Oeuvres complètes, tome 3
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Title: Oeuvres complètes, tome 3
Author: Laurence Sterne
Release date: April 17, 2020 [eBook #61856]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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ŒUVRES
COMPLÈTES
DE
LAURENT STERNE.
NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.
TOME TROISIÈME.
A PARIS,
Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.
AN XI.—1803.
Ce volume contient
La troisième partie des Opinions de Tristram Shandy.
VIE
ET OPINIONS
DE
TRISTRAM SHANDY.
CHAPITRE PREMIER.
L'embarras du choix.
Ces dissertations subtiles et savantes avoient charmé mon père; et cependant, à proprement parler, elles n'avoient fait que verser du baume sur sa blessure.—Son attente se trouvoit trompée.—La tache du nom de Tristram restoit indélébile;—et quand mon père fut de retour chez lui, le poids de ses maux lui parut plus insupportable qu'auparavant. C'est ce qui arrive toujours quand la ressource sur laquelle nous avions compté nous échappe.
Il devint pensif.—Il sortit, et se promena d'un air agité le long de son canal; il rabattit son chapeau sur ses yeux, il soupira beaucoup, mais sans laisser éclater son ressentiment;—et comme, suivant Hippocrate, les étincelles rapides de la colère favorisent singulièrement la digestion et la transpiration, et qu'il est, par conséquent, infiniment dangereux d'en arrêter l'explosion,—mon père, pour avoir contenu la sienne, seroit infailliblement tombé malade, si, dans ce moment critique, il ne lui étoit survenu une diversion, qui détourna ses idées et rétablit sa santé.—Cette diversion étoit un nouvel embarras, et ce nouvel embarras étoit occasionné par un legs de mille livres sterlings que lui laissoit ma tante Dinach.
Mon père n'eut pas sitôt achevé la lettre qui lui en apportoit la nouvelle, qu'il se mit à se creuser et à se tourmenter l'esprit, pour trouver à son legs l'emploi le plus avantageux et le plus honorable pour sa famille.—Cent cinquante projets, plus bizarres les uns que les autres, lui passèrent par la cervelle.—Il vouloit faire ceci, et puis cela, et puis cela encore.—Il vouloit aller à Rome;—il vouloit plaider.—«Non, disoit-il, j'acheterai des effets publics,—ou j'acheterai la ferme de John Hobson;—ou plutôt, il faut que je rebâtisse la façade de mon château, et que j'ajoute une aile à celle qui y est déjà.—Cependant voici un beau moulin à eau de ce côté, si je construisois au-delà de la rivière un beau moulin à vent, que je verrais tourner de mes fenêtres:—mais il faut,—il faut avant tout, que j'ajoute le grand Oxmoor à mon enclos, et que je fasse partir mon fils Robert pour ses voyages.»
Malheureusement la somme étoit bornée, et ses projets ne l'étoient pas.—Ne pouvant tout exécuter, il falloit choisir.—De tous les projets qui s'offroient à lui, les deux derniers sembloient lui tenir le plus au cœur; et il s'y seroit infailliblement arrêté, s'il eût pu les embrasser tous deux à-la-fois: mais le petit inconvénient que j'ai déjà fait entendre, l'obligeoit à se décider pour l'un ou pour l'autre.
C'est ce qui n'étoit pas facile.
Mon père, à la vérité, avoit depuis long-temps reconnu la nécessité indispensable de faire voyager mon frère Robert.—Il avoit même destiné à cette dépense les premiers fonds qui lui rentreraient des actions qu'il avoit dans l'affaire du Mississipi.
Mais Oxmoor étoit une commune si belle, si vaste, si bien située!—une commune qui ne demandoit qu'à être défrichée et desséchée!—qui touchoit au domaine des Shandy, sur laquelle même nous avions quelque espèce de droits! une commune enfin que depuis long-temps mon père avoit résolu de tourner à son profit de manière ou d'autre!
Comme jusques-là rien ne l'avoit mis dans la nécessité de justifier l'ancienneté ou la justice de ses droits, mon père, en homme sage, en avoit toujours renvoyé la discussion au premier moment favorable.—Mais ce moment étoit arrivé; et les deux projets favoris de mon père, Oxmoor et les voyages de mon frère, se présentant à-la-fois, ce n'étoit pas une petite affaire que de savoir auquel donner la préférence.—
Ce que je vais dire paroîtra ridicule; mais la chose étoit ainsi.
Nous avions dans la famille une coutume si ancienne, qu'elle étoit presque passée en loi. Le fils aîné de la maison, avant son mariage, avoit la liberté de partir, d'aller et de revenir à son gré d'un bout de l'Europe à l'autre.—Ce n'étoit pas seulement pour s'instruire, ou pour fortifier sa santé par le changement d'air;—c'étoit pour satisfaire sa fantaisie,—pour rapporter un plumet à son chapeau: que sais-je? Tantum valet, disoit mon père, quantum sonat. C'est l'opinion qui met le prix à tout.
Il n'y avoit rien dans cet usage qui pût choquer la raison ou les bonnes mœurs;—et priver mon frère de son droit d'aînesse,—l'en priver sans motif suffisant,—et, par-là, en faire un exemple du premier Shandy qui n'auroit pas été roulé dans sa chaise de poste par toute l'Europe, uniquement parce qu'il étoit un peu bête, c'eût été le traiter dix fois pis que n'auroit fait un Turc.
D'ailleurs l'affaire d'Oxmoor n'étoit pas sans difficulté.
La seule acquisition étoit un objet de plus de huit cents guinées; et ce n'étoit pas tout. Ce bien avoit été quinze ans auparavant l'occasion d'un procès, qui avoit coûté à la famille huit cents autres guinées, sans compter la peine et le tourment.
Ajoutez à ces raisons que cette commune si belle, si attrayante, avoit été jusques-là honteusement négligée.—Malgré son voisinage de Shandy,—malgré le droit que chacun avoit de s'en occuper, comme d'un bien qui, n'étant à personne, appartenoit nécessairement à tout le monde, cette pauvre commune avoit été tellement abandonnée, qu'il y avoit, disoit Obadiah, de quoi faire saigner le cœur d'un galant homme, qui en auroit connu la valeur, et qui se seroit seulement promené sur ce malheureux terrein.
A dire vrai, personne n'en étoit directement responsable; et mon père auroit vu la chose avec indifférence, et ne se seroit jamais occupé d'Oxmoor, sans ce maudit procès qui s'éleva à cause de ses limites, et qui lui fit prendre (sinon pour son intérêt, du moins pour son honneur) la ferme résolution d'acquérir cette portion de domaine, sitôt que l'occasion s'en présenteroit; et l'occasion en étoit venue, ou jamais.
Cette parité de raisons et d'avantages dans les deux plus importans projets de mon père, étoit certainement marquée au coin du guignon.—Mon père avoit beau les peser ensemble, puis séparément,—sous toutes leurs faces, et sous tous leurs rapports,—consacrant des heures entières à des calculs pénibles,—se livrant à la méditation la plus abstraite,—lisant un jour des ouvrages d'agriculture, et des voyages le lendemain,—se dépouillant de tout système et de toute passion,—se consultant chaque jour avec mon oncle Tobie,—argumentant avec Yorick,—et résumant toute l'affaire d'Oxmoor avec Obadiah;—rien au bout du compte ne paroissoit si décidément en faveur de l'un, qui ne fût également en faveur de l'autre; les meilleurs argumens pouvoient s'appliquer à tous deux; les considérations étoient les mêmes des deux côtés; et les balances restoient dans un fatal équilibre.
On ne pouvoit, par exemple, s'empêcher de convenir avec Obadiah que la commune d'Oxmoor, avec des soins bien entendus, et entre les mains de certaines gens, feroit certainement dans le monde une toute autre figure que celle qu'elle y avoit jamais faite, et qu'elle y feroit jamais, si on la laissoit à elle-même.—Mais ces mêmes raisons n'étoient-elles pas strictement applicables à mon frère Robert?
A l'égard de l'intérêt, la question, je l'avoue, ne paroissoit pas si indécise au premier coup d'œil. En effet, toutes les fois que mon père prenoit la plume, et calculoit l'unique dépense de brûler, fossoyer et enclorre Oxmoor, et qu'il comparoit cette dépense au profit certain qu'il en retiroit,—le profit grossissoit tellement sous sa main, que vous auriez juré que toute autre considération alloit disparoître.—Il étoit clair qu'il recueilleroit, dès la première année, au moins cent mesures de raves à vingt livres,—une excellente récolte de froment l'année suivante;—et l'année d'après, cent (pour ne rien exagérer), mais, suivant toute vraisemblance, cent cinquante, sinon deux cents quartauts de poids et de fèves,—et ensuite des patates sans fin.—Mais alors, venant à penser que, pour manger des patates, il falloit se résoudre à laisser mon frère sans éducation, sa tête se troubloit derechef; et finalement le vieux gentilhomme étoit dans un tel état d'embarras, d'indécision et d'incertitude, comme il l'a souvent déclaré à mon oncle Tobie, qu'il ne savoit, non plus que ses talons, ce qu'il avoit à faire.—
Il faut l'avoir éprouvé, pour concevoir quel tourment c'est pour un homme, de se sentir ainsi tiraillé par deux projets, tous deux également pressans, et tous deux entièrement opposés.—Car sans compter le ravage qui en résulte nécessairement dans tout le système des nerfs, desquels la fonction, comme vous savez, est de conduire les esprits animaux, et les sucs les plus subtils, du cœur à la tête, et de la tête au cœur,—on ne sauroit croire l'effet prodigieux qu'une lutte si terrible opère sur les parties plus solides et plus grossières, détruisant l'embonpoint, et anéantissant les forces du malheureux, qui flotte ainsi entre deux projets qui le contrarient.
Mon père auroit infailliblement succombé sous ce malheur, comme il avoit pensé faire sous celui de mon nom de baptême, sans un nouvel accident qui vint heureusement à son secours.—Ce fut la mort de mon frère Robert.
Qu'est-ce, grands dieux! que la vie d'un homme? Une agitation perpétuelle!—un passage continuel d'un chagrin à un autre!—Munissez-vous contre un malheur, vous restez en prise à mille autres.
CHAPITRE II.
Chapitre des Choses.
Dès ce moment on doit me considérer comme l'héritier apparent de la famille Shandy,—et c'est proprement ici que commence l'histoire de ma vie et de mes opinions. Malgré toute ma diligence et mon empressement, je n'ai fait encore que préparer le terrein sur lequel doit s'élever l'édifice;—et je prévois que l'édifice qui s'élevera sera tel, que, depuis Adam, on n'en a jamais conçu ni exécuté un pareil.—
Je veux reprendre haleine avant de commencer; et dans cinq minutes je jette ma plume au feu, et avec elle la petite goutte d'encre épaisse qui est restée au fond du cornet.—Mais dans ces cinq minutes j'ai dix choses à faire.—J'ai une chose à nommer, une chose à regretter, une à espérer, une à promettre, une à faire craindre;—j'ai une chose à supposer, une chose à déclarer, une à cacher, une à choisir, et une à demander.—Ce chapitre, donc, je le nomme le chapitre des choses;—et mon prochain chapitre, si je vis, sera mon chapitre sur les moustaches, afin de garder une sorte de liaison dans mes ouvrages.
Et premièrement la chose que je regrette, c'est d'avoir été tellement pressé par la foule des événemens qui se sont trouvés devant moi, qu'il m'a été impossible, malgré tout le désir que j'en avois, de faire entrer dans cette partie de mon ouvrage les campagnes, et surtout les amours de mon oncle Tobie.—L'histoire en est si originale, si cervantique, que si je puis parvenir à lui faire opérer sur les autres cervelles les mêmes effets qu'elle produit sur la mienne, je réponds que, pour cela seul, mon livre fera son chemin dans le monde, beaucoup mieux que son maître ne l'a jamais fait.—O Tristram, Tristram! quel moment fortuné! amène-le seulement; et la réputation qui t'attend, comme auteur, effacera tous les malheurs que tu as éprouvés, comme homme; et tu triompheras d'un côté, si tu peux perdre de l'autre le souvenir et le sentiment de tes chagrins passés.
Ne soyez pas surpris de l'impatience que je témoigne pour arriver à ces amours. C'est le morceau le plus exquis de toute mon histoire.—Et quand j'y serai parvenu, je serai peu délicat sur le choix des mots, et je m'embarrasserai peu des oreilles chatouilleuses qui pourroient s'en offenser. C'est la chose que j'avois à déclarer.—Mais jamais je n'aurai fini en cinq minutes!—La chose que j'espère, milords et messieurs, c'est que vous voudrez bien ne pas vous en choquer:—autrement, je pourrois bien vous donner de quoi vous choquer tout de bon. L'histoire de ma Jenny, par exemple.—Mais qu'est-ce que ma Jenny, et qu'est-ce que le bon et le mauvais côté d'une femme? C'est la chose que je veux cacher. Je vous le dirai dans le chapitre qui suivra celui des boutonnières, et pas une ligne plutôt.
Maintenant, madame, la chose que j'ai à vous demander, c'est: comment va votre migraine?—mais ne me répondez point. Je suis sûr qu'elle est passée;—et quant à votre santé, je sais qu'elle est beaucoup meilleure.—On a beau dire, le vrai Shandéisme dilate le cœur et les poumons; il facilite la circulation du sang et de tous les autres fluides, et fait mouvoir joyeusement et long-temps tous les ressorts de la vie.
Si l'on me donnoit, comme à Sancho-Pança, un royaume à choisir, je ne chercherois ni la gloire ni les richesses; je demanderois un royaume où l'on rît du matin au soir.—Les passions bilieuses et mélancoliques, par le désordre qu'elles apportent dans le sang et dans les humeurs, sont ordinairement aussi contraires au corps politique qu'au corps humain. Mais comme l'habitude de la vertu peut seule les contenir et les vaincre:—«Seigneur, dirois-je à Dieu, faites que mes sujets soient toujours aussi sages qu'ils sont gais; et alors ils seront le peuple le plus heureux, et moi le plus heureux monarque de la terre.»
CHAPITRE III.
Préambule.
Sans ces deux vigoureux petits bidets, montés par ce fou de postillon qui me mena de Stilton à Stamford, l'idée ne m'en seroit jamais venue.—Nous allions comme le vent.—Il y avoit une côte de trois milles et demi:—nous touchions à peine la terre.—C'étoit le mouvement le plus rapide, le plus impétueux! il se communiquoit à ma cervelle.—Mon cœur même y participoit.
Tant de force et de vîtesse dans deux petites haridelles, confondoit tous les calculs de ma raison et de ma géométrie.—
«Par le grand Dieu du jour! m'écriai-je, en regardant le soleil et lui tendant les bras, par la portière de ma chaise,—je fais vœu, en rentrant chez moi, de brûler tous mes livres, et de jeter la clef de mon cabinet d'étude quatre-vingt-dix pieds sous terre, dans le puits qui est derrière ma maison.»
Le coche de Londres me confirma dans cette résolution.—Il suivoit le même chemin que nous, avançant à peine, et lourdement traîné par huit colosses qui le guindoient à pas lents au haut de la côte.—Il se traînoit sur notre piste, et nous étions déjà bien loin.—«Oui, je les brûlerai, m'écriai-je, je brûlerai jusqu'au dernier volume. Suivra le chemin battu qui voudra; je veux ou me frayer une nouvelle route, ou me tenir tranquille.»
La plupart de nos auteurs ressemblent trop au coche de Londres.
Dites moi, messieurs, compterons-nous toujours la quantité pour tout, et la qualité pour rien?
Ferons-nous toujours de nouveaux livres, comme les apothicaires font de nouvelles drogues avec d'autres drogues toutes faites?
Ne ferons-nous jamais que nous traîner sur la même piste?—toujours au même pas?—
Passerons-nous éternellement notre vie à montrer les reliques des savans, comme les moines montrent les reliques des saints,—sans pouvoir en obtenir un seul miracle?
Comment se fait-il que l'homme, dont la pensée s'élance jusques dans les cieux,—l'homme, la plus belle, la plus excellente et la plus noble des créatures,—le miracle de la nature, comme l'appelle Zoroastre, (dans son livre sur la nature de l'ame),—le miroir de la présence divine, selon Saint Chrysostôme,—l'image de Dieu, suivant Moyse,—le rayon de la divinité, comme dit Platon,—la merveille des merveilles, suivant Aristote; comment, dis-je, se fait-il, que l'homme se dégrade ainsi lui-même, en se vouant à une imitation servile?
O imitatores! dit Horace… mais je ne m'abaisserai point aux mêmes invectives que lui.—Tout ce que je demanderois à Dieu, si cela peut se désirer sans péché, c'est que tout imitateur ou plagiaire anglois, françois ou irlandois, fût puni par le farcin, et renfermé dans un hôpital assez vaste pour les contenir tous.—C'est ce qui me conduit à l'affaire des moustaches; mais par quelle succession d'idées? en bonne foi, croyez-vous que je le sache?
Sur les Moustaches.
De quoi diantre me suis-je avisé? quelle promesse étourdie! un chapitre sur les moustaches! le public ne le supportera jamais. C'est un public délicat.—Mais je n'avois jamais lu le fragment que voici; je ne le croyois pas aussi scabreux:—autrement, aussi sûrement que des nez sont des nez, et que des moustaches sont des moustaches, j'aurois louvoyé de manière à ne pas rencontrer ce dangereux chapitre.
Fragment.
… «Je crois que vous dormez un peu, ma belle dame,» dit le vieux gentilhomme, en lui serrant doucement la main comme il prononçoit le mot moustache.—«Changerons-nous de sujet? Gardez-vous-en bien, dit la vieille dame. Je vous écoute avec le plus grand plaisir.» Alors se penchant en arrière sur sa chaise, la tête appuyée sur le dossier, portant en même-temps ses deux pieds en avant, et jetant un mouchoir de gaze sur son visage, elle le pria de continuer.—Le vieux gentilhomme continua ainsi:
Des moustaches! s'écria la reine de Navarre, en laissant tomber sa pelote de nœuds.—Oui, madame, des moustaches, dit la Fosseuse, en ramassant respectueusement les nœuds de la reine.
La voix de la Fosseuse étoit naturellement douce et moëlleuse, mais cependant distincte et articulée; et chaque lettre du mot moustaches avoit frappé directement l'oreille de la reine de Navarre.—Moustaches! s'écria encore la reine, pouvant d'autant moins se persuader d'avoir bien entendu, qu'il s'agissoit d'un de ses pages qu'elle voyoit tous les jours.—Moustaches, répéta la Fosseuse une troisième fois. J'ose assurer votre majesté, continua la fille d'honneur, en prenant vivement l'intérêt du page, que dans toute la Navarre il n'y a pas aujourd'hui un cavalier qui possède une aussi belle paire… De quoi? s'écria Marguerite en souriant.—De moustaches, dit la Fosseuse avec une modestie infinie.
Le mot tint bon, malgré l'usage indiscret que la Fosseuse venoit d'en faire; et on continua de s'en servir dans la meilleure compagnie du petit royaume de Navarre.
La Fosseuse l'avoit déjà prononcé, non-seulement devant la reine, mais en plusieurs autres occasions à la cour; et toujours avec un accent qui renfermoit quelque chose de mystérieux. Ce genre devoit parfaitement réussir à la cour de Marguerite, qui, dans ce temps-là, étoit, comme on sait, un mélange de galanterie et de dévotion.—Le mot moustaches fit donc une espèce de fortune, ou du moins il gagna justement autant qu'il perdit.—Le clergé fut pour lui, les laïques contre,—et les femmes… se partagèrent.
Il y avoit dans ce temps-là à la cour de Navarre un jeune marquis de Croix, officier des gardes de la reine, qui, par sa mine, sa taille et sa tournure, se faisoit remarquer des filles d'honneur, et attiroit leur attention vers la terrasse, devant la porte du palais où la garde se montoit.
Madame de Beaussiere fut la première qui en devint éprise.—La Battarelle suivit.—C'étoit le plus beau temps pour faire l'amour, dont on ait gardé le souvenir en Navarre.—Le jeune de Croix faisoit toutes les conquêtes qu'il vouloit. Il fit tourner successivement la tête à la Guyol, à la Maronnette, à la Sabatiere, à toutes en un mot, excepté à la Rebours et à la Fosseuse.—Celles-ci savoient à quoi s'en tenir sur son compte. De Croix avoit donné mince opinion de lui à la Rebours dans une occasion essentielle; et la Rebours avoit tout dit à la Fosseuse, dont elle étoit l'amie inséparable.
La reine de Navarre étoit assise un soir avec ses dames à une fenêtre qui faisoit face à la porte du palais, comme de Croix traversoit la cour.—Qu'il est beau! dit la Beaussiere.—Qu'il a bon air! dit la Battarelle.—Qu'il est bien fait! dit la Guyol.—Montrez-moi, dit la Maronnette, un officier de la garde à cheval qui ait deux jambes comme celles-là!—ou qui s'en serve si bien! dit la Sabatiere.—Mais il n'a pas de moustaches! s'écria la Fosseuse.—Oh! pas l'apparence, dit la Rebours.
La reine s'en alla droit à son oratoire, pour méditer sur ce texte.—Elle y rêva tout le long de la galerie.—Ave Maria, dit-elle en s'agenouillant sur son prie-dieu, que veut dire la Fosseuse avec ses moustaches?
Toutes les filles d'honneur se retirèrent à l'instant dans leurs chambres.—Des moustaches! dirent-elles en elles-mêmes, en fermant leur porte au verrou.
Madame de Carnavalette prit son chapelet. On ne l'auroit pas soupçonnée sous son grand capuchon.—De saint Antoine à sainte Ursule, il ne lui passa pas un saint par les doigts, qui n'eût des moustaches.—Saint François, saint Dominique, saint Benoît, saint Basile, sainte Brigitte, tous avoient des moustaches.
Madame de Beaussiere brouilla toutes ses idées à force de commentaires. Elle monta sur son palefroi, et se fit suivre par son page.—Un régiment vint à défiler…—
Madame de Beaussiere passa son chemin.
«Un denier, un seul denier! cria l'ordre de la Merci;—secourez ces pauvres captifs, qui gémissent loin de vous, et qui tournent les yeux vers le ciel et vers vous, pour obtenir leur rachat.»
Madame de Beaussiere passa son chemin.
«Ayez pitié du malheureux, ma bonne dame, dit un vieillard vénérable à cheveux blancs, tenant dans ses mains desséchées une petite tasse de bois cerclée de fer;—je demande pour l'infortuné,—pour une prison,—pour un hôpital.—Ma bonne et charitable princesse, c'est pour un vieillard,—pour des noyés,—pour des brûlés.—J'appelle Dieu et tous ses anges à témoin.—C'est pour couvrir celui qui est nu,—pour rassasier celui qui a faim,—pour soulager celui qui est malade et affligé.»
Madame de Beaussiere passa son chemin.
Un parent dans la misère se prosterna jusqu'à terre.—
Madame de Beaussiere passa son chemin.
Il courut tête nue à côté du palefroi, en la priant, en la conjurant par les premiers liens de l'amitié, de l'alliance, de la parenté.—«Ma cousine, ma sœur, ma tante, ma mère,—au nom de la vertu, pour l'amour de vous, pour l'amour de moi, pour l'amour de Jésus-Christ, souvenez-vous de moi, ayez pitié de moi!»—
Madame de Beaussiere passa son chemin. Elle s'arrêta à la fin.—Prenez mes moustaches, dit-elle à son page.—Le page prit son palefroi.—Elle mit pied à terre sur la terrasse.
Quand la cour fut rassemblée le soir, ce fut à qui parleroit, ou plutôt à qui ne parleroit pas des moustaches. La Fosseuse tira une aiguille de sa tête, et se mit à dessiner le contour d'une petite moustache sur un côté de sa lèvre supérieure, et remit l'aiguille à la Rebours.—La Rebours secoua la tête.—Madame de Carnavalette soupira: c'étoit elle qui avoit donné des moustaches à sainte Brigitte.
Madame de Beaussiere toussa trois fois dans son manchon.—La Guyol sourit.—Fi! dit madame de Beaussiere.—La reine de Navarre comprit enfin l'énigme, et passa son doigt sur ses yeux, avec un geste qui vouloit dire: je vous entends bien.
«Et qu'entendoit-elle? dit la vieille dame, en soulevant sa gaze, et regardant le vieux gentilhomme.»—
«Ce que vous entendez vous-même, répondit le vieux gentilhomme;» et il continua de lire.
—Toutes ces conversations, loin d'être favorables au mot moustaches, préparoient sa ruine. La Fosseuse lui avoit porté le premier coup;—il s'étoit pourtant soutenu, et pendant quelques mois il fit une assez belle résistance;—mais, au bout de ce terme, le jeune marquis de Croix ayant été forcé de quitter la Navarre, faute de moustaches, le mot devint bientôt indécent, et ne tarda pas à être entièrement hors d'usage.
Les meilleurs termes du meilleur langage de la meilleure compagnie peuvent être exposés à la même disgrace. Il ne faut qu'un esprit mal-fait pour exciter tous les esprits.—Le curé d'Estelle écrivit dans le temps un gros livre sur les équivoques, afin de prémunir les Navarrois contre leur danger.
«Tout le monde ne sait-il pas, dit le curé d'Estelle à la fin de son ouvrage, que les nez ont éprouvé, il y a quelques siècles, dans la plus grande partie de l'Europe, le même sort que les moustaches éprouvent aujourd'hui dans le royaume de Navarre? Le mal, à la vérité, ne s'étendit pas alors plus loin.—Mais les oreilles n'ont-elles pas couru depuis le même risque?—Vingt autres mots différens, les hauts-de-chausse, les fichus, les boutonnieres, le nom même qu'on donne à nos chevaux de poste,—ne sont-ils pas encore au moment de leur ruine?—La chasteté, par sa nature, la plus douce des vertus, la chasteté, si vous lui laissez une liberté absolue, deviendra la plus tyrannique des passions.
»Que vos cœurs cessent d'être corrompus, s'écrioit le curé d'Estelle; et vos oreilles ne trouveront plus d'expressions indécentes.»
CHAPITRE IV.
Peine perdue.
Mon père étoit occupé à calculer les frais de poste du voyage de mon frère Robert, de Calais à Paris, et de Paris à Lyon, au moment même qu'il reçut la lettre qui lui apportoit la nouvelle de sa mort.—C'étoit un voyage à tous égards bien malencontreux, et dont mon père avoit bien de la peine à venir à bout.—Il l'avoit cependant à-peu-près achevé, quand Obadiah ouvrit brusquement la porte pour lui dire qu'il n'y avoit plus de levure dans la maison.—«Monsieur veut-il, demanda Obadiah, que je prenne demain de grand matin le cheval de carosse, et que j'en aille chercher?—De tout mon cœur, dit mon père sans interrompre son voyage; prends le cheval de carrosse et laisse-moi en repos.—Mais, dit Obadiah, il lui manque un fer.»—
«Un fer! pauvre créature, dit mon oncle Tobie!—Et bien, dit brusquement mon père, prends l'écossois.—Il ne veut pas souffrir la selle, dit Obadiah.—Je crois qu'il a le diable au corps, dit mon père: prends donc le patriote, et ferme la porte.—Le patriote est vendu, dit Obadiah.—Vendu, s'écria mon père!—Voilà de vos tours, monsieur le drôle, continua-t-il, en s'adressant à Obadiah, quoiqu'avec le visage tourné vers mon oncle Tobie!—Monsieur doit se rappeler, dit Obadiah, qu'il m'a ordonné de le vendre au mois d'avril dernier.—Eh bien, s'écria mon père, pour votre peine, vous irez à pied.—C'est tout ce que je demandois, dit Obadiah en fermant la porte.»—
«Ah! quel tourment, dit mon père!»
Et il reprenoit déjà son calcul, quand Obadiah vint encore l'interrompre.—«Comment Monsieur veut-il que j'aille à pied, dit Obadiah? toutes les rivières sont débordées.»—
Jusques-là mon père, qui avoit devant lui une carte de Samson, et un livre de poste, avoit gardé trois doigts sur la tête de son compas, dont une pointe étoit posée sur Nevers. C'étoit la dernière poste pour laquelle il eût payé; et il se proposoit de reprendre de là son calcul et son voyage, aussitôt qu'Obadiah auroit quitté la chambre.—Mais il ne put tenir à cette seconde entrée d'Obadiah, qui rouvrit la porte pour mettre tout le pays sous l'eau.—Il laissa aller son compas,—ou plutôt, avec un mouvement de colère, il le jeta sur la table; et alors tout ce qui lui restoit à faire, c'étoit de revenir à Calais comme bien d'autres, aussi sage qu'il en étoit parti.
Enfin quand la lettre fatale arriva, mon père, à l'aide de son compas, d'enjambées en enjambées, étoit revenu à ce même gîte de Nevers.—Il fit signe à mon oncle Tobie de voir ce que contenoit la lettre.—«Avec votre permission, monsieur Samson,» s'écria mon père, en frappant la table tout au travers de Nevers avec son compas,—«il est dur, monsieur Samson, pour un gentilhomme anglois et pour son fils, d'être ramenés deux fois dans un jour à une bicoque comme Nevers.—Qu'en penses-tu, Tobie, ajouta mon père d'un air enjoué?—A moins, dit mon oncle Tobie, que ce ne soit une ville de garnison; car en ce cas… mon père sourit.—Lis, lis cette lettre, mon cher Tobie, dit mon père:»—et tenant toujours son compas sur Nevers d'une main, et son livre de poste de l'autre, lisant d'un œil, écoutant d'une oreille, et les deux coudes appuyés sur la table, il attendit que mon oncle Tobie eût achevé la lettre qu'il lisoit entre ses dents…
«O ciel! il est parti, s'écria mon oncle Tobie!—Qui? quoi? s'écria mon père.—Mon neveu, dit mon oncle Tobie.—Comment! mon fils! sans permission! sans argent! sans gouverneur!—Hélas, mon cher frère! il est mort, dit mon oncle Tobie.—Mort! s'écria mon père, sans avoir été malade?—Le pauvre garçon! dit mon oncle Tobie, en baissant la voix, et avec un profond soupir!—le pauvre garçon! il a bien été assez malade, puisqu'il en est mort.»
Nous lisons dans Tacite, que lorsqu'Agrippine apprit la mort de Germanicus, ne pouvant modérer la violence de sa douleur, elle quitta brusquement son ouvrage.—Mon père, au contraire, frappa une seconde fois de son compas sur Nevers; mais beaucoup plus fort que la première.—Quels effets différens produits par la même cause! et mêlez-vous après cela de raisonner sur l'histoire.
Ce que fit ensuite mon père, mérite, à mon avis, un chapitre particulier.
CHAPITRE V.
Pensées sur la Mort.
C'est un des moralistes anciens,—Platon, Plutarque, ou Sénèque, Xénophon, ou Epictète, Théophraste, ou Lucien,—ou quelqu'un d'une date plus moderne,—Cardan ou Budæus, Pétrarque ou Stelle, peut-être même est-ce quelque père de l'église,—Saint-Augustin, Saint-Cyprien ou Saint-Bernard;… mais enfin c'est un de ceux-là qui nous apprend, qui nous assure qu'il existe en nous je ne sais quel penchant naturel et irrésistible, lequel nous porte à pleurer la mort de nos amis et de nos enfans.—Celui-là, quel qu'il soit, connoissoit bien le cœur humain.
Et Sénèque a dit quelque part, que de pareils chagrins se dissipoient mieux par la voie des larmes, que par toute autre.
Aussi trouvons-nous que David a pleuré son fils Absalon,—Adrien son Antinoüs,—Niobé ses enfans,—et qu'Apollodore et Criton ont tous deux versé des larmes pour Socrate avant sa mort.
Mon père ne prit exemple ni sur les anciens, ni sur les modernes, et se gouverna d'une façon toute particulière.
On vient de voir que les Hébreux pleuroient ainsi que les Romains.—On prétend que les Lapons s'endorment quand ils sont dans l'affliction;—les Allemands, dit-on, s'enivrent;—et l'on sait que les Anglois se pendent.—Mon père ne pleura, ni ne s'endormit, ni ne s'enivra, ni se pendit;—il ne jura, ni ne maudit, ni n'excommunia, ni ne chanta, ni ne siffla:—que fit-il donc de sa douleur?
Il vint toutefois à bout de s'en débarrasser.—Mais souffrez, monsieur, que j'insère ici une petite histoire.
Quand Cicéron perdit sa chère fille Tullie, il n'écouta d'abord que son cœur, et modula sa voix sur la voix de la nature.—O ma Tullie! s'écrioit-il, ô ma fille! mon enfant! O dieux!—dieux! j'ai perdu ma Tullie!—Partout je crois voir encore ma Tullie. Je crois l'entendre;—je crois lui parler.—Mais dès qu'il eut ouvert les trésors de la philosophie, dès qu'elle lui eut appris la quantité de choses excellentes qu'il y avoit à dire sur ce sujet,—on ne sauroit croire, dit ce grand orateur, combien, en un instant, je me trouvai heureux et consolé.
Mon père étoit aussi vain de son éloquence, que Cicéron pouvoit l'être de la sienne; et je commence à croire qu'il avoit raison.—L'éloquence étoit en vérité son fort;—c'étoit son foible aussi.—Son fort; car la nature l'avoit fait naître éloquent.—Son foible; car il en étoit dupe à toute heure.
Excepté dans ce qui contrarioit trop fort ses systèmes, dès que mon père trouvoit une occasion de déployer ses talens, ou de dire quelque chose de sage, de spirituel ou de fin, il étoit souverainement heureux.—Un événement agréable qui ne lui laissoit rien à dire, ou un événement fâcheux sur lequel il trouvoit à parler, revenoient à-peu-près au même pour lui.—Bien plus, si l'accident n'étoit que comme cinq, et le plaisir de parler comme dix, mon père y gagnoit moitié pour moitié, et préféroit l'accident.
Ce fil servira à débrouiller ce qui autrement sembleroit contradictoire dans le caractère de mon père.—Il expliquera comment, dans les petites impatiences qui naissoient des négligences inévitables, ou des étourderies de ceux qui le servoient, sa colère, ou plutôt la durée de sa colère, étoit toujours à rebours de toutes les conjectures.
Il avoit une petite jument favorite, dont il souhaitoit beaucoup d'avoir de la race. Il l'avoit confiée à un très-beau cheval arabe, et il avoit destiné à son usage le poulain qui devoit en naître.—Mon père étoit ardent dans ses projets. Tous les jours il parloit de son cheval futur avec une confiance, une sécurité aussi entières, que s'il eût été déjà dressé, bridé, sellé, et devant sa porte tout prêt à être monté.—Il défioit d'avance mon oncle Tobie à la course.—Au bout du terme, la jument fit un mulet, et le plus laid mulet qu'il y eût en son espèce.
Il y avoit sûrement de la faute d'Obadiah.—Ma mère et mon oncle Tobie s'attendoient que mon père alloit l'exterminer, et que sa colère et ses lamentations n'auroient point de fin.—«Regardez, coquin que vous êtes, s'écrioit mon père, en montrant le mulet;—regardez ce que vous avez fait.—Ce n'est pas moi, dit Obadiah.—Eh! qu'en sais-je? répliqua mon père.»—
Le triomphe étincela dans les yeux de mon père à cette repartie; tout son visage s'épanouit; et Obadiah n'en entendit plus reparler.
—Revenons à la mort de mon frère.—
La philosophie a beaucoup de belles choses à dire sur tous les sujets. Elle en a un magasin sur la mort.—Mais comme elles se jetoient toutes à-la-fois dans la tête de mon père, l'embarras auroit été de bien choisir, et d'en faire un tout également pompeux et bien assorti.—Mon père les prit comme elles vinrent.
«Tout doit mourir, mon cher frère.—C'est un accident inévitable.—C'est le premier statut de la grande charte.—C'est une loi éternelle du parlement.—Tout doit mourir.
»Si mon fils n'étoit pas mort, ce seroit le cas de s'étonner,—et non pas de ce qu'il est mort.
»Les monarques et les princes dansent le même branle que nous.
»Mourir est la grande dette et le tribut qu'il faut payer à la nature. Les tombes et les monumens, destinés à perpétuer notre mémoire, le paient eux-mêmes; et les pyramides, les plus orgueilleuses de toutes celles que l'art et les richesses ont élevées, ont aujourd'hui perdu leur sommet, et n'offrent plus au voyageur qu'un amas de débris mutilés.—(Mon père trouvoit qu'il s'exprimoit avec facilité, et poursuivit.) Les cités et les villes, les provinces et les royaumes, n'ont-ils pas leurs périodes?—Et ne viennent-ils pas eux-mêmes à décliner, quand les principes et les pouvoirs, qui, au commencement les cimentèrent et les réunirent, ont achevé leurs évolutions?—
»Frère Shandy, dit mon oncle Tobie, quittant sa pipe au mot évolutions…—révolutions, j'ai voulu dire, reprit mon père.—Par le ciel! frère Tobie, j'ai voulu dire révolutions.—Evolutions n'a pas de sens.—Il a plus de sens que vous ne croyez, dit mon oncle Tobie.—Mais, s'écria mon père, il n'y a du moins pas de sens à couper le fil d'un pareil discours, et dans une pareille occasion.—De grâce, frère Tobie, continua-t-il en lui prenant la main, je t'en prie, frère,—je t'en prie, ne m'interromps pas dans cette crise.—Mon oncle Tobie remit sa pipe dans sa bouche.
»Où sont Troye et Micènes, et Thèbes et Délos, et Persépolis et Agrigente? continua mon père, en ramassant son livre de poste qu'il avoit laissé tomber.—Que sont devenues, frère Tobie, Ninive et Babylone, Cizicum et Mitilène? Les plus belles villes qu'ait jamais éclairées le soleil, maintenant ne sont plus;—leurs noms seulement sont demeurés; et ceux-ci, (car déjà plusieurs d'entre eux s'écrivent incorrectement), s'en vont eux-mêmes par lambeaux; et dans le laps du temps ils seront oubliés et enveloppés avec toutes choses dans la nuit éternelle.—Le monde lui-même, frère Tobie, le monde lui-même finira.
»A mon retour d'Asie, dans ma traversée d'Egine à Mégare,—(dans quel temps donc? pensa mon oncle Tobie), je jetai les yeux autour de moi.—Egine restoit derrière, Mégare étoit devant, Pirée à main droite, et Corinthe à main gauche.—Que de villes jadis florissantes, et maintenant couchées dans la poussière!—Hélas! hélas! dis-je en moi-même, quel homme pourrait permettre à son ame de se troubler pour la perte d'un enfant, quand il voit de telles merveilles honteusement ensevelies?—Ressouviens-toi, me dis-je encore à moi-même, ressouviens-toi que tu es homme.»
Mon oncle Tobie ne s'aperçut pas que ce dernier paragraphe étoit l'extrait d'une lettre, que Servius Sulpicius écrivoit à Cicéron, pour le consoler de la mort de sa fille.—Mon bon oncle étoit aussi peu versé dans les fragmens de l'antiquité, que dans toute autre branche de littérature;—et comme mon père, dans le temps de son commerce de Turquie, avoit fait trois ou quatre voyages au Levant, mon oncle Tobie conclut tout naturellement qu'il avoit poussé ses courses jusqu'en Asie par l'Archipel; et de-là sa traversée d'Egine à Mégare, et le reste.
Cette conjecture n'avoit rien d'étrange, et tous les jours un critique entreprenant bâtit bien d'autres histoires sur de pires fondemens.—«Et je vous prie, frère, dit mon oncle Tobie, quand mon père eut fini,—je vous prie, dit-il, en appuyant le bout de sa pipe sur la main de mon père;—en quelle année de notre Seigneur cela s'est-il passé?—Innocent! dit mon père, c'étoit quarante ans avant Jésus-Christ.»
Mon oncle Tobie n'avoit que deux suppositions à faire, ou que son frère étoit le juif-errant, ou que le malheur avoit dérangé sa cervelle.—Puisse le Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, le protéger et le guérir! dit mon oncle Tobie, en priant en silence pour mon père, avec les larmes aux yeux.
Mon père attribua ces larmes au pouvoir de son éloquence, et poursuivit sa harangue avec un nouveau courage.
«Il n'y a pas, frère Tobie, une aussi grande différence que l'on s'imagine entre le bien et le mal. (Ce bel exorde, soit dit en passant, n'étoit pas propre à guérir les soupçons de mon oncle Tobie). Le travail, la tristesse, le chagrin, la maladie, la misère et le malheur sont le cortége ordinaire de la vie.—Grand bien leur fasse! dit en lui-même mon oncle Tobie.
»Mon fils est mort!—il ne pouvoit mieux faire. Il a jeté l'ancre à propos au milieu de la tempête.
»Mais il nous a quittés pour jamais.—Eh bien! il a échappé à la main du barbier, avant d'être chauve;—il a quitté la fête, avant d'être repu,—le banquet, avant d'être ivre.
»Les Thraces pleuroient quand un enfant venoit au monde… (Ma foi! dit mon oncle Tobie, nous ne leur ressemblons pas mal; témoin la naissance de Tristram). Et ils se réjouissoient quand un homme mouroit.—Ils avoient raison. La mort ouvre la porte à la renommée, et la ferme à l'envie.—Elle brise les chaînes du captif; il a rempli sa tâche: il est libre.
»Montrez-moi un homme qui connoisse la vie, et qui craigne la mort; et je vous montrerai un prisonnier qui craint sa liberté.
»Nos besoins, mon cher frère Tobie, ne sont que des maladies.—Ne vaudroit-il pas mieux en effet n'avoir pas faim, que d'être forcé de manger?—n'avoir pas soif, que d'être forcé de boire?
»Ne vaudroit-il pas mieux être tout d'un coup délivré des soucis, de la fièvre, de l'amour, de la goutte, et de tous les autres maux de la vie, que d'être comme un voyageur, qui arrive fatigué tous les soirs à son auberge, forcé d'en repartir tous les matins?»
»Ce sont les gémissemens et les convulsions, frère Tobie, ce sont les larmes qu'on verse dans la chambre d'un malade, ce sont les médecins, les prêtres, et tout l'appareil de la mort, qui rendent la mort effrayante. Otez-en le spectacle, qu'est-ce qui reste?
»—Elle est préférable dans une bataille, dit mon oncle Tobie. Il n'y a là ni cercueil, ni silence, ni deuil, ni pompe funèbre. Elle est réduite à rien.—
»Préférable dans une bataille! mon cher frère Tobie, dit mon père en souriant. (Il avoit entiérement oublié mon frère Robert). Va, elle n'est mauvaise nulle part.—Car enfin, frère Tobie, remarque bien.—Tant que nous sommes, la mort n'est pas encore; et, quand elle est, nous ne sommes plus.» Mon oncle Tobie quitta sa pipe pour examiner la proposition. Mais l'éloquence de mon père étoit trop rapide pour s'arrêter par aucune considération. Il entraîna les idées de mon oncle Tobie malgré lui.
»Pour nous affermir dans notre mépris de la mort, continua mon père, il est à propos de remarquer le peu d'altération que ses approches ont produit dans les grands hommes.»
»Vespasien mourut sur sa chaise percée, en disant un bon mot;—Galba, en prononçant une maxime;—Septime Sévère, en faisant un compliment.—
»J'espère qu'il étoit sincère, dit mon oncle Tobie.—C'étoit à sa femme, dit mon père.»
CHAPITRE VI.
Nouveau genre de mort.
«Et finalement,—car de toutes les anecdotes que l'histoire peut fournir sur ce sujet, celle-ci sans contredit est la plus frappante, elle couronne toutes les autres.
»Cornélius Gallus le préteur… Mais j'ose assurer, frère Tobie, que vous l'avez lu.—J'ose assurer que non, dit mon oncle Tobie.—Eh bien, dit mon père, il mourut dans les bras d'une femme.—
»Au moins, dit mon oncle Tobie, si c'étoit de la sienne, il n'y avoit pas de péché.—Ma foi! dit mon père, c'est plus que je n'en sais.»
CHAPITRE VII.
Ma mère est aux écoutes.
Ma mère traversoit le corridor vis-à-vis la porte de la salle, au moment où mon père prononçoit le mot femme. Il étoit assez simple qu'elle en fût frappée; et elle ne douta point qu'elle ne fût le sujet de la conversation. Elle mit donc un doigt en travers sur sa bouche, retint sa respiration; et par une inflexion du cou, alongeant et baissant la tête, non pas vis-à-vis la porte, mais de côté, de sorte que son oreille se trouvoit sur la fente, elle se mit à écouter de tout son pouvoir.
L'esclave qui écoute, avec la déesse du silence derrière lui, n'auroit pu fournir une plus belle idée à un artiste.
Je vais la laisser dans cette attitude pendant cinq minutes, jusqu'à ce que j'aie ramené les affaires de la cuisine (ainsi que Rapin Thoiras ramène les affaires de l'église) au même point.
CHAPITRE VIII.
Parallèle de deux Orateurs.
A proprement parler, l'intérieur de notre famille étoit une machine simple, et composée d'un petit nombre de roues. Mais ces roues étoient mises en mouvement par tant de ressorts différens, elles agissoient l'une sur l'autre avec une telle variété de principes et d'impulsions étranges, que la machine, quoique simple, avoit tout l'honneur et même les avantages d'une machine compliquée.—On pouvoit y remarquer presque autant de mouvemens particuliers, que dans la mécanique intérieure d'une pendule à secondes.
Parmi ces mouvemens il y en avoit un, et c'est celui dont je parle, qui peut-être n'étoit pas, à tout prendre, aussi singulier que beaucoup d'autres; mais dont l'effet étoit tel, qu'il ne pouvoit se passer dans le sallon aucune motion, querelle, harangue, dialogue, projet, ou dissertation, que sur le champ il n'y en eût la copie, le pendant, la parodie, dans la cuisine.
Pour entendre ceci, il faut savoir que toutes les fois que quelque message extraordinaire ou quelque lettre arrivoit au sallon,—ou que l'entrée d'un domestique sembloit interrompre la conversation, et qu'on avoit l'air d'attendre qu'il fût sorti pour la continuer,—ou que l'on appercevoit quelque apparence de nuage sur le front de mon père ou de ma mère;—enfin, dès que l'on supposoit que l'affaire qui se traitoit dans le sallon valoit la peine qu'on l'écoutât, la règle étoit de ne pas fermer entièrement la porte, et de la laisser tant soit peu entr'ouverte,—de trois ou quatre lignes seulement,—précisément comme ma mère la trouva en passant dans le corridor.—Le mauvais état des gonds, (état auquel on se donnoit bien de garde de remédier) servoit de prétexte et d'excuse à cette manœuvre, laquelle se répétoit aussi souvent qu'il étoit nécessaire.—On laissoit donc un passage, non pas aussi large à la vérité que celui des Dardanelles, mais suffisant pour qu'on pût apprendre par ce moyen tout ce qu'il étoit intéressant de savoir, et éviter par-là à mon père l'embarras de gouverner lui-même sa maison.—
Ma mère en profita dans cette occasion.—Obadiah en avoit fait autant, après avoir laissé sur la table la lettre qui apportoit la nouvelle de mon frère.—De sorte qu'avant que mon père fût revenu de sa surprise, et eût commencé sa harangue,—Trim, debout dans la cuisine, s'étoit mis à pérorer sur le même sujet.
Il y a tel curieux, de ceux qui aiment à observer la nature, qui, s'il eût eu en sa possession toutes les richesses de Job, en auroit donné la moitié avec plaisir, pour entendre le caporal Trim et mon père, deux orateurs si opposés par leur nature et leur éducation, haranguer sur la même tombe.
Mon père, homme prodigieusement instruit, à l'aide d'une mémoire sûre et d'une lecture immense, à qui tous les grands philosophes de l'antiquité étoient familiers, citant sans cesse Caton, Sénèque, Epictète.—
Le caporal,—avec rien,—ne se souvenant de rien,—n'ayant rien lu que son livre de revue,—et n'ayant de grands noms à citer, que ceux qui étoient contenus dans le contrôle de sa compagnie.—
L'un, procédant de période en période, par métaphore et par allusion, et frappant l'imagination de l'auditeur, comme doit faire tout bon orateur, par l'agrément et les charmes de ses peintures et de ses images.—
L'autre, sans esprit ni antithèse, sans métaphore ni allusion, sans aucune ressource de l'art, instruit par la nature, conduit par la nature, alloit droit devant lui comme la nature le menoit;—et la nature le menoit au cœur.—O Trim! si le ciel eût voulu que tu eusses un meilleur historien… s'il l'eût voulu… ton historien auroit roulé carosse.
CHAPITRE IX.
Trim monte en chaire.
«Notre jeune maître est mort à Londres, dit Obadiah.»
Une robe de chambre de satin vert de ma mère, qui avoit déjà été décrassée deux fois, fut la première idée que l'exclamation d'Obadiah excita dans l'esprit de Suzanne.—«Eh bien, dit Suzanne, nous allons tous être en deuil.»
Divin Locke, où es-tu? et se peut-il que tu manques l'occasion d'écrire un si beau chapitre sur l'imperfection des mots?—Le mot deuil, quoique prononcé par Suzanne elle-même, manqua son objet, et n'excita pas en elle une seule idée teinte de noir ou de gris.—Tout étoit vert; elle ne voyoit que la robe de chambre de satin vert.
«Oh! ma pauvre maîtresse en mourra!» s'écria Suzanne; et déjà elle voyoit défiler toute la garde-robe de ma mère. Quelle procession!—son damas rouge,—ses toiles de Perse,—ses lustrines jaunes et blanches,—son taffetas brun,—ses bonnets de dentelle,—ses manteaux de lit et ses consolantes jupes de dessous.—Elle n'oublioit pas un chiffon. «Non, disoit Suzanne, ma maîtresse ne les reverra jamais.»
Nous avions un pataud de marmiton, qui faisoit le facétieux; mon père le gardoit, je pense, à cause de sa bêtise.—Il avoit été toute l'automne aux prises avec une hydropisie.—«Notre jeune maître est mort! dit Obadiah;—il est mort bien certainement.—Et moi je ne le suis pas, dit le marmiton.»—
«Voici de fâcheuses nouvelles, Trim, cria Suzanne, en essuyant ses yeux au moment où Trim entra dans la cuisine:—notre jeune maître Robert est mort et enterré.—(L'enterrement étoit un embellissement de la façon de Suzanne).—Nous allons être tous en deuil, ajouta Suzanne.»—
«J'espère que non, dit Trim.—Vous espérez que non, reprit vivement Suzanne.—(L'idée du deuil ne faisoit pas sur la tête de Trim la même impression que sur celle de Suzanne).—J'espère, dit Trim, expliquant sa pensée, j'espère en Dieu que la nouvelle n'est pas vraie.—J'ai entendu lire la lettre de mes deux oreilles, dit Obadiah; et nous allons avoir une rude besogne pour défricher Oxmoor.—Oh! il est bien mort, dit Suzanne.—Aussi sûr que je suis en vie, dit le marmiton.»—
«Eh bien! dit Trim, en poussant un soupir, je le regrette de tout mon cœur et de toute mon ame.—Pauvre créature!—pauvre garçon!—pauvre gentilhomme!»—
«Il étoit en vie à la Pentecôte dernière, dit le cocher.—A la Pentecôte!—hélas! s'écria Trim, en étendant le bras droit, et prenant sur le champ la même attitude dans laquelle il avoit lu le sermon,—eh! que fait la Pentecôte, Jonathan?—(C'étoit le nom du cocher).—Que fait le temps de Pâques, ou toute autre saison de l'année?—Nous voilà tous ici, continua le caporal, (en frappant perpendiculairement le plancher du bout de sa canne, pour donner une idée de stabilité et de force),—nous voilà tous ici, et en un moment, (ouvrant la main et laissant tomber son chapeau), nous ne sommes plus.»—
Cette image étoit infiniment frappante.—Suzanne fondit en larmes.—Nous ne sommes pas des plantes ni des pierres.—Jonathan, Obadiah, la cuisinière, tout pleura. Le pataud de marmiton lui-même, qui écuroit un chaudron sur ses genoux, se sentit ému. Toute la cuisine se pressa autour du caporal.
Or, comme je vois clairement que la constitution de l'église et de l'état, ou du moins leur durée,—peut-être la durée du monde entier, ou, ce qui revient au même, la distribution et la balance de la propriété et du pouvoir, vont dépendre de la manière dont l'on saisira l'éloquence de ce geste du caporal,—je vous demande votre attention, messieurs, pour une dixaine de pages; et je vous les donne à reprendre dans tout autre endroit de l'ouvrage, pour dormir tout à votre aise.
J'ai dit que nous n'étions ni des plantes, ni des pierres, et j'ai bien dit;—mais j'aurois dû ajouter que nous n'étions pas des anges.—Hélas! que nous sommes loin de cet état de perfection!—Nous sommes des hommes grossiers, enveloppés dans la matière, et gouvernés par nos idées, qui le sont elles-mêmes par nos sens; et je rougis de dire à quel point va cette influence secrète.—Mais de tous nos sens, je ne crains pas d'affirmer que la vue (quoique je sache très-bien que la plupart de nos philosophes soient pour le toucher) que la vue, dis-je, est celui qui a le commerce le plus intime avec l'ame, qui frappe davantage l'imagination, et qui lui laisse des impressions plus profondes.—Son influence surpasse et détruit toutes les autres. Horace l'a dit avant moi: Segniùs irritant, etc.
Appliquons ces réflexions à la chûte du chapeau de Trim.—
Nous voilà tous ici, et en un moment nous ne sommes plus.
Cette phrase n'avoit rien de bien saillant. C'étoit une de ces vérités triviales à force d'être connues, et telles qu'on nous en débite tous les jours.—Et si Trim ne s'en fût pas plus reposé sur son chapeau que sur son éloquence, il n'auroit produit aucun effet.
Nous voilà tous ici, continua le caporal, et en un moment… (laissant tomber perpendiculairement son chapeau, et s'arrêtant avant d'achever), en un moment nous ne sommes plus.—Le chapeau tomba comme si c'eût été une masse de plomb.—Rien ne pouvant mieux exprimer l'idée de la mort, dont ce chapeau étoit comme la figure et le type.—La main de Trim sembla se paralyser,—le chapeau tomba mort.—Trim resta les yeux fixés dessus, comme sur un cadavre.—Et Suzanne fondit en larmes.
Or, il y a mille,—dix mille,—et comme la matière et le mouvement sont infinis, dix mille fois, dix mille manières, dont un chapeau peut tomber à terre sans produire aucun effet.
Si Trim l'eût jeté avec force ou colère, avec négligence ou mal-adresse,—s'il l'eût jeté devant lui, ou de côté, ou en arrière, ou dans une autre direction quelconque,—ou si, en lui donnant la meilleure direction possible, il l'eût laissé tomber d'un air gauche, hébêté, effaré;—enfin si, pendant ou après la chute, Trim n'eût pas eu l'expression de tête et l'attitude qui devoit l'accompagner, tout étoit manqué, et l'effet du chapeau sur le cœur étoit perdu.
O vous, qui gouvernez ce grand univers et ses grands intérêts avec les machines de l'éloquence, vous qui tenez dans vos mains la clef des cœurs, qui les échauffez, et les refroidissez, et les adoucissez, et les amolissez à votre gré:—
Vous qui tournez et retournez les passions avec cette grande manivelle, et qui, par ce moyen, conduisez les hommes où il vous plaît:—
Vous enfin qui menez,—et (pourquoi pas aussi) vous qui êtes menés comme des dindons au marché, avec un bâton et un chaperon rouge,—méditez, méditez, je vous en prie, sur le vieux chapeau de Trim!
CHAPITRE X.
Sur les vieux chapeaux.
Un moment. J'ai un petit compte à régler avec le lecteur, avant que Trim continue sa harangue. J'aurai fini en deux minutes.
Parmi plusieurs petites dettes que j'ai contractées avec le public, et dont je m'acquitterai à mesure que leur tour viendra, je confesse que je suis en retard pour deux items; un chapitre sur les femmes de chambre et les boutonnières.—Je m'y suis engagé dans la première partie de mon ouvrage, et l'on pourroit me reprocher de manquer à ma parole.—Mais plusieurs personnes vénérables du clergé m'ayant représenté que deux sujets pareils, surtout aussi rapprochés l'un de l'autre, pouvoient mettre la morale en danger, j'ai cru devoir déférer à leurs remontrances.—Je supplie donc qu'on veuille bien me faire grâce du chapitre sur les femmes de chambre et les boutonnières, et recevoir à sa place celui-ci, lequel n'est autre chose qu'un chapitre sur les soubrettes, les robes de chambre et les vieux chapeaux.
Trim ramassa le sien,—le mit sur sa tête,—et reprit ensuite son discours sur la mort, en la manière et la forme qui suit.
CHAPITRE XI.
Trim continue.
«Pour nous, Jonathan, qui ne connoissons ni la peine ni le besoin,—nous qui vivons ici au service des deux meilleurs maîtres,—(j'en excepte seulement pour ma part le roi Guillaume, que j'ai eu l'honneur de servir, tant en Irlande qu'en Flandre), pour nous, dis-je, qu'est-ce que l'intervalle de la Pentecôte à Noël? C'est bien peu de chose,—ce n'est rien. Mais pour ceux, Jonathan, qui savent ce que c'est que la mort, qui savent quel ravage, quel carnage elle peut faire, avant qu'on ait seulement le temps d'y songer,—c'est comme un siècle entier.—O Jonathan! quel est le bon cœur qui ne saigneroit pas, voyant combien de braves gens, qui se tenoient aussi droits et aussi fermes que nous,—(le caporal se redressa), et que la mort a abattus dans cet intervalle qui nous semble si court?—Et crois-moi, Suzanne, ajouta le caporal en se tournant vers elle, dont les yeux nageoient dans l'eau,—avant que l'année ait achevé son tour, plus d'un œil brillant sera terni.—Un œil brillant! dit Suzanne.—Suzanne pleura, mais d'un œil de reconnoissance.
»Ne sommes-nous pas, continua Trim, en fixant toujours Suzanne,—ne sommes-nous pas comme la fleur des champs?»—(Ici une larme d'orgueil se glissa dans l'œil de Suzanne entre deux larmes d'humilité,—c'est la seule manière d'expliquer son affliction). «Toute la chair n'est-elle pas comme du foin?—comme de l'argile? (—comme de la boue?»)—(Tous regardèrent le marmiton; il continuoit à écurer son chaudron:—il n'étoit pas beau).
«Qu'est-ce que la beauté? continua Trim.—(Je passerois ma vie à entendre le caporal, disoit Suzanne).—Qu'est-ce que le plus beau visage qu'on ait jamais vu?—(Suzanne avoit mis sa main sur l'épaule du caporal).—Qu'est-ce autre chose que de la corruption?»—(Suzanne la retira).
Mais c'est pour cela même que je vous aime, ô femmes!—c'est ce délicieux mélange qui vous rend de si chères et de si charmantes créatures.—Eh! qui pourroit vous en faire un crime?—qui pourroit vous en vouloir?—Celui-là, s'il en existe un seul, reçut une citrouille au lieu d'un cœur; et qu'on le dissèque, on verra si j'ai menti.
CHAPITRE XII.
Trim achève.
Ou Suzanne, dont l'amour-propre s'étoit senti un peu choqué, rompit la chaîne des idées du caporal, en retirant ainsi brusquement sa main de dessus son épaule.—
Ou le caporal commença à soupçonner qu'il avoit été sur les brisées du docteur, et qu'il avoit parlé plutôt comme un chapelain que comme un soldat.—
Ou bien… ou bien… car dans de semblables cas, avec un peu d'esprit et d'invention, on pourroit aisément remplir dix pages de suppositions.—Que les physiologistes ou tous autres curieux déterminent, s'ils le peuvent, quelle en fut la véritable cause;—il n'en est pas moins certain que le caporal reprit ainsi sa harangue:
«Quant à moi, je déclare qu'en rase campagne je me ris de la mort. Dieu me damne! ajouta le caporal, en faisant craquer ses doigts, mais avec un air que lui seul pouvoit donner au sentiment,—un jour de bataille, je ne m'en soucie non plus que de cela.—Pourvu toutefois qu'elle ne me prenne pas en traître, comme ce pauvre Gibbons, qui fut tué en lavant son fusil.—Qu'est-ce en effet que la mort? Une détente lâchée,—un pouce ou deux de bayonnette dans le poumon ou dans le cœur;—tout cela revient au même.
»Regardez le long de la ligne,—à main droite,—voyez:—le coup part,—Richard tombe;—non, c'est Jacques:—eh bien, s'il est mort, il ne souffre plus.—Mais qu'importe lequel? Daigne-t-on s'en informer en marchant à l'ennemi?—Que dis-je? dans la chaleur de la poursuite, on ne sent pas même le coup qui donne la mort.—La mort! il ne s'agit que de la braver. Celui qui la fuit court dix fois plus de danger que celui qui va au-devant d'elle. Cent fois je l'ai vue en face, ajouta le caporal, et je sais ce que c'est.—Dans un champ de bataille, Obadiah, en vérité, ce n'est rien.—Mais au logis, dit Obadiah, elle a une laide mine.—Pour moi, dit le cocher, je n'y pense jamais quand je suis sur mon siége.—A mon avis, dit Suzanne, c'est au lit qu'elle est la plus naturelle.—Si elle étoit là, dit Trim, et que pour lui échapper, il fallût me fourrer dans le plus chétif havresac qu'un soldat ait jamais porté, je le ferois tout à l'heure; mais cela est dans la nature.»
«La nature est la nature, dit Jonathan.—Et c'est ce qui fait, s'écria Suzanne, que j'ai tant de pitié de ma pauvre maîtresse.—Elle n'en reviendra jamais.—Moi, dit le caporal, de toute la maison, c'est le capitaine que je plains davantage.—Madame soulagera sa douleur en pleurant, et monsieur à force d'en parler.—Mais mon pauvre maître, il gardera tout pour lui en silence. Je l'entendrai soupirer dans son lit pendant un mois entier, comme il fit pour le lieutenant le Fevre.—Si j'osois représenter à monsieur qu'il s'afflige trop, et qu'il devroit se faire une raison.—C'est plus fort que moi, Trim, dira mon maître. C'est un accident si triste; je ne saurois l'ôter de là, dira-t-il en montrant son cœur.—Mais monsieur cependant ne craint pas la mort pour lui-même?—J'espère, Trim, répondra-t-il vivement, que je ne crains rien au monde que de faire le mal.—Eh bien! ajoutera-t-il, quelque chose qui arrive, j'aurois soin du fils de le Fevre.—Et avec cette pensée, comme avec une potion calmante, monsieur s'endormira.»
J'aime à entendre les histoires de Trim sur le capitaine, dit Suzanne.—C'est bien le gentilhomme du meilleur cœur et du meilleur naturel qu'il y ait au monde, dit Obadiah.—«Oui, sans doute, dit le caporal; et aussi brave qu'on en ait jamais vu à la tête d'un peloton.—Jamais le roi n'a eu un meilleur officier, ni Dieu un meilleur serviteur.—Il marcheroit sur la bouche d'un canon, quand il verroit la mêche allumée, prête à mettre le feu.—Eh bien, ôtez-le de-là, ce même homme est doux comme un enfant, il ne voudroit pas faire de mal à un poulet.»
J'aimerois mieux, dit Jonathan, mener ce gentilhomme-là pour sept livres sterlings par an, que tout autre pour huit.—«Grand merci pour les vingt schelings, Jonathan.—Oui, Jonathan, ajouta le caporal, en lui secouant la main, c'est comme si tu avois mis cet argent dans ma poche. Pour mon compte, je le servirois sans gages jusqu'au jour de ma mort, et je lui dois bien cette marque d'attachement.—O le bon maître! il est pour moi comme un ami, comme un frère;—et si j'étois sûr que mon pauvre frère Tom mourût, ajouta le caporal en tirant son mouchoir,—quand j'aurois dix mille livres sterlings, je les laisserois au capitaine jusqu'au dernier scheling.»
Trim ne put retenir ses larmes en donnant à son maître cette preuve testamentaire de son affection.—Toute la cuisine fut émue.—Conte-nous l'histoire du pauvre lieutenant, dit Suzanne.—De tout mon cœur, dit le caporal.
Suzanne, la cuisinière, Jonathan, Obadiah et le caporal Trim, formèrent un cercle autour du feu; et aussitôt que le marmiton eut fermé la porte de la cuisine, le caporal commença en ces termes.
CHAPITRE XIII.
Je reviens à ma mère.
Que je sois pendu, si je n'ai pas oublié ma mère autant que si je n'en avois jamais eu, et que la nature m'eût jeté en moule, et m'eût déposé tout nu sur les bords du Nil!
Ma foi, madame (c'est à la nature que je parle)—si c'est vous qui m'avez façonné, il n'y a pas de quoi vous vanter. Je suis fâché de la peine que vous avez prise; mais vous avez commis bien des gaucheries,—et par devant et par derrière, et par dedans et par dehors.
Comment, Tristram! et cette disposition d'esprit qui te porte à n'être étonné de rien!—A la bonne heure; je vous la passe.—
Et cette défiance modeste et habituelle de ton propre jugement, qui fait que tu ne t'échauffes jamais, au moins pour des sujets qui n'en valent pas la peine!—Oh! pour mon jugement, il m'a si souvent trompé, que je serois un sot de me fier à lui.—
Et cet amour, ce respect pour la vérité, qui te conduiroit au bout du monde pour la retrouver, quand tu crois l'avoir perdue!—Oui, j'aime la vérité; mais je hais encore plus la dispute.—Et si cette vérité n'intéresse ni la religion ni la société, j'aime mieux l'abandonner lâchement, et souscrire aux opinions les plus extravagantes, que d'entrer en lice pour les attaquer.—
D'ailleurs, je crains le mal par-dessus tout;—et il n'y a pas d'opinion si sacrée, que je voulusse me laisser égratigner pour elle. Aussi me suis-je de tout temps promis de ne jamais m'enrôler dans aucune armée de martyrs, soit que l'on en lève une nouvelle, soit que l'on se contente de recruter l'ancienne.
Mais il est temps que je retire ma mère de l'attitude pénible où je l'ai laissée.
CHAPITRE XIV.
Itinéraire du Commerce.
L'opinion de mon oncle Tobie, madame, étoit, si vous vous en rappelez, que si le préteur Cornélius Gallus étoit mort dans les bras de sa femme, il n'y avoit pas eu de péché.—Ma mère n'en avoit entendu qu'un seul mot, et ce mot l'avoit prise par la partie la plus foible de son sexe… j'espère que vous ne prenez pas le change.—Je veux dire, la curiosité.—Elle arrangea à sa guise tout le sujet de la conversation;—et une fois son imagination préoccupée, vous pouvez croire que mon père ne dit pas un mot qui ne fût attribué par ma mère soit à elle, soit aux affaires de sa famille.
Et je vous prie, madame, où demeure la femme qui n'en eût pas fait autant?
Du genre de mort étrange de Cornélius, mon père avoit fait une transition à la mort de Socrate; et il donnoit à mon oncle Tobie un extrait de la harangue de ce philosophe devant ses juges.—Elle étoit irrésistible, non pas la harangue de Socrate, mais la tentation que mon père avoit d'en parler.—Il avoit lui-même écrit la vie de Socrate, l'année qui précéda sa retraite du commerce.—Je crains même que cette raison n'ait contribué à le lui faire quitter plutôt; si bien que personne n'étoit en état de pérorer sur ce sujet avec autant de pompe, d'abondance et de facilité que lui.
Il se livra donc à toute son éloquence; et s'adressant à mon oncle Tobie, comme s'il eût été Socrate devant l'aréopage, il emboucha la trompette héroïque.—Pas une période qui fût terminée par un mot plus court, que transmigration ou annihilation.—Pas une moindre pensée que celle d'être ou de ne pas être.—Dans l'exorde, pas une idée qui ne fût entièrement neuve.—Comparant la mort à un sommeil long et tranquille,—sans rêves, sans réveil.—Disant que nous et nos enfans étions nés pour mourir, mais qu'aucun de nous n'étoit né pour être esclave.—Non, je me trompe, ceci est tiré du discours d'Eléazar, tel qu'il est rapporté par Joseph (Histoire de la guerre des Juifs). Eléazar avoue qu'il a pris cette pensée des philosophes Indiens. Il est à présumer qu'Alexandre le grand, dans son expédition des Indes, au retour de la Perse qu'il avoit soumise, s'empara de cette maxime, ainsi qu'il fit de bien d'autres choses.—Ce fut lui qui la rapporta en Grèce, sinon par lui-même, (car on sait qu'il mourut en chemin en Babylone)—au moins par ses lieutenans.—De la Grèce elle arriva à Rome;—de Rome elle passa en France, et de France en Angleterre.—Je n'imagine pas quel autre chemin elle pourroit avoir suivi par terre.
Par eau, elle a pu facilement descendre le Gange jusqu'au sinus gangique, ou baie de Bengale,—et de-là dans la mer des Indes.—Suivant ensuite la voie du commerce, (comme on ne connoissoit pas alors le passage par le Cap de Bonne-Espérance), elle aura été portée avec d'autres drogues et épices par la mer Rouge à Jedda, à la Mecque, ou même à Tor ou Suez, villes situées au fond du golfe;—et de-là, par les caravanes, à Coptos, qui n'en est distant que de trois jours de marche;—de Coptos, le Nil l'aura amenée droit à Alexandrie, où elle sera débarquée précisément au pied du grand escalier de la bibliothèque d'Alexandrie.—Et c'est dans ce magasin qu'on aura été la chercher.
Bonté du ciel!—combien les savans de nos jours ont étendu le commerce!
CHAPITRE XV.
Méprise de ma mère.
Mon père avoit une manière à-peu-près semblable à celle de Job.—Je fais cette comparaison, d'après la persuasion religieuse où je suis qu'il a existé un très-saint et très-malheureux personnage du nom de Job.—Mais n'admirez-vous pas l'audace de ces petits incrédules, qui se trouvant embarrassés à fixer l'ère précise où ce grand homme a vécu,—ne sachant, par exemple, s'il faut le placer avant ou après les patriarches,—aiment mieux, pour trancher toute difficulté, décider qu'il n'a jamais existé? Est-ce là un raisonnement? C'est une barbarie; c'est faire justement à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait.—Mais je reviens à la manière de mon père.
Quand les choses tournoient mal pour lui, et surtout dans le premier mouvement de son impatience,—pourquoi suis-je né? s'écrioit-il. Eh! que fais-je sur la terre? Je voudrois être mort.—C'étoit-là ses moindres imprécations.—Mais quand sa peine devenoit excessive, et qu'elle passoit toute mesure,—monsieur, vous auriez cru entendre Socrate lui-même.—Tout respiroit en lui le mépris de la vie, et l'indifférence sur les moyens d'en sortir.
Ma mère avoit peu lu; mais d'après ce que je viens de dire, l'extrait du discours de Socrate ne devoit pas lui paraître étranger. Elle le prit à la lettre. Elle écoutoit avec attention et recueillement, et auroit écouté ainsi jusqu'au bout,—si mon père ne s'étoit jeté, sans trop savoir pourquoi, dans cette partie du plaidoyer, où le grand philosophe récapitule ses liaisons, ses alliances, ses enfans; mais sans se flatter que le tableau puisse le sauver, ou faire impression sur ses juges.—«J'ai des amis, s'écrioit mon père;—j'ai des parens; j'ai trois malheureux enfans!»—
«Comment donc! monsieur Shandy, dit ma mère en ouvrant la porte, c'est un de plus que je ne vous connoissois.»—
«Par le ciel! c'est un de moins,» dit mon père, en se levant et en quittant la chambre.—
CHAPITRE XVI.
Question chronologique.
«Ce sont les enfans de Socrate, dit mon oncle Tobie.—Bon! dit ma mère, n'y a-t-il pas cent ans qu'il est mort?»—
Mon oncle Tobie n'étoit pas chronologiste; mais ne voulant pas admettre légérement une époque de cette importance, il posa tranquillement sa pipe sur la table, il se leva; et prenant doucement ma mère par la main, sans lui dire une parole, il sortit pour aller trouver mon père, et le prier d'éclaircir ses doutes.
CHAPITRE XVII.
Entr'actes.
Si cet ouvrage étoit une farce, ce qu'à Dieu ne plaise, à moins qu'on ne veuille dire avec Rousseau:
Si cet ouvrage, dis-je, étoit une farce, ce seroit le cas de faire disparoître les acteurs pour un moment, et de faire jouer les violons.
Tous les regards, toutes les oreilles se portent vers l'orchestre.—Chacun y déploie ses talens.—On s'accorde, on n'est pas d'accord.—On part, on va sans mesure.—Le maître de musique frappe du pied,—marque les temps.—Peu-à-peu les traîneurs arrivent; et les petits défauts, comme les petits agrémens de l'exécution totale, sont couverts par le bruit du parterre.
Le parterre!—descendons-y pour un moment, je vous prie.
Premier Interlocuteur. Que dites-vous de ce dernier acte?
Second Interlocuteur. Pitoyable!
Premier. Vous avez bien raison; on n'y comprend rien.
Second. Bon! est-ce que l'auteur s'est compris lui-même?
Premier. Aucun plan, aucune méthode.
Second. Nulle connoissance de l'art dramatique.
Premier. Que dites-vous des caractères?
Troisième Interlocuteur. Pour moi, j'aimerois assez celui de l'oncle.
Second. Fi donc! un vieux fou! et puis si bête!… j'aimerois mieux le père. Au moins il est instruit, et il parle bien.
Premier. Vous moquez-vous? La plupart du temps il ne sait ce qu'il dit. Quant au caporal…
Second et Troisième. Oh! nous vous l'abandonnons.
Premier. Eh bien! je l'abandonne aussi.
Troisième. Que pensez-vous de la mère?
Second. Ma foi! c'est une femme de bon sens, et celle qui dit le moins de sottises.
Premier. Oui, parce que c'est elle qui parle le moins.
Troisième. Pas mal trouvé! eh bien! je m'en tiens à madame Shandy.
Premier. Et moi aussi.
Second. Et moi aussi.
Premier. Sifflons les autres à mesure qu'ils paroîtront.
Second et Troisième. De tout mon cœur.
Et bien, messieurs, il faut vous en donner le plaisir: les voilà qui reviennent.
CHAPITRE XVIII.
Avis aux Ecrivains.
Après que l'ordre eut été un peu rétabli dans la famille, et que Suzanne eut été mise en possession de sa robe de satin vert,—la première chose qui vint à l'esprit de mon père, fut de prendre la plume, à l'exemple de Xénophon, et de composer une Tristrapédie, ou système d'éducation pour moi.—Il s'agissoit de rassembler toutes ses idées éparses, ses connoissances, ses principes, et d'en faire un corps d'instruction qui pût embrasser toutes les différentes époques de mon enfance.
J'étois le dernier rejeton de mon père.—Il avoit, à son compte, perdu mon frère Robert en entier, et moi aux trois quarts;—c'est-à-dire, qu'il avoit été malheureux à mon égard dans les trois choses les plus essentielles.—Conception interrompue par une sotte question de ma mère,—nez coupé par la mal-adresse du docteur Slop,—nom de baptême tronqué par l'imbécillité de Suzanne.—Il ne restoit à mon père d'autre ressource que celle de mon éducation;—aussi s'y adonna-t-il avec autant de zèle que mon oncle Tobie en eût jamais mis à sa doctrine des projectiles; mais il y avoit entre eux une grande différence.—Mon oncle Tobie avoit tout appris de Nicolas Tartaglia; mon père n'avoit pas de maître; il tiroit tout de son propre fonds;—ou, s'il empruntoit quelque chose des autres, il se donnoit tant de peine pour le tourner et le retourner, jusqu'à ce qu'il devînt propre à son usage, que c'étoit presque le même embarras pour lui.
Mon père y travailla pendant trois ans et plus; et, au bout de ce temps, il étoit à peine parvenu à la moitié de l'ouvrage.—Comme tous les écrivains, il rencontra des difficultés. Il s'étoit d'abord flatté qu'il pourroit rassembler et faire relier tout ce qu'il avoit à dire dans un seul volume, assez petit pour être pendu au trousseau de ma mère parmi ses clefs:—la matière s'étendoit, grossissoit sous sa main… Qu'aucun homme ne dise en s'asseyant à son bureau: Je vais écrire un in-12.
Mon père cependant s'y livra tout entier, et avec un zèle infatigable;—composant, méditant, travaillant chaque ligne et chaque mot avec autant de précaution et de circonspection (quoique non pas peut-être par un principe si religieux) que Jean de la Casa, cet archevêque de Bénévent, qui passa quarante ans de sa vie à composer sa Galathée, laquelle Galathée, au bout de ce temps, n'avoit pas la moitié de volume et d'épaisseur du Messager boiteux.—
A moins d'être comme moi dans le secret, on ne devineroit jamais comment ce saint homme put y employer tant de temps;—hors qu'il n'en passât la plus grande partie à peigner ses moustaches, ou à jouer à la prime avec son chapelain.—Mais je veux le dire à la face de l'univers, je veux expliquer la méthode de Jean de la Casa;—ne fût-ce que pour l'encouragement du petit nombre d'auteurs, qui écrivent pour la gloire plus que pour l'argent.
J'avoue, monsieur, que si Jean de la Casa, (dont j'honore et respecte infiniment la mémoire au dépit de sa Galathée), n'eût été qu'un clerc obscur, d'un génie étroit, d'un esprit lourd, qu'un homme médiocre enfin,—lui et sa Galathée auroient pu rouler ensemble pendant neuf cents soixante-cinq ans, ce qui, je crois, est l'âge que vécut Mathusalem,—je n'aurois pas pris la peine de relever ce phénomène.
Mais, monsieur, Jean de la Casa n'étoit rien moins qu'un homme médiocre. Il avoit un génie facile, un esprit élégant, une imagination riche.—Mais avec tous ces grands avantages qu'il avoit reçus de la nature, et qui devoient l'encourager à poursuivre sa Galathée, croiriez-vous, monsieur, que le jour le plus long de l'été lui suffisoit à peine pour en écrire une ligne et demie.—Oh! dites-vous, c'est abuser de la patience des gens.
Non, monsieur, voici le fait.
Monseigneur l'archevêque de Bénévent s'étoit mis dans la tête que les premières idées de tout chrétien qui se mêloit d'écrire, non pas pour son amusement particulier, mais avec le projet de donner son ouvrage au public, étoient toujours une suggestion du diable.—C'étoit-là le sort des écrivains ordinaires. Mais quand cet écrivain se trouvoit être un personnage important, un homme revêtu d'un caractère vénérable, soit dans l'église, soit dans l'état,—«alors, disoit l'archevêque de Bénévent, du moment qu'il prend la plume, tous les diables de l'enfer sortent de leurs cachots pour venir le tenter;—ils tiennent leurs assises autour de lui;—il n'a plus une pensée dont il puisse être assuré: elles sont toutes l'ouvrage du démon.—Elles ont beau lui paroître bonnes, excellentes même, il n'importe.—Quelque forme qu'elles prennent, c'est toujours quelque suggestion diabolique, contre laquelle il doit se tenir en garde.—Oui, s'écrioit l'archevêque, la vie d'un auteur, quoiqu'il se persuade peut-être le contraire, doit se passer à combattre plus qu'à écrire; et son noviciat est le même que celui d'un guerrier.—La mesure de leur résistance est, pour l'un comme pour l'autre, la mesure de leur talent.»
Cette théorie lumineuse de Jean de la Casa transportoit mon père; et s'il avoit pu l'accorder entièrement avec sa croyance, je ne doute point qu'il n'eût donné de grand cœur les dix meilleurs arpens de son domaine de Shandy pour en avoir été l'inventeur.—J'expliquerai quelque jour, en parlant des opinions religieuses de mon père, jusqu'à quel point il croyoit au diable.—Pour le moment, il suffit de dire que, n'ayant pas cet honneur-là, dans le sens littéral de la doctrine reçue, il se contentoit d'en prendre l'allégorie.—Il disoit souvent, surtout lorsque sa plume étoit un peu paresseuse, qu'il y avoit autant de sens, de vérité et de connoissance cachées dans la parabole de Jean de la Casa, que dans aucune des fictions poëtiques, ou des annales mystérieuses de l'antiquité.
«Le diable, disoit-il, n'est autre chose que le préjugé: la quantité de préjugés que nous suçons avec le lait de nos mères, voilà, frère Tobie, les diables qui rodent autour de nous, qui président à nos veilles; et si un écrivain s'abandonne lâchement à leur impulsion, que sortira-t-il de sa plume?—Rien, s'écrioit-il, en jetant la sienne avec colère,—rien que le résultat trivial du caquet des nourrices, et des absurdités de toutes les bonnes femmes (je dis des deux sexes), dont le royaume est peuplé.»
Je n'entreprendrai pas de donner une meilleure raison de la lenteur avec laquelle mon père avançoit sa Tristrapédie. J'ai déjà dit qu'après trois ans et plus d'un travail opiniâtre, il en étoit à peine à la moitié.—Ce qu'il y eut de fâcheux, c'est que, pendant tout ce temps, je fus négligé, et entièrement abandonné à ma mère; et ce qui n'étoit pas un moindre inconvénient, c'est que la première partie de l'ouvrage, qui étoit la plus soignée, et à laquelle mon père avoit pris le plus de peine, devenoit absolument perdue pour moi.—Chaque jour, chaque heure en rendoit une ou deux pages inutiles.
Ce fut certainement pour rabaisser l'orgueil de l'humaine sagesse, que la Providence permit qu'un des plus sages d'entre les hommes s'abusât ainsi lui-même, et manquât son but en le poursuivant trop vivement.
Quoi qu'il en soit, mon père multiplia tellement ses actes de résistance; ou, pour parler autrement, il avança si lentement dans son ouvrage, et je me mis à vivre et à croître si vîte, que je l'aurois laissé tout-à-fait derrière moi, et que son instruction eût été perdue pour la génération à laquelle il l'avoit destinée, sans un petit accident, que je ne veux pas cacher un seul moment au lecteur, si je peux trouver le moyen de le raconter avec décence.
CHAPITRE XIX.
Patatras.
Ce n'étoit rien.—Je ne perdis pas deux gouttes de sang.—Ce que je souffris par accident, mille le souffrent par choix.—Cela ne méritoit pas d'appeler un chirurgien, eût-il demeuré tout proche.—Le docteur Slop en fit dix fois plus de bruit que la chose n'en valoit la peine.—
Quelques hommes se sont fait un nom par l'art de suspendre de grands poids avec de petits fils de métal; et moi, Tristram Shandy, je paie encore aujourd'hui (10 août mil sept cent soixante-un), ma part de leur réputation.
Oh! il y auroit de quoi faire damner un saint, de voir l'enchaînement de tout ce qui arrive en ce monde!—La servante avoit oublié de mettre un pot de chambre sous le lit.—Ne pouvez-vous, me dit Suzanne, en soulevant le châssis de la fenêtre d'une main, et m'amenant tout près de la banquette avec l'autre, ne pouvez-vous, mon petit ami, essayer pour une fois de vous en passer?
J'avois alors cinq ans.—Suzanne ne fit pas réflexion que de père en fils nous portions un nez ridiculement raccourci; témoin mon bisayeul.—Pan,—le châssis retomba sur nous comme un éclair.—Tout est perdu! s'écria Suzanne, tout est perdu! je n'ai plus qu'à me sauver.
Elle vouloit s'enfuir chez ses parens; la maison de mon oncle Tobie lui parut un asile plus assuré.—Suzanne y vola.
CHAPITRE XX.
Complices découverts.
Le caporal pâlit d'effroi quand Suzanne lui raconta l'accident de la fenêtre, avec toutes les circonstances de ce meurtre (car c'est ainsi qu'elle l'appelloit). Comme dans les affaires de cette nature, ce sont souvent les complices qui sont tout, la conscience de Trim l'avertit qu'il étoit aussi coupable que Suzanne;—et, suivant ce principe, mon oncle Tobie avoit autant de part au meurtre que chacun d'eux.—Ainsi la raison ni l'instinct, ensemble ou séparés, ne pouvoient avoir guidé les pas de Suzanne vers un asile plus propice.
Je pourrois laisser cette énigme à deviner au lecteur; mais pour former seulement une hypothèse un peu vraisemblable, il faudroit qu'il se cassât la tête pendant trois semaines; à moins qu'il ne fût doué d'une sagacité que lecteur n'a jamais eue.—Je ne veux pas le mettre à cette épreuve, ou plutôt à cette torture; et comme l'affaire me regarde seul, c'est à moi seul de l'expliquer.
CHAPITRE XXI.
A qui la faute?
«N'est-ce pas une honte, Trim, disoit un jour mon oncle Tobie, en s'appuyant sur l'épaule du caporal, comme ils étoient à visiter leurs ouvrages,—que nous n'ayons pas deux pièces de campagne à monter dans la gorge de cette nouvelle redoute?—elles assureroient toute la longueur des lignes, et rendroient de ce côté l'attaque tout-à-fait complète.—Ne pourrois-tu, Trim, m'en faire fondre une couple?—
»—Monsieur les aura, répliqua Trim, avant qu'il soit demain.»—
C'étoit la joie du cœur de Trim, (et jamais sa fertile tête ne manqua d'expédiens pour y parvenir);—c'étoit, dis-je, la joie de son cœur, de satisfaire les moindres fantaisies de mon oncle Tobie, et celles surtout qui étoient relatives à ses siéges et à ses campagnes. Eût-ce été son dernier écu, Trim en auroit fait joyeusement le sacrifice pour prévenir un seul désir de son maître. Déjà en rognant le bout des tuyaux de mon oncle Tobie,—hachant et ciselant les bords de ses gouttières de plomb,—fondant son plat à barbe d'étain, montant enfin, comme Louis XIV, jusques sur les clochers, pour épargner le trésor public,—déjà, dis-je, cette même campagne, le caporal avoit établi huit nouvelles batteries de canon, sans compter deux demi-coulevrines.—Mais mon oncle Tobie demande encore deux pièces de campagne pour la redoute. Trim a promis de les fournir; que fera-t-il? Toutes ses ressources sont-elles épuisées?
Non, il prendra les deux contre-poids de plomb, qui suspendent et soutiennent le châssis de la fenêtre de la chambre de la nourrice; et comme, les contre-poids étant ôtés, les poulies ne servent plus à rien, il s'en emparera aussi, et il en fabriquera une paire de roues pour un de ses affûts.
Il y avoit long-temps que le caporal avoit démantelé toutes les fenêtres de la maison de mon oncle Tobie pour le même objet, mais non pas toujours dans le même ordre; car quelquefois il avoit eu besoin des poulies et non du plomb:—alors il commençoit par les poulies. Celles-ci ôtées, le plomb devenoit inutile; et c'étoit autant de pris et de fondu.
On pourroit tirer de-là une belle et grande morale; mais je n'en ai pas le temps. C'est assez de dire que, de quelque façon que la démolition commençât, elle étoit également fatale à la fenêtre.
CHAPITRE XXII.
Procédé généreux.
En fabriquant son artillerie, le caporal s'étoit bien gardé de confier son secret à personne; ainsi il lui étoit facile de se tirer d'affaire sans se compromettre, et de laisser supporter à Suzanne, comme elle pourroit, tout le poids de la chûte de ce maudit châssis. Mais le vrai courage est trop au-dessus de cette lâche politique.—Le caporal, soit comme général, soit comme contrôleur d'artillerie, étoit la véritable origine du mal; il pensoit que, sans lui, jamais l'accident ne seroit arrivé, du moins de la façon de Suzanne.—Comment vous seriez-vous conduit, monsieur l'abbé?—Le caporal se décida sur-le-champ, non pas à se mettre à l'abri derrière Suzanne, mais à lui en servir lui-même; et avec résolution dans l'ame, il marcha droit au sallon, pour exposer toute cette manœuvre devant mon oncle Tobie.
Mon oncle Tobie venoit précisément de raconter à Yorick les détails de la bataille de Steinkerque, et de l'étrange conduite du comte de Solme, qui fit faire halte à l'infanterie, et fit marcher la cavalerie dans un terrein où elle ne pouvoit agir; ce qui étoit directement contraire à l'ordre du roi, et fut cause de la perte de cette journée.
Il y a quelques familles où tous les incidens se trouvent liés entr'eux si naturellement, que leur enchaînement va presque au-delà de l'invention d'un écrivain dramatique.—Je ne parle pas des dramatiques modernes.
Trim posa son premier doigt à plat sur la table, puis en le frappant à angle droit avec le tranchant de son autre main, il trouva moyen de raconter mon histoire, de manière que les prêtres et les vierges auroient pu l'écouter sans rougir.—Après quoi le dialogue continua comme il suit.
CHAPITRE XXIII.
Mon oncle Tobie s'emporte.
«J'aimerois mieux passer dix fois par les baguettes, s'écria le caporal en finissant l'histoire de Suzanne, que de souffrir qu'il lui fût fait aucun mal. Avec la permission de monsieur, c'est ma faute, et nullement la sienne».
«Caporal Trim, répondit mon oncle Tobie, en prenant son chapeau sur la table et le posant sur sa tête,—si on peut appeler faute ce que la nécessité du service exige, je suis le seul à blâmer.—Vous avez dû obéir à vos ordres.»—
«—Si le comte de Solme, mon pauvre Trim, eût obéi aux siens à la bataille de Steinkerque, dit Yorick (en raillant un peu le caporal, qui avoit été houspillé par un dragon dans la retraite)—il t'auroit sauvé.—Sauvé! s'écria Trim, interrompant Yorick; il auroit, ne vous en déplaise, sauvé cinq bataillons entiers.—Ces pauvres régimens de Cut, continua le caporal, en posant le premier doigt de sa main droite sur le pouce de sa main gauche, et les comptant sur chacun de ses doigts,—ces pauvres régimens de Cut,—Mackay,—Augus,—Graham,—et Leven, furent entièrement taillés en pièces.—Et les gardes angloises l'eussent été de même, sans quelques régimens de la droite qui marchèrent courageusement à leur secours, et reçurent à bout portant le feu de l'ennemi, avant de tirer un seul coup de fusil.—J'espère, ajouta Trim, qu'ils iront au ciel pour cette seule action.—Trim a raison, dit mon oncle Tobie, il a parfaitement raison.»
«Que signifioit, continua le caporal, de faire marcher la cavalerie dans un terrein si étroit, et où les François étoient couverts, comme ils le sont toujours, d'une multitude de haies, de broussailles, de fossés, et d'arbres renversés çà et là?—Si le comte de Solme nous eût envoyés, nous autres gens de pied,—nous aurions tiraillé avec eux, et nous leur aurions tenu tête.—Il n'y avoit rien à faire pour la cavalerie. Aussi, continua le caporal, le comte de Solme, pour sa peine, eut son infanterie mise en déroute à Landen, la campagne d'après.—C'est-là, dit mon oncle Tobie, que le pauvre Trim reçut sa blessure.
»Sauf le respect de monsieur, c'est au comte de Solme que j'en ai toute l'obligation.—Si nous les avions étrillés d'importance à Steinkerque, ils ne nous auroient pas battus à Landen.»
«Cela est très-possible, dit mon oncle Tobie, quoique les François eussent à Landen l'avantage d'un bois.—Or, si vous laissez à ces gens-là le temps de se retrancher, il est certain qu'ils vous accableront de leur feu. Il n'y a d'autre moyen que de marcher à eux, recevoir leur décharge, et tomber dessus la bayonnette au bout du fusil.—Pêle-mêle, ajouta Trim.—Hommes et chevaux, dit mon oncle Tobie.—Tête baissée et la pointe en avant, dit le caporal.—D'estoc et de taille, dit mon oncle Tobie.—Sang et mort, bataille enragée, s'écria le caporal.—Point de quartier.—Tue, tue, tue! s'écria mon oncle Tobie.»—
Yorick rangea un peu sa chaise de côté, pour s'éloigner de la mêlée; et après une pause d'un moment, mon oncle Tobie, baissant la voix de deux ou trois tons, reprit son discours comme vous allez voir.
CHAPITRE XXIV.
Il s'échauffe de plus en plus.
«Le roi Guillaume, dit mon oncle Tobie, s'adressant à Yorick,—fut si terriblement irrité contre le comte de Solme, de ce qu'il avoit désobéi à ses ordres, qu'il lui défendit de paroître devant lui, et qu'il ne consentit à le voir que plusieurs mois après.»
«J'ai bien peur, répondit Yorick, que monsieur Shandy ne soit aussi irrité contre le caporal, que le roi Guillaume le fut contre le pauvre comte. Mais, continua-t-il, il seroit bien dur pour le caporal, dont la conduite a été si diamétralement opposée à celle du comte de Solme, de n'obtenir pour récompense que la même disgrâce.—Ces exemples-là ne sont que trop fréquens dans le monde.»—
«J'aimerois mieux, s'écria mon oncle Tobie en se levant, j'aimerois mieux faire jouer la mine, faire sauter mes fortifications, mon château, et m'ensevelir avec le caporal sous leurs ruines, que d'être témoin d'une telle indignité.»—Le caporal fit à son maître une demi-révérence;—mais si affectueuse et si reconnoissante, qu'une révérence entière en auroit moins dit.
CHAPITRE XXV.
Il part, il arrive.
«Eh bien! Yorick, dit mon oncle Tobie, vous et moi nous ouvrirons la marche de front;—vous, caporal, vous suivrez à quelques pas derrière nous, et vous serez la seconde ligne.—Et avec la permission de monsieur, dit Trim, Suzanne fera l'arrière-garde.»
C'étoit une excellente disposition.—Et dans cet ordre, sans tambour battant, ni enseignes déployés, ils marchèrent lentement de la maison de mon oncle Tobie au château de Shandy.—
«Encore, monsieur Yorick, dit Trim, comme ils entroient dans la cour, si au lieu du contre-poids de la fenêtre, j'avois un peu rogné le coq de votre église, comme j'en avois eu l'idée!—Ne serez-vous jamais las de rogner?» répondit Yorick.
CHAPITRE XXVI.
Chacun a sa marotte.
En vain j'ai fait de mon père vingt portraits différens.—En vain je l'ai représenté sous toutes sortes de formes et d'attitudes.—Vous n'êtes pas encore, monsieur, et vous ne serez jamais en état de prévoir ce que mon père pourra penser, dire ou faire, à chaque nouvelle circonstance.—Il y avoit en lui tant de bizarrerie; sa manière étoit si imprévue, si peu calculée, qu'il venoit toujours à bout de confondre vos plus sages combinaisons.
A dire vrai, le sentier qu'il suivoit étoit si éloigné du chemin battu, qu'il ne voyoit rien comme les autres hommes.—Tout s'offroit à lui sous une forme et sous une face nouvelle.—Les objets n'étoient plus les mêmes.—En un mot, il les considéroit différemment.
C'est ce qui fait que ma chère Jenny et moi (aussi-bien que tant d'autres qui ont été avant nous, et que tant d'autres qui seront après) avons sans cesse des disputes interminables sur rien.—Elle regarde une chose par un côté; je la regarde par un autre; et nous ne pouvons jamais nous entendre.
CHAPITRE XXVII.
Digression sans digression.
C'est une affaire réglée, et je n'en fais mention que par égard pour certain membre que je connois à la chambre des pairs, lequel porte aussi loin qu'il se puisse le talent de s'embrouiller, même en dissertant sur le fait le plus simple.—
—Pourvu que l'on ne sorte pas du sujet que l'on traite, on peut faire telles excursions que l'on veut, à droite ou à gauche, cela ne sauroit proprement s'appeler une digression.
Ceci étant bien convenu, je prends moi-même la liberté de revenir un peu sur mes pas.
CHAPITRE XXVIII.
On y court.
Cinquante mille diables aspergés d'eau bénite (je ne dis pas les diables de l'archevêque de Bénévent, mais ceux de Rabelais), n'auroient pas fait un cri si diabolique que je fis à la chute de la fenêtre.—Ce cri fit accourir ma mère chez la nourrice; et Suzanne n'eut que le temps tout juste de s'échapper par l'escalier de derrière, tandis que ma mère montoit l'autre.
Or, quoique je fusse assez vieux pour pouvoir raconter mon histoire, et assez jeune, j'espère, pour la raconter sans malice,—cependant Suzanne, en traversant la cuisine, l'avoit dite en abrégé à la cuisinière, de crainte d'accident. La cuisinière l'avoit rendue à Jonathan, avec un commentaire, et Jonathan à Obadiah;—de sorte qu'après que mon père eût sonné une demi-douzaine de fois pour savoir ce qui étoit arrivé, Obadiah fut en état de lui en rendre un compte exact, et de lui dire tout ce qui s'étoit passé.—Ma foi! j'y pensois, dit mon père, en retroussant sa robe de chambre, et il monta l'escalier.
De ce j'y pensois de mon père, on voudroit peut-être inférer (quoiqu'à dire vrai je ne sache pas trop pourquoi), que mon père en ce moment venoit d'écrire ce chapitre remarquable de la Tristrapédie, lequel est pour moi le plus original et le plus amusant de tout le livre;—je veux dire, le chapitre sur les fenêtres à coulisse, avec une diatribe mordante sur la négligence des femmes de chambre.—Mais j'ai deux raisons pour penser autrement.
La première, c'est que si mon père s'en fût occupé avant l'accident, il n'eût pas manqué de faire clouer et condamner la fenêtre. Cette opération, vu la difficulté avec laquelle on a vu qu'il composoit son livre, lui auroit pris dix fois moins de temps que le chapitre qu'il auroit fallu écrire.—Je pense que ce petit argument paroîtra convainquant, et qu'il éloignera même l'idée que mon père ait jamais de sa vie songé à écrire un chapitre sur les fenêtres à coulisse et sur les pots de chambre.—Mais pour prévenir toute objection, voici la seconde raison que j'ai promise au lecteur, et que j'ai l'honneur de soumettre à son jugement.—
—C'est que, pour compléter la Tristrapédie à qui ce chapitre manquoit, je l'ai écrit moi-même.
CHAPITRE XXIX.
Recette merveilleuse pour les contusions.
Mon père mit ses lunettes; il regarda,—il ôta ses lunettes,—les mit dans leur étui, le tout en moins d'une minute bien comptée; et, sans ouvrir la bouche, il se retourna, et descendit précipitamment l'escalier.
Ma mère s'imagina qu'il alloit chercher de la charpie et du basilicum; mais le voyant revenir avec une couple d'in-folio sous le bras, suivi d'Obadiah qui portoit un grand pupitre,—elle ne douta point que ce ne fût un traité de botanique; et elle tira une chaise à côté du lit, pour qu'il pût consulter le cas à son aise.—
—Si l'opération est bien faite, dit mon père en reprenant la section: De sede vel subjecto circumcisionis;—car ces gros livres qu'il avoit montés dans le dessein de les examiner et de les confronter ensemble, n'étoient autres que Spencer, de legibus Hebræorum ritualibus, et Maimonides.
Si l'opération est bien faite, dit-il…—Dites-nous seulement, cria ma mère, quel est le meilleur vulnéraire?—Ma foi! dit mon père, c'est l'affaire du docteur Slop; envoyez-le chercher si vous voulez.
Ma mère descendit, et mon père continua à lire la section:—… bien—… fort bien… très-bien, dit mon père.—… à merveille—… Mais puisque cette méthode est si utile, tout est le mieux du monde.—Et ainsi, sans s'arrêter à discuter si les Juifs avoient pris cet usage des Egyptiens, ou les Egyptiens des Juifs, mon père se leva; puis se frottant le front deux ou trois fois avec la paume de sa main (comme nous avons coutume de faire pour effacer les vestiges du chagrin, quand le mal qui nous arrive se trouve moindre que nous ne l'avions prévu), il ferma le livre, et descendit l'escalier.
«Eh quoi! dit-il, (en prononçant le nom d'un peuple, à chaque marche sur laquelle il posoit le pied), si les Egyptiens,—les Syriens,—les Phéniciens,—les Arabes,—les Cappadociens;—si les habitans de la Colchide,—si les Troglodites,—ont eu cette coutume;—si Solon et Pythagore s'y sont soumis,—qu'est-ce que Tristram, et qui suis-je moi-même, pour m'en affliger ou m'en plaindre un seul moment?»
CHAPITRE XXX.
On s'y perd.
«Cher Yorick, dit mon père en souriant,—(Yorick avoit rompu la ligne, et le peu de largeur de la porte l'ayant forcé de défiler, il étoit entré le premier) cher Yorick, dit mon père, il me semble que notre Tristram accomplit bien durement tous ses rites religieux.—Jamais il n'y eut fils de Juif, de chrétien, de Turc ou d'infidelle, initié d'une manière aussi oblique et aussi maussade.»—
«Mais j'espère, dit Yorick, qu'il n'y a point de danger.—Il faut, continua mon père, qu'il se soit passé quelque chose d'étrange dans quelque recoin de l'écliptique, au moment de sa formation.—Sur ce point, dit Yorick, c'est vous que je prendrois pour juge.—Ce sont les astrologues, dit mon père, qu'il faudroit consulter. Mais certainement les aspects des planètes qui auroient dû être favorables, ne se sont pas rencontrés comme ils devoient; l'opposition de leur ascendance a manqué,—ou les génies qui président à la naissance étoient occupés ailleurs.—Enfin il est sûr que quelque chose a été de travers, soit au-dessus, soit au-dessous de nous.»—
«Cela se pourroit bien, répondit Yorick.»
«Mais, s'écria mon oncle Tobie, y a-t-il du danger pour l'enfant?—Les Troglodites disent que non, répliqua mon père.—Et les théologiens…—Dans quel chapitre, demanda Yorick?»—
«Je ne suis pas sûr duquel, dit mon père.—Mais ils nous disent, frère Tobie, que cette méthode est très-bonne.—Pourvu, dit Yorick, que vous fassiez voyager votre fils en Egypte.—Je l'espère bien, dit mon père.»—
«Tout cela, dit mon oncle Tobie, est de l'arabe pour moi.—Il le seroit pour bien d'autres, dit Yorick.»—
«Ilus, continua mon père, fit circoncire un matin toute son armée.—Sans cour martiale! sans conseil de guerre! s'écria mon oncle Tobie.—Je sais, continua mon père, en s'adressant à Yorick, et sans faire attention à la remarque de mon oncle Tobie,—je sais que les savans ne sont pas d'accord sur Ilus.—Les uns le prennent pour Saturne, d'autres pour l'Être suprême; quelques-uns même veulent que ce fut simplement un général de Pharao-néco.—Fût-ce Pharao-néco lui-même, dit mon oncle Tobie, je ne sais par quel article du code militaire il pourroit se justifier.»—
«Les controversistes, poursuivit mon père, assignent vingt-deux raisons en faveur de la circoncision.—A la vérité, d'autres qui ont soutenu l'avis opposé, ont montré combien la plupart de ces raisons étoient foibles.—Mais nos meilleurs théologiens polémiques.»…—
«Je voudrois, interrompit Yorick, qu'il n'y en eût pas un dans le royaume, les subtilités de l'école ne servent qu'à embrouiller l'esprit; et une once de théologie-pratique vaut mieux que tout l'ergotage des théologiens polémiques.—Ne puis-je savoir, demanda mon oncle Tobie à Yorick, ce que c'est qu'un théologien polémique?—Ma foi! capitaine Shandy, répondit Yorick, c'est une espèce de charlatan qui ne vaut guère mieux que ceux qui montent sur les tréteaux; et j'ai dans ma poche le récit d'un combat singulier entre Gymnast et le capitaine Tripet, où l'on en trouve la meilleure définition que j'aie jamais vue.—Je voudrois entendre ce récit, reprit vivement mon oncle Tobie.—Tout à l'heure, si vous voulez, dit Yorick.—Mais le caporal m'attend à la porte, continua mon oncle Tobie; et comme je suis sûr que la relation d'un combat rendra le pauvre garçon plus joyeux que son souper,—de grâce, frère, permettez-lui d'entrer.—De tout mon cœur, dit mon père.»
Trim entra droit et heureux comme un empereur; et quand il eut fermé la porte, Yorick tira son livre de la poche droite de son habit, commença sa lecture, et l'acheva sans être interrompu.—Tout le monde dormit dès la dixième ligne.
CHAPITRE XXXI.
La Tristrapédie.
«Le premier devoir d'un écrivain, Yorick, dit mon père quand il fut réveillé, c'est de ne rien avancer sans preuve;—autrement, et s'il se livre à tous les écarts de son imagination, son ouvrage ne sera qu'un amas bizarre de faits et d'idées sans liaison, dont l'assemblage sera monstrueux.
»Mais dans ma Tristrapédie!—je pose en fait que je n'ai pas avancé un seul mot qui ne soit aussi clair et aussi démontré qu'une proposition d'Euclide.—Va, Trim, va me chercher ce livre sur mon bureau.—J'ai souvent eu le projet, continua mon père, de le lire, tant à vous, Yorick, qu'à mon frère Tobie; et je crains même d'avoir manqué à l'amitié en différant aussi long-temps. Mais si vous le voulez, nous en lirons un ou deux chapitres aujourd'hui, autant demain, et ainsi de suite, jusqu'à ce que nous l'ayons achevé».—Mon oncle Tobie qui étoit la complaisance même, et Yorick qui étoit sans fiel, approuvèrent par une inclination; et le caporal, quoiqu'il ne fût pas compris dans le compliment, mit la main sur sa poitrine, et salua comme les autres.
La compagnie sourit.—Ce garçon, dit Yorick, paroissoit avoir envie de dormir.—Le pauvre diable, dit mon oncle Tobie, a été si fort occupé tout le jour au boulingrin;—et moi-même… Je ne sais comment cela s'est fait; mais je suis bien sûr que cela ne nous arrivera plus.—En même-temps mon oncle Tobie alluma sa pipe, Yorick rapprocha sa chaise de la table,—Trim moucha la chandelle,—mon père ranima le feu, prit le livre, toussa deux fois, et commença.
CHAPITRE XXXII.
Origine des fortifications.
«Les trente premières pages, dit mon père en retournant les feuillets, sont un peu abstraites; et comme elles ne sont pas intimement liées au sujet, nous les passerons pour le moment.—C'est une introduction servant de préface, continua mon père, ou une préface servant d'introduction,—(car je n'ai pas encore déterminé le nom que je lui donnerai) sur le gouvernement civil et politique;—et comme on en trouve l'origine dans la première association du mâle et de la femelle, je m'y suis trouvé insensiblement amené.—Cela étoit naturel, dit Yorick.
»Il me suffit, dit mon père, que l'origine de la société soit (comme nous le dit Politien) proprement conjugale, c'est-à-dire, consistant uniquement dans la réunion d'un homme et d'une femme,—auxquels Hésiode ajoute un esclave. Mais comme il est à croire que dans ces premiers commencemens il n'existoit pas encore d'esclaves, le premier principe de toute société se trouve réduit à un homme, une femme, et un taureau.
«Il me semble que c'est un bœuf, dit Yorick, citant le passage (οἶκον μὲν πρώτιστα γυναῖκά τε βοῦν τ' ἀροτῆρα)—Un taureau eût été trop farouche, trop indocile.—Il y a encore une meilleure raison, dit mon père, en trempant sa plume dans l'encrier; c'est que le bœuf étant le plus patient des animaux, et le plus propre à labourer la terre, d'où l'homme devoit tirer sa subsistance, il étoit à-la-fois l'instrument et l'emblême le plus convenable, que le créateur pût associer au couple nouvellement joint.»—
«—Mais voici, dit mon oncle Tobie, une raison en faveur du bœuf, plus forte que toutes les autres.—(Mon père ne put prendre sur lui de retirer sa plume du cornet, avant d'avoir entendu la raison de mon oncle Tobie). Quand la terre fut labourée, dit mon oncle Tobie, que les moissons eurent paru, et qu'il fut question de les renfermer, alors les hommes eurent recours aux palissades, aux murs, aux fossés; et ce fut-là l'origine des fortifications.—Bien!—bien! cher Tobie, s'écria mon père».—Il effaça le mot taureau, et mit bœuf à sa place.
Mon père fit signe à Trim de moucher la chandelle, et résuma ainsi son discours.
«Ce qui m'a amené à cette dissertation, poursuivit-il négligemment, et fermant à moitié son livre, c'est que je voulois montrer l'origine de cette relation que la nature a mise entre le père et son enfant; aussi-bien que le principe du droit et de la jurisdiction que le premier acquiert sur l'autre: par le mariage,—par l'adoption,—par la légitimation,—enfin par la procréation.
»—Je considère chaque moyen à son rang».—
«Il en est un, répliqua Yorick, qui ne me semble pas d'un grand poids.—C'est du dernier que je parle; et en effet, si les soins du père se bornent à la procréation, je ne vois pas quels si grands droits il acquiert sur son enfant, ni quels si grands devoirs celui-ci contracte envers lui.—Quels devoirs! s'écria mon père, ceux de la créature à l'égard du créateur;—ceux de l'homme à l'égard de Dieu.
»—J'avoue, continua-t-il, qu'à ce compte l'enfant n'est pas autant sous la puissance et la jurisdiction de la mère.—Il me semble pourtant, dit Yorick, que les droits de la mère sont les mêmes.—Elle est elle-même sous l'autorité, dit mon père; et d'ailleurs, ajouta-t-il, en secouant la tête, elle n'est pas, Yorick, le principal agent.—Comment cela? dit mon oncle Tobie, en quittant sa pipe.—Cependant, dit mon père, sans écouter mon oncle Tobie, le fils est tenu au respect envers elle, comme vous pouvez le lire, Yorick, dans le premier livre des Instituts de Justinien, au onzième titre de la dixième section.—Je puis, dit Yorick, le lire aussi bien dans le catéchisme».