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Nouvelles mille et une nuits

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The Project Gutenberg eBook of Nouvelles mille et une nuits

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Title: Nouvelles mille et une nuits

Author: Robert Louis Stevenson

Author of introduction, etc.: Th. Bentzon

Release date: April 5, 2006 [eBook #18123]

Language: French

Credits: Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVELLES MILLE ET UNE NUITS ***

Robert-Louis Stevenson

NOUVELLES MILLE ET UNE NUITS


Table des matières

LE ROMAN ÉTRANGE EN ANGLETERRE

   I
  II

LE CLUB DU SUICIDE

  HISTOIRE DU JEUNE HOMME AUX TARTES À LA CRÈME.
  HISTOIRE D'UN MÉDECIN ET D'UNE MALLE
  L'AVENTURE DES CABS

LE DIAMANT DU RAJAH

  HISTOIRE D'UN CARTON À CHAPEAU
  HISTOIRE DU JEUNE CLERGYMAN
  HISTOIRE DE LA MAISON AUX PERSIENNES VERTES
  AVENTURE DU PRINCE FLORIZEL ET D'UN AGENT DE POLICE.

LE ROMAN ÉTRANGE EN ANGLETERRE


I

Le nom de Robert-Louis Stevenson est attaché, en France, au souvenir d'un livre d'étrennes, l'Île au Trésor, qui fit fureur il y a peu d'années. La traduction de M. Philippe Daryl nous dispense de raconter les lointains et merveilleux voyages de l'Hispaniola; disons seulement que ce petit livre nous paraît être, par sa verve, son entrain, sa fraîcheur, par le mouvement, le ton de vérité qui y règne, un des modèles du genre.

Si Kidnapped, qui vit le jour ensuite, s'adresse plus exclusivement, à cause de la saveur écossaise dont il est imprégné, aux jeunes compatriotes de son héros, David Balfour, l'histoire n'en est pas moins, d'un bout à l'autre, amusante, et c'est une idée ingénieuse, en outre, que d'avoir fait raconter la fin du drame jacobite par un whig qui se trouve forcément enrôlé dans le camp de ses adversaires.

La scène se passe en 1751, à l'époque où des oncles dénaturés pouvaient encore faire embarquer les neveux qui les gênaient sur un brick de mauvais renom, pour les envoyer à la Caroline, où ils étaient vendus sans plus de formes. Comment ce gamin énergique et honnête, David Balfour, échappe à son sort, et tout ce qu'il souffre dans une île déserte, voisine des côtes d'Écosse, avant sa périlleuse équipée à travers les Highlands, en compagnie d'Alan Breck Stewart, un rival jacobite de d'Artagnan, voilà des aventures dont on peut dire ce que La Fontaine disait de Peau d'âne; il n'est personne qui ne prenne un plaisir extrême à lire Kidnapped. M. Stevenson s'y pose en compatriote de Walter Scott et de Burns, il nous fait respirer sa bruyère natale et met à tout ce qu'il touche le sceau d'une des qualités de sa race, la quaintness: esprit, originalité, grâce un peu bizarre et parfois maniérée, il y a de tout cela dans ce que peint par excellence ce mot de quaint, si parfaitement intraduisible, quoiqu'il dérive de notre vieux français, à en croire les dictionnaires.

Écossais, Stevenson l'est encore,—il l'a prouvé depuis,—par le sentiment du fantastique, le goût du surnaturel, la préoccupation des lois morales, des problèmes philosophiques, et par je ne sais quelle gaîté morose, grim humour, qui déconcerte et qui attache à la fois. Mais il est, en même temps, cosmopolite, Parisien du boulevard, Américain du Far-West, comme le montrent ses spirituelles notes de voyages. Hier encore son adresse était à Honolulu; peut-être aujourd'hui est-il de retour à New-York, qui le revendique comme Londres revendique Henry James. Sa vie errante a formé une personnalité très curieuse, très moderne et franchement excentrique, qui apparaît à travers une série de productions d'inégale valeur, mais dont aucune n'est banale. Ce citoyen du monde a bien vu tous les pays dont il parle, soit qu'il nous présente les Squatters du Silverado, soit qu'il nous invite à glisser lentement, à bord de son Aréthuse, sur les canaux de la Belgique et de la France, soit qu'il s'arrête pour deviser familièrement avec ses amis les peintres de Barbizon, sous les ombrages de la forêt de Fontainebleau. Ici ou là, il rend son impression d'un trait net et précis. Point de longueurs, point de remplissage inutile. Aucun de ses ouvrages, en dépit de certaines exigences des éditeurs anglais auxquelles il a refusé énergiquement jusqu'ici de se soumettre, n'a plus d'un volume; la concision, la clarté incisive, une grande simplicité, sont les qualités maîtresses de son style. Sceptique et railleur, il réussit à nous captiver sans avoir jamais recours à l'élément sentimental, et touche parfois des questions hardies sans tomber dans ce qu'on est convenu d'appeler l'immoralité, bien qu'il ne se soucie guère de nous montrer des personnages vertueux et qu'il ait le talent pervers d'exciter notre sympathie en faveur d'individualités tout au moins équivoques. Réussir, avec de pareilles tendances, à collaborer aux bibliothèques d'éducation et de récréation, c'est la preuve d'une souplesse peu commune.

Après avoir assuré son empire sur des milliers de jeunes lecteurs dans l'ancien et dans le nouveau monde, M. Stevenson paraît s'être dit: «Voyons si les vieux seront plus difficiles, s'ils ne mordront pas, eux aussi, à l'hameçon des contes bleus?» Et il lança ses Nouvelles Mille et une Nuits, où la féerie se met au service de la réalité par un procédé ravi à miss Thackeray. Combien de fois les talents à fracas ont-ils profité des trouvailles faites par quelque talent plus modeste! C'est miss Thackeray qui a dit la première: «Les contes de fées sont partout et de tous les jours; nous sommes tous des princes et des princesses déguisés, ou des ogres, ou des nains malfaisants. Toutes ces histoires sont celles de la nature humaine, qui ne semble pas changer beaucoup en mille ans, et nous ne nous lassons jamais des fées parce qu'elles lui sont fidèles.» Seulement, l'auteur de Five old friends place dans un milieu bourgeois de nos jours la Belle au Bois dormant, Cendrillon, la Belle et la Bête, le Petit Chaperon rouge, etc., dont les aventures modernisées n'ont rien que d'ordinaire, tandis que les contes arabes que M. Stevenson transporte en Europe, sans changer rien à leur allure coulante et négligée, conservent un caractère très exceptionnel et sont, en somme, presque aussi merveilleux que dans les Mille et une Nuits orientales.

Prenons la première des nouvelles, et la meilleure, le Club du suicide: nous n'avons pas de peine à reconnaître dans le prince Florizel de Bohême, qui, pendant son séjour à Londres, rôde incognito par les rues, le calife Haroun-al-Raschid, et dans son fidèle écuyer, le colonel Geraldine, Giafar, grand vizir. Le verglas les ayant forcés à chercher refuge dans un bar des environs de Leicester-square, ils rencontrent un individu qui n'a de commun avec Bedreddin-Hassan que la manie d'offrir des tartes à la crème aux gens qu'il ne connaît pas. C'est le dénouement fou d'une carrière extravagante: le jeune homme aux tartes à la crème (nous ne le connaîtrons que sous ce nom) prélude à la mort par cette soirée burlesque. Le prince et son écuyer font semblant d'être dans les mêmes dispositions que leur nouvelle connaissance, et c'est ainsi qu'ils sont introduits par lui au Club du suicide, rendez-vous de tous ceux qui, fatigués de la vie, désirent disparaître sans scandale. Chaque nuit, une partie de cartes réunit ces désenchantés autour du tapis vert. Le président du club, un dilettante d'espèce toute particulière, bat et donne les cartes; le privilégié qu'un sort heureux gratifie de l'as de pique disparaîtra avant l'aube par les soins obligeants du membre de céans qui tourne l'as de trèfle. Ce jeu réunit les émotions de la roulette, celles d'un duel et celles d'un amphithéâtre romain, il fait goûter les impressions exquises de la peur; les gens les plus revenus de tout y trouvent un dernier plaisir. M. Malthus, par exemple, un paralytique, défiguré, ravagé par des excès auxquels il ne peut plus se livrer, est membre honoraire, pour ainsi dire. Il vient, de loin en loin, quand il en a la force, chercher une excitation qui le réconcilie avec la vie en lui faisant redouter la mort. Il a essayé de tout, et il en est à déclarer qu'en fait de passions, aucune n'est enivrante autant que la peur; il est poltron avec délices, et il badine avec des terreurs sans nom. Heureusement pour la morale, il badine une fois de trop; l'as de pique lui échoit à la fin, et le lendemain les journaux de Londres renferment, sous la rubrique: Triste accident, un paragraphe qui apprend au public la mort de l'honorable M. Malthus, tombé par-dessus le parapet de Trafalgar-square; au sortir d'une soirée, il cherchait un cab; on attribue sa chute à une nouvelle attaque de paralysie.

Le prince Florizel aurait son tour, si Geraldine, vigilant et fidèle, ne mettait la police secrète sur pied, en dépit des terribles serments par lesquels s'engagent les membres du club. Personne n'est livré aux tribunaux; le prince vient généreusement au secours de ceux des désespérés qui méritent encore quelque pitié, puis il décide que le repaire sera fermé et que son abominable président périra en duel. Ce duel, qui doit avoir lieu sur le continent, est le sujet d'un second récit beaucoup plus sensationnel encore que le premier, où il est question d'un médecin et d'une malle qui contient un cadavre, celui de l'adversaire désigné du président, lâchement assassiné par ce monstre.

Certes, le lecteur, quel qu'il soit, attend la suite avec autant d'impatience que le sultan des Indes, tenu en haleine par les points suspensifs des contes de Schéhérazade; on passe, avec une fiévreuse anxiété, à l'histoire suivante, qui est celle non pas d'un Cheval enchanté, mais d'un simple Cab, lequel recueille des invités de bonne volonté pour les conduire à une fête étrange dont la fin est le triomphe du droit et le châtiment du crime, grâce à la vaillante épée du prince Florizel. L'héritier d'un trône daigne se mesurer avec le pire des scélérats. Nous le retrouverons plus tard, mêlé à d'autres aventures non moins intéressantes, celles d'un diamant, et, comme tous les princes qu'a mis en scène M. Stevenson, il finit en philosophe, renversé par une révolution. C'est derrière le comptoir d'un débit de tabac qu'il apparaît une dernière fois: ce redresseur de torts vend majestueusement des cigares!

On voit que la fantaisie humoristique n'est pas absente des récits de M. Stevenson; les contrastes si marqués que permet, qu'exige même cette qualité, très développée chez lui, produisent bien quelques fautes de goût, mais une certaine façon qu'il a de se moquer de ses héros et de lui-même relève ici néanmoins le sensational novel, qui a retrouvé depuis peu, en Angleterre, un succès d'assez mauvais aloi. Du rang où l'avait placé naguère Wilkie Collins, ce roman, nourri d'émotions violentes, était tombé au niveau des élucubrations de feu Ponson du Terrail. M. Stevenson eut le mérite de le rendre agréable aux délicats.

Nous n'avons, du reste, nulle envie de défendre plus qu'il ne convient la suite des Nouvelles Mille et une Nuits, inspirée par la Dynamite et composée en collaboration avec Mme Stevenson. La confusion de la tragédie et de la farce y est poussée trop loin. On croit être devant un couple de jongleurs émérites, d'équilibristes habiles, dont les périlleux exercices deviendraient fatigants pour le public, amusé d'abord, s'ils se prolongeaient beaucoup; mais les aventures des trois jeunes gens inutiles qui attendent leur fortune du hasard, sur le pavé de Londres, sont presque aussi courtes que celles des trois calenders, fils de rois, et la gracieuse conspiratrice qui les conduit l'un après l'autre à deux doigts de leur perte ne prend pas en vain cinq noms différents, car Clara Luxmore, dite Lake, dite Fonblanque, dite Valdivia, dite de Marly, a autant d'imagination à elle seule que pouvaient en avoir réunies les cinq dames de Bagdad. Son histoire de la Belle Cubaine et de l'Ange exterminateur chez les Mormons sont des contes bleus modernes de la plus piquante invraisemblance: ils dissimulent cependant des complots anarchiques effroyables, mais tous si maladroits qu'ils prêtent à rire. M. et Mme Stevenson traitent la dynamite du haut en bas, refusant de la prendre au sérieux et faisant rater toutes ses bombes, sauf deux ou trois qui éclatent au détriment de ceux qui les fabriquent. Zéro, l'agitateur irlandais, et son complice Mac-Guire, périssent assommés sous le ridicule. Si Clara, l'affidée de ces deux fantoccini grotesques, obtient sa grâce et, à la fin, un bon mari, c'est qu'elle est jolie à ravir, pleine d'inventions drôles, de tours uniques, et surtout parce qu'au milieu de ses criminelles erreurs, elle n'a jamais été sentimentale. L'assassin sentimental et phraseur, si commun de nos jours, est conspué par M. Stevenson; celui-ci repousse avec énergie l'intérêt malsain qui s'attache au crime politique, il vénère les agents de police et leur dédie son livre, il fait grand cas de l'autorité; par la bouche de son personnage favori, le prince Florizel, resté fidèle au rôle de bon génie derrière un comptoir de marchand de tabac, il déclare que l'homme est un diable faiblement lié par quelques croyances, quelques obligations indispensables, et qu'aucun mot sonore, qu'aucun raisonnement spécieux ne le déciderait à relâcher ces liens. On voit que, pour un romancier dans le mouvement, M. Stevenson a des principes vieux style.

Dans Prince Otto, où les questions philosophiques et politiques s'entremêlent à beaucoup de paradoxes, l'auteur de New Arabian Nights nous prouve qu'il a lu Candide et qu'il se souvient aussi d'Offenbach. Vous chercheriez en vain sur une carte la principauté de Grünewald, bien que sa situation soit indiquée entre le grand-duché aujourd'hui éteint de Gerolstein et la Bohême maritime. En revanche, le nom du premier ministre, Gondremark, vous rappelle un acteur de la Vie parisienne. Dans ce badinage sérieux, un peu trop délayé, on voit le prince Othon, un gentil prince en porcelaine de Saxe, mériter le mépris de ses peuples par sa conduite indigne d'un souverain, la conduite pourtant d'un galant homme très chevaleresque, mais trop épris de la chasse, des petits vers français et d'une jeune épouse ambitieuse, qui, finalement, prête les mains à son incarcération dans une forteresse, pour être plus libre de jouer le rôle de Catherine II ou de Sémiramis. Vous y verrez aussi comment les témoignages d'héroïsme de la jolie Séraphine se bornent à un coup de couteau donné au premier ministre, qui, jaloux de gouverner en son nom, voudrait être un favori dans toute la force du terme, et comment la proclamation de la république met fin, soudain, à ces complots de cour, à ces intrigues, à ces drames secrets; comment le prince et la princesse fugitifs et dépossédés, à pied, sans le sou, se rencontrent dans la campagne, oublient leurs désastres, leurs grandeurs, et se mettent tout simplement à s'aimer, ravis, en somme, de cette chute qui les a jetés aux bras l'un de l'autre pour jamais. Ceux-ci ne vendront pas du tabac, ils feront de la littérature en collaboration; un recueil des plus médiocres a paru sous le titre «Poésies, par Frédéric et Amélie.»

La réconciliation de leurs altesses sur le grand chemin est un des rares duos d'amour que nous ayons rencontrés au cours des romans qui nous occupent. Il est charmant, ce duo, car l'esprit enfin y fait trêve, l'esprit moqueur, léger, glacial et trop tendu dont M. Stevenson abuse, et qui produit à la longue l'effet du pâté d'anguille. Pour ne trouver que le ricanement perpétuel, autant revenir à nos incomparables contes de Voltaire, dont l'auteur de Prince Otto s'est fortement pénétré. Où il montre, en revanche, une véritable originalité de forme et de fond, c'est dans l'exposition semi-scientifique d'un Cas étrange, qui mérite de compter parmi les récits les plus suggestifs et les plus ingénieux d'avatars et de transformations. L'histoire du Docteur Jekyll et de Mr Hyde se détache en relief puissant sur la trame un peu mince du reste de l'œuvre, et promet l'estime d'un ordre tout nouveau de lecteurs à M. Stevenson. Nous osons à peine le lui dire, ayant compris qu'il craint par-dessus tout de paraître terne et lourdement consciencieux. Terne, il ne saurait l'être; le seul péril que l'on coure avec lui est dans l'excès du brillant et dans sa confusion accidentelle avec le clinquant. Quant à la conscience, elle ne sera jamais incompatible avec la liberté chez cet Écossais greffé de Yankee et de Parisien agréablement bohème. Qu'il ne s'inquiète donc pas de la nature de nos éloges. L'analyse critique qui suit est d'ailleurs pour prouver que l'ouvrage le plus grave de M. Stevenson n'a rien de particulièrement austère, ni surtout d'ennuyeux.


II

Quelques lenteurs, il faut en convenir, embarrassent le début. Peu nous importent, par exemple, les idées et les habitudes de M. Utterson, un personnage d'arrière-plan, dépositaire du testament bizarre qui fait passer tous les biens de Henry Jekyll entre les mains de son ami Edward Hyde, dans le cas de la disparition du testateur. Cette clause insolite blesse le bon sens et les traditions professionnelles du notaire Utterson; elle semble cacher quelque secret ténébreux, d'autant plus que ledit Edward Hyde, prétendu «bienfaiteur» du docteur Jekyll et son légataire universel, n'est connu de personne. Jamais Utterson n'en avait entendu parler avant que le singulier document lui eût été confié, avec mille précautions minutieuses; pourtant il est le plus ancien ami de Jekyll, après le docteur Lanyon toutefois, qui, intimement lié jadis avec son collègue, s'est peu à peu éloigné de lui, sous prétexte qu'il donnait à corps perdu dans des hérésies scientifiques. Lanyon, lui non plus, ne sait rien du mystérieux Hyde. Le seul renseignement que M. Utterson ait jamais pu recueillir sur celui-ci est de nature à augmenter sa perplexité; c'est le hasard qui le lui fournit.

Un soir qu'il se promène dans un quartier populeux de Londres, avec son jeune parent, M. Enfield, ce dernier lui fait remarquer, presque à l'extrémité d'une petite rue commerçante, l'entrée d'une cour qui interrompt la ligne régulière des maisons. Juste à cet endroit, un pignon délabré avance sur la rue ses deux étages sans fenêtres, au-dessus de la porte dépourvue, de marteau, une porte de derrière apparemment.

«Cette porte que voici, dit M. Enfield, se rattache dans ma pensée à une singulière histoire.»

Et il raconte l'acte de brutalité commis sous ses yeux, dans cette rue même, contre un enfant, une petite fille, par un individu d'apparence plus que désagréable, une espèce de gnome. Indigné, il a saisi le coupable au collet, appelé au secours; un rassemblement s'est formé, et M. Hyde, pour éviter un scandale, a payé une forte somme aux parents de sa victime. Il s'est rendu sous bonne escorte à son domicile, la maison délabrée en question, et est redescendu bientôt avec un chèque sur la banque Coutts, signé du nom le plus honorable, un nom qu'Utterson devine sans que son cousin ait besoin de le prononcer.

«Et quelle figure a-t-il, ce Hyde?

—Il n'est pas aisé de le peindre. Je n'ai jamais vu d'homme qui m'ait inspiré autant de dégoût, sans que je puisse expliquer pourquoi. Il vous donne l'impression d'un être difforme, et cependant je ne saurais spécifier sa difformité. Il est extraordinaire, voilà le fait, il est anormal. Je crois le voir encore, tant je l'ai peu oublié, et cependant je ne trouve pas de paroles pour peindre l'effet que produit cette infernale physionomie.»

M. Utterson est plus ému qu'il ne veut le laisser paraître.

«Sur la maison elle-même, demande-t-il, vous ne savez rien?

—Si fait, j'ai observé que personne n'y entre jamais, sauf le héros très repoussant de mon aventure. Elle n'est pas habitée, les trois fenêtres grillées, sur la cour, restent toujours closes, mais les vitres en sont propres, et, au-dessus, il y a une cheminée qui fume parfois, ce qui donnerait l'idée que quelqu'un y vient accidentellement.»

Le notaire Utterson voit que M. Enfield ne se doute pas que cette vilaine bâtisse dépend de la maison de son ami Jekyll. Après avoir soupçonné celui-ci de folie toute pure, il craint qu'il ne s'agisse plutôt de quelque complicité honteuse. L'idée fixe le poursuit de s'éclairer là-dessus. Il se met à guetter les secrets nocturnes du quartier que fréquente l'odieux Hyde. Longtemps il attend en vain; mais, certain soir, vers dix heures, les boutiques étant closes et la rue silencieuse, au milieu du sourd mugissement de Londres, un pas retentit rapide, un homme de petite taille apparaît, tire une clé de sa poche et se dirige vers la maison indiquée.

«M. Hyde?» lui dit le notaire en posant la main sur son épaule.

L'homme tressaille et recule, mais sa terreur n'est que momentanée. Reprenant aussitôt de l'empire sur lui-même, il répond:

«C'est mon nom, en effet; que me voulez-vous?

—Je suis un vieil ami du docteur Jekyll; on a dû vous parler de moi: M. Utterson. Faites-moi une grâce, laissez-moi voir votre visage.»

L'autre hésite, puis, après réflexion, se tourne d'un air de défi.

«Maintenant je vous reconnaîtrai, dit Utterson. Cela peut être utile.

—Oui, répond Hyde, il vaut mieux que nous nous soyons rencontrés... À propos, vous avez besoin de savoir mon adresse.»

Et il lui indique une rue, un numéro.

«Mon Dieu! se dit le notaire, est-il possible qu'il ait, lui aussi, songé au testament?...

—Comment, ne m'ayant jamais vu, avez-vous pu me deviner? reprend Hyde.

—D'après une description. Nous avons des amis communs.

—Lesquels? balbutie Hyde.

—Jekyll, par exemple.

—Il ne vous a jamais parlé de moi, s'écrie l'autre en rougissant de colère. Vous mentez.»

Là-dessus, il a poussé la porte et disparu dans la maison, laissant Utterson stupéfait.

«Ce nain blême, au sourire timide et cynique à la fois, est certainement fort laid, pense le notaire, mais sa laideur ne suffit pas à expliquer la répulsion insurmontable que suscite sa présence. Il faut qu'il y ait quelque chose en outre. Serait-ce qu'une âme noire peut transparaître ainsi à travers son enveloppe de chair? Pauvre Jekyll! Si jamais j'ai lu la signature de Satan sur un visage, c'est sur celui de ton nouvel ami.»

En tournant la rue, on arrive devant un square bordé de belles maisons, dont plusieurs sont déchues de leur rang d'autrefois, divisées en appartements, en bureaux, en magasins. L'une d'elles, cependant, devant laquelle s'arrête Utterson, a gardé un grand air d'opulence. Un vieux domestique vient ouvrir.

«Poole, lui dit Utterson, le docteur Jekyll est-il chez lui?»

Sur sa réponse négative:

«Je viens de voir M. Hyde s'introduire par la porte de l'ancienne salle d'anatomie. Cela est-il permis en l'absence de votre maître?

—Sans doute, car M. Hyde a une clé.

—Je ne crois pas cependant avoir jamais rencontré ici ce jeune homme.

—Oh! monsieur, on ne l'invite pas à dîner et il ne paraît guère de ce côté-ci de la maison. Il entre et sort toujours par le laboratoire.»

Utterson conclut de ces renseignements que le docteur, en ouvrant sa maison à Hyde, subit la conséquence de quelque faute de jeunesse. Ce doit être un supplice que de recevoir ainsi, bon gré, mal gré, inopinément, cet être atroce, qui entre et sort furtivement, qui peut-être est impatient d'hériter.... Il se promet de protéger Jekyll contre l'influence équivoque qui s'est glissée à son foyer. Il profitera pour cela du premier tête-à-tête.

«Vous savez que je n'ai jamais approuvé votre testament, lui dit-il avec hardiesse, et je l'approuve moins que jamais, car j'ai appris des choses révoltantes sur ce jeune Hyde.»

La belle figure intelligente du docteur s'assombrit à ces mots.

«Inutile de me les dire, cela ne changerait rien; vous ne comprenez pas ma position, répond-il avec une certaine incohérence. Je suis dans une passe difficile, très difficile...»

Et comme le notaire, espérant pouvoir le tirer de peine, presse Jekyll de s'ouvrir à lui, il refuse, affirmant sur l'honneur qu'il est tout à fait libre de se débarrasser, quand il voudra, de cet Edward Hyde, que, par conséquent, ses amis doivent lui laisser le soin d'apprécier ce qui convient. Assurément, il est attaché à ce garçon, il a pour cela des raisons sérieuses.... Même il conjure Utterson de vaincre, quand il ne sera plus, l'antipathie que lui inspire son héritier.

«Je ne pourrai jamais le souffrir, dit le notaire.

—Soit! répond Jekyll. Je vous prie seulement de l'aider au besoin, pour l'amour de moi.»

À une année de là, Londres tout entier est ému par un crime que rend plus frappant la haute situation de la victime, sir Danvers Carew. Il y a maintes preuves contre Hyde, et les circonstances font que M. Utterson est amené à seconder la police dans ses recherches. La connaissance qu'il a de l'adresse du meurtrier présumé permet de faire les perquisitions nécessaires. Hyde habite, dans le quartier mal fréquenté de Soho, une rue étroite et sombre, garnie de cabarets où l'on boit du gin, de restaurants français du plus bas étage, de boutiques borgnes où s'approvisionnent des femmes de mauvaise mine appartenant à toutes les nationalités. C'est dans un pareil milieu que le protégé de Jekyll, héritier d'un quart de million sterling, a élu domicile.

Une vieille femme, aux allures louches, vient ouvrir la porte.

«M. Hyde est, dit-elle, rentré très tard dans la nuit, mais pour ressortir ensuite; il a des habitudes fort irrégulières, et disparaît parfois un mois ou deux de suite.»

Au nom de la loi, la maison est visitée en détail. Elle est à peu près vide. Hyde n'habite que deux chambres meublées avec luxe; un grand désordre toutefois y règne pour le moment, comme si l'on y avait fait à la hâte des préparatifs de fuite: les vêtements traînent sur le tapis, les tiroirs sont ouverts. Des cendres grises dans l'âtre indiquent que l'on a brûlé des papiers; mais, derrière une porte, les agents découvrent la moitié d'un bâton dont l'autre moitié est restée sanglante sur le lieu du crime. Cette canne, d'un bois très rare, a été donnée bien des années auparavant à son ami Jekyll par M. Utterson.

Naturellement, la première impulsion de ce dernier est de courir chez le docteur. Poole, le vieux domestique, l'introduit, en lui faisant traverser la cour qui a été jadis un jardin, dans l'espèce de pavillon que l'on appelle indistinctement le laboratoire ou la salle d'anatomie. Le docteur a autrefois acheté la maison aux héritiers d'un chirurgien, et s'occupe de chimie là où son prédécesseur s'occupait à disséquer. Pour la première fois, le notaire est admis à visiter cette partie de la maison, qui donne sur la petite rue, théâtre de sa première rencontre avec Hyde. Il trouve le docteur, dans une vaste chambre garnie d'armoires vitrées, d'un grand bureau et d'une psyché, meuble assez déplacé dans un lieu pareil.

«Savez-vous les nouvelles? lui demande Utterson.

—On les a criées sur la place, répond Jekyll très pâle et frissonnant.

—Un mot: j'espère que vous n'avez pas été assez fou pour cacher ce misérable?

—Utterson, s'écrie le docteur, je vous donne ma parole d'honneur que tout est fini entre lui et moi! D'ailleurs, il n'a pas besoin de mon secours, il est en sûreté. Personne n'entendra plus parler de Hyde.»

L'homme de loi est étonné de ces façons véhémentes, presque fiévreuses:

«Vous paraissez bien sûr de lui!

—Sûr... absolument. Mais j'aurais besoin de votre conseil. J'ai reçu une lettre, et je me demande si je dois la communiquer à la justice. Décidez... j'ai perdu toute confiance en moi-même.

—Vous craignez que cela n'aide à découvrir?...

—Non, peu m'importe ce que deviendra Hyde. Je pensais à ma propre réputation, que cette triste affaire met en péril.»

Utterson, surpris de ce soudain accès d'égoïsme, demande à voir la lettre; elle est d'une écriture renversée très singulière et conçue dans des termes respectueux. Hyde exprime brièvement son repentir, en s'excusant auprès du protecteur dont il a si mal reconnu les bontés; il lui annonce qu'il a des moyens de fuite tout prêts.

L'enveloppe manque; Jekyll prétend l'avoir brûlée par mégarde.

«Encore une question, reprend Utterson: c'est Hyde, n'est-ce pas, qui vous avait dicté ce passage de votre testament au sujet d'une disparition possible?»

Le docteur, défaillant, fait un signe affirmatif.

«Je m'en doutais, dit Utterson. Le scélérat avait l'intention de vous assassiner! Vous l'avez échappé belle!

—Oh! j'ai reçu une terrible leçon!» s'écrie Jekyll, ensevelissant sa tête entre ses deux mains. «Quelle leçon, mon Dieu!»

Et cependant il tente, au moment même, de tromper son ami. En étudiant l'autographe de Hyde, Utterson acquiert la preuve que la prétendue lettre de l'assassin est de la main même de Jekyll, qui a changé l'aspect des caractères en les renversant. Le docteur s'est donc fait faussaire pour sauver un meurtrier!

Cependant le temps s'écoule et l'assassin reste introuvable. On recueille des détails sur le passé de l'homme, sur ses vices, sa cruauté, ses relations ignobles et la haine qu'il a partout inspirée; mais sur sa famille, sur ses origines, rien ne peut être découvert, encore moins sur le lieu où il se cache. Une nouvelle vie semble avoir commencé pour le docteur Jekyll; il ne s'occupe plus que de bonnes œuvres. Charitable, il l'a toujours été, mais il devient religieux en outre; il fréquente plus assidûment ses anciens amis, renoue des relations très affectueuses avec le docteur Lanyon, et paraît heureux comme il ne l'était pas depuis longtemps.

Deux mois se passent ainsi; tout à coup, les amis de Jekyll trouvent sa porte fermée. Il garde la chambre, ne reçoit personne. Utterson se décide enfin à faire part de son inquiétude au docteur Lanyon. En entrant chez celui-ci, il est stupéfait de le trouver changé, affaibli, presque mourant:

«Un coup terrible m'a frappé, explique Lanyon, je ne m'en relèverai jamais; ce n'est plus qu'une question de semaines. Eh bien, je ne me plains pas de la vie... je l'ai trouvée bonne... mais... si nous savions tout, nous serions plus satisfaits de nous en aller.

—Jekyll est malade, lui aussi», commence Utterson.

À ce nom, la figure de Lanyon s'altère davantage encore; il lève une main tremblante:

«Que je n'entende plus parler du docteur Jekyll, dit-il avec emportement. Il est mort pour moi.

—Vous lui en voulez encore? s'écrie Utterson étonné. Songez que nous sommes trois bien vieux amis, Lanyon, et que les intimités de jeunesse ne se remplacent pas.

—Inutile d'insister. Demandez-lui plutôt à lui-même....

—Mais il ne veut pas me recevoir....

—Cela ne m'étonne pas! Un jour ou l'autre, quand je ne serai plus, vous apprendrez la vérité. Jusque-là, qu'il ne soit jamais question entre nous d'un sujet que j'abhorre.»

Utterson demande par écrit des explications à Jekyll; une réponse très embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteur exprime son intention de se condamner désormais à une retraite absolue.

Que faut-il supposer? Quelle catastrophe a donc pu survenir? L'idée de la folie se présente de nouveau à l'esprit du notaire; les paroles de Lanyon impliqueraient cependant tout autre chose. Il voudrait interroger de nouveau le vieux savant, mais il n'en a pas l'occasion, car, en une quinzaine de jours, cet homme d'une si haute valeur morale et intellectuelle succombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne doit être ouvert par lui qu'après la disparition du docteur Jekyll. Pour la seconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament, se trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient à grand-peine sa curiosité, mais le respect qu'il doit à la volonté expresse d'un mourant le décide à laisser dormir les papiers dans un tiroir....

Souvent il va prendre des nouvelles du docteur. Le fidèle Poole lui dit toujours que son maître ne sort plus de ce cabinet mystérieux, au-dessus du laboratoire, qu'il ne parle guère, ne lit plus et paraît absorbé dans de tristes pensées. Un jour, Utterson s'avise de pénétrer dans la cour sur laquelle donnent les trois fenêtres grillées, afin d'entrevoir au moins le prisonnier volontaire. L'une de ces fenêtres est ouverte; le docteur, assis auprès, l'air souffrant, accablé, aperçoit son ami et consent à échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à coup, une expression de terreur et de désespoir, une expression qui glace le sang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et la fenêtre se reforme brusquement.

À peu de temps de là, M. Utterson reçoit la visite de Poole épouvanté. Le vieux serviteur le conjure de venir s'assurer par lui-même de ce qui se passe. Il ne peut plus porter seul le poids d'une pareille responsabilité. Tout le monde a peur dans la maison.

En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autres domestiques sont réunis tremblants, effarés, dans le vestibule, et on lui fait de sinistres rapports. À la suite de Poole, il se dirige vers le pavillon où s'est retranché Jekyll et monte l'escalier qui conduit au fameux cabinet.

«Marchez aussi doucement que possible et puis écoutez; mais qu'il ne vous entende pas», dit Poole, sans que le notaire puisse rien comprendre à cette étrange recommandation.

Il annonce, par le trou de la serrure, M. Utterson.

Une voix plaintive répond du dedans:

«Je ne peux voir personne.»

Et Poole, d'un air triomphant, reprend tout bas:

«Eh bien, monsieur, dites si c'est vraiment la voix de mon maître?

—Elle est bien changée, en effet.

—Changée? On n'a pas été vingt ans dans la maison d'un homme pour ne pas reconnaître sa voix. Non, monsieur, mon maître a disparu; dites-moi maintenant qui est là, à sa place?»

En parlant, il a entraîné M. Utterson dans une chambre écartée où nul ne peut épier leur conciliabule.

«Toute cette dernière semaine, celui qui hante le cabinet a demandé je ne sais quel médicament. Mon maître faisait cela quelquefois. Il écrivait son ordonnance, puis jetait la feuille de papier sur l'escalier. Depuis huit jours nous n'avons vu de lui que cela... des papiers. Il était enfermé; les repas mêmes devaient être laissés à la porte. Eh bien, tous les jours, deux ou trois fois par jour, il y avait des ordonnances sur l'escalier, et je devais courir chez tous les chimistes de la ville; et chaque fois que j'avais apporté la drogue, un nouveau papier me commandait de la rendre, parce qu'elle n'était pas pure, et de chercher ailleurs. On a terriblement besoin de cette drogue-là, monsieur...»

L'un des papiers est resté dans la poche de Poole. Jekyll y a tracé les lignes suivantes:

«Le docteur Jekyll affirme à MM. *** que leur dernier envoi n'a pu servir. En 18... il leur avait acheté une quantité considérable de cette même poudre. Il les prie de chercher avec un soin extrême et de lui en envoyer de la même qualité, à tout prix.»

Jusque-là, l'écriture est assez régulière; mais, à la fin, la plume a craché, comme si une émotion trop forte brisait toutes les digues.

«Pour l'amour de Dieu, trouvez-m'en de l'ancienne!»

«Ceci est assurément l'écriture du docteur, dit Utterson.

—En effet, répond Poole; mais, peu importe son écriture, je l'ai vu....

—Qui donc?

—Je l'ai surpris un jour qu'il était sorti du cabinet et ne se croyait pas observé. Ce n'a été qu'une minute; il s'est sauvé avec une espèce de cri; mais je savais à quoi m'en tenir, et mes cheveux se sont hérissés de crainte. Pourquoi mon maître aurait-il eu un masque sur la figure et pourquoi aurait-il crié en s'enfuyant à ma vue?

—Je crois que je devine, dit Utterson. Mon pauvre ami est atteint, sans doute, d'une maladie qui le défigure autant qu'elle le fait souffrir, et qu'il veut dérober à tous les yeux. De là ce masque qu'il porte pour dissimuler quelque plaie affreuse, de là l'extraordinaire altération de sa voix et l'impatience qu'il a de trouver un remède qui puisse le soulager.

—Non, monsieur, dit Poole résolument, cet être-là n'était pas mon maître; mon maître est grand, solide, celui-là n'était guère qu'un nain. Parbleu! depuis vingt ans, je le connais assez, mon maître! Non, l'homme au masque n'était pas le docteur, et, si vous voulez que je vous dise ce que je crois, un meurtre a été commis.

—Puisque vous parlez ainsi, Poole, mon devoir est de m'assurer des faits. J'enfoncerai cette porte.»

Les deux hommes se munissent d'une hache et d'un tisonnier; ils envoient un valet de pied robuste garder la porte du laboratoire. Une dernière fois, Utterson écoute. Le bruit d'un pas léger se fait à peine entendre sur le tapis.

«Tout le jour et une bonne partie de la nuit, il marche ainsi de long en large, dit le vieux domestique; une mauvaise conscience ne se repose pas. Et une fois... une fois, j'ai entendu qu'il pleurait.... On aurait dit une femme ou une âme en peine. Je ne sais quel poids m'est tombé sur le cœur. J'aurais pleuré aussi.»

Le moment est venu d'agir.

«Jekyll, crie Utterson d'une voix forte, je demande à vous voir.»

Pas de réponse.

«Je vous avertis; nous avons des soupçons, je dois et je veux vous voir; si ce n'est pas de votre plein gré, ce sera de force....

—Utterson, réplique la voix, pour l'amour de Dieu, ayez pitié!»

Ce n'est pas la voix de Jekyll décidément, c'est celle de Hyde. Quatre fois la hache s'abat sur les panneaux qui résistent; un cri de terreur tout animal a retenti dans le cabinet. Au cinquième coup, la porte brisée livre passage aux assiégeants, qui, consternés du silence qui règne désormais, restent irrésolus sur le seuil. Une lampe éclaire paisiblement ce réduit studieux, un bon feu brille dans l'âtre, le thé est préparé sur une petite table; sans les armoires vitrées remplies de produits chimiques, on se croirait dans l'intérieur les plus bourgeois. Mais, au milieu de la chambre, gît un cadavre, encore palpitant, celui d'Edward Hyde. Il est vêtu d'habits trop grands pour lui, des habits à la taille du docteur. Sa main crispée tient encore une fiole de poison. Il s'est fait justice.

Quant au docteur, on ne le retrouve nulle part; mais, sur la table, auprès d'un ouvrage pieux pour lequel Jekyll avait exprimé à plusieurs reprises beaucoup d'estime, et qui cependant est annoté de sa main avec force blasphèmes, auprès des soucoupes remplies de doses mesurées d'un sel blanc, que Poole reconnaît pour la drogue que son maître l'envoyait toujours demander, il y a des papiers.

En cherchant bien, Utterson découvre un testament qui lui lègue, chose étrange, tout ce qui devait appartenir à Edward Hyde, puis une lettre d'adieu et une confession dont il prend connaissance, après avoir lu le manuscrit du docteur Lanyon.

Ce manuscrit atteste un fait étrange. Le 9 janvier, Lanyon a reçu de son vieux camarade de collège, Henry Jekyll, une lettre chargée qui l'adjure, au nom de leur amitié ancienne, de lui rendre un service duquel dépend son honneur, sa vie. Il s'agit d'aller prendre dans son cabinet de travail, quitte à en forcer la porte, des poudres et une fiole dont il indique exactement la place. Vers minuit un homme qu'il devra recevoir en secret, après avoir renvoyé ses domestiques, viendra lui dire le reste. Lanyon, sans rien comprendre à cet appel, obéit exactement; il se rend chez Jekyll; le vieux Poole, lui aussi, a été averti par lettre chargée. Un serrurier est là qui attend; on pénètre dans le cabinet en forçant la serrure, on découvre, à l'endroit désigné, des sels quelconques, une teinture rouge qui ressemble à du sang, un cahier qui renferme nombre de dates couvrant une période de beaucoup d'années, avec quelques notes inintelligibles. Lanyon, fort intrigué, emporte le tout chez lui, et attend de pied ferme le visiteur nocturne, auquel il va ouvrir lui-même.

Ce visiteur est un petit homme dont l'aspect lui inspire un mélange inconnu de dégoût et de curiosité. Il est vêtu d'habits beaucoup trop grands, qui traînent par terre et flottent autour de lui. Son premier mot est pour réclamer avec agitation les mystérieux objets trouvés chez le docteur Jekyll; à leur vue, il pousse un soupir de soulagement, puis, demandant un verre gradué, compte quelques gouttes de la liqueur, et y ajoute une des poudres. Le mélange, d'abord rougeâtre, commence, tandis que les cristaux se dissolvent, à prendre une nuance plus brillante, à devenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain, l'ébullition cesse, le liquide passe lentement du pourpre foncé au vert pâle. L'étrange visiteur a bu d'un trait.... Il crie, chancelle, se retient à la table, puis reste là, les yeux injectés, la bouche entrouverte, respirant à peine. Un changement s'est produit: les traits du visage semblent se fondre et se reformer. Lanyon recule d'un soubresaut brusque, l'âme noyée dans une épouvante sans nom. Devant lui, pâle, tremblant, les mains étendues comme pour retrouver son chemin à tâtons au sortir du sépulcre, se tient Henry Jekyll!...

C'est ce qu'il a entendu, ce qu'il a vu cette nuit-là qui a ébranlé la vie du docteur Lanyon dans ses fondements mêmes. Le secret professionnel s'impose à lui, mais l'horreur le tuera, car il ne peut se le dissimuler, et cette pensée le hante jusqu'à une suprême angoisse, lui, l'ennemi et le contempteur de la science occulte: l'être difforme qui s'est glissé dans sa maison cette nuit-là est bien celui que poursuit la police comme assassin de sir Danvers Carew....

Quant à l'effrayante métamorphose, elle est expliquée par la confession du docteur Jekyll:

«Je suis né en 18..., avec une grosse fortune, quelques excellentes qualités, le goût du travail et le désir de mériter l'estime des meilleurs entre mes semblables, en possession, par conséquent, de toutes les garanties qui peuvent assurer un avenir honorable et distingué. Le plus grand de mes défauts était cette soif de plaisir qui contribue au bonheur de bien des gens, mais qui ne se conciliait guère avec ma préoccupation de porter la tête haute devant le public, de garder une contenance particulièrement grave. Il arriva donc que je cachai mes fredaines, et que, lorsque ma situation se trouva solidement établie, j'avais déjà pris l'habitude invétérée d'une vie double. Plus d'un aurait fait parade des légères irrégularités de conduite dont je me sentais coupable; mais, considérées des hauteurs où j'aimais à me placer, elles m'apparaissaient, au contraire, comme inexcusables, et je les cachais avec un sentiment de honte presque morbide. Ce fut donc beaucoup moins l'ignominie de mes fautes que l'exigence de mes aspirations qui me fit ce que j'étais, et qui creusa chez moi, plus profondément que chez la majorité des hommes, une séparation marquée entre le bien et le mal, ces provinces distinctes qui composent la dualité de la nature humaine.

«J'étais amené ainsi, bien souvent, à méditer sur cette dure loi de la vie qui gît aux racines mêmes de la religion et qui est une si grande cause de souffrance. Malgré ma duplicité, je ne me trouvais en aucune façon hypocrite; mes deux natures prenaient tout au sérieux de bonne foi; je n'étais pas plus moi-même quand je me plongeais dans le désordre que quand je m'élançais à la poursuite de la science, ou quand je me consacrais au soulagement des malheureux. L'impulsion de mes études scientifiques, qui m'emportait dans les sphères transcendantales d'un certain mysticisme, me faisait mieux sentir la guerre qui se livrait en moi. Par les deux côtés de mon intelligence, le côté moral et le côté intellectuel, je me rapprochais donc, chaque jour davantage, de cette vérité, dont la découverte partielle m'a conduit à un si épouvantable naufrage, que l'homme n'est pas un, en réalité, mais deux; je dis deux, ma propre expérience n'ayant pas dépassé ce nombre. D'autres me suivront, d'autres iront plus loin que moi dans la même voie, et je me hasarde à deviner que, dans chaque homme, sera reconnue plus tard une réunion d'individus très divers, hétérogènes et indépendants. Quant à moi, je devais infailliblement, par mon genre de vie, avancer dans une direction unique. Ce fut du côté moral et en ma propre personne que j'appris à découvrir la dualité primitive de l'homme; je vis que des deux natures qui se combattaient dans le champ de ma conscience, on pouvait dire que je n'appartenais à aucune, parce que j'étais radicalement aux deux; et, de bonne heure, avant même que mes travaux m'eussent suggéré la possibilité d'un pareil miracle, je pris l'habitude de m'appesantir avec délices sur la pensée, vague comme un rêve, de la séparation de ces éléments.

«Si chacun d'eux, me disais-je, pouvait habiter des identités distinctes, la vie serait délivrée de ce qui la rend intolérable, le voluptueux pourrait se satisfaire, délivré enfin des scrupules et des remords que son frère jumeau lui impose, et le juste marcherait droit devant lui, en s'élevant toujours, en accomplissant les bonnes œuvres où il trouve son plaisir, sans s'exposer davantage aux hontes et aux châtiments qu'attire sur lui un compagnon qu'il réprouve. Pour la malédiction de l'humanité, ces deux ennemis sont emprisonnés ensemble dans le sein torturé de notre conscience, où ils luttent sans relâche l'un contre l'autre. Comment les séparer?

«Le moyen que je cherchais me fut fourni par les expériences multiples auxquelles je me livrais dans mon laboratoire. Peu à peu j'acquis le sentiment profond de l'immatérialité hésitante, de la nature transitoire et vaporeuse, pour ainsi dire, de ce corps, solide en apparence, dont nous sommes revêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir de secouer notre vêtement de chair comme le vent agite un rideau, de nous en dépouiller même. Pour deux bonnes raisons, je n'approfondirai pas davantage la partie scientifique de ma confession: d'abord, parce que j'ai appris, à mes dépens, que le fardeau de la vie est rivé indestructiblement aux épaules de l'homme, et qu'à chaque tentative faite pour le rejeter, il revient en imposant une pression plus pénible. Secondement, parce que,—mon récit le prouvera d'une façon trop évidente, hélas!—mes découvertes restèrent incomplètes. Il suffit donc de dire que, non seulement j'en vins à reconnaître, en mon propre corps, la simple exhalaison, le simple rayonnement de certaines puissances qui entraient dans la composition de mon esprit, mais que je réussis à fabriquer une drogue par laquelle ces puissances pouvaient être détournées de leur suprématie et souffrir qu'une nouvelle forme fût substituée à l'ancienne, une forme qui ne m'était pas moins naturelle, parce qu'elle portait l'empreinte des éléments les moins nobles de mon âme.

«J'hésitai longtemps, avant de mettre cette théorie en pratique. Je savais très bien que je risquais la mort, car une substance capable de contrôler si violemment et de secouer à ce point la forteresse même de l'identité pouvait, prise à trop haute dose, ou par suite d'un accident quelconque, au moment de son absorption, effacer à tout jamais le tabernacle immatériel que je lui demandais de modifier seulement. Mais la tentation d'une découverte si singulière l'emporta sur les plus vives alarmes. J'avais depuis longtemps préparé ma teinture; j'achetai, en quantité considérable, chez un marchand de produits chimiques, certain sel particulier que je savais, l'ayant employé à mes expériences, être le dernier ingrédient nécessaire, et, par une nuit maudite, je mêlai ces éléments, je les regardai bouillir et fumer ensemble dans un verre dont, avec un grand effort de courage, quand l'ébullition eut cessé, j'avalai le contenu.

«Les plus atroces angoisses s'ensuivirent, comme si l'on me broyait les os: une nausée mortelle, une horreur intime qui ne peut être surpassée à l'heure de la naissance ni à celle de la mort.... Puis ces agonies diverses s'évanouirent rapidement, et je revins à moi, comme au sortir d'une maladie. Il y avait quelque chose d'étrange dans mes sensations, quelque chose d'indescriptiblement nouveau et, par suite de cette nouveauté même, d'incroyablement agréable. Je me sentais plus jeune, plus léger, plus heureux dans mon corps. En dedans, je devenais capable de toutes les témérités; un torrent d'images sensuelles roulait, se déchaînait dans mon imagination, j'échappais aux liens de toute obligation, j'acquérais une liberté d'âme inconnue jusque-là, qui n'était nullement innocente. Je connus, dès le premier souffle de cette vie nouvelle, que j'étais plus mauvais qu'auparavant, dix fois plus mauvais, livré, comme un esclave, au mal originel, et cette pensée m'exalta comme l'eût fait du vin.... J'étendis les bras, en m'abandonnant, ravi, à la fraîcheur de ces sensations, et, au moment même, je fus soudainement averti que j'avais baissé en stature. Il n'y avait pas de miroir dans mon cabinet à cette époque; la psyché, qui maintenant s'y trouve, y fut apportée, plus tard, pour refléter mes transformations. La nuit cependant touchait au matin, un matin très sombre; tous les hôtes de la maison étaient encore plongés dans le sommeil; transporté, comme je l'étais, d'espérance et de joie, je m'aventurai dehors, je traversai la cour, au-dessus de laquelle il me sembla que les constellations regardaient étonnées cet être, le premier de son espèce qu'eût encore découvert leur infatigable vigilance; je me glissai par les corridors, étranger dans ma propre maison, et, en arrivant dans ma chambre, j'aperçus pour la première fois Edward Hyde.

«Il faut maintenant que je parle par théorie, en disant, non pas ce que je sais, mais ce que je crois être probable. Le côté mauvais de ma nature, à qui j'avais transféré momentanément toute autorité, était moins robuste et moins bien développé que le meilleur, dont je venais de me dépouiller. Dans le cours de ma vie, qui avait été, après tout, pour les neuf dixièmes, une vie de vertu et d'empire sur moi-même, je l'avais beaucoup moins épuisé que l'autre. De là, je suppose, ce fait qu'Edward Hyde était plus petit, plus mince, plus jeune qu'Henry Jekyll. De même que la bonté éclairait la physionomie de celui-ci, le mal était écrit lisiblement sur la face de celui-là. Le mal, en outre, que je crois toujours être le côté mortel de notre humanité, avait laissé, sur ce corps chétif, le signe de la laideur, du délabrement. Et, cependant, quand mes yeux rencontrèrent, dans la glace, cette vilaine idole, je n'éprouvai pas une répugnance, mais plutôt un élan de bienvenue. Ceci, en somme, était encore moi-même; ceci me semblait naturel et humain. À mes yeux, l'image de l'esprit y brillait plus vive, elle était plus ressemblante, plus tranchée dans son individualité, que sur la physionomie complexe et divisée qu'auparavant j'avais l'habitude d'appeler mienne. Dans ce jugement, je devais avoir raison, car j'ai toujours remarqué que, quand je portais la figure d'Edward Hyde, personne ne pouvait approcher de moi sans une visible défaillance physique. J'attribue cet effet à ce que tous les êtres humains, tels que nous les rencontrons, sont composés de bien et de mal, tandis que Hyde était seul au monde pétri de mal sans mélange.

«Je ne m'attardai qu'une minute devant le miroir; il me restait à tenter la seconde expérience, l'expérience concluante, à voir si j'avais perdu mon identité sans retour, s'il me fallait fuir, avant l'aurore, une maison qui ne serait plus la mienne. Rentrant précipitamment dans mon cabinet, je préparai, j'absorbai le breuvage une fois de plus; une fois de plus j'endurai les tortures de la dissolution; enfin, je revins à moi avec le caractère, la stature et le visage d'Henry Jekyll.

«Cette nuit-là, j'abordai les funestes chemins de traverse. Si j'eusse fait ma découverte dans un plus noble esprit, si j'eusse tenté cette expérience, sous l'empire de religieuses aspirations, tout eût pu être différent; de ces agonies de la naissance et de la mort serait sorti un ange plutôt qu'un démon. La drogue n'avait aucune action déterminante, elle n'était ni diabolique ni divine; elle ébranla seulement les portes de ma prison, et ce qui était dedans s'élança dehors. À cette époque, la vertu sommeillait en moi; ma perversité, mieux éveillée, profita de l'occasion: Edward Hyde surgit. Dorénavant, bien que j'eusse deux caractères aussi bien que deux apparences, et que l'un fut tout entier mauvais, l'autre était encore le vieil Henry Jekyll, ce composé incongru des progrès duquel j'avais appris déjà à désespérer. Le mouvement fut donc complètement vers le pire.

«Même alors je n'avais pas pu me réconcilier avec la sécheresse d'une vie d'étude; j'étais gai à mes heures, et, comme mes plaisirs manquaient de dignité, comme j'étais, avec cela, non seulement connu de tout le monde et trop considéré, mais bien près de la vieillesse, cette incohérence de ma vie devenait gênante de plus en plus. Ce fut pour ces motifs que mon nouveau pouvoir me tenta jusqu'à ce que j'en devinsse l'esclave. Je n'avais qu'à vider une coupe, à me débarrasser du corps d'un professeur en renom et à endosser, comme un manteau épais, celui d'Edward Hyde. Cette idée me sembla piquante, et je fis avec soin tous mes préparatifs. Je louai et je meublai ce logement de Soho, où Hyde fut traqué par la police; je pris pour gouvernante une créature que je savais être silencieuse et sans scrupules. D'autre part, j'annonçai à mes domestiques qu'un M. Hyde, dont je leur fis le portrait, devait jouir dans ma maison du square d'une entière liberté, de pleins pouvoirs. Pour éviter tout accident, je me fis familièrement connaître sous mon nouvel aspect; je m'arrangeai de façon à ce que, si quelque malheur m'arrivait en la personne du docteur Jekyll, je pusse éviter toute perte pécuniaire sous ma figure d'Edward Hyde. Ce fut le secret du testament auquel vous opposâtes tant d'objections. Ainsi fortifié, comme je le supposais, de tous côtés, je profitai sans crainte des immunités de ma situation. Certains hommes ont eu des bandits à leurs gages pour accomplir des crimes, tandis que leur propre réputation demeurait à l'abri. Je fus le premier qui agit de même en vue du plaisir. Je pus donc ainsi, aux yeux de tous, travailler consciencieusement, étaler une respectabilité bien acquise, puis, soudain, comme un écolier, rejeter ces entraves et plonger, la tête la première, dans l'océan de la liberté. Sous mon manteau impénétrable, je possédais une sécurité complète. Songez-y... je n'avais qu'à franchir le seuil de mon laboratoire: en deux secondes, la liqueur, dont je tenais les ingrédients toujours prêts, était avalée; après cela, quoi qu'il pût faire, Hyde disparaissait comme un souffle sur un miroir, et à sa place, tranquillement assis chez lui, sous sa lampe nocturne, Jekyll se moquait des soupçons.

«Mes plaisirs, je l'ai déjà dit, n'avaient jamais été des plus relevés; avec Edward Hyde, ils devinrent très vite ignobles et monstrueux. À mon retour de chaque excursion nouvelle, je restais stupéfait des turpitudes de mon autre moi-même. Ce familier, que j'évoquais ainsi et que j'envoyais seul agir selon son bon plaisir, était l'être le plus vil et le plus dépravé; il n'avait que des pensées égoïstes, s'abreuvant de jouissances avec une avidité toute bestiale, sans souci des tortures qui pouvaient en résulter pour d'autres, aussi dépourvu de remords qu'une statue de pierre. Henry Jekyll s'effrayait parfois des actes d'Edward Hyde, mais cette situation échappait aux lois communes, elle relâchait insidieusement l'étreinte de la conscience. C'était Hyde après tout, et Hyde seul, qui était coupable; Jekyll ne se sentait pas plus méchant qu'auparavant; ses bonnes qualités lui revenaient sans avoir subi d'atteintes apparentes; il se hâtait même de réparer le mal accompli par Hyde quand cela était possible. De cette façon il se tranquillisait.

«Je n'ai nul dessein d'entrer dans le détail des infamies dont je me rendais complice (quant à les avoir commises moi-même, je ne puis aujourd'hui encore l'admettre). Je ne veux qu'indiquer les avertissements que je reçus et les degrés de mon châtiment. Une fois, je courus un véritable danger. Un acte de cruauté contre une enfant excita contre moi la colère de la foule, qui m'eût déchiré, je crois, si je n'avais pas apaisé la famille de ma petite victime en lui remettant un chèque au nom d'Henry Jekyll. Ceci me donna l'idée d'avoir un compte dans une autre banque au nom d'Edward Hyde, et quand, en altérant mon écriture, j'eus pourvu mon double d'une signature, je me crus de nouveau à l'abri du destin.

«Deux mois environ avant le meurtre de sir Danvers Carew, j'étais allé courir les aventures. Rentré fort tard, je m'éveillai le lendemain avec des sensations bizarres. Ce fut en vain que je regardai autour de moi, en reconnaissant les belles proportions et le mobilier décent de ma chambre du square, le dessin des rideaux, la forme du lit d'acajou où j'étais couché. Quelque chose me laissait convaincu que je n'étais pas réellement où je croyais être, mais bien dans mon galant réduit de Soho, où j'avais coutume de dormir sous le masque d'Edward Hyde. Je me mis à rire de cette illusion et, toujours curieux de psychologie, à en chercher les causes. Par intervalles, toutefois, le sommeil m'emportait, interrompant ma rêverie, que je reprenais ensuite. Dans un moment lucide, mon regard tomba sur ma main à demi fermée. Or la main de Jekyll, vous l'avez souvent remarqué, était une main professionnelle de forme et de dimensions, une grande main blanche, ferme et bien faite, tandis que la main qui m'apparaissait distinctement sur les draps, à la clarté jaunissante d'une matinée de Londres, était d'une pâleur brune, maigre, osseuse, avec de gros nœuds et couverte partout d'un épais duvet noir. Cette main velue était la main d'Edward Hyde.

«Je dus la contempler fixement pendant près d'une minute, abasourdi comme je l'étais, jusqu'à ce que l'effroi éclatât dans mon sein avec un fracas de cymbales. Bondissant hors du lit, je courus à mon miroir. Au spectacle qui frappa mes yeux, tout le sang de mes veines se glaça. Oui, je m'étais couché sous la forme de Jekyll, et c'était Hyde qui s'éveillait. Comment expliquer ce phénomène?... Comment y remédier?... Nouvelles terreurs. La matinée était avancée déjà, les domestiques devaient être tous levés, et mes drogues se trouvaient dans le cabinet. Il me fallait faire un voyage pour les atteindre, descendre l'escalier, traverser la cour. Sans doute, je pourrais dissimuler mon visage, mais à quoi bon, puisque je ne pouvais cacher de même le changement de stature? Enfin, je me rappelai que mes gens étaient habitués déjà à voir aller et venir mon second moi, et j'éprouvai là-dessus une sensation délicieuse de soulagement. Je fus vite prêt; dans des habits à la taille du docteur, je traversai la maison, où le valet de pied recula ébahi en reconnaissant M. Hyde à pareille heure et si singulièrement accoutré. Dix minutes après, le docteur Jekyll, revenu à sa première forme, s'asseyait assez sombre devant un déjeuner qu'il ne mangeait que du bout des lèvres.

«J'avais assurément peu d'appétit; cet accident inexplicable renversait toutes mes expériences et semblait, comme le doigt qui écrivit sur le mur durant l'orgie babylonienne, tracer ma condamnation. Je commençai à réfléchir plus sérieusement que je ne l'avais encore fait aux possibilités de ma double existence. Cette partie de moi-même, que j'avais le pouvoir de projeter au dehors, avait été, depuis quelque temps, terriblement exercée; il me sembla qu'elle grandissait, que le sang circulait plus vif dans les veines de Hyde, et je commençai à entrevoir le péril d'un renversement de la balance. Que ferais-je si le pouvoir du changement volontaire m'échappait, si le caractère d'Edward Hyde allait devenir le mien irrévocablement? La vertu de la drogue ne se manifestait pas toujours d'une façon égale. Une fois, au commencement, elle m'avait fait défaut; depuis, il m'avait fallu, en plus d'une circonstance, doubler et même tripler la dose, au risque d'en mourir. Ces incertitudes assombrissaient quelque peu mon contentement, qui eut été parfait sans elles. Maintenant, à la lumière de cet accident matinal, je fus conduit à remarquer que la difficulté qui avait été, au commencement, de me débarrasser du corps de Jekyll, s'était transférée peu à peu du côté opposé. Il devenait clair que je perdais lentement possession de mon premier moi, le meilleur, et que je m'incorporais de plus en plus à mon second moi, le pire. Entre les deux, je devais faire un choix. Mes deux natures avaient en commun la mémoire, mais toutes les autres facultés étaient fort inégalement réparties entre elles. Jekyll (qui était composite) prenait part aux aventures de Hyde, tantôt avec appréhension, tantôt avec curiosité; mais Hyde était fort indifférent à Jekyll et ne se souvenait de lui que comme le brigand se rappelle la caverne où il se cache et déjoue les poursuites.

«Faire cause, commune avec Jekyll, c'était renoncer à ces appétits que j'avais longtemps caressés en secret et auxquels, depuis peu, je m'abandonnais éperdument. Préférer Hyde, c'était mourir à mille intérêts et à mille aspirations qui m'étaient chers, c'était devenir d'un coup méprisable, c'était perdre mes amis. Le marché peut paraître inégal, mais il y avait encore une autre considération dans la balance: tandis que Jekyll souffrirait cruellement de l'abstinence, Hyde ne se rendrait même pas compte de ce qu'il avait perdu. Si particulier que fût mon cas, les termes de ce débat étaient vieux comme l'homme lui-même: des tentations, des alarmes identiques assiègent le premier pécheur venu, et il en fut pour moi comme pour le grand nombre de mes semblables. Je choisis la meilleure part, et puis manquai de force pour m'y tenir.

«Oui, je donnai la préférence au docteur déjà vieux et contrarié dans ses passions, mais entouré d'amitiés honorables et rempli d'intentions généreuses; je dis un adieu résolu à la liberté, à une jeunesse relative, aux impulsions ardentes et aux secrètes débauches; mais peut-être apportai-je dans ce choix quelques réserves inconscientes, car je ne renonçai pas à ma maison de Soho, et je gardai les vêtements d'Edward Hyde, préparés pour tout événement, dans mon cabinet. Pendant deux mois, cependant, je fus fidèle à ma détermination; pendant deux mois, je pratiquai une austérité à laquelle jamais, jusque-là, je n'avais pu atteindre, et je jouis des compensations que procure la paix de la conscience. Mais le temps finit par atténuer mes craintes, des désirs frénétiques me torturèrent, comme si Hyde eût réclamé la liberté; enfin, dans une heure de faiblesse morale, j'avalai de nouveau la liqueur transformatrice.

«De même que l'ivrogne, quand il raisonne avec lui-même sur son vice, n'est pas, une fois sur cinq cents, frappé des dangers qu'il court par suite de son inconscience de brute, je n'avais jamais, en considérant ma position, tenu compte suffisamment de la complète insensibilité morale, de la propension perpétuelle à mal faire qui dominait chez Hyde. Ce fut par là cependant que je fus puni. Mon démon avait été longtemps en cage, il s'échappa rugissant. Au moment même où je bus, je me sentis plus furieusement porté au crime que par le passé. Une tempête d'impatience bouillonnait en moi. Sur une imperceptible provocation, je m'emportai comme aucun homme pourvu de sens n'aurait pu le faire, je frappai un vieillard inoffensif sans plus de motifs que ceux qu'un enfant gâté peut avoir pour casser son joujou. Volontairement, je m'étais dessaisi de ces instincts qui maintiennent une sorte d'équilibre chez les plus mauvais d'entre nous; pour moi, être tenté, la tentation fut-elle légère, c'était succomber aussitôt. L'esprit infernal me poussant, je m'abandonnai à une rage meurtrière, et ce ne fut que la lassitude qui mit fin au terrible accès de délire dont le résultat fut la mort de sir Danvers Carew. Tout à coup, mon cœur se glaça d'effroi; je compris qu'il y allait de ma vie, et, fuyant le théâtre du meurtre, je ne songeai plus qu'à me mettre en sûreté.

«Je courus à ma maison de Soho et je détruisis mes papiers; puis je commençai d'errer par les rues, à la fois fier de mon crime et tremblant d'en subir les conséquences, rêvant d'en commettre de nouveaux, et l'oreille tendue, néanmoins, au bruit des pas du vengeur qui devait me poursuivre. Hyde avait une chanson cynique sur les lèvres en mêlant sa drogue, et il la but à la santé du mort. Les souffrances de la transformation le possédaient encore, cependant, quand Jekyll, avec des larmes de gratitude et de repentir, tomba à genoux, les mains levées vers Dieu. Le voile s'était déchiré; je voyais ma vie dans son ensemble, depuis les jours de mon enfance et à travers les diverses phases de mes études, de ma profession si honorée, jusqu'aux horreurs de cette nuit-là! Je ne pouvais réussir à me croire un assassin; je repoussais, avec des cris et des prières, les images hideuses que ma mémoire suscitait contre moi; n'importe, l'iniquité commise me restait présente. Les angoisses du remords firent place enfin à un sentiment de joie; le problème de ma conduite se trouva résolu. Hyde devenait impossible; bon gré, mal gré, je me trouvais réduit à la plus noble partie de mon existence. Combien je m'en réjouissais! Avec quel empressement et quelle humilité j'acceptais les restrictions de la vie normale, avec quel renoncement sincère je fermai la porte par laquelle je m'étais enfui si souvent! Je me disais que je n'en repasserais jamais le seuil maudit; je broyai la clé sous mon talon, je me crus sauvé....

«Le lendemain, la culpabilité de Hyde était prouvée; on s'indignait d'autant plus que la victime était un homme haut placé dans l'estime du monde. Je ne fus pas fâché de sentir mes meilleures impulsions gardées ainsi par la terreur de l'échafaud; Jekyll était maintenant ma cité de refuge. Hyde n'avait qu'à se laisser entrevoir pour que la société tout entière se tournât contre lui. Je me jurai de racheter le passé, et je puis déclarer honnêtement que ma résolution produisit de bons fruits. Vous avez vu vous-même comment je m'efforçai, durant les derniers mois de l'année dernière, de soulager l'infortune; vous savez tout ce que je fis pour les autres. Les jours s'écoulaient très calmes, et je ne dirai pas que je me sois lassé de cette vie féconde et innocente; je crois au contraire que, de jour en jour, j'en jouissais plus pleinement. Mais cette malédiction, la dualité de but, continuait à peser sur moi; ma pénitence n'était pas accomplie que déjà mon moi inférieur se remettait à élever la voix; non que l'idée de ressusciter Hyde put jamais me revenir, elle m'eût épouvanté au contraire. Non, ce fut sous ma forme accoutumée que je fus tenté, une fois de plus, de transiger avec ma conscience; je succombai à la façon d'un coupable ordinaire, en secret, et après une certaine résistance.

«Hélas! tout finit, la mesure la plus large se remplit à la fin. Cette courte faiblesse acheva de détruire la balance de mon âme.... Je ne m'effrayai pas cependant; cette chute semblait naturelle: c'était comme un retour au vieux temps, alors que je n'avais pas encore fait ma découverte. Écoutez ce qui m'arriva:

«Par une belle journée de janvier, je traversais Regent's Park. La terre était humide aux endroits où s'était fondue la neige, mais il n'y avait pas de nuage au ciel; des gazouillements d'oiseaux se mêlaient à des odeurs douces, presque printanières. Je m'assis sur un banc au soleil. L'animal qui était en moi se léchait les babines, pour ainsi dire, en se souvenant; le côté spirituel était un peu engourdi, mais disposé à de futures expiations, sans être encore prêt à commencer. Je me disais que, somme toute, j'étais comme mes voisins, et je souris même assez orgueilleusement en comparant ma bonne volonté si active à leur paresseuse indifférence. Au moment même où je me complaisais dans cette vaine gloire, un spasme me prit, d'horribles nausées, un frisson mortel.... Ces symptômes se dissipèrent, me laissant très faible, et puis, au sortir de cette défaillance, je commençai à me rendre compte d'un changement dans mon état moral: j'étais plus hardi, je méprisais le danger, je me moquais des responsabilités. Je baissai les yeux: mes habits pendaient, sans forme sur mes membres rapetissés, la main qui reposait sur mon genou était noueuse et velue. J'étais une fois de plus Edward Hyde. Une minute auparavant, le monde m'entourait de respect, je me savais riche, je me dirigeais vers le dîner qui m'attendait chez moi. Maintenant, je faisais partie de l'écume de la société, j'étais dénoncé, sans gîte ici-bas, meurtrier voué à la potence.

«Ma raison chancela, mais elle ne me manqua pas tout à fait. J'ai observé maintes fois que, dans mon second rôle, mes facultés devenaient plus aiguës, qu'elles se tendaient plus exclusivement vers un point particulier. Où Jekyll aurait peut-être succombé, Hyde savait s'élever à la hauteur des circonstances. Mes drogues se trouvaient dans l'une des armoires de mon cabinet. Comment y atteindre? Tel fut le problème qu'en écrasant mes tempes entre mes mains je m'acharnai à résoudre. J'avais fermé à double tour la porte du laboratoire. Si j'essayais d'entrer par la maison, mes propres domestiques me livreraient à la justice. Je compris qu'il fallait employer une autre main; je pensai à Lanyon, mais je me dis en même temps:

«Réussirai-je à parvenir jusqu'à lui? On m'arrêtera probablement dans la rue; même si j'échappe à ce péril imminent, si j'arrive sain et sauf chez mon confrère, comment un visiteur inconnu et désagréable obtiendrait-il qu'un homme tel que lui allât forcer la porte du cabinet de son ami, le docteur Jekyll?

«Tout en constatant avec angoisse ces impossibilités, je me rappelai qu'il me restait un trait de mon caractère original, que j'avais gardé mon écriture. Aussitôt qu'eut jailli cette étincelle, le chemin se trouva éclairé d'un bout à l'autre. J'arrangeai de mon mieux mes habits flottants, et, appelant un cab, je me fis conduire dans un hôtel de Portland-street, dont, par hasard, je me rappelais le nom. À ma vue, qui était assurément comique,—quelque tragédie qui pût se cacher sous ces vêtements d'emprunt trop longs et trop larges de moitié,—le cocher ne put s'empêcher de rire. Je grinçai des dents, pris d'un accès de fureur diabolique, et la gaîté s'effaça de ses lèvres, heureusement... car une minute encore et je l'eusse arraché de son siège.

«À l'hôtel, je regardai autour de moi d'un air qui fit trembler les employés; en ma présence, ils n'osèrent pas échanger un regard: on prit mes ordres avec une politesse obséquieuse, on me donna une chambre et de quoi écrire. Hyde en péril était un être nouveau pour moi: prêt à se défendre comme un tigre, à se venger de tous. Néanmoins, l'horrible créature était rusée; cette disposition féroce fut maîtrisée par un effort puissant de la volonté; deux lettres partirent, l'une pour Lanyon, l'autre pour Poole. Après cela, il resta tout le jour devant son feu à se ronger les ongles, demanda un dîner chez lui, toujours seul avec ses terreurs furieuses et faisant frissonner sous son seul regard le garçon qui le servait. La nuit tombée, il partit dans un fiacre fermé et se fit conduire çà et là dans les rues de la ville. Je dis lui, je ne puis dire moi. Ce fils de l'enfer n'avait rien d'humain; rien ne vivait en lui que la peur et la haine. Quand, à la fin, commençant à craindre que son cocher ne se méfiât, il renvoya le cab pour s'aventurer à pied au milieu des passants nocturnes, qui ne pouvaient que remarquer son apparence insolite, ces deux passions grondaient en lui comme une tempête. Il marchait vite, poursuivi par des fantômes, se parlant à lui-même, prenant les rues les moins fréquentées, comptant les minutes qui le séparaient encore de minuit. Une femme lui parla, il la frappa en plein visage....

«Lorsque je redevins moi-même, chez Lanyon, l'épouvante de mon vieil ami, à ce spectacle, m'affecta peut-être un peu. Je ne sais pas bien.... Qu'importe une goutte de plus dans un océan de désespoir? Ce n'était plus la peur de l'échafaud ou des galères, c'était l'horreur d'être Hyde qui me torturait. Je reçus les anathèmes de Lanyon comme à travers un rêve; comme dans un rêve encore, je rentrai chez moi, je me couchai. Je dormis, après la prostration où j'étais tombé, d'un sommeil si profond, que les cauchemars mêmes qui m'assaillaient ne purent l'interrompre. Je m'éveillai accablé encore, mais un peu mieux cependant. Toujours je haïssais et je redoutais la présence du monstre endormi au dedans de moi-même, et, certes, je n'avais pas oublié les dangers de la veille; mais j'étais rentré chez moi, j'avais mes drogues sous la main. Ma reconnaissance envers le sort qui m'avait permis de m'échapper eut presque en ce moment les couleurs de la joie et de l'espérance.

«Je traversais tranquillement la cour après déjeuner, aspirant le froid glacial de l'air, avec plaisir, quand je fus de nouveau en proie à ces sensations indescriptibles qui précédaient ma métamorphose, et je n'eus que le temps de me réfugier dans mon cabinet avant que n'éclatassent en moi les sauvages passions de Hyde. Je dus prendre en cette occasion une double dose, pour redevenir moi-même. Hélas! six heures après, tandis que j'étais tristement assis auprès du feu, le besoin de recourir à la drogue funeste s'imposa de nouveau. Bref, à partir de ce jour là, ce ne fut que par un effort prodigieux de gymnastique, pour ainsi dire, et sous l'influence immédiate de la liqueur que je pus conserver l'apparence de Jekyll.

«À toute heure de jour et de nuit, j'étais averti par le frisson précurseur; si je m'assoupissais seulement une heure dans mon fauteuil, j'étais toujours sûr de retrouver Hyde en me réveillant. Sous l'influence de cette perpétuelle menace et de l'insomnie à laquelle je me condamnais, je devins en ma propre personne un malade dévoré par la fièvre, alangui de corps et d'âme, possédé par une seule pensée qui grandissait toujours, le dégoût de mon autre moi-même. Mais quand je dormais ou quand s'usait la vertu du breuvage, je passais presque sans transition,—car les tortures de la métamorphose devenaient de jour en jour moins marquées,—à un état tout contraire; mon esprit débordait d'images terrifiantes et de haines sans cause; la puissance de Hyde augmentait évidemment à mesure que s'affaiblissait Jekyll, et la haine qui divisait ces deux suppliciés était devenue égale de chaque côté. Chez Jekyll, c'était comme un instinct vital; il voyait maintenant la difformité de l'être qui partageait avec lui le phénomène de l'existence et qui devait aussi partager sa mort; et, pour comble d'angoisse, il considérait Hyde, en dehors de ces liens de communauté qui faisaient son malheur, comme quelque chose non seulement d'infernal, mais d'inorganique. C'était là le pire: que la fange de la caverne semblât pousser des cris, posséder une voix, que la poussière amorphe fût capable d'agir, que ce qui était mort et n'avait pas de forme usurpât les fonctions de la vie. Et cette abomination en révolte tenait à lui de plus près qu'une épouse, de plus près que ses yeux; elle était emprisonnée dans sa chair, il entendait ses murmures, il sentait ses efforts pour sortir, et à chaque heure d'abandon, de faiblesse, cet autre, ce démon, profitait de son oubli, de son sommeil, pour prévaloir contre lui, pour le déposséder de ses droits.

«La haine de Hyde contre Jekyll était d'un ordre différent. Sa peur tout animale du gibet le conduisait bien à commettre des suicides temporaires, en retournant à son rang subordonné de partie inférieure d'une personne, mais il détestait cette nécessité, il abhorrait l'affaissement dans lequel Jekyll était tombé, il lui en voulait de son aversion pour l'ancien complice autrefois traité avec indulgence. De là les tours qu'il me jouait, griffonnant des blasphèmes en marge de mes livres, brûlant mes lettres, lacérant le portrait de mon père. Si ce n'eut été par crainte de la mort, il se fût perdu pour m'envelopper dans sa ruine; mais l'amour qu'il a de la vie est prodigieux; je vais plus loin: moi qui ne peux penser à lui sans frissonner, sans défaillir, quand je me représente la passion forcenée de cet attachement, quand je songe à la crainte qu'il a de me voir le supprimer par un suicide, je trouve encore moyen de le plaindre!

«Inutile de prolonger cette peinture d'un état lamentable; personne n'a souffert jamais de tels tourments,—cela suffit. Pourtant, à ces tourments mêmes l'habitude aurait pu, non pas apporter un soulagement, mais opposer une certaine acquiescence, un endurcissement de l'âme; mon châtiment eût duré ainsi plusieurs années sans la dernière calamité qui a fondu sur moi. La provision de sels, qui n'avait jamais été renouvelée depuis ma première expérience, étant près de s'épuiser, j'en fis demander une autre; je me servis de celle-ci pour préparer le breuvage. L'ébullition ordinaire s'ensuivit, et aussi le premier changement de couleur, mais non pas le second; je bus... inutilement. Poole vous dira que Londres fut fouillé en vain dans tous les sens. Je suis maintenant persuadé que ma première provision était impure, et que c'est à cette impureté non connue que le breuvage dut d'être efficace.

«Une semaine environ s'est passée; j'achève cette confession sous l'influence du dernier paquet qui me reste des anciennes poudres. C'est donc la derrière fois, à moins d'un miracle, qu'Henry Jekyll peut penser ses propres pensées et voir, dans la glace, son propre visage,—si terriblement altéré. Il faut d'ailleurs que je termine sans retard. Si la métamorphose survenait tandis que j'écris, Hyde mettrait ces pages en pièces; mais si quelque temps s'écoule après que je les aurai cachées, son égoïsme prodigieux, sa préoccupation unique du moment présent les préserveront sans doute, une fois encore, de son dépit de singe en colère. Et, de fait, la destinée qui s'accomplit pour nous deux l'a déjà modifié, écrasé. Avant une demi-heure, quand je serai rentré pour toujours dans cette individualité abhorrée, je sais que je serai assis à frémir et à pleurer là-bas sur cette chaise, ou que je reprendrai, l'oreille fiévreusement tendue à tous les bruits, une éternelle promenade de long en large dans cette chambre, mon dernier refuge terrestre. Hyde périra-t-il sur l'échafaud ou bien trouvera-t-il le courage de se délivrer lui-même? Dieu le sait... peu m'importe; ceci est l'heure de ma mort véritable, ce qui suivra regarde un autre moi-même. Ici donc, tandis que je dépose la plume, s'achève la vie du malheureux Henry Jekyll...»


On voit que M. Stevenson a mêlé ici le merveilleux à la science, comme ailleurs il l'a fait entrer dans la vie quotidienne. Il s'est inspiré sans doute d'ouvrages récents, tels que la Morphologie générale, où Haeckel, d'accord avec Gegenbaur, étend à tous les êtres vivants une théorie appliquée aux plantes par Gaudichaud: chacune d'elles se trouverait être, suivant lui, une sorte de polypier. De même, selon Haeckel, l'animal ne serait qu'un groupe d'individualités enchevêtrées et superposées; on y distinguerait jusqu'à sept degrés différents; nous aurions conscience d'un de ces degrés, notre moi, sans avoir conscience du moi des autres. Sur ce point, M. Stevenson altère la théorie scientifique pour les besoins de la psychologie, et nul n'aura le pédantisme de le lui reprocher. Très probablement les découvertes plus ou moins fondées de la science fourniront à mesure des matériaux précieux à la littérature de fiction; elles permettront notamment de prendre pour point de départ des sujets fantastiques, tout autre chose que la magie ou les vieux pactes infernaux. Ce qu'on peut redouter, c'est que les romanciers n'abusent de ces nouvelles richesses assez dangereuses, tous n'ayant pas, pour y toucher, la main aussi légère que M. Stevenson.

Mais encore que nous estimions fort cette légèreté, il nous semble qu'elle n'a ici qu'un prix secondaire, et que la leçon de morale qui se dégage du roman établit sa réelle valeur. Chacun de nous n'a-t-il pas senti, en lui, le combat de deux natures distinctes et le pouvoir démesuré que prend la moins noble des deux, quand l'autre se prête à ses caprices? Chacun de nous ne se rappelle-t-il pas le moment précis où il a trouvé difficile de faire rentrer dans l'ordre celui qui doit toujours rester à son rang subalterne? L'histoire du docteur Jekyll atténuée, réduite à des proportions moins saisissantes, est celle du grand nombre. Où M. Stevenson atteint au tragique, c'est dans le passage si court et si poignant où il nous fait assister au réveil involontaire de Jekyll sous les traits de Hyde, lorsque le regard de l'honnête homme se fixe pour la première fois épouvanté sur cette main velue, sur cette main de bête, étendue sur les draps du lit, et qui est la sienne; c'est encore dans la page terrible où le docteur, si généralement vénéré, reprend au milieu du parc qu'il traverse, en se remémorant ses plaisirs furtifs, la figure de l'être abject et criminel que poursuit la police; c'est enfin dans la conversation pleine d'angoisse qu'il a par la fenêtre avec son ami, quand le rideau s'abaisse précipitamment sur la figure de Hyde intervenue à l'improviste. Jamais les conséquences de l'abandon de la volonté, jamais la revanche de la conscience, n'ont été personnifiées d'une façon plus terrible. Dans ce récit, sans le secours d'une seule figure de femme, l'intérêt passionné ne languit pas une minute. Après l'avoir dévoré jusqu'à la dernière ligne, car il ne livre son secret qu'à la fin, on revient à la partie symbolique avec une sorte d'angoisse. Ce merveilleux est si terriblement humain! Jusqu'ici, M. Stevenson, tout expert qu'il soit à captiver l'attention de ses lecteurs, n'avait su que les amuser et les effrayer tour à tour; cette fois, il les fait penser; il touche aux fibres les plus secrètes et les plus profondes de l'âme; il assure notre pitié à son triste héros, tant la perte définitive de l'empire de l'homme sur lui-même est un spectacle déchirant, tant il y a d'horreur tragique dans l'instant où ce qui a été, au début, complaisance coupable et bientôt criminelle, devient malheur involontaire, disgrâce passivement subie, maladie mortelle. Vous étiez tout à l'heure une créature responsable et libre, vous pouviez vous guérir, l'occasion s'offrait: un retard, indifférent en apparence, a tout perdu; ce retard a suffi pour que vous ne soyez plus qu'un jouet déplorable de la fatalité. Peut-être le docteur Jekyll aurait-il pu secouer encore le joug de Hyde, si, après avoir renoncé à l'usage de la drogue maudite, il s'était défendu des faiblesses communes à presque tous les hommes, des indignes jouissances dont il n'abuse plus, mais qu'il recommence à goûter avec modération, clandestinement. Ce n'est pas le meurtre commis par Hyde, c'est un retour honteux de Jekyll à sa primitive faiblesse qui décide de l'affreuse catastrophe. Le docteur se fait personnellement complice du monstre qu'il craint désormais d'appeler, mais qui, sans qu'il l'appelle, est devenu maître d'envahir sa vie. Il y a là un point bien délicat et supérieurement traité. L'Écossais, avec son sentiment implacable de la justice, s'y révèle.

On peut attendre beaucoup, assurément, de celui qui a su tirer, du mystère de la dualité humaine, des effets semblables. M. Stevenson dédaigne encore une certaine habileté nécessaire dans la conduite des événements. L'acte de cruauté commis par Hyde, au premier chapitre, envers la petite fille qui se trouve, on ne sait comment, la nuit, au coin d'une rue déserte, semble bien insuffisamment indiqué; le meurtre de sir Danvers Carew reste plus vague encore et fait l'effet, tel qu'il le présente, d'une scène d'ombres chinoises enfantine, presque ridicule. Nombre de personnages sont évoqués, puis abandonnés, selon les exigences du récit, auquel d'ailleurs rien ne les rattache. Il faut que quelqu'un ait vu, que quelqu'un porte témoignage; l'auteur tire de sa botte une nouvelle marionnette; elle parle, remplit une lacune, puis disparaît... artifice vraiment trop grossier. Les ficelles de l'art, quand on y a recours, doivent être soignées. Docteur Jekyll est, somme toute, un roman, et les amateurs de romans tiennent à ces accessoires; ils y tiennent même jusqu'à permettre qu'ils usurpent trop souvent la première place, dissimulant, sous un certain machinisme, le vide presque absolu du fond. Ce n'est certes pas le fond qui manque ici, et on ne peut qu'encourager M. Stevenson à persévérer, en s'y perfectionnant, dans cette curieuse psychologie sensationnelle, mais ne méprisons pas trop pour cela les pages faciles et brillantes dédiées aux enfants de tout âge par la plume qui traça en se jouant Treasure Island et New Arabian Nights[1].

Th. BENTZON

[Note 1: Un recueil de nouvelles, récemment paru, The Merry men, and other tales and fables, tient toutes les promesses de Doctor Jekyll. Les terribles problèmes de l'hérédité, de la démence, de la responsabilité humaine y sont traités avec puissance sous une forme brève et poignante, fantastique à demi.]


LE CLUB DU SUICIDE


HISTOIRE DU JEUNE HOMME AUX TARTES À LA CRÈME.

Lors de son séjour à Londres, le prince Florizel de Bohême conquit l'affection de toutes les classes de la société par le charme de ses manières, la culture de son esprit et sa générosité. Ce qu'on savait de lui suffisait à révéler un homme supérieur; encore ne connaissait-on qu'une bien petite partie de ses actes. Malgré son calme apparent dans les circonstances ordinaires de la vie et la philosophie avec laquelle il considérait toutes les choses de ce monde, le prince de Bohême aimait l'aventure, et ses goûts sous ce rapport ne cadraient guère avec le rang où l'avait placé sa naissance.

De temps en temps, lorsqu'il n'y avait de pièce amusante à voir dans aucun des théâtres de Londres, lorsque la saison n'était favorable ni à la chasse ni à la pêche, ses plaisirs de prédilection, il proposait à son grand écuyer, le colonel Geraldine, une excursion nocturne. Geraldine était la bravoure même; il accompagnait volontiers son maître. Nul ne s'entendait comme lui à inventer d'ingénieux déguisements; il savait conformer non seulement sa figure et ses manières, mais sa voix et presque ses pensées à quelque caractère, à quelque nationalité que ce fût; de cette façon il protégeait l'incognito du prince et il lui arrivait parfois d'être admis avec lui dans des cercles fort étranges. Jamais la police n'était instruite de ces périlleuses équipées, le courage imperturbable de l'un des compagnons, la présence d'esprit, l'adresse et le dévouement de l'autre suffisaient à les sauver de tous les périls.

Un soir, au mois de mars, ils furent poussés par des tourbillons de neige vers un bar voisin de Leicester-Square. Le colonel Geraldine jouait, cette fois, le rôle d'un petit journaliste réduit aux expédients; le prince avait, comme d'habitude, changé complètement sa physionomie par l'addition de grands favoris et d'une paire de larges sourcils postiches. Ainsi défiguré, il pouvait, quelque connu qu'il fût, défier les gens de soupçonner son identité. Les deux compagnons savouraient donc à petits coups un mélange d'eau de seltz et de rhum dans une entière sécurité.

Le bar était rempli de buveurs, hommes et femmes; plusieurs d'entre eux avaient essayé de lier conversation avec les nouveaux venus, mais aucun ne paraissait offrir la moindre particularité intéressante. Il n'y avait là rien que la lie de la société sous son aspect le plus vulgaire. Le prince commençait déjà à bâiller et à se dégoûter de son excursion, lorsque les portes battantes du bar furent poussées avec violence: un jeune homme entra, suivi de deux commissionnaires; chacun de ceux-ci portait un grand plat fermé par un couvercle qu'ils enlevèrent, découvrant des tartes à la crème. Alors le jeune homme fit le tour de la salle en pressant les personnes présentes d'accepter ces friandises. Il y mettait une courtoisie exagérée. Parfois, ses offres étaient agréées en riant; d'autres fois, elles étaient repoussées avec dédain ou même avec insolence. Alors cet original mangeait lui-même la tarte, non sans se livrer à des commentaires humoristiques.

Finalement, il alla saluer jusqu'à terre le prince Florizel.

«Monsieur, dit-il, en tenant une tarte entre le pouce et l'index, ferez-vous cet honneur à un étranger?... Je peux répondre de la qualité de la pâte, ayant mangé à moi tout seul vingt-sept de ces tartes depuis cinq heures.

—J'ai l'habitude, répliqua le prince, de considérer moins la nature du don que la disposition d'esprit dans laquelle il est offert.

—Mon esprit, monsieur, répondit le jeune homme avec un nouveau salut, est un esprit de moquerie.

—En vérité, monsieur? Et de qui vous moquez-vous?

—Mon Dieu, je ne suis pas ici pour exposer ma philosophie, mais pour distribuer des gâteaux. Si je dis que je me comprends volontiers parmi les plus ridicules, vous voudrez bien peut-être vous montrer indulgent. Sinon, vous allez me contraindre à manger ma vingt-huitième tarte, et j'avoue que cet exercice commence à me fatiguer.

—Vous me touchez, dit le prince, et j'ai toute la volonté du monde de vous être agréable; mais à une condition: si mon ami et moi nous mangeons de vos gâteaux, pour lesquels nous ne nous sentons, ni l'un ni l'autre, aucun goût naturel, nous exigeons que vous nous rejoigniez à souper en guise de remerciement...»

Le jeune homme sembla réfléchir.

«J'ai encore quelques douzaines de tartes sur les bras, répondit-il; il me faudra visiter plusieurs tavernes avant d'en avoir fini. Cela prendra un peu de temps; si vous avez faim...»

Le prince l'interrompit d'un geste poli.

«Nous allons vous accompagner, monsieur; car nous prenons déjà le plus vif intérêt à cette manière divertissante que vous avez de passer la soirée. Et, maintenant que les préliminaires de la paix sont réglés, permettez-moi de signer le traité pour nous deux.»

Et le prince avala de bonne grâce une tarte à la crème.

«C'est délicieux, déclara-t-il.

—Je vois, répliqua le jeune homme, que vous êtes connaisseur.»

Le colonel Geraldine fit, lui aussi, honneur à la pâtisserie; et, comme chacun dans ce cabaret avait maintenant accepté ou refusé les offres du jeune homme, celui-ci dirigea ses pas vers un autre établissement de même espèce. Les commissionnaires, qui semblaient habitués à leur absurde emploi, marchaient sur ses talons; le prince et le colonel, se donnant le bras, formaient l'arrière-garde, en riant tout bas. Dans cet ordre, la compagnie visita deux cafés, où des scènes analogues à celle qui vient d'être contée se produisirent, quelques-uns déclinant, d'autres acceptant les faveurs du pâtissier vagabond, qui toujours mangeait lui-même chaque tarte refusée.

Au moment de quitter le troisième bar, l'homme aux tartes fit le compte de ce qui lui restait. Il n'y avait plus que neuf petits gâteaux en tout.

«Messieurs, dit-il à ses camarades improvisés, je ne veux point retarder votre souper, car je suis sûr que vous devez avoir faim. Je vous dois une reconnaissance toute spéciale. En ce grand jour où je termine une carrière de folie par un acte plus sot que tous les autres, je désire me conduire galamment à l'égard des personnes qui m'auront secondé. Messieurs, vous n'attendrez pas davantage. Quoique ma santé soit ébranlée par les excès auxquels j'ai déjà dû me livrer ce soir, je vais procéder à une liquidation définitive.»

Là-dessus il avala successivement d'une seule bouchée, les neuf tartes qui restaient et, se tournant vers les commissionnaires, leur remit deux souverains.

«J'ai à vous remercier, dit-il, de votre patience vraiment extraordinaire.»

Puis il les congédia, avec de beaux saluts. Quelques secondes encore il resta en contemplation devant la bourse dont il venait de tirer le salaire de ses aides; après quoi, partant d'un grand éclat de rire, il la lança au milieu de la rue et déclara qu'il était prêt à souper.

Dans certain cabaret du quartier de Soho,—un petit restaurant français dont la réputation passagère, fort exagérée, baissait déjà,—les trois compagnons se firent donner un cabinet particulier au deuxième étage, et commandèrent un souper fin arrosé de plusieurs bouteilles de champagne. En mangeant, en buvant, ils causaient de mille choses indifférentes; le jeune homme aux tartes se montrait fort gai, mais il riait trop bruyamment; ses mains tremblaient, sa voix prenait des inflexions subites et inattendues qui semblaient être indépendantes de sa volonté. Le dessert étant enlevé, les convives ayant allumé leurs cigares, le prince s'adressa en ces termes à son hôte inconnu:

«Vous voudrez bien excuser ma curiosité. Ce que j'ai vu de vous me plaît singulièrement, mais m'intrigue davantage. Mon ami et moi, nous nous croyons parfaitement dignes de devenir les dépositaires d'un secret. Si, comme je le suppose, votre histoire est absurde, vous n'avez pas besoin de vous gêner avec nous, qui sommes les deux individus les plus fous de l'Angleterre. Mon nom est Godall, Théophile Godall; mon ami est le major Alfred Hammersmith, du moins tel est le nom de son choix, le nom sous lequel il veut être connu. Nous passons notre vie à la recherche d'aventures extravagantes, et il n'y a pas de choses insensées auxquelles nous ne soyons capables d'accorder la plus cordiale sympathie.

—Vous me plaisez aussi, Mr. Godall, répondit le jeune homme; vous m'inspirez tout naturellement confiance, et je n'ai pas la moindre objection à soulever contre votre ami le major, qui me fait l'effet d'un grand seigneur déguisé; dans tous les cas je suis bien sûr qu'il n'est pas militaire.»

Le colonel sourit du compliment qui attestait la perfection de son art, et le jeune homme poursuivit avec animation:

«J'aurais toute sorte de motifs de cacher mon histoire. Peut-être est-ce justement pour cela, que je vais vous la conter. Vous paraissez bien préparés à entendre des folies. Pourquoi vous désappointerais-je? Mais je ne dirai pas mon nom malgré votre exemple; je tairai, aussi mon âge, qui n'est pas essentiel au récit. Je descends de mes ancêtres par la génération ordinaire; ils m'ont laissé l'habitation fort convenable que j'occupe encore, et une fortune qui s'élevait à trois cents livres sterling de rente. Je suppose qu'ils m'ont également légué une incorrigible étourderie à laquelle je me suis abandonné outre mesure. J'ai reçu une bonne éducation. Je sais jouer du violon assez bien pour faire ma partie dans un concert à deux sous. Je suis à peu près de la même force sur la flûte et le cor de chasse. J'ai appris le whist de façon à perdre une centaine de livres par an à ce jeu scientifique; mes connaissances en français se sont trouvées suffisantes pour me permettre de dissiper de l'argent à Paris presque avec la même facilité qu'à Londres; bref, je suis pétri de talents variés. J'ai eu toute sorte d'aventures, y compris un duel à propos de rien. Il y a deux mois, j'ai rencontré une jeune personne qui réalisait, au moral et au physique, mon idéal de la beauté; je sentis mon cœur s'enflammer, je m'aperçus que j'étais enfin arrivé au moment décisif, que j'allais tomber amoureux; mais en même temps je découvris qu'il me restait de mon capital tout au plus quatre cents livres. De bonne foi, un homme qui se respecte peut-il être amoureux avec quatre cents livres? Vous conviendrez que non. J'ai donc fui la présence de l'enchanteresse et, ayant légèrement accéléré le cours de mes dépenses, j'arrivai à n'avoir plus, ce matin, que quatre-vingts livres.... Cette somme, je la divisai en deux parties égales; je réservai quarante livres pour un but particulier, je résolus de dépenser le reste avant la nuit. J'ai passé une journée charmante et j'ai fait beaucoup de bonnes plaisanteries, outre celle des tartes à la crème, qui m'a procuré l'avantage de votre connaissance; car j'avais pris la détermination, comme je vous l'ai dit, de conduire ma folle carrière à une conclusion encore plus folle; et, lorsque vous me vîtes lancer ma bourse dans la rue, les quarante livres étaient épuisées. Maintenant, vous me connaissez aussi bien que je me connais moi-même; oui, je suis fou, mais un fou dont la folie ne manque pas de fond et qui n'est, je vous prie de le croire, ni pleurnicheur ni lâche.»

Le ton qu'avait pris le jeune homme indiquait assez qu'il nourrissait beaucoup d'amertume et de mépris contre lui-même. Ses auditeurs n'hésitèrent pas à penser que son affaire d'amour lui tenait au cœur plus qu'il ne voulait l'admettre et qu'il avait l'intention sinistre d'en finir avec la vie.

«Eh bien, n'est-ce pas étrange, dit Geraldine en regardant le prince Florizel, n'est-ce pas étrange que nous soyons là trois individus à peu près dans les mêmes conditions, réunis par l'effet du hasard dans un désert aussi grand que Londres?

—Comment! s'écria le jeune homme, êtes-vous donc ruinés, vous aussi? Ce souper serait-il une folie comme mes tartes à la crème? Le diable aurait-il rassemblé trois des siens pour une dernière débauche?

—Le diable peut faire parfois des choses fort aimables, répondit le prince, et je suis si charmé de cette coïncidence que, quoique nous ne soyons pas absolument dans le même cas, je m'en vais mettre fin à cette inégalité. Que votre conduite héroïque envers les dernières tartes à la crème me serve d'exemple!»

En parlant, Florizel tira sa bourse et y prit un petit paquet de billets de banque.

«Vous voyez, je suis en avance sur vous de huit jours environ; mais je puis me rattraper et me rapprocher de plus en plus du poteau fatal. Celui-ci, continua-t-il, en posant un des billets sur la table, suffira pour la note. Quant au reste...»

Il jeta la liasse dans le feu, où elle disparut en flambant.

Le jeune homme avait essayé de saisir le prince par le bras; mais, comme une table les séparait, son intervention arriva trop tard.

«Malheureux, s'écria-t-il, vous n'auriez pas dû les brûler tous.... Il fallait garder quarante livres!

—Quarante livres, répéta le prince, pourquoi, au nom du ciel, quarante livres?

—Pourquoi pas quatre-vingts? s'écria le colonel; il devait y en avoir une centaine dans le paquet.

—Quarante livres suffisent, dit le jeune homme tristement, car sans cela, il n'y a pas d'admission possible. La règle est absolue: quarante livres pour chacun. Vie damnée que la nôtre! Un homme ne peut pas même mourir sans argent.»

Le prince et le colonel échangèrent un coup d'œil.

«Expliquez-vous, dit le dernier. J'ai encore un portefeuille passablement garni et je n'ai pas besoin de dire que je suis prêt à partager ma fortune avec Godall. Mais je désire savoir à quelle fin. Que pensez-vous donc faire?»

Le jeune homme promenait des regards inquiets de l'un à l'autre, comme au sortir d'un rêve. Il rougit violemment.

«Ne suis-je pas votre dupe? demanda-t-il. Êtes-vous tout de bon des gens ruinés?

—Je le suis, pour ma part, autant qu'on peut l'être, répliqua le colonel.

—Et, quant à moi, dit le prince, je vous en ai donné la preuve; je reste sans le sou. Qui donc aurait jeté ces billets au feu, sauf un homme ruiné? L'action parle d'elle-même.

—Un homme ruiné, oui, répondit l'autre d'un air de soupçon, ou bien un millionnaire!

—Assez, monsieur, dit le prince; j'ai dit et je n'ai pas l'habitude qu'on doute de ma parole.

—Ruinés? répéta le jeune homme. Êtes-vous vraiment mes pareils, arrivés après une vie d'abandon à une situation telle que vous n'ayez plus qu'une issue? Allez-vous donc,—il baissait la voix à mesure qu'il parlait,—allez-vous donc vous donner ce dernier luxe? Comptez-vous fuir les conséquences de vos désordres par la seule voie infaillible et facile?»

Soudain il s'interrompit et essaya de rire.

«À votre santé! s'écria-t-il, en vidant son verre, bonne nuit, mes joyeux camarades.»

Le colonel Geraldine le saisit par le bras, au moment où il allait se lever.

«Vous manquez de confiance, dit-il, et vous avez tort. Nous aussi, nous avons assez de la vie. Nous sommes, comme vous, décidés à mourir. Tôt ou tard, isolément ou réunis, nous nous proposions d'aller au-devant de la mort et de la défier là où elle se tiendrait prête. Puisque nous vous avons rencontré et que votre cas est le plus pressant, que tout s'accomplisse donc cette nuit, et d'un seul coup; si vous le voulez, mourons tous trois ensemble. Notre trio pénétrera bras dessus, bras dessous, la poche vide, dans l'empire de Pluton; nous nous encouragerons mutuellement parmi les ombres!»

Geraldine jouait son rôle avec des intonations si justes que le prince lui-même le regarda, troublé, prêt à le croire sincère. Quant au jeune homme, un flot de sang lui monta au visage et ses yeux étincelèrent.

«Bon, vous êtes des camarades comme il m'en faut! s'écria-t-il avec une gaieté presque effrayante. Tope là et que le marché soit conclu. (Sa main était glacée.) Vous ne savez pas en quelle compagnie vous allez commencer votre course, vous ne savez pas dans quel moment propice vous avez pris votre part de mes tartes à la crème! Je ne suis qu'une unité, mais une unité dans une armée. Je connais la porte dérobée de la Mort. Je suis un de ses intimes et peux vous conduire jusque dans l'éternité sans cérémonie... sans scandale pourtant.»

Ils l'engagèrent derechef à expliquer ce qu'il voulait dire.

«Messieurs, pouvez-vous réunir quatre-vingts livres entre vous?»

Geraldine consulta son portefeuille avec ostentation et répliqua affirmativement.

«Gaillards favorisés que vous êtes! Quarante livres, c'est le prix d'entrée dans le Club du suicide.

—Le Club du suicide, répéta Florizel, que diable est-ce que cela?

—Écoutez, dit l'inconnu, ce siècle est celui du progrès, et j'ai à vous révéler le progrès suprême! Des intérêts d'argent et autres appelant les hommes à la hâte dans différents endroits, on inventa les chemins de fer; puis, les chemins de fer nous séparant de nos amis, il fallut créer les télégraphes, qui permettent de communiquer promptement à travers de grands espaces. Dans les hôtels même, nous avons aujourd'hui des ascenseurs qui nous épargnent une escalade de quelques centaines de marches. Maintenant nous savons bien que cette vie n'est qu'une estrade faite pour y jouer le rôle de fou tant que la partie nous amuse. Une commodité de plus manquait au confort moderne, une voie décente et facile pour quitter cette estrade, l'escalier de derrière menant à la liberté, ou bien, comme je viens de le dire, la porte dérobée de la Mort. Le Club du suicide y supplée. N'allez pas supposer que, vous et moi, nous soyons seuls à professer un désir essentiellement légitime. Bon nombre de nos semblables ne sont arrêtés dans leur fuite que par certaines considérations. Les uns ont une famille qui serait cruellement frappée ou même accusée, d'autres manquent de courage, les préparatifs de la mort leur font horreur. C'est mon cas. Je ne peux ni approcher un pistolet de ma tête ni presser la détente; quelque chose m'en empêche; quoique j'aie le dégoût de la vie, je n'ai pas assez de force pour en finir. C'est à l'intention de gens tels que moi et de tous ceux qui souhaitent d'être fauchés sans scandale posthume que le Club du suicide a été inauguré. De quelle façon? Quelle est son histoire? Quelles peuvent être ses ramifications dans d'autres pays? Je l'ignore, et ce que je connais de sa constitution, je n'ai pas le droit de vous le communiquer. Pour abréger, je suis à votre service. Si vous êtes vraiment las de vivre, je vais vous introduire dans une réunion, et avant la fin de la semaine, sinon cette nuit même, vous serez débarrassés du fardeau de l'existence. Maintenant il est... (le jeune homme consulta sa montre), il est onze heures; à onze heures et demie au plus tard, nous quitterons ce lieu-ci; vous avez une demi-heure devant vous pour examiner ma proposition. C'est plus sérieux qu'une tarte à la crème, ajouta-t-il avec un sourire, et plus agréable, j'imagine.

—Plus sérieux, certainement, répondit le colonel, si sérieux que je vous prierai de vouloir bien m'accorder un entretien particulier de cinq minutes avec mon ami M. Godall!

—À merveille, répondit le jeune homme. Je vais me retirer...»

Aussitôt que le prince et Geraldine furent seuls:

«Il me semble, dit le premier, que vous êtes ému, tandis qu'au contraire j'ai pris mon parti. Je veux voir la fin de cette aventure.

—Que Votre Altesse réfléchisse, répliqua le colonel en pâlissant; qu'elle considère l'importance qu'une vie telle que la sienne a non seulement pour ses amis, mais pour le bien public. En supposant que, cette nuit, un malheur irréparable atteigne la personne de Votre Altesse, quel serait mon désespoir, quelle serait l'affliction de tout un peuple?

—Je veux voir la fin, répéta le prince de sa voix la plus délibérée; ayez la bonté, colonel, de tenir votre parole de gentilhomme. Dans nulle circonstance, souvenez-vous-en bien, vous ne trahirez, sans que je vous y autorise, l'incognito que j'ai choisi pour voyager à l'étranger. Tels sont les ordres que je réitère. Et maintenant, je vous serai obligé d'aller demander l'addition.»

Le colonel s'inclina avec respect, mais il avait la face blême lorsqu'il pria le jeune homme aux tartes à la crème de rentrer. Le prince conservait pour sa part une contenance parfaitement calme; il raconta une farce du Palais-Royal au jeune suicidé avec beaucoup d'entrain. Sans ostentation, il évita les regards suppliants de Geraldine, et choisit un nouveau cigare avec plus de soin que d'habitude. De fait, il était le seul des trois qui gardât quelque puissance sur ses nerfs.

La note étant acquittée, le prince donna toute la monnaie au domestique très étonné; puis on partit en voiture. Peu de temps après; le fiacre s'arrêta à l'entrée d'une cour un peu sombre. Là ils descendirent.

Après que Geraldine eut payé la course, le jeune homme s'adressa au prince en ces termes:

«Il est encore temps, Mr. Godall, d'échapper à une destinée inévitable, vous et le major Hammersmith. Consultez-vous bien avant de faire un pas de plus, et, si vos cœurs disent non, voici les chemins de traverse.

—Conduisez-nous, monsieur, dit le prince, je ne suis pas homme à reculer devant une chose une fois dite.

—Votre sang-froid me fait du bien, répliqua le jeune guide. Je n'ai jamais vu personne d'impassible à ce point, quoique vous ne soyez pas le premier que j'aie accompagné à cette porte. Plus d'un m'a précédé pour aller où je savais que je le suivrais bientôt. Mais ceci n'est d'aucun intérêt pour vous. Attendez-moi quelques instants; je reviendrai dès que j'aurai arrangé les préliminaires de votre introduction.»

Là-dessus le distributeur de tartes, ayant tendu la main à ses compagnons, traversa la cour, entra dans un vestibule et disparut.

«De toutes nos folies, dit le colonel à voix basse, celle-ci me paraît la plus violente et la plus dangereuse.

—Je le crois, répondit le prince.

—Nous avons encore un moment à nous, continua le colonel. Que Votre Altesse profite de l'occasion et se retire. Les conséquences de cette démarche peuvent être si graves! C'est ce qui m'autorise à pousser un peu plus loin qu'à l'ordinaire la liberté de langage que Votre Altesse daigne m'accorder.

—Dois-je comprendre que le colonel Geraldine a peur? dit Florizel en retirant le cigare de sa bouche et en fixant sur son écuyer un regard perçant.

—Mes craintes ne sont certainement pas personnelles, répliqua fièrement Geraldine.

—Je le supposais bien, dit le prince, avec une bonne humeur imperturbable; mais je n'avais nulle envie de vous rappeler la différence de nos positions réciproques. Assez, ajouta-t-il, voyant que Geraldine était prêt à demander pardon,—vous êtes excusé.»

Et il fuma tranquillement, appuyé contre une grille, jusqu'à ce que l'ambassadeur fût de retour.

«Eh bien, demanda-t-il, notre réception est-elle arrangée?

—Suivez-moi, messieurs. Le président vous interrogera dans son cabinet. Et permettez-moi de vous avertir que vos réponses doivent être franches. Je me suis porté caution; mais le Club exige une enquête sérieuse avant d'admettre qui que ce soit; l'indiscrétion d'un seul membre amènerait la dispersion de la Société pour toujours.»

Le prince et Geraldine s'entendirent à voix basse; après quoi ils accompagnèrent leur guide au cabinet du président. Il n'y avait pas d'obstacles bien considérables à franchir. La porte extérieure était ouverte, la porte du cabinet entrebâillée; et là, dans un local de petites dimensions, mais au plafond très élevé, le jeune homme les laissa seuls pour la seconde fois.

—Le président se rendra ici tout à l'heure», dit-il, avec un signe de tête, en disparaissant.

Des voix se faisaient entendre à travers la porte à deux battants qui formait l'une des extrémités, et par intervalles le bruit d'un bouchon de champagne, suivi d'un éclat de rire, se mêlait aux lambeaux de la conversation. Une grande fenêtre donnait sur la rivière, et la disposition des lumières leur fit supposer qu'ils n'étaient pas loin de la station de Charing Cross. Le mobilier leur parut mesquin sous des housses usées jusqu'à la corde; ils remarquèrent la sonnette placée au centre d'une table ronde, les chapeaux et les pardessus nombreux accrochés le long des murs.

«Quel est ce repaire? dit Geraldine.

—C'est ce que je veux voir, répliqua le prince, si le diable le permet; la chose peut devenir amusante.»

Sur ces entrefaites, la porte à deux battants s'ouvrit, mais pas plus qu'il n'était nécessaire pour le passage d'un corps humain, et un bruyant bourdonnement de voix accompagna l'entrée du redoutable président. Qu'on imagine un homme d'une cinquantaine d'années, grand de taille, à la démarche hardie, aux favoris hérissés, à la tête chauve, à l'œil gris voilé qui de temps en temps lançait une étincelle. Ses lèvres serraient un gros cigare qu'il mâchait et tortillait de droite à gauche, tout en regardant d'un air pénétrant et froid les deux étrangers. Il portait des habits de lainage clair, avec un col de chemise très dégagé à rayures de couleur.

«Bonsoir, commença-t-il, après avoir fermé la perte derrière lui. On m'a dit que vous désiriez me parler.

—Nous voulons, monsieur, nous joindre au Club du suicide», répliqua le colonel.

Le président roula son cigare dans sa bouche.

«Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il brusquement.

—Je vous demande pardon, répondit Geraldine, mais je crois que vous êtes la personne la mieux autorisée à me donner des informations là-dessus.

—Moi? s'écria le président. Un Club du suicide? Allons, vous voulez rire! Je peux permettre à des jeunes gens d'avoir le vin gai; mais il ne faudrait point insister trop.

—Appelez votre Club comme vous voudrez, dit le colonel, mais vous avez quelque compagnie derrière ces portes et nous désirons nous joindre à elle.

—Monsieur, répondit le président, vous êtes dans l'erreur. Ceci est une maison particulière et je vous saurai gré d'en sortir sur-le-champ.»

Le prince était resté tranquillement à sa place pendant ce petit colloque; mais, lorsque le colonel tourna les yeux vers lui, comme pour dire: «Allons-nous-en, de grâce...»—il retira son cigare et répondit:

«Je suis venu ici sur l'invitation d'un de vos amis. Sans doute il vous a informé des motifs qui justifient notre démarche. Permettez-moi de vous rappeler qu'un homme qui se trouve dans les conditions où je suis, n'a point à se gêner et n'est nullement disposé à tolérer des impertinences. Je suis très pacifique d'ordinaire; mais, cher monsieur, vous allez me rendre le service que je demande ou bien vous aurez lieu de vous repentir de m'avoir jamais admis dans votre antichambre.»

Le président poussa un bruyant éclat de rire.

«C'est ainsi qu'il faut parler, dit-il. Oui, vous êtes vraiment un homme. Vous connaissez le chemin de mon cœur et pouvez faire de moi tout ce qu'il vous plaira. Voudriez-vous, continua-t-il en s'adressant à Geraldine, vous éloigner un instant? J'en finirai d'abord avec votre compagnon. Certaines formalités du Club doivent être remplies secrètement.»

À ces mots, il ouvrit la porte d'un petit cabinet, dans lequel il enferma le colonel.

«J'ai foi en vous, dit-il à Florizel, aussitôt qu'ils furent seuls, mais êtes-vous sûr de votre ami?

—Pas aussi sûr que je le suis de moi-même, assez cependant pour que j'aie pu l'amener ici sans inquiétude; les raisons qui lui font désirer d'entrer dans votre Club sont encore plus puissantes que les miennes. L'autre jour, il s'est laissé prendre trichant aux cartes.

—Une bonne raison, j'en conviens, répliqua le président, nous en avons un autre dans le même cas. Avez-vous été au service, monsieur?

—Oui, mais j'étais trop paresseux, je l'ai quitté de bonne heure.

—Quel est le motif qui vous fait abandonner la vie? poursuivit le président.

—Toujours le même, autant que je peux m'en rendre compte, la paresse toute pure.»

Le président tressaillit.

«C'est impossible, s'écria-t-il, vous devez avoir une raison plus sérieuse que celle-là.

—Je n'ai plus le sou, ajouta Florizel. C'est aussi un tourment. Mon oisiveté en souffre.»

Le président tourmenta son cigare pendant quelques secondes en regardant droit dans les yeux ce néophyte extraordinaire; mais le prince supporta son examen avec un sang-froid imperturbable.

«Si je n'avais une si grande expérience, dit à la fin le président, je vous renverrais. Mais je connais le monde; il arrive qu'en matière de suicide les causes les plus frivoles sont souvent les plus irrésistibles. Et, lorsqu'un homme me plaît, comme vous me plaisez, monsieur, je presse la conclusion plutôt que je ne la retarde.»

Le prince et le colonel furent soumis à un interrogatoire long et particulier, le prince seul d'abord; puis Geraldine en présence de ce dernier, de sorte que le président pouvait observer la contenance de l'un, tout en écoutant les réponses de l'autre. Le résultat fut satisfaisant et le président, après avoir enregistré quelques détails sur un carnet, leur proposa de prêter serment. On ne saurait imaginer de formule plus absolue de l'obéissance passive, rien de plus rigoureux que les termes par lesquels le récipiendaire se liait pour toujours.

Florizel signa le document, mais non sans horreur. Le colonel suivit son exemple d'un air accablé. Alors le président ayant reçu la somme fixée pour l'entrée, introduisit sans plus de difficultés les deux amis dans le fumoir du Club.

Ce fumoir était de la même hauteur que le cabinet dans lequel il donnait, mais bien plus grand et garni d'une imitation de boiserie de chêne. Un grand feu et un certain nombre de becs de gaz éclairaient la compagnie. Le prince compta: dix-huit personnes. La plupart fumaient et buvaient; une gaieté fiévreuse régnait partout, entrecoupée de silences subits et quelque peu sinistres.

«Est-ce un grand jour? demanda le prince.

—Moyen, répondit le président. Par parenthèse, si vous avez quelque argent, il est d'usage d'offrir du champagne; cela soutient la bonne humeur et constitue un de mes petits profits.

—Hammersmith, dit Florizel, occupez-vous du champagne.»

Puis il fit le tour du cercle, en abordant celui-ci, celui-là; son usage évident du meilleur monde, sa grâce et sa politesse, avec un mélange imperceptible d'autorité, imposèrent très vite à cette assemblée macabre et la séduisirent malgré elle; en même temps il ouvrait les yeux et les oreilles. Bientôt il commença à se faire une idée générale du monde au milieu duquel il se trouvait. Les jeunes gens formaient une majorité considérable; ils avaient les apparences de l'intelligence et de la sensibilité, plutôt que de l'énergie. Si quelques-uns dépassaient la trentaine, plusieurs étaient âgés de moins de vingt ans. Ils se tenaient appuyés contre les tables, changeant sans cesse de maintien; tantôt ils fumaient très fort et tantôt ils laissaient s'éteindre leurs cigares; quelques-uns s'exprimaient bien, mais la loquacité du grand nombre n'était évidemment que le résultat d'une excitation nerveuse, avec absence complète d'esprit et de bon sens. Chaque fois qu'une bouteille de champagne était débouchée, la gaieté augmentait d'une façon manifeste.

Il n'y avait que deux hommes assis: l'un, près de la fenêtre, les mains plongées dans les poches de son pantalon et la tête basse, mortellement pâle, la sueur au front, ne proférait pas un mot; on eût dit une véritable ruine d'âme et de corps; l'autre, sur un sofa qui le séparait de la cheminée, différait étrangement de tout le reste de la compagnie. Peut-être n'avait-il guère que quarante ans, mais on lui en eût donné dix de plus. Florizel pensa qu'il n'avait jamais vu un être plus hideux, plus ravagé par la maladie et les excès. Il n'avait que la peau et les os, était en partie paralysé et portait des lunettes d'une puissance si extraordinaire que ses yeux paraissaient à travers singulièrement grossis et déformés. Excepté le prince et le président, il était dans ce salon l'unique personne qui conservât le calme de la vie ordinaire.

Les membres du Suicide Club ne se piquaient pas d'une tenue très décente. Quelques-uns tiraient vanité des actions déshonorantes qui les avaient amenés à chercher un refuge dans la mort; on écoutait sans témoigner de désapprobation. Il y avait un accord tacite contre les arrêts de la morale et quiconque franchissait le seuil du Club jouissait déjà de quelques-unes des immunités de la tombe. Ils burent à la mémoire les uns des autres et à celle des suicidés remarquables du passé. Ils comparaient et développaient leurs vues différentes sur la mort; ceux-ci déclarant que ce n'était rien que ténèbres et néant, ceux-là, espérant que, cette même nuit, ils iraient escalader les étoiles.

«À la mémoire éternelle du baron de Trenck, le type des suicidés! cria quelqu'un. Il passa d'une petite cellule dans une plus petite, afin d'atteindre enfin à la liberté.

—Pour ma part, dit un second, je ne demande qu'un bandeau sur mes yeux et du coton dans mes oreilles. Seulement, il n'y a pas de coton assez épais en ce monde.»

Le troisième espérait, dans l'état nouveau où il allait entrer, découvrir les secrets de la vie, et le quatrième avouait qu'il n'aurait jamais fait partie du Club s'il n'eût été amené à croire au système de Darwin.

«Je n'ai pu supporter, disait-il, l'idée de descendre d'un singe.

En somme, le prince était tout à fait désillusionné par les manières et la conversation de ses nouveaux collègues.

«Il n'y a pas de quoi faire tant d'embarras, pensait-il. Dès qu'un homme s'est réconcilié avec l'idée de se tuer, qu'il s'exécute, pour Dieu, en gentilhomme. Cet émoi et ces gros mots sont déplacés.»

Cependant, le colonel Geraldine était en proie aux plus vives appréhensions: le Club et ses règlements restaient toujours à l'état de mystères, et il regardait autour de la salle afin de trouver quelqu'un qui fût en mesure de le renseigner. Son regard tomba enfin sur le paralytique, dont la sérénité le frappa; il supplia le président, qui, très pressé, ne faisait que sortir de la chambre et y rentrer, expédiant des affaires, de le présenter à ce monsieur assis sur le canapé.

Le président répondit que de semblables formalités étaient inutiles chez lui; néanmoins il présenta Mr. Hammersmith à Mr. Malthus.

Mr. Malthus regarda le colonel avec curiosité et le pria de prendre place à sa droite.

«Vous êtes un nouveau venu, dit-il, et vous désirez des renseignements. Eh bien, vous vous adressez à la bonne source. Il y a deux ans que j'ai fait ma première visite à ce Club enchanteur.»

Le colonel respira. Si Mr. Malthus avait fréquenté ce lieu pendant deux ans, le prince pouvait ne courir aucun danger durant une seule soirée.

«Comment! s'écria-t-il, deux ans? De quelle mystification suis-je donc le jouet?

—D'aucune, répliqua Mr. Mathus avec douceur. Mon cas est singulier. Je ne suis pas du tout, à proprement parler, un suicidé, mais un membre honoraire, pour ainsi dire. Je ne visite guère le Club que deux fois par mois. Mon infirmité et la condescendance du président m'ont procuré ce privilège, que d'ailleurs je paye assez cher.

—Je vous prierai, dit le colonel, de vouloir bien être plus explicite. Rappelez-vous que je ne suis encore que très imparfaitement familier avec les statuts de l'endroit.

—Un membre ordinaire tel que vous, lancé à la recherche de la mort, revient ici tous les soirs jusqu'à ce que la chance le favorise, répliqua le paralytique; s'il est sans le sou, il peut même être logé et nourri par le président; pas de luxe, mais le nécessaire; on ne saurait faire davantage vu la modicité de la souscription. D'ailleurs, la seule société du président est par elle-même un très vif agrément.

—En vérité! s'écria Geraldine, je ne l'aurais pas cru.

—Ah! c'est que vous ne connaissez pas l'homme. L'esprit le plus drôle! Des histoires! Un cynisme!... Il sait la vie sur le bout du doigt; et, entre nous, c'est le coquin le plus corrompu de toute la chrétienté.

—Est-il, lui aussi, membre permanent comme vous-même, si je puis poser cette question sans vous offenser?

—Il est permanent dans un sens bien différent, répliqua M. Malthus. J'ai été gracieusement épargné jusqu'ici, mais, enfin, tôt ou tard, je dois partir. Lui ne joue jamais; il mêle et donne les cartes et fait les arrangements nécessaires. Cet homme, Mr. Hammersmith, est l'adresse même. Depuis trois ans il poursuit à Londres son utile profession, que je pourrais appeler un art, et jamais l'ombre d'un soupçon ne s'est élevée contre lui. Moi-même, je le crois inspiré. Sans doute, vous vous rappelez ce cas célèbre, il y a six mois, d'un gentleman accidentellement empoisonné dans une pharmacie? Et ce ne fut encore qu'une de ses inventions les moins riches. Mais comme c'était simple, et comme il est sorti sauf de l'aventure!

—Vous m'étonnez, dit le colonel; ce malheureux était-il une des...—il allait dire victimes; mais il se reprit à temps,—un des membres du Club?»

En même temps il se rappela que Mr. Malthus lui-même n'avait pas paru ambitieux de mourir pour son propre compte; il ajouta avec empressement:

«Mais je m'aperçois que je suis encore dans l'obscurité. Vous parliez de mêler et de donner les cartes; dans quel but? Puisque vous avez l'air plutôt mal disposé à mourir qu'autrement, je dois avouer que je ne puis concevoir ce qui vous amène ici.

—Vous dites vrai, vous êtes dans les ténèbres, répliqua Mr. Malthus avec plus d'animation. Cher monsieur, ce Club est le temple même de l'ivresse; si ma santé affaiblie pouvait mieux supporter de pareilles excitations, je viendrais plus souvent, je vous le jure. Il faut tout le sentiment du devoir, qu'engendre une longue habitude de mauvaise santé et de régime rigoureux, pour me retenir d'abuser de ce qui est, je puis le dire, mon dernier plaisir. Je les ai épuisés tous, monsieur, continua-t-il en posant sa main sur le bras de Geraldine, tous sans exception, et je vous déclare, sur mon honneur, qu'il n'y en a pas un dont le prix n'ait été grossièrement exagéré. On joue avec l'amour; moi, je nie que l'amour soit une forte passion. La peur en est une plus forte; c'est avec la peur qu'il faut badiner, si l'on veut goûter les joies intenses de la vie. Enviez-moi, enviez-moi, ajouta-t-il avec un ricanement ignoble, je suis poltron.»

Geraldine ne parvint à dissimuler son dégoût qu'avec peine, mais il prit sur soi et poursuivit l'interrogatoire:

«Comment cette excitation peut-elle être si habilement prolongée? Il y a donc quelque élément d'incertitude?

—Je vais vous expliquer par quel moyen la victime de chaque soir est choisie, répondit M. Malthus, et non seulement la victime, mais un autre membre qui est destiné à jouer le rôle d'instrument entre les mains du Club, à devenir le grand prêtre de la mort.

—Mon Dieu! ils s'entre-tuent donc alors?

—Le tourment du suicide est supprimé de cette manière, dit Malthus avec un signe de tête.

—Miséricorde! s'écria le colonel, et pouvez-vous... puis-je... peut-il... mon ami... je veux dire... quelqu'un de nous peut-il être condamné ce soir à devenir le meurtrier du corps et de l'âme d'un autre être? Des choses semblables sont-elles possibles entre hommes nés de la femme? Oh! infamie des infamies!»

Dans son effroi, il était sur le point de se lever, lorsqu'il rencontra le regard du prince. Ce regard courroucé était fixé sur lui à travers la chambre. En un instant Geraldine eut repris son calme.

«Après tout, ajouta-t-il, pourquoi pas? Et, puisque vous dites que le jeu est intéressant, vogue la galère! Je suis du Club!»

Mr. Malthus avait joui d'une façon toute particulière de l'effroi de son interlocuteur.

«Après un premier moment de surprise, vous êtes, je le vois, en état d'apprécier les délices de notre Société, monsieur.... Elle réunit les émotions de la table de jeu, celles du duel et celles d'un amphithéâtre romain. Les païens étaient allés assez loin déjà, certes, et j'admire les raffinements de leur imagination en pareille matière; mais il était réservé à un pays chrétien d'atteindre cet extrême degré, cette quintessence, cet absolu du plaisir poignant. Vous comprenez combien tous les amusements doivent paraître fades à l'homme qui a pris le goût de celui-ci. La partie que nous jouons, continua-t-il, est d'une extrême simplicité. Un jeu complet.... Mais... venez donc, vous êtes à même de voir la chose par vos propres yeux. Voulez-vous me prêter l'appui de votre bras? Malheureusement, je suis paralysé.»

En effet, tandis que Mr. Malthus commençait sa description, une autre porte à deux battants s'était ouverte; le Club entier se mit à défiler, non sans quelque hâte, dans la pièce voisine.

Elle était en tout semblable à celle que l'on venait de quitter, mais un peu différemment meublée. Le centre en était occupé par une longue table à tapis vert, devant laquelle le président était assis; il mêlait un jeu de cartes avec beaucoup de soin. Même avec l'aide de sa canne et du bras de Geraldine, Mr. Malthus marchait avec tant de difficulté que chacun fut assis avant que ce couple et le prince qui les attendait entrassent dans l'appartement; par conséquent tous les trois prirent place côte à côte, au bout inférieur de la table.

«C'est un jeu de cinquante-deux cartes, dit tout bas Malthus. Veillez sur l'as de pique, qui est le signe de mort, et sur l'as de trèfle, qui désigne l'exécuteur de cette nuit. Heureux jeunes gens que vous êtes! Vous avez de bons yeux et pouvez suivre la partie! Hélas! je ne saurais reconnaître un as d'un deux à travers la largeur d'une table...»

Et il plaça sur son nez une seconde paire de lunettes.

«Je veux au moins observer les physionomies», expliqua-t-il.

En quelques mots rapides, Geraldine informa le prince de tout ce qu'il avait appris par la bouche du membre honoraire et de l'alternative possible qui leur était réservée. Le prince eut un frisson, une contraction au cœur; il promena ses regards de côté et d'autre, comme un homme abasourdi.

«Un coup hardi, dit tout bas le colonel, et nous pouvons encore nous échapper.»

Mais cette suggestion rappela le courage du prince.

«Silence, dit-il. Faites-moi voir que vous savez jouer en gentilhomme, l'enjeu fût-il sérieux.»

Maintenant, il avait recouvré en apparence tout son sang-froid, quoique son cœur battit lourdement et qu'il eût une sensation de chaleur désagréable dans la poitrine. Les membres du Club étaient tous attentifs; chacun d'eux très pâle; mais nul ne l'était autant que Mr. Malthus. Ses yeux sortaient de leurs orbites; sa tête se balançait, sur la colonne vertébrale par un mouvement d'oscillation involontaire; ses mains, l'une après l'autre, se portaient à sa bouche pour tirailler ses lèvres livides et frémissantes.

«Attention, messieurs!» dit le président qui se mit à donner lentement les cartes.

Il s'arrêtait jusqu'à ce que chaque membre eût montré la sienne. Presque tous hésitaient; vous auriez vu les doigts trembler avant de réussir à retourner le funeste morceau de carton qui portait l'arrêt du destin. À mesure que le tour du prince approchait, il éprouvait une émotion grandissante, qui faillit le suffoquer; mais sans doute il avait quelque peu le tempérament d'un joueur, car il reconnut qu'un certain plaisir se mêlait à cette angoisse. Le neuf de trèfle lui échut; le trois de pique fut donné à Geraldine et la dame de cœur à Mr Malthus, incapable de réprimer un soupir de soulagement. Le jeune homme aux tartes à la crème, presque immédiatement après, retourna l'as de trèfle et resta glacé d'horreur, car il n'était pas venu pour tuer, mais pour être tué. Et le prince, dans sa sympathie généreuse, oublia presque, en le plaignant, l'extrême danger qui était encore suspendu au-dessus de lui-même et de son ami.

La donne se renouvela, et, cette fois encore, la carte de la mort ne sortit pas. Les joueurs retenaient leur souffle, haletants; le prince eut un autre trèfle, Geraldine, un carreau; mais, lorsque Mr Malthus eut retourné sa carte, un horrible bruit, semblable à celui de quelque chose qui se brise, partit de sa bouche; il se leva et se rassit sans aucun signe de paralysie. C'était l'as de pique. Le membre honoraire s'était amusé de ses propres terreurs une fois de trop.

La conversation éclata de nouveau presque tout d'un coup. Les joueurs, renonçant à leurs attitudes rigides, commencèrent à se lever de table et revinrent en flânant, par deux et par trois, dans le fumoir. Le président étirait ses bras et baillait comme un homme qui a fini son travail journalier. Mais Mr. Malthus restait assis à sa place, la tête dans ses mains, les mains sur la table, immobile, atterré.

Le prince et Geraldine s'échappèrent, l'impression d'horreur qu'ils emportaient avec eux, redoublant dans le froid de la nuit.

«Ah! s'écria le prince, être lié par un serment dans une affaire comme celle-ci, permettre que ce trafic de meurtre continue avec profit et impunité! Si seulement j'osais manquer à ma parole!

—C'est impossible pour Votre Altesse, répliqua le colonel. Son honneur est celui de la Bohême; mais je me charge, moi, de manquer à la mienne avec bienséance.

—Geraldine, dit le prince, si votre honneur souffre en quelqu'une de nos équipées, non seulement je ne vous pardonnerai jamais, mais ce qui, je crois, vous affectera plus vivement encore, je ne me le pardonnerai pas à moi-même.

—J'attends les ordres de Votre Altesse, répondit le colonel. Nous éloignerons-nous de ce lieu maudit?

—Oui, dit le prince. Appelez un cab. J'essayerai de perdre dans le sommeil le souvenir de cette abominable aventure.»

Mais il eut soin de lire le nom de l'impasse avant de la quitter.

Le lendemain, aussitôt que le prince fut éveillé, le colonel Geraldine lui apporta un journal quotidien avec le paragraphe suivant intitulé:

«Triste accident.—Cette nuit, vers deux heures, Mr. Barthélemy Malthus, domicilié n° 16 Chepstow place, Westbourne Grove, à son retour d'une soirée, est tombé par-dessus le parapet de Trafalgar-square et s'est fracturé le crâne en même temps qu'une jambe et un bras. La mort dut être instantanée. Mr. Malthus, accompagné d'un ami, cherchait un cab au moment de cet affreux accident. Comme Mr. Malthus était paralysé, on pense que sa chute a pu être occasionnée par une nouvelle attaque. Ce gentleman était bien connu dans les cercles les plus respectables et sa perte sera généralement déplorée.»

«Si jamais une âme mérita d'aller droit à l'enfer, dit solennellement Geraldine, c'est bien celle de ce paralytique.»

Le prince cacha son visage entre ses mains et resta silencieux.

«Je me réjouis presque, continua le colonel, de le savoir mort. Mais, pour notre jeune homme aux tartes à la crème, ma pitié est grande, je l'avoue.»

—Geraldine, dit le prince en relevant la tête, ce malheureux garçon était, la nuit passée, aussi innocent que vous et moi, et, ce matin, le poids d'un crime est sa conscience. Quand je pense au président, mon cœur défaille au dedans de moi. Je ne sais comment cela se passera, mais je veux tenir ce gredin à ma merci, comme il y a un Dieu au ciel. Quelle expérience, quelle leçon que celle de ce jeu de cartes!

—Une leçon qu'il ne faudrait jamais recommencer», fit observer le colonel.

Le prince resta si longtemps sans répondre que son fidèle serviteur devint inquiet.

«Monseigneur, dit-il, vous ne pouvez penser à y retourner? Vous n'avez déjà que trop souffert et vu trop d'horreurs, les devoirs de votre situation vous défendent de tenter le hasard.

—Hélas! répliqua le prince, je n'ai jamais senti ma faiblesse d'une manière aussi humiliante qu'aujourd'hui, mais elle est plus forte que moi. Puis-je cesser de m'intéresser au sort du malheureux jeune homme qui a soupé avec nous, il y a quelques heures? Puis-je laisser le président poursuivre sa carrière d'infamie sans la surveiller? Puis-je commencer une aventure aussi entraînante sans la continuer jusqu'à la fin? Non, Geraldine, vous demandez au prince plus que l'homme n'est capable d'accomplir. Cette nuit, encore une fois, nous irons prendre place à la table de ce Club du suicide.»

Le colonel tomba sur ses deux genoux.

«Mon prince veut-il m'ôter la vie? s'écria-t-il. Elle est à lui; mais qu'il n'exige pas que je la laisse affronter un pareil risque!

—Colonel, répliqua Florizel avec quelque hauteur, votre vie vous appartient absolument. Je ne demande que de l'obéissance, et, si celle-ci m'est accordée sans empressement, je ne la demanderai plus.»

Le grand écuyer, se retrouva sur pied en un clin d'œil et dit simplement:

«Votre Altesse veut-elle me dispenser de mon service durant l'après-midi? Je ne puis me hasarder une seconde fois dans cette maison fatale avant d'avoir parfaitement réglé mes affaires. Votre Altesse ne rencontrera plus, je le promets, la moindre opposition de la part du plus dévoué et du plus reconnaissant de ses serviteurs.

—Mon cher Geraldine, répondit le prince, je suis toujours aux regrets, lorsque vous m'obligez à me rappeler mon rang. Disposez de votre journée, comme bon vous semblera, et soyez ici avant onze heures sous le même déguisement.»

Le Club, ce second soir, n'était pas aussi nombreux que la veille; lorsque Geraldine et le prince arrivèrent, il n'y avait pas plus de six personnes dans le fumoir. Son Altesse prit le président à part et le félicita chaleureusement au sujet de la démission de Mr. Malthus.

«J'aime, dit-il, à rencontrer des capacités, et, certainement, j'en trouve beaucoup chez vous. Votre profession est de nature très délicate, mais je vois que vous vous en acquittez avec succès et discrétion.»

Le président parut touché des compliments que lui accordait un homme aussi supérieur de ton et de maintien. Il remercia presque avec humilité.

Le jeune homme aux tartes à la crème était dans le salon, mais abattu et silencieux. Ses nouveaux amis essayèrent en vain de le faire causer.

«Combien je voudrais, s'écria-t-il, ne vous avoir jamais conduits dans ce bouge infâme! Fuyez, tandis que vous avez les mains pures. Si vous aviez pu entendre le cri aigu de ce vieillard au moment de sa chute et le bruit de ses os sur le pavé! Souhaitez-moi, en admettant que vous ayez encore quelque bonté pour un être dégradé comme je le suis, souhaitez-moi l'as de pique pour cette nuit!»

Quelques membres entrèrent dans le courant de la soirée, mais le diable ne put compter qu'une douzaine de joueurs autour du tapis vert. Le prince sentit de nouveau qu'une certaine excitation agréable se mêlait à son inquiétude; mais il s'étonna de voir Geraldine bien plus calme qu'il ne l'était la nuit précédente.

«Il est extraordinaire, pensa-t-il, que le parti pris de la volonté puisse opérer un si grand changement!

—Attention, messieurs!» dit le président;—et il se mit à donner.

Trois fois les cartes firent le tour de la table sans résultat. Lorsque le président recommença pour la quatrième fois, l'émotion était générale et intense. Il y avait juste assez de cartes pour faire encore un tour entier. Le prince, assis auprès de celui qui se tenait à la gauche du banquier, avait à recevoir l'avant-dernière carte. Le troisième joueur retourna un as noir, c'était l'as de trèfle; le suivant eut le carreau; mais l'apparition de l'as de pique tardait toujours. Enfin Geraldine, assis à la gauche du prince, retourna sa carte: c'était un as, mais un as de cœur.

Lorsque le prince Florizel vit sa destinée encore voilée sur la table devant lui, son cœur cessa de battre. Il était homme et courageux, mais la sueur perlait sur son visage: il avait cinquante chances sur cent pour être condamné. Il retourna la carte; c'était l'as de pique. Une sorte de rugissement remplit son cerveau et la table tourbillonna sous ses yeux. Il entendit le joueur assis à sa droite partir d'un éclat de rire qui sonnait entre la joie et le désappointement; il vit la compagnie se disperser, mais ses pensées étaient loin. Il reconnaissait combien sa conduite avait été légère, criminelle même.

«Mon Dieu! s'écria-t-il, mon Dieu, pardonnez-moi!»

Et aussitôt son trouble fit place à l'empire habituel qu'il avait sur lui-même.

À sa grande surprise, Geraldine avait disparu. Il ne restait personne dans la salle de jeu, excepté le bourreau destiné à l'expédier, qui se concertait avec le président, et le jeune homme aux tartes à la crème. Celui-ci se glissa vers le prince et lui souffla dans l'oreille, en guise d'adieu:

«Je donnerais un million, si je le possédais, pour avoir la même chance que vous.»

Son Altesse ne put s'empêcher de penser qu'elle aurait vendu volontiers cette chance beaucoup moins cher.

La conférence à voix basse était terminée. Le possesseur de l'as de trèfle quitta la chambre avec un signe d'intelligence, et le président, s'approchant de l'infortuné prince, lui tendit la main.

«Je suis content de vous avoir rencontré, monsieur, dit-il, et content d'avoir été en état de vous rendre ce petit service. Au moins vous ne pouvez vous plaindre d'un long retard. À la seconde soirée,—quel coup de fortune!»

Le prince essaya vainement d'articuler une réponse quelconque, mais sa bouche était sèche et sa langue semblait paralysée.

«Vous sentez-vous mal à votre aise? demanda le président d'un air de sollicitude. Cela arrive à beaucoup de ces messieurs. Voulez-vous prendre un peu d'eau-de-vie?»

Florizel fit un signe affirmatif.

«Pauvre vieux Malthus! répéta le président, tandis qu'il vidait son verre. Il en a bu près d'un demi-litre, qui n'a paru lui faire que peu de bien.

—Cela agit mieux sur moi, dit le prince, me voici redevenu moi-même, comme vous voyez. Permettez-moi une question: où dois-je me rendre?

—Vous allez suivre le Strand dans la direction de la Cité, sur le trottoir de gauche, jusqu'à ce que vous ayez rencontré l'individu qui vient de s'en aller. Il vous donnera ses instructions et vous aurez la bonté de vous y conformer; il est investi de l'autorité du club pour cette nuit. Et maintenant, ajouta le président, je vous souhaite une promenade agréable.»

Florizel répondit à ce salut avec une certaine gaucherie et se retira. Il traversa le fumoir, où l'ensemble des joueurs restait encore à consommer du champagne qu'il avait commandé et payé en partie, et fut surpris de s'apercevoir qu'il les maudissait du fond de son cœur. Il mit lentement son chapeau, son pardessus, choisit son parapluie dans un coin. L'habitude qu'il avait de ces actes familiers et la pensée qu'il les faisait pour la dernière fois le poussèrent à un éclat de rire qui résonna d'une façon sinistre à ses propres oreilles. Il éprouvait une répugnance à sortir de la maison et se tourna vers la fenêtre. La vue des réverbères qui brillaient dans l'obscurité le rappela au sentiment de la réalité.

«Allons, allons, il faut être un homme et m'arracher d'ici.»

Au coin de Box-Court, trois hommes tombèrent sur le prince Florizel à l'improviste et il fut transporté sans façon dans une voiture qui partit rapidement. Déjà, il s'y trouvait quelqu'un.

«Votre Altesse me pardonnera-t-elle mon zèle?» dit une voix bien connue.

Le prince se jeta au cou du colonel dans l'élan de son soulagement.

«Comment pourrai-je jamais vous remercier? s'écria-t-il. Et par quel miracle cela s'est-il fait?»

Quoiqu'il eût accepté sa condamnation, il était trop heureux de céder à cette violence amicale, de retourner une fois de plus à la vie et à l'espérance.

«Vous pourrez me remercier effectivement, répliqua le colonel, si vous évitez dans l'avenir de pareils dangers. Tout s'est produit par les moyens les plus simples. J'ai arrangé l'affaire durant l'après-midi. Discrétion a été promise et payée. Vos propres serviteurs étaient principalement engagés dans l'affaire. La maison de Box-Court fut cernée dès la tombée de la nuit, et cette voiture, l'une des vôtres, attendait depuis une heure environ.

—Et le misérable voué à m'assassiner, qu'est-il devenu? demanda le prince.

—Il a été arrêté au moment où il quittait le Club, répliqua le colonel; maintenant il attend sa sentence au palais, où bientôt il sera rejoint par ses complices.

—Geraldine, dit le prince, vous m'avez sauvé contrairement à mes ordres absolus, et vous avez bien fait. Je vous dois non seulement la vie, mais encore une leçon, et je serais indigne de régner si je ne témoignais de la gratitude à mon maître. Choisissez votre récompense.»

Il y eut un silence pendant lequel la voiture continua de rouler à travers les rues; les deux hommes étaient plongés chacun dans ses propres pensées. Le silence fut rompu par le colonel.

«Votre Altesse, dit-il, a en ce moment un nombre considérable de prisonniers. Il y a au moins un criminel dans ce nombre. Pour lui justice doit être faite. Notre serment nous défend tout recours à la loi, et la discrétion l'interdirait même si l'on nous dégageait du serment. Puis-je demander les intentions de Votre Altesse?

—C'est décidé, répondit Florizel, le président tombera dans un duel. Il ne reste qu'à trouver l'adversaire.

—Votre Altesse m'a permis de choisir ma propre récompense, dit le colonel. Veut-elle confier à mon frère cette mission délicate? Il est homme à s'en acquitter parfaitement.

—Vous me demandez là une méchante faveur, dit le prince, mais je ne peux rien vous refuser.»

Le colonel lui baisa la main avec la plus grande affection, et, en ce moment, la voiture roula sous le porche de la résidence splendide du prince.

Une heure après, Florizel, revêtu de ses habits officiels et couvert de tous les ordres de Bohême, reçut les membres du Suicide Club.

«Misérables insensés que vous êtes, dit-il, comme beaucoup d'entre vous ont été jetés dans cette voie par le manque d'argent, vous aurez des secours et du travail. Ceux que tourmente le remords devront s'adresser à un potentat plus puissant et plus généreux que moi. J'éprouve de la pitié pour vous tous, une pitié plus profonde que vous n'êtes capables de l'imaginer, et, si vous répondez franchement, je tâcherai de remédier à votre malheur. Quant à vous, ajouta-t-il en se tournant vers le président, je ne ferais qu'offenser une personne de votre sorte par quelque offre d'assistance; au lieu de cela, j'ai une partie de plaisir à vous proposer.»

Posant sa main sur l'épaule du frère de Geraldine:

«Voici, ajouta-t-il, un de mes officiers qui désire faire un tour sur le continent, et je vous demande, comme une faveur, de l'accompagner dans cette excursion. Tirez-vous bien le pistolet? continua le prince en changeant de ton. Vous pourrez avoir besoin de cet art. Lorsque deux hommes s'en vont voyager ensemble, le mieux c'est d'être préparé à tout. Laissez-moi ajouter que si, par suite de quelque accident, vous perdiez le jeune Geraldine en route, j'aurai toujours un autre des miens à mettre à votre disposition; je suis connu, monsieur le président, pour avoir la vue longue et le bras long.»

Par ces paroles prononcées avec sévérité, il termina son discours. Le lendemain, les membres du Club reçurent des preuves de sa munificence et le président se mit en route sous les auspices du frère de Geraldine, qu'accompagnaient deux laquais de confiance, adroits et bien dressés dans le service du prince.

Enfin, des agents discrets occupèrent la maison de Box-Court: toutes les lettres, toutes les visites pour le Club du suicide devaient être soumises à l'examen du prince Florizel en personne.

Ici se termine l'HISTOIRE DU JEUNE HOMME AUX TARTES À LA CRÈME, qui est maintenant un propriétaire aisé de Wigmore street, Cavendish-square. Je supprime le numéro de la maison pour des raisons évidentes. Ceux qui désireraient connaître la suite des aventures du prince Florizel et de ce scélérat, le président du Suicide Club, n'ont qu'à lire l'HISTOIRE D'UN MÉDECIN ET D'UNE MALLE.


HISTOIRE D'UN MÉDECIN ET D'UNE MALLE

Mr. Silas Q. Scuddamore était un jeune Américain, d'un caractère simple et inoffensif, ce qui l'honorait d'autant plus qu'il venait de la Nouvelle-Angleterre, une partie du Nouveau Monde qui n'est pas précisément renommée pour de pareilles qualités. Bien qu'il fût excessivement riche, il tenait, sur un petit carnet de poche, le compte exact de ses dépenses, et il avait fait choix, pour s'initier aux plaisirs de Paris, d'un septième étage dans ce qu'on appelle un Hôtel meublé au Quartier-Latin. Il entrait beaucoup d'habitude dans sa parcimonie, et sa vertu fort étonnante, vu le milieu où il se trouvait, était principalement fondée sur la défiance de soi et sur une grande jeunesse.

La chambre voisine de la sienne était habitée par une dame, très séduisante d'allure et très élégante de toilette, qu'à son arrivée il avait prise pour une comtesse. Par la suite, il apprit qu'elle était connue sous le nom de Zéphyrine. Quelle que fût la situation qu'elle occupât dans le monde, ce n'était assurément pas celle d'une personne titrée. Mme Zéphyrine, sans doute dans l'espoir de charmer le jeune Américain, avait pris l'habitude de le croiser sur l'escalier; et là, après un signe de tête gracieux, un mot jeté tout naturellement et un regard fascinateur de ses yeux noirs, elle disparaissait avec un froufrou de soie, laissant apercevoir un pied et une cheville incomparables. Mais ces avances, bien loin d'encourager Mr. Scuddamore, le plongeaient dans des abîmes de découragement et de timidité. Plusieurs fois, elle était venue chez lui, demander de la lumière ou s'excuser des méfaits imaginaires de son caniche. Hélas! en présence d'une créature aussi supérieure, la bouche de l'innocent étranger restait close; il oubliait son français, et, jusqu'à ce qu'elle fût partie, ne savait plus qu'ouvrir de grands yeux et bégayer. Cependant, leurs rapports si fugitifs suffisaient pour qu'il lançât parfois des insinuations dignes d'un fat, lorsque, seul avec quelques camarades, il se sentait en sûreté.

La chambre de l'autre côté de celle du jeune Américain,—car il y avait trois chambres par étage dans l'hôtel,—était occupée par un vieux médecin anglais, d'une réputation plutôt équivoque. Le docteur Noël, tel était son nom, avait été forcé de quitter Londres, où il jouissait d'une clientèle nombreuse et chaque jour croissante; on racontait que la police n'avait pas été étrangère à ce changement de résidence. En tous cas, lui qui avait tenu jadis un certain rang, vivait maintenant au Quartier-Latin, dans la solitude et avec la plus grande simplicité, consacrant la majeure partie de son temps à l'étude. Mr. Scuddamore avait fait sa connaissance, et il leur arrivait de dîner frugalement ensemble, dans un restaurant, de l'autre côté de la rue.

Silas Q. Scuddamore, quoique vertueux, nous l'avons dit, avait nombre de petits défauts et, pour les satisfaire, ne reculait pas devant les moyens les plus répréhensibles. Le premier parmi ces vices, relativement véniels, était la curiosité. Il était bavard de naissance; la vie, et surtout tels côtés de la vie dont il n'avait pas l'expérience, l'intéressaient passionnément. Il questionnait avec audace, et l'opiniâtreté qu'il déployait dans ses enquêtes n'avait d'égale que son indiscrétion. Silas Scuddamore était de ceux qui, lorsqu'ils se chargent de porter une lettre à la poste, la soupèsent, la retournent dans tous les sens et en étudient avec soin la suscription. Il ne faut donc pas s'étonner si, ayant aperçu d'aventure une fente dans la cloison qui séparait sa chambre de celle de Mme Zéphyrine, il se garda de la boucher, mais l'élargit au contraire et l'augmenta si bien, qu'il put s'en servir comme d'un observatoire pour espionner les faits et gestes de sa voisine.

Vers la fin de mars, sa curiosité augmentant à mesure qu'il la satisfaisait, il agrandit encore davantage l'ouverture de manière à pouvoir inspecter un autre coin de la chambre; mais, ce soir-là, lorsque, comme d'habitude, il voulut se mettre à surveiller les mouvements de Mme Zéphyrine, Silas fut tout étonné de trouver le trou bouché d'une singulière façon, et encore plus honteux lorsque, l'obstacle ayant été subitement enlevé, un éclat de rire frappa son oreille. Quelques plâtras avaient évidemment trahi son secret, et sa voisine lui apprenait le proverbe: À bon chat, bon rat! Scuddamore éprouva un sentiment de vive contrariété; il blâma impitoyablement Mme Zéphyrine et s'adressa même quelques reproches par la même occasion; mais, quand il s'aperçut le lendemain qu'on n'avait pris aucune précaution pour le priver de son passe-temps favori, il continua sans scrupules à profiter d'une négligence si favorable à sa frivole curiosité.

Le jour suivant, Mme Zéphyrine reçut la visite d'un homme grand et fortement charpenté, d'une cinquantaine d'années ou peut-être davantage, que Silas n'avait encore jamais vu. Son costume de tweed et sa chemise de couleur, non moins que ses favoris hérissés, indiquaient un Anglais; son œil gris et morne produisit sur Silas une sensation de froid. Pendant tout l'entretien, qui eut lieu à voix basse, le jeune Américain resta l'oreille tendue, la figure plaquée contre l'ouverture traîtresse. Plus d'une fois, il lui sembla que les gestes des deux interlocuteurs désignaient son propre appartement; mais la seule phrase complète qu'il pût recueillir, en y apportant une scrupuleuse attention, fut cette remarque faite par l'Anglais sur un ton un peu plus haut, comme s'il eût combattu quelque hésitation ou quelque refus:

«J'ai étudié ses goûts à fond, et je vous répète que vous êtes l'unique femme sur laquelle je puisse compter.»

Pour toute réponse, Mme Zéphyrine prit l'air triste et résigné, d'une personne qui cède à une autorité absolue.

Cet après-midi-là, l'observatoire fut définitivement masqué par une armoire placée de l'autre côté. Pendant que Silas se lamentait sur cette infortune qu'il attribuait à une jalouse suggestion de l'Anglais, le concierge lui apporta une lettre d'une écriture féminine. Elle était conçue en français, d'une orthographe peu rigoureuse, et, dans les termes les plus engageants, invitait l'Américain à se trouver vers onze heures, le même soir, dans un endroit indiqué du bal Bullier. La curiosité et la timidité se combattirent longtemps dans son cœur; tantôt il n'était que vertu puritaine, tantôt il se sentait tout feu et tout audace. Le résultat de cette lutte intéressante fut que, longtemps avant dix heures, Mr. Silas Q. Scuddamore, dans une tenue irréprochable, se présenta à la porte des salons de Bullier et paya son entrée avec un sentiment de hardiesse libertine qui ne manquait pas de charme.

On était en plein carnaval, le bal était nombreux et bruyant. D'abord les lumières et la foule intimidèrent notre jeune aventurier; mais bientôt, ces influences, lui montant à la tête comme une sorte d'ivresse, le rendirent au contraire plus vaillant qu'il ne l'avait jamais été. Il se sentait prêt à affronter le démon en personne et pénétra fièrement dans la salle de bal avec la crânerie d'un mauvais sujet. Pendant qu'il se pavanait ainsi, il aperçut Mme Zéphyrine et son Anglais en conférence derrière une colonne. Son instinct félin d'espionnage le ressaisit aussitôt. À pas de loup, il se glissa par derrière, plus près du couple, plus près encore, jusqu'à ce qu'il fît à portée d'entendre.

«Voilà l'homme, disait l'Anglais,—là-bas, avec de longs cheveux blonds, parlant à cette fille en vert.»

Silas remarqua un charmant garçon de petite taille, qui évidemment était l'objet de cette désignation.

«C'est bien, dit Mme Zéphyrine, je ferai de mon mieux; mais, souvenez-vous-en, les plus adroites peuvent échouer en pareille occurrence.

—Bah! répliqua son compagnon, je réponds du résultat. Ne vous ai-je pas choisie entre trente? Allez, mais méfiez-vous du prince. Je ne puis comprendre quelle maudite chance l'a amené ici cette nuit. Comme s'il n'y avait pas à Paris une douzaine de bals plus dignes de sa présence que cette orgie d'étudiants et de sauteuses de comptoir! Regardez-le, assis là-bas, plus semblable à un Empereur rendant la justice qu'à une Altesse en vacances!»

Cette fois encore, Silas eut du bonheur. Il aperçut un personnage assez corpulent, d'une beauté de traits remarquable et d'un aspect majestueux mais affable, assis devant une table en compagnie d'un autre homme de quelques années plus jeune, qui l'entretenait avec une visible déférence. Le nom de prince sonna agréablement aux oreilles républicaines de Silas, et celui à qui ce titre était donné exerça sur lui un charme particulier. Il laissa Mme Zéphyrine et son Anglais se suffire l'un à l'autre, et, coupant à travers la foule, s'approcha de la table que le prince et son confident avaient honorée de leur choix.

«Je vous déclare, Geraldine, disait le premier, que c'est pure folie. Vous-même (je suis aise de m'en souvenir), avez choisi votre frère pour cette mission périlleuse; vous êtes donc tenu en conscience de surveiller sa conduite. Il a consenti à s'arrêter trop longtemps à Paris; ceci déjà était une imprudence, si l'on considère le caractère de l'homme contre lequel il doit lutter; mais maintenant qu'il est à quarante-huit heures de son départ, et à deux ou trois jours de l'épreuve décisive, je vous le demande, est-ce ici l'endroit où il doit passer son temps? Sa place serait plutôt dans une salle d'armes à se faire la main; il devrait dormir de longues heures et s'imposer un exercice modéré; il devrait se mettre à une diète rigoureuse, ne boire ni vin blanc ni liqueurs. Le gaillard s'imagine-t-il que nous jouons tous une comédie? La chose est terriblement sérieuse, Geraldine.

—Je connais trop mon frère pour intervenir, répliqua le colonel; je lui ferais injure en m'alarmant. Il est plus circonspect que vous ne pensez et d'une fermeté indomptable. S'il s'agissait d'une femme, je n'en dirais pas autant; mais je lui ai confié le président sans une minute d'appréhension, d'autant qu'il a deux hommes pour lui prêter main-forte.

—Eh bien, dit le prince, votre confiance ne suffit pas à me tranquilliser. Les deux prétendus domestiques sont des policiers émérites, et pourtant le misérable n'a-t-il pas déjà trois fois réussi à tromper leur surveillance? Il a pu passer plusieurs heures en affaires secrètes et probablement fort dangereuses.... Non, non, ne croyez pas que ce soit le hasard. Cet homme sait ce qu'il fait et a en lui-même des ressources exceptionnelles.

—Je pense que l'affaire relève maintenant de mon frère et de moi-même, répondit Geraldine avec une nuance de dépit dans la voix.

—Je permets qu'il en soit ainsi, colonel, repartit le prince. Peut-être devriez-vous, justement pour cette raison, accepter mes conseils. Mais en voilà assez. Cette petite en jaune danse bien.»

Et la conversation revint aux sujets habituellement traités dans un bal de carnaval à Paris.

Le souvenir de l'endroit où il était revint à Silas; il se rappela que l'heure du rendez-vous était proche. Plus il y réfléchissait, moins il en aimait la perspective; et un remous du public l'ayant poussé, au moment même, dans la direction de la porte, il se laissa entraîner sans résistance. La houle humaine le fit échouer dans un coin, sous une galerie, où son oreille fut immédiatement frappée par le son de la voix de Mme Zéphyrine. Elle causait en français avec le jeune homme blond qui lui avait été signalé par l'étrange Anglais, moins d'une demi-heure auparavant.

«J'ai une réputation à ménager, disait-elle; sans cela je n'y mettrais pas d'autres conditions que celles qui me sont dictées par mon cœur. Mais vous n'avez qu'à dire ces mots au concierge et il vous laissera passer.

—Pourquoi, diable, cette histoire de dette? objecta son compagnon.

—Bon! s'écria Zéphyrine, pensez-vous que je ne sache pas manœuvrer dans mon hôtel?»

Et elle passa, tendrement suspendue au bras du jeune homme. Ceci rappela d'une façon troublante à Silas Scuddamore le billet qu'il avait reçu.

«Dans dix minutes! se dit-il. Pourquoi pas?... Dans dix minutes, il se peut que je me promène avec une femme non moins belle que celle-ci, mieux mise, même, avec une vraie grande dame,—cela s'est vu,—avec une femme titrée.»

Mais il se souvint de l'orthographe et fut un peu découragé.

«Il est possible qu'elle ait fait écrire par sa femme de chambre», pensa-t-il.

L'aiguille de l'horloge n'était plus qu'à quelques secondes de l'heure fixée. Chose singulière, l'approche d'un si grand honneur, d'un si grand plaisir, lui procura un battement de cœur désordonné, plutôt pénible. Enfin il se dit, avec un soupir de soulagement, qu'il n'était en aucune manière tenu de se montrer. La vertu et la lâcheté étaient d'accord; de nouveau il se dirigea vers la porte, mais cette fois de son propre mouvement et en bataillant contre la foule qui se portait dans la direction contraire. Peut-être cette résistance prolongée l'énerva-t-il, ou bien peut-être était-il dans cette disposition d'esprit, où le seul fait de poursuivre le même dessein pendant un certain nombre de minutes amène une réaction et un projet différent; ce qui est certain, c'est que pour la troisième fois il fit volte-face et ne s'arrêta que lorsqu'il eut trouvé une place où il pût se dissimuler, à quelques pas de celle du rendez-vous convenu.

Là, il passa par une véritable agonie d'esprit, pendant laquelle, à plusieurs reprises, il pria Dieu de lui venir en aide, car Silas avait été dévotement élevé. À ce point de sa bonne fortune, il n'avait plus le moindre désir de rencontrer la dame; rien ne l'eût empêché de fuir, n'eût été la sotte crainte d'être jugé poltron; mais cette crainte était si puissante, qu'elle l'emporta sur toutes les autres considérations; quoiqu'elle ne pût le décider à avancer, elle l'empêcha du moins de se sauver définitivement. À la fin, l'horloge indiqua que l'heure était dépassée de dix minutes.

Le jeune Scuddamore, reprenant ses esprits, regarda furtivement de son coin, et ne vit personne à l'endroit désigné. Sans doute, sa correspondante inconnue s'était lassée et avait dû partir.

Il devint alors aussi fanfaron qu'il avait été craintif jusque-là. Il lui sembla que s'il paraissait au lieu du rendez-vous, fût-ce tardivement, il échapperait au reproche de lâcheté. Maintenant il soupçonnait même une plaisanterie, et se complimenta sur la finesse avec laquelle il avait deviné et dépisté ses mystificateurs. Tellement vaine est la cervelle d'un adolescent!

Enhardi par ces réflexions, il sortit bravement de son encoignure; mais il n'avait pas fait plus de deux pas, qu'une main se posait sur son bras. Silas se retourna et vit une femme robuste, imposante et de traits altiers, mais sans aucune sévérité dans le regard.

«Je crois que vous êtes un séducteur bien sûr de lui-même, dit-elle, car vous vous faites attendre. N'importe, j'étais décidée à vous rencontrer. Quand une femme s'est une fois oubliée jusqu'à faire les premières avances, il y a longtemps qu'elle a laissé de côté toute fausse pudeur.»

La haute taille et les attraits volumineux de sa conquête, ainsi que la façon soudaine dont elle était tombée sur lui, avaient ahuri Silas, mais la dame le mit bien vite à son aise. Elle était singulièrement expansive et engageante, le poussant à faire des plaisanteries et applaudissant ses moindres mots; bref, en très peu de temps, grâce à ses paroles enjôleuses et à des libations de punch, elle l'amena, non seulement à se croire amoureux, mais à déclarer sa passion dans les termes les plus vifs.

«Hélas! répondit-elle, je ne sais si je ne dois pas déplorer ce moment, quelque plaisir que me fasse votre aveu. Jusqu'ici j'étais seule à souffrir; maintenant, pauvre enfant, nous serons deux. Je ne suis pas maîtresse de mes actes. Je n'ose vous demander de venir chez moi, car je suis surveillée par des yeux jaloux. Laissez-moi réfléchir, ajouta-t-elle, je suis plus âgée que vous, quoique tellement plus faible; et, tout en me fiant à votre courage et à votre résolution, il faut que je vous fasse profiter de mon expérience du monde.»

Elle le questionna sur l'hôtel meublé où il logeait, puis sembla se recueillir.

«Je vois, dit-elle enfin. Vous serez loyal et obéissant, n'est-ce pas?»

Silas protesta avec ardeur de sa soumission à ses moindres caprices.

«Alors, dans la nuit de demain, continua-t-elle avec un sourire encourageant. Vous resterez chez vous toute la soirée; si quelque ami vient vous voir, renvoyez-le aussitôt, sous un prétexte. Votre porte est probablement fermée vers dix heures? ajouta-t-elle.

—À onze heures, répondit Silas.

—À onze heures et quart, poursuivit l'inconnue, sortez de la maison. Demandez simplement la porte et surtout ne parlez pas au concierge, car cela ferait tout manquer. Allez droit au coin où le jardin du Luxembourg rejoint le boulevard; là vous me trouverez, vous attendant; je compte sur vous pour suivre mes indications de point en point; et souvenez-vous que si vous y manquez par le plus petit détail, vous apporterez le trouble dans l'existence d'une femme dont la seule faute est de vous avoir vu et de vous avoir aimé.

—Je ne puis comprendre l'utilité de toutes ces instructions, dit Silas.

—Je crois que vous commencez déjà à parler en maître, s'écria-t-elle, lui donnant un coup d'éventail sur le bras. Patience, patience; cela viendra en son temps. Une femme aime à être obéie d'abord, bien que plus tard elle mette son bonheur à obéir elle-même. Faites comme je vous en prie, pour l'amour du ciel, ou je ne réponds de rien. En vérité, ajouta-t-elle, de l'air de quelqu'un qui entrevoit une nouvelle difficulté, à force d'y songer je découvre un plan meilleur pour vous débarrasser des visites importunes. Dites au concierge de ne recevoir âme qui vive, excepté une personne qui pourra venir dans la soirée vous réclamer le payement d'une dette et parlez avec émotion, comme si vous redoutiez cette entrevue, de façon à ce qu'il puisse prendre vos paroles au sérieux.

—Je pense que vous pouvez vous fier à moi pour vous défendre contre les intrus, dit-il, non sans une petite pointe de susceptibilité.

—Voilà comment je préfère que la chose soit arrangée, répondit-elle froidement. Je vous connais, vous autres hommes. Pour vous la réputation d'une femme ne compte pas.»

Silas rougit et baissa la tête; car, en effet, le projet qu'il avait formé devait lui procurer une petite satisfaction de vanité vis-à-vis de ses connaissances.

«Avant tout, ajouta-t-elle, ne parlez point au concierge quand vous sortirez.

—Et pourquoi? De toutes vos recommandations, celle-ci me semble la moins essentielle.

—Au commencement, vous avez douté de la sagesse des autres précautions que maintenant vous jugez comme moi nécessaires, répliqua la dame. Fiez-vous à ma parole, celle-ci a également son utilité. Et que penserais-je de votre amour si, dès la première entrevue, vous me refusiez de semblables bagatelles?»

Silas se confondit en explications et en excuses, au milieu desquelles, regardant l'horloge et joignant les mains, la dame poussa un cri étouffé.

«Ciel! murmura-t-elle, est-il si tard? Je n'ai pas un instant à perdre. Hélas! pauvres femmes, quelles esclaves nous sommes! Que de risques n'ai-je pas déjà courus pour vous!»

Après lui avoir répété ses instructions qu'elle entremêlait savamment de caresses et de regards langoureux, elle lui dit adieu et disparut dans la foule.

Toute la journée du lendemain, Silas fut gonflé du sentiment de son importance; maintenant il en était sûr, c'était une comtesse! Quand le soir arriva, il obéit minutieusement à ses ordres et fut, à l'heure fixée, au coin du jardin du Luxembourg. Il n'y avait personne. Il attendit près d'une demi-heure, dévisageant chaque passant et chaque flâneur; il visita même les coins environnants du boulevard et fit tout le tour de la grille du jardin, mais aucune belle comtesse n'était là, prête à se jeter dans ses bras. Enfin, et bien à contre-cœur, il revint sur ses pas et se dirigea vers l'hôtel. Chemin faisant, il se souvint des paroles qu'il avait surprises entre Mme Zéphyrine et le jeune homme blond; elles lui causèrent un vague malaise.

«Il paraît, se dit-il, que tout le monde s'entend pour débiter des mensonges à notre portier.»

Il tira la sonnette, la porte s'ouvrit devant lui, et le concierge, en vêtements de nuit, vint lui offrir une lumière.

«Est-il parti? demanda cet homme en même temps.

—Qui?... Que voulez-vous dire? répondit Silas d'un ton sec, car il était irrité de sa mésaventure.

—Je ne l'ai pas vu sortir, continua le concierge; mais j'espère que vous l'avez payé. Nous ne tenons pas, dans la maison, à avoir des locataires endettés.

—Que le diable m'emporte, dit brutalement Silas, si je comprends un traître mot à votre galimatias! De qui parlez-vous?

—Je parle du petit monsieur blond venu pour sa créance, répliqua le bonhomme. C'est de lui que je parle; de qui cela pourrait-il être puisque j'avais reçu vos ordres de ne laisser entrer aucun autre?

—Mais, grand Dieu! il n'est pas venu... je suppose!

—Je sais ce que je sais, reprit le portier en faisant claquer sa langue contre sa joue d'un air passablement goguenard.

—Vous êtes un insolent coquin, riposta Silas, et, sentant qu'il montrait une mauvaise humeur tout à fait ridicule, affolé de terreur en même temps, sans bien savoir pourquoi, il se retourna et se mit à monter l'escalier en courant.

—Vous n'avez donc pas besoin de lumière?» cria le portier.

Mais Silas ne s'arrêta que sur le palier du septième étage, devant sa propre porte. Là, il reprit haleine, assailli par les plus funestes pressentiments et redoutant presque d'entrer dans sa chambre. Lorsqu'enfin il s'y décida, il éprouva un soulagement en la trouvant sombre et, selon toute apparence, vide. Enfin il était donc de retour chez lui en sûreté!... Cette première folie serait la dernière. Les allumettes étaient sur une petite table près de son lit, et il se mit à marcher à tâtons dans cette direction. Comme il avançait, ses craintes lui revinrent de nouveau, et, son pied rencontrant un obstacle, il fut heureux de constater que ce n'était rien de plus effrayant qu'une chaise. Enfin il effleura des rideaux. D'après la situation de la fenêtre, qui était faiblement visible, il reconnut qu'il devait se trouver au pied du lit et qu'il n'avait qu'à continuer le long de ce lit pour atteindre la table en question.

Il abaissa la main, mais ce qu'il toucha n'était pas seulement une courte-pointe, c'était une courte-pointe avec quelque chose dessous ayant la forme d'une jambe humaine. Silas retira son bras, et s'arrêta pétrifié.

«Qu'est-ce donc? se dit-il. Qu'est-ce que cela signifie?»

Il écouta anxieusement; on n'entendait aucun bruit de respiration. De nouveau, par un grand effort de volonté, il étendit le bout de son doigt jusqu'à l'endroit qu'il avait déjà touché; mais cette fois, il fit un bond en arrière, puis resta cloué au sol, frissonnant de terreur. Il y avait quelque chose dans le lit. Ce que c'était, il n'en savait rien, mais quelque chose était là. Plusieurs secondes s'écoulèrent sans qu'il pût remuer. Alors, guidé par un instinct, il tomba droit sur les allumettes, et, tournant le dos au lit, alluma un flambeau. Aussitôt que la flamme eut brillé, il se retourna lentement et regarda ce qu'il craignait de voir. En vérité, ses pires imaginations étaient réalisées. La couverture, soigneusement remontée sur l'oreiller, dessinait les contours d'un corps humain gisant inerte.... Il rejeta de côté les draps; le jeune homme blond, qu'il avait vu la nuit précédente au bal Bullier, lui apparut, les yeux ouverts et sans regard, la figure enflée, noircie, un léger filet de sang coulant de ses narines....

Silas poussa un long et douloureux gémissement, laissa échapper le flambeau et tomba à genoux près du lit.

Il fut tiré de la stupeur dans laquelle l'avait plongé cette horrible découverte, par des coups discrets frappés à sa porte. Il lui fallut quelques secondes pour se rappeler sa situation, et, lorsqu'il se précipita pour empêcher qui que ce fût d'entrer, il était déjà trop tard. Le docteur Noël, coiffé d'un haut bonnet de nuit, portant une lampe qui éclairait sa longue silhouette blanche, regardant à droite, à gauche, avec des mouvements de tête qui faisaient songer à quelque grand oiseau, poussa doucement la porte, puis se glissa jusqu'au milieu de la chambre.

«J'ai cru entendre un cri, commença le docteur, et, craignant que vous ne fussiez souffrant, je n'ai pas hésité à me permettre cette indiscrétion...»

Silas, la figure bouleversée, se tenait entre le docteur et le lit, mais ne trouvait pas la force de répondre.

«Vous êtes dans l'obscurité, poursuivit le docteur, et vous n'avez même pas commencé à vous déshabiller. Vous ne me persuaderez pas aisément contre toute apparence que vous n'ayez besoin en ce moment ni d'un ami ni d'un médecin. Voyons lequel des deux doit se mettre à votre service? Laissez-moi vous tâter le pouls; il est souvent l'indice certain de l'état du cœur.»

Le docteur s'avança vers Silas qui continuait à reculer devant lui et essaya de le saisir par le poignet; mais la tension des nerfs du jeune Américain était devenue insupportable. Il s'échappa, d'un mouvement fébrile, se jeta sur le parquet, éclata en sanglots.

Aussitôt que le docteur Noël aperçut le cadavre sur le lit, sa figure s'assombrit. Courant vers la porte qu'il avait laissée entr'ouverte, il la ferma vivement à double tour.

«Debout! cria-t-il à Silas d'un ton de commandement. Ce n'est pas l'heure de pleurer. Qu'avez-vous fait? Comment ce corps est-il dans votre chambre? Parlez franchement à un homme qui saura vous aider. Croyez-vous que ce morceau de chair morte sur votre oreiller puisse diminuer en quoi que ce soit la sympathie que vous m'avez inspirée? Non, l'odieux qu'une loi injuste et aveugle attache à certaines actions ne retombe pas sur leur auteur aux yeux de quiconque aime celui-là; si je voyais un ami revenir vers moi à travers des flots de sang, mon affection pour lui n'en serait nullement altérée. Relevez-vous, répéta-t-il; le bien et le mal sont des chimères; il n'y a rien dans la vie, si ce n'est la fatalité, et, quoi qu'il arrive, quelqu'un est auprès de vous qui vous soutiendra jusqu'à la fin.»

Ainsi encouragé, Silas rassembla ses forces, et, d'une voix entrecoupée, réussit enfin, grâce aux questions du docteur, à expliquer les faits tant bien que mal. Cependant il omit le colloque entre le prince et Geraldine, ayant à peine saisi le sens de cet entretien et ne pensant guère qu'il pût avoir quelque rapport avec son propre malheur.

«Hélas! s'écria le docteur Noël, ou je me trompe fort ou vous êtes tombé entre les mains les plus dangereuses de toute l'Europe. Pauvre, pauvre garçon! Quel abîme a été creusé devant votre crédulité! Vers quel mortel péril vos pas imprudents ont-ils été conduits! Cet homme, cet Anglais que vous avez vu deux fois, et que je soupçonne d'être l'âme de cette ténébreuse affaire, pouvez-vous me le décrire? Était-il jeune ou vieux, grand ou petit?»

Mais Silas, qui, malgré toute sa curiosité, était incapable de la moindre remarque judicieuse, ne put fournir aucun renseignement en dehors de généralités insignifiantes, d'après lesquelles il était impossible de reconnaître quelqu'un.

«Je voudrais que ceci fût dans le programme d'éducation de toutes les écoles, s'écria le docteur avec rage. À quoi servent et la vue et la parole, si un homme n'est capable ni d'observer ni de se souvenir des traits de son ennemi? Moi, qui connais tous les antres de l'Europe, j'aurais pu fixer son identité et acquérir de nouvelles armes pour votre défense. Cultivez cet art dans l'avenir, mon pauvre enfant, vous en retirerez d'énormes avantages.

—L'avenir! répéta Silas; quel avenir m'est réservé, sauf les galères?

—La jeunesse est toujours lâche, répliqua le docteur, et à chacun ses propres difficultés paraissent plus grosses qu'elles ne le sont en effet. Je suis vieux, moi, et cependant je ne désespère jamais.

—Puis-je raconter une semblable histoire à la police? demanda Silas....

—Assurément non, répondit le docteur. D'après ce que je vois de la machination dans laquelle vous êtes pris, votre cas, de ce côté-là, serait désespéré; pour des juges vulgaires vous êtes le coupable. Et souvenez-vous que nous ne connaissons qu'une partie du complot; les mêmes artisans infâmes ont dû combiner maintes autres circonstances, qui, mises au jour par une enquête de police, rejetteraient le crime encore plus sûrement sur votre innocence.

—Alors, je suis perdu en vérité!

—Je n'ai pas dit cela, répliqua le docteur Noël, car je suis un homme prudent.

—Mais, regardez! sanglota Silas en montrant le cadavre. Là, dans mon lit, cette chose impossible à expliquer... impossible à voir sans horreur!

—Sans horreur, dites-vous? Non; quand cette sorte d'horloge s'arrête, ce n'est plus pour moi qu'une ingénieuse pièce de mécanique bonne à fouiller au scalpel. Lorsque le sang est une fois figé, ce n'est plus du sang humain; lorsque la chair est morte, elle n'est plus cette chair que nous désirons chez nos maîtresses et que nous respectons chez nos amis. La grâce, le charme, la terreur, tout en est sorti avec l'esprit qui l'animait. Habituez-vous à contempler cela tranquillement, car, si mon projet est praticable, il vous faudra vivre plusieurs jours en compagnie constante avec ce qui, à cette heure, vous effraie.

—Votre projet? s'écria Silas. Quel est-il? Dites-le-moi vite, docteur, car, il me reste à peine assez de courage pour continuer à vivre.»

Sans répondre, le docteur Noël s'approcha du lit et se mit à palper le cadavre.

«Absolument mort, murmura-t-il; oui, ainsi que je le supposais... les poches vides... le chiffre de la chemise coupé. Leur œuvre a été accomplie tout entière. Heureusement il est de petite taille.»

Silas recueillait ces paroles avec une ardente anxiété. Son examen terminé, le docteur prit une chaise et s'adressa au jeune homme en souriant:

«Depuis que je suis dans cette chambre, dit-il, bien que mes oreilles et ma langue aient été si occupées, mes yeux ne sont pas restés inactifs. J'ai remarqué tout à l'heure, que vous aviez là, dans un coin, une de ces monstrueuses constructions que vos compatriotes emportent avec eux dans toutes les parties du globe,—en un mot une malle de Saratoga. Jusqu'à présent, je n'avais jamais pu deviner l'utilité de ces monuments; mais aujourd'hui je commence à la soupçonner. Était-ce pour plus de commodité dans la traite des esclaves, était-ce pour obvier aux conséquences d'un emploi trop prompt du couteau, je ne sais.... Mais je vois clairement une chose,—le but d'une pareille caisse est de contenir un corps humain.

—En vérité, s'écria Silas, ce n'est pas le moment de plaisanter!

—Bien que je m'exprime avec une sorte de gaieté, répliqua le docteur, le sens de mes paroles est extrêmement sérieux. Et la première chose que nous ayons à faire, mon jeune ami, est de débarrasser votre coffre de tout ce qu'il contient...»

Silas céda docilement à l'autorité du docteur Noël. La malle de Saratoga une fois vidée,—ce qui produisit un désordre considérable sur le plancher,—le cadavre fut retiré du lit, Silas le prenant par les talons et le docteur le tenant par les épaules, puis, après quelques difficultés, on le plia en deux et on l'inséra tout entier dans le coffre. Grâce à un effort vigoureux des deux hommes, le couvercle se rabattit sur ce singulier bagage et la caisse fut fermée, cadenassée, cordée par la propre main du docteur, pendant que Silas chargeait tout ce qu'elle avait contenu, dans un cabinet et dans la commode.

«Maintenant, dit le docteur, le premier pas vers la délivrance est fait. Demain, ou plutôt aujourd'hui, votre tâche sera d'apaiser les soupçons de votre portier en lui payant tout ce que vous devez; pendant ce temps, vous pourrez vous fier à moi pour prendre d'autres dispositions nécessaires. En attendant, accompagnez-moi dans ma chambre, où je vous donnerai un narcotique indispensable, car, quoi que vous deviez faire, il vous faut du repos...»

La journée suivante fut la plus longue dont Silas put se souvenir. Il semblait qu'elle ne dût jamais s'achever, cette journée maudite....

L'Américain défendit sa porte et s'assit à l'écart, les yeux fixés sur la malle de Saratoga, dans une lugubre contemplation. Ses anciennes indiscrétions lui furent rendues avec usure: le trou dans la muraille ayant été ouvert de nouveau, il eut conscience d'une surveillance presque continuelle dirigée sur lui de l'appartement de Mme Zéphyrine. Ce sentiment d'être épié devint même si pénible, qu'à la fin il se vit obligé de boucher l'ouverture de son côté. Lorsque, par ce moyen, il fut à l'abri de tout regard importun, Scuddamore passa son temps en larmes de repentir et en prières.

La soirée était fort avancée quand le docteur Noël entra dans la chambre, portant à la main deux enveloppes cachetées, sans adresses, l'une, plutôt volumineuse, l'autre si mince qu'elle semblait vide.

«Silas, dit-il en s'asseyant devant la table, le moment est venu de vous expliquer le plan que j'ai formé pour vous sauver. Demain matin, de très bonne heure, le prince Florizel de Bohême retourne à Londres, après avoir passé quelques jours dans le tourbillon du carnaval parisien. Il m'a été donné, il y a longtemps déjà, de rendre au colonel Geraldine, son écuyer, un de ces services, si fréquents dans ma profession et qui ne sont jamais oubliés, ni d'un côté ni de l'autre. Je n'ai pas besoin de vous expliquer la nature de l'obligation sous laquelle il se trouve; qu'il me suffise de dire que je le sais prêt à m'aider de toutes manières. Or il était urgent que vous pussiez gagner Londres sans que votre malle fût ouverte; à cela, n'est-ce pas, la douane semblait opposer une difficulté insurmontable. Mais il me revint à l'esprit, que, par courtoisie, les bagages de l'héritier d'un trône devaient être exempts de la visite ordinaire. Je m'adressai au colonel Geraldine et obtins une réponse favorable. Demain, si vous vous trouvez avant six heures à l'hôtel où demeure le prince, vos bagages seront transportés avec les siens, dont ils sembleront faire partie, et vous-même ferez le voyage comme membre de la suite de Son Altesse.

—Je crois avoir déjà vu le prince de Bohême et le colonel Geraldine; j'ai même entendu par hasard une partie de leur conversation, l'autre soir, au bal Bullier.

—C'est possible, car le prince veut connaître tous les milieux. Une fois arrivé à Londres, votre tâche est presque terminée. Dans cette grosse enveloppe, j'ai remis une lettre que je n'ose adresser à son destinataire; mais dans l'autre, vous trouverez la désignation de la maison où vous devez porter cette lettre avec votre malle, qui vous sera alors enlevée et ne vous embarrassera pas davantage.

—Hélas! dit Silas, j'ai un vif désir de vous croire, mais comment serait-ce possible? Vous m'ouvrez une perspective irréalisable, je le crains bien! Soyez généreux, faites-moi mieux comprendre votre dessein.»

Le docteur Noël parut péniblement impressionné.

«Enfant, répondit-il, vous ne savez pas quelle cruelle chose vous me demandez. N'importe, qu'il en soit ainsi! Je suis aguerri désormais contre l'humiliation, et il serait étrange de vous refuser cela, après vous avoir tant accordé. Sachez donc que, bien que je sois maintenant d'apparence si tranquille, sobre, solitaire, adonné à l'étude, mon nom, quand j'étais plus jeune, servait de cri de ralliement aux esprits les plus hardis et les plus dangereux de Londres. Pendant qu'extérieurement j'étais entouré de respect, ma véritable puissance s'appuyait sur les relations les plus secrètes, les plus terribles, les plus criminelles. C'est à un de ceux qui m'obéissaient alors que je m'adresse aujourd'hui pour vous délivrer de votre fardeau. Ces hommes étaient de nationalités et d'aptitudes diverses, mais tous liés par un serment formidable; tous agissaient dans le même but; ce but était l'assassinat; et, moi qui vous parle, j'étais, si peu que j'en aie l'air, le chef de cette bande redoutable.

—Quoi, s'écria Silas, un assassin?... et un assassin pour qui le meurtre était un métier?... Puis-je toucher votre main désormais? Dois-je même accepter vos services? Vieillard sinistre, voudriez-vous abuser de ma détresse pour vous gagner un complice?»

Le docteur se mit à rire amèrement.

«Vous êtes difficile à contenter, Mr. Scuddamore, dit-il. Soit! je vous laisse le choix entre la société de l'assassiné et celle d'un assassin. Si votre conscience est trop timorée pour accepter mon aide, dites-le, et je vous quitte sur-le-champ. Dorénavant vous pourrez agir avec votre caisse et son contenu comme il conviendra le mieux à votre âme délicate.

—Je reconnais mes torts, répliqua Silas; j'aurais dû me souvenir de la générosité avec laquelle vous avez offert de me protéger, avant même que je ne vous eusse convaincu de mon innocence; pardon, je continuerai à écouter vos conseils et à en être reconnaissant.

—C'est bien, répondit le docteur, vous commencez à profiter des leçons de l'expérience.

—Mais, reprit l'Américain, puisque vous êtes, d'après votre propre aveu, habitué à ces besognes tragiques, puisque les gens auxquels vous me recommandez sont vos anciens associés et vos amis, ne pourriez-vous, monsieur, vous charger vous-même du transport de la malle et me délivrer tout de suite de sa présence abhorrée?

—Par ma foi, répliqua le docteur, je vous admire, jeune homme! Si vous trouvez que je ne me suis pas déjà suffisamment mêlé de vos affaires, moi, du fond du cœur, je pense le contraire. Prenez ou dédaignez mes services tels que je les offre, et ne m'ennuyez pas davantage avec vos remerciements, car je fais encore moins de cas de votre estime que de votre intelligence. Un temps viendra où, s'il vous est donné de vivre sain d'esprit un certain nombre d'années, vous jugerez différemment tout ceci et rougirez de votre conduite de cette nuit.»

En prononçant ces mots, le docteur se leva, répéta brièvement et clairement ses indications, puis quitta la chambre sans laisser à Silas le temps de répondre.

Le lendemain matin, Silas Scuddamore se présenta à l'hôtel, où il fut poliment reçu par le colonel Geraldine et délivré de toute crainte immédiate au sujet de la malle et de son hideux contenu. Le voyage se passa sans incident, quoique le jeune homme fut terrifié d'entendre les matelots et les porteurs du chemin de fer se plaindre entre eux du poids extraordinaire des bagages. Silas monta dans la voiture de suite, le prince voyageant seul avec son écuyer. À bord du paquebot cependant, Florizel remarqua l'attitude mélancolique de ce jeune homme, debout, en contemplation devant une pile de malles.

«Voilà un individu, dit-il, qui doit avoir quelque sujet de chagrin.

—C'est l'Américain pour lequel j'ai obtenu la permission de voyager avec votre suite, répondit Geraldine.

—Vous me rappelez que j'ai manqué de courtoisie», dit le prince.

S'avançant vers Silas, avec la plus parfaite urbanité, il lui adressa la parole:

«J'ai été charmé, monsieur, de pouvoir satisfaire le désir que vous m'avez fait exprimer par le colonel Geraldine.»

Après cette entrée en matière, il lui fit quelques questions sur la situation politique de l'Amérique, auxquelles Silas répondit avec tact et bon sens.

«Vous êtes encore un très jeune homme, dit le prince; je vous trouve bien sérieux pour votre âge. Peut-être laissez-vous votre esprit s'absorber outre mesure dans des études ardues. Mais peut-être, d'autre part, suis-je moi-même indiscret en touchant à quelque sujet pénible.

—J'ai, en effet, une excellente raison pour être au désespoir, dit Silas; jamais un être plus innocent que moi ne fut plus abominablement trompé.

—Je ne veux pas forcer vos confidences, répliqua Florizel, mais n'oubliez pas que la recommandation du colonel Geraldine est un passeport assuré, et que je suis non seulement désireux de vous rendre service à l'occasion, mais peut-être plus en état que beaucoup d'autres de le faire.»

Silas fut charmé de l'amabilité d'un si grand personnage; néanmoins son esprit revint bientôt à ses sombres préoccupations; car rien, pas même la courtoisie d'un prince à l'égard d'un républicain, ne peut décharger de ses soucis un cœur souffrant.

Le train arriva à Charing-Cross; la douane eut les égards habituels pour l'auguste bagage. Des voitures attendaient, et Silas fut conduit, en même temps que toute la suite, à la résidence du prince. Là, le colonel Geraldine alla le chercher et lui exprima sa satisfaction d'avoir pu obliger un ami du docteur Noël, pour lequel il professait la plus haute considération.

«J'espère, ajouta-t-il, que vous ne trouverez aucune de vos porcelaines brisées. Des ordres spéciaux ont été donnés le long de la ligne, afin que les bagages de Son Altesse fussent traités avec précaution.»

Puis, commandant aux domestiques de mettre une voiture à la disposition du jeune homme, le colonel lui serra la main et s'en alla vaquer aux devoirs de sa charge.

Alors, Silas ouvrit l'enveloppe qui cachait l'adresse de son protecteur inconnu et dit au majestueux laquais de le conduire à Box-Court, du côté du Strand. L'endroit n'était probablement pas inconnu à celui-ci, car il parut stupéfait et se fit répéter l'ordre en question. Ce fut l'âme pleine d'alarmes poignantes que Silas monta dans le carrosse princier et fut mené à destination. L'entrée de Box-Court était trop étroite pour le passage d'une voiture; c'était un simple chemin de piétons, entre deux barrières, avec une borne à chaque bout; sur l'une de ces bornes était assis un homme, qui aussitôt sauta à terre et échangea un signe amical avec le cocher, pendant que le valet de pied ouvrait la portière et demandait à Silas s'il devait descendre la malle, et à quel numéro elle devait être portée.

«S'il vous plaît, dit Silas, au numéro trois.»

Le valet de pied et l'homme qui venait de quitter la borne eurent beaucoup de peine, même avec l'aide de Silas, à transporter la caisse; avant qu'on ne l'eût déposée devant la porte du numéro trois, le jeune Américain fut terrifié de voir une vingtaine de badauds le considérer d'un œil curieux. Cependant il souleva le marteau en gardant la meilleure contenance possible, et présenta la seconde enveloppe à celui qui vint lui ouvrir.

«Il n'est pas à la maison, monsieur; si vous voulez me remettre votre lettre et revenir demain matin, je m'informerai de l'heure à laquelle il pourra vous recevoir. Désirez-vous laisser la caisse?

—De tout mon cœur!» s'écria Silas.

Mais aussitôt il regretta sa précipitation et déclara avec une égale énergie qu'il préférait emporter sa malle avec lui à l'hôtel.

La foule se moqua de son indécision et le suivit jusqu'à la voiture avec force quolibets insultants; et Silas, couvert de honte, éperdu de terreur, supplia les domestiques de le conduire à quelque hôtel tranquille des environs.

L'équipage du prince déposa ce malheureux à l'hôtel Craven, dans Craven-Street, puis s'éloigna immédiatement, le laissant seul avec les gens de l'hôtel. L'unique chambre vacante, lui dit-on, était un cabinet, au quatrième étage, donnant sur le derrière. À cette espèce de cellule, avec des peines et des plaintes infinies, deux solides porteurs montèrent la malle. Il est superflu d'ajouter que, pendant toute l'ascension, Silas les suivit de près, ne quittant pas leurs talons, et qu'à chaque marche son cœur défaillait.—Un simple faux pas, se disait-il, et la caisse peut, en passant par-dessus la rampe, rejeter son fatal contenu, révélé au grand jour, sur le pavé du vestibule.

Dans sa chambre, il s'assit au pied du lit, pour se remettre de l'angoisse qu'il venait de subir; mais il avait à peine pris cette position qu'il fut épouvanté de nouveau par le mouvement d'un des porteurs, qui, à genoux près de la malle, était en train d'en défaire les attaches compliquées.

«N'y touchez pas! cria Silas. Je n'aurai besoin de rien de ce qu'elle renferme, pendant mon séjour ici.

—Vous auriez pu la laisser dans le vestibule, alors! grommela le porteur. Une malle aussi grosse et aussi lourde qu'une cathédrale! Ce que vous avez dedans, je ne peux l'imaginer. Si tout est de l'argent, vous êtes plus riche que moi.

—De l'argent? répéta Silas très troublé. Qu'entendez-vous par de l'argent? Je n'ai pas d'argent et vous parlez comme un sot!

—Très bien, capitaine, répliqua le porteur avec un clignement d'œil. Personne n'en veut à ce qui vous appartient. Je suis aussi sûr que la Banque elle-même, ajouta-t-il; mais, comme la caisse est lourde, je boirais volontiers quelque chose à la santé de Votre Seigneurie.»

Silas lui présenta deux napoléons, non sans exprimer son regret de l'embarrasser de monnaie étrangère. Et l'homme, grognant encore plus fort, et portant ses regards, avec mépris, de l'argent qu'il faisait sauter dans sa main, à la malle monumentale, puis encore de la malle à l'argent, finit par consentir à s'en aller.

Depuis tantôt deux jours, le cadavre était emballé dans la caisse de Silas; à peine fut-il seul que l'infortuné Américain approcha son nez de toutes les fentes et de toutes ouvertures, avec l'attention la plus angoissée. Mais le temps était froid et la malle réussissait encore à cacher son abominable secret.

Il prit une chaise et médita, la tête ensevelie entre ses mains. À moins qu'il ne fût promptement délivré, toute illusion était impossible, sa perte paraissait certaine. Seul dans une ville étrangère, sans amis ni complices, si la recommandation du docteur lui manquait, il n'avait plus de ressource.

Pathétiquement, il repassa dans son esprit ses ambitieux desseins pour l'avenir; il ne deviendrait plus le héros, l'homme célèbre de sa ville natale, Bangor (Maine), il ne monterait plus, ainsi qu'il l'avait amoureusement rêvé, de charge en charge et d'honneurs en honneurs. Il pouvait aussi bien abandonner tout de suite l'espoir d'être élu président des États-Unis et de laisser derrière lui une statue, dans le plus mauvais style possible, pour orner le Capitole à Washington. Quelle destinée que celle de cet Américain enchaîné à un Anglais mort et plié en deux au fond d'une malle de Saratoga! S'il ne réussissait pas à se débarrasser de ce cadavre importun, c'en était fait. Il n'y avait plus la plus petite place pour lui dans les annales des gloires nationales!

Je n'oserais pas répéter ses imprécations contre le docteur, l'homme assassiné, Mme Zéphyrine, les porteurs de l'hôtel, les serviteurs du prince, en un mot, contre tous ceux qui avaient été mêlés, même de la façon la plus lointaine, à son horrible infortune.

Vers sept heures, il s'échappa et descendit dîner; mais la salle du restaurant le glaça d'effroi; les yeux des autres dîneurs semblaient s'arrêter sur lui avec méfiance et son esprit demeurait obstinément là-haut, près de la malle. Lorsque le garçon vint lui présenter du fromage, ses nerfs étaient tellement excités, qu'il sauta en l'air et renversa le reste d'une pinte d'ale sur la nappe.

Le garçon lui proposa de le conduire au fumoir; quoiqu'il eût préféré de beaucoup retourner tout de suite auprès de son dangereux trésor, il n'eut pas le courage de refuser et se laissa conduire dans un sous-sol sans jour, éclairé au gaz, qui servait, et sert peut-être encore, de café à l'hôtel Craven.

Deux hommes jouaient tristement au billard; assistés par un marqueur hâve et phtisique; un moment Silas crut qu'ils étaient les seuls occupants de la salle. Mais, au second coup d'œil, son regard tomba sur un individu qui, dans un coin, fumait, les yeux baissés, de l'air le plus modeste et le plus respectable. Il se souvint d'avoir déjà rencontré cette figure; malgré le changement complet de costume, il reconnut l'homme qu'il avait trouvé assis sur la borne de Box-Court et qui avait aidé à transporter sa malle. Aussitôt l'Américain se retourna et, se mettant à courir, ne s'arrêta que lorsqu'il se fut enfermé et verrouillé dans sa chambre.

Là, pendant toute la nuit, en proie aux plus terribles imaginations, il veilla auprès de la caisse fatale remplie de chair morte. L'allusion du porteur à sa malle pleine d'or le tenait en émoi, et la présence dans le fumoir, sous un déguisement évident, de l'homme de Box-Court, lui prouvait qu'il était, une fois de plus, le centre de ténébreuses machinations.

Minuit était déjà sonné depuis quelque temps quand Silas, poussé par le soupçon, ouvrit la porte de sa chambre et regarda dans le corridor faiblement éclairé par un seul bec de gaz. À quelque distance, il aperçut un garçon d'hôtel, endormi sur le plancher. Il s'approcha furtivement, à pas de loup, et se pencha sur le dormeur; celui-ci était couché de côté, son bras droit relevé lui cachant la figure. Tout à coup, il déplaça ce bras et ouvrit les yeux; Silas se trouva de nouveau face à face avec l'espion de Box-Court.

«Bonsoir, monsieur», dit l'homme d'un ton de bonne humeur.

Mais Silas était trop profondément impressionné pour trouver une réponse et il regagna sa chambre silencieusement.

Vers le matin, épuisé par la peur, il s'endormit dans son fauteuil et tomba, la tête en avant, sur la malle. En dépit d'une position aussi contrainte et d'un si hideux oreiller, son sommeil fut long et profond; il ne fut réveillé qu'à une heure tardive par un coup violent frappé à sa porte.

Se hâtant d'ouvrir, il vit un domestique qui attendait.

«C'est Monsieur qui est allé hier à Box-Court?» demanda celui-ci.

Silas, avec un frisson, reconnut qu'il y était allé.

«Alors, cette lettre est pour vous», ajouta le domestique, lui présentant une enveloppe cachetée.

Silas la déchira précipitamment et y trouva ce mot: «Midi.»

Il fut exact à l'heure dite; la malle fut portée devant lui par plusieurs vigoureux gaillards et on l'introduisit dans une chambre, où un homme se chauffait, assis devant le feu, le dos tourné à la porte. Le bruit de tant de monde, entrant et sortant, et le grincement de la malle quand on la déposa sur le plancher, ne réussirent pas à attirer l'attention de celui-ci; Silas attendit debout, dans une véritable agonie, qu'il daignât s'apercevoir de sa présence.

Cinq minutes peut-être s'écoulèrent, avant que se retournât lentement le prince Florizel de Bohême.

«Ainsi monsieur, dit-il, en interpellant Scuddamore avec la plus grande sévérité, c'est de cette manière que vous abusez de ma complaisance! Vous vous joignez à des personnes de qualité, dans le seul but d'échapper aux conséquences de vos crimes; je puis facilement comprendre votre embarras, lorsque je vous adressai la parole hier.

—Je jure, s'écria Silas, que je suis innocent de tout, si ce n'est de mon infortune!»

Là-dessus, d'une voix entrecoupée, avec la plus parfaite ingénuité, il raconta au prince toute l'histoire de ses malheurs.

«Je vois que j'ai été induit en erreur, dit Florizel lorsqu'il eut écouté jusqu'au bout. Vous n'êtes qu'une victime et puisque je ne suis pas forcé de punir, vous pouvez être sûr que je ferai mes efforts pour vous aider. Maintenant, continua-t-il, à l'œuvre! Ouvrez immédiatement votre caisse et laissez-moi voir ce qu'elle contient.»

Silas changea de couleur et gémit tout bas:

«J'ose à peine....

—Quoi, répliqua le prince, ne l'avez-vous pas déjà regardé? Ceci est une espèce de sensiblerie à laquelle il faut résister, monsieur. La vue d'un malade que l'on peut secourir doit nous émouvoir plus fortement que celle d'un mort, auquel on ne peut plus faire ni bien ni mal. Commandez à vos nerfs.»

Et, voyant que Silas hésitait de plus belle:

«Je voudrais, cependant, ne pas être obligé de donner un autre nom à ma requête», ajouta-t-il.

Le jeune Américain se réveilla comme d'un rêve et, avec un frisson d'horreur, se mit à ouvrir la serrure de sa malle. Le prince se tenait auprès de lui, le surveillant d'un air calme, les mains derrière le dos. Le corps était complètement raidi et il fallut à Silas un grand effort, à la fois physique et moral, pour le déloger de sa position et découvrir le visage.

Aussitôt Florizel recula, en jetant une exclamation de douloureuse surprise.

«Hélas! s'écria-t-il, vous ne savez pas quel présent cruel vous m'apportez. Ceci est un jeune homme de ma propre suite, le frère de mon plus fidèle ami; et c'est dans une affaire relevant de mon service qu'il a péri par les mains de malfaiteurs infâmes. Pauvre Geraldine, continua-t-il, comme s'il se fût parlé à lui-même, dans quels termes vous apprendrai-je le sort de votre frère? Comment pourrai-je m'excuser à vos yeux et aux yeux de Dieu des projets présomptueux qui l'ont mené à cette mort sanglante et prématurée? Ah Florizel! Florizel! quand apprendrez-vous la prudence qu'il faut dans cette vie mortelle? quand ne serez-vous plus ébloui par le fantôme de puissance qui est à votre disposition? La puissance! cria-t-il; qui donc est plus impuissant que moi? Je regarde ce jeune homme que j'ai sacrifié, oui, sacrifié, Mr. Scuddamore, et je sens combien c'est peu de chose que d'être prince.»

L'Américain, très ému, essaya de balbutier quelques paroles de consolation et fondit en larmes. Florizel, touché de sa bonne intention évidente, se rapprocha et lui prit la main.

«Calmez-vous, dit-il. Nous avons tous deux beaucoup à apprendre, et tous deux nous deviendrons, je gage, meilleurs par suite de notre entrevue d'aujourd'hui.»

Silas remercia silencieusement d'un regard affectueux.

«Écrivez-moi l'adresse du docteur Noël sur ce morceau de papier, continua le prince. Et laissez-moi vous recommander d'éviter la société de cet homme dangereux, lorsque vous serez de retour à Paris. Dans cette affaire, cependant, il a, je crois, agi d'après une inspiration généreuse; s'il eût été complice de la mort du jeune Geraldine, il n'aurait jamais expédié son cadavre à l'assassin lui-même.

—À l'assassin lui-même! répéta Silas stupéfait.

—C'est ainsi, reprit le prince. Cette lettre, que la volonté de Dieu a si étrangement fait tomber entre mes mains, était adressée à un homme qui n'est autre que le criminel en personne, l'infâme président du Suicide Club. Ne cherchez pas à pénétrer plus profondément dans ces périlleux labyrinthes, contentez-vous d'avoir miraculeusement échappé et quittez cette maison sans perdre une minute. J'ai des affaires pressantes, je dois m'occuper tout de suite de cette pauvre dépouille, qui, il y a si peu de temps encore, était le corps bien vivant d'un beau et noble jeune homme.»

Silas prit congé du prince Florizel avec gratitude et déférence; mais, poussé par sa curiosité ordinaire, il s'attarda dans Box-Court, jusqu'à ce qu'il l'eût vu s'éloigner en équipage, se rendant chez le colonel Henderson, de la police. Républicain comme il l'était, ce fut avec un sentiment presque de dévotion que le jeune Américain ôta son chapeau pendant que la voiture disparaissait. Et, le soir même, il prit le train pour retourner à Paris.

Voilà (fait observer mon auteur arabe) la fin de l'Histoire d'un médecin et d'une malle. Passant sous silence quelques réflexions sur la toute puissante intervention de la Providence, très convenables dans l'original, mais peu appropriées à notre goût d'Occident, j'ajouterai que Mr. Scuddamore a déjà commencé à monter les degrés de la renommée politique, et que, d'après les dernières nouvelles, il était shérif de sa ville natale.


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