourt, le coeur gros de satisfaction. Ils n'en dirent pas davantage, dans la crainte d'importuner M. d'Aubecourt, qui aimait la tranquillité, et les avait accoutumés à contenir leurs mouvements; mais ils étaient bien heureux.

La satisfaction fut grande dans tout le château; on avait oublié les défauts de Marie, et on avait plaint sa disgrâce. Mademoiselle Raymond seule eut un peu d'humeur: ce n'était pas qu'elle fût méchante; mais quand elle avait une fois des préventions, elle n'en revenait guère. D'ailleurs, à force de lui reprocher son éloignement pour Marie, on l'avait augmenté; et comme les autres domestiques se firent un petit triomphe de son retour, il lui déplut encore davantage. Mais insensiblement mademoiselle Raymond avait perdu beaucoup de son empire sur l'esprit de M. d'Aubecourt, qui avait moins besoin d'elle depuis qu'il était environné d'une société plus aimable, et qui craignait moins son humeur, parce que madame d'Aubecourt lui épargnait la peine de donner lui-même des ordres, et le délivrait de mille petits soins qui lui déplaisaient. Elle ne témoigna donc rien de son déplaisir à ses maîtres, et l'on attendit avec une grande impatience la fin de février, où devait arriver Marie.

Elle arriva dans les premiers jours de mars. Depuis plus d'une semaine, Alphonse et Lucie allaient tous les jours attendre la diligence qui passait devant le château. Enfin elle arrêta, et ils en virent descendre Marie, qu'ils pensèrent d'abord ne pas reconnaître, tant elle était grandie, tant elle était bien tenue, tant elle avait pris l'air modeste et sage. Elle se jeta dans les bras de Lucie: elle embrassa aussi Alphonse. Madame d'Aubecourt, qui l'avait vue de sa fenêtre, accourut; tous les domestiques accoururent, Zizi accourut aussi, aboyant, parce que tout ce mouvement lui déplaisait, et que d'ailleurs il se ressouvenait de son ancienne aversion pour Marie. Philippe lui donna un coup de houssine qui lui fit faire des cris affreux. Mademoiselle Raymond, qui arrivait lentement, se précipita vers lui, le prit dans ses bras, et l'emporta en s'écriant:

—Pauvre bête! tu peux compter à présent que tu n'as pas longtemps à vivre.

Les domestiques l'entendirent, et regardèrent de travers mademoiselle Raymond et Zizi.

On conduisit Marie au château, où madame Sainte-Thérèse, qui s'était rendue chez son frère, avait dit qu'elle la viendrait reprendre. M. d'Aubecourt avait permis qu'on la lui amenât. Il était dans son jardin; elle s'arrêta à la porte avec timidité et embarras.

—Entrez, entrez, Marie, lui dit Alphonse, nous y entrons tous à présent; vous y entrerez et vous le soignerez comme nous.

Marie entra, marchant avec une grande précaution, de peur de gâter quelque chose en passant. M. d'Aubecourt parut bien aise de la voir: elle lui baisa la main, il l'embrassa; ils se trouvaient auprès des petits arbres qu'elle avait donnés à M. d'Aubecourt. Alphonse lui montra comme ils avaient prospéré par ses soins; il lui montra aussi les arbres du jardin qui bourgeonnaient, les premières fleurs qui commençaient à paraître. Marie regardait tout cela avec un bien grand intérêt, trouvait tout bien joli.

—Oui, mais gare la Fête-Dieu, dit en riant M. d'Aubecourt.

Marie rougit, mais l'air de son oncle prouvait qu'il n'était plus fâché; elle lui baisa encore la main avec une vivacité charmante, car on voyait bien que Marie était toujours vive, mais qu'elle se contenait par raison. Elle parlait peu, elle n'avait jamais été bavarde, mais elle répondait à merveille, et seulement toujours en rougissant. Elle était timide comme une personne qui a connu les inconvéniens d'une trop grande vivacité. Madame Sainte-Thérèse revint; Marie paraissait éprouver près d'elle la crainte qu'inspire le respect; cependant elle l'aimait et avait confiance en elle. Madame Sainte-Thérèse dit qu'elle venait chercher Marie. Cela affligea beaucoup les enfants de madame d'Aubecourt; ils avaient espéré que Marie resterait au château toute la journée, et que même, peut-être à la fin de cette journée, ils obtiendraient davantage; mais madame Sainte-Thérèse déclara que Marie ayant commencé les exercices de sa première communion, il fallait qu'elle demeurât dans la retraite jusqu'au moment où elle l'aurait faite; qu'elle ne sortirait point, excepté pour s'aller promener, et même que son cousin et sa cousine ne la pourraient venir voir qu'une fois par semaine. Il fallut bien se soumettre à cet arrangement. Quoique madame d'Aubecourt n'approuvât pas cette excessive austérité, qui tenait aux habitudes du couvent où madame Sainte-Thérèse avait passé la plus grande partie de sa vie, c'était une personne si vertueuse, et on lui avait tant d'obligations pour les soins et les services qu'elle avait rendus à Marie, qu'on ne crut pas devoir la contrarier. Lorsque Marie fut partie, Alphonse et Lucie se récrièrent sur son maintien, sur la grâce de ses manières; leur mère se joignit à eux, M. d'Aubecourt les approuva, et consentit positivement à ce qu'aussitôt après sa première communion Marie revînt habiter le château.

Il fut décidé que les premières communions du village se feraient à la Fête-Dieu, et que jusque-là madame d'Aubecourt et ses enfants iraient tous les jeudis passer l'après-midi chez le curé, où Marie les attendait avec bien de la joie. Elle les voyait aussi tous les dimanches à l'église, où, comme de raison, elle ne leur parlait pas; mais elle leur disait quelques mots en sortant de l'église, et quelquefois aussi, quoique rarement, on se rencontrait à la promenade. Ainsi on ne se perdait point de vue, on se parlait mutuellement de ses occupations. Marie avait lu toute son Histoire sainte, Alphonse lui indiqua d'autres livres d'histoire, et elle lui rendait compte de ses lectures. Lucie n'apprenait pas un point nouveau, ne s'occupait pas d'un ouvrage particulier sans dire:

—Je le montrerai à Marie.

Tout le monde était heureux à Guicheville, et on espérait de l'être bientôt davantage.

La Fête-Dieu approchait; les deux jeunes personnes, également pleines de piété et de ferveur, la voyaient arriver avec une joie mêlée de crainte. Alphonse songeait au beau jour qui devait ramener Marie, qui devait la donner, ainsi que sa soeur, pour exemple aux jeunes filles du village. Il aurait voulu le signaler par quelque fête; mais le sérieux et la sainteté d'un semblable jour ne souffraient aucun divertissement, ni même aucune distraction. Il voulut du moins contribuer, autant qu'il lui était possible, aux soins qui lui étaient permis. Madame d'Aubecourt avait fait faire à Lucie et à Marie deux robes blanches pareilles; Alphonse voulut qu'elles eussent aussi les voiles et les ceintures semblables. Sur l'argent que lui avait donné son grand-père pour ses étrennes, et qu'il avait gardé avec soin pour cette occasion, il les envoya acheter à la ville voisine, sans en parler à Lucie, qui ne croyait pas devoir s'occuper de ces soins, et laissait tout faire à sa mère. Il ne mit dans son secret que madame d'Aubecourt, et avec sa permission, l'avant-veille de la Fête-Dieu, il envoya à Marie, par Philippe, le voile et la ceinture, en la priant par un petit billet, de les mettre le jour de sa première communion.

Philippe était fort attaché à Alphonse et à Marie, c'était presque son seul mérite; du reste, brutal, querelleur, insolent, il avait pris surtout en aversion mademoiselle Raymond; et comme il était, avec son père, le seul des gens de la maison qui ne dépendît que très-peu d'elle, il se divertissait à la contrarier tant qu'il en trouvait l'occasion. Il ne la rencontrait pas avec Zizi, qu'il ne s'adressât à celui-ci pour lui dire quelque chose de désobligeant, à quoi il ajoutait toujours:

—C'est bien dommage qu'on ne vous laisse pas manger mademoiselle Marie, et il le menaçait de la main, Mademoiselle Raymond se fâchait, et Philippe s'en allait en riant. S'il le rencontrait dans un coin, ce qui n'arrivait guère, parce que mademoiselle Raymond n'osait plus le laisser aller tout seul, il lui attachait des branches d'épines à la queue, un bâton dans les jambes, ou une papillote au museau; enfin il imaginait tout ce qui pouvait déplaire à mademoiselle Raymond, qui vivait dans des transes perpétuelles.

Comme Alphonse tenait beaucoup à ce que Lucie eût tout la surprise de voir Marie mise absolument comme elle, il avait recommandé à Philippe d'entrer sans qu'on le vît au presbytère; et Philippe, qui aimait beaucoup à faire ce qu'il ne fallait pas faire, avait imaginé d'arriver par dessus le mur du jardin, qui était assez bas. Lorsqu'il y fut grimpé, il aperçut Marie qui lisait sur une petite éminence qu'on avait faite fort près du mur, pour jouir de la vue, qui était très-belle. Il l'appela à voix basse, lui jeta le paquet d'Alphonse, et se préparait à descendre, lorsqu'il vit mademoiselle Raymond qui arrivait le long du mur avec Zizi, qui piaffait devant elle. Comme elle approchait, Philippe trouve sous sa main un des gravois du mur, le jette à Zizi, et se cache dans les arbres qui garnissaient le mur à cet endroit. La pierre arrive: mademoiselle Raymond, qui se baissait en ce moment pour ôter à Zizi quelque chose qu'il avait dans la gueule, la reçoit au front, où elle lui fait une assez large blessure. Elle jette un cri et lève la tête. Voyant Marie sur l'éminence, qui s'étant levée, la regardait parce qu'elle avait entendu son cri, elle ne doute pas que la pierre ne vienne d'elle; et hâtant le pas, elle accourt se plaindre au presbytère, sans voir Philippe, qui n'était pas bien caché, mais qu'elle ne supposait pas devoir être là. Pour lui, sitôt qu'elle est passée, il saute à bas du mur et s'enfuit à toutes jambes. Mademoiselle Raymond ne trouve que madame Sainte-Thérèse; le curé était pour affaire à la ville voisine, et ne devait revenir que le lendemain au soir. Elle raconte ce qui lui est arrivé, lui montre son front sanglant, quoique la blessure ne fût pas profonde; elle montre aussi la pierre qu'elle avait ramassée, et qui aurait pu la tuer; elle dit que c'est Marie qui l'a jetée, et madame Sainte-Thérèse ne peut le croire; elle va cependant avec mademoiselle Raymond trouver Marie dans le jardin.

Marie, en les voyant arriver, cache son paquet sous une touffe de rosiers, car sans savoir encore ce qui était arrivé, elle se doutait bien que Philippe avait fait quelque chose de mal; et pour ne pas être obligée de dire qu'il était venu, elle ne voulait pas montrer ce qu'il avait apporté. Cependant elle rougissait, pâlissait, car elle craignait qu'on ne lui fît des questions, et elle ne voulait pas mentir. Madame Sainte-Thérèse, en arrivant, est frappée de son air embarrassé, et mademoiselle Raymond lui dit:

—Voilà donc, mademoiselle Marie, comme vous employez l'avant-veille de votre première communion! On dira après cela, dans le village, que vous êtes une sainte; je n'aurai qu'à montrer mon front. En disant cela elle le montrait, et Marie rougissait encore plus de l'idée que Philippe avait fait une si mauvaise action.

—Est-il possible, Marie, lui dit madame Sainte-Thérèse, que ce soit vous qui ayez jeté une pierre à mademoiselle Raymond? Et comme Marie hésitait en cherchant sa réponse, elle ajouta:

—Vous l'avez sûrement attrapée sans le vouloir; mais ce serait encore un divertissement bien indigne de votre âge et de l'action à laquelle vous vous préparez.

—Madame, dit Marie, je puis vous assurer que je n'ai pas jeté de pierre.

—Elle est apparemment venue toute seule, dit mademoiselle Raymond avec aigreur; et montrant l'endroit où elle était lorsqu'elle a reçu la pierre, elle prouve clairement qu'elle n'a pu lui venir que du jardin et d'un endroit élevé. Madame Sainte-Thérèse interroge Marie avec plus de sévérité, et Marie tremblante ne sait répondre autre chose, sinon:

—Je vous assure, Madame, que je n'ai pas jeté de pierre.

—Tout ce que je vois à cela, dit mademoiselle Raymond, c'est qu'il y a à parier que mademoiselle Marie ne fera pas sa première communion après-demain.

—Je crains beaucoup qu'elle ne s'en soit rendue indigne, répondit madame Sainte-Thérèse. Marie se met à pleurer, et mademoiselle Raymond s'en va raconter au château son aventure et dire que probablement Marie ne fera pas sa première communion. Elle rappelle le talent qu'avait Marie pour attraper à coups de pierre les chats qui passaient sous les gouttières, et elle ajoute:

—Elle en fait un bel usage!

Lucie est consternée; Alphonse, tout éperdu, court interroger Philippe, pour savoir si, quand il a fait sa commission, il s'est aperçu de quelque chose dans la maison du curé, si Marie avait l'air triste. Philippe l'assure que non, se garde bien de lui dire comment il lui a fait passer le paquet, et arrange les choses de manière à ce qu'Alphonse ne se doute de rien. Madame d'Aubecourt, inquiète, écrit à madame Sainte-Thérèse, qui lui répond qu'elle ne conçoit rien à ce qui est arrivé, mais qu'il lui paraît impossible que Marie ne soit pas bien coupable; et dans la journée du lendemain, on apprend par Gothon, qui l'a su de la servante du curé, que Marie a pleuré presque tout le jour, que madame Sainte-Thérèse la traite très-sévèrement, et la fait même jeûner le matin au pain et à l'eau. Le soir, Lucie va à confesse au curé, qui était revenu; elle voit Marie sortir du confessionnal en pleurant avec des sanglots. Madame d'Aubecourt s'approche de madame Sainte-Thérèse en lui demandant si Marie ne fera pas sa première communion le lendemain. Madame Sainte-Thérèse, d'un ton assez triste et assez sévère, lui répond:

—Je l'ignore.

Comme elles étaient dans l'église, elles ne se disent rien de plus, Marie, en passant, jette sur sa cousine un regard qui, malgré ses larmes, exprimait cependant un sentiment doux. Elle dit tout bas un mot à madame Sainte-Thérèse, qui l'emmène, et Lucie entre dans le confessionnal. Après avoir fini sa confession, elle se préparait à demander timidement au curé ce qu'elle désirait tant de savoir; mais avant qu'elle ait osé commencer sa phrase, on vint chercher le curé pour un malade, et il s'en va précipitamment sans qu'elle ait pu lui parler.

Elle passa toute la soirée et la nuit dans une anxiété inexprimable, d'autant qu'elle se reprochait toutes les pensées qu'elle dérobait à la sainte action du lendemain. Alors elle priait Dieu pour sa cousine, unissant ainsi sa dévotion à ses désirs, et l'idée du bonheur qui se préparait pour elle, aux voeux qu'elle formait pour sa chère Marie. Le matin arrivé, elle s'habilla sans parler, recueillant toutes ses pensées pour n'en pas laisser échapper une seule qui pût l'inquiéter; elle embrassa son frère, demanda à M. d'Aubecourt et à sa mère leur bénédiction, qu'ils lui donnèrent avec bien de la joie. M. d'Aubecourt dit qu'il la lui donnait pour lui et pour son fils. Tous soupirèrent de ce qu'il n'était pas présent à cette cérémonie; et après un moment de silence ils se rendirent à l'église.

Les jeunes filles qui devaient faire leur première communion y étaient déjà, rassemblées. Lucie, malgré son recueillement, les parcourut des yeux en un instant: Marie n'y était pas. Lucie pâlit, s'appuie sur le bras de sa mère, qui la soutient, l'encourage, lui dit d'offrir ses peines à Dieu, la conduit dans le rang des jeunes filles, et passe avec M. d'Aubecourt dans la chapelle à côté. Derrière les jeunes filles étaient mademoiselle Raymond, Gothon et les premières du village.

—Je savais bien qu'elle n'y serait pas, disait mademoiselle Raymond. On ne lui répondait pas, car on s'intéressait à Marie, qu'on avait vue plusieurs fois, depuis quelques mois, dans le cimetière, prier avec ferveur au pied de la croix qu'elle avait demandé qu'on mît sur la fosse de sa pauvre nourrice. Lucie entendit mademoiselle Raymond, et, violemment émue, elle priait Dieu de toutes ses forces, lui demandant de la préserver de tout sentiment coupable; mais l'agitation, la contrainte qu'elle imposait à ses pensées, la mettaient dans un état qu'elle ne pouvait presque plus supporter. Enfin on ouvre la porte de la sacristie. Marie parait, conduite par le curé et madame Sainte-Thérèse, le voile blanc sur la tête, belle comme les anges, et pure comme eux. Un murmure de satisfaction s'élève dans l'église. Marie traverse le choeur en s'inclinant devant l'autel, et va se mettre à genoux devant monsieur et madame d'Aubecourt, pour leur demander leur bénédiction.

—Ma fille, lui dit le curé assez haut pour être entendu, soyez toujours aussi vertueuse, et Dieu aussi vous bénira.

Oh! quelle joie sentit Lucie! elle leva les yeux au ciel, des yeux mouillés de larmes, et crut recevoir, dans le bonheur qu'elle éprouvait, le gage de la protection céleste sur toutes les actions de sa vie. Monsieur et madame d'Aubecourt, attendris, bénirent Marie, à genoux devant eux, tandis qu'Alphonse, placé derrière eux, le visage rayonnant de triomphe et de joie, regardait Marie avec autant de respect que d'affection. Madame d'Aubecourt conduisit elle-même Marie auprès de Lucie. Les deux cousines ne se dirent pas un mot, ne se jetèrent qu'un regard; mais ce regard, reporté, avant de se baisser, sur madame d'Aubecourt, exprimait un bonheur que les paroles n'auraient pu faire comprendre, et les yeux de madame d'Aubecourt répondirent à ceux de ses filles. Le moment tant souhaité arriva enfin; les deux cousines s'approchèrent ensemble de l'autel. Lucie, plus faible, agitée de tant d'émotions qu'il avait fallu contraindre, était près de se trouver mal; Marie la soutint: ses regards brillaient d'une joie angélique.

La communion reçue, les deux cousines retournèrent à leurs places, prièrent ensemble, et après avoir passé une partie de la matinée dans l'église, allèrent dîner au château, où l'on avait invité le curé et madame Sainte-Thérèse. Marie et Lucie parlèrent peu, mais on voyait qu'elles étaient bien heureuses. Alphonse, ses parents, les domestiques, paraissaient heureux; mais cette joie était silencieuse, il semblait qu'on craignit de troubler le calme parfait dont devaient jouir ces jeunes âmes pures et sanctifiées. Tous les égards s'adressaient, sans qu'on le voulût, aux deux jeunes cousines. On les servait avec une sorte de respect dont elles ne pouvaient concevoir aucun orgueil.

Après être retournée dans l'après-midi à l'église avec Lucie, Marie revint avec elle s'établir au château. La soirée fut bien douce et même un peu gaie. Alphonse commençait à oser rire, et les deux cousines à sourire. Marie trouva dans la chambre où elles couchaient, auprès de celle de madame d'Aubecourt, un lit pareil à celui de Lucie; tous ses meubles étaient semblables, c'étaient désormais deux soeurs. Marie, dès le lendemain, partagea les occupations de Lucie et surtout ses soins pour M. d'Aubecourt, qui l'aima bientôt autant que ses petits-enfants. Mademoiselle Raymond étant tombée malade quelque temps après, Marie, qui était forte, active, et qui avait eu l'habitude de soigner sa pauvre nourrice, lui rendit tant de services, alla si souvent dans sa chambre lui donner de la tisane, eut tant de soin chaque fois de caresser Zizi, et même quelquefois de lui porter du sucre pour l'adoucir, que tous les deux changèrent de sentiment à son égard; et si Zizi, qui était le plus rancunier, la grognait encore quelquefois, alors mademoiselle Raymond le grondait et demandait pardon pour lui à Marie.

Elle avait conté, mais sous le plus grand secret, à Alphonse et à Lucie, ce qui s'était passé; elle leur avait dit que madame Sainte-Thérèse l'ayant interrogée inutilement, l'avait traitée avec beaucoup de sévérité; qu'elle n'avait rien dit, de peur que, si on savait la vérité, cela ne fît chasser Philippe de la maison, mais qu'elle avait été bien malheureuse pendant ces deux jours; qu'enfin M. le curé étant revenu, elle avait pris le parti de le consulter en confession, bien sûre alors qu'il n'en dirait rien; qu'il lui avait conseillé de se confier à madame Sainte-Thérèse, ce qu'elle avait fait, en sorte qu'elles étaient réconciliées. Elle dit, de plus, à Lucie que ce qui l'avait fait pleurer si fort en sortant du confessionnal, c'est que le curé l'avait exhortée très-pathétiquement, en lui rappelant sa pauvre nourrice, portée en terre précisément le même jour et au même moment l'année précédente. Alphonse gronda très-fort Philippe et lui défendit de faire jamais aucun mal à Zizi ni rien qui pût déplaire à mademoiselle Raymond: celle-ci, devenue tranquille de ce côté, se console de n'être plus si maîtresse au château, parce que madame d'Aubecourt et ses enfants, en la débarrassant de beaucoup de soins, lui laissent plus de liberté, et que d'ailleurs les égards qu'ils ont pour elle comme une personne fidèle et attachée flattent son amour-propre; en sorte que son humeur s'adoucit sensiblement, et qu'on entend chanter et rire à Guicheville autant qu'on y avait entendu gronder pendant quelques années.

M. d'Aubecourt est rentré en France, il n'y a retrouvé que peu de chose de ses biens, mais cependant assez pour faire vivre sa femme et ses enfants. Marie, au contraire, s'est retrouvée riche, parce qu'on a reconnu ses droits à la fortune de sa mère, et même à celle de son père, qui était mort avant les lois contre les émigrés. M. d'Aubecourt le père est son tuteur; et comme elle jouit, quoique mineure, d'un revenu considérable, elle trouve mille moyens d'en faire partager les jouissances à cette famille qui lui est si chère; enfin, pour s'y unir tout-à-fait, elle va épouser Alphonse, qui l'aime tous les jours avec plus d'affection, parce qu'elle est tous les jours plus aimable. Lucie est transportée de joie de devenir réellement la soeur de Marie. Madame d'Aubecourt est bien heureuse; et Marie trouve qu'il ne manque rien à son bonheur que d'en pouvoir faire jouir sa pauvre nourrice; elle fait célébrer tous les ans un service à Guicheville, et toute la famille regarde comme un devoir d'y venir assister, pour honorer la personne qui a si généreusement pris soin de l'enfance de Marie.




LA VIEILLE GENEVIÈVE

—Vous ne savez faire que des bêtises! Comme vous attachez ridiculement cette épingle! Vous me serrez tout de travers: je serai horriblement habillée; cela est insupportable; je n'ai jamais rien vu de si maladroit.

C'était à peu près de cette manière qu'Emmeline parlait à la vieille Geneviève, qui, depuis qu'elle avait perdu sa bonne, était chargée de la servir, et qui, après avoir vu Emmeline toute enfant, ne s'attendait guère à en être un jour traitée de cette manière; mais on remarquait que depuis quelque temps Emmeline, naturellement douce et bonne, et même assez timide, prenait avec les domestiques des airs de hauteur auxquels on ne l'avait point accoutumée; elle ne les remerciait plus lorsqu'à table ils lui donnaient une assiette; elle se faisait servir sans leur dire jamais je vous prie. Jusqu'à ce moment Emmeline, lorsqu'elle traversait, à la suite de sa mère, une antichambre où tous les domestiques se levaient sur leur passage, n'avait jamais pu s'empêcher de répondre par un léger signe de tête à cette marque de leur déférence; mais alors elle semblait croire qu'il était de sa dignité de passer au milieu d'eux la tête plus haute qu'à l'ordinaire: on aurait pu remarquer cependant qu'elle rougissait un peu, et qu'il lui fallait un effort pour prendre ces manières qui ne lui étaient pas naturelles. Sa mère, madame d'Altier, qui commençait à s'en apercevoir, l'en avait plus d'une fois reprise; aussi Emmeline n'osait-elle pas trop s'y livrer en sa présence. Elle les affectait surtout lorsqu'elle était avec sa cousine, madame de Serres, jeune femme de dix-sept ans, mariée depuis dix-huit mois, très-gâtée durant toute son enfance, parce qu'elle était fort riche et n'avait point de parents; gâtée actuellement par sa belle-mère, qui avait fort désiré qu'elle épousât son fils, et gâtée aussi par son mari, qui, presque aussi jeune qu'elle, lui laissait faire tout ce qu'elle voulait. Accoutumée à ne se gêner pour personne, elle se gênait encore bien moins pour ses domestiques que pour les autres; aussi disait-elle sans cesse qu'il n'y avait rien de si insolent, parce que les tons durs et impérieux qu'elle prenait avec eux les entraînaient quelquefois à lui manquer de respect, et que la bizarrerie de ses caprices leur faisait perdre patience.

Emmeline, qui avait alors quatorze ans et voulait faire la grande personne, s'imaginait qu'il n'y avait rien de mieux que d'imiter les manières de sa cousine, qu'elle voyait presque tous les jours, parce qu'à Paris madame de Serres logeait dans la même rue que madame d'Altier, et qu'elle habitait à la campagne un château voisin. Elle n'avait pourtant pas osé déployer toute son impertinence avec les gens de sa mère, tous vieux domestique accoutumés à être bien traités, et qui, la première fois qu'Emmeline aurait voulu prendre avec eux ses airs impertinents ou arrogants, auraient bien pu se mettre à rire sans en faire ni plus ni moins. Elle se contentait de n'être avec eux ni bonne ni polie; ils ne l'en servaient pas moins, parce qu'ils savaient que c'était leur devoir; mais en la comparant avec sa mère, qui était si peu empressée d'user du droit qu'elle avait de commander, ils la trouvaient bien ridicule.

Emmeline s'en apercevait bien quelquefois, et s'impatientait en elle-même de n'oser les soumettre à sa domination; mais elle s'en dédommageait sur Geneviève, qui, née dans la terre de M. d'Altier, était accoutumée à regarder avec un grand respect jusqu'aux petits enfants de la famille de ses seigneurs; elle n'avait d'ailleurs jamais eu jusque-là l'honneur d'être entièrement attachée au château, où seulement on était depuis vingt ans dans l'habitude de l'employer journellement à quelques offices subalternes; en sorte que lorsqu'en arrivant cette année à la campagne, madame d'Altier, qui connaissait son honnêteté, l'avait prise chez elle pour aider Emmeline à s'habiller et faire le service de sa chambre, elle s'était crue montée en grade, mais sans en être plus fière, et elle avait regardé mademoiselle Emmeline, qu'elle n'avait pas vue depuis deux ans, tout-a-fait comme une personne à qui elle devait porter respect, et de qui elle devait tout souffrir. Aussi, quand Emmeline se plaisait à exercer son empire sur elle, en lui disant toutes les duretés qu'elle pouvait imaginer (et elle lui en aurait dit davantage si elle n'avait pas été trop bien élevée pour les savoir), Geneviève ne répondait rien, seulement elle se dépêchait le plus qu'elle pouvait, ou pour se débarrasser d'Emmeline, ou pour ne pas l'impatienter, et elle n'en était que plus maladroite et plus maltraitée.

Un jour que, pendant qu'elle rangeait la chambre d'Emmeline, celle-ci voulut l'envoyer faire une commission dans le village, comme Geneviève continuait ce qu'elle avait commencé, Emmeline se fâcha, trouvant très-étrange qu'on ne fit pas tout de suite ce qu'elle disait. Geneviève lui représenta que si, lorsqu'elle reviendrait après son déjeuner pour dessiner, elle ne trouvait pas sa chambre en ordre, elle la gronderait, et qu'il fallait cependant du temps pour tout. Comme elle avait raison, Emmeline lui dit de se taire et qu'elle l'ennuyait. Madame d'Altier, qui de la pièce voisine avait tout entendu, appela sa fille et lui dit:

—Êtes-vous bien sûre, Emmeline, d'avoir eu raison dans votre discussion avec Geneviève? C'est que lorsqu'on a pris ce ton-là avec un domestique, ce serait une chose terriblement fâcheuse qu'il se trouvât ensuite que l'on eût tort.

—Mais, maman, répondit Emmeline un peu honteuse, quand, au lieu de faire ce que je lui dis, Geneviève s'amuse à me répondre, il faut bien la faire finir.

—Vous êtes donc certaine, même avant d'avoir entendu ses raisons ou de les avoir examinées, qu'elles ne peuvent pas être bonnes?

—Il me semble, maman, qu'un domestique a toujours tort de raisonner au lien de faire ce qu'on lui dit.

—C'est-à-dire qu'il a tort même quand il a raison et qu'on lui commande une chose impossible.

—Oh! maman, ces gens-là trouvent toujours les choses impossibles, parce qu'il ne veulent pas les faire.

—Je reconnais les propos de votre cousine: je voudrais bien, Emmeline, que vous eussiez assez d'esprit pour garder vos ridicules à vous et ne pas prendre ceux des autres.

—Je n'ai pas besoin de ma cousine, reprit Emmeline piquée, pour savoir que Geneviève ne fait jamais la moitié de ce qu'on lui dit.

—Si vous n'avez d'autres moyens pour vous en faire servir que ceux que vous avez employés tout-à-l'heure, j'en suis fâchée, il faudra que je vous l'ôte, car je la paye pour vous servir, et non pas pour être maltraitée; je n'ai jamais payé personne pour cela.

Madame d'Altier dit ces mots d'un ton si ferme que sa fille n'osa répliquer. Elle s'en consola avec sa cousine, qui vint la voir une heure, et toutes deux convinrent que madame d'Altier ne savait pas se faire servir. Emmeline était en malheur ce jour-là; c'était dans une allée du jardin qu'elle avait cette conversation avec sa cousine; en la finissant elle vit sortir sa mère d'une allée voisine. Madame d'Altier se mit à rire du babil de ces deux petites personnes, qui prétendaient juger sa conduite. Elle haussa un peu les épaules en regardant sa fille, qui rougit prodigieusement, et voyant passer Geneviève, elle l'appela pour ranger quelques branches qui gênaient le passage. Geneviève répondit qu'elle viendrait aussi-tôt qu'elle aurait porté la pâtée aux dindons, qui criaient parce qu'ils avaient faim.

—En effet, dit madame d'Altier, il est clair, comme vous le disiez fort bien, que je ne sais pas me faire servir avant mes dindons; il faut apparemment qu'on me croie plus raisonnable et moins pressée qu'eux. Mais dans ce moment elles virent Geneviève qui, posant à terre, jetant presque ce qu'elle tenait dans ses mains, se mit à courir tant qu'elle put du côté de la maison.

—Ah! bon Dieu, disait-elle en courant, j'ai oublié de fermer la fenêtre de la chambre de mademoiselle Emmeline, comme elle me l'avait ordonné. Ah! bon Dieu, que je me dépêche! répétait-elle tout essoufflée.

—Je vous félicite, ma fille, dit madame d'Altier; je vois que vous avez, pour vous faire servir, encore plus de talent que mes dindons.

Emmeline ne dit rien, mais elle regarda sa cousine en dessous, comme c'était sa coutume lorsqu'on lui disait une chose qui lui déplaisait. Madame de Serres, qui se croyait interrompue dans ses importantes conférences avec Emmeline, et qui n'osait trop déployer toutes ses belles idées devant sa tante, dont elle craignait la raison et les plaisanteries, remonta en voiture pour aller dans le voisinage faire une visite, accompagné de sa femme de chambre, qui la suivait dans ses courses, parce qu'elle était encore trop jeune pour aller seule. Elle promit de revenir pour dîner, et Emmeline alla soigner ses fleurs.

—Ah ciel! s'écria-t-elle en arrivant près de la terrasse où étaient rangés les vases qui servaient à parer sa chambre, la pluie de cette nuit a effeuillé toutes mes roses, il n'y a plus une fleur sur mon jasmin; Geneviève aurait bien pu les rentrer hier au soir, mais elle ne sait rien faire, elle ne pense à rien.

—Dam! Mademoiselle, dit la vieille Geneviève, qui se trouvait près de là, je n'ose pas toucher à vos pots, de peur de les casser.

—Vous aviez rentré les miens, Geneviève? dit madame d'Altier.

—Oh! oui, Madame.

—Je suis bien aise, dit madame d'Altier en regardant sa fille, de voir que je puis être servie sans me faire servir.

—Mais, maman, reprit Emmeline, je ne lui avais pas dit de ne pas toucher à mes vases.

—Non; mais probablement, à la moindre chose qu'elle vous casse, vous la grondez tellement qu'elle n'ose plus s'y exposer.

—Il le faut bien, maman, dit Emmeline en montant l'escalier pour rentrer ses fleurs, Geneviève est si maladroite, si peu attentive, que... Comme elle prononçait ce mot, un des vases lui échappe, tombe sur l'escalier, et se brise en mille pièces.

—Elle est si maladroite, reprend madame d'Altier, qu'il lui arrive quelquefois ce qui vous arriverait tout comme à elle si vous étiez chargée des mêmes soins.

—En vérité, maman, dit Emmeline impatientée, ce qui m'arrive est bien assez désagréable, sans encore...

—Eh bien! quoi, ma fille?

Emmeline s'était arrêtée, honteuse de son impatience; madame d'Altier la prit par la main, la fit asseoir près d'elle et lui dit:

—Quand votre humeur sera passée, ma fille, nous raisonnerons. Emmeline baisa en silence les mains de sa mère, qui lui dit:

—Cela est donc bien fâcheux, mon enfant, ce qui vous est arrivé, de casser ce vase de terre peinte qui va être remplacé sur-le-champ par un de ceux qui sont dans la serre, et parmi lesquels vous savez que vous pouvez choisir!

—Non, maman, mais...

—Ce s'est pas pour votre anémone qui ne porte plus de fleurs, et que vous m'avez dit que vous vouliez remettre dans les plates-bandes; vous vous êtes épargné la peine de la dépoter. Emmeline sourit.

—Oui, maman, dit-elle; mais dans ces moments-là on éprouve toujours quelque chose de désagréable qui fait qu'on n'aime pas...

—A être tourmenté, n'est-ce pas, ma fille? Et c'est cependant ce moment-là que vous prenez pour gronder et maltraiter Geneviève quand il lui arrive quelque malheur de ce genre, comme pour ajouter à son chagrin et à sa confusion.

—Mais, maman, elle est obligée de prendre garde à ce qu'elle fait.

—Plus que vous, Emmeline, quand vous vous occupez de vos affaires? Vous voulez qu'elle prenne de vos intérêts plus de soin que vous n'en pouvez prendre, et que son application à vous servir lui fasse éviter des maladresses que vous n'auriez pas évitées pour vous-même?

—Mais enfin, ce que je casse est à moi, je suis bien assez punie; au lieu qu'elle...

—Ne saurait l'être assez, je le vois bien, pour, vous avoir causer un moment d'impatience. Et non-seulement c'est là votre opinion, mais vous voulez que ce soit aussi la sienne; car vous trouveriez très-mauvais qu'elle voulût vous prouver que vous avez tort.

—Sûrement, maman, il serait très-ridicule que Geneviève s'avisât de me raisonner quand je lui dis quelque chose.

—Cela s'entend: quand vous avez de l'humeur, Geneviève doit se dire: Je suis domestique, ainsi mon devoir est de conserver de la raison, de la patience pour mademoiselle Emmeline, qui n'est pas capable d'en avoir. Si mon âge, mes infirmités, ou enfin quelque faiblesse de ma nature rendaient en certains moments mes devoirs plus difficiles, je dois tout surmonter avec courage, de peur de causer à mademoiselle Emmeline un moment d'attente ou de contrariété qu'elle n'aurait pas la force de supporter. Si l'injustice me blesse, si l'humeur me révolte, si les fantaisies me paraissent une chose ridicule et insupportable, je dois cependant m'y soumettre en considérant que mademoiselle Emmeline est une pauvre petite personne à qui on ne peut pas demander mieux.

—Il faudrait, reprit Emmeline extrêmement piquée, que Geneviève eût bien peu d'attachement pour penser ces choses-là.

En ce moment arriva madame de Serres, très-agitée et en colère; elle n'avait pas fait sa visite.

—Imaginez, ma tante, dit-elle en arrivant, à madame d'Altier, que ma femme de chambre me quitte: elle a choisi le moment où elle était en voiture avec moi pour me l'annoncer. Ainsi je l'ai fait mettre à terre dans le chemin, elle s'en retournera comme elle voudra; vous voudrez bien me prêter la vôtre pour m'en retourner chez moi. Je l'avais bien longtemps avant mon mariage; elle me quitte pour une place, qui, dit-elle, lui convient mieux. Comptez sur l'attachement de ces gens-là!

—Lui étiez-vous fort attachée? demanda négligement madame d'Altier.

—Oh! pas du tout: elle est lente, désagréable; j'en aurais pris une autre si je l'avais trouvée.

Madame d'Altier se mit à rire. Rien ne lui paraissait plus ridicule que ces plaintes et cet étonnement continuel de ce qu'un domestique n'est pas plus attaché au maître qu'il a servi plusieurs années, quand le maître trouve tout simple de ne se pas soucier du domestique qui l'a servi tout ce temps. Madame de Serres ne vit pas que sa tante se moquait d'elle, mais Emmeline s'en aperçut. Il lui arrivait bien quelquefois de trouver sa cousine assez ridicule. Madame de Serres se consola, en plaisantant sur le plaisir qu'elle aurait de se retrouver sous la tutelle de mademoiselle Brogniard, la femme de chambre de madame d'Altier, qui prenait si gravement sa prise de tabac, et qui, en pleine campagne, marchait aussi droite et faisait la révérence aussi régulièrement que si elle eût été dans un salon au milieu de cinquante personnes. Il fut convenu que, comme il faisait beau et que le chemin était assez court à travers la campagne, elle s'en irait à pied, qu'Emmeline l'accompagnerait avec mademoiselle Brogniard, et qu'en passant elles iraient prendre du lait à une ferme qui se trouvait presque sur le chemin. Elles partirent peu de temps après le dîner; mais à peine étaient-elles arrivées à la ferme, que le temps, serein jusqu'alors, se chargea tout d'un coup, et qu'il commença à pleuvoir par torrents. Lorsqu'au bout d'une heure la pluie eut cessé fit qu'elles résolurent de se mettre en route, la campagne était pleine d'eau et de boue, elles y enfonçaient jusqu'à mi-jambe. Madame de Serres se désolait de n'être pas revenue en voiture; Emmeline, un peu choquée de ce qu'elle ne songeait qu'à elle, dit en voyant de loin arriver Geneviève avec un paquet:

—Ah! pour moi, voilà sûrement Geneviève qui m'apporte ma redingote et mes brodequins.

—Non, dit-elle; mais j'apporte les souliers fourrés et la robe ouatée de mademoiselle Brogniard; j'ai pensé qu'avec son rhumatisme, cette humidité pourrait lui faire beaucoup de mal.

—Vous auriez pu au moins, par la même occasion, reprit Emmeline avec humeur, m'apporter mes brodequins.

—Mademoiselle ne me l'avait pas dit.

—Mademoiselle Brogniard ne vous avait rien dit non plus.

—Mais elle savait, Mademoiselle, reprit mademoiselle Brogniard en appuyant d'un ton sentencieux sur toutes ses paroles, que je lui en aurais beaucoup d'obligations: en effet, Geneviève, je vous en remercie infiniment.

—Je n'ai fait que mon devoir, disait Geneviève, en aidant mademoiselle Brogniard à passer sa robe; et elle s'en alla, laissant Emmeline extrêmement piquée de ce que Geneviève se croyait plus de devoirs envers mademoiselle Brogniard qu'envers elle. Madame de Serres tâcha de plaisanter sur ce que mademoiselle Brogniard était la mieux vêtue et la mieux servie des trois; mais comme mademoiselle Brogniard répondait fort peu, les plaisanteries finirent, et les lamentations sur la voiture recommencèrent. Enfin, en approchant du grand chemin, madame de Serres aperçut avec un transport de joie sa voiture qui revenait au petit pas. Elle s'y élança.

—Mademoiselle Brogniard, dit-elle, me voilà au château, il n'est pas nécessaire que vous m'accompagniez plus loin. Adieu, ma petite, cria-t-elle à Emmeline, je suis enchantée de vous épargner ce reste de chemin. Et elle partit sans songer qu'elle pourrait tirer Emmeline de ces boues en la ramenant au moins jusqu'à l'avenue du château de sa mère. Emmeline y pensa, et vit bien que le système de sa cousine, de ne pas s'occuper du bonheur de ceux qui la servaient, rentrait dans un système beaucoup plus général, qui était de ne s'occuper de personne.

Ces réflexions et les représentations de sa mère épargnèrent à la vieille Geneviève quelques hauteurs et quelques caprices; mais Emmeline ne savait pas la traiter avec bonté. Elle ne lui commandait jamais que d'un ton sec et bref, et lui commandait toujours. Elle ne s'informait pas si la chose qu'elle lui ordonnait lui était plus facile ou plus commode à faire d'une autre manière ou bien à une autre heure; elle ne s'intéressait jamais à rien de ce qui la regardait: Emmeline avait pensé que cette espèce de familiarité lui donnait l'air d'une enfant.

A la fin de l'été, madame d'Altier et sa fille allèrent avec madame de Serres passer quelques jours dans un château du voisinage. Madame de Lignéville, maîtresse de ce château, était une jeune femme de vingt-deux ans, d'une douceur charmante, et remarquable surtout par sa bonté envers ses domestiques, dont la plupart l'entouraient depuis son enfance; sa concierge était son ancienne gouvernante, et madame de Lignéville n'avait pas craint de donner de l'autorité dans sa maison à celle qui en avait eu autrefois sur sa personne; car à mesure qu'elle était devenue raisonnable, sa gouvernante était devenue aussi soumise qu'elle était autrefois exacte à se faire obéir. Sa femme de chambre était la fille de cette gouvernante, qui avait été élevée avec elle, et n'en était pas pour cela moins zélée et moins respectueuse. Son valet de chambre avait appartenu à son père; son jardinier l'avait vue naître, et lui racontait encore quelquefois comme quoi, dans son enfance, elle mettait en terre des morceaux d'abricot pour faire venir des abricotiers. Tous l'aimaient, il semblait que dans la maison tout se fît par un ressort qu'on n'apercevait pas, et sans qu'on eût jamais rien à dire; un ordre avait l'air d'un avertissement auquel on s'empressait de se rendre: on ne se doutait pas que madame de Lignéville eût jamais grondé ses gens, et ils ne le croyaient pas eux-mêmes; car, s'il lui arrivait d'avoir quelque reproche à leur faire, ils s'apercevaient de leur tort plutôt que de la réprimande de leur maîtresse. Emmeline voyait avec étonnement que cette bonté de madame de Ligneville ne lui donnait ni moins d'élégance ni moins de dignité. Il lui semblait même qu'elle avait l'air bien plus maîtresse en n'ordonnant jamais, que madame de Serres, qui semblait ne pouvoir se faire obéir qu'à force de dire, de tracasser et de gronder. Elle voyait aussi que, bien qu'on s'amusât quelquefois des petits airs hautains et capricieux de sa cousine, on traitait madame de Ligneville avec bien plus de respect et d'amitié.

Elles étaient chez elle depuis deux jours, quand toute la société du château fut invitée pour le lendemain à une fête qui se donnait à quelques lieues de là. Mesdames de Serres et de Ligneville eurent envie d'y aller en costume de paysannes du pays: Emmeline en avait un qu'on envoya chercher, et qui devait servir de modèle; mais madame de Ligneville, en le voyant, le trouva assez compliqué, et dit qu'elle craignait que sa femme de chambre n'eût pas le temps de le finir pour le lendemain, parce qu'on devait partir de bonne heure.

—Oh! il faudra bien, dit madame de Serres, que la mienne le fasse; je ne lui passe pas ainsi ses fantaisies. Vous gâtez vos gens, ma chère, dit-elle à madame de Ligneville; je le sais par Justine, qui est, je crois, la cousine de votre Sophie, mais que j'ai prévenue qu'elle ne devait pas s'attendre à être traitée de même: croyez-moi, c'est le moyen de n'en rien obtenir.

Madame de Ligneville ne répondit point; elle s'inquiétait fort peu de faire partager ses sentiments aux autres. Madame de Serres alla vite donner ses ordres, et Justine se mit à travailler. Le soir, quand madame de Serres remonta chez elle, le costume était assez avancé; mais il n'était pas à sa fantaisie; elle se fâcha, dit qu'elle ne porterait jamais une horreur pareille, et qu'il fallait recommencer. Justine dit que cela était impossible, à moins de passer la nuit. Madame de Serres répondit qu'elle n'avait qu'à la passer, et que ce n'était pas un si grand malheur. Justine dit qu'elle ne le pouvait pas, parce qu'elle était fatiguée d'avoir travaillé toute la soirée. Madame de Serres lui dit qu'elle était une impertinente, et de s'arranger pour le lui apporter le lendemain à son réveil, ou pour ne plus se présenter devant elle.

Le lendemain, à son réveil, la robe était absolument au point où elle l'avait laissée en se couchant. Justine lui dit que comme Madame paraissait avoir l'intention de la renvoyer, elle venait lui demander son congé. Madame de Serres s'emporta, lui dit de sortir de sa chambre, qu'elle ne voulait plus la voir, et fit demander mademoiselle Brogniard pour la lever; enfin elle fit tant de bruit de ce qu'elle appelait l'insolence de Justine, elle fut si déraisonnable, que toute la maison sut ce qui lui arrivait et s'en divertit beaucoup, parce qu'on avait déjà entendu rapporter sur son compte plusieurs aventures pareilles. A déjeuner, elle affecta un air plus dégagé qu'à l'ordinaire, pour cacher l'humeur qu'on voyait percer. Elle ne parla point du tout de son habit; madame, de Ligneville n'en parla pas non plus, comptant bien ne pas mettre le sien, quand même il serait fait; et Emmeline, fort triste, parce que sa mère lui avait dit que pour ne pas fâcher sa cousine il ne fallait pas mettre le sien, qui lui allait très-bien, commençait à trouver que madame de Serres avait eu grand tort de traiter Justine de cette manière.

Après le déjeuner on allait se séparer pour les toilettes, lorsqu'on voulut entrer dans la chambre de madame de Ligneville, pour voir une fleur singulière que lui avait apportée son jardinier. Comme on y était, Sophie entra aussi par une des petites portes de l'intérieur de l'appartement, tenant sur ses mains l'habit de madame de Ligneville entièrement fini, et le plus joli du monde; tout le monde le regarda, et fut tenté de regarder madame de Serres, qui, bien qu'en rougissant, s'empressa de le louer.

—En vérité, Sophie, dit madame de Ligneville très-embarrassée, j'y avais renoncé, car je n'aurais jamais cru que vous pussiez le finir.

—Oh! Madame, dit étourdiment Sophie, ma cousine m'a aidée, et nous nous sommes levées de bonne heure.

Cette cousine, c'était Justine. Madame de Serres rougit encore davantage, et madame de Ligneville rougit aussi; mais les autres personnes eurent envie de rire. Emmeline le vit, et dès ce moment sa cousine lui parut aussi ridicule qu'elle l'était en effet. On insista pour que madame de Ligneville mit son habit; en sorte qu'Emmeline mit le sien. Comme madame de Ligneville prétendit qu'elle serait sa soeur aînée, elles passèrent presque toute la journée l'une près de l'autre, ce que madame d'Altier trouva très-bon, parce que madame de Ligneville était extrêmement raisonnable; et Emmeline la trouva si bonne, si charmante, qu'elle s'y attacha beaucoup. Deux ou trois fois madame de Ligneville dit en regardant sa robe:

—Il y a vraiment bien de l'ouvrage, il faut que cette pauvre Sophie ait terriblement travaillé. Et Emmeline, comme madame de Ligneville lui plaisait, trouva charmant de sa part ce que peu de temps auparavant elle aurait regardé comme au-dessous de sa dignité; mais elle sentait en même temps qu'il pouvait être doux de recevoir des preuves d'affection et d'en jouir. Elle s'amusa beaucoup à la fête. Cependant, lorsqu'elle revint, la fatigue et la chaleur qu'elle avait éprouvées lui donnèrent une petite maladie qui la retint assez longtemps dans son lit. Un jour, pendant qu'elle avait la fièvre, elle entendit Geneviève, qui se donnait beaucoup de soins autour d'elle, dire:

—Il faut bien la soigner, cette pauvre petite, quoique je sois sûre que quand elle se portera bien elle me fera bien souffrir. Elle se sentit humiliée d'avoir besoin de la générosité de Geneviève. Pendant sa convalescence elle eut aussi besoin bien souvent de ses secours. Comme elle était très-faible, Geneviève lui était nécessaire presque pour tous les mouvements qu'elle voulait faire. Il fallut bien devenir moins fière, et comprendre que c'est bien peu de chose que la dignité et l'autorité d'un être qui ne peut rien par lui-même. Elle sentit que, si les domestiques ont besoin des maîtres pour le soutien de leur existence, les maîtres, que l'habitude de l'aisance a accoutumés à une foule de délicatesses, ont sans cesse besoin des domestiques pour l'agrément et la commodité de leur vie. Elle vit aussi dans la suite qu'un domestique laborieux et honnête trouve toujours un maître qui le paye, au lieu qu'un maître qui paye n'est pas toujours sûr de trouver un domestique qui le serve avec zèle et affection; qu'ainsi c'est au maître surtout qu'il importe que les domestiques soient contents. Elle revint à son caractère naturel, qui était de desirer que l'on fût content d'elle, et trouva que c'était ce qu'il y avait de plus doux et de plus commode.




AGLAÉ ET LÉONTINE
ou
LES TRACASSERIES.

Aglaé vivait dans une ville de province avec sa grand'mère, madame Lacour, veuve d'un notaire. Comme madame Lacour avait de l'aisance, et d'ailleurs beaucoup d'ordre et d'économie, elle vivait fort agréablement, ne fréquentant que les personnes de sa classe, sans rechercher celles qui se distinguaient par un rang plus élevé ou par de plus grandes richesses. Elle avait tous les jeudis son assemblée, et passait les autres soirées chez des personnes de ses amies. Aglaé, qui l'accompagnait toujours, y retrouvait nombre de jeunes filles et de jeunes gens de son âge qui accompagnaient aussi leurs parents, le jeudi, chez madame Lacour. L'été, on faisait des parties hors de la ville, on allait passer la journée au jardin de l'une ou de l'autre des personnes de la société. Ces jardins étaient fort près, les jeunes gens y allaient à pied, les personnes plus âgées sur des ânes; on allait courir dans les champs, on revenait le soir bien las, main bien content, et on recommençait quelques jours après.

Aglaé, qui était douce et bonne, était très-aimée de ses camarades, mais elle avait particulièrement pour amis Hortense Guimont et Gustave son frère, enfants du médecin de la ville. Hortense avait quatorze ans, et Aglaé un an de moins; Gustave en avait seize. Quoique Aglaé fût moins familière avec lui qu'avec Hortense, elle l'aimait beaucoup; elle avait même pour lui une sorte de respect, parce que Gustave était un jeune homme fort avancé pour son âge, très-estimé dans la manière dont il faisait ses études, et qu'on regardait comme destiné à faire son chemin d'une manière très-honorable. Les gens même qui l'avaient vu enfant commençaient à ne plus dire le petit Guimont, mais le jeune Guimont, quelques-uns même monsieur Guimont. Les parents le donnaient pour modèle à leurs fils; les jeunes gens étaient fiers de Gustave et ne lui parlaient qu'avec déférence.

Sa soeur Hortense était aussi une personne aimable et raisonnable. M. Guimont, leur père, les avait très-bien élevés. Quoiqu'il fût très-recherché par tout ce qu'il y avait de plus distingué dans la ville, non-seulement à cause de ses talents comme médecin, mais à cause de son esprit et de son amabilité, il n'avait jamais voulu mener ses enfants dans les sociétés qu'il fréquentait lui-même quelquefois.

—Il faut, disait-il, que ma fille reste parmi les gens avec qui elle est destinée à passer sa vie. Quant à mon fils, si ses talents lui donnent un jour les moyens d'être reçu dans le monde d'une manière agréable, j'en serai enchanté, mais je ne veux pas lui en donner le goût avant d'être sûr qu'il pourra s'y maintenir honorablement.

On lui disait quelquefois:

—Avec les connaissances que vous avez, vous pourriez pousser votre fils.

Il répondait:

—Si mon fils a du mérite, il se poussera de lui-même; s'il n'en a pas, je ne veux pas le pousser à quelque place où il ne ferait que découvrir son incapacité; et il ajoutait:

—Gustave est beaucoup plus avancé que je ne l'étais quand j'ai commencé, car je crois qu'on pourra être disposé à l'estimer à cause de moi; c'est à lui à faire le reste, et il fera beaucoup mieux que moi, car je ne puis faire qu'on l'estime à cause de lui. Cependant M. Guimont n'avait pu résister entièrement aux importunités de quelques personnes qui l'aimaient beaucoup et qui l'avaient extrêmement pressé de leur amener son fils. Gustave, qui était fier, s'était trouvé très-mal à son aise au milieu des personnes dont il n'était pas l'égal, qui pensaient lui faire honneur en le recevant, et avec des jeunes gens qu'il ne pouvait traiter comme camarades. Il craignait d'être trop froid, et ne voulait pas cependant être trop poli, parce qu'un excès de politesse aurait pu passer pour flatterie, ou trop prévenant, parce qu'il sentait que ces prévenances n'avaient pas de quoi flatter. Il pria donc son père de ne l'y plus conduire, et songea seulement à acquérir tant de mérite personnel, qu'il pût espérer un jour d'être recherché pour lui-même, de faire honneur à son tour à ceux qui le recevraient, et de les voir attacher du prix à ses prévenances.

Il se plaisait beaucoup chez madame Lacour, qui était une femme fort raisonnable et amie de son père; il aimait fort Aglaé, que sa grand'mère avait élevée aussi bien que peut l'être une jeune personne en province, qui marquait assez de désir de s'instruire, et dont madame Lacour l'avait prié de revoir les extraits. Gustave était un maître très-sévère, et Aglaé craignait beaucoup plus sa désapprobation que celle de sa grand'mère: quand Gustave était mécontent, c'était Hortense qui les remettait bien ensemble; et même, comme elle était un peu plus âgée et plus habile qu'Aglaé, elle revoyait ordinairement ses extraits avant que celle-ci les montrât à Gustave, tant elle avait peur qu'il ne la trouvât en faute. Malgré cela ils vivaient en très-bonne intelligence, et, après sa soeur, Aglaé était la personne en qui Gustave avait le plus de confiance: elle en était très-fière, car tous les jeunes gens et les jeunes personnes qu'elle voyait faisaient grand cas de l'amitié de Gustave. Les gens riches et la noblesse qui habitaient la ville n'y passaient ordinairement que l'hiver; l'été, tout le monde allait dans ses terres: la ville n'en était pas moins gaie alors pour Aglaé et les sociétés de madame Lacour; mais comme elle était plus tranquille, le moindre mouvement y faisait impression. On fut donc extrêmement occupé de M. d'Armilly, qui y arriva avec sa fille Léontine. M. d'Armilly venait d'acheter une terre dans les environs: le château était inhabitable, et il faisait rebâtir; et pour être plus à portée d'en diriger les travaux, il était venu s'établir à la ville, mais il n'y habitait que très-peu, couchant presque toujours dans une ferme voisine pour être plus près de ses ouvriers. Il laissait sa fille avec une personne de confiance qui lui servait de gouvernante, et qui aurait été capable de la bien élever, parce qu'elle avait été bien élevée elle-même, si, pour plaire à M. d'Armilly, qui gâtait excessivement sa fille, elle ne lui eût laissé faire absolument sa volonté.

Léontine, sotte comme un enfant gâté, était d'une hauteur excessive. Elle avait quinze ans: c'est l'âge où il entre le plus d'idées ridicules dans la tête d'une jeune fille. Comme elle avait quelques parents d'un assez grand nom, elle avait vécu à Paris dans les sociétés les plus recherchées et avait pris quelques-uns des airs d'une femme en y joignant toutes les sottises d'une enfant. Reçue, en arrivant, ainsi que son père, avec tout le respect qu'inspirait à un maître de poste un des plus grands propriétaires des environs, elle avait cru devoir soutenir sa dignité par des tons convenables. Elle avait demandé s'il y avait en ce moment dans la ville quelqu'un à voir. On lui avait indiqué madame Lacour, M. Guimont, M. André, fabricant de toiles, M. Dufour, gros marchand de vin, etc. Elle avait nommé quelques-unes des personnes plus connues qu'elle savait y habiter, personne n'y était alors; et Léontine, contente d'avoir au moins fait connaître par ses questions quelles étaient les sociétés qui lui convenaient, n'avait osé, quelqu'envie qu'elle eût d'être impertinente, déployer que la moitié des airs ridicules qu'elle avait préparés pour montrer le dédain que lui inspiraient les autres noms.

Réduite à la société de sa gouvernante et à quelques courses qu'elle faisait avec son père au château que l'on bâtissait, Léontine n'avait trouvé d'autre divertissement que de choisir dans ses robes ce qu'il y avait de plus nouveau, ce qu'elle imaginait devoir faire un effet plus extraordinaire en province, et aller tous les jours à la promenade de la ville étaler ses grâces méprisantes. Tout le monde la regardait, c'était ce qu'elle désirait: tout le monde se moquait d'elle sans qu'elle s'en doutât, mais en secret toutes les jeunes filles commençaient à l'imiter. On remarquait déjà qu'elles portaient la tête beaucoup plus haute, et qu'il s'était fait une innovation dans la manière d'attacher les ceintures. Aglaé avait déjà tourné et retourné son chapeau de deux ou trois manières pour lui donner quelque chose de l'air de celui de Léontine, et elle avait essayé deux ou trois façons d'arranger les plis de son châle.

Gustave s'en était aperçu, et s'était moqué d'Aglaé, qui n'en était pas convenue, mais qui avait en secret pris beaucoup d'humeur contre Gustave de ce qu'il n'avait pas senti le mérite d'un noeud qu'elle avait trouvé moyen de placer précisément comme l'était celui de Léontine la veille.

L'agitation était générale: Hortense même, si accoutumée à déférer aux opinions de son frère, s'était déjà disputée deux fois avec lui, parce qu'elle soutenait que, de ce qu'une mode avait été apportée par Léontine, ce n'était pas une raison pour qu'elle ne fut pas jolie, et que, si elle était jolie, il était raisonnable de la prendre. Gustave, presqu'aussi enfant dans son genre qu'Aglaé dans le sien, ne voulait pas qu'on imitât en rien Léontine, tant il avait d'humeur de l'importance qu'on mettait à tout ce qui venait d'elle. En effet, elle ne faisait pas un pas qui ne fût su; on était instruit de ce que le cuisinier de son père avait acheté pour son dîner, et l'on intriguait sourdement pour savoir ce qu'elle mangeait à son déjeuner. On savait si elle avait bien ou mal entendu la messe, ce qui prouvait que les observateurs l'avaient entendue avec peu d'attention. Enfin, quand elle passait dans la rue, on s'appelait à la fenêtre.

Qu'on juge du mouvement qui se fit dans la maison de madame Lacour lorsqu'un matin Léontine vint avec sa gouvernante, mademoiselle Champré, lui rendre visite. Le mari de madame Lacour, longtemps notaire dans une autre province, avait rendu de grands services à M. d'Armilly dans ses affaires: celui-ci ayant su que sa veuve habitait la ville, avait recommandé à sa fille de l'aller voir, en attendant que ses affaires lui permissent d'y aller lui-même; et Léontine, qui commençait à s'ennuyer, ne fut pas fâchée d'avoir un prétexte pour déroger à sa dignité. Madame Lacour, qui n'avait pas beaucoup partagé l'extrême intérêt qu'on prenait à tout ce que faisait Léontine, ne fut que médiocrement émue de sa visite; mais Aglaé rougit dix fois avant qu'elle lui adressât la parole, et dix fois encore en lui répondant.

Il n'est pas si aisé qu'on le croirait bien de prendre de certains airs avec les gens qui ne sont pas accoutumés à ces airs-la, et dont la simplicité les dérange à chaque instant. Lorsqu'on n'est pas soutenu par la concurrence, et l'exemple des autres, par l'affectation de ceux qui nous entourent, on retombe malgré soi dans le naturel, et les tons étudiés de l'impertinence ne reviennent que par instants et comme par souvenir. Léontine fut beaucoup moins ridicule qu'on n'aurait pu le penser. Madame Lacour, avec son indulgence ordinaire, la trouva bien, et Aglaé déclara qu'elle était charmante.

C'était le jeudi: le soir, à l'assemblée de madame Lacour, on ne parla d'autre chose que de la visite du matin.

—Elle s'est donc enfin décidée, disaient les unes; il faut croire qu'elle nous fera aussi l'honneur de venir nous voir; et elles étaient choquées de ce que Léontine avait commencé par madame Lacour. D'autres se retranchaient dans leur dignité et disaient qu'elles s'en souciaient fort peu. Les autres, moins réservées, demandaient ce qu'elle avait dit, calculaient le jour où elle irait voir ou madame André, ou madame Dufour, se disaient à l'oreille qu'elle pourrait bien ne pas aller voir madame Simon, qu'elles ne jugeaient pas être d'aussi bonne compagnie qu'elles, et commençaient à convenir que cela serait tout simple. Les jeunes filles répétaient dans leur coin à peu près les mêmes choses que leurs mères, et avec plus de volubilité encore. Pour Aglaé, elle racontait, expliquait, recommençait du ton le plus important et le plus animé, lorsqu'elle s'aperçut que Gustave, dans son coin, haussait les épaules en souriant d'un air ironique: cela la déconcerta prodigieusement; mais comme elle vit qu'Hortense l'écoutait avec plus d'intérêt que son frère, elle se remit, et aurait volontiers continué toute la soirée cette conversation. Ce ne fut qu'à son grand déplaisir qu'on parla d'autre chose; aussi avait-elle soin de ramener ce sujet à chaque instant.

—C'est précisément, disait-elle, ce que me racontait ce matin mademoiselle Léontine d'Armilly. Si on parlait d'un site des environs:

—Mademoiselle Léontine d'Armilly ne l'a pas encore vu, reprenait Aglaé. On se plaignait du chaud qu'il avait fait dans la journée.

—Mademoiselle Léontine d'Armilly, observait Aglaé, a été bien étonnée de trouver l'appartement de ma bonne-maman si frais.

En ce moment elle se balançait sur sa chaise; les deux pieds de devant de la chaise glissèrent en arrière, Aglaé et la chaise tombèrent chacune de leur côté. Tout le monde accourut pour relever Aglaé, Gustave comme les autres; mais quand il vit qu'elle ne s'était point fait de mal:

—Apparemment, dit-il, que c'est comme cela que fait mademoiselle Léontine d'Armilly. Tout le monde se mit à rire. Aglaé, honteuse et en colère, ne prononça plus le nom de Léontine, mais elle ne parla pas à Gustave de la soirée. Quoiqu'elle n'osât pas trop le bouder, il est certain qu'elle commençait à perdre toute sa confiance en lui, car elle voyait qu'elle ne pouvait pas lui parler de ce qui, en ce moment, l'occupait le plus. Elle craignait aussi un peu Hortense, et se trouvait mal à son aise avec ceux qu'elle aimait le mieux, parce qu'ils ne partageaient pas les ridicules plaisirs de sa vanité.

Les autres, tout en se moquant de l'importance qu'elle avait mise à la visite de Léontine, en mirent autant à l'attendre: pendant trois ou quatre jours, à l'heure où elle était venue chez madame Lacour, les jeunes filles eurent soin de se mettre sur leur propre, de tenir l'oreille au guet, et Léontine ne vint point, mais on apprit qu'elle avait prié Aglaé à déjeuner; et le soir, à l'assemblée, Aglaé, qui n'osa pas trop parler de son déjeuner, parce que Gustave était là, dit seulement que le lendemain Léontine devait venir la prendre pour qu'elles allassent ensemble à la promenade. Toutes les camarades d'Aglaé se redressèrent d'un air piqué; on voyait toute l'humeur que leur donnait cette préférence; une d'elles, nommée Laurette, moins fière et plus étourdie que les autres, dit à Aglaé:

—Eh bien! je demanderai à maman la permission d'aller à cette heure-là chez toi; de cette manière je serai aussi de la promenade. Aglaé, fort embarrassée, balbutia quelques excuses; elle dit que Léontine ne connaissait pas Laurette, qu'elle ne savait pas si cela lui conviendrait. Laurette dit que cela lui était bien égal, qu'elle trouverait de reste avec qui se promener, et proposa sur-le-champ la partie à deux ou trois autres jeunes personnes, qui l'acceptèrent en disant:

—Oh! pour nous, il ne nous siérait pas d'être si fières. Une des mères entendit tout cela: heureusement que ce n'était pas celle de Laurette, car elle aurait fait une scène; mais elle n'en dit pas moins quelques mots sur l'importance qu'il y avait à s'exposer à des affronts, et tint plusieurs autres propos pleins d'aigreur qui furent répétés par les jeunes personnes. La soirée se passa de la manière la plus désagréable. Madame Lacour, qui était incommodée, était restée chez elle. Le soir, ce M. Guimont qui, en venant chercher ses enfants pour les ramener, reconduisit aussi Aglaé. Elle se tint constamment auprès de monsieur Guimont pour éviter de parler à Hortense et à Gustave, dont elle avait bien vu le mécontentement, quoiqu'ils n'eussent rien dit, et que même Hortense, avec sa bonté ordinaire, eût essayé plusieurs fois de rompre les propos qui pouvaient être désagréables à Aglaé. Si elle y eût réfléchi, elle eût senti que le plaisir d'être préférée pour tenir compagnie à Léontine ne valait pas ce qu'il lui faisait souffrir d'embarras avec ses amies; mais la vanité l'aveuglait, et elle ne sentait pas combien c'est s'abaisser que de se croire honorée d'une pareille distinction. Le lendemain, Aglaé, aussi parée qu'il lui avait été possible, se rendit, avec Léontine à la promenade. On voyait dans son maintien l'orgueil qu'elle éprouvait d'être l'objet de l'attention, et en même temps son embarras envers Léontine, avec qui elle n'était pas à son aise, craignant toujours de dire quelque chose qui ne lui parût pas convenable: car ce qu'il y avait de singulier, c'est qu'elle se rendait ridicule, sans s'en inquiéter, aux yeux d'un grand nombre de personnes avec qui elle était destinée à vivre, tandis que l'idée de paraître ridicule à une seule qu'elle connaissait à peine, et qu'elle devait peut-être voir pendant deux mois tout au plus, lui aurait causé un chagrin inexprimable. Tout le monde s'était rendu à la promenade. Les mères passaient auprès d'Aglaé d'un air digne et mécontent, quelques-unes en disant un mot d'humeur qu'elle mourait de peur que Léontine n'entendit. Quelques jeunes personnes se redressèrent aussi: tous les jeunes gens la saluèrent, mais elle trouva à quelques-uns, ce jour-là, l'air si commun et une si mauvaise tournure, qu'ils furent extrêmement mécontents de la manière dont elle leur rendit leur salut, épiant pour ainsi dire le moment où Léontine ne la verrait pas. Celle-ci lui avait déjà demandé le nom et la profession de plusieurs, et Aglaé avait répondu avec un peu de peine, parce qu'elle ne trouvait pas leurs titres fort brillants à présenter; quand elle prévoyait quelque critique à faire sur leur personne ou leur tournure, elle se hâtait de la faire, de peur que Léontine ne la soupçonnât de ne s'en pas apercevoir; jamais elle n'avait découvert tant de défauts à ses amis et à ses connaissances. Enfin elle aperçut de loin Hortense et son frère.

—Ah! dit-elle, ceux-là sont bien aimables. Elle mourait d'envie de leur faire faire connaissance avec Léontine, car elle imaginait que cela leur ferait plaisir comme à elle; et malgré ses mécontentements, elle les aimait véritablement. D'ailleurs elle était fière de Gustave, de son esprit, de sa réputation, et elle était bien aise de s'en parer auprès de Léontine; aussi se mit-elle à lui faire son éloge avec beaucoup de chaleur, disant qu'il faisait des vers charmants, et que tout le monde assurait qu'il était fait pour figurer à Paris dans la meilleure société.

—Il faudrait pour cela, ma chère, répondit Léontine d'un air capable, qu'il prît un peu de tournure, car il a bien l'air d'un écolier. En disant ces mots, elle jeta sur Hortense et Gustave un coup d'oeil distrait et parla d'autre chose.

Aglaé rougit, moitié pour Gustave, moitié pour elle, qui s'était ainsi compromise: ils arrivaient en ce moment près d'elle; elle aurait bien voulu s'arrêter à leur parler; elle ralentit son pas; mais Léontine, qui avait la tête tournée d'un autre côté, continua à marcher, et Aglaé la suivit, jetant sur Hortense, car elle n'osait regarder Gustave, un regard honteux et triste qui semblait dire:

—Voyez, je ne sais que faire. Et Gustave haussa les épaules de l'asservissement où s'était réduite sa fiable petite amie.

Le lendemain, il ne fut question dans la ville que des impertinences d'Aglaé. L'une disait qu'elle ne l'avait pas saluée, une autre prétendait qu'elle avait fait semblant de ne pas la voir; une troisième, qu'elle l'avait regardée en riant et en se moquant d'elle avec Léontine. Les jeunes gens étaient les uns pour, les autres contre. Gustave était le seul qui ne dît rien, mais il avait l'air triste, et Hortense tâchait d'atténuer les torts d'Aglaé.

Deux jours après, celle-ci mena Léontine se promener au jardin de madame Lacour. Comme elle ne savait quelle fête lui faire, elle avait engagé la servante à lui porter du lait et des échaudés, mais elle n'avait osé le dire à sa grand'mère, de peur que madame Lacour ne lui dit qu'il fallait engager ses amies à y venir aussi. Aglaé aurait sûrement trouvé cela plus amusant que le tête-à-tête avec Léontine, mais elle ne savait pas si cela lui conviendrait, et elle était si enfant, qu'elle osait beaucoup moins hasarder avec Léontine qu'elle n'aurait hasardé avec une personne respectable. Tandis qu'elles étaient dans le jardin, Laurette passa devant la porte; elle la vit ouverte et entra. Elle revenait avec la servante de la maison de chercher des fruits et de la salade du jardin de son père; elle portait son panier à son bras; elle avait sa robe de tous les jours, qui n'était pas trop propre, parce que Laurette était peu soigneuse. La servante avait la tournure et le ton grossier d'une paysanne; elle rapportait dans un torchon un jambon qu'elle avait enterré plusieurs jours dans le jardin pour l'attendrir et qu'elle avait été y chercher. Qu'on juge de l'embarras d'Aglaé à une pareille visite. Si elle eût été une personne raisonnable, si elle eût eu quelque dignité, elle eût, sans affectation, accoutumé Léontine, dès les premiers jours, à lui voir les habitudes simples d'une petite fortune, et par conséquent à les retrouver dans les personnes de sa connaissance. Il n'aurait pas été nécessaire pour cela de s'entretenir des soins du ménage, ce qui est toujours ennuyeux, mais seulement ne s'en pas cacher comme d'une chose humiliante; et, par exemple, elle n'aurait pas pris cent mille détours pour éviter de laisser connaître à Léontine que c'étaient elle et sa grand'mère qui faisaient elles-mêmes leurs confitures, préparaient pour l'hiver les cornichons, les légumes et les fruits secs. Léontine, si elle l'avait su, aurait pu trouver qu'il était plus agréable de n'avoir pas la peine de prendre ces soins-là soi-même, mais elle n'aurait certainement jamais osé en faire un motif de dédain, car il y a dans les actions raisonnables, lorsqu'on les fait d'une manière naturelle, sans honte et sans ostentation, quelque chose qui impose aux personnes même qui ne le sont pas. Aglaé, si elle eût pris ce parti, n'aurait pas été embarrassée de voir arriver Laurette avec la salade, et la servante avec son jambon; mais tous les airs de dame qu'elle avait voulu prendre se trouvaient dérangés par l'apparition de Laurette: aussi la reçut-elle assez mal; et sans mademoiselle Champré, qui lui fit faire une place sur le gazon où elles étaient assises, elle l'aurait laissée debout. Laurette, qui était fort mal élevée, dit plusieurs choses ridicules. La servante se mêla aussi plusieurs fois de la conversation. Aglaé était au supplice; enfin Laurette s'en alla, parce que la servante, assez mécontente de ce qu'elle la faisait attendre, lui détailla, pour la presser, tout ce qu'il y avait à faire dans la maison. Le soir, à l'assemblée de madame Dufour, où Laurette se rendit avec sa mère, on raconta qu'Aglaé avait donné à goûter à Léontine dans le jardin de sa grand'mère et n'avait invité personne, que Laurette y était venue par hasard, et qu'elle ne lui avait seulement rien offert. On s'échauffa beaucoup là-dessus, et il fut convenu que puisque madame Lacour souffrait que sa petite-fille fît de pareilles malhonnêtetés, on n'irait pas le lendemain jeudi à son assemblée.

Madame Lacour ne savait rien de tout cela: malade depuis huit jours, elle n'avait vu que M. Guimont, qui s'occupait fort peu de tous ces caquetages, et trouvait que les sottises d'une enfant ne valaient pas la peine qu'on y fît attention. Elle recevait le jeudi pour la première fois, et fut étonnée de ne voir arriver personne; elle s'imagina qu'on la croyait encore malade, et voyant avancer l'heure, envoya sa servante chez deux ou trois de ses voisines leur faire dire qu'elle les attendait. Elles répondirent qu'elles ne pouvaient venir. On rendit cette réponse à madame Lacour devant une vieille dame qui, n'ayant pas de fille, n'avait pas cru devoir partager le ressentiment qu'inspirait la conduite d'Aglaé: d'ailleurs, comme elle aimait les nouvelles et les commérages, elle était bien aise de savoir ce qui se passerait chez madame Lacour, si on tiendrait la parole qu'on s'était donnée, ce qu'en penserait madame Lacour et ce qu'elle dirait à Aglaé. En conséquence, lorsque madame Lacour marqua son étonnement de se voir ainsi abandonnée:

—Cela n'est pas étonnant, dit la vieille dame, après ce qui s'est passé.

—Que s'est-il donc passé? demanda madame Lacour. Alors la vieille dame lui raconta, avec toutes les amplifications ordinaires en pareil cas, les torts d'Aglaé et l'indignation de tout le monde. Pendant ce récit, Aglaé, dans l'état le plus pénible, s'excusait, tâchait de se justifier, niait quelques faits, en expliquait d'autres, ce qui n'empêcha pas madame Lacour d'être extrêmement fâchée contre elle, et de lui dire d'un ton sévère qu'elle ne savait à quoi il tenait qu'elle ne l'envoyât sur-le-champ faire des excuses à toutes ces dames, mais que cela ne lui manquerait pas. M. Guimont et ses enfants, qui entrèrent en ce moment, la trouvèrent toute en larmes.

—J'espère, au moins, dit madame Lacour, que vos impertinences ne se sont pas étendues jusqu'aux enfants de mon ami Guimont, car je ne vous le pardonnerais de ma vie.

Hortense rougit un peu et courut embrasser Aglaé. Gustave ne dit rien; mais madame Lacour lui ayant demandé si ce n'était pas par mécontentement contre Aglaé qu'il n'était pas venu corriger ses extraits depuis plusieurs jours, il assura qu'il avait eu beaucoup d'ouvrage, ce que confirma son père, et il proposa de les revoir sur-le-champ. Aglaé, tremblante, alla chercher son papier, et le remit à Gustave sans lever les yeux: il corrigea les extraits, mais sans causer avec Aglaé comme il avait coutume de faire; et lorsqu'il eut fini, il alla se placer auprès de la partie que faisait M. Guimont avec madame Lacour et la vieille dame. Aglaé avait le coeur bien serré; Hortense la consola du mieux qu'elle put, et lui dit:

—Nous allons avoir bien d'autres caquets; une dame allemande, la princesse de Schwamberg, vient d'arriver il y a deux heures; elle est obligée de s'arrêter ici quelques jours, parce que la gouvernante de ses filles, qu'elle aime beaucoup et qui est comme son amie, est tombée malade. Il se trouve que cette gouvernante, qui est Française, est parente de mademoiselle Champré: c'est mon père qui lui a appris qu'elle était ici avec mademoiselle d'Armilly; et la princesse compte, avec la permission de M. d'Armilly, envoyer ses filles passer une partie de leurs journées chez mademoiselle Léontine.

Aglaé, malgré son chagrin, pensa avec une certaine satisfaction qu'elle verrait les princesses d'Allemagne; sa vanité jouissait extrêmement de l'idée de se voir admise dans une société si relevée: elle fit à Hortense beaucoup de questions auxquelles celle-ci ne put répondre; son père ne l'entretenait pas de ces niaiseries; d'ailleurs la partie ayant fini et Gustave s'étant approché, Aglaé se tut.

Le lendemain, madame Lacour était trop fâchée pour qu'Aglaé osât lui demander la permission d'aller chez Léontine, mais elle espérait qu'elle enverrait peut-être pour l'engager à venir: elle n'en entendit pas parler, ni le lendemain non plus. Il avait été convenu que le dimanche Léontine mènerait Aglaé se promener dans la calèche de son père. Madame Lacour, quand elle l'avait su, avait eu de la peine à y consentir; mais enfin elle n'avait pas voulu rompre un arrangement déjà fait. Elle réprimanda encore très-sévèrement Aglaé de sa conduite, et lui ordonna la plus grande politesse pour les personnes de sa connaissance qu'elle rencontrerait. Aglaé ce rendit à l'heure indiquée chez Léontine: on lui dit qu'elle était avec mesdemoiselles Schwamberg à la promenade, où la calèche devait les prendre: elle court à la promenade, et se dépêche en voyant de loin la calèche, et arrive toute essoufflée, disant qu'elle a bien craint de faire attendre. Elle arrive au moment où Léontine montait dans la calèche.

—Oh! non, dit-elle, nous ne vous attendions pas, car il n'y a pas de place.

—Comment, dit Aglaé étonnée, ne m'aviez-vous pas dit...

—Vous voyez bien, ma chère, reprend Léontine d'un ton d'impatience, qu'il n'y a pas de place: mesdemoiselles de Schwamberg, mademoiselle Champré et moi, cela fait quatre.

Mademoiselle Champré veut dire un mot, une des jeunes princesses propose de se serrer.

—Non, non, dit Léontine, nous étoufferions; ce sera pour une autre fois.

En ce moment le cocher était monté sur son siége. Léontine fait à Aglaé un signe de tête protecteur, et la voiture part. Aglaé reste stupéfaite. Toutes les personnes qui étaient à la promenade, et qui s'étaient approchées pendant la contestation, avaient été témoins de l'humiliation d'Aglaé. Elle entendit les ricanements et les chuchotements de quelques-unes; elle leva les yeux, et vit plusieurs des personnes de sa connaissance la regarder d'un air moqueur: quelques autres s'en allaient en levant les épaules. Elle se sauva, le coeur gros de dépit et de honte. Quelques jeunes gens mal élevés la suivirent en se moquant d'elle et en tenant derrière elle mille propos qu'elle entendait: l'un d'eux se détacha, et, passant devant elle, lui ôta son chapeau en disant:

—C'est comme cela que fait mademoiselle Léontine d'Armilly. La servante qui accompagnait Aglaé se fâcha contre les jeunes gens, disant que leurs parents en seraient instruits. Cela ne fit que redoubler leurs rires et leurs moqueries. Aglaé marchait le plus vite qu'elle pouvait pour les éviter: elle arriva chez elle toute en nage et en larmes. Questionnée par sa grand'mère, il fallut bien lui avouer ce qui s'était passé: elle eut encore le chagrin de s'entendre dire que cela était bien fait, et qu'elle n'avait que ce qu'elle méritait. Cependant, madame Lacour se promit, sans rien en dire à sa petite-fille, de faire faire une leçon à ces jeunes gens mal appris par M. Guimont, qui avait une grande autorité dans toutes les sociétés de la ville.

Aglaé passa deux jours bien tristes; elle ne serait pas sortie si sa grand'mère ne le lui avait ordonné absolument, tant elle avait peur de trouver sur son chemin ceux qui s'étaient moqués d'elle. Deux fois elle avait rencontré Léontine causant et riant avec mesdemoiselles de Schwamberg, et qui l'avait à peine regardée: elle n'avait vu personne, pas même Hortense; elle savait que le mercredi toute la société devait aller au jardin de madame Dufour, et on ne l'avait pas invitée: elle s'affligeait de se voir ainsi abandonnée de tout le monde, quand le mercredi elle vit arriver Hortense; elle en fût très-étonnée, elle la croyait au jardin avec les autres. Hortense lui dit qu'avec la permission de leur père, elle et son frère avaient refusé. Aglaé lui demanda bien timidement pourquoi.

—J'ai mieux aimé passer la journée avec vous.

—Et Gustave? demanda Aglaé plus timidement encore.

—Gustave, reprit Hortense un peu embarrassée, il n'a pas voulu y aller, parce que vous n'étiez pas priée, et l'a bien dit, afin qu'on ne crût pas qu'il était brouillé avec vous; mais il dit qu'il ne reviendra plus que le moins qu'il pourra; car, dit-il, je ne peux plus compter sur Aglaé, qui abandonne d'anciens amis pour se faire la complaisante de mademoiselle d'Armilly.

Aglaé pleurait amèrement. Hortense tâcha de la consoler; mais elle n'osait trop lui promettre que son frère pût s'apaiser, car il lui avait paru bien décidé, et Aglaé sentait mieux que jamais que l'amitié de Gustave était plus honorable que le goût de fantaisie qu'avait pris pour elle un instant mademoiselle d'Armilly. Pendant qu'Hortense et elle étaient assez tristement ensemble, Gustave arrive; il avait l'air toujours un peu sérieux, mais moins froid; Hortense et Aglaé rougissent d'étonnement et de plaisir de le voir.

—Il faut, dit-il, qu'Aglaé vienne à la promenade avec nous. J'ai demandé à mon père de nous y mener, il s'habille, il va venir. On vient de me dire, poursuivit-il d'un ton très-vif, qu'Aglaé n'oserait plus se montrer à la promenade après ce qui lui est arrivé; il faut faire voir le contraire: tout le monde doit s'y rendre en revenant du jardin de madame Dufour, il faut qu'on voie qu'elle a toujours ses... anciens amis pour la soutenir.

Il avait hésité, car il ne savait comment dire; Aglaé, extrêmement émue, se jeta dans les bras d'Hortense, comme pour remercier Gustave; mais elle était affligée de ce qu'il avait hésité, de ce qu'il n'avait parlé que d'anciens amis.

—Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle en appuyant sa tête sur l'épaule d'Hortense, n'êtes-vous donc plus mes amis? Hortense l'embrassa, la rassura: Gustave ne dit rien; mais Aglaé, en levant un instant les yeux sur lui, vit qu'il avait l'air plus doux et moins sérieux. Madame Lacour n'était pas en ce moment dans la chambre, c'était pour cela que Gustave avait répété ce qu'on venait de lui dire; car, comme elle était encore incommodée, on lui parlait le moins qu'on pouvait de toutes ces tracasseries qui commençaient à la chagriner, et qui auraient pu d'ailleurs la fâcher sérieusement contre les personnes de sa société, avec qui M. Guimont désirait de la raccommoder. On lui demanda simplement de permettre qu'Aglaé s'allât promener avec M. Guimont et ses enfants; elle y consentit, volontiers, car elle était enchantée de la voir en si bonne compagnie. M. Guimont arriva, Hortense prit le bras de son père, et Gustave donna le sien à Aglaé. Elle tremblait un peu et n'osait lui rien dire; enfin une pierre lui ayant accroché le pied de manière qu'elle serait tombée s'il ne l'eût soutenue, il lui demanda avec tant d'intérêt si elle s'était fait mal, que cela commença à l'enhardir. Elle lui parla de ses extraits, lui dit ce qu'elle avait fait, lui demanda des conseils; ensuite elle se hasarda à lui demander:

—Est-ce que vous serez toujours fâché contre moi?

Gustave ne répondit rien. Les larmes vinrent aux yeux d'Aglaé; elle les tenait baissés; Gustave vit pourtant qu'il lui avait fait de la peine.

—Nous ne sommes pas fâchés, dit-il d'un ton un peu ému; mais ce qui nous afflige, c'est de voir que vous ayez été si prompte à oublier vos amis pour une étrangère.

Alors les larmes d'Aglaé coulèrent tout-à-fait.

—Je ne vous avais point oubliés, dit-elle à voix basse, car tout mon désir était de vous faire faire connaissance avec Léontine.

Gustave rougit et reprit un peu vivement:

—Nous n'aurions pas fait connaissance avec mademoiselle d'Armilly, ce n'est point là une société pour nous; nous ne voulons vivre qu'avec des gens qui nous traitent en égaux.

Aglaé sentit bien, par cette réponse de Gustave, combien il avait dû être humilié pour elle de l'espèce de respect avec lequel elle se tenait devant Léontine; elle y avait beaucoup réfléchi depuis deux jours, et en ce moment la fierté de Gustave l'en faisait rougir encore davantage.

—Eh bien! dit-elle après un moment de silence, que dois-je faire avec Léontine, car elle voudra peut-être me revoir, peut-être même vais-je la rencontrer à la promenade?

—Demandez-le à mon père, dit Gustave; car il était trop raisonnable pour croire qu'il pût se fier à ses propres idées. Ils se rapprochèrent de M. Guimont, et Gustave lui répéta la question d'Aglaé.

—Ma chère enfant, lui dit M. Guimont, comment vous conduiriez-vous si c'était Laurette ou mademoiselle Dufour qui vous eût fait l'impolitesse que vous a faite mademoiselle d'Armilly? vous ne vous brouilleriez pas pour cela avec elle, car c'est mettre trop d'importance à ces choses-là; mais comme il vous serait prouvé qu'elle ne tient pas beaucoup à votre société, puisqu'elle négligerait d'avoir pour vous les égards qui peuvent vous rendre la sienne agréable, vous ne vous y livreriez qu'avec beaucoup de réserve, froidement et sans rien faire qui pût lui prouver que vous avez envie d'entretenir sa connaissance. C'est de même qu'il faut vous conduire avec mademoiselle d'Armilly. Selon les usages du monde, vous n'êtes pas son égale, puisqu'elle est plus riche et de plus grande naissance que vous; ces usages ont des raisons bonnes ou mauvaises auxquelles il faut bien se soumettre: ainsi l'on doit trouver tout simple que des gens qui vivent dans une situation supérieure à la vôtre ne recherchent pas votre société, et il faut supporter sans humeur les petites distinctions qu'ils se croient en droit d'obtenir.

Mais personne n'est obligé de vivre avec des gens qui ne vous traitent pas comme il vous convient; ainsi il ne faut consentir à vivre avec une personne qui n'est pas votre égale que quand elle oublie absolument cette inégalité et vous traite comme ses autres connaissances. Gustave écoutait avec un grand plaisir ce discours de son père, en qui il avait beaucoup de confiance, et qui modérait quelquefois ses idées de fierté un peu exagérées. Aglaé le remercia, et lui promit de se conduire envers Léontine avec toute la réserve convenable.

—Ah! si vous la revoyez, dit Gustave, elle vous reprendra, et ce sera toute la même chose. Aglaé assurait que non; Gustave avait l'air de ne pas le croire.

—Aglaé ne courrait aucun risque, dit M. Guimont, si elle avait toujours avec elle une personne raisonnable, mais sa digne grand'mère ne peut toujours l'accompagner.

—Eh bien! dit Aglaé en prenant le bras d'Hortense, tandis que de l'autre elle tenait celui de Gustave, pour avoir toujours avec moi quelqu'un qui me soutienne, si M. Guimont le permet, si ma bonne-maman le veut bien, quand je ne serai pas avec elle, je n'irai jamais nulle part où Hortense et Gustave ne puissent être avec moi.

—Cela pourra vous gêner quelquefois, dit Gustave, à qui cet engagement faisait pourtant un bien grand plaisir.

—Non, non, s'écria Aglaé. Elle sentait bien en ce moment que tout ce qu'il pouvait y avoir de plus heureux et de plus honorable pour elle, c'était d'être entourée de ses bons et dignes amis. Ils arrivèrent à la promenade; tout le monde y était déjà. Aglaé tenait le bras d'Hortense, Gustave marchait près d'elle d'un air fier et content; les jeunes gens qui s'étaient moqués d'Aglaé la saluèrent d'un air assez décontenancé; car monsieur Guimont, qui les avait déjà réprimandés, leur jeta un regard sévère qui leur fit baisser les yeux. Aglaé rougit un peu; mais elle se sentait protégée, et jouissait de sa nouvelle situation. Madame et mademoiselle Dufour passèrent: M. Guimont et Gustave leur prirent, en riant, le bras, et les obligèrent, après quelques petites façons, à se promener avec eux; les autres personnes qui étaient avec madame Dufour la suivirent, et Aglaé se trouva au milieu de toute cette société, qui avait été si mécontente d'elle. On ne lui parla pas d'abord, et on laissa même échapper quelques allusions assez peu agréables; mais la présence de M. Guimont retenait, d'autant qu'il avait déjà parlé à plusieurs du ridicule de toutes ces tracasseries.

Cependant Aglaé se sentait bien gênée; mais à chaque mot désobligeant, Hortense pressait plus tendrement son bras, et Gustave se rapprochait d'elle pour lui témoigner une attention ou lui dire un mot aimable, et cette amitié consolait bien Aglaé. Enfin on cessa de la tourmenter; mais elle trembla quand elle vit arriver Léontine avec mesdemoiselles de Schwamberg. Léontine s'approcha d'elle, et lui dit quelques mots sur ce qu'elle avait été fâchée de ne pouvoir l'emmener deux jours auparavant. Mademoiselle Champré avait enfin pris sur elle de lui faire sentir combien sa conduite avait été ridicule; et comme mesdemoiselles de Schwamberg, qui étaient très-polies, avaient été extrêmement fâchées du désagrément qu'avait éprouvé Aglaé à cause d'elles, Léontine avait pensé que, pour conserver leur bonne opinion, il fallait qu'elle réparât un peu un tort qu'elle disait n'avoir eu que par étourderie. Elle fit ses excuses d'un air assez gauche qu'elle voulait rendre dégagé. Aglaé ne répondit rien. Ce silence, et tout le monde qui était avec elle, embarrassèrent encore Léontine, qui lui dit brusquement:

—Voulez-vous faire un tour avec nous?

—Non, dit Aglaé, montrant des yeux les personnes qui l'entouraient, je suis avec ces dames. Léontine rougit, et faisant un signe de tête, s'éloigna d'un air assez piqué. Le refus d'Aglaé fit un très-bon effet; on ne s'occupa plus que de Léontine, qu'on se mit à examiner à chaque tour de promenade avec une attention qui finit par l'embarrasser beaucoup, quoiqu'elle affectât un air de hauteur qui ne déconcertait personne. Le lendemain jeudi, la plupart des connaissances de madame Lacour revinrent chez elle; il y eut bien quelques petites explications, mais les gens qui aimaient la paix les interrompirent et les firent cesser le plus tôt qu'il leur fut possible. Tout rentra bientôt dans l'ordre accoutumé. Mesdemoiselles de Schwamberg parties, Léontine voulut ravoir Aglaé, mais celle-ci lui fit dire qu'elle ne pouvait sortir, et avec le consentement de sa grand'mère, elle l'engagea à venir à leur assemblée. Léontine, pour charmer son désoeuvrement, y vint deux fois, et elle ne s'y plut pas. Au milieu d'une société si absolument étrangère à ses manières habituelles, elle ne savait quel air elle devait prendre et se trouvait continuellement hors de propos. Quinze jours plus tôt, Aglaé aurait fait faire silence pour qu'on l'écoutât; mais maintenant elle savait que ce n'était pas d'elle qu'il lui était important d'obtenir le suffrage. Léontine, mécontente, cessa de la rechercher, et finit par s'ennuyer tellement, qu'elle obtint de son père d'aller passer le reste de l'été chez une de ses tantes. Les compagnes d'Aglaé conservèrent encore quelque temps un peu d'humeur contre elle; mais soutenue par l'amitié d'Hortense et de Gustave, elle s'attacha à eux de plus en plus, et finit par ne pas concevoir comment elle avait pu préférer un instant, au bonheur qu'elle trouvait dans leur société, la gêne et la contrainte auxquelles elle se soumettait auprès de Léontine.

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