Numa Roumestan: Moeurs Parisiennes
Il s'arrêta net au milieu de sa phrase, qu'il reconnaissait pour l'avoir déjà dite à Méjean le matin.
«Ah! tant pis!… c'est fait.»
Il eut son coup d'épaule et se rencoigna dans la voiture. «Après tout, Hortense est libre, elle choisira… J'aurai toujours tiré ce garçon d'un mauvais milieu.» En conscience, Roumestan était sûr que ce sentiment seul l'avait fait agir.
IX
UNE SOIRÉE AU MINISTÈRE
Le faubourg Saint-Germain avait, ce soir-là, une physionomie inaccoutumée. Des petites rues, paisibles d'ordinaire et couchées de bonne heure, s'éveillaient au roulement saccadé des omnibus déroutés de leur itinéraire; d'autres, au contraire, faites au bruit de flot, à la rumeur ininterrompue des grandes artères parisiennes, s'ouvraient comme le lit d'un fleuve détourné, silencieuses, vides, agrandies, surveillées à leur entrée par la haute silhouette d'un garde de Paris à cheval ou l'ombre morne — en travers de l'asphalte — d'un cordon sergents de ville, le capuchon baissé, les mains en manchon dans le caban, faisant signe aux voitures: «On ne passe pas.»
— Est-ce qu'il y a le feu? demandait une tête effarée se penchant à la portière.
— Non, monsieur, c'est la soirée de l'Instruction publique.
Et l'homme reprenait sa faction, tandis que le cocher s'éloignait en jurant d'être obligé de faire un long circuit sur cette rive gauche où les rues percées au hasard ont encore un peu de la confusion du vieux Paris.
À distance, en effet, l'illumination du ministère sur ses deux façades, les feux allumés pour le froid au milieu de la chaussée, la lueur lentement circulante des files de lanternes concentrées sur un même point, enveloppaient le quartier d'un halo d'incendie avivé par la limpidité bleue, la glaciale sécheresse de l'air. Mais, en approchant, on se rassurait vite devant la belle ordonnance de la fête, la nappe de lumière égale et blanche remontant jusqu'en haut des maisons voisines, dont les inscriptions en lettres d'or «MAIRIE DU VIIe ARRONDISSEMENT… MINISTÈRE DES POSTES ET TÉLÉGRAPHES» se lisaient comme en plein jour, et se vaporisaient en feux de Bengale, en féerique éclairage de scène dans quelques grands arbres dépouillés et immobiles.
Parmi les passants qui s'attardaient malgré le froid et formaient à la porte de l'hôtel une baie curieuse, s'agitait une petite ombre falote à démarche de cane, serrée de la tête aux pieds dans une longue mante paysanne, qui ne laissait voir d'elle que deux yeux aigus. Elle allait, venait, courbée en deux, claquant des dents, mais ne sentant pas la gelée, dans une excitation de fièvre et d'ivresse. Tantôt elle se précipitait vers les voitures en station le long de la rue de Grenelle, qu'on voyait avancer imperceptiblement avec un bruit luxueux de gourmettes, des ébrouements de bêtes impatientes, des blancheurs nuancées aux portières derrière la buée des vitres. Tantôt elle revenait vers la porte où le privilège d'un coupe-file faisait entrer librement quelque carrosse de haut fonctionnaire. Elle écartait les gens: «Pardon… laissez-moi un peu que je regarde.» Sous le feu des ifs, sous la toile rayée des marquises, les marche-pieds ouverts avec fracas laissaient se développer sur les tapis des flots de satin cassant, des légèretés de tulle et de fleurs. La petite ombre se penchait avidement, se retirant à peine assez vite pour ne pas être écrasée par d'autres voitures qui entraient.
Audiberte avait voulu se rendre compte par elle-même, voir un peu comment tout cela se passerait. Avec quel orgueil elle regardait cette foule, ces lumières, les soldats à pied et à cheval, tout ce coin de Paris sens dessus dessous pour le tambourin de Valmajour. Car c'est en son honneur que la fête se donnait et elle se persuadait que ces beaux messieurs, ces belles dames n'avaient que le nom de Valmajour sur les lèvres. De la porte de la rue de Grenelle, elle courait à la rue Bellechasse, par où sortaient les voitures, s'approchait d'un groupe de gardes de Paris, de cochers en grandes houppelandes, autour d'un brasero flambant au milieu de la chaussée, s'étonnait d'entendre ces gens-là parler du froid, bien vif cet hiver, des pommes de terre qui gelaient dans les caves, des choses absolument indifférentes à la fête et à son frère. Surtout elle s'irritait de la lenteur de cette file indéfiniment déroulée; elle aurait voulu voir entrer la dernière voiture, se dire «Ça y est… On commence… Cette fois, c'est pour tout de bon.» Mais la nuit s'avançait, le froid devenait plus pénétrant, ses pieds gelaient à la faire pleurer de souffrance, — c'est un peu fort de pleurer quand on a le coeur si content! Enfin elle se décida à rentrer chez elle, non sans avoir ramassé, d'un dernier regard, toutes ces splendeurs, qu'elle emporta, par les rues désertes, la nuit glaciale, dans sa pauvre tête sauvage où la fièvre d'ambition battait aux tempes, toute congestionnée de rêves, d'espérances, les yeux à jamais éblouis et comme aveuglés de cette illumination à la gloire des Valmajour.
Qu'aurait-elle dit, si elle était entrée, si elle avait vu tous ces salons blanc et or se succédant sous leurs portes en arcades, agrandis par les glaces où tombait le feu des lustres, des appliques, l'éblouissement des diamants, des aiguillettes, des ordres de toutes sortes, en palmes, en aigrettes, en brochettes, grands comme des soleils d'artifice ou menus comme des breloques, ou retenus au cou par ces larges rubans rouges qui font penser à de sanglantes décollations!
Il y avait là, pêle-mêle avec les grands noms du Faubourg, des ministres, généraux, ambassadeurs, membres de l'Institut et du Conseil supérieur de l'Université. Jamais, aux arènes d'Aps, même au grand concours des tambourinaires à Marseille, Valmajour n'avait eu un auditoire pareil. Son nom, à vrai dire, ne tenait pas beaucoup de place dans cette fête dont il était l'occasion. Le programme, enjolivé de merveilleux encadrements à la plume de Dalys, annonçait bien: «Airs variés sur le tambourin», avec le nom de Valmajour mêlé à celui de plusieurs illustrations lyriques; mais on ne regardait pas le programme. Seuls, des gens de l'intimité, de ces gens qui sont au courant de tout, disaient au ministre, debout à l'entrée du premier salon:
— Vous avez donc un tambourinaire?
Et lui, distraitement:
— Oui, c'est une fantaisie de ces dames.
Le pauvre Valmajour ne le préoccupait guère. Il y avait un autre début, plus sérieux pour lui, ce soir-là. Qu'allait-on dire? Aurait-elle du succès? L'intérêt qu'il portait à cette enfant ne l'avait-il pas illusionné sur son talent de chanteuse? Et très pris, quoiqu'il ne voulût pas encore se l'avouer, mordu jusqu'aux os d'une passion d'homme de quarante ans, il sentait cette angoisse du père, du mari, de l'amant, du tapissier de la débutante, une de ces anxiétés douloureuses, comme on en voit rôder derrière la toile des portants, les soirs de première représentation. Cela ne l'empêchait pas d'être aimable, empressé, d'accueillir son monde à deux mains, — et que de monde, boun Diou! — d'avoir des mines, des sourires, des hennissements, des piaffements, des renversements de corps, des courbettes, une effusion un peu uniforme, mais avec des nuances, cependant.
Quittant tout à coup, repoussant presque le cher invité auquel il était en train de promettre tout bas une foule de faveurs inappréciables, le ministre s'élançait au-devant d'une dame haute en couleur, à démarche autoritaire: «Ah! madame la maréchale!» prenait sous son bras un bras auguste étranglé dans un gant à vingt boutons, et conduisait la noble visiteuse de salon en salon, entre une double haie d'habits noirs respectueusement inclinés, jusqu'à la salle de concert, dont les honneurs étaient faits par madame Roumestan et sa soeur. En revenant, il distribuait encore des poignées de main, de cordiales paroles: «Comptez-y… C'est fait…», ou lançait très vite son «bonjour, ami»; ou bien encore, pour réchauffer la réception, mettre un courant de sympathie dans toute cette solennité mondaine, il présentait les gens entre eux, les jetait, sans les avertir, dans les bras les uns des autres: «Comment vous ne vous connaissez pas?… M. le prince d'Anhalt… M. Bos, sénateur…» et ne s'apercevait pas que, leurs noms à peine prononcés, les deux hommes, après un brusque et profond coup de tête, «Monsieur, Monsieur», n'attendaient que son départ pour se tourner le dos d'un air féroce.
Comme la plupart des combattants politiques, une fois vainqueur, au pouvoir, le bon Numa s'était détendu. Sans cesser d'appartenir à l'ordre moral, le Vendéen du Midi avait perdu son beau feu pour la Cause, laissait les grandes espérances dormir, commençait à trouver que les choses n'allaient point trop mal. Pourquoi ces haines farouches entre honnêtes gens? Il souhaitait l'apaisement, l'indulgence générale, et comptait sur la musique pour opérer une fusion entre les partis, ses «petits concerts» de quinzaine devenant un terrain neutre de jouissance artistique et de courtoisie où les plus opposés pourraient se rencontrer, s'apprécier à l'écart des passions et des tourmentes politiques. De là un singulier mélange dans les invitations et aussi le malaise, la gêne des invités, les colloques à voix basse vivement interrompus, ce va-et-vient silencieux d'habits noirs, la fausse attention des regards levés au plafond, considérant les cannelures dorées des panneaux, ces ornementations du Directoire, moitié Louis XVI et Empire, avec des têtes de cuivre en appliques sur le marbre à lignes droites des cheminées. On avait chaud et froid tout ensemble, à croire que la terrible gelée du dehors tamisée par les murs épais et la ouate des tentures se fût changée en froid moral. Par moments, la galopade effrénée de Rochemaure ou de Lappara en commissaires, chargés d'installer les dames, rompait cette monotonie ambulante de gens debout qui s'ennuient; ou encore le passage à sensation de la belle madame Hubler coiffée en plumes, son profil sec de poupée incassable, son sourire en coin, retroussé jusqu'au sourcil comme à une vitrine de coiffeur. Mais le froid reprenait bien vite.
«C'est le diable à dégourdir ces salons de l'Instruction publique… L'ombre de Frayssinous revient certainement la nuit.»
Cette réflexion à haute voix partait d'un groupe de jeunes musiciens empressés autour du directeur de l'Opéra, Cadaillac, philosophiquement assis sur une banquette en velours, le dos au socle de Molière. Très gros, à moitié sourd, avec sa moustache en brosse toute blanche, on ne retrouvait guère le souple et fringant impresario des fêtes du Nabab dans cette majestueuse idole au masque bouffi et impénétrable, dont l'oeil seul racontait le Parisien blagueur, sa science féroce de la vie, son esprit en bâton d'épine ferré au bout, durci au feu de la rampe. Mais, satisfait, repu, craignant sur toute chose d'être délogé de sa direction à fin de bail, il rentrait ses ongles, parlait peu, surtout ici, se contentait de souligner ses observations sur la comédie officielle et mondaine du rire silencieux de Bas-de-Cuir.
«Boissaric, mon enfant, demandait-il tout bas à un jeune et intrigant Toulousain qui venait de faire jouer un ballet à l'Opéra après seulement dix ans de carton, ce que personne ne voulait croire, — Boissaric, toi qui sais tout, dis-moi le nom de ce solennel personnage à moustaches qui cause familièrement avec tout le monde et marche derrière son nez d'un air recueilli comme s'il allait à l'enterrement de cet accessoire… Il doit être du bâtiment, car il m'a parlé théâtre avec une certaine autorité.
— Je ne pense pas, patron… Plutôt un diplomate. Je l'entendais dire tout à l'heure au ministre de Belgique qu'ils avaient été longtemps collègues.
— Vous vous trompez, Boissaric… Ce doit être un général étranger. Il pérorait, il n'y a qu'un instant, dans un groupe de grosses épaulettes et disait très haut: «Il faut n'avoir jamais eu un grand commandement militaire…»
— Étrange!
Lappara, consulté au passage, se mit à rire:
— Mais c'est Bompard.
— Quès aco Bompard?
— L'ami du ministre… Comment ne le connaissez-vous pas?
— Du Midi?
— Té! parbleu…
Bompard, en effet, qui, sanglé d'un superbe habit neuf à parements de velours, les gants dans l'entre-bâillure du gilet, essayait d'animer la soirée de son ami par une conversation variée et soutenue. Inconnu dans le monde officiel, où il se produisait pour la première fois, on peut dire qu'il faisait sensation en promenant d'un groupe à l'autre ses facultés inventives, ses visions fulgurantes, récits d'amours royales, aventures et combats, triomphes aux tirs fédéraux, qui donnaient à tous les visages autour de lui la même expression d'étonnement, de gêne et d'inquiétude. Il y avait là certes un élément de gaieté, mais compris seulement de quelques intimes, impuissant à distraire l'ennui qui pénétrait jusque dans la salle du concert, une pièce immense et très pittoresque avec ses deux étages de galeries et son plafond en vitrage qu'on pouvait croire à ciel ouvert.
Une décoration verte de palmiers, de bananiers à longues feuilles immobiles sous les lustres faisait un fond de fraîcheur aux toilettes des femmes alignées et serrées sur d'innombrables rangs de chaises. C'était une boule de nuques penchées et ondulantes, d'épaules et de bras sortis des corsages comme du chiffonnage d'une fleur entr'ouverte, de coiffures piquées d'étoiles, les diamants mêlés à l'éclair bleu des cheveux noirs, à l'or filé des crépelures blondes; et des profils perdus, de santé pleine, en lignes arrondies de la taille au chignon, ou de fine maigreur, élancés de la ceinture serrée d'une petite boucle brillante au cou long, noué d'un velours. Les éventails, l'aile dépliée, nuancée, pailletée, voltigeaient, papillonnaient sur tout cela, mêlaient des parfums de white rose ou d'opoponax à la faible exhalaison des lilas blancs et des violettes naturelles.
Le malaise des visages se compliquait ici de la perspective de deux heures d'immobilité devant cette estrade où s'étalaient en demi-cercle les choristes en habit noir, en toilettes de mousseline blanche, impassibles comme sous l'appareil photographique, et cet orchestre dissimulé dans les buissons de verdure et de roses que dépassaient les manches des contrebasses pareils à des instruments de torture. Oh! le supplice de la cangue à musique, elles le connaissaient toutes, il comptait parmi les fatigues de leur hiver et les cruelles corvées mondaines. C'est pourquoi, en cherchant bien, on n'aurait trouvé dans l'immense salle qu'un seul visage satisfait, souriant, celui de madame Roumestan, et non pas ce sourire de danseuse des maîtresses de maison si facilement changé en expression de haineuse fatigue quand il ne se sent plus regardé, mais un visage de femme heureuse, de femme aimée, en train de recommencer la vie. Ô tendresse inépuisable d'un coeur honnête qui n'a battu qu'une fois! Voilà qu'elle se reprenait à croire en son Numa, si bon, si tendre, depuis quelque temps. C'était comme un retour, l'étreinte de deux coeurs réunis après une longue absence. Sans chercher d'où pouvait venir ce regain de tendresse, elle le revoyait aimant et jeune comme un soir devant le panneau des chasses, et elle était toujours la Diane désirable, souple et fine dans sa robe de brocart blanc, ses cheveux châtains en bandeaux sur le front pur sans une pensée mauvaise, où ses trente ans en paraissaient vingt- cinq.
Hortense était bien jolie aussi, tout en bleu; un tulle bleu qui entourait d'une nuée sa longue taille un peu penchée en avant, ombrait son visage d'une douceur brune. Mais le début de son musicien la préoccupait. Elle se demandait comment ce public raffiné goûterait cette musique locale, s'il n'aurait pas fallu, comme disait Rosalie, encadrer le tambourin d'un horizon gris d'oliviers et de collines en dentelles; et, silencieuse, tout émue, elle comptait sur le programme les morceaux avant Valmajour, dans un demi-bruit d'éventails, de conversations à voix basse, auquel se mêlait l'accord successif des instruments.
Un battement d'archet aux pupitres, un froissement de papier sur l'estrade où les choristes se sont levés, leur partie à la main, un long regard des victimes, comme une envie de fuir, du côté de la haute porte obstruée d'habits noirs et le choeur de Gluck envoie ses premières notes vers le vitrage là-haut, où la nuit d'hiver superpose ses nappes bleues:
Ah! dans ce bois funeste et sombre…
C'est commencé…
Le goût de la musique s'est beaucoup répandu en France depuis quelques années. À Paris surtout, les concerts du dimanche et de la semaine sainte, une foule de sociétés particulières ont surexcité le sentiment public, vulgarisé les oeuvres classiques des grands maîtres, fait une mode de l'érudition musicale. Mais, au fond, Paris est trop vivant, trop cérébral, pour bien aimer la musique, cette grande absorbeuse qui vous tient immobile, sans voix et sans pensée, dans un réseau flottant d'harmonie, vous berce, vous hypnotise comme la mer; et les folies qu'il fait pour elle sont celles d'un gommeux pour une fille à la mode, une passion de chic, de galerie, banale et vide jusqu'à l'ennui.
L'ennui!
C'était bien la note dominante dans ce concert de l'Instruction publique. Sous l'admiration de commande, les physionomies extasiées qui font partie de la mondanité des femmes les plus sincères, il remontait peu à peu, figeait le sourire et l'éclair des yeux, affaissait ces jolies poses languissantes d'oiseaux branchés ou buvant goutte à goutte. Une après l'autre, sur les longues files de chaises enchaînées, elles se débattaient, avec des «bravos… divins… délicieux…» pour se ranimer elles- mêmes, et succombaient à la torpeur envahissante qui se dégageait comme une brume de cette marée sonore, reculant dans un lointain d'indifférence tous les artistes qui défilaient tour à tour.
On avait là pourtant les plus fameux, les plus illustres de Paris, interprétant la musique classique avec toute la science qu'elle exige et qui ne s'acquiert, hélas! qu'au prix des années. Voilà trente ans que la Vauters la chante, cette belle romance de Beethoven, l'Apaisement, et jamais avec plus de passion que ce soir; mais il manque des cordes à l'instrument, on entend l'archet racler sur le bois, et de la grande chanteuse de jadis, de la beauté célèbre, il ne reste que des attitudes savantes, une méthode irréprochable, et cette longue main blanche qui à la dernière strophe écrase une larme au coin de l'oeil élargi de kohl, une larme traduisant le sanglot que la voix ne peut plus donner.
Quel autre que Mayol, le beau Mayol, a jamais soupiré la sérénade de Don Juan avec cette délicatesse aérienne, cette passion qui semble d'une libellule amoureuse! Malheureusement on ne l'entend plus; il a beau se dresser sur la pointe des pieds, le cou tendu, filer le son jusqu'au bout en l'accompagnant d'un geste délié de fileuse qui pince sa laine entre deux doigts, rien ne sort, rien. Paris, qui a la reconnaissance de ses plaisirs passés, applaudit quand même; mais ces voix usées, ces figures flétries et trop connues, médailles dont la circulation constante a mangé l'effigie, ne dissiperont pas le brouillard qui plane sur la fête du ministère, malgré les efforts que fait Roumestan pour la ranimer, les bravos d'enthousiasme qu'il jette à haute voix du milieu des habits noirs, les «chut!» dont il terrifie à deux salons de distance les gens qui essayent de causer et qui circulent alors, muets comme des spectres sous le splendide éclairage, changent de place avec précaution pour se distraire, le dos rond, les bras en balancier, ou tombent anéantis sur des sièges bas, le claque ballant entre les jambes, hébétés, la figure vide.
À un moment, l'entrée en scène d'Alice Bachellery réveille et remue tout le monde. Aux deux portes de la salle il se fait une poussée curieuse pour apercevoir la petite diva en jupe courte sur l'estrade, la bouche entr'ouverte, ses longs cils battant comme de la surprise de voir toute cette foule. «Chaud! chaud! les p'tits pains d'gruau!» fredonnent les jeunes gens des clubs avec le geste canaille de sa fin de couplet. De vieux messieurs de l'Université s'approchent tout frétillants, tendant la tête du côté de leur bonne oreille pour ne pas perdre une intention de la gaudriole à la mode. Et c'est un désappointement, quand le petit mitron de sa voix aigrelette et courte entonne un grand air d'Alceste seriné par la Vauters qui l'encourage de la coulisse. Les figures s'allongent, les habits noirs désertent, recommencent à errer, d'autant plus librement que le ministre ne les surveille plus, parti au fond du dernier salon au bras de M. de Boë, tout étourdi d'un tel honneur.
Éternel enfantin de l'Amour! Ayez donc vingt ans de Palais, quinze ans de tribune, soyez assez maître de vous pour garder au milieu des séances les plus secouées et des interruptions sauvages l'idée fixe et le sang-froid du goéland qui pêche en pleine tempête et si une fois la passion s'en mêle, vous vous trouverez faible parmi les faibles, tremblant et lâche au point de vous accrocher désespérément au bras d'un imbécile plutôt que d'entendre la moindre critique de votre idole.
— Pardon, je vous quitte… voici l'entr'acte… et le ministre se précipite, rendant à son obscurité le jeune maître des requêtes qui désormais n'en sortira plus. On se pousse vers le buffet; et les mines soulagées de tous ces malheureux à qui l'on a rendu le mouvement et la parole, peuvent faire croire à Numa que sa protégée vient d'avoir un très grand succès. On le presse, on le félicite «divin… délicieux…» mais personne ne lui parle positivement de ce qui l'intéresse, et il saisit enfin Cadaillac qui passe près de lui, marchant de côté, refoulant le flot humain de son énorme épaule en levier.
— Eh bien!… Comment l'avez-vous trouvée?
— Qui donc?
— La petite… fait Numa d'un ton qu'il essaie de rendre indifférent. L'autre, bonne lame, comprend, et, sans broncher:
— Une révélation…
L'amoureux rougit comme à vingt ans, chez Malmus, quand l'ancienne à tous lui faisait du pied sous la table.
— Alors, vous croyez qu'à l'Opéra?…
— Sans doute… Mais il faut un bon montreur, dit Cadaillac avec son rire muet; et, pendant que le ministre court féliciter mademoiselle Alice, le bon montreur continue dans la direction du buffet qu'on aperçoit encadré par une large glace sans tain au fond d'une salle aux boiseries brun et or. Malgré la sévérité des tentures, l'air rogue et majestueux des maîtres d'hôtel, choisis certainement parmi les ratés universitaires, la mauvaise humeur et l'ennui se dissipent ici, devant l'immense comptoir chargé de cristaux fins, de fruits, de sandwichs en pyramides, font place — l'humanité reprenant ses droits — à des attitudes convoitantes et voraces. Au moindre espace libre entre deux corsages, entre deux têtes penchées vers le morceau de saumon ou l'aile de volaille de leur petite assiette, un bras s'avance quêtant un verre, une fourchette, un petit pain, frôlant la poudre de riz des épaules, d'une manche noire ou d'un brillant et rude uniforme. On cause, on s'anime, les yeux étincellent, les rires sonnent sous l'influence des vins mousseux. Mille propos se croisent, propos interrompus, réponses à des demandes déjà oubliées. Dans un coin, des petits cris indignés: «Quelle horreur!… C'est affreux!…» autour du savant Béchut, l'ennemi des femmes, continuant à invectiver le sexe faible. Une querelle de musiciens:
— Ah! mon cher, prenez garde… vous niez la quinte augmentée.
— C'est vrai qu'elle n'a que seize ans?
— Seize ans de fût et quelques années de bouteille.
— Mayol!… Allons donc, Mayol!… fini, vidé.
Et dire que l'Opéra donne tous les soirs deux mille francs à ça!
— Oui, mais il prend mille francs de billets pour chauffer sa salle, et Cadaillac lui rattrape le reste à l'écarté.
— Bordeaux… chocolat… champagne…
— … à venir s'expliquer dans le sein de la Commission.
— … en remontant un peu la ruche avec des coques de satin blanc.
Ailleurs, mademoiselle Le Quesnoy, très entourée, recommande son tambourinaire à un correspondant étranger, tête impudente et plate de choumacre, le supplie de ne pas partir avant la fin, gronde Méjean qui ne la soutient pas, le traite de faux Méridional, de franciot, de renégat. Dans le groupe à côté, une discussion politique. Une bouche haineuse s'avance, l'écume aux dents, mâchant les mots comme des balles, pour les empoisonner:
«Tout ce que la démagogie la plus subversive…
— Marat conservateur!» dit une voix, mais le propos se perd dans cette confuse rumeur de conversations mêlées de chocs d'assiettes, de verres, que le timbre cuivré de Roumestan domine tout à coup: «Mesdames, vite, mesdames… Vous allez manquer la sonate en fa!»
Silence de mort. La longue procession des traînes déployées recommence à travers les salons, se froisse entre les chaises alignées. Les femmes ont la figure désespérée de captives qu'on réintègre après une promenade d'une heure dans le préau.
Et les concerts, les symphonies se succèdent, à force de notes. Le beau Mayol recommence à filer le son insaisissable, la Vauters à tâter les cordes détendues de sa voix. Soudain, un sursaut de vie, de curiosité, comme tout à l'heure à l'entrée de la petite Bachellery. C'est le tambourin de Valmajour, l'apparition du superbe paysan, son feutre mou sur l'oreille, la ceinture rouge aux reins, la veste contadine à l'épaule. Une idée d'Audiberte, un instinct de son goût de femme, de l'habiller ainsi pour plus d'effet au milieu des habits noirs. À la bonne heure, tout ceci est neuf, imprévu, ce long tambour qui se balance au bras du musicien, la petite flûte sur laquelle ses doigts s'escriment, et les jolis airs à double sonnerie dont le mouvement, enlevant et vif, moire d'un frisson de réveil le satin des belles épaules. Le public blasé s'amuse de ces aubades toutes fraîches, embaumées de romarin, de ces refrains de vieille France.
«Bravo!… Bravo!… Encore!…»
Et quand il attaque la Marche de Turenne sur un rythme large et vainqueur que l'orchestre accompagne en sourdine, enflant, soutenant l'instrument un peu grêle, c'est du délire. Il faut qu'il revienne deux fois, dix fois, réclamé en première ligne par Numa dont ce succès a réchauffé le zèle et qui maintenant prend à son compte «la fantaisie de ces dames». Il raconte comment il a découvert ce génie, explique la merveille de la flûte à trois trous, donne des détails sur le vieux castel des Valmajour.
«Il s'appelle vraiment Valmajour?
— Certainement… des princes des Baux… c'est le dernier.»
Et la légende court, se répand, s'enjolive, un vrai roman de
George Sand.
«J'ai les parchemeïns chez moi!» affirme Bompard d'un ton qui ne souffre pas de réplique. Mais, au milieu de cet enthousiasme mondain, plus ou moins factice, un pauvre petit coeur s'émeut, une jeune tête se grise éperdument, prend au sérieux les bravos, les légendes. Sans dire un mot, sans même applaudir, les yeux fixes, perdus, sa longue taille souple suivant d'un balancement de rêve les mesures de la marche héroïque, Hortense se retrouve là-bas, en Provence, sur la plate-forme haute dominant la campagne ensoleillée, pendant que son musicien lui sonne l'aubade comme à une dame des cours d'amour et met la fleur de grenade à son tambourin avec une grâce sauvage. Ce souvenir la remue délicieusement, et tout bas, appuyant la tête sur l'épaule de sa soeur: «Oh! que je suis bien…» murmure-t-elle d'un accent profond et vrai que Rosalie ne remarque pas tout de suite, mais qui plus tard se précisera, la hantera comme l'annonce balbutiée d'un malheur.
— Eh! bé! mon brave Valmajour, quand je vous le disais… Quel succès!… hein? criait Roumestan dans le petit salon où l'on avait servi un souper debout pour les artistes. Ce succès, les autres étoiles du concert le trouvaient bien un peu exagéré. La Vauters, assise, prête à partir, attendant sa voiture, voilait son dépit d'un grand capuchon de dentelle aux pénétrants parfums, tandis que le beau Mayol debout devant le buffet, avec une mimique de dos énervée et lasse, déchiquetait une mauviette férocement s'imaginant tenir le tambourinaire sous sa lame. La petite Bachellery n'avait pas de ces colères. Elle jouait à l'enfant au milieu d'un groupe de jeunes gommeux, riant, papillonnant, mordant à pleines dents blanches, comme un écolier tourmenté d'une faim de croissance, dans un petit pain au jambon. Elle essayait le flûtet de Valmajour.
— Voyez donc, m'sieu le ministre!
Puis, apercevant Cadaillac derrière Son Excellence, elle lui tendit avec une pirouette son front de petite fille à baiser.
— B'jou, m'n'oncle…
C'était une parenté de fantaisie, une adoption de coulisse.
— La fausse étourdie! grogna le bon montreur sous sa moustache blanche, mais pas trop haut, car elle allait probablement devenir sa pensionnaire et une pensionnaire influente.
Valmajour, l'air fat, très entouré de femmes, de journalistes, se tenait debout devant la cheminée. Le correspondant étranger l'interrogeait brutalement, non plus de ce ton patelin dont il scrutait les ministres dans les audiences particulières; mais sans se troubler, le paysan lui répondait par le récit stéréotypé sur ses lèvres: «Ce m'est vénu de nuit, en écoutant çanter le rossignoou…» Il fut interrompu par mademoiselle Le Quesnoy, qui lui tendait un verre et une assiette remplis à son intention.
«Bonjour, monsieur… Et moi aussi, je vous apporte le grand- boire.» Elle avait coupé son effet. Il lui répondit d'un léger mouvement de tête, en lui montrant la cheminée: «Va bien… va bien… posez ça là-dessus», et continua son histoire.» Ce que l'oiso du bon Dieu fait avec un trou…» Sans se décourager, Hortense attendit la fin, puis lui parla de son père, de sa soeur…
— Elle va être bien contente?…
— Oui, ça n'a pas trop mal marché.
Le sourire fat, il effilait sa moustache en promenant autour de lui un regard inquiet. On lui avait dit que le directeur de l'Opéra voulait lui faire des propositions. Il le guettait de loin, ayant déjà des jalousies d'acteur, s'étonnait qu'on pût s'occuper si longtemps de cette petite chanteuse de rien du tout; et, plein de sa pensée, il ne prenait pas la peine de répondre à la belle jeune fille arrêtée devant lui, son éventail aux mains, dans cette jolie attitude demi-audacieuse que donne l'habitude du monde. Mais elle l'aimait mieux ainsi, dédaigneux et froid pour tout ce qui n'était pas son art. Elle l'admirait recevant de haut les compliments dont le bombardait Cadaillac avec sa rondeur brusque:
«Mais si… mais si… je vous le dis comme je le pense… Beaucoup de talent… très original, très neuf… Je ne veux pas qu'un autre théâtre que l'Opéra en ait l'étrenne… je vais chercher une occasion de vous produire. À partir d'aujourd'hui, considérez-vous comme de la maison.
Valmajour pensait au papier timbré qu'il avait dans la poche de sa veste; mais l'autre, comme s'il devinait cette préoccupation, lui tendait sa main souple. «Voilà qui nous engage tous deux, mon cher…» Et montrant Mayol, la Vauters, heureusement occupés d'autre chose, car ils auraient trop ri: «Demandez à vos camarades ce que vaut la parole de Cadaillac.»
Il tourna les talons là-dessus, et revint dans le bal. Maintenant c'était un bal qui s'agitait dans les salles moins pleines, mais plus animées; et l'admirable orchestre se vengeait de trois heures de musique classique par des suites de valses du plus pur viennois. Les hauts personnages, les gens graves partis, la place restait à la jeunesse, autour du salon; et la figure des écharpes terminée, elle venait vers sa soeur, lui disait tout bas: «Nous voilà bien… Numa qui m'a promise à ses trois secrétaires!
— Lequel prends-tu?»
Sa réponse fut arrêtée net par un roulement de tambourin.
«La farandole!… La farandole!…»
Une surprise du ministre à ses invités. La farandole pour finir le cotillon, le Midi à outrance, et zou!… Mais comment cela se danse-t-il?… Les mains s'attirent et se joignent, les salons se mêlent, cette fois. Bompard indique gravement «comme ceci, mesdemoiselles» en battant un entrechat et, Hortense en tête, la farandole se déroule à travers la longue enfilade des salons, suivie de Valmajour jouant avec une gravité superbe, fier de son succès et des regards que lui vaut sa mâle et robuste tournure dans un costume original.
— Est-il beau, dit Roumestan, est-il beau!… Un pâtre grec!
De salle en salle, la danse rustique, plus nombreuse et plus entraînée, poursuit et chasse l'ombre de Frayssinous. Sur les grandes tapisseries d'après Boucher et Lancret, les personnages s'agitent réveillés par des airs du vieux temps; et les culs-nus d'amours, qui se roulent aux frises, prennent aux yeux des danseurs un mouvement de course effrénée et folle comme la leur.
Là-bas, tout au fond, Cadaillac qui s'accote au buffet, une assiette et un verre dans les mains, écoute, mange et boit, pénétré de cette chaleur de plaisir jusqu'au fond de son scepticisme:
«Rappelle-toi ceci, petit, dit-il à Boissaric… Il faut toujours rester jusqu'à la fin des bals… Les femmes sont plus jolies dans cette pâleur moite, qui n'est pas encore de la fatigue, pas plus que ce petit filet blanc aux fenêtres n'est encore le jour… Il y a dans l'air un peu de musique, de la poussière qui sent bon, une demi-ivresse qui affine les sensations et qu'il faut savourer en mangeant un chaud-froid de volaille arrosé de vin frappé… Tiens! regarde-moi ça…»
Derrière la glace sans tain, la farandole défilait, les bras étendus, un cordon alterné de noir et de clair, assoupli par l'affaissement des toilettes et des coiffures, le froissement de deux heures de danse.
«Est-ce joli, hein?… Et le gaillard de la fin, quel galbe!…»
Il ajouta froidement, en posant son verre: «Du reste, il ne fera pas le sou!…»
X
NORD ET MIDI
Entre le président Le Quesnoy et son gendre, il n'y avait jamais eu grande sympathie. Le temps, les rapports fréquents, les liens de parenté n'étaient pas parvenus à diminuer l'écart de ces deux natures, à vaincre le froid intimidant qu'éprouvait le Méridional devant ce grand silencieux à tête hautaine et pâle dont le regard bleu-gris, le regard de Rosalie moins la tendresse et l'indulgence, s'abaissait sur sa verve pour la geler. Numa, flottant et mobile, toujours débordé par sa parole, à la fois ardent et compliqué, se révoltait contre la logique, la droiture, la rigidité de son beau-père; et tout en lui enviant ses qualités, les mettait sur le compte de la froideur de l'homme du Nord, de l'extrême Nord que lui représentait le président.
— Après, il y a l'ours blanc… Puis, plus rien, le pôle et la mort.
Il le flattait cependant, cherchait à le séduire avec des chatteries adroites, ses amorces à prendre le Gaulois; mais le Gaulois, plus subtil que lui-même, ne se laissait pas envelopper. Et lorsqu'on causait politique, le dimanche, dans la salle à manger de la place Royale; lorsque Numa, attendri par la bonne chère, essayait de faire croire au vieux Le Quesnoy qu'en réalité ils étaient bien près de s'entendre voulant tous deux la même chose — la liberté; il fallait voir le coup de tête révolté dont le président lui secouait toutes ses mailles.
— Ah! mais non, pas la même!
En quatre arguments précis et durs, il rétablissait les distances, démasquait les mots, montrait qu'il ne se laissait pas prendre à leur tartuferie. L'avocat s'en tirait en plaisantant, très vexé au fond, surtout à cause de sa femme qui, sans se mêler jamais de politique, écoutait et regardait. Alors en revenant, le soir, dans leur voiture, il s'efforçait de lui prouver que son père manquait de bon sens. Ah! si ça n'avait pas été pour elle, il l'aurait joliment rembarré. Rosalie, pour ne pas l'irriter, évitait de prendre parti:
— Oui, c'est malheureux… vous ne vous entendez pas… Mais tout bas elle donnait raison au président.
Avec l'arrivée de Roumestan au ministère, le froid entre les deux hommes s'était accentué. M. Le Quesnoy refusait de se montrer aux réceptions de la rue de Grenelle, et s'en expliqua très nettement avec sa fille:
— Dis-le bien à ton mari… qu'il continue à venir chez moi et le plus souvent possible, j'en serai très heureux; mais on ne me verra jamais au ministère. Je sais ce que ces gens-là nous préparent je ne veux pas avoir l'apparence d'un complice.
Du reste, la situation était sauvegardée aux yeux du monde par ce deuil de coeur qui murait les Le Quesnoy chez eux depuis si longtemps. Le ministre de l'Instruction publique eût été probablement très gêné de sentir dans ses salons ce vigoureux contradicteur devant lequel il restait un petit garçon; il affecta cependant de paraître blessé de cette décision, s'en fit une attitude, chose toujours très précieuse à un comédien, et un prétexte pour ne plus venir que fort inexactement aux dîners du dimanche, invoquant une de ces mille excuses, commissions, réunions, banquets obligatoires, qui donnent aux maris de la politique une si vaste liberté.
Rosalie, au contraire, ne manquait pas un dimanche, arrivait de bonne heure l'après-midi, heureuse de retremper dans l'intérieur de ses parents ce goût de la famille que l'existence officielle ne lui laissait guère le loisir de satisfaire. Madame Le Quesnoy encore à vêpres, Hortense à l'église, avec sa mère, ou menée par des amis à quelque matinée musicale, elle était sûre de trouver son père dans sa bibliothèque, une longue pièce tapissée de livres du haut au bas, enfermé avec ces amis muets, ces confidents intellectuels, les seuls dont sa douleur n'eût jamais pris ombrage. Le président ne s'installait pas à lire, inspectait les rayons, s'arrêtait à une belle reliure, et, debout, sans s'en douter, lisait pendant une heure, ne s'apercevant ni du temps ni de la fatigue. Il avait un pâle sourire en voyant entrer sa fille aînée. Quelques mots échangés, car ils n'étaient bavards ni l'un ni l'autre, elle passait, elle aussi, la revue de ses auteurs aimés, choisissait, feuilletait près de lui sous le jour un peu assombri d'une grande cour du Marais où tombaient en lourdes notes, dans la tranquillité du dimanche aux quartiers commerçants, les sonneries des vêpres voisines. Parfois il lui donnait un livre entr'ouvert:
— Lis ça… en soulignant avec l'ongle; et, quand elle avait lu:
— C'est beau, n'est-ce pas?…
Pas de plus grand plaisir pour cette jeune femme, à qui la vie offrait ce qu'elle peut donner de brillant et de luxueux, que cette heure auprès de ce père âgé et triste, envers lequel son adoration filiale se doublait d'attaches intimes tout intellectuelles.
Elle lui devait sa rectitude de pensée, ce sentiment de justice qui la faisait si vaillante, aussi son goût artistique, l'amour de la peinture et des beaux vers; car chez Le Quesnoy le tripotage continu du code n'avait pas ossifié l'homme. Sa mère, Rosalie l'aimait, la vénérait, non sans un peu de révolte contre une nature trop simple, trop molle, annihilée dans sa propre maison et que la douleur, qui élève certaines âmes, avait courbée à terre aux plus vulgaires préoccupations féminines, la piété pratiquante, le ménage en petits détails. Plus jeune que son mari, elle paraissait l'aînée, avec sa conversation bonne femme, qui, vieillie et attristée comme elle, cherchait des coins chauds de souvenir, des rappels de son enfance dans un domaine ensoleillé du Midi. Mais l'église la possédait surtout, et, depuis la mort de son fils, elle allait endormir son chagrin dans la fraîcheur silencieuse, le demi-jour, le demi-bruit des hautes nefs, comme dans une paix de cloître défendue du grouillement de la vie par les lourdes portes rembourrées, avec cet égoïsme dévot et lâche des désespoirs accoudés aux prie-Dieu, déliés des soucis et des devoirs.
Rosalie, déjà jeune fille au moment de leur malheur, avait été frappée de la façon différente dont ses parents le subissaient: elle, renonçant à tout, abîmée dans une religion larmoyante, lui, demandant des forces à la tâche accomplie; et sa tendre préférence pour son père lui était venue d'un choix de sa raison. Le mariage, la vie commune avec les exagérations, les mensonges, les démences de son Méridional, lui faisaient trouver encore plus doux l'abri de la bibliothèque silencieuse qui la changeait du garni grandiose, officiel et froid, des ministères.
Au milieu de la calme causerie, on entendait un bruit de porte, un frou-frou de soie, Hortense qui rentrait.
— Ah! je savais te trouver là…
Elle n'aimait pas à lire, celle-là. Même les romans l'ennuyaient, jamais assez romanesques pour son exaltation. Au bout de cinq minutes qu'elle était à piétiner, son chapeau sur la tête:
— Ça sent le renfermé, toutes ces paperasses… tu ne trouves pas, Rosalie?… Allons, viens un peu avec moi… Père t'a assez eue. Maintenant, c'est mon tour.
Et elle l'entraînait dans sa chambre, leur chambre, car Rosalie y avait aussi vécu jusqu'à l'âge de vingt ans.
Elle voyait là, dans une heure charmante de causeries, tous les objets qui avaient fait partie d'elle-même, son lit aux rideaux de cretonne, son pupitre, l'étagère, la bibliothèque où il restait un peu de son enfance aux titres des volumes, à la puérilité de mille riens conservés avec amour. Elle retrouvait ses pensées dans tous les coins de cette chambre de jeune fille, plus coquette et ornée que de son temps un tapis par terre, une veilleuse en corolle au plafond, et de petites tables fragiles, à coudre, à écrire, que l'on rencontrait à chaque pas. Plus d'élégance et moins d'ordre, deux ou trois ouvrages commencés, au dos des chaises, le pupitre resté ouvert avec un envolement de papier à devise. Quand on entrait, il y avait toujours une petite minute de déroute.
— C'est le vent, disait Hortense en éclatant de rire, il sait que je l'adore, il sera venu voir si j'y étais.
— On aura laissé la fenêtre ouverte, répondait Rosalie tranquillement… Comment peux-tu vivre là-dedans?… Je suis incapable de penser, moi, quand rien n'est en place.
Elle se levait pour remettre droit un cadre accroché au mur, qui gênait son oeil aussi juste que son esprit.
— Eh bien! moi, tout le contraire, ça me monte… Il me semble que je suis en voyage.
Cette différence de natures se retrouvait sur le visage des deux soeurs. Rosalie, régulière, une grande pureté de lignes, des yeux calmes et de couleur changeante comme un flot dont la source est profonde; l'autre, des traits en désordre, d'expression spirituelle sur un teint mat de créole. Le nord et le midi du père et de la mère, deux tempéraments très divers qui s'étaient unis sans se fondre, perpétuant chacun sa race. Et cela malgré la vie commune, l'éducation pareille dans un grand pensionnat où Hortense reprenait, sous les mêmes maîtres, à quelques années de distance, la tradition scolaire qui avait fait de sa soeur une femme sérieuse, attentive, tout à la minute présente, s'absorbant dans ses moindres actes, et la laissait, elle, tourmentée, chimérique, l'esprit inquiet, toujours en rumeur. Quelquefois, la voyant si agitée, Rosalie s'écriait:
— Je suis bien heureuse, moi… Je n'ai pas d'imagination.
— Moi, je n'ai que ça! disait Hortense; et elle lui rappelait que, au cours de M. Baudouy chargé de leur apprendre le style et le développement de la pensée, ce qu'il appelait pompeusement «sa classe d'imagination», Rosalie n'avait aucun succès, exprimant toutes choses en quelques mots concis, tandis que, avec gros comme ça d'idée, elle noircissait des volumes.
«C'est le seul prix que j'aie jamais eu, le prix d'imagination.»
Elles étaient, malgré tout, tendrement unies, d'une de ces affections de grande à petite soeur, où il entre du filial et du maternel. Rosalie l'emmenait partout avec elle, au bal, chez ses amies, dans ces courses de magasins qui affinent le goût des Parisiennes. Même après leur sortie du pensionnat, elle restait sa petite mère. Et maintenant elle s'occupait de la marier, de lui trouver le compagnon tranquille et sûr, indispensable à cette tête folle, le bras solide dont il fallait équilibrer ses élans. Méjean était tout indiqué; mais Hortense, qui d'abord n'avait pas dit non, montrait subitement une antipathie évidente. Elles s'en expliquèrent au lendemain de cette soirée ministérielle où Rosalie avait surpris l'émotion, le trouble de sa soeur.
— Oh! il est bon, je l'aime bien, disait Hortense… C'est un ami loyal comme on voudrait en sentir auprès de soi toute sa vie… Mais ce n'est pas le mari qu'il me faut.
— Pourquoi?
— Tu vas rire… Il ne parle pas assez à mon imagination, voilà!… Le mariage avec lui, ça me fait l'effet d'une maison bourgeoise et rectangulaire au bout d'une allée droite comme un i. Et tu sais que j'aime autre chose, l'imprévue, les surprises…
— Qui alors? M. de Lappara?…
— Merci! pour qu'il me préfère son tailleur.
— M. de Rochemaure?
— Le paperassier modèle… moi qui ai le papier en horreur.
Et l'inquiétude de Rosalie la pressant, voulant savoir, l'interrogeant de tout près: «Ce que je voudrais, dit la jeune fille, pendant que montait une flamme légère, comme d'un feu de paille, à la pâleur de son teint, ce que je voudrais…» puis, la voix changée, avec une expression comique:
— Je voudrais épouser Bompard; oui, Bompard, voilà le mari de mes rêves… Au moins, il a de l'imagination, celui-là, des ressources contre la monotonie.
Elle se leva, arpenta la chambre, de cette démarche un peu penchée qui la faisait paraître encore plus grande que sa taille. On ne connaissait pas Bompard. Quelle fierté, quelle dignité d'existence, et logique avec sa folie. «Numa voulait lui donner une place près de lui, il n'a pas voulu. Il a préféré vivre de sa chimère. Et l'on accuse le Midi d'être pratique, industrieux… En voilà un qui fait mentir la légende… tiens! en ce moment, — il me racontait cela, au bal, l'autre soir, — il fait éclore des oeufs d'autruche… Une couveuse artificielle… Il est sûr de gagner des millions… Il est bien plus heureux que s'il les avait… Mais c'est une féerie perpétuelle que cet homme-là! Qu'on me donne Bompard, je ne veux que Bompard.
— Allons, je ne saurai rien encore aujourd'hui…» pensait la grande soeur qui devinait quelque chose de profond sous ces badinages.
Un dimanche, Rosalie trouva en arrivant madame Le Quesnoy qui l'attendait dans l'antichambre et lui dit d'un ton mystère:
— Il y a quelqu'un au salon… une dame du Midi.
— Tante Portal?
— Tu vas voir…
Ce n'était pas Mme Portal, mais une pimpante Provençale dont la révérence rustique s'acheva dans un éclat de rire.
— Hortense!
La jupe au ras des souliers plats, le corsage élargi par les plis de tulle du grand fichu, le visage encadré des ondes tombantes de la chevelure que retenait la petite coiffe ornée d'un velours ciselé, brodé de papillons de jais, Hortense ressemblait bien aux «chato» qu'on voit le dimanche coqueter sur la Lice d'Arles ou cheminer deux par deux, les cils baissés, entre les colonnettes du cloître de Saint-Trophyme dont la dentelure va bien à ces carnations sarrasines, de l'ivoire d'église où tremble la clarté d'un cierge en plein jour.
— Crois-tu qu'elle est jolie! disait la mère, ravie devant cette personnification vivante du pays de sa jeunesse. Rosalie, au contraire, tressaillit d'une tristesse inconsciente comme si ce costume lui emportait sa soeur au loin, bien loin.
— En voilà une fantaisie!… Ça te va bien, mais je t'aime encore mieux en Parisienne… Et qui t'a si bien habillée?
— Audiberte Valmajour. Elle sort d'ici.
— Comme elle vient souvent, dit Rosalie en passant dans leur chambre pour ôter son chapeau, quelle amitié!… Je vais être jalouse.
Hortense se défendait, un peu gênée. Ça faisait plaisir à leur mère, cette coiffe du Midi dans la maison.
— N'est-ce pas vrai, mère? cria-t-elle d'une pièce à l'autre. Puis cette pauvre fille était si dépaysée dans Paris et si intéressante avec ce dévouement aveugle au génie de son frère.
— Oh! du génie… dit la grande soeur en secouant la tête.
— Dame! tu as vu, l'autre soir chez vous, quel effet… partout c'est la même chose.
Et comme Rosalie répondait qu'il fallait comprendre à leur vraie valeur ces succès mondains faits d'obligeance, de chic, du caprice d'une soirée:
— Enfin, il est à l'Opéra.
La bande de velours s'agitait sur la petite coiffe en révolte, comme si elle eût recouvert vraiment une de ces têtes exaltées dont elle accompagne là-bas le fier profil. D'ailleurs, ces Valmajour n'étaient pas des paysans comme d'autres, mais les derniers représentants d'une famille déchue!…
Rosalie, debout devant la haute psyché, se retourna en riant:
— Comment tu crois à cette légende?
— Mais certes! Ils viennent directement des princes des Baux… les parchemins sont là comme les armes à leur porte rustique. Le jour où ils voudront…
Rosalie frémit. Derrière le paysan joueur de flûtet, il y avait le prince. Avec un prix d'imagination, cela pouvait devenir dangereux.
— Rien de tout cela n'est vrai, et elle ne riait plus cette fois, — il existe dans la banlieue d'Aps dix familles de ce nom soi- disant princier. Ceux qui t'ont dit autre chose ont menti par vanité, par…
— Mais c'est Numa, c'est ton mari… L'autre soir, au ministère, il donnait toutes sortes de détails.
— Oh! avec lui, tu sais… Il faut mettre au point, comme il dit.
Hortense n'écoutait plus. Elle était rentrée dans le salon, et assise au piano elle entonnait d'une voix éclatante:
Mount' as passa la matinado Mourbieù, Marioun…
C'était, sur un air grave comme du plain-chant, une ancienne chanson populaire de Provence que Numa avait apprise à sa belle- soeur et qu'il s'amusait à lui entendre chanter avec son accent parisien qui, glissant sur les articulations méridionales, faisait penser à de l'italien prononcé par une Anglaise.
— Où as-tu passé ta matinée, morbleu, Marion? — À la fontaine chercher de l'eau, mon Dieu, mon ami. — Quel est celui qui te parlait, morbleu, Marion? — C'est une de mes camarades, mon Dieu, mon ami.
— Les femmes ne portent pas les brayes, morbleu, Marion. — C'était sa robe entortillée, mon Dieu, mon ami. — Les femmes ne portent pas l'épée, morbleu, Marion. — C'est sa quenouille qui pendait, mon Dieu, mon ami.
— Les femmes ne portent pas moustache, morbleu, Marion. — C'étaient des mûres qu'elle mangeait, mon Dieu, mon ami. — Le mois de mai ne porte pas de mûres, morbleu, Marion. — C'était une branche de l'automne, mon Dieu, mon ami.
— Va m'en chercher une assiettée, morbleu, Marion. — Les petits oiseaux les ont toutes mangées, mon Dieu, mon ami. — Marion!… je te couperai la tête, morbleu, Marion… — Et puis que ferez-vous du reste, mon Dieu, mon ami?
— Je le jetterai par la fenêtre, morbleu, Marion, Les chiens, les chats en feront fête…
Elle s'interrompit pour lancer avec le geste et l'intonation de Numa, quand il se montait: «Ça, voyez-vous, mes infants… C'est bo comme du Shakspeare!…
— Oui, un tableau de moeurs, fit Rosalie en s'approchant… Le mari grossier, brutal, la femme féline et menteuse… un vrai ménage du Midi.
— Oh! ma fille… dit Mme Le Quesnoy sur un ton de doux reproche, le ton des anciennes querelles passées en habitude. Le tabouret de piano tourna brusquement sur sa vis et mit en face de Rosalie le bonnet de la Provençale indignée.
— C'est trop fort… qu'est-ce qu'il t'a fait, le Midi?… Moi, je l'adore. Je ne le connaissais pas, mais ce voyage que vous m'avez fait faire m'a révélé ma vraie patrie… J'ai beau avoir été baptisée à Saint-Paul; je suis de là-bas, moi… Une enfant de la placette… Tu sais, maman, un de ces jours nous planterons là ces froids Septentrionaux et nous irons demeurer toutes deux dans notre beau Midi où l'on chante, où l'on danse, le Midi du vent, du soleil, du mirage, de tout ce qui poétise et élargit la vie… C'est là que je voudrais vi-i-vre… Ses deux mains agiles retombèrent sur le piano, dispersant la fin de son rêve dans un brouhaha de notes retentissantes.
«Et pas un mot du tambourin, pensait Rosalie, c'est grave!»
Plus grave encore qu'elle ne l'imaginait.
Du jour où Audiberte avait vu la demoiselle accrocher une fleur au tambourin de son frère, à cette minute même s'était levée dans son esprit ambitieux une vision splendide d'avenir, qui n'avait pas été étrangère à leur transplantement. L'accueil que lui fit Hortense lorsqu'elle vint se plaindre à elle, son empressement à courir vers Numa, l'affermissaient dans son espoir encore vague. Et depuis, lentement, sans s'en ouvrir à ses hommes autrement que par des demi-mots, avec sa duplicité de paysanne presque italienne, en se glissant, en rampant, elle préparait les voies. De la cuisine de la place Royale où elle commençait par attendre timidement dans un coin, au bord d'une chaise, elle se faufilait au salon, s'installait, toujours nette et bien coiffée, à une place de parente pauvre. Hortense en raffolait, la montrait à ses amies comme un joli bibelot rapporté de cette Provence dont elle parlait avec passion. Et l'autre, se faisant plus simple que nature, exagérait ses effarements de sauvage, ses colères à poings fermés contre le ciel boueux de Paris, s'exclamait d'un «Boudiou» très gentil dont elle soignait l'effet comme une ingénue de théâtre. Le président lui-même en souriait, de ce boudiou. Et faire sourire le président!…
Mais c'est chez la jeune fille, seule avec elle, qu'elle mettait en jeu toutes ses câlineries. Tout à coup elle s'agenouillait à ses pieds, lui prenait les mains, s'extasiait sur les moindres grâces de sa toilette, la façon de nouer un ruban, de se coiffer, laissant échapper de ces lourds compliments en plein visage qui font plaisir quand même, tellement ils paraissent naïfs et spontanés. Oh! quand la demoiselle était descendue de voiture devant le mas, elle avait cru voir la reine des anges en personne, qu'elle n'en pouvait plus parler de saisissement. Et son frère, pécaïré, en entendant le carrosse qui ramenait la Parisienne crier sur les pierres de la descente, il disait que c'était comme si ces pierres lui tombaient une à une sur le coeur.
Elle en jouait de ce frère, et de ses fiertés, de ses inquiétudes… Des inquiétudes, pourquoi? je vous demande un peu… Depuis la soirée du menistre, on parlait de lui sur tous les journaux, on mettait son portrait partout. Et des invitations dans le faubourg de Saint-Germeïn, qu'il n'y pouvait pas suffire. Des duchesses, des comtesses qui lui écrivaient sur des billets à odeur, avec des couronnes à leur papier comme sur les voitures qu'elles envoyaient pour le prendre… Eh bien non, il n'était pas content, le povre!
Tout cela, chuchoté près d'Hortense, lui communiquait un peu de la fièvre et du magnétique vouloir de la paysanne. Alors, sans regarder, elle demandait si Valmajour n'aurait pas, peut-être, une promise qui l'attendait là-bas, au pays.
— Lui, une promise!… Avaï, vous le connaissez pas… Il s'en croit trop pour vouloir d'une paysanne. Les plus riches se sont mises après lui, celle des Combette, une autre encore, et des galantes, vous savez bien!… Il les a pas seulement regardées… Qui sait ce qu'il roule dans sa tête!… Oh! ces artistes…
Et ce mot, nouveau pour elle, prenait sur ses lèvres ignorantes une indéfinissable expression, comme du latin de la messe ou quelque formule cabalistique ramassée dans le Grand-Albert. L'héritage du cousin Puyfourcat revenait très souvent aussi dans cet adroit bavardage.
Il est peu de familles du Midi, artisanes ou bourgeoises, qui n'aient leur cousin Puyfourcat, le chercheur d'aventures parti dès sa jeunesse et qui n'a plus écrit, qu'ou aime à se figurer richissime. C'est le billet de loterie à longue échéance, l'échappée chimérique sur un lointain de fortune et d'espoir, auquel on finit par croire fermement. Audiberte y croyait à l'héritage du cousin, et elle en parlait à la jeune fille, moins pour l'éblouir que pour diminuer les distances sociales qui les séparaient. À la mort du Puyfourcat, le frère rachèterait Valmajour, ferait reconstruire le château et valoir ses titres de noblesse, puisqu'ils disaient tous que les papiers existaient.
À la fin de ces causeries, prolongées quelquefois jusqu'au crépuscule, Hortense restait longtemps silencieuse, le front appuyé à la vitre, à regarder monter dans un rose couchant d'hiver les hautes tours du château reconstruit, la plate-forme toute ruisselante de lumières et d'aubades en l'honneur de la châtelaine.
— Boudiou, qu'il est tard!… s'écriait la paysanne la voyant au point où elle voulait… Et le dîner de mes hommes qui n'est pas prêt! Je me sauve.
Souvent Valmajour venait l'attendre en bas; mais elle ne le laissait jamais monter. Elle le sentait si gauche et si grossier, indifférent d'ailleurs à toute idée de séduction. Elle n'avait pas encore besoin de lui.
Quelqu'un qui la gênait bien aussi, mais difficile à éviter, c'était Rosalie, auprès de qui les chatteries, les fausses naïvetés ne prenaient pas. En sa présence, Audiberte, ses terribles sourcils noirs plissés au front, ne disait plus un mot; et dans ce mutisme montait, avec une haine de race, une colère de faible, sournoise et vindicative, contre l'obstacle le plus sérieux à ses projets. Son vrai grief était celui-là; mais elle en avouait d'autres à la petite soeur. Rosalie n'aimait pas le tambourin, puis «elle ne faisait pas sa religion… Et une femme qui ne fait pas sa religion, voyez-vous…» Audiberte la faisait, elle, et furieusement; elle ne manquait pas un office et communiait aux jours convenus. Cela ne l'entravait en rien, rouée, menteuse, hypocrite, violente jusqu'au crime, ne puisant dans les textes que des préceptes de vengeance et de haine. Seulement elle restait honnête, au sens féminin du mot. Avec ses vingt-huit ans, sa jolie figure, elle gardait, dans les milieux bas où ils roulaient maintenant, la chasteté sévère de son épais fichu de paysanne, serré sur un coeur qui n'avait jamais battu que d'ambition fraternelle.
— Hortense m'inquiète… Regarde-la.
Rosalie, à qui sa mère faisait cette confidence dans un coin de salon au ministère, crut que madame Le Quesnoy partageait ses défiances. Mais l'observation de la mère s'adressait à l'état d'Hortense, qui ne parvenait pas à guérir un gros vilain rhume. Rosalie regarda sa soeur. Toujours son teint éblouissant, sa vivacité, sa gaieté. Elle toussait un peu, mais quoi! comme toutes les Parisiennes après la saison des bals. Le beau temps allait la remettre bien vite.
«En as-tu parlé à Jarras?»
Jarras était un ami de Roumestan, un ancien du café Malmus. Il assurait que ce n'était rien, conseillait les eaux d'Arvillard.
— Eh bien il faut y aller… dit vivement Rosalie, enchantée de ce prétexte d'éloigner Hortense.
— Oui, mais ton père qui va rester seul…
— J'irai le voir tous les jours…
Alors la pauvre mère avouait, en sanglotant, l'épouvante que lui causait ce voyage avec sa fille. Pendant toute une année, il lui avait fallu courir ainsi les villes d'eaux pour l'enfant qu'ils avaient déjà perdu. Est-ce qu'elle allait recommencer le même pèlerinage, avec le même but affreux en perspective? L'autre aussi, ça l'avait pris à vingt ans, en pleine santé, en pleine force…
— Oh! maman, maman… veux-tu te taire…
Et Rosalie la grondait doucement, Hortense n'était pas malade, voyons; le médecin le disait bien. Ce voyage serait une simple distraction. Arvillard, les Alpes dauphinoises, un pays merveilleux. Elle aurait bien voulu accompagner Hortense à sa place. Malheureusement, elle ne pouvait pas. Des raisons sérieuses…
— Oui, je comprends… ton mari, le ministère…
— Oh! non, ce n'est pas cela.
Et contre sa mère, dans cette intimité de coeur où elles se trouvaient rarement ensemble: «Écoute, mais pour toi seule, car personne ne le sait, pas même Numa», elle avoua l'espoir encore bien fragile d'un grand bonheur dont elle avait désespéré, qui la rendait folle de joie et de crainte, l'espoir tout nouveau d'un enfant qui allait peut-être venir.
XI
UNE VILLE D'EAUX
Arvillard-les-Bains, 2 août 76.
C'est bien curieux, va, l'endroit d'où je t'écris. Imagine une salle carrée, très haute, dallée, stuquée, sonore, où le jour de deux grandes fenêtres est voilé de rideaux bleus jusqu'aux derniers carreaux, obscurci encore par une sorte de buée flottante, à goût de soufre, qui colle aux habits, ternit les bijoux d'or; là-dedans, des gens assis contre les murs sur des bancs, des chaises, des tabourets, autour de petites tables, des gens qui regardent leur montre à toute minute, se lèvent, sortent pour céder la place à d'autres, laissant voir chaque fois par la porte entr'ouverte la foule des baigneurs, circulant dans le clair vestibule, et le tablier blanc flottant des femmes de service qui se hâlent. Pas de bruit, malgré tout ce mouvement, un continuel murmure de conversations à voix basse, de journaux déployés, de mauvaises plumes oxydées grinçant sur le papier, un recueillement d'église, baigné, rafraîchi par le grand jet d'eau minérale installé au milieu de la salle et dont l'élan se brise contre un disque métallique, s'émiette, s'éparpille en jaillissements, se pulvérise au-dessus de larges vasques superposées et ruisselantes. C'est la salle d'inhalation.
Je te dirai, ma chérie, que tout le monde n'inhale pas de la même façon. Ainsi le vieux monsieur que j'ai en face de moi en ce moment suit à la lettre les prescriptions du médecin, je les reconnais toutes. Les pieds sur un tabouret, la poitrine en avant, effaçons les coudes, et la bouche toujours ouverte pour faciliter l'aspiration. Pauvre cher homme! comme il aspire, avec quelle confiance, quels petits yeux ronds, dévots et crédules qui semblent dire à la source:
«Ô source d'Arvillard, guéris-moi bien, vois comme je t'aspire, comme j'ai foi en toi…»
Puis nous avons le sceptique qui inhale sans inhaler, le dos tourné, en haussant les épaules et considérant le plafond. Puis les découragés, les vrais malades qui sentent l'inutilité et le néant de tout ça; une pauvre dame, ma voisine, que je vois après chaque quinte porter vivement son doigt à la bouche, regarder si le gant ne s'est pas piqué au bout d'un point rouge. Et l'on trouve quand même le moyen d'être gai.
Des dames du même hôtel rapprochent leurs chaises, se groupent, brodent, potinent tout bas, commentent le Journal des Baigneurs et la liste des étrangers. Les jeunes personnes arborent des romans anglais à couverture rouge, des prêtres lisent leur bréviaire, — il y a beaucoup de prêtres à Arvillard, surtout des missionnaires, avec de grandes barbes, des figures jaunes, des voix éteintes d'avoir longtemps prêché la parole de Dieu; — quant à moi, tu sais que les romans ne sont pas mon affaire, surtout ces romans de maintenant où tout se passe comme dans la vie. Alors je fais ma correspondance à deux ou trois victimes désignées, Marie Tournier, Aurélie Dansaert, et toi, ma grande soeur que j'adore. Attendez-vous à de vrais journaux. Pense donc! deux heures d'inhalation en quatre fois, tous les jours! Personne ici n'inhale autant que moi, c'est-à-dire que je suis un vrai phénomène. On me regarde beaucoup à cause de cela et j'en ai quelque fierté.
Pas d'autre traitement, du reste, à part le verre d'eau minérale que je vais boire à la source matin et soir et qui doit triompher du voile obstiné que ce vilain rhume m'a laissé sur la voix. C'est la spécialité des eaux d'Arvillard; aussi les chanteuses et les chanteurs se donnent-ils rendez-vous ici. Le beau Mayol vient de nous quitter avec des cordes vocales toutes neuves. Mademoiselle Bachellery, tu sais, la petite diva de votre fête, se trouve si bien du traitement qu'après avoir fini les trois semaines réglementaires, elle en recommence trois autres, ce dont le Journal des Baigneurs la loue beaucoup. Nous avons l'honneur d'habiter le même hôtel que cette jeune et illustre personne, affublée d'une tendre mère de Bordeaux qui à table d'hôte réclame des «appétits» dans la salade et parle du chapeau de cent qrrante francs que portait sa demoiselle au dernier Longchamp. Un couple délicieux et très admiré parmi nous. On se pâme aux gentillesses de Bébé, — comme dit sa mère, — à ses rires, à ses roulades, à ses envolements de jupe courte. On se presse devant la cour sablée de l'hôtel pour lui voir faire sa partie de crocket avec les petites filles et les petits garçons, — elle ne joue qu'avec les tout petits, — courir, sauter, envoyer sa boule en vrai gamin: «Je vas vous roquer, monsieur Paul.»
Tout le monde dit: «Elle est si enfant!» Moi, je crois que ces faux enfantillages font partie d'un rôle, comme ses jupes à larges noeuds et son catogan de postillon. Puis elle a une façon si extraordinaire d'embrasser cette grosse Bordelaise, de se pendre à son cou, de se faire bercer, gironner devant tout le monde! Tu sais si je suis caressante, eh bien! vrai, ça me gêne pour embrasser maman.
Une famille bien curieuse aussi, mais moins gaie, c'est le prince et la princesse d'Anhalt, mademoiselle leur fille, gouvernante, femmes de chambre et suite, qui occupent tout le premier de l'hôtel dont ils sont les personnages. Je rencontre souvent la princesse dans l'escalier, montant marche à marche au bras de son mari, un beau gaillard, éblouissant de santé sous sou chapeau gansé de bleu. Elle ne va à l'établissement qu'en chaise à porteurs; et, c'est navrant, cette tête creusée et pale derrière la petite vitre, le père et l'enfant qui marchent à côté, l'enfant bien chétive, avec tous les traits de sa mère et peut-être aussi tout son mal. Elle s'ennuie, cette petite de huit ans, à qui il est défendu de jouer avec les autres enfants, et qui regarde tristement, du balcon, les parties de crocket et les cavalcades de l'hôtel. On la trouve de sang trop bleu pour ces ébats roturiers, ils aiment mieux la garder dans l'atmosphère lugubre de cette mère expirante, près de ce père qui promène sa malade avec une tête rogue et excédée, ou l'abandonner aux domestiques. Mais, mon Dieu, c'est donc une peste, un mal qui se gagne, la noblesse! Ces gens- là mangent à part dans un petit salon, inhalent à part, — car il y a des salles pour famille, — et te figures-tu la tristesse de ce tête-à-tête, cette femme et cette enfant dans un grand caveau silencieux.
L'autre soir, nous étions très nombreux au grand salon du rez-de- chaussée où l'on se réunit pour jouer à des petits jeux, chanter, danser même quelquefois. La maman Bachellery venait d'accompagner à Bébé une cavatine d'opéra, — nous voulons entrer à l'Opéra, nous sommes même venues à Arvillard nous «récurer la voix pour ça», selon l'élégante expression de la mère. Tout à coup la porte s'ouvre, et la princesse paraît, avec ce grand air qu'elle a, expirante, élégante, serrée dans un manteau de dentelle qui dissimule le rétrécissement terrible et significatif des épaules. L'enfant et le mari suivaient.
— Continuez, je vous en prie… toussote la pauvre femme.
Et voilà cette bête de petite chanteuse qui va choisir dans tout son répertoire la romance la plus navrée, la plus sentimentale, Vorrei morir, quelque chose comme nos Feuilles mortes en italien, une malade qui fixe sa date mortuaire en automne, pour se faire l'illusion que toute la nature va expirer avec elle, enveloppée du premier brouillard comme d'un suaire.
Vorrei morir ne la stagion dell' anno.
L'air est gracieux, d'une tristesse qui prolonge la caresse des mots italiens et au milieu de ce grand salon, où pénétraient par les fenêtres ouvertes les odeurs, les vols légers, le rafraîchissement d'une belle nuit d'été, ce désir de vivre encore jusqu'à l'automne, cette trêve, ce sursis demandé au mal prenaient quelque chose de poignant. Sans rien dire, la princesse s'est levée, est sortie brusquement. Dans le noir du jardin, j'ai entendu un sanglot, un long sanglot, puis une voix d'homme qui grondait, et de ces plaintes pleurées d'un enfant qui voit du chagrin à sa mère.
C'est la tristesse des villes d'eaux, ces misères de santé qu'on y rencontre, ces toux entêtées, mal assourdies par les cloisons d'hôtel, ces précautions de mouchoirs sur les bouches pour éviter l'air, ces causeries, ces confidences dont on devine le sens aux gestes douloureux montrant toujours la poitrine ou l'épaule vers la clavicule, et les démarches somnolentes, les pas traînants, l'idée fixe du mal. Maman, qui connaît toutes les stations pour les maladies de poitrine, pauvre mère, dit qu'aux Eaux-Bonnes ou au Mont-Dore c'est bien autre chose qu'ici. On n'envoie à Arvillard que les convalescents comme moi ou les cas désespérés pour lesquels rien ne fait plus rien. Nous n'avons heureusement à notre hôtel des Alpes Dauphinoises que trois malades de ce genre, la princesse, puis deux jeunes Lyonnais, le frère et la soeur, orphelins, très riches, dit-on, et qui semblent au pire; la soeur surtout, avec ce teint blafard, resté sous l'eau, des Lyonnaises, entortillée de peignoirs et de châles tricotés, sans un bijou, un ruban, nul souci de coquetterie. Elle sent le pauvre, cette riche; elle est perdue, le sait, se désespère et s'abandonne. Il y a au contraire dans la taille voûtée du jeune homme, étroitement pincée d'une jaquette à la mode, une terrible volonté de vivre, une incroyable résistance au mal.
«Ma soeur n'a pas de ressort… moi, j'en ai!» disait-il à table d'hôte, l'autre jour, d'une voix toute rongée qu'on n'entend pas plus que l'ut de la Vauters, quand elle chante. Et le fait est qu'il a furieusement du ressort. C'est le boute-en-train de l'hôtel, l'organisateur des jeux, des parties, des excursions; il monte à cheval, en traîneau, des espèces de petits traîneaux chargés de branches sur lesquels les montagnards du pays vous font dégringoler les pentes les plus raides, valse, fait des armes, secoué de quintes affreuses qui ne l'interrompent pas un instant. Nous possédons encore une illustration médicale, le docteur Bouchereau, tu te rappelles, celui que maman était allée consulter pour notre pauvre André. Je ne sais s'il nous a reconnues, mais il ne nous salue jamais. Un vieux loup…
… Je viens d'aller boire mon demi-verre à la source. Cette source précieuse est à dix minutes du pays, en montant du côté des hauts-fourneaux, dans une gorge où roule et gronde un torrent, tout mousseux d'écume, descendu du glacier qui ferme la perspective, luisant et clair entre les Alpes bleues, et qui semble, dans cette blancheur des eaux battues, fondre et délayer sans cesse sa base invisible et neigeuse. De grandes roches noires, suintant goutte à goutte parmi les fougères et les lichens, des plantations de sapins, de verdure sombre, un sol où des fragments de mica étincellent dans la poussière de charbon, voilà l'endroit. Mais ce que je ne puis te rendre, c'est le formidable bruit, le torrent jaillissant dans les pierres, le marteau à vapeur d'une scierie qu'il active, et, dans l'étroite gorge, sur une route unique, toujours encombrée, des tombereaux de houille, des bestiaux en file, des cavalcades d'excursionnistes, des buveurs qui vont ou reviennent; j'oubliais l'apparition, au seuil des maisons misérables, de quelque horrible crétin mâle ou femelle étalant un goitre hideux, une grosse figure hébétée, la bouche ouverte et grognante. Le crétinisme est une des productions du pays Il semble que la nature soit trop forte ici pour l'homme, que le minerai de fer, de cuivre, de soufre l'étreigne, le torde, l'étouffe, que cette eau des cimes le glace, comme ces pauvres arbres qu'on voit pousser tout rabougris entre deux roches. Encore une de ces impressions d'arrivée dont la tristesse et l'horreur s'effacent au bout de quelques jours.
Maintenant, au lieu de les fuir, j'ai mes goitreux d'élection, un surtout, un affreux petit monstre, assis au bord de la route dans un fauteuil d'enfant de trois ans, et il en a seize, juste l'âge de mademoiselle Bachellery. Quand j'approche, il dodeline sa lourde tête de pierre d'où sort un cri rauque, écrasé, sans conscience et sans air, et sitôt sa pièce blanche reçue, la lève triomphalement vers une charbonnière qui le guette d'un coin de fenêtre. C'est une fortune enviée de bien des mères, ce disgracié qui rapporte plus à lui tout seul que ses trois frères travaillant aux fourneaux de La Debout. Le père ne fait rien; malade de la poitrine, il passe l'hiver à son foyer de pauvre, et, l'été, s'installe avec d'autres malheureux sur un banc, dans la buée tiède que fait en arrivant la source bouillonnante. La nymphe de l'endroit, tablier blanc, les mains ruisselantes, remplit à la mesure voulue les verres qu'on lui tend, pendant que dans la cour à côté, séparée de la route par un mur bas, des têtes dont on ne voit pas les corps se renversent en arrière, contorsionnées d'efforts, grimaçant au soleil, la bouche toute grande. Une illustration de l'Enfer du Dante: les damnés du gargarisme.
Quelquefois, en sortant de là, nous faisons le grand tour pour revenir à l'établissement, et nous descendons par le pays. Maman, que le bruit de l'hôtel fatigue, qui a peur surtout que je ne danse trop au salon, avait rêvé de louer une petite maison bourgeoise dans Arvillard, où les occasions ne manquent pas. Il y a des écriteaux à chaque porte, à chaque étage, se balançant dans les glycines entre des rideaux clairs et tentateurs. À se demander vraiment ce que les habitants deviennent pendant la saison. Campent-ils en troupeaux sur les montagnes environnantes, ou bien vont-ils vivre à l'hôtel à cinquante francs par jour? Cela m'étonnerait, car il me semble terriblement rapace cet aimant qu'ils ont dans l'oeil quand ils regardent le baigneur, — quelque chose qui luit et qui accroche. Et ce luisant-là, l'éclair brusque sur le front de mon petit goitreux, le reflet de sa pièce blanche, je le retrouve partout. Dans les lunettes du petit médecin frétillant qui m'ausculte tous les matins, dans l'oeil des bonnes dames doucereuses vous invitant à visiter leurs maisons, leurs petits jardins bien commodes, remplis de trous pleins d'eau et de cuisines au rez-de-chaussée pour des appartements au troisième étage, dans l'oeil des voituriers en blouses courtes, chapeaux cirés à grands rubans, qui vous font signe du haut de leurs corricolos de louage, dans le regard du petit ânier debout devant l'écurie large ouverte où remuent de longues oreilles, même dans celui des ânes, oui, dans ce grand regard d'entêtement et de douceur, cette dureté de métal que donne l'amour de l'argent, je l'ai vue, elle existe.
Du reste, elles sont affreuses, leurs maisons, encaissées, tristes, sans horizon, riches en inconvénients de toute sorte qu'il n'est pas permis d'ignorer, puisqu'on vous les signale dans la maison voisine. Nous nous en tiendrons décidément à notre caravansérail des Alpes Dauphinoises, qui chauffe au soleil sur la hauteur ses innombrables persiennes vertes dans la brique rouge, au milieu d'un parc anglais encore en bas âge, taillis, labyrinthe, allées sablées dont il partage la jouissance avec les cinq ou six autres hôtels cossus du pays, La Chevrette, La Laita, Le Bréda, La Planta. Tous ces hôtels à noms savoyards se font une concurrence féroce, s'épient, se surveillent par-dessus les massifs, et c'est à qui mènera le plus de train avec ses cloches, ses pianos, le fouet de ses postillons, les fusées de ses feux d'artifice, à qui ouvrira le plus largement ses fenêtres pour que l'animation, les rires, les chants, les danses fassent dire aux voyageurs de vis-à-vis:
— Comme ils s'amusent là-bas! Comme il doit y avoir du monde!
Mais c'est dans le Journal des Baigneurs que se livre entre les auberges rivales la bataille la plus chaude, autour de ces listes d'arrivants que la petite feuille donne très exactement deux fois par semaine.
Quelle rage envieuse à la Laita, de la Planta, quand on voit par exemple: Prince et princesse d'Anhalt et leur suite… Alpes Dauphinoises. Tout pâlit devant cette ligne écrasante. Comment répondre? Et l'on cherche, on s'ingénie; si vous avez un de, un titre quelconque, on le prodigue, on l'étale. Voici trois fois que la Chevrette nous sert le même inspecteur des forêts sous des espèces différentes, inspecteur, marquis, chevalier des Saints- Maurice et Lazare. Mais les Alpes Dauphinoises ont encore le pompon, sans que nous y soyons pour rien, dame! Tu sais comme est maman, toujours modeste, effarouchée; elle a bien défendu à Fanny de dire qui nous étions, parce que la position de notre père, celle de ton mari auraient attiré autour de nous trop de curiosité et de poussière mondaine. Le journal a dit simplement: Mesdames Le Quesnoy (de Paris) … Alpes Dauphinoises, et comme les Parisiens sont rares, notre incognito n'a pas été révélé.
Nous avons une installation très simple, assez commode, deux chambres au second, toute la vallée devant nous, un cirque de montagnes noires de sapins au pied, et qui se nuancent, s'éclaircissent en montant avec des traînées de neige éternelle, des pentes arides en regard de petites cultures qui font comme des carrés de vert, de jaune, de rose, au milieu desquels les meules de foin ne paraissent pas plus grosses que des ruches d'abeilles. Mais ce bel horizon ne nous tient guère chez nous.
Le soir, on a le salon, le jour, on erre dans le parc pour le traitement qui, joint à cette existence si remplie et si vide, vous prend et vous absorbe. L'heure amusante, c'est après déjeuner, quand on se groupe par petites tables pour le café, sous les grands tilleuls, à l'entrée du jardin. C'est l'heure des arrivées et des départs; autour de la voiture qui emporte les baigneurs, on échange des adieux, des poignées de main, les gens de l'hôtel se pressent, éclairés du luisant, du fameux luisant savoyard. On embrasse des personnes qu'on connaît à peine, les mouchoirs s'agitent, les grelots tintent, puis la lourde voiture chargée et vacillante disparaît par les routes étroites, à mi- côte, emportant ces noms, ces visages qui ont fait un moment partie de la vie commune, ces inconnus d'hier, demain oubliés.
D'autres arrivent, s'installent dans leurs habitudes. J'imagine que ce doit être la monotonie des paquebots, avec un renouvellement de figures à chaque escale. Tout ce mouvement m'amuse, mais notre chère maman reste bien triste, bien absorbée, malgré le sourire qu'elle essaie quand je la regarde. Je devine que chaque détail de notre vie lui apporte un souvenir navrant, une évocation d'images lugubres. Elle en a tant vu de ces caravansérails de malades, pendant l'année où elle a suivi son agonisant de station en station, dans la plaine ou sur la montagne, sous les pins au bord de la mer, avec un espoir toujours trompé et l'éternelle résignation qu'elle était obligée de mettre à son martyre.
Vraiment, Jarras pouvait bien lui éviter ce rappel de douleurs; car je ne suis pas malade, je ne tousse presque plus, et, en dehors de mon vilain enrouement qui me donne une voix à crier des pois verts, je ne me suis jamais si bien portée. Un appétit d'enfer, figure-toi, de ces faims terribles qui ne peuvent attendre. Hier, après un déjeuner à trente plats, au menu plus compliqué que l'alphabet chinois, je vois une femme éplucher des framboises devant sa porte. Tout de suite une fringale me prend. Deux bols, ma chère, deux bols de ces grosses framboises si fraîches, «le fruit du pays», comme dit notre garçon de table. Et voilà mon estomac!
C'est égal, ma chérie, comme c'est heureux que ni toi ni moi n'ayons pris le mal de ce pauvre frère que je n'ai guère connu et dont je retrouve ici sur d'autres visages les traits tirés, l'expression découragée qu'il a sur son portrait dans la chambre de nos parents! Et quel original que ce médecin qui l'a soigné jadis, ce fameux Bouchereau! L'autre jour, maman a voulu me présenter à lui, et, pour obtenir une consultation, nous avons rôdé dans le parc autour de ce grand vieux, à la physionomie brutale et dure; mais il était très entouré par les médecins d'Arvillard, l'écoutant avec des humilités d'écolier. Alors nous l'avons attendu à la sortie de l'inhalation. Peine perdue. Notre homme s'est mis à marcher d'un pas, comme s'il voulait nous échapper. Avec maman, tu sais, on ne va guère vite, et nous l'avons encore manqué cette fois. Enfin hier matin Fanny est allée demander de notre part à sa gouvernante, s'il pouvait nous recevoir. Il a fait répondre qu'il était aux eaux pour se soigner et non pour donner des consultations. En voilà un rustre! C'est vrai que je n'ai jamais vu une pâleur pareille, de la cire. Père est un monsieur très coloré à côté de lui. Il ne vit que de lait, ne descend jamais à la salle à manger, encore moins au salon. Notre petit docteur frétillant, celui que j'appelle M. C'est ce qui faut, prétend qu'il a une maladie de coeur très dangereuse, et que ce sont les eaux d'Arvillard qui depuis trois ans le font durer.
«C'est ce qui faut! C'est ce qui faut!»
On n'entend que cela dans le bredouillement de ce drôle de petit homme, vaniteux, bavard, qui tourbillonne le matin dans notre chambre. «Docteur, je ne dors pas… Je crois que le traitement m'agite. — C'est ce qui faut! — Docteur, j'ai toujours sommeil… je crois que ce sont les eaux. — C'est ce qui faut» Ce qu'il faut surtout, c'est que sa tournée soit vite faite, pour qu'il puisse être avant dix heures à son cabinet de consultation, dans cette petite boîte à mouches où le monde s'entasse jusque dans l'escalier, jusque sur le trottoir, en bas des marches. Aussi il ne flâne guère, vous bâcle une ordonnance sans s'arrêter de sauter, de cabrioler, comme un baigneur qui «fait sa réaction».
Oh! la réaction. C'est ça encore une affaire. Moi qui ne prends ni bains ni douches, je ne fais pas de réaction mais je reste quelquefois un quart d'heure sous les tilleuls du parc à regarder le va-et-vient de tous ces gens marchant à grands pas réguliers, l'air absorbé, se croisant sans se dire un mot. Mon vieux monsieur de la salle d'inhalation, celui qui fait de l'oeil à la source, apporte à cet exercice la même conscience ponctuelle. À l'entrée de l'allée il s'arrête, ferme son ombrelle blanche, rabaisse son collet d'habit, regarde sa montre, et en route, la jambe raide, les coudes au corps, une deux! une deux! jusqu'à une grande barre de lumière blonde que le manque d'un arbre jette en clairière dans l'allée. Il ne va pas plus loin, lève les bras trois fois comme s'il tendait des haltères, puis revient de la même allure, brandit de nouveaux haltères, et comme cela quinze tours de suite. J'imagine que la section des agités à Charenton doit avoir un peu de la physionomie de mon allée vers onze heures.
6 août.
C'est donc vrai, Numa vient nous voir. Oh! que je suis contente, que je suis contente Ta lettre est arrivée par le courrier d'une heure, dont la distribution se fait dans le bureau de l'hôtel. Minute solennelle, décisive pour la couleur de la journée. Le bureau plein, on se range en demi-cercle autour de la grosse madame Laugeron, très imposante dans son peignoir de flanelle bleue, pendant que de sa voix autoritaire, un peu maniérée, d'ancienne dame de compagnie, elle annonce les adresses multicolores du courrier. Chacun s'avance à l'appel, et je dois te dire qu'on met un certain amour-propre à avoir un fort courrier. À quoi n'en met-on pas du reste de l'amour-propre dans ce perpétuel frottement de vanités et de sottises? Quand je pense que j'en arrive à être fière de mes deux heures d'inhalation! «M. le prince d'Anhalt… M. Vasseur… Mademoiselle Le Quesnoy…» Déception. Ce n'est que mon journal de modes. «Mademoiselle Le Quesnoy…» Je regarde s'il n'y a plus rien pour moi et je me sauve avec ta chère lettre, jusqu'au fond du jardin, sur un banc enfermé de grands noisetiers.
Ça, c'est mon banc, le coin où je m'isole pour rêver, faire mes romans car, chose étonnante, pour bien inventer, développer selon les règles de M. Baudouy, il ne me faut pas de larges horizons. Quand c'est trop grand, je me perds, je m'éparpille, va te promener. Le seul ennui de mon banc, c'est le voisinage d'une balançoire, où cette petite Bachellery passe la moitié de ses journées à se faire lancer dans l'espace par le jeune homme au ressort. Je pense qu'il en a du ressort pour la pousser ainsi pendant des heures. Et ce sont des cris de bébé, des roulades envolées «Plus haut! encore!…» Dieu! que cette fille m'agace, je voudrais que la balançoire l'envoyât dans la nue et qu'elle n'en redescendît jamais.
On est si bien, si loin, sur mon banc, quand elle n'est pas là. J'y ai savouré ta lettre, dont le post-scriptum m'a fait pousser un cri de joie.
Oh! que béni soit Chambéry et son lycée neuf, et cette première pierre à poser, qui amène dans nos régions le ministre de l'Instruction publique. Il sera très bien ici pour préparer son discours, soit en se promenant dans l'allée de la réaction, — allons, bon, un calembour maintenant, — ou sous mes noisetiers quand mademoiselle Bachellery ne les effarouche pas. Mon cher Numa! Je m'entends si bien avec lui, si vivant, si gai. Comme nous allons causer ensemble de notre Rosalie et du sérieux motif qui l'empêche de voyager en ce moment… Ah! mon Dieu, c'est un secret… Et maman qui m'a tant fait jurer… c'est elle qui est contente aussi de recevoir le cher Numa. Du coup, elle en perd toute timidité, toute modestie, et vous avait une majesté en entrant dans le bureau de l'hôtel pour retenir l'appartement de son gendre le ministre! Non, la tête de notre hôtesse oyant cette nouvelle.
— Comment! mesdames, vous êtes… vous étiez?…
— Nous le fûmes…, nous le sommes…
Sa large face est devenue lilas, ponceau, une palette de peintre impressionniste. Et M. Laugeron, et tout le service. Depuis notre arrivée, nous réclamions en vain un bougeoir supplémentaire; tout à l'heure, il y en avait cinq sur la cheminée. Numa sera bien servi, je t'en réponds, et installé. On lui donne le premier étage du prince d'Anhalt, qui va se trouver libre dans trois jours. Il paraît que les eaux d'Arvillard sont funestes à la princesse; et le petit docteur lui-même est d'avis qu'elle parte au plus vite. C'est ce qui faut, car s'il arrivait un malheur, les Alpes Dauphinoises ne s'en relèveraient pas.
C'est pitié, la hâte qui se fait autour du départ de ces malheureux, comme on les presse, comme on les pousse, à l'aide de cette hostilité magnétique que dégagent les endroits où l'on est importun. Pauvre princesse d'Anhalt dont l'arrivée fut si fêtée ici. Pour un peu, on la reconduirait à l'extrémité du département entre deux gendarmes… L'hospitalité des villes d'eaux!…
À propos, et Bompard? tu ne me dis pas s'il sera du voyage. Dangereux Bompard! s'il vient, je suis capable de m'envoler avec lui sur quelque glacier. Quels développements nous trouverions à nous deux, vers les cimes! Je ris, je suis si heureuse… Et j'inhale, et j'inhale, un peu gênée par le voisinage du terrible Bouchereau qui vient d'entrer et de s'asseoir à deux places de moi.
Qu'il a donc l'air dur, cet homme-là. Les mains sur la pomme de sa canne, son menton posé dessus, il parie tout haut, le regard droit, sans s'adresser à personne. Est-ce que je dois prendre pour moi ce qu'il dit de l'imprudence des baigneuses, de leurs robes de batiste claire, de la sottise des sorties après le dîner dans un pays où les soirées sont d'une fraîcheur mortelle?
Méchant homme! On croirait qu'il sait que je quête ce soir à l'église d'Arvillard pour l'oeuvre de la Propagation. Le père Olivieri doit raconter en chair ses missions dans le Thibet, sa captivité, son martyre; mademoiselle Bachellery, chanter l'Ave Maria de Gounod. Et je me fais une fête du retour par toutes les petites rues noires avec des lanternes, comme une vraie retraite aux flambeaux.
Si c'est une consultation que M. Bouchereau me donne là, je n'en veux pas, il est trop tard. D'abord, monsieur, j'ai carte blanche de mon petit docteur, qui est bien plus aimable que vous et m'a même permis un petit tour de valse au salon pour finir.
Oh! rien qu'un, par exemple. Du reste, quand je danse un peu trop, tout le monde est après moi. On ne sait pas comme je suis robuste avec ma taille de grand fuseau, et qu'une Parisienne n'est jamais malade de trop danser. «Prenez garde… Ne vous fatiguez pas…» L'une m'apporte mon châle; celui-là ferme les croisées dans mon dos, de peur que je m'enrhume. Mais le plus empressé encore, c'est le jeune homme au ressort, parce qu'il trouve que j'en ai diantrement plus que sa soeur. Ce n'est pas difficile, pauvre fille. Entre nous, je crois que ce jeune monsieur, désespéré des froideurs d'Alice Bachellery, s'est rabattu sur moi et me fait la cour… Mais, hélas! il perd ses peines, mon coeur est pris, tout à Bompard… Eh bien! non, ce n'est pas Bompard, et tu t'en doutes, ce n'est pas Bompard le personnage de mon roman. C'est…, c'est… Ah! tant pis, mon heure est passée. Je te le dirai un autre jour, mademoiselle refréjon.
XII
UNE VILLE D'EAUX
(Suite)
Le matin où le Journal des Baigneurs annonça que Son Excellence M. le ministre de l'Instruction publique, Bompard attaché, et leur suite, étaient descendus aux Alpes Dauphinoises, le désarroi fut grand dans les hôtels d'alentour.
Justement La Laita gardait depuis deux jours un évêque catholique de Genève pour le produire au bon moment, ainsi qu'un conseiller général de l'Isère, un lieutenant-juge à Tahiti, un architecte de Boston, une fournée enfin. La Chevrette attendait aussi un «député du Rhône et famille». Mais le député, le lieutenant-juge, tout disparut emporté, perdu dans le sillon de flamme glorieuse qui suivait partout Numa Roumestan. On ne parlait, on ne s'occupait que de lui. Tous les prétextes servaient pour s'introduire aux Alpes Dauphinoises, passer devant le petit salon du rez-de-chaussée sur le jardin, où le ministre mangeait entre ses dames et son attaché, le voir faire la partie de boule, chère aux Méridionaux, avec le père Olivieri des Missions, saint homme terriblement velu, qui à force de vivre chez les sauvages avait pris de leurs façons d'être, poussait des cris formidables en pointant et pour tirer brandissait les boules au-dessus de sa tête en tomahawk.
La belle figure du ministre, la rondeur de ses manières lui gagnèrent les coeurs et surtout sa sympathie pour les humbles. Le lendemain de son arrivée, les deux garçons qui servaient le premier étage annoncèrent à l'office que le ministre les emmenait à Paris pour son service personnel. Comme c'étaient de bons serviteurs, madame Laugeron fit la grimace, mais n'en laissa rien voir à l'Excellence, dont le séjour valait tant d'honneur à son hôtel. Le préfet, le recteur arrivaient de Grenoble, en tenue, présenter leurs hommages à Roumestan. L'Abbé de la Grande- Chartreuse, — il avait plaidé pour eux contre les Prémontrés et leur élixir, — lui envoyait en grande pompe une caisse de liqueur extrafine. Enfin le préfet de Chambéry venait prendre ses ordres pour la cérémonie de la première pierre à poser au lycée neuf, l'occasion d'un discours manifeste et d'une révolution dans les moeurs de l'Université. Mais le ministre demandait un peu de répit; les travaux de la session l'avaient fatigué, il voulait reprendre haleine, s'apaiser au milieu des siens, préparer à loisir ce discours de Chambéry, d'une portée si considérable. Et M. le préfet comprenait bien cela, demandant seulement d'être prévenu quarante-huit heures à l'avance, pour donner l'éclat nécessaire à la cérémonie. La pierre avait attendu deux mois, elle attendrait bien encore le bon vouloir de l'illustre orateur.
En réalité, ce qui retenait Roumestan à Arvillard, ce n'était ni le besoin de repos, ni le loisir nécessaire à cet improvisateur merveilleux sur qui le temps et la réflexion faisaient l'effet de l'humidité sur le phosphore, mais la présence d'Alice Bachellery. Après cinq mois d'un flirtage passionné, Numa n'était pas plus avancé auprès de sa «petite» que le jour de leur premier rendez- vous. Il fréquentait la maison, savourait la bouillabaisse savante de madame Bachellery, les chansonnettes de l'ancien directeur des Folies-Bordelaises, reconnaissait ces menues faveurs par une foule de cadeaux, bouquets, envois de loges ministérielles, billets aux séances de l'Institut, de la Chambre, même les palmes d'officier d'Académie pour le chansonnier, tout cela sans avancer ses affaires. Ce n'était pourtant pas un de ces novices qui vont à la pêche à toute heure, sans avoir d'avance tâté l'eau et solidement appâté. Seulement il avait affaire à la plus subtile dorade, qui s'amusait de ses précautions, mordillait l'amorce, lui donnait parfois l'illusion de la prise, et s'échappait tout à coup d'une détente, lui laissant la bouche sèche de désir, le coeur fouetté des commotions de sa souple échine ondulée et tentante.
Rien de plus énervant que ce jeu. Il ne tenait qu'à Numa de le faire cesser, en donnant à la petite ce qu'elle demandait, sa nomination de première chanteuse à l'Opéra, un traité de cinq ans, de gros appointements, des feux, la vedette, le tout stipulé sur papier timbré, et non par la simple poignée de main, le «topez là» de Cadaillac. Elle n'y croyait pas plus qu'aux «J'en réponds… c'est comme si vous l'aviez…» dont Roumestan depuis cinq mois essayait de la leurrer.
Celui-ci se trouvait entre deux exigences. «Oui, disait Cadaillac, si vous renouvelez mon bail.» Or le Cadaillac était brûlé, fini; sa présence à la tête du premier théâtre de musique, un scandale, une tare, un héritage véreux de l'administration impériale. La presse réclamerait sûrement contre le joueur, trois fois failli, qui ne pouvait porter sa croix d'officier, et le cynique montreur, dilapidant sans vergogne les deniers publics. Fatiguée à la fin de ne pouvoir se laisser prendre, Alice cassa la ligne et se sauva, traînant l'hameçon.
Un jour, le ministre arrivant chez les Bachellery trouva la maison vide et le père qui, pour le consoler, lui chantait son dernier refrain:
Donne-moi d'quoi q't'as, t'auras d'quoi qu'j'ai.
Il s'efforça de patienter un mois, puis retourna voir le fécond chansonnier qui voulut bien lui chanter sa nouvelle:
Quand le saucisson va, tout va…
et le prévenir que ces dames, se trouvant admirablement aux eaux, avaient l'intention de doubler leur séjour. C'est alors que Roumestan s'avisa qu'on l'attendait pour cette première pierre du lycée de Chambéry, une promesse faite en l'air et qui y serait probablement restée, si Chambéry n'eut été voisin d'Arvillard où, par un hasard providentiel, Jarras, le médecin et l'ami du ministre, venait d'envoyer mademoiselle Le Quesnoy.
Ils se rencontrèrent, dès l'arrivée, dans le jardin de l'hôtel. Elle, très surprise de le voir, comme si le matin même elle n'avait lu l'annonce pompeuse du Journal des Baigneurs, comme si depuis huit jours toute la vallée par les mille voix de ses forêts, de ses fontaines, ses innombrables échos, n'annonçait la venue de l'Excellence:
— Vous, ici?
Lui, son air ministre, imposant et gourmé:
— Je viens voir ma belle-soeur.
Il s'étonna, du reste, de trouver encore mademoiselle Bachellery à
Arvillard. Il la croyait partie depuis longtemps.
— Dame! il faut bien que je me soigne, puisque Cadaillac prétend que j'ai la voix si malade.
Là-dessus un petit salut parisien du bout des cils, et elle s'éloigna sur une roulade claire, un joli gazouillis de fauvette, qu'on entend encore longtemps après qu'on ne voit plus l'oiseau. Seulement, dès ce jour, elle changea d'allure. Ce ne fut plus l'enfant précoce, toujours à gambader par l'hôtel, à roquer M. Paul, à jouer à la balançoire, aux jeux innocents, qui ne se plaisait qu'avec les petits, désarmait les mamans les plus sévères, les ecclésiastiques les plus moroses par l'ingénuité de son rire et son exactitude aux offices. On vit paraître Alice Bachellery, la diva des Bouffes, le joli mitron déluré et viveur, s'entourant de jeunes freluquets, improvisant des fêtes, des parties, des soupers que la mère, toujours présente, ne défendait qu'à demi des interprétations mauvaises.
Chaque matin, un panier au blanc tendelet bordé d'un baldaquin de franges se rangeait au perron une heure avant que ces dames descendissent en robe claire, pendant que piaffait autour d'elles une joyeuse cavalcade, tout ce qu'il y avait de libre, de garçon aux Alpes Dauphinoises et dans les hôtels voisins, le lieutenant-juge, l'architecte américain, et surtout le jeune homme au ressort, que la diva ne semblait plus désespérer de ses innocents enfantillages. La voiture bourrée de manteaux pour le retour, un gros panier de provisions sur le siège, on traversait le pays au grand trot, en route pour la Chartreuse de Saint-Hugon, trois heures dans la montagne sur des lacets à pic, au ras des cimes noires de sapins dégringolant vers des précipices, vers des torrents tout blancs d'écume; ou bien dans la direction de Bramefarine, où l'on déjeune d'un fromage de montagne arrosé d'un petit clairet très raide qui fait danser les Alpes, le mont Blanc, tout le merveilleux horizon de glaces, de crêtes bleues que l'on découvre de là-haut, avec de petits lacs, fragments clairs au pied des roches comme des morceaux de ciel cassé. On descendait, à la ramasse, dans des traîneaux de feuillage, sans dossier, où il faut se cramponner aux branches, lancé à corps perdu sur les pentes, tiré par un montagnard qui va droit devant lui sur le velours des pâturages, le lit caillouteux des torrents secs, franchissant de la même vitesse les quartiers de roche ou le grand écart d'un ruisseau, vous laissant en bas à la fin, ébloui, moulu, suffoqué, tout le corps en branle et les yeux tourbillonnants avec la sensation de survivre au plus horrible tremblement de terre.
Et la journée n'était complète que lorsque toute la cavalcade se trempait en route d'un de ces orages de montagne, criblé d'éclairs et de grêle, qui effrayait les chevaux, dramatisait le paysage, préparait un retour à sensation, la petite Bachellery, sur le siège, en paletot d'homme, sa toque ornée d'une plume de gelinotte, tenant les guides, fouettant ferme pour se réchauffer et racontant, une fois descendue, le danger de l'excursion avec l'entrain, la voix mordante, les yeux brillants, la vive réaction de sa jeunesse contre la froide averse et un petit frisson de peur.
Si du moins elle avait éprouvé alors le besoin d'un bon sommeil, un de ces sommeils de pierre que procurent les courses en montagne. Non, c'était jusqu'au matin dans la chambre de ces femmes un train de rires, de chansons, de flacons débouchés, des consommations qu'on montait à ces heures indues, des tables qu'on roulait pour le baccara, et sur la tête du ministre, dont l'appartement se trouvait juste au-dessous.
Plusieurs fois il s'en plaignit à madame Laugeron, très partagée entre son désir d'être agréable à l'Excellence et la crainte de mécontenter des clientes d'un tel rapport. Et puis, a-t-on le droit d'être bien exigeant dans ces hôtels de bains toujours secoués par des départs, des arrivées en pleine nuit, les malles qu'on traîne, les grosses bottes, les bâtons ferrés des ascensionnistes, en train de s'équiper dès avant le jour, et les quintes de toux des malades, ces horribles toux déchirantes, ininterrompues, qui tiennent du râle, du sanglot, du chant d'un coq enroué.
Ces nuits blanches, lourdes nuits de juillet que Roumestan passait en insomnies fiévreuses à tourner et retourner dans son lit des pensées importunes, pendant que sonnait clair là-haut le rire coupé de traits et d'appoggiatures de sa voisine, il aurait pu les employer à son discours de Chambéry; mais il était trop agité, trop furieux, se retenant de monter à l'étage au-dessus pour chasser au bout de ses bottes le jeune homme au ressort, l'Américain et cet infâme lieutenant-juge, déshonneur de la magistrature française aux colonies, pour saisir par le cou, son cou de tourterelle gonflé de roulades, cette méchante petite scélérate en lui disant une bonne fois:
«Aurez-vous bientôt fini de me faire souffrir comme ça?»
Pour s'apaiser, chasser ces visions, d'autres plus vives, plus douloureuses encore, il rallumait sa bougie, appelait Bompard couché dans la pièce à côté, le confident, l'écho, toujours à l'ordre, et l'on causait de la petite. C'est pour cela qu'il l'avait amené, arraché non sans peine à l'installation de sa couveuse artificielle. Bompard s'en consolait en entretenant de son affaire le père Olivieri qui connaissait à fond l'élevage des autruches, ayant habité longtemps Cap-town. Et les récits du religieux, ses voyages, son martyre, les différentes façons dont il avait été torturé en des pays divers, ce corps robuste de boucanier, brûlé, scié, roué, carte d'échantillon des raffineries de la cruauté humaine, tout cela avec le frais éventail rêvé des plumes soyeuses et chatoyantes, intéressait autrement l'imaginatif Bompard que l'histoire de la petite Bachellery; mais il était si bien dressé à son métier de suiveur que, même à cette heure-là, Numa le trouvait prêt à s'attendrir, à s'indigner avec lui, donnant à sa noble tête, sous les pointes d'un foulard de nuit, des expressions de colère, d'ironie, de douleur, selon qu'il s'agissait des faux cils de l'artificieuse petite, de ses seize ans qui en valaient bien vingt-quatre, ou de l'immoralité de cette mère prenant sa part de scandaleuses orgies. Enfin quand Roumestan, ayant bien déclamé, gesticulé, montré à nu la faiblesse de son coeur amoureux, éteignait sa bougie: «Essayons de dormir… Allons…» Bompard profitait de l'obscurité pour lui dire avant d'aller se coucher:
— Moi, à ta place, je sais bien ce que je ferais…
— Quoi?
— Je renouvellerais le traité de Cadaillac.
— Jamais!
Et violemment il s'enfonçait dans ses couvertures pour se garantir contre le tapage du dessus.
Une après-midi, à l'heure de la musique, l'heure coquette et bavarde de la vie de bains, pendant que tous les baigneurs, pressés devant l'établissement comme sur le tillac d'un navire, allaient et venaient, tournaient en rond ou prenaient place sur les chaises serrées en trois rangs, le ministre, pour éviter mademoiselle Bachellery qu'il voyait arriver en éblouissante toilette bleue et rouge, escortée de son état-major, s'était jeté dans une allée déserte, et seul assis à l'angle d'un banc, pénétré dans ses préoccupations par la mélancolie de l'heure et de cette musique lointaine, remuait machinalement du bout de son parasol les éclaboussures de feu dont le couchant jonchait l'allée, quand une ombre lente passant sur son soleil lui fit lever les yeux. C'était Bouchereau, le médecin célèbre, très pâle, bouffi, traînant les pieds. Ils se connaissaient comme à une certaine hauteur de vie tous les Parisiens se connaissent. Par hasard, Bouchereau qui n'était pas sorti depuis plusieurs jours se sentait d'humeur sociable. Il s'assit, on causa.
— Vous êtes donc malade, docteur?
— Très malade, dit l'autre avec ses façons de sanglier… Un mal héréditaire… une hypertrophie du coeur. Ma mère en est morte, mes soeurs aussi… seulement, moi, je durerai moins qu'elles, à cause de mon affreux métier; j'en ai pour un an, deux ans tout au plus.
À ce grand savant, à ce diagnostiqueur infaillible parlant de sa mort avec cette assurance tranquille, il n'y avait rien à répondre que d'inutiles banalités. Roumestan le comprit, et, silencieux, il songeait que c'était là des tristesses autrement sérieuses que les siennes. Bouchereau continua, sans le regarder, avec cet oeil vague, cette suite implacable d'idées que donne au professeur l'habitude de la chaire et du cours:
«Nous autres médecins, parce que nous avons l'air comme ça, on croit que nous ne sentons rien, que nous ne soignons dans le malade que la maladie, jamais l'être humain et souffrant. Grande erreur!… J'ai vu mon maître Dupuytren, qui passait pourtant pour un dur à cuire, pleurer à chaudes larmes devant un pauvre petit diphtéritique qui disait doucement que ça l'ennuyait de mourir… Et ces appels déchirants des angoisses maternelles, ces mains passionnées qui vous pétrissent le bras: «Mon enfant! Sauvez mon enfant!» Et les pères qui se raidissent pour vous dire d'une voix bien mâle, avec de grosses larmes le long des joues: «Vous nous le tirerez de là, n'est-ce pas, docteur?…» On a beau s'aguerrir, ces désespoirs vous poignent le coeur; et c'est ça qui est bon, quand on a le coeur déjà atteint!… Quarante ans de pratique, à devenir chaque jour plus vibrant, plus sensible… Ce sont mes malades qui m'ont tué. Je meurs de la souffrance des autres.
— Mais je croyais que vous ne consultiez plus, docteur, fit le ministre qui s'émouvait.
— Oh! non, plus jamais, pour personne. Je verrais un homme tomber là devant moi, que je ne me pencherais même pas… Vous comprenez, c'est révoltant à la fin, ce mal que j'ai nourri de tous les maux. Je veux vivre, moi… Il n'y a que la vie.»
Il s'animait dans sa pâleur; et sa narine, pincée d'un signe morbide, buvait l'air léger imprégné d'arômes tièdes, de fanfares vibrantes, de cris d'oiseaux. Il reprit avec un soupir navré:
— Je ne pratique plus, mais je reste toujours médecin, je conserve ce don fatal du diagnostic, cette horrible seconde vue du symptôme latent, de la souffrance qu'on veut taire, qui dans le passant à peine regardé, dans l'être qui marche, parle, agit en pleine force, me montre le moribond de demain, le cadavre inerte… Et cela aussi clairement que je vois s'avancer la syncope où je resterai, le dernier évanouissement dont rien ne me fera revenir.
— C'est effrayant, murmura Numa qui se sentait pâlir, et poltron devant la maladie et la mort comme tous les méridionaux, ces enragés de vie, se détournait du savant redoutable, n'osait plus le regarder en face, de peur de lui laisser lire sur sa figure rubiconde l'avertissement d'une fin prochaine.
— Ah! ce terrible diagnostic qu'ils m'envient tous, comme il m'attriste, comme il me gâte le peu de vie qui me reste… Tenez, je connais ici une pauvre femme dont le fils est mort, il y a dix, douze ans, d'une phtisie laryngée. Je l'avais vu deux fois, et seul entre tous, je signalai la gravité du mal. Aujourd'hui je retrouve cette mère avec sa jeune fille; et je peux dire que la présence de ces malheureuses me perd mon séjour aux eaux, me cause plus de mal que mon traitement ne me fera de bien. Elles me poursuivent, elles veulent me consulter, et moi, je m'y refuse absolument… Pas besoin d'ausculter cette enfant pour la condamner. Il me suffit de l'avoir vue l'autre jour se jeter voracement sur un bol de framboises, d'avoir regardé à l'inhalation sa main posée sur ses genoux, une main maigre où les ongles bombent, s'enlèvent au-dessus des doigts comme prêts à se détacher. Elle a la phtisie de son frère, elle mourra avant un an… Mais que d'autres le leur apprennent. J'en ai assez donné de ces coups de couteau qui se retournaient contre moi. Je ne veux plus.
Roumestan s'était levé, très effrayé:
— Savez-vous le nom de ces dames, docteur?
— Non. Elles m'ont envoyé leur carte, je n'ai pas même voulu la voir. Je sais seulement qu'elles sont à notre hôtel.
Et tout à coup, regardant à l'extrémité de l'allée:
«Ah! mon Dieu, les voilà!… Je me sauve.»
Là-bas, sur le rond-point où la musique envoyait son accord final, c'était un mouvement d'ombrelles, de toilettes gaies s'agitant entre les branches aux premiers coups de cloche des dîners sonnant alentour. D'un groupe animé, causant, les dames Le Quesnoy se détachaient, Hortense grande et svelte dans la lumière, une toilette de mousseline et de valenciennes, un chapeau garni de roses, à la main un bouquet de ces mêmes roses acheté dans le parc.
— Avec qui causiez-vous donc, Numa? On dirait M. Bouchereau.
Elle était devant lui, éblouissante, dans un si bon jour d'heureuse jeunesse, que la mère elle-même commençait à perdre ses terreurs, laissant se refléter sur son vieux visage un peu de cette gaieté entraînante.
«Oui, c'était Bouchereau qui me racontait ses misères… Il est bien bas, le pauvre!…»
Et Numa, la regardant, se rassurait:
«Cet homme est fou. Ce n'est pas possible, c'est sa mort qu'il promène et diagnostique partout.»
À ce moment, Bompard apparut, marchant très vite, brandissant un journal.
— Quoi donc? demanda le ministre.
— Grande nouvelle! Le tambourinaire a débuté…
On entendit Hortense murmurer «Enfin!» et Numa qui rayonnait:
— Succès, n'est-ce pas?
— Tu penses!… je n'ai pas lu l'article… Mais trois colonnes en tête du Messager!…
— Encore un que j'ai inventé, dit le ministre qui s'était rassis, les mains à l'entournure du gilet, voyons, lis-nous ça.
Madame Le Quesnoy observant que la cloche du dîner avait sonné, Hortense répliqua vivement que ce n'était que le premier coup; et la joue sur une main, dans une jolie pose d'attente soucieuse, elle écouta.
«Est-ce à M. le ministre des Beaux-Arts, est-ce au directeur de l'Opéra que le public parisien doit la grotesque mystification dont il a été victime hier soir?…»
Ils tressaillirent tous, excepté Bompard qui, dans son élan de beau diseur, bercé par le ronron de sa phrase, sans compromettre ce qu'il lisait, les regardait l'un après l'autre, très surpris de leur étonnement.
— Mais va donc, dit Numa, va donc!
«En tout cas, c'est M. Roumestan que nous en rendons responsable. C'est lui qui nous a apporté de sa province ce bizarre et sauvage galoubet, ce mirliton des chèvres…»
Il y a des gens bien méchants… interrompit la jeune fille qui pâlissait sous ses roses. Le liseur continua, les yeux arrondis des énormités qu'il voyait venir:
«… des chèvres, à qui notre Académie de musique a dû de ressembler pour un soir à un retour de foire de Saint-Cloud. Et vraiment il en fallait un fameux galoubet, pour croire que Paris…»
Le ministre lui arracha violemment le journal:
— Tu ne vas pas nous lire cette ineptie jusqu'au bout, je suppose… C'est bien assez de nous l'avoir apportée.
Il parcourut l'article, d'un de ces prompts regards d'homme public, habitué aux invectives de la presse. «…Ministre de province…, joli batteur d'entrechats… le Roumestan de Valmajour… sifflé le ministère et crevé son tambourin…» Il en eut assez, cacha la méchante feuille dans la profondeur de ses poches, puis se leva en soufflant la colère qui lui gonflait le visage, et prenant le bras de madame Le Quesnoy:
«Allons dîner, maman… Ça m'apprendra à ne plus m'emballer pour un tas de non-valeurs.»
Ils allaient de front tous les quatre, Hortense les yeux à terre, consternée.
«Il s'agit d'un artiste de grand talent, dit-elle en essayant d'affermir son timbre un peu voilé, il ne faut pas le rendre responsable de l'injustice du public, de l'ironie des journaux.»
Roumestan s'arrêta:
«Du talent… du talent… bé, oui… Je ne dis pas…, mais trop exotique…»
Et levant son ombrelle:
«Prenons garde au Midi, petite soeur, prenons garde au Midi…
N'en abusons pas… Paris se fatiguerait…»
Il se remit en route à pas comptés, paisible et froid comme un habitant de Copenhague, et le silence ne fut troublé que par ce craquement du gravier sous les pas, qui semble en certaines circonstances l'écrasement, l'émiettement d'une colère ou d'un rêve. Quand on fut devant l'hôtel dont l'immense salle envoyait par ces dix fenêtres le tapage affamé des cuillers au fond des assiettes, Hortense s'arrêta, et, relevant la tête:
«Alors, ce pauvre garçon… vous allez l'abandonner?
— Que faire?… Il n'y a pas à lutter… Puisque Paris n'en veut pas.»
Elle eut un regard d'indignation presque méprisante:
«Oh! c'est affreux, ce que vous dites… Eh bien, moi, je suis plus fière que vous, et fidèle à mes enthousiasmes.»
Elle franchit en deux sauts le perron de l'hôtel.
— Hortense, le second coup est sonné.
— Oui, oui, je sais… Je descends.
Elle monta dans sa chambre, s'enferma, la clef en dedans, pour ne pas être dérangée. Son pupitre ouvert, un de ces coquets bibelots à l'aide desquels la Parisienne personnifie même une chambre d'auberge, elle en tira une des photographies qu'elle s'était fait faire avec le ruban et le fichu d'Arles, écrivit une ligne au bas, et signa. Pendant qu'elle mettait l'adresse, l'heure sonna au clocher d'Arvillard dans la sombreur violette du vallon, comme pour solenniser ce qu'elle osait faire.
«Six heures.»
Une vapeur montait du torrent, en blancheurs errantes et floconnantes. L'amphithéâtre de forêts, de montagnes, l'aigrette d'argent du glacier dans le soir rose, elle notait les moindres détails de cette minute silencieuse et reposée, comme on marque sur le calendrier une date entre toutes, comme on souligne dans un livre le passage qui nous a le plus ému, et songeant tout haut:
«C'est ma vie, toute ma vie que j'engage en ce moment.»
Elle en prenait à témoin la solennité du soir, la majesté de la nature, le recueillement grandiose de tout autour d'elle.
Sa vie entière qu'elle engageait! Pauvre petite, si elle avait su combien c'était peu de chose.
À quelques jours de là, mesdames Le Quesnoy quittaient l'hôtel, le traitement d'Hortense étant fini. La mère, quoique rassurée par la bonne mine de son enfant et ce que lui disait le petit docteur du miracle opéré par la nymphe des eaux, avait hâte d'en finir avec cette existence dont les moindres détails réveillaient son ancien martyre.
«Et vous, Numa?»
Oh! lui, il comptait rester encore une semaine ou deux, continuer un bout de traitement et profiter du calme où le laisserait leur départ pour écrire ce fameux discours. Cela ferait un fier tapage dont elles auraient des nouvelles à Paris. Dame! Le Quesnoy ne serait pas content.
Et tout à coup Hortense, prête à partir, si heureuse pourtant de rentrer chez elle, de revoir les chers absents que le lointain lui rendait plus chers encore, car elle avait de l'imagination jusque dans le coeur, Hortense se sentait une tristesse de quitter ce beau pays, tout ce monde de l'hôtel, des amis de trois semaines auxquels elle ne se savait pas tellement attachée. Ah! natures aimantes, comme vous vous donnez, comme tout vous prend, et quelle douleur ensuite pour briser ces fils invisibles et sensibles. On avait été si bon pour elle, si attentionné et à la dernière heure, il se pressait autour de la voiture tant de mains tendues, de visages attendris. Des jeunes filles l'embrassaient:
«Ça ne sera plus gai sans vous.»
On promettait de s'écrire, on échangeait des souvenirs, des coffrets odorants, des coupe-papier en nacre avec cette inscription: Arvillard 1876 dans un reflet bleu des lacs. Et pendant que M. Laugeron lui glissait dans son sac une fiole de chartreuse surfine, elle voyait là-haut, derrière la vitre de sa chambre, la montagnarde qui la servait tamponner ses yeux d'un gros mouchoir lie de vin, elle entendait une voix éraillée murmurer à son oreille: «Du ressort, mademoiselle…toujours du ressort…» Son ami le poitrinaire qui, grimpé sur l'essieu, tendait vers elle un regard d'adieu, deux yeux creusés, rongés, fiévreux, mais étincelants d'énergie, de volonté, et un peu d'émotion aussi. Oh! les bonnes gens, les bonnes gens…
Hortense ne parlait pas de peur de pleurer.
«Adieu, adieu tous!»
Le ministre, qui accompagnait ces dames jusqu'à la station lointaine, prenait place en face d'elles. Le fouet claque, les grelots s'ébranlent. Tout à coup Hortense crie: «Mon ombrelle!» Elle l'avait là, il n'y a qu'un instant. Vingt personnes s'élancent. «L'ombrelle… l'ombrelle…» Dans la chambre, non, dans le salon. Les portes battent, l'hôtel est fouillé de haut en bas:
«Ne cherchez pas… Je sais où elle est.»
Toujours vive, la jeune fille saute hors de la voiture et court dans le jardin vers le berceau de noisetiers où le matin encore elle ajoutait quelques chapitres au roman en cours dans sa petite tête bouillonnante. L'ombrelle était là, jetée en travers sur le banc, quelque chose d'elle-même resté à cette place favorite et qui lui ressemblait. Quelles heures délicieuses passées dans ce coin de claire verdure, que de confidences envolées avec les abeilles et les papillons! Sans doute elle n'y reviendrait jamais et cette pensée lui serrait le coeur, la retenait. Jusqu'au grincement long de la balançoire qu'à cette heure elle trouvait charmant.
— Zut! tu m'embêtes…
C'était la voix de mademoiselle Bachellery qui, furieuse de se voir délaisser pour ce départ, et se croyant seule avec sa mère, lui parlait dans son langage habituel. Hortense songeait aux câlineries filiales qui l'avaient tant de fois énervée, et riait toute seule en revenant vers la voiture, quand au détour d'une allée elle se trouva face à face avec Bouchereau. Elle s'écartait, mais il la retint par le bras.
— Vous nous quittez donc, mon enfant?
— Mais oui, monsieur…
Elle ne savait trop que répondre, interdite de la rencontre et de ce qu'il lui parlait pour la première fois. Alors il lui prenait les deux mains dans les siennes, la tenait ainsi devant lui, les bras écartés, la considérait profondément de ses yeux aigus sous leurs sourcils blancs en broussailles. Puis ses lèvres, son étreinte, tout trembla, un flot de sang empourprant sa pâleur:
— Allons, adieu…, bon voyage!
Et sans d'autres paroles, il l'attira, la serra contre sa poitrine avec une tendresse de grand-père et se sauva, les deux mains appuyées sur son coeur qui éclatait.
XIII
LE DISCOURS DE CHAMBERY
Non, non, je me fais hironde… e… elle Et je m'envo…o…le à tire d'ai…ai…le…
De sa voix aigrelette qui, ce matin, s'était levée toute limpide et de belle humeur, la petite Bachellery, serrée dans un caban de fantaisie à capuchon de soie bleue pour aller avec une petite toque entortillée d'un grand voile de gaze, chantait devant sa glace en achevant de boutonner ses gants. Sanglée pour l'excursion, sa joyeuse petite personne avait une bonne odeur de toilette fraîche et de costume neuf, strictement ordonné, en contraste avec les gâchis de la chambre d'hôtel, où les restes d'un souper traînaient sur la table au milieu des jetons, des cartes, des bougies, tout près du lit découvert et d'une grande baignoire pleine de cet éblouissant petit-lait d'Arvillard souverain pour calmer les nerfs et satiner la peau des baigneuses.
En bas, l'attendaient le panier attelé, secouant ses grelots, et toute une jeune escorte caracolant devant le perron.
Comme la toilette finissait, on frappa à la porte.
— Entrez!…
Roumestan s'avança, très ému, lui tendit une large enveloppe:
— Voici, mademoiselle… Oh! lisez… lisez…
C'était son engagement à l'Opéra pour cinq ans, avec les appointements voulus, la vedette, tout. Quand elle l'eut déchiffré article par article, froidement, posément, jusqu'à la signature à gros doigts de Cadaillac, alors, mais seulement alors, elle fit un pas vers le ministre, et, relevant son voile déjà serré pour la poussière du voyage, tout contre lui, son bec rose en l'air:
— Vous êtes bon… je vous aime…
Il n'en fallait pas plus pour faire oublier à l'homme public tous les ennuis que cet engagement allait lui causer. Il se contint pourtant, demeura droit, froid, sourcilleux comme un roc.
— Maintenant, j'ai tenu ma parole, je me retire… je ne veux pas déranger votre partie…
— Ma partie?… Ah! oui, c'est vrai… Nous allons à Château-
Bayard.
Et lui passant ses deux bras au cou, câlinement:
— Vous allez venir avec nous… Oh! si… oh! Si…
Elle lui frôlait la figure avec ses grands cils en pinceaux, et même lui mordillait son menton de statue, pas bien fort, du bout des quenottes.
— Avec ces jeunes gens?… mais c'est impossible… Vous n'y songez pas?…
— Ces jeunes gens?… Je m'en moque pas mal de ces jeunes gens… Je les lâche… Maman va les prévenir… Oh! ils y sont habitués… tu entends, maman?
— J'y vas, dit madame Bachellery qu'on apercevait dans la chambre à côté, le pied sur une chaise, s'efforçant de chausser ses bas rouges de bottines de coutil trop étroites. Elle fit au ministre sa belle révérence des Folies-Bordelaises et descendit bien vite expédier ces messieurs.
— Garde un cheval pour Bompard… Il viendra avec nous, lui cria la petite; et Numa, touché de cette attention, savoura la joie délicieuse d'écouter, avec cette jolie fille entre ses bras, s'éloigner au pas, l'oreille basse, toute la fringante jeunesse dont les caracolades lui avaient tant de fois piétiné le coeur. Un baiser longuement appuyé sur un sourire qui promettait tout, puis elle se dégagea:
— Allez vite vous habiller… Il me tarde d'être en route…
Quelle rumeur curieuse dans l'hôtel, quel mouvement derrière les persiennes quand on sut que le ministre était de la partie de Château-Bayard, qu'on vit son large gilet blanc, le panama ombrant sa face romaine, s'étaler dans le panier en face de la chanteuse. Après tout, comme disait le père Olivieri très aguerri par ses voyages, quel mal y avait-il à cela, est-ce que la mère ne les accompagnait pas, et le Château-Bayard, monument historique, rentrait-il oui ou non dans les attributions ministérielles? Ne soyons donc pas si intolérants, mon Dieu, surtout avec des hommes qui donnent leur vie à la défense des bonnes doctrines et de notre sainte religion.
— Bompard ne vient pas, qu'est-ce qu'il fait donc? murmurait Roumestan, impatienté d'attendre là, devant l'hôtel, sous tous ces regards plongeants qui le fusillaient malgré le baldaquin de la voiture. À une croisée du premier étage, quelque chose d'extraordinaire apparut, de blanc, de rond, d'exotique, qui cria avec l'accent de l'ancien chef des Tcherkesses:
— Partez devant… Je rejoueïndrai.
Comme s'ils n'attendaient que ce signal, les deux mulets, le garrot bas, mais le pied solide, détalèrent en secouant leurs sonnettes voyageuses, franchirent le parc en trois sauts, traversèrent l'établissement de bains.
— Gare! gare!
Les baigneurs effarés, les chaises à porteurs se rangent vivement, les filles de service, leurs grandes poches de tablier pleines de monnaie et de tickets de couleur, apparaissent à l'entrée des galeries les masseurs, tout nus comme des Bédouins sous leurs couvertures de laine, se montrent à mi-corps sur l'escalier des étuves, les salles d'inhalation soulèvent leurs rideaux bleus, on veut voir passer le ministre et la chanteuse; mais ils sont déjà loin, lancés à fond de train dans le lacis descendant des petites rues noires d'Arvillard, sur les cailloux pointus, serrés, veinés de soufre et de feu, où la voiture rebondit avec des étincelles, secouant les maisons basses toutes lépreuses, faisant apparaître aux fenêtres garnies d'écriteaux, au seuil des boutiques de bâtons ferrés, de parasols, de passe-montagnes, de pierres calcaires, minerais, cristaux et autres attrape-baigneurs, des têtes qui s'inclinent, des fronts qui se découvrent à la vue du ministre. Les goitreux eux-mêmes le reconnaissent, saluent de leurs rires inconscients et rauques le grand maître de l'Université de France, tandis que ces dames, très fières, se tiennent droites et dignes en face de lui, sentant bien l'honneur qui leur est fait. Elles ne se mettent à l'aise qu'une fois hors du pays sur la belle route de Pontcharra, où les mulets soufflent au bas de la tour de Treuil que Bompard a fixée comme rendez-vous.
Les minutes se passent, pas de Bompard. On le sait bon cavalier, il s'en est vanté si souvent. On s'étonne, on s'irrite, Numa surtout, impatient d'être loin sur cette route blanche, unie, qui paraît sans fin, d'avancer dans cette journée qui s'ouvre comme une veine, pleine d'espérances et d'aventures. Enfin, d'un tourbillon de poussière où halète une voix effrayée: «ho!… la… ho!… la…» jaillit la tête de Bompard, coiffée d'un de ces casques en liège couverts de toile blanche, à vague tournure de scaphandres, en usage dans l'armée indo-anglaise, et que le Méridional a emporté dans le but d'agrandir, de dramatiser son voyage, laissant croire au chapelier qu'il partait pour Bombay ou pour Calcutta.
«Arrive donc, lambin.»
Bompard hocha la tête d'un air tragique. Évidemment il s'était passé des choses au départ, et le Tcherkesse avait dû donner aux gens de l'hôtel une triste idée de son équilibre car de larges plaques de poussière souillaient ses manches et son dos.
«Mauvais cheval, dit-il en saluant ces dames, pendant que le panier s'ébranlait, mauvais cheval, mais je l'ai mis au pas.»
Si bien au pas que maintenant l'étrange bête ne voulait plus avancer, piétinant et tournant sur place comme un chat malade, malgré les efforts de son cavalier. La voiture était déjà loin.
«Viens-tu, Bompard?…
— Partez devant… Je rejoindrai…» cria-t-il encore de son plus beau creux marseillais; puis il eut un geste désespéré et on le vit détaler du côté d'Arvillard dans une volée de sabots furieux. Tout le monde pensa: «Il aura oublié quelque chose», et on ne s'occupa plus de lui.
La route contournait les hauteurs, large route de France, espacée de noyers, ayant à gauche des forêts de châtaigniers et de pins, en terrasses; à droite des pentes immenses, déroulant à perte de vue, jusqu'au fond où les villages apparaissaient resserrés dans les creux, des champs de vigne, de blé, de maïs, des mûriers, des amandiers, et d'éblouissants tapis de genêts dont la graine éclatant à la chaleur faisait un pétillement continu, comme si le sol même grésillait tout en feu. On aurait pu le croire à la lourdeur du temps, à cet embrasement de l'atmosphère qui ne paraissait pas venir du soleil, presque invisible, reculé derrière une gaze, mais de vapeurs terrestres et brûlantes faisant trouver délicieusement fraîche la vue du Glayzin et sa cime coiffée de neiges qu'on aurait pu, semblait-il, toucher du bout des ombrelles.
Roumestan ne se souvenait pas de paysage comparable à celui-là, non, pas même dans sa chère Provence: il n'imaginait pas de bonheur plus complet que le sien. Ni soucis, ni remords. Sa femme fidèle et croyante, l'espoir de l'enfant, la prédiction de Bouchereau sur Hortense, l'effet désastreux qu'allait produire l'apparition du décret Cadaillac à l'Officiel, rien n'existait plus pour lui.
Tout son destin tenait dans cette belle fille dont les yeux reflétaient ses yeux, ses genoux emboîtés dans les siens, et qui sous le voile azur, rosé par sa chair blonde, chantait en lui pressant les mains:
Maintenant je me sens aimée, Fuyons tous deux sous la ramée…
Pendant qu'ils s'emportaient dans le vent de la course, la route dévidée rapidement élargissait son paysage à mesure, laissant voir une plaine immense en demi-cercle, des lacs, des villages, puis des montagnes nuancées à leur degré d'éloignement, la Savoie qui commençait.
«Que c'est beau! que c'est grand!» disait la chanteuse; lui, répondait tout bas: «Que je vous aime!»
À la dernière halte, Bompard rejoignit encore une fois, à pied, très piteux, menant son cheval par la bride. «Cette bête est étonnante…» fit-il sans plus, et ces dames s'informant s'il était tombé «Non… C'est mon ancienne blessure qui s'est rouverte.» Blessé où, quand? Il n'en avait jamais parlé; mais, avec Bompard, il fallait s'attendre à des surprises. On le fit monter dans la voiture, son très pacifique cheval docilement attelé derrière, et l'on se dirigea vers le Château-Bayard, dont les deux tours poivrières, piètrement restaurées, se distinguaient sur un plateau.
Une servante vint au-devant d'eux, montagnarde finaude, aux ordres d'un vieux prêtre, ancien desservant des paroisses voisines, qui habite Château-Bayard, à la charge d'en laisser l'entrée libre aux touristes. Quand une visite est signalée, le prêtre, très digne, monte dans sa chambre, à moins qu'il ne s'agisse de personnages; mais le ministre en partie fine se gardait bien de donner ses titres, et ce fut comme à de simples visiteurs que la domestique montra, avec les phrases apprises et le ton psalmodique de ces gens-là, ce qui reste de l'ancien manoir du chevalier sans peur et sans reproche, pendant que le cocher installait le déjeuner sous une tonnelle du petit jardin.
«Ici l'ancienne chapelle où le bon chevalier matin et soir… Je prie mesdames et messieurs de considérer l'épaisseur des murailles.»
On ne considérait rien du tout. Il faisait noir, on butait contre des gravats qu'éclairait à demi le jour d'une meurtrière glissant sur un grenier à foin établi dans les poutres du plafond. Numa, le bras de sa petite sous le sien, se moquait un peu du chevalier Bayard et de «sa respectable mère, la dame Hélène des Allemans». Cette odeur de vieilles choses les ennuyait et même un moment, pour tâter l'écho des voûtes de la cuisine, madame Bachellery ayant entonné la dernière chanson de son époux, mais là, tout à fait gaillarde: J'tiens ça d'papa…, j'tiens ça d'maman…, personne ne se scandalisa, au contraire.
Mais dehors, le déjeuner servi sur une massive table de pierre, et quand la première faim fut apaisée, la calme splendeur de l'horizon autour d'eux, la vallée du Graisivaudan, les Bauges, les sévères contreforts de la Grande-Chartreuse, et le contraste, dans cette nature aux grandes lignes, du petit verger en terrasse où vivait ce vieux solitaire, tout à Dieu, à ses tulipiers, à ses abeilles, les pénétra peu à peu de quelque chose de grave, de doux qui ressemblait à du recueillement. Au dessert, le ministre entr'ouvrant le guide pour retremper sa mémoire, parla de Bayard, «de sa pauvre dame de mère qui tendrement plorait», le jour où l'enfant partant pour Chambéry, page chez le duc de Savoie, faisait caracoler son petit roussin devant la porte du Nord, à cette place même où l'ombre de la grosse tour s'allongeait majestueuse et frêle, comme le fantôme du vieux castel évanoui.
Et Numa, se montant, leur lisait les belles paroles de madame Hélène à son fils, au moment du départ: «Pierre, mon amy, je vous recommande que devant toutes choses aimiez, craigniez et serviez Dieu, sans aucunement l'offenser, s'il vous est possible.» Debout sur la terrasse, avec un geste large qui allait jusqu'à Chambéry: «Voilà ce qu'il faut dire aux enfants, voilà ce que tous les parents, ce que tous les maîtres…»
Il s'arrêta, se frappa le front:
«Mon discours!… C'est mon discours… Je le tiens… Superbe! Le Château-Bayard, une légende locale… Quinze jours que je le cherche… Et le voilà!
— C'est providentiel, cria madame Bachellery pleine d'admiration, trouvant tout de même la fin du déjeuner un peu grave… Quel homme! Quel homme!»
La petite paraissait aussi très montée; mais l'impressionnable Roumestan n'y prenait pas garde. L'orateur bouillonnait sous son front, dans sa poitrine, et tout à son idée:
«Le beau, disait-il en cherchant autour de lui, le beau serait de dater la chose de Château-Bayard…
— Si c'est que monsieur l'avocat voudrait un petit coin pour écrire…
— Oh! seulement quelques notes à jeter… Vous permettez, mesdames… Le temps qu'on vous serve le café… Je reviens… C'est pour pouvoir mettre ma date sans mentir.»
La servante l'installa dans une petite pièce du rez-de-chaussée très ancienne, dont la voûte arrondie en dôme garde des fragments de dorure et qu'on prétend avoir été l'oratoire de Bayard, de même que la vaste salle voisine avec un grand lit de paysan à baldaquin et rideaux de perse est présentée comme sa chambre à coucher.
Il faisait bon écrire entre ces épaisses murailles que la lourdeur du temps ne pénétrait pas, derrière cette porte-fenêtre entrebâillée jetant en travers de la page la lumière, les parfums du petit verger. Au début, la plume de l'orateur n'était pas assez prompte pour l'enthousiasme de l'idée; il envoyait ses phrases, à la grosse, la tête en bas, des phrases d'avocat du Midi connues mais éloquentes, grises avec une chaleur cachée et des pétillements d'étincelles çà et là comme dans la coulée. Subitement il s'arrêta, le crâne vide de mots ou chargé de la fatigue de la route et des vapeurs du déjeuner. Alors il se promena de l'oratoire à la chambre, parlant haut, s'excitant, écoutant son pas dans la sonorité, comme celui d'un revenant illustre, et se rassit encore sans pouvoir tracer une ligne… Tout tournait autour de lui, les murs blanchis à la chaux, ce rayon de lumière hypnotisante. Il entendit un bruit d'assiettes et de rires dans le jardin, loin, très loin, et finit par s'endormir profondément, le nez sur son ébauche.
… Un violent coup de tonnerre le mit debout. Depuis combien de temps était-il là? Un peu confus, il sortit dans le jardin désert, immobile. L'odeur des tulipiers s'écrasait dans l'air. Sous la tonnelle vide, des guêpes volaient lourdement autour de la poissure des verres de champagne et du sucre resté dans les tasses que la montagnarde desservait sans bruit, prise d'une peur nerveuse de bête à l'approche de l'orage, et se signant à chaque éclair. Elle apprit à Numa que la demoiselle se trouvant avec un grand mal de tête après déjeuner, elle l'avait menée dormir un peu dans la chambre de Bayard, en fermant «ben doucement» la porte pour ne pas déranger le monsieur qui travaillait. Les deux autres, la grosse dame et le chapeau blanc, étaient descendus dans la vallée, et pour sûr ils auraient de l'eau, car il allait en faire un… «Voyez!…»
Dans la direction qu'elle indiquait, sur la crête déchiquetée des Bauges, les cimes calcaires de la Grande-Chartreuse enveloppée d'éclairs comme un mystérieux Sinaï, le ciel s'obscurcissait d'une énorme tache d'encre qui grandissait à vue d'oeil et sous laquelle toute la vallée, le remous des arbres verts, l'or des blés, les routes indiquées par de légères traînes de poussière blanche soulevée, la nappe argentée de l'Isère, prenaient une extraordinaire valeur lumineuse, un jour de réflecteur oblique et blanc, à mesure que se projetait la sombre et grondante menace. Au lointain, Roumestan aperçut le casque en toile de Bompard, étincelant comme une lentille de phare.
Il rentra, mais ne put se remettre au travail. Pour le coup, le sommeil ne paralysait pas sa plume; il se sentait, au contraire, étrangement excité par la présence d'Alice Bachellery dans la chambre voisine. Au fait, y était-elle encore? Il entr'ouvrit la porte et n'osa plus la refermer, de peur de déranger le joli sommeil de la chanteuse jetée, toute défaite, sur le lit, dans un fouillis troublant de cheveux froissés, d'étoffes ouvertes, de blanches formes entrevues.
— Allons, voyons, Numa… La chambre de Bayard, qué diable!
Il se prit positivement par le collet, comme un malfaiteur, se ramena, s'assit de force à sa table, la tête entre ses mains, bouchant ses yeux et ses oreilles, pour mieux s'absorber dans la dernière phrase qu'il répétait tout bas:
— «Et, messieurs, ces recommandations suprêmes de la mère de Bayard, venues jusqu'à nous dans la tant douce langue du moyen âge, nous voudrions que l'Université de France…»
L'orage l'énervait, si lourd, engourdissant comme l'ombre de certains arbres des tropiques. Sa tête flottait, grisée d'une odeur exquise exhalée par les fleurs amères des tulipiers ou cette brassée de cheveux blonds éparse sur le lit à côté. Malheureux ministre! Il avait beau s'accrocher à son discours, invoquer le chevalier sans peur et sans reproche, l'instruction publique, les cultes, le recteur de Chambéry, rien n'y fit. Il dut rentrer dans la chambre de Bayard, et, cette fois, si près de la dormeuse, qu'il entendait son souffle léger, frôlait de sa main l'étoffe à ramages des rideaux tombés encadrant ce sommeil provocateur, cette chair nacrée aux ombres et aux dessous roses d'une sanguine polissonne de Fragonard.
Même là, au bord de sa tentation, le ministre luttait encore, et le murmure machinal de ses lèvres marmottait les recommandations suprêmes que l'Université de France… quand un roulement brusque qui rapprochait ses saccades réveilla la chanteuse en sursaut.
— Oh! que j'ai en peur… tiens! c'est vous?
Elle le reconnaissait en souriant, de ses yeux clairs d'enfant qui s'éveille, sans aucune gêne de son désordre; et ils restaient saisis, immobiles, croisant la flamme silencieuse de leur désir. Mais la chambre se trouva subitement plongée dans une nuit noire par le retour des hautes persiennes que le vent fermait l'une après l'autre. On entendit battre des portes, une clef tomber, des tourbillons de feuilles et de fleurs rouler sur le sable jusqu'au seuil où soufflait la bourrasque plaintivement.
— Quel orage! lui dit-elle tout bas en prenant sa main brûlante et l'attirant presque sous les rideaux…
«Et, messieurs, ces recommandations suprêmes de la mère de Bayard, venues à nous dans la tant douce langue du moyen âge…»
C'était à Chambéry, en vue du vieux château des ducs de Savoie et de ce merveilleux amphithéâtre de vertes collines et de montagnes neigeuses auquel Chateaubriand songeait devant le Taygète, que le grand maître de l'Université parlait cette fois, entouré d'habits brodés, de palmes, d'hermines, d'épaulettes à gros grains, dominant une foule immense soulevée par la puissance de sa verve, le geste de sa main robuste tenant encore la petite truelle à manche d'ivoire qui venait de cimenter la première pierre du lycée…
«Nous voudrions que l'Université de France les adressât à chacun de ses enfants: Pierre, mon amy, je vous recommande devant toutes choses…»
Et tandis qu'il citait ces touchantes paroles, une émotion faisait trembler sa main, sa voix, ses larges joues, au souvenir de la grande chambre odorante où, dans l'agitation d'un orage mémorable, avait été composé le discours de Chambéry.
XIV
LES VICTIMES
Un matin. Dix heures. L'antichambre du ministre de l'instruction publique, long couloir, mal éclairé, à tentures sombres et lambris de chêne, s'encombre d'une foule de solliciteurs, assis ou piétinants, plus nombreux de minute en minute, chaque nouveau venu donnant sa carte au solennel huissier à chaîne qui la prend, l'inspecte, et religieusement la pose, sans un mot, à côté de lui, sur le buvard de la petite table où il écrit dans le jour blême de la croisée toute ruisselante d'une fine pluie d'octobre.
Un des derniers arrivants a pourtant l'honneur d'émouvoir cette auguste impassibilité. C'est un gros homme hâlé, brûlé, goudronné, avec deux petites ancres d'argent en boucles d'oreilles, et une voix de phoque enroué comme il en râle, dans la claire vapeur matinale des ports provençaux.
— Dites-y que c'est Cabantous le pilote… Il sait ce que c'est… Il m'attend.
— Vous n'êtes pas le seul, répond l'huissier, qui sourit discrètement de sa plaisanterie.
Cabantous n'en sent pas la finesse; mais il rit de confiance, la bouche fendue jusqu'aux ancres, et tanguant des épaules, à travers la foule qui s'écarte de son parapluie trempé, il va prendre place sur une banquette à côté d'un autre patient presque aussi tanné que lui.
— Té! vé… C'est Cabantous… Hé! adieu…
Le pilote s'excuse, il ne remet pas la personne.
— Valmajour, savez bien…, on s'est connu là-bas, aux arènes.
— C'est tron de Dieu! vrai… Bé, mon homme, tu peux dire que
Paris t'a changé…
Le tambourinaire est maintenant un monsieur aux cheveux noirs très longs, rejetés derrière l'oreille, à l'artiste, ce qui avec son teint bistré, sa moustache bleuâtre qu'il effile continuellement, le fait ressembler à un Tzigane de la Foire aux pains d'épice. Là- dessus, une crête toujours levée de coq de village, une vanité de beau garçon et de musicien où se trahit et déborde l'exagération de son midi d'apparence tranquille et peu bavarde. L'insuccès de l'Opéra ne l'a pas refroidi. Comme tous les acteurs en pareil cas, il l'attribue à la cabale; et pour sa soeur et lui, ce mot prend des proportions barbares, extraordinaires, une orthographe de sanscrit, la kkabbale, un animal mystérieux qui tient du serpent à sonnettes et du cheval de l'Apocalypse. Et il raconte à Cabantous qu'il débute dans quelques jours à un grand café-concert du Boulevard, «un eskating, allons!» où il doit figurer dans des tableaux vivants, à deux cents francs par soir.
— Deux cents francs par soir.
Le pilote roule des yeux…
— Et en plus, ma biographille qu'on criera dans les rues et mon portrait de sa grandeur nature sur tous les murs de Paris, avé le costume de troubadour de l'ancien temps que je mettrai le soir pour faire ma musique.
C'est cela surtout qui le flatte, le costume. Quel dommage qu'il n'ait pas pu mettre sa casquette à créneaux et ses souliers à la poulaine, pour venir montrer au ministre l'engagement superbe, sur du bon papier cette fois, que l'on a signé sans lui. Cabantous regarde la feuille timbrée, noircie sur ses deux faces, et soupire:
— Tu es bien heureux… Moi, voilà plus d'un an que j'espère après ma médaille… Numa m'avait dit d'y envoyer mes papiers, j'y ai envoyé mes papiers… Puis j'ai plus entendu parler de la médaille, ni des papiers, ni de rien du tout… J'ai écrit à la marine, ils mé connaissent pas, à la marine… J'ai écrit au ministre, le ministre m'a pas répondu… Et le plus foutant, c'est qu'à présent, sans mes papiers, quand j'ai une discussion avec les capitaines marins pour le pilotage, les prud'hommes ils veulent pas écouter mes raisons. Alors, voyant ça, j'ai mis la barque à la calanque, et je me suis pensé: allons voir Numa.
Il en pleurerait presque, le malheureux pilote.
Valmajour le console, le rassure, promet de parler au ministre pour lui, ceci d'un ton assuré, le doigt à la moustache, comme un homme à qui l'on n'a rien à refuser. Du reste, cette attitude hautaine ne lui est pas particulière. Tous ces gens qui attendent une audience, vieux prêtres aux façons béates, en mantelet de visite, professeurs méthodiques et autoritaires, peintres gommeux, coiffés à la russe, épais sculpteurs aux doigts en spatule, ont ce même maintien triomphant. Amis particuliers du ministre, sûrs de leur affaire, tous en arrivant ont dit à l'huissier:
— Il m'attend.
Tous ont la conviction que si Roumestan les savait là! C'est ce qui donne à cette antichambre de l'instruction publique une physionomie très spéciale, sans rien de ces pâleurs de fièvres, de ces tremblantes anxiétés qu'on trouve dans les salles d'attente ministérielles.
— Avec qui est-il donc? demande tout haut Valmajour s'approchant de la petite table.
— Le directeur de l'Opéra.
— Cadaillac… va bien, je sais… C'est pour mon affaire…
Après l'insuccès du tambourinaire à son théâtre, Cadaillac s'est refusé à le faire entendre de nouveau. Valmajour voulait plaider; mais le ministre, qui craint les avocats et les petits journaux, a fait prier le musicien de retirer son assignation, lui garantissant une forte indemnité. C'est cette indemnité qu'on discute sans doute en ce moment, et non sans quelque animation, car le coup de clairon de Numa franchit à tout instant la double porte du cabinet qui s'ouvre enfin brutalement.
— Ce n'est pas ma protégée, c'est la vôtre.
Le gros Cadaillac sort sur ce mot, traverse l'antichambre à pas furieux, se croisant avec l'huissier qui s'avance entre deux haies de recommandations:
— Vous n'avez qu'à donner mon nom.
— Qu'il sache seulement que je suis là.
— Dites-y que c'est Cabantous.
L'autre n'écoute personne, marche, très grave, quelques cartes de visite à la main, et, derrière lui, la porte qu'il laisse entr'ouverte montre le cabinet ministériel, plein du jour de ses trois fenêtres sur le jardin, tout un panneau couvert par le manteau doublé d'hermine de M. de Fontanes peint en pied.
Avec un peu d'étonnement sur sa figure cadavérique, l'huissier revient et appelle:
— Monsieur Valmajour.
Le musicien n'est pas étonné, lui, de passer ainsi avant tous les autres.
Depuis le matin il a son portrait affiché sur les murs de Paris. C'est un personnage à présent, et le ministre ne le ferait plus languir dans les courants d'air d'une gare. Fat, souriant, le voilà planté au milieu du somptueux cabinet où des secrétaires sont en train de mettre à bas cartons et tiroirs dans une recherche effarée. Roumestan, furieux, tonne, gronde, les mains dans ses poches:
«Mais enfin, ces papiers, qué diable!… On les a donc perdus, les papiers de ce pilote… Vraiment, messieurs, il y a ici un désordre…»
Il aperçoit Valmajour. «Ah! c'est vous…» et il saute dessus d'un bond, pendant que par les portes latérales des dos de secrétaires se sauvent épouvantés, emportant des piles de cartons.
«Ah çà, est-ce que vous n'allez pas finir de me persécuter avec votre musique de chien?… Vous n'avez pas assez d'un four? Combien vous en faut-il?… Maintenant vous voilà, me dit-on, sur les murs en costume mi-parti… Et qu'est-ce que c'est que cette blague qu'on vient de m'apporter?… Ça votre biographie!… Un tissu d'inepties et de mensonges… Vous savez bien que vous n'êtes pas plus prince que moi, que ces parchemins dont on parle n'ont jamais existé que dans votre imagination.»
D'un geste discuteur et brutal il tenait le malheureux par le milieu de sa jaquette, à poignée pleine, et le secouait tout en parlant. D'abord ce skating n'avait pas le sou. Des puffistes. On ne le paierait pas, il en serait pour la honte de ce sale coloriage sur son nom, celui de son protecteur. Les journaux allaient recommencer leurs plaisanteries, Roumestan et Valmajour, le galoubet du ministère… Et se montant au souvenir de ces injures, ses larges joues remuées d'une colère de famille, un accès de la tante Portal, plus effrayant dans le milieu solennel et administratif où les personnalités doivent disparaître devant les situations, il lui criait de toutes ses forces:
«Mais allez-vous-en donc, misérable, allez-vous-en!… On ne veut plus de vous, on en a assez de votre galoubet.»
Valmajour, hébété, se laissait faire, bégayant «Va bien… va bien…» implorant la figure apitoyée de Méjean, le seul que la colère du maître n'eût pas mis en fuite, et le grand portrait de Fontanes qui semblait scandalisé de violences pareilles, accentuant son air ministre à mesure que Roumestan le perdait davantage. Enfin, lâché par le poignet robuste qui l'étreignait, le musicien put gagner la porte, s'enfuir éperdu, lui et ses billets de skating.
«Cabantous pilote!… dit Numa lisant le nom que lui présentait l'huissier impassible… Encore un Valmajour!… Ah! mais non… J'en ai assez d'être leur dupe… Fini pour aujourd'hui… Je n'y suis plus…»
Il continuait à arpenter son cabinet, dissipant ce qui lui restait de cette grande colère dont Valmajour avait injustement porté tout le choc. Ce Cadaillac, quelle impudence! Venir lui reprocher la petite, chez lui, en plein ministère, devant Méjean, devant Rochemaure!
«Ah! décidément je suis trop faible… La nomination de cet homme à l'Opéra est une lourde faute.»
Son chef de cabinet partageait cet avis, mais il se serait bien gardé de le dire; car Numa n'était plus le bon enfant d'autrefois, qui riait le premier de ses emballements, acceptait les railleries et les remontrances. Devenu le chef effectif du cabinet, grâce au discours de Chambéry et à quelques autres prouesses oratoires, l'ivresse des hauteurs, cette atmosphère de roi où les plus fortes têtes chavirent, l'avait changé, rendu nerveux, volontaire, irritable.
Une porte sous tenture s'ouvrit, madame Roumestan parut, prête à sortir, élégamment coiffée, un ample manteau dissimulant sa taille. Et de cet air de sérénité qui, depuis cinq mois, éclairait son joli, visage: «Est-ce que tu as conseil aujourd'hui?… Bonjour, monsieur Méjean.
— Mais oui… Conseil… séance… Tout!
— Moi qui voulais te demander de venir jusque chez maman… J'y déjeune… Hortense aurait été si contente.
— Tu vois, ce n'est pas possible.»
Il regarda sa montre:
— Je dois être à Versailles à midi.
— Alors je t'attends, je te conduirai à la gare.
Il hésita une seconde, rien qu'une seconde.
— Bien… Je signe ceci, et nous partons.
Pendant qu'il écrivait, Rosalie donnait tout bas à Méjean des nouvelles de sa soeur. Le retour de l'hiver l'impressionnait, on lui défendait de sortir. Pourquoi n'allait-il pas la voir? Elle avait besoin de tous ses amis. Méjean eut un geste de tristesse découragée: «Oh! moi…
— Mais si… mais si… Tout n'est pas dit pour vous. Ce n'est qu'un caprice; je suis sûre qu'il ne tiendra pas.»
Elle voyait les choses en beau et voulait tout son monde heureux comme elle. Oh! si heureuse et d'un bonheur si complet qu'elle mettait une discrète superstition à n'en jamais convenir. Roumestan, lui, contait partout son aventure, aux indifférents comme aux intimes, avec une fierté comique: «Nous l'appellerons l'enfant du ministère!» et il riait aux larmes de son mot.
Vraiment, pour qui connaissait son existence au dehors, le ménage en ville impudemment installé avec réceptions et table ouverte, ce mari si empressé, si tendre, qui parlait les larmes aux yeux de sa paternité future, paraissait indéfinissable, paisible dans son mensonge, sincère dans ses effusions, déroutant les jugements de qui ne savait pas les dangereuses complications des natures méridionales.
— Je te conduis, décidément… dit-il à sa femme, en montant en voiture.
— Mais si l'on t'attend…?
— Ah! tant pis… on m'attendra… Nous serons plus longtemps ensemble.
Il prit le bras de Rosalie sous le sien, et se serrant contre elle comme un enfant:
— Té, vois-tu, il n'y a que là que je suis bien… Ta douceur m'apaise, ton sang-froid me réconforte… Ce Cadaillac m'a mis dans un état… Un homme sans conscience, sans moralité…
— Tu ne le connaissais donc pas?
— Il mène ce théâtre, c'est une honte!…
— C'est vrai que l'engagement de cette demoiselle Bachellery… Pourquoi l'as-tu laissé faire? Une fille qui a tout faux, sa jeunesse, sa voix, jusqu'à ses cils.
Numa se sentait rougir. C'était lui maintenant qui les attachait, du bout de ses gros doigts, les cils de la petite. La maman lui avait appris.
— À qui appartient-elle donc cette rien du tout?… Le Messager parlait l'autre jour de hautes influences, de protection mystérieuse…
— Je ne sais pas… À Cadaillac sans doute.
Il se détournait pour cacher son embarras, et se rejeta tout à coup en arrière, épouvanté.
— Quoi donc? demanda Rosalie, regardant aussi par la portière.
L'affiche du skating, immense, de tons criards, qui ressortaient sous le ciel pluvieux et grisâtre, répétait à chaque angle de rue, à chaque place libre sur un mur nu ou des planches de clôture, un troubadour gigantesque, entouré de tableaux vivants en bordure, en tache jaune, verte, bleue, avec l'ocre d'un tambourin jeté en travers. La longue palissade, qui ferme les constructions de l'Hôtel de Ville devant lesquelles leur voiture passait à l'instant, était couverte de cette réclame grossière, éclatante, qui stupéfiait même la badauderie parisienne.
— Mon bourreau! fit Roumestan avec une désolation comique.
Et Rosalie doucement grondeuse:
— Non… ta victime… Et si c'était la seule! Mais une autre a pris feu à ton enthousiasme…
— Qui donc ça?
— Hortense.
Elle lui raconta alors ce dont elle était enfin certaine, malgré les mystères de la jeune fille, son amour pour ce paysan, ce qu'elle avait cru d'abord une fantaisie et qui l'inquiétait maintenant comme une aberration morale de sa soeur.
Le ministre s'indignait.
— Est-ce que c'est possible?… Ce rustre, ce Jeannot!…
— Elle le voit avec son imagination, et surtout à travers tes légendes, tes inventions qu'elle n'a pas su mettre au point. Voilà pourquoi cette réclame, ce grotesque coloriage qui t'irrite me remplit de joie au contraire. Je pense que son héros va lui paraître si ridicule qu'elle n'osera plus l'aimer. Sans cela, je ne sais de que nous deviendrions. Vois-tu le désespoir de mon père… te vois-tu, toi, beau-frère de Valmajour… Ah! Numa, Numa… pauvre faiseur de dupes involontaire…
Il ne se défendait pas, s'irritant contre lui-même, contre son «sacré midi» qu'il ne savait pas dompter.
— Tiens, tu devrais rester toujours comme te voilà, tout contre moi, mon cher conseil, ma sainte protection. Il n'y a que toi de bonne, d'indulgente, et qui me comprenne et qui m'aime.
Il tenait sa petite main gantée sous ses lèvres, et parlait avec tant de conviction que des larmes, de vraies larmes lui rougissaient les paupières. Puis, réchauffé, détendu par cette effusion, il se sentit mieux et lorsque, arrivés place Royale il eut aidé sa femme à descendre avec mille précautions tendres, ce fut d'un ton joyeux, libre de tout remords, qu'il jeta à son cocher: «rue de Londres… vite!»
Rosalie, lente dans sa démarche, entendit vaguement cette adresse et cela lui fit de la peine. Non qu'elle eût le moindre soupçon mais il venait de lui dire qu'il allait gare Saint-Lazare. Pourquoi ses actes ne répondaient-ils jamais à ses paroles?…
Une autre inquiétude l'attendait dans la chambre de sa soeur, où elle sentit en entrant l'arrêt d'une discussion entre Hortense et Audiberte, qui gardait sa figure de tempête, le ruban frémissant sur ses cheveux de furie. La présence de Rosalie la retenait, c'était visible aux lèvres, aux sourcils serrés méchamment; pourtant la jeune femme, s'informant de ses nouvelles, elle fut bien forcée de lui répondre, et parla alors fiévreusement de l'eskating, des belles conditions qu'on leur faisait, puis, s'étonnant de son calme, demanda presque insolente:
— Est-ce que Madame ne viendra pas entendre mon frère?… C'est quelque chose qui en vaut la peine, au moins, rien que pour le voir dans ses habillements!
Décrit par elle, en son dictionnaire paysan, des crevés de la toque à la pointe courbe des souliers, ce costume ridicule mit au supplice la pauvre Hortense qui n'osait plus lever les yeux sur sa soeur. Rosalie s'excusa; l'état de sa santé ne lui permettait pas le théâtre. En outre, il y avait à Paris certains endroits de plaisir où toutes les femmes ne pouvaient aller. La paysanne l'arrêta aux premiers mots.
«Pardon… Moi, j'y vais bien et je pense que j'en vaux une autre… je n'ai jamais fait le mal, moi; j'ai toujours rempli mes devoirs de réligion.»
Elle élevait la voix, sans rien de sa timidité ancienne, comme si elle eût acquis des droits dans la maison. Mais Rosalie était bien trop bonne, trop au-dessus de cette pauvre ignorante, pour l'humilier surtout en songeant aux responsabilités de Numa. Alors, avec tout l'esprit de son coeur, toute sa délicatesse, de ces mots de vérité qui guérissent en brûlant un peu, elle essaya de lui faire comprendre que son frère n'avait pas réussi, qu'il ne réussirait jamais dans ce Paris implacable, et que plutôt que de s'acharner à une lutte humiliante, descendue dans les bas-fonds artistiques, ils feraient bien mieux de retourner au pays, de racheter leur maison, toutes choses dont on leur fournirait les moyens, et d'oublier dans leur vie laborieuse, en pleine nature, les déboires de cette malheureuse expédition.
La paysanne la laissa aller jusqu'au bout, sans une fois l'interrompre, dardant seulement sur Hortense l'ironie de ses yeux mauvais comme pour l'exciter à la réplique. Enfin, voyant que la jeune fille ne voulait rien dire encore, elle déclara froidement qu'ils ne s'en iraient pas, que son frère avait à Paris des engagements de toute sorte… de toute sorte… auxquels il lui était impossible de manquer. Là-dessus elle jeta sur son bras la lourde mante humide, restée au dos d'une chaise, fit une révérence hypocrite à Rosalie: «Bien le bonjour, madame… Et merci, au moins.» Et s'éloigna suivie d'Hortense.
Dans l'antichambre, baissant la voix à cause du service:
— Dimanche soir, qué?… Dix heures et demie, sans faute.
Et, pressante, autoritaire:
— Vous lui devez bien ça, voyons, à ce pauvre ami… Pour lui donner du coeur… D'abord qu'est-ce que vous risquez? C'est moi que je viens vous prendre… C'est moi que je vous ramène.
La voyant hésiter encore, elle ajouta, presque haut, sur un diapason de menace:
— Ah çà, est-ce que vous êtes sa promise, oui ou non?
— Je viendrai… Je viendrai… dit la jeune fille épouvantée.
Quand elle rentra, Rosalie, qui la voyait distraite et triste, lui demanda:
— À quoi songes-tu, ma chérie?… C'est toujours ton roman qui continue?… Il doit être bien avancé depuis le temps! ajouta-t- elle gaiement en lui prenant la taille.
— Oh! oui, très avancé…
Avec une sourde intonation de mélancolie, Hortense reprit, après un silence:
— Mais c'est ma fin que je ne vois pas.
***
Elle ne l'aimait plus; peut-être même ne l'avait-elle jamais aimé. Transformé par l'absence et ce «doux éclat» que le malheur donnait à l'Abencerage, il lui était apparu de loin comme l'homme de sa destinée. Elle avait trouvé fier d'engager son existence à celui que tout abandonnait, le succès et les protections. Mais au retour, quelle clarté impitoyable, quelle terreur de voir combien elle s'était trompée.
La première visite d'Audiberte la choqua d'abord par des façons nouvelles, trop libres, trop familières, et les regards complices avec lesquels elle l'avertissait tout bas: «Il va venir me prendre… Chut!… dites rien!» Cela lui parut bien prompt, bien hardi, surtout la pensée d'introduire ce jeune homme chez ses parents. Mais la paysanne voulait précipiter les choses. Et tout de suite Hortense comprit son erreur, à l'aspect de ce cabotin rejetant ses cheveux en arrière, d'un mouvement inspiré, cassant et déplaçant le sombrero provençal sur sa tête à caractère, toujours beau, mais avec une préoccupation visible de le paraître.
Au lieu de s'humilier un peu, de se faire pardonner l'élan généreux qu'on avait eu vers lui, il gardait l'air vainqueur et fat de la conquête, et, sans parler, — car il n'aurait trop su quoi dire —, il traita la fine Parisienne comme il eût traité celle des Combettes en pareil cas, la prit par la taille d'un geste de soldat troubadour et voulut l'attirer à lui. Elle se dégagea avec une détente répulsive de tous ses nerfs, le laissant effaré et niais, pendant qu'Audiberte intervenait vite et grondait son frère très fort. Qu'est-ce que c'était que ces manières? C'est à Paris qu'il les avait apprises, au faubourg de Saint-Germeïn sans doute, auprès de ses duchesses?
— Attends au moins qu'elle soit ta femme, allons!
Et à Hortense:
— Il vous aime tant… Il se calcine le sang, pécaïré!
Dès lors, quand Valmajour vint chercher sa soeur, il crut devoir prendre l'allure sombre et fatale d'une vignette de scène musicale, la mer m'attend, le cavalier Hadjoute. La jeune fille aurait pu en être touchée; mais le pauvre garçon paraissait décidément trop nul. Il ne savait que lisser le poil de son feutre en racontant ses succès au noble faubourg ou des rivalités d'acteur. Il lui parla un jour, pendant une heure, de la grossièreté du beau Mayol qui s'était abstenu de le féliciter après un concert, et il répétait tout le temps:
— C'est ça, votre Mayol!… Bé! il n'est pas poli, votre Mayol.
Et toujours les attitudes surveillantes d'Audiberte, sa sévérité de gendarme de la morale, en face de ces deux amoureux à froid. Ah! si elle avait pu deviner, dans l'âme d'Hortense, la terreur, le dégoût de son effroyable méprise!
— Hou! la caponne… la caponne… lui disait-elle quelquefois en essayant de rire avec de la colère plein les yeux, car elle trouvait que l'affaire traînait trop et croyait que la jeune fille hésitait à affronter les reproches, les répugnances de ses parents. Comme si cela eût compté pour cette libre et fière nature avec un amour vrai au coeur mais comment dire: «Je l'aime…» et s'armer, se monter, combattre quand on n'aime pas?
Pourtant elle avait promis, et chaque jour on la harcelait de nouvelles exigences; ainsi cette «première» du Skating où la paysanne voulait l'emmener à toute force, comptant sur le succès, l'entraînement des bravos pour tout enlever. Et, après une longue résistance, la pauvre petite avait fini par consentir à cette sortie du soir en cachette de sa mère avec des mensonges, des complicités humiliantes; elle avait cédé par peur, par faiblesse, peut-être aussi dans l'espoir de ressaisir là-bas sa vision première, le mirage évanoui, de rallumer la flamme si désespérément éteinte.
XV
LE SKATING
Où était-ce?… Où allait-elle?… Le fiacre avait roulé longtemps, longtemps, Audiberte assise à son côté, lui tendant les mains, la rassurant, parlant avec une chaleur de fièvre… Elle ne regardait rien, n'entendait rien; et le grincement de cette petite voix criarde dans le train des roues n'avait pas de sens pour elle, pas plus que ces rues, ces boulevards, ces façades ne lui apparaissaient dans leur aspect connu, mais décolorés par sa vive émotion intérieure, comme si elle les voyait d'une voiture de deuil ou de noces…
Enfin une secousse, et l'on s'arrêtait devant un large trottoir inondé d'une lumière blanche, découpant en noires ombres fourmillantes la foule attroupée. Un guichet pour les billets à l'entrée d'un large corridor, une porte battante en velours rouge, et tout de suite la salle, une salle immense, qui lui rappelait, avec sa nef et ses pourtours, le stuc de ses hautes murailles, une église anglicane où elle était allée une fois pour un mariage. Seulement ici les murs étaient couverts d'affiches, d'annonces bariolées, les chapeaux lièges, les chemises sur mesure à 4 fr. 50, les réclames des magasins de confection, alternant avec les portraits du tambourinaire dont on entendait crier la biographie de cette voix de soupape des marchands de programmes, au milieu d'un tapage assourdissant où le murmure de la foule circulaire, le ronflement des toupies sur le drap des billards anglais, les appels de consommations, des bouffées d'harmonie coupées de fusillades patriotiques venues du fond de la salle, étaient dominés par un perpétuel bruit de patins à roulettes allant et venant sur un large espace asphalté, entouré de balustrades, dans une houle de gibus et de chapeaux Directoire.
Anxieuse, éperdue, tour à tour pâlissant ou rougissant sous son voile, Hortense marchait derrière la Provençale, la suivait difficilement à travers un dédale de petites tables rondes installées en bordure avec des femmes assises deux par deux et qui buvaient, les coudes sur la table, une cigarette aux lèvres, les genoux remontés, d'un air d'ennui. De distance en distance, contre le mur, un comptoir chargé, et derrière, une fille debout, les yeux cerclés de kohl, la bouche sanglante, des éclairs d'acier dans une tignasse noire ou rousse, éméchée sur le front. Et ce blanc, ce noir de chair peinte, ce sourire vermillonné, se retrouvaient sur toutes, comme une livrée qu'elles portaient d'apparitions nocturnes et blafardes.
Sinistre aussi la promenade lente de ces hommes qui se pressaient, insolents et brutaux, entre les tables, envoyant à droite et à gauche la fumée de leurs gros cigares, l'insulte de leur marchandage, s'approchant pour voir l'étalage de plus près. Et ce qui donnait le mieux l'impression d'un marché, c'était ce public cosmopolite et baragouinant, public d'hôtel, débarqué de la veille, venu là dans un négligé de voyage, les bonnets écossais, les jaquettes rayées, les twines encore imprégnés des brumes de la Manche, et les fourrures moscovites pressées de se dégeler, et les longues barbes noires, les airs rogues des bords de la Sprée masquant des rictus de faunes et des fringales de Tartares, et des fez ottomans sur des redingotes sans collet, des nègres en tenue, luisants comme la soie de leurs chapeaux, des petits Japonais à l'Européenne, ratatinés et corrects, en gravures de tailleurs tombées dans le feu.
— Bou Diou! qu'il est laid… disait tout à coup Audiberte devant un Chinois très grave, sa longue natte dans le dos de sa robe bleue; ou bien elle s'arrêtait, et, poussant le coude de sa compagne:
«Vé, vé! la mariée…» elle lui montrait, allongée sur deux chaises, dont l'une soutenait ses bottines blanches de satin à talons d'argent, une femme toute en blanc, le corsage ouvert, la traîne déroulée, et les fleurs d'oranger piquant dans ses cheveux la dentelle d'une courte mantille. Puis, subitement scandalisée à des mots qui l'édifiaient sur cet oranger de hasard, la Provençale ajoutait mystérieusement «Une poison, vous savez bien!» Vite, pour arracher Hortense au mauvais exemple, elle l'entraînait dans l'enceinte du milieu, où tout au fond, tenant la place du choeur dans une église, le théâtre se dressait sous d'intermittentes flammes électriques tombant de deux hublots globuleux, là-haut, dans les frises, les deux yeux à jaillissures lumineuses d'un Père Éternel sur les images de sainteté.
Ici l'on se reposait du scandale tumultueux des promenoirs. Dans les stalles, des familles de petits bourgeois, de fournisseurs du quartier. Peu de femmes. On aurait pu se croire dans une salle de spectacle quelconque, sans l'horrible vacarme ambiant que surmontait toujours avec un roulement régulier d'obsession le patinage sur l'asphalte, couvrant même les cuivres, même les tambours de l'orchestre, rendant seulement possible la mimique des tableaux vivants.
Le rideau se baissait à ce moment sur une scène patriotique, le lion de Belfort, énorme, en carton-pâte, entouré de soldats dans des poses triomphantes sur des remparts croulés, les képis au bout des fusils, suivant la mesure d'une inentamable Marseillaise. Ce train, ce délire excitaient la Provençale; les yeux lui sortaient de la tête, et tout en installant Hortense:
«Nous sommes bien, qué? Mais rélévez donc votre voile… tremblez donc pas… vous tremblez… Il y a pas de risque avé moi.»
La jeune fille ne répondait rien, poursuivie de cette lente promenade outrageante, où elle s'était confondue, au milieu de tous ces masques blafards. Et voilà qu'en face d'elle, elle les retrouvait, ces horribles masques à lèvres saignantes, dans la grimace de deux clowns se disloquant en maillot, une cloche dans chaque main, carillonnant un air de Martha parmi leurs gambades; vraie musique de gnome, informe et bègue, bien à sa place dans le babélisme harmonique du skating. Puis la toile tombait de nouveau, et la paysanne dix fois levée et, rassise, s'agitant, ajustant sa coiffe, s'exclamait tout à coup en suivant le programme … «Le mont de Cordoue… les cigales… Farandole… ça commence… vé, vé!…»
Le rideau remontant encore une fois, laissait voir sur la toile de fond une colline lilas, où des maçonneries blanches de construction bizarre, moitié château, moitié mosquée, montaient en minarets, en terrasses, se découpaient en ogives, créneaux et moucharabiehs, avec des aloès, des palmiers de zinc au pied des tours immobiles sous l'indigo d'un ciel très cru. Dans la banlieue parisienne, parmi les villas du commerce enrichi, on voit de ces architectures bouffonnes. Malgré tout, malgré les tons criards des pentes fleuries de thym et des plantes exotiques égarées là pour le mont de Cordoue, Hortense éprouvait une émotion gênée devant ce paysage d'où se levaient ses plus riants souvenirs; et cette casbah d'Osmanli sur ce mont de porphyre rose, ce château reconstruit lui semblait la réalisation de son rêve, mais grotesque et chargée, comme quand le rêve est près de tomber dans l'oppression du cauchemar. Au signal de l'orchestre et d'un jet électrique, de longues libellules, figurées par des filles déshabillées dans la soie collante de leur maillot vert-émeraude, s'élancèrent agitant de longues ailes membranées et des crécelles grinçantes.
— Ça, des cigales!… pas plus!… dit la Provençale indignée.
Mais déjà elles s'étaient rangées en demi-cercle, en croissant d'aigue-marine, secouant toujours leurs crécelles très distinctes maintenant, car le tapage du skating s'apaisait, et le bourdonnement circulaire s'était une minute arrêté dans un fouillis de têtes serrées, penchées, regardant sous des coiffures de toute sorte. La tristesse qui navrait Hortense s'accrut encore, quand elle écouta venir, lointain d'abord, s'enflant à mesure, le sourd ronflement du tambourin.
Elle aurait voulu fuir, ne pas voir ce qui allait entrer. Le flûtet égrenait à son tour ses notes menues; et, secouant sous la cadence de ses pas la poussière du tapis couleur de terrain, la farandole se déroulait avec des fantaisies de costume, jupons voyants et courts, bas rouges à coins d'or, vestes pailletées, coiffures sequins, de madras, aux formes italiennes, bretonnes ou cauchoises, d'un beau mépris parisien pour la vérité locale. Derrière, venait à pas comptés, repoussant du genou un tambourin couvert de papier d'or, le grand troubadour des affiches, en collant mi-parti, une jambe jaune chaussée de bleue, une jambe bleue chaussée de jaune, et la veste de satin à bouffettes, la toque en velours crénelé ombrageant une face restée brune en dépit du fard et dont on ne voyait bien qu'une moustache raidie de pommade hongroise.
— Oh! fit Audiberte, extasiée.
La farandole rangée des deux côtés de la scène devant les cigales aux grandes ailes, le troubadour, seul au milieu, salua, assuré et vainqueur, sous le regard du Père Éternel qui poudrait sa veste d'un givre lumineux. L'aubade commença, rustique et grêle, dépassant à peine la rampe, y brûlant un court essor, se débattant un moment aux oriflammes du plafond, aux piliers de l'immense vaisseau, pour retomber enfin dans un silence d'ennui. Le public regardait sans comprendre. Valmajour recommença un autre morceau, accueilli dès les premières mesures par des rires, des murmures, des apostrophes. Audiberte prit la main d'Hortense:
— C'est la cabale…, attention!
La cabale ici se résuma par quelques «Chut!… plus haut!…» des plaisanteries comme celle-ci, que criait une voix enrouée de fille à la mimique compliquée de Valmajour:
— As-tu fini, lapin savant?
Puis le skating reprit son train de roulettes, de billards anglais, son piétinant trafic couvrant flûtet et tambourin que le musicien s'entêtait à manoeuvrer jusqu'à la fin de l'aubade. Après quoi, il salua, s'avança vers la rampe, toujours suivi par la lueur occulte qui ne le quittait pas. On vit ses lèvres remuer, esquisser quelques mots:
«Ce m'est vénu… un trou… trois trous… L'oiso du bon Dieu…»
Son geste désespéré, compris par l'orchestre, fut le signal d'un ballet où les cigales s'enlacèrent aux houris cauchoises pour des poses plastiques, des danses ondulantes et lascives, sous des feux de Bengale arc-en-ciel allant jusqu'aux souliers pointus du troubadour qui continuait sa mimique de tambourin devant le château de ses aïeux dans une gloire d'apothéose…
Et c'était cela le roman d'Hortense! Voilà ce que Paris en avait fait.
***
…Le timbre clair du vieux cartel, accroché dans sa chambre, ayant sonné une heure, elle se leva de la causeuse où elle était tombée anéantie en rentrant, regarda tout autour son doux nid de vierge, aux rassurantes tiédeurs d'un feu mourant, d'une veilleuse assoupie.
«Qu'est-ce que je fais donc là? Pourquoi ne suis-je pas couchée?»
Elle ne se souvenait plus, gardant seulement une courbature meurtrie de tout son être, et, dans sa tête, une rumeur qui lui battait le front. Elle fit deux pas, s'aperçut qu'elle avait encore son chapeau, son manteau, et tout lui revint. Le départ de là-bas après le rideau tombé, leur retour par le hideux marché plus allumé vers la fin, des bookmakers ivres se battant devant un comptoir, des voix cyniques chuchotant un chiffre sur son passage, puis la scène d'Audiberte à la sortie, voulant qu'elle vînt féliciter son frère, sa colère dans le fiacre, les injures que cette créature lui jetait pour s'humilier ensuite, lui baiser les mains en excuse; tout cela confondu et dansant dans sa mémoire avec des cabrioles de clowns, des discordances de cloches, de cymbales, de crécelles, des montées de flammes multicolores autour du troubadour ridicule à qui elle avait donné son coeur. Une horreur physique la soulevait à cette idée.
«Non, non, jamais… j'aimerais mieux mourir!»
Tout à coup elle aperçut dans la glace en face d'elle un spectre aux joues creuses, aux épaules étroites ramenées en avant d'un geste frileux. Cela lui ressemblait un peu, mais bien plus à cette princesse d'Anhalt dont sa curiosité apitoyée détaillait, à Arvillard, les tristes symptômes et qui venait de mourir à l'entrée de l'hiver.
«Tiens!… tiens!…»
Elle se pencha, s'approcha encore, se rappela l'inexplicable bonté qu'ils avaient tous là-bas pour elle, l'épouvante de sa mère, l'attendrissement du vieux Bouchereau à son départ, et comprit… Enfin elle le tenait, son dénoûment… Il venait tout seul… Il y avait assez longtemps qu elle le cherchait.
XVI
AUX PRODUITS DU MIDI
«MADEMOISELLE est très malade… Madame ne veut voir personne.»
La dixième fois depuis dix jours qu'Audiberte recevait la même réponse. Immobile devant cette lourde porte cintrée à heurtoir, comme on n en trouve plus guère que sous les arcades de la place Royale, et qui renfermée semblait lui interdire à tout jamais le vieux logis des Le Quesnoy:
«Va bien…, dit-elle. Je ne reviens plus… C'est eux qui m'appelleront maintenant.»
Et elle partit tout agitée dans l'animation de ce quartier de commerce dont les camions chargés de ballots, de futailles, de barres de fer bruyantes et flexibles, se croisaient avec des brouettes roulant sous les porches, au fond des cours où l'on clouait des caisses d'emballage. Mais la paysanne ne s'apercevait pas de ce vacarme infernal, de cette trépidation laborieuse ébranlant jusqu'au dernier étage des maisons hautes; il se faisait dans sa méchante tête un choc autrement retentissant de pensées brutales, des heurts terribles de sa volonté contrariée. Et elle allait, ne sentant pas la fatigue, franchissait à pied, pour économiser l'omnibus, le long parcours du Marais à la rue de l'Abbaye-Montmartre.
Tout récemment, après une fougueuse pérégrination à travers des logis de toutes sortes, hôtels, appartements meublés, dont on les expulsait chaque fois à cause du tambourin, ils étaient venus s'échouer là, dans une maison neuve qu'occupait à des prix d'essuyeurs de plâtre une tourbe interlope de filles, de bohèmes, d'agents d'affaires, de ces familles d'aventuriers comme on en voit dans les ports de mer, traînant leur désoeuvrement sur des balcons d'hôtel entre l'arrivée et le départ, guettant le flot dont ils attendent toujours quelque chose. Ici c'est la fortune qu'on épie. Le loyer était bien cher pour eux, maintenant surtout que le skating était en faillite, il fallait réclamer sur papier timbré les quelques représentations de Valmajour. Mais, dans cette baraque fraîche peinte, la porte ouverte à toute heure pour les différents métiers inavouables des locataires, avec les querelles, les engueulades, le tambourin ne dérangeait personne. C'était le tambourinaire qui se dérangeait. Les réclames, les affiches, le collant mi-parti et ses belles moustaches avaient fait des ravages parmi les dames du skating moins bégueules que cette pimbêche de là-bas. Il connaissait des acteurs des Batignolles, des chanteurs de café-concert, tout un joli monde qui se rencontrait dans un bouge du boulevard Rochechouart appelé le «Paillasson».
Ce Paillasson, où le temps se passait, dans une flâne crapuleuse, à tripoter des cartes, boire des bocks, ressasser des potins de petits théâtres et de basse galanterie, était l'ennemi, l'épouvante d'Audiberte, l'occasion de colères sauvages sous lesquelles les deux hommes courbaient le dos comme sous un orage des tropiques, quittes à maudire ensemble leur despote en jupon vert, parlant d'elle du ton mystérieux et haineux d'écoliers ou de domestiques: «Qu'est-ce qu'elle a dit?… Combien elle t'a donné?…» et s'entendant pour filer derrière ses talons. Audiberte le savait, les surveillait, s'activait dehors, impatiente de rentrer, et ce jour-là surtout, étant partie dès le matin. Elle s'arrêta une seconde en montant, et n'entendant tambourin ni flûtet:
«Ah! le gueusard… il est encore à son Paillasson…»
Mais, dès l'entrée, le père accourut au-devant d'elle et arrêta l'explosion…
«Crie pas!… Il y a de monde pour toi… Un monsieur du menistère.»
Le monsieur l'attendait au salon; car ainsi qu'il arrive dans ces habitations de pacotille faites à la mécanique, dont tous les étages se reproduisent exactement, ils avaient un salon, gaufré, crémeux, pareil à une pâtisserie d'oeufs battus, un salon qui rendait la paysanne très fière. Et Méjean considérait, plein de compassion, le mobilier provençal éperdu dans cette salle d'attente de dentiste, sous la lumière crue de deux croisées sans rideau, la coque et la moque, le pétrin, la panière, fourbus par des déménagements et des voyages, secouant leur poussière rustique sur les dorures et les peintures à la colle. Le profil altier d'Audiberte, très pur, en ruban des dimanches, dépaysé lui aussi à ce cinquième parisien, acheva de l'apitoyer sur ces victimes de Roumestan; et il entama doucement l'explication de sa visite. Le ministre, voulant éviter aux Valmajour de nouveaux mécomptes dont il se sentait jusqu'à un certain point responsable, leur envoyait cinq mille francs pour les dédommager du dérangement et les rapatrier… Il tira des billets de son portefeuille, les posa sur le vieux noyer du pétrin.
— Alors, il nous faudra partir? demanda la paysanne, songeuse, sans bouger.
— M. le ministre désire que ce soit le plus tôt possible… Il a hâte de vous savoir chez vous, heureux comme auparavant.
Valmajour l'ancien risqua un coup d'oeil vers les billets:
«Moi, ça me paraît raisonnable… Dé qué n'en disés?»
Elle n'en disait rien, attendait la suite, ce que Méjean préparait en tournant et retournant son portefeuille: «À ces cinq mille francs, nous en joindrons cinq mille que voici pour ravoir… pour ravoir…» L'émotion l'étranglait. Cruelle commission que Rosalie lui avait donnée là. Ah! il en coûte souvent de passer pour un homme paisible et fort; on exige de vous bien plus que des autres. Il ajouta très vite «le portrait de mademoiselle Le Quesnoy.
— Enfin!… nous y voilà… Le portrait… Je savais bien, pardi!» Elle ponctuait chaque mot d'un saut de chèvre. «Comme ça, vous croyez qu'on nous aura fait venir de l'autre bout de la France, qu'on nous aura tout promis à nous qui ne demandions rien, et puis qu'on nous mettra dehors comme des chiens qui auraient fait leurs malpropretés partout… Reprenez votre argent, monsieur… Pour sûr que nous ne partirons pas, vous pouvez-y dire, et qu'on ne le leur rendra pas, le portrait… C'est un papier, ça… Je le garde dans ma saquette… Il ne me quitte jamais et je le montrerai dans Paris, avec ce qu'il y a d'écrit dessus, pour que le monde sache que tous ces Roumestan c'est qu'une famille de menteurs… de menteurs…»
Elle écumait.
— Mademoiselle Le Quesnoy est bien malade, dit Méjean très grave.
— Avaï!…
— Elle va quitter Paris et probablement n'y rentrera pas… vivante.
Audiberte ne répondit rien, mais le rire muet de ses yeux, l'implacable dénégation de son front antique, bas et têtu, sous la petite coiffe en pointe, indiquaient assez la fermeté de son refus. Une tentation passait alors à Méjean de se jeter sur elle, d'arracher la saquette d'indienne de sa ceinture et de se sauver avec. Il se contint pourtant, essaya quelques prières inutiles, puis frémissant de rage lui aussi: «Vous vous en repentirez», dit- il, et il sortit, au grand regret du père Valmajour.
«Avise-toi, pichote… tu nous feras arriver quelque malheur.
— Pas plus!… C'est à eux que nous en ferons des peines… Je vais consulter Guilloche.»
Guilloche, contentieux.
Derrière cette carte jaunie, piquée sur la porte en face de la leur, il y avait un de ces terribles agents d'affaires dont tout le matériel d'installation consiste en une énorme serviette en cuir, contenant des dossiers d'histoires véreuses, du papier blanc pour les dénonciations et les lettres de chantage, des croûtes de pâté, une fausse barbe et même quelquefois un marteau pour assommer les laitières, comme on l'a vu dans un procès récent. Ce type, très fréquent à Paris, ne mériterait pas une ligne de portrait si ledit Guilloche, un nom qui valait un signalement sur cette face couturée de mille petites rides symétriques, n'eût ajouté à sa profession un détail tout neuf et caractéristique. Guilloche avait l'entreprise des pensums de lycéens. Un pauvre diable de clerc s'en allait ramasser les punitions à la sortie des classes et veillait bien avant dans la nuit à copier des chants de l'Énéide ou les trois voix de . Quand le contentieux manquait, Guilloche, qui était bachelier, s'attelait lui-même à ce travail original dont il tirait des bénéfices.
Mis au courant de l'affaire, il la déclara excellente. On assignerait le ministre, on ferait marcher les journaux; le portrait à lui seul valait une mine d'or. Seulement, c'était du temps, des courses, des avances qu'il exigeait en espèces sonnantes, l'héritage Puyfourcat lui paraissant un pur mirage, et qui désolaient la rapacité de la paysanne déjà cruellement mise à l'épreuve, d'autant que Valmajour, très demandé dans les salons, le premier hiver, ne mettait plus les pieds au faubourg de Saint- Germeïn…
«Tant pis!… Je travaillerai… je ferai des ménages, zou!»
L'énergique petite coiffe d'Arles s'agitait dans la grande bâtisse neuve, montait, descendait l'escalier, colportant d'étage en étage son histoire avé le ministre, s'exaltait, piaillait, bondissait, et tout à coup mystérieuse «Pouis il y a le portrait…» Le regard furtif et louche comme ces marchandes de photographies dans les passages, à qui les vieux libertins demandent des maillots, elle montrait la chose.
«Une jolie fille, au moins!… Et vous avez lu ce qu'il y a d'écrit en bas…»
La scène se passait dans des ménages interlopes, chez des rouleuses du skating ou du Paillasson qu'elle appelait pompeusement «Madame Malvina… Madame Héloïse…», très impressionnée par leurs robes de velours, leurs chemises bordées d'engrêlures à rubans, l'outillage de leur commerce, sans s'inquiéter autrement de ce que c'était que ce commerce. Et le portrait de la chère créature, si distinguée, si délicate, passait par ces souillures curieuses et critiquantes; on la détaillait, on lisait en riant le naïf aveu, jusqu'au moment où la Provençale, reprenant son bien, serrait dessus la coulisse du sac aux écus, d'un geste furieux d'étranglement:
«Je crois qu'avec ça nous les tenons.»
Zou! elle partait chez l'huissier; l'huissier pour l'affaire du skating, l'huissier pour Cadaillac, l'huissier pour Roumestan. Comme si cela ne suffisait pas à son humeur batailleuse, elle avait encore des histoires avec les concierges, l'éternelle question du tambourin qui cette fois se résolvait par l'exil de Valmajour dans un de ces sous-sols de marchand de vins où des fanfares de trompes de chasse alternent avec des leçons de savate et de boxe. Désormais ce fut dans cette cave, à la clarté d'un bec de gaz payé à l'heure, en regardant les espadrilles, les gants de daim, les cors de cuivre pendus à la muraille, que le tambourinaire passa ses heures d'exercice, blême et seul comme un captif, à envoyer au ras du trottoir les variations du flûtet pareilles aux stridentes notes plaintives d'un grillon de boulanger.
Un jour, Audiberte fut invitée à passer chez le commissaire de police du quartier. Elle y courut bien vite, persuadée qu'il s'agissait du cousin Puyfourcat, entra souriante, la coiffe haute, et sortit au bout d'un quart d'heure, bouleversée de cette épouvante bien paysanne du gendarme, qui dès les premiers mots lui avait fait rendre le portrait et signer un reçu de dix mille francs par lequel elle renonçait à tout procès. Par exemple, elle refusait obstinément de partir, s'entêtait à croire au génie de son frère, gardant toujours au fond de ses yeux l'éblouissement de ce long défilé de carrosses, un soir d'hiver, dans la cour du ministère illuminé.
En rentrant, elle signifia à ses hommes plus craintifs qu'elle- même, qu'ils n'eussent plus à parler de l'affaire; mais ne toucha mot de l'argent reçu. Guilloche qui le soupçonnait, cet argent, employa tous les moyens pour en prendre sa part, et n'ayant obtenu qu'une indemnité minime, garda terriblement rancune aux Valmajour.
— Eh bien dit-il un matin à Audiberte pendant qu'elle brossait sur le palier les plus beaux habits du musicien encore couché. Eh bien, vous voilà contente… Il est mort enfin.
— Qui donc?
— Mais Puyfourcat, le cousin… C'est sur le journal…
Elle eut un cri, courut dans la maison, appelant, pleurant presque:
— Mon père!… Mon frère!… Vite… l'héritage!
Tous émus, haletant autour de l'infernal Guilloche, il déplia l'Officiel, leur lut très lentement ceci: «En date du 1er octobre 1876, le tribunal de Mostaganem a, sur la requête de l'administration des domaines, ordonné la publication et affichage des successions ci-après… Popelino (Louis) journalier… Ce n'est pas ça… Puyfourcat (Dosithée)…»
— C'est bien lui… dit Audiberte.
L'ancien crut devoir s'éponger les yeux:
«Pécaïré! Pauvre Dosithée…»
— Puyfourcat, décédé à Mostaganem le 14 janvier 1874, né à Valmajour, commune d'Aps…
La paysanne impatientée demanda:
— Combien?
— Trois francs trente-cinq cintimes!… cria Guilloche d'une voix de camelot; et leur laissant le journal pour qu'ils pussent vérifier leur déception, il se sauva avec un éclat de rire qui gagna d'étage en étage jusque dans la rue, égaya tout ce grand village de Montmartre où la légende des Valmajour circulait.
Trois francs trente-cinq, l'héritage des Puyfourcat! Audiberte affecta d'en rire plus fort que les autres; mais l'effroyable désir de vengeance qui couvait en elle contre les Roumestan, responsables à ses yeux de tous leurs maux, ne fit que s'accroître, cherchant une issue, un moyen, la première arme à sa portée.
La physionomie du papa était singulière dans ce désastre. Pendant que sa fille se rongeait de fatigue et de rage, que le captif s'étiolait dans son caveau, lui, fleuri, insouciant, n'ayant plus même son ancienne jalousie de métier, paraissait s'être arrangé dehors une tranquille existence à part des siens. Il décampait sitôt la dernière bouchée du déjeuner; et quelquefois, le matin, en brossant ses effets, il tombait de ses poches une figue sèche, un berlingot, des canissons, dont le vieux expliquait tant bien que mal la provenance.
Il avait rencontré une payse dans la rue, quelqu'un de là-bas qui viendrait les voir.
Audiberte remuait la tête:
«Avai! si je te suivais…»
La vérité c'est qu'en flânant à travers Paris, il avait découvert dans le quartier Saint-Denis un grand magasin de comestibles où il était entré, amorcé par l'écriteau et par les tentations d'une devanture exotique, aux fruits colorés, aux papiers argentés et gaufrés, éclatant dans le brouillard d'une rue populeuse. L'endroit, dont il était devenu le commensal et l'ami, bien connu des Méridionaux passés Parisiens, s'intitulait:
Aux produits du Midi.
Et jamais étiquette plus véridique. Là tout était produit du Midi, depuis les patrons, M. et madame Mèfre, deux produits du Midi Gras, avec le nez busqué de Roumestan, les yeux flamboyants, l'accent, les locutions, l'accueil démonstratif de la Provence, jusqu'à leurs garçons de boutique, familiers, tutoyeurs, ne se gênant pas pour crier vers le comptoir en grasseyant: «Dis donc, Mèfre… Où tu as mis le saucisson?» Jusqu'aux petits Mèfre, geignards et malpropres, menacés à chaque instant d'être éventrés, scalpés, mis en bouillie, trempant tout de même leurs doigts dans tous les barils ouverts; jusqu'aux acheteurs gesticulant, bavardant pendant des heures, pour l'acquisition d'une barquette de deux sous, ou s'installant en rond sur des chaises a discuter les qualités du saucisson à l'ail et du saucisson au poivre, les pas moins, au moins, allons différemment, tout le vocabulaire de la tante Portal échangé bruyamment, tandis qu'un «cher frère» en robe noire reteinte, ami de la maison, marchandait du poisson salé, et que les mouches, une quantité de mouches, attirées par tout le sucre de ces fruits, de ces bonbons, de ces pâtisseries presque orientales, bourdonnaient même au milieu de l'hiver conservées dans cette chaleur cuite. Et lorsqu'un Parisien fourvoyé s'impatientait du lambinage du service, de l'indifférence distraite de ces boutiquiers continuant à faire la causette d'une banque à l'autre, tout en pesant et ficelant de travers, il fallait voir comme on vous le rembarrait dans l'accent du cru:
«Té! vé, si vous êtes pressé, la porte elle est ouverte, et le tramway il passe devant, vous savez bien.»
Dans ce milieu de compatriotes, le père Valmajour fut reçu à bras ouverts. M. et madame Mèfre se rappelaient l'avoir vu dans les temps en foire de Beaucaire, à un concours de tambourins. Entre vieilles gens du Midi, cette foire de Beaucaire, aujourd'hui tombée, n'existant que de nom, est restée comme un lien de fraternité maçonnique. Dans nos provinces méridionales, elle était la féerie de l'année, la distraction de toutes ces existences racornies; on s'y préparait longtemps à l'avance, et longtemps après on en causait. On la promettait en récompense à la femme, aux enfants, leur rapportant toujours, si on ne pouvait les emmener, une dentelle espagnole, un jouet qu'on trouvait au fond de la malle. La foire de Beaucaire, c'était encore, sous un prétexte de commerce, quinze jours, un mois de la vie libre, exubérante, imprévue, d'un campement bohémien. On couchait çà et là chez l'habitant, dans les magasins, sur les comptoirs, en pleine rue, sous la toile tendue des charrettes, à la chaude lumière des étoiles de juillet.
Oh! les affaires sans l'ennuyeux de la boutique, les affaires traitées en dînant, sur la porte, en bras de chemises, les baraques en file le long du Pré, au bord du Rhône, qui lui-même n'était qu'un mouvant champ de foire, balançant ses bateaux de toutes formes, ses lahuts aux voiles latines, venus d'Arles, de Marseille, de Barcelone, des îles Baléares, chargés de vins, d'anchois, de liège, d'oranges, parés d'oriflammes, de banderoles qui claquaient au vent frais, se reflétaient dans l'eau rapide. Et ces clameurs, cette foule bariolée d'Espagnols, de Sardes, de Grecs en longues tuniques et babouches brodées, d'Arméniens en bonnets fourrés, de Turcs avec leurs vestes galonnées, leurs éventails, leurs larges pantalons de toile grise, se pressant aux restaurants en plein vent, aux étalages de jouets d'enfants, de cannes, ombrelles, orfèvrerie, pastilles du sérail, casquettes. Et ce qu'on appelait «le beau dimanche», c'est-à-dire le premier dimanche de l'installation, les ripailles sur les quais, sur les bateaux, dans les trattorias célèbres, à la Vignasse, au Grand Jardin, au Café Thibaut; ceux qui ont vu cela une fois en ont gardé la nostalgie jusqu'à la fin de leur existence.
Chez les Mèfre, on se sentait à l'aise, un peu comme en foire de Beaucaire; et de fait, la boutique ressemblait bien dans son pittoresque désordre à un capharnaüm improvisé et forain de produits du Midi. Ici, remplis et fléchissants, les sacs de farinette en poudre d'or, les pois chiches gros et durs comme des chevrotines, les châtaignes blanquettes, toutes ridées et poussiéreuses, ressemblant à de petites faces de vieilles bûcheronnes, les jarres d'olives vertes, noires, confites, à la picholine, les estagnons d'huile rousse à goût de fruit, les barils de confitures d'Apt faites de cosses de melons, de cédrats, de figues, de coings, tout le détritus d'un marché tombé dans la mélasse. Là-haut, sur des rayons, parmi les salaisons, les conserves aux mille flacons, aux mille boîtes de fer-blanc, les friandises spéciales à chaque ville, les coques et les barquettes de Nîmes, le nougat de Montélimar, les canissons et les biscottes d'Aix, enveloppes dorées, étiquetées, paraphées.
Puis les primeurs, un déballage de verger méridional sans ombre, où les fruits dans des verdures grêles ont des facticités de pierreries, les fermes jujubes d'un beau vernis d'acajou neuf à côté des pâles azeroles, des figues de toutes variétés, des limons doux, des poivrons verts ou écarlates, des melons ballonnés, des gros oignons à pulpes de fleurs, les raisins muscats aux grains allongés et transparents où tremble la chair comme le vin dans une outre, les régimes de bananes zébrées de noir et de jaune, des écroulements d'oranges, de grenades aux tons mordorés, boulets de cuivre rouge à la mèche d'étoupe serrée dans une petite couronne en cimier. Enfin, partout aux murs, aux plafonds, des deux côtés de la porte, dans un enchevêtrement de palmes brûlées, des chapelets d'aulx et d'oignons, les caroubes sèches, les andouilles ficelées, des grappes de maïs, un ruissellement de couleurs chaudes, tout l'été, tout le soleil méridional, en boîtes, en sacs, en jarres, rayonnant jusque sur le trottoir à travers la buée des vitres.
Le vieux allait là-dedans, la narine allumée, frétillant, très excité. Lui qui, chez ses enfants, rechignait au moindre ouvrage et pour un bouton remis à son gilet s'essuyait le front pendant des heures, se vantant d'avoir fait «un travail de César», était toujours prêt ici à donner un coup de main, à mettre l'habit bas pour clouer, déballer les caisses, picorant de-ci de-là un berlingot, une olive, égayant le travail par ses singeries et ses histoires; et même, une fois la semaine, le jour de la brandade, il veillait très tard au magasin pour aider à faire les envois.
Ce plat méridional entre tous, la brandade de morue, ne se trouve guère qu'aux Produits du Midi; mais la vraie, blanche, pilée fin, crémeuse, une pointe d'aïet, telle qu'on la fabrique à Nîmes, d'où les Mèfre la font venir. Elle arrive le jeudi soir à sept heures par le «Rapide» et se distribue le vendredi matin dans Paris à tous les bons clients inscrits au grand livre de la maison. C'est sur ce journal de commerce aux pages froissées, sentant les épices et taché d'huile, qu'est écrite l'histoire de la conquête de Paris par les méridionaux, que s'alignent en file les hautes fortunes, situations politiques, industrielles, noms célèbres d'avocats, députés, ministres, et entre tous, celui de Numa Roumestan, le Vendéen du Midi, pilier de l'autel et du trône.
Pour cette ligne où Roumestan est inscrit, les Mèfre jetteraient au feu le livre entier. C'est lui qui représente le mieux leurs idées en religion, en politique, en tout. Comme dit madame Mèfre, encore plus passionnée que son mari:
«Cet homme-là, voyez-vous, on damnerait son âme pour lui.»
L'on aime à se rappeler le temps où Numa, déjà sur la route de la gloire, ne dédaignait pas de venir faire lui-même sa provision. Et qu'il s'y entendait à choisir une pastèque à la tâte, un saucisson bien suant sous le couteau! Puis, tant de bonté, cette belle figure imposante, toujours un compliment pour madame, une bonne parole au «cher frère», une caresse aux petits Mèfre qui l'accompagnaient jusqu'à la voiture, portant les paquets. Depuis son élévation au ministère, depuis que ces scélérats de rouges lui donnaient tellement d'occupation dans les deux Chambres, on ne le voyait plus, pécaïré! mais il restait le fidèle abonné des produits; et c'était lui toujours le premier pourvu.
Un jeudi soir, vers les dix heures, tous les pots de brandade parés, ficelés, en bel ordre sur la banque, la famille Mèfre, les garçons, le vieux Valmajour, tous les produits du Midi au grand complet, suant, soufflant, se reposaient de cet air étalé des gens qui ont bien rempli une rude tâche et «faisaient trempette» avec des langues de chat, des biscottes dans du vin cuit, du sirop d'orgeat, «quelque chose de doux, allons!» car pour le fort, les méridionaux ne l'aiment guère. Chez le peuple comme dans les campagnes, l'ivresse d'alcool est presque inconnue. La race instinctivement en a la peur et l'horreur. Elle se sent ivre de naissance, ivre sans boire.
Et c'est bien vrai que le vent et le soleil lui distillent un terrible alcool de nature, dont tous ceux qui sont nés là-bas subissent plus ou moins les effets. Les uns ont seulement ce petit coup de trop, qui délie la langue et les gestes, fait voir la vie en bleu et des sympathies partout, allume les yeux, élargit les rues, aplanit les obstacles, double l'audace et cale les timides; d'autres, plus frappés, comme la petite Valmajour, la tante Portal, arrivent tout de suite au délire bégayant, trépidant et aveugle. Il faut avoir vu nos fêtes votives de Provence, ces paysans debout sur les tables, hurlant, tapant de leurs gros souliers jaunes, appelant «Garçon, dé gazeuse!» tout un village ivre à rouler pour quelques bouteilles de limonade. Et ces subites prostrations des intoxiqués, ces effondrements de tout l'être succédant aux colères, aux enthousiasmes avec la brusquerie d'un coup de soleil ou d'ombre sur un ciel de mars, quel est le méridional qui ne les a ressentis?
Sans avoir le midi délirant de sa fille, le père Valmajour était né avec une fière pointe; et ce soir-là, sa trempette à l'orgeat le transportait d'une gaieté folle qui lui faisait grimacer, au milieu de la boutique, le verre en main, la bouche empoissée, toutes ses farces de vieux pitre payant l'écot sans monnaie. Les Mèfre, leurs garçons se tordaient sur les sacs de farinette.
«Oh! de ce Valmajour, pas moins!»
Subitement la verve du vieux tomba, son geste de pantin fut coupé en deux par l'apparition devant lui d'une coiffe provençale, toute frémissante.
— Qu'est-ce que vous faites là, mon père?
Madame Mèfre leva les bras vers les andouilles du plafond:
— Comment! c'est votre demoiselle?… vous nous l'aviez pas dit… Hé! qu'elle est petitette!… mais bien bravette, pas moins… Remettez-vous donc, mademoiselle.
Par une habitude de mensonge autant que pour se garder plus libre, l'ancien n'avait pas parlé de ses enfants, se donnait pour un vieux garçon vivant de ses rentes; mais entre gens du Midi, on n'en est pas à une invention près. Toute une ribambelle de petits Valmajour se serait poussée à la suite d'Audiberte, l'accueil eût été le même démonstratif et chaleureux. On s'empressait, on lui faisait place:
— Différemment, vous allez faire trempette, vous aussi.
La Provençale restait interdite. Elle venait du dehors, du froid, du noir de la nuit, une nuit de décembre, où la vie fiévreuse de Paris se continuant malgré l'heure, s'affolait dans l'épais brouillard déchiré en tous sens par des ombres rapides, les lanternes de couleur des omnibus, la trompe rauque des tramways; elle arrivait du Nord, elle arrivait de l'hiver, et tout à coup, sans transition, elle se trouvait en pleine Provence italienne, dans ce magasin Mèfre resplendissant aux approches de Noël de richesses gourmandes et ensoleillées, au milieu d'accents et de parfums connus. C'était la patrie brusquement retrouvée, le retour au pays après un an d'exil, d'épreuves, de luttes lointaines chez les Barbares. Une tiédeur l'envahissait, détendait ses nerfs, à mesure qu'elle émiettait sa banquette dans un doigt de Carthagène, répondant à tout ce brave monde à l'aise et familier avec elle comme si on la connaissait depuis vingt ans. Elle se sentait rentrée dans sa vie, dans ses habitudes; et des larmes lui en montaient aux yeux, ces yeux durs veinés de feu qui ne pleuraient jamais.
Le nom de Roumestan prononcé à son côté sécha tout à coup cette émotion. C'était madame Mèfre qui inspectait les adresses de ses envois et recommandait bien de ne pas se tromper, de ne pas porter la brandade de Numa, rue de Grenelle, mais rue de Londres.
— Paraît que rue de Grenelle, la brandade n'est pas en odeur de saïnteté, remarqua l'un des produits.
— Je crois bien, dit M. Mèfre… Une dame du Nord, tout ce qu'il y a de plus Nord… Cuisine au beurre, allons!… tandis que rue de Londres, c'est le joli Midi, gaieté, chansons, et tout à l'huile… Je comprends que Numa s'y trouve mieux.
On en parlait légèrement de ce second ménage du ministre dans un petit pied-à-terre très commode, tout près de la gare, où il pouvait se reposer des fatigues de la Chambre, libre des réceptions et des grands tralalas. Bien sûr que l'exaltée madame Mèfre aurait poussé de beaux cris si pareille chose se fût passée dans son ménage; seulement, pour Numa, cela n'était que sympathique et naturel.
Il aimait le tendron; mais est-ce que tous nos rois ne couraient pas, et Charles X, et Henri IV, le vert-galant? Ça tenait à son nez Bourbon, té, pardi!…
Et à cette légèreté, à ce ton de gouaillerie dont le Midi traite toutes les affaires amoureuses, se mêlait une haine de race, l'antipathie contre la femme du Nord, l'étrangère et la cuisine au beurre. On s'excitait, on détaillait des anédotes, les charmes de la petite Alice et ses succès au Grand-Opéra.
— J'ai connu la maman Bachellery en temps de foire de Beaucaire, disait le vieux Valmajour… Elle chantait la romance au Café Thibaut.
Audiberte écoutait sans respirer, ne perdant pas un mot, incrustant dans sa tête nom, adresse; et ses petits yeux brillaient d'une ivresse diabolique où le vin de Carthagène n'était pour rien.
XVII
LA LAYETTE
Au coup léger frappé à la porte de sa chambre, madame Roumestan tressaillit, comme prise en faute, et repoussant le tiroir délicatement contourné de sa commode Louis XV, devant lequel elle se penchait presque agenouillée, elle demanda:
— Qui est là?… Qu'est-ce que vous voulez, Polly?…
— Une lettre pour madame… c'est très pressé… répondit l'Anglaise.