Oeuvres de André Lemoyne: Une Idylle normande.—Le Moulin des Prés.—Alise d'Évran.
NIDS D'OISEAUX
LES TISSERINS
Nids d'oiseaux.... Je me prends à rêver chaque fois qu'un hasard béni me remet sous les yeux un de ces petits chefs-d'oeuvre dus à tant d'artistes charmants, qui, non satisfaits de nous éblouir par la richesse de leur toilette, ou de nous enchanter par la fraîcheur de leur voix, deviennent si merveilleusement pratiques pour les besoins de la vie réelle, et se font ingénieurs, architectes, maçons, tisserands, etc., pour les premières exigences de la famille. Je proteste, indigné, contre l'injurieuse qualification d'instinct que daigne leur accorder du bout des lèvres l'être si peu remplumé qui s'attribue fastueusement le nom d'homme. C'est bel et bien de l'intelligence qui les caractérise, et de l'intelligence du meilleur rayon; non de l'intelligence verbeuse comme celle des avocats, mais de l'intelligence appliquée sans bruit à des oeuvres de dévouement et d'amour, auxquelles le coeur ne reste jamais étranger; servant au domicile futur, à l'éclosion, à la nourriture de ceux qu'on attend comme de petits messies dans la chaude lumière des soleils printaniers. Quant aux vêtements, la nature s'en charge, et nos plus grands couturiers de la rue de la Paix, ou d'ailleurs, n'habilleront jamais leurs clients comme l'un d'eux.
Et ne croyons pas qu'il suffit de naître pour devenir un artiste dans la sérieuse acception du mot; l'oiseau de trois ou quatre ans en sait toujours beaucoup plus que les petits jeunes. L'observation, la réflexion, la comparaison, la logique des pensées, l'expérience, en un mot, viennent en aide à son esprit naturel, et l'oiseau travaille de mieux en mieux en prenant des années; de même qu'un rossignol un peu mûr, de cinq ou six ans, par exemple, déjà ténor del primo cartello, rendra toujours des points aux débutants pour les notes d'attaque et les tours de gosier.
Quand donc posséderons-nous un traité technique et un peu étendu sur cette grave question des nids et des oeufs, nous expliquant l'infinie variété des formes pour les uns, pour les autres la riche variété des colorations? Un ouvrage analogue à ceux de l'Américain Audubon, pour les oiseaux! Mais ils deviennent rares, ces maîtres observateurs consacrant leur vie tout entière, et la risquant à chaque heure pour étudier de visu, dans leurs plus intimes manifestations, les libres sujets qu'ils tiennent à connaître; affrontant comme les sauvages, dans un canot d'écorce, le courant des grands fleuves, grimpant comme des chèvres à des rocs inaccessibles, rampant comme des couleuvres sous d'inextricables broussailles, s'aventurant de plain-pied sur le fond mouvant des marécages, sans souci des fondrières, des reptiles ou des fièvres; et tout cet obscur héroïsme pour enrichir de quelques observations inédites le grand écrin de la science; ce dont peut-être jamais ne les remerciera le vulgaire troupeau des hommes. Mais peu importe à qui travaille avec amour!
En attendant, bornons-nous à fournir quelques indications brèves à nos lecteurs en prenant pour exemple les diverses manières de procéder de nos oiseaux d'Europe, très souvent moins splendides de plumage que leurs frères des pays chauds, mais si industrieux sous notre ciel gris du Nord pour abriter des grands vents et des pluies leur couvée et leurs joies de famille.
Les nids diffèrent non-seulement d'après la manière de vivre et les habitudes de l'oiseau, mais encore d'après les ciels, les eaux, les terrains, la nature des végétations; le maçonnage agglutiné des hirondelles sous les poutres de nos granges ne ressemble pas aux bûchettes entre-croisées du ramier dans les chênes; le trou rond des piverts, creusé à coups de bec dans un fût de hêtre avec la précision du compas, n'a guère de rapports avec le hamac du loriot ou la conque régulière si bien capitonnée des pinsons ou des chardonnerets; les nids en boule de la mésange à queue longue, dans les hautes et fines brindilles qui ondulent au vent, sont ceux qui se rapprochent le plus, par leur forme, des nids curieux qui nous occupent aujourd'hui. De loin, ils offrent l'aspect du bédégar des rosiers. C'est la chambre nuptiale du tisserin: textor, tisserand, tisseur, tisserin, l'oreille s'accommode également bien de tous ces vocables. Le nid est en sphère, en pomme, en boule, comme vous voudrez. On sort, on entre par en bas; l'ouverture est à l'abri des pluies. Les nids sont quelquefois par centaines sur le même arbre, assujettis aux longues branches flexibles et menues qui, loin de tout danger, les bercent sur les eaux. Essayez d'en atteindre les oeufs, fouines, singes ou serpents!
LE MOULIN DES PRÉS
A Madame André Theuriet
Affectueux hommage du Conteur.
A. L.
PREMIÈRE PARTIE
I
Il est des gens qui regardent sans voir, il en est d'autres qui voient sans regarder. Dans le monde du commerce et de l'industrie, ceux-là font surtout leurs affaires.
A ce titre on citait journellement Guillaume Desmarennes, le père Guillaume, comme on disait familièrement dans une petite ville de Saintonge, assise au bord de la Charente, que nous nommerons simplement la ville, pour ne pas éveiller de susceptibilités locales.
A six kilomètres de la ville, le hameau de Saint-Christophe étage coquettement ses maisons à tuiles rouges tout au fond d'une herbeuse vallée, où le sifflet des locomotives n'a pas encore troublé le chant des coqs et le mugissement des boeufs.
Un cours d'eau rapide, affluent de la Charente, y fait vaillamment tourner le moulin à six paires de meules du père Guillaume, dit le Moulin-des-Prés, dans une fraîche presqu'île à la fourche des eaux.
L'heureux propriétaire, outre les bénéfices de sa meunerie, fournit comme bouilleur de cru les principales maisons de Cognac, ce qui constitue le plus clair de ses revenus.
C'est un homme tout rond que le père Guillaume. Il pouvait très bien écrire son nom de famille en deux mots (des Marennes) d'après les chartes du pays; mais, sans faire précisément fi de sa petite noblesse, il n'y tient pas absolument, et signe Desmarennes tout court, trouvant que ses affaires n'en vont pas plus mal et que sa vanité n'en souffre pas trop. Sa femme et sa fille ont bien à cet égard hasardé quelques timides observations, mais ont dû céder à la volonté souveraine du maître de la maison.
C'est un lundi, jour de marché, que Guillaume Desmarennes est venu comme d'habitude à la ville.
Il a touché l'argent de ses boulangers, consulté Stanislas Corbin, le vétérinaire, pour un de ses chevaux de labour; il a fait une station dans l'étude de Faustin Verdier, son notaire, pour lui solder ses honoraires et lui remettre en même temps le prix d'une vigne et d'un champ de luzerne dont il s'est arrondi à Saint-Hilaire-de-Villefranche; il s'est arrêté chez Adrien Merlerault, pharmacien de première classe, pour acheter du baume tranquille à un de ses garçons de moulin qui s'est luxé l'épaule. A la nuit tombante, il croit en avoir fini, mais se frappe brusquement le front:
—Et mon avocat que j'allais oublier!
Maître Eugène Guérineau, du barreau de la ville, est encore dans son cabinet quand s'y présente Desmarennes.
—Compliments et remerciements pour vos bons conseils de légiste dans notre dernière affaire, lui dit le père Guillaume en lui tendant la main. Aujourd'hui je viens pour autre chose. Ma famille et quelques amis se réunissent samedi prochain pour fêter la Saint-Christophe. J'espère bien que vous serez des nôtres.
—Avec le plus grand plaisir, assurément, si j'étais seul; mais depuis deux jours j'ai pour hôte un ancien camarade de collège.
—Qui donc?
—Un officier de marine en congé de convalescence, Georges Paulet, retour du Sénégal.
—Un fils de Paulet, l'expéditeur de Bordeaux?
—Justement.
—Qui vous empêche de l'amener? Venez ensemble. Il nous contera ses voyages: je vous enverrai prendre en voiture.
—Inutile. Nous irons à pied jusqu'à Saint-Christophe. C'est une promenade.
—Comme vous voudrez. Je vous attends tous deux.
Aussitôt Desmarennes parti, Georges Paulet, qui s'était effacé discrètement, vint se rasseoir en roulant une cigarette près de maître Guérineau, qui lui transmit l'invitation.
—Singulier homme que ce Desmarennes, ajouta l'avocat. Figure-toi que c'est le meilleur de mes clients, celui qui me paye le mieux et me fait le moins parler.
—Explique-toi.
—Tu connais le proverbe: «Qui terre a, guerre a»; c'est surtout au bord des rivières que le proverbe a raison. Assis au bord de l'eau vous croyez pouvoir tranquillement faire tourner la grande roue de votre moulin. Erreur. Le meunier d'amont vous guette, et le meunier d'aval vous épie: tous deux trouvent que vous abusez de la rivière. Établi sur le même affluent de la Charente, avec tout un système de barrages, de vannes et d'écluses, le meunier d'amont, qui a besoin d'eau, en tire le plus qu'il peut par anticipation, tandis que le meunier d'aval trouve à redire à l'irrigation de vos prés.
«De là, procès à n'en plus finir; je ne m'en plains pas, nous en vivons; mais où Desmarennes devient superbe, c'est quand, après avoir constitué avoué et m'avoir pris pour avocat, il m'interdit la parole pour plaider lui-même. Chaque fois, je me lève simplement pour dire: «Plaise au tribunal entendre les explications de mon client.»
Jusqu'à présent il a gagné toutes mes causes; ce qui fait singulièrement allonger la mine à mes confrères de la partie adverse, qui en sont généralement pour leurs frais d'éloquence. S'il n'était meunier, Guillaume Desmarennes eût fait un excellent avocat.
—Meunier, bouilleur de cru, grand propriétaire terrien.... Quel cumul! ajouta Paulet en souriant.
—Il voit tout et ne s'embarrasse de rien, continua Guérineau; pas plus gêné dans la vie que dans ses vêtements. Tu verras comme il est habillé: une grande veste à pans carrés qui n'est pas un habit, et qui, sans être une jaquette, n'est pas non plus une redingote. C'est d'une coupe personnelle, la coupe Desmarennes, dit-on dans le pays, avec de vastes poches, extérieures et internes, pour enfouir ses nombreux échantillons de grains et eaux-de-vie; tout un assortiment de fins sachets et de petites fioles à garnir une vitrine d'exposant;—un chapeau à larges bords, toujours de même forme, pour bien abriter sa grosse tête à cheveux drus et grisonnants;—enfin, de bons souliers carrés, où les pieds se meuvent à l'aise quand ils ont à quitter leurs sabots.
—Et la propriété de Saint-Christophe est vraiment belle?
—Belle et d'un très bon rapport; tu la verras samedi. Tu pourras en juger par toi-même.
II
Au jour convenu, les invités de Guillaume Desmarennes, au lieu de se rendre à l'heure précise du dîner pour se mettre à table, vinrent à Saint-Christophe, suivant l'habitude du pays, vers le milieu de la journée.
Il n'était pas quatre heures à la montre de Guérineau, quand lui et son camarade, à un brusque détour de la route, aperçurent la rivière, entendirent le tic-tac du moulin et hâtèrent le pas en souriant d'aise à la fraîcheur de l'eau mêlée d'une bonne odeur de froment, tandis qu'une flottille de canards s'ébattait bruyamment dans les remous à l'ombre des peupliers frissonnants.
Debout sur le parapet de son premier pont, Desmarennes les reconnut du coin de l'oeil, mais ne bougea pas: il avait déjà ramené sur l'épaule un pan de son épervier, avec un des plombs entre ses dents, et guettait sur le fond clair des eaux une honnête friture de goujons. Dès qu'il jugea la prise raisonnable, il jeta l'épervier qui s'arrondit avec une précision merveilleuse en tombant, puis il ramena lentement sur le bord son lourd filet, tout grouillant de sa proie frétillante.
—Pardonnez-moi, messieurs, dit-il aux arrivants; je pêchais pour vous. Si vous le voulez bien, je vais vous présenter d'abord à la maîtresse de la maison, puis nous ferons un tour de promenade pour montrer Saint-Christophe à M. Paulet, que je remercie d'avoir accepté mon invitation.
Il avait très bel air, Georges Paulet, en petite tenue, la tunique flottante à poitrine ouverte et sa casquette marine à galons d'or, les joues amaigries par la fièvre des pays chauds et encore un peu bronzées par le feu des soleils étrangers.
Quand on entra, précédé de Guillaume Desmarennes, personne au grand salon.
—Où donc est Mme Desmarennes? demanda le père Guillaume à une fillette qui venait de traire ses vaches.
—Dans le fournil, avec mademoiselle.
—Allons au fournil! dit joyeusement Desmarennes.
En effet, la mère et la fille s'y trouvaient, toutes deux gravement occupées, mais à des travaux différents.
Mme Desmarennes, grande et belle brune, un peu forte, bien en deçà de la quarantaine, et Mlle Thérèse, mince fillette châtain clair de vingt ans à peine, svelte, fine et d'apparence nerveuse et volontaire.
Toutes deux, les manches retroussées bien au delà des coudes, laissaient voir sans hypocrisie leurs bras nus à petites veines bleues, et, affublées de grands tabliers tombant comme des chasubles, semblaient officier religieusement.
L'une, la mère, pétrissait en pleine pâte un gâteau fin comme ceux de Peau-d'Ane et tout un nuage de poudre blanche enfarinait les fossettes de ses joues.
L'autre, sa fille, armée d'une longue cuiller à manche, près d'une bassine de cuivre miroitant comme une sébile d'or, remplissait de jus de groseille et de framboise toute une rangée de pots de confiture, alignés comme des livres de bibliothèque, sur une planchette à hauteur d'appui, toute à son oeuvre avec un grand sérieux et des moustaches de framboises aux coins des lèvres.
Toutes deux, surprises en flagrant délit dans l'accomplissement de leur sacerdoce, éclatèrent d'un franc rire, et sans fausse honte, après une affable révérence aux visiteurs, Mme Desmarennes ajouta:
—Nous en avons encore au moins pour deux heures. Donc, à ce soir, messieurs, et bonne promenade.
Et les deux ménagères continuèrent gravement leur travail, en vraies fermières qu'elles étaient, comme deux fées de nos anciens contes.
Juste en face du principal corps de logis, haut de trois étages à six fenêtres, une immense prairie déroulait son ruban vert entre deux rangs de peupliers quasi parallèles, et qui s'en allaient si loin qu'ils semblaient se rejoindre.
Et, comme des points roux et blancs qui se mouvaient dans l'herbe, des boeufs et des juments libres, épars où bon leur semblait, y pâturaient à l'aise et à perte de vue.
Heureux de la surprise des visiteurs, immobiles et plantés droit devant sa prairie:
—Nous la verrons plus tard avec ses tranchées d'arrosement, fit Desmarennes; mais nous avons d'abord à inspecter les étables, les écuries, les chais, le parc, le jardin haut et le jardin bas. Par où, messieurs, préférez-vous commencer?
—Par les jardins, répondirent spontanément les deux amis, auxquels vinrent bientôt s'adjoindre le docteur Laborde et quelques parents et amis de la famille.
Dans le jardin haut, le jardin fruitier, Desmarennes leur fit voir avec orgueil de magnifiques pêchers en éventail à une belle exposition du midi; les grosses quenouilles de ses poiriers, qu'il ne taillait jamais à mort, sous prétexte de leur trop faire rendre; poires d'automne et poires d'hiver, beurrés gris, beurrés d'Arenberg et Saint-Germain; plus une avenue de rosiers en pleine floraison, ménagée pour Mlle Desmarennes.
Au jardin bas, le vrai potager des zones tempérées, il eut des explications techniques sur le carré des asperges, le coin des artichauts, le département des navets et des rutabagas, et sur la fraîche terre molle et un peu noirâtre où se prélassaient les fraisiers et les cantaloups à côtes brodées;—on apercevait dans cette région de longues tuiles retournées, pour isoler les fruits mûrissants d'un contact parfois trop humide.
En bordure, dans la partie la plus basse et la plus ombreuse du jardin, on avait réservé pour Mlle Desmarennes, sous un couvert de vieux frênes, une allée dite l'avenue des Pervenches, où tous les ans nichaient des rossignols.
Dans toutes les parties de son exploitation, le père gardait une pensée pour sa fille.
On parcourut ensuite le grand parc avec ses nappes d'eau vive jouxtant la rivière et se terminant à un coquet pavillon où, les matins de chasse, on faisait en hâte un déjeuner de garçons.
Georges paraissait prendre un très vif intérêt à toutes les explications détaillées que Desmarennes donnait à son auditoire, tantôt stationnaire, tantôt en petite marche; il paraissait heureux d'écouter. Tout lui semblait neuf, tout lui semblait charmant. Quand on a longtemps navigué, lorsqu'on est resté des jours et des mois loin des côtes, simplement entre mer et ciel, et qu'on revoit son pays, surtout dans ces recoins frais et perdus de la Saintonge, on a le coeur envahi par une sensation de bien-être paisible indéfinissable, dont ne se douteront jamais ceux qui n'ont pas quitté des yeux l'honnête aiguille de leur clocher.
Le sourd mugissement des boeufs, la claire fanfare des coqs, le hennissement fier d'un cheval qui passe en reconnaissant dans la prée la mère de son poulain; des émanations confuses de troëne et d'églantier, mêlées au frais parfum des menthes qui vous embaument quand par mégarde on les écrase en marchant, tout contribuait à maintenir Georges Paulet dans une disposition d'esprit des plus heureuses, lorsqu'on rentra pour le dîner.
En ménagères bien apprises qui savent le prix du temps, Mme Desmarennes et sa fille avaient passé leur robe de soirée quelques minutes avant sept heures, et tout le personnel féminin se trouvait sous les armes dans le salon d'attente à la rentrée des promeneurs.
Entre temps, Mr Eugène Guérineau avait discrètement glissé dans l'oreille de son camarade l'indication suivante:
—Dans cette bienheureuse maison tout hospitalière, quand on dîne, on ne parle jamais de politique, la politique étant ce qui nous divise le plus; jamais de religion, les questions religieuses étant ce qui nous rapproche le moins.
Quand on annonça: «Madame est servie», la maîtresse de la maison prit le bras de l'avocat, Georges Paulet offrit le sien à Mlle Thérèse, et les deux amis se trouvèrent presque en face l'un de l'autre, à une table où il n'y avait guère qu'une vingtaine de couverts pour les parents et amis de la famille.
Comme tous les convives avaient bel appétit et se disposaient à faire honneur au dîner, le bruit des cuillers sur les assiettes ne fut pas interrompu dans son premier roulement; mais, le potage enlevé et les petits verres de vin blanc versés, les langues commencèrent à se délier.
—Reconnaissez-vous ce vin-là, docteur? fit Desmarennes de sa bonne voix joyeuse.
Le docteur prit une seconde gorgée et fronça le sourcil rêveusement.
—Dame! vous m'embarrassez quelque peu.... Limpide comme l'ambre jaune et mousseux comme l'ai: pourtant ce n'est pas du champagne.
—Mieux que du Champagne et de notre pays encore ... entre Saint-Palais-sur-Mer et Saujon ... le plant de Médis, belle vigne qui se prélasse aux vents salins de la Gironde. Qu'en dites-vous?
A table, l'avocat fut spirituel et pas trop verbeux, le docteur, rasé de frais et cravaté de blanc sous menton bleu, ne prononça qu'une seule fois le mot idiosyncrasie, et le rentra vite; les gros propriétaires et bouilleurs de cru parlèrent entre eux et à mi-voix des mercuriales, du prix des vins, de la qualité des dernières eaux-de-vie; mais toute la table fut prise d'un accès de franche hilarité quand, à propos d'un récent procès, maître Guérineau dit à brûle-pourpoint à Desmarennes:
—Savez-vous que, si tous mes clients n'abusaient pas plus que vous de mes paroles, la profession d'avocat serait des plus heureuses et des moins fatigantes? Au tribunal, vous m'imposez silence; vous me prenez comme défenseur pour ne rien dire, tandis que tant d'autres prétendent que leur avocat n'en dit jamais assez.
—Pardon! vous oubliez un point capital, répondit courtoisement Desmarennes: vos excellents conseils et votre science approfondie du Code, civil et forestier, m'éclairent dans les questions les plus ardues, et me donnent toujours l'aplomb nécessaire au gain de notre cause; et d'ailleurs, vous ne manquez pas d'autres belles occasions où vous parlez d'or à l'oreille du tribunal.
Maître Guérineau n'avait qu'à s'incliner.
Mlle Desmarennes, assise à gauche de Georges Paulet, s'aperçut vite qu'elle avait près d'elle un garçon très bien élevé, discret, d'une réserve rare et de la plus exquise urbanité, écoutant toujours avec déférence et évitant de se mettre en relief.
Dans le gros tumulte industriel et commercial de notre époque, où la fièvre des affaires nous emporte convulsivement, on parle, on correspond à la hâte, presque brutalement, en style écourté de télégramme ou de téléphone; à peine a-t-on le temps de réfléchir, encore moins d'écrire ou de causer.
De nos jours, il semble que la vraie politesse française, exilée du continent, se soit réfugiée à bord des navires. Aussi nos officiers de marine sont-ils particulièrement appréciés par les femmes dignes du vrai nom de femmes. Elles comprennent ce qu'il faut d'intelligence, de discrétion, de courage et de sang-froid pour commander à des hommes souvent rudes, isolés du reste du monde, aigris par une longue absence, et groupés sur un petit espace mobile, comme le pont d'un vaisseau qui flotte entre mer et ciel, deux solitudes. Là, assurément, il est plus difficile de se faire obéir que dans une cour de caserne ou sous les arceaux d'un couvent. Peu de gestes, pas de phrases, tout dans l'attitude et dans l'oeil, comme chez un dompteur pour maîtriser ses fauves.
Sous une apparence presque chétive et un peu grêle au premier abord, Georges Paulet cachait une énergie peu commune, qui se révélait aux heures graves du commandement.
Mlle Desmarennes, fille unique un peu gâtée, petite personne mince, élégante, autoritaire, comprit qu'elle avait affaire à plus fort qu'elle, à un être supérieur comme intelligence, comme volonté, ce qui fut loin de lui déplaire; un imperceptible sourire effleura ses lèvres, et sans vouloir paraître trop curieuse elle adressa cependant au jeune homme quelques questions brèves, auxquelles il sut parfaitement répondre, en paraissant toujours oublieux de lui-même et surtout se préoccupant d'elle.
Ceux qui reviennent des pays lointains, ne serait-ce qu'en souvenir des régions parcourues, ont presque tous dans leur langage quelque chose de pittoresque et d'inattendu qui ne ressemble guère aux paroles banales qu'on échange communément dans les salons; et d'ailleurs leur vie d'aventure répand sur eux un charme qui tient du rêve. Georges Paulet parla de l'Océanie, du Cap, du Sénégal, d'où il avait rapporté ces mauvaises fièvres dont il avait encore quelques accès intermittents, et il sembla à Mlle Desmarennes que personne jusqu'à présent ne lui avait parlé de cette voix magique. C'était comme un monde nouveau qui s'ouvrait pour elle.
Elle était en robe d'un bleu pâle, au corsage à peine échancré, et ses fins cheveux châtain clair encadraient une oreille diaphane adorablement chantournée. Une perle était enchâssée dans son petit lobe rose.
Comme très heureux contraste, la mère, habillée de faille grise, avait d'opulents cheveux noirs relevés en torsades sur un cou vraiment superbe, laissant librement voir les belles courbes de ses lignes et ses chaudes carnations brunes.
En oubliant les âges, on eût dit que la mère était la soeur aînée de sa fille.
Desmarennes, par intervalles, ne pouvait se défendre de les contempler toutes deux, comme à la dérobée, dans la secrète joie de son coeur.
Georges Paulet, tout en causant avec Mlle Thérèse (plus elle interrogeait, mieux il répondait), Georges se penchait involontairement pour la bien voir, non avec des yeux de froid observateur sceptique, cherchant à vous analyser, mais simplement avec les yeux d'un admirateur sincère, à la fois respectueux et charmé, des yeux qui semblaient clairement dire: «Bien que j'aie couru le globe, tout en battant l'estrade par les nombreux sentiers de la vie, c'est la première fois que je rencontre sur ma route une jeune femme à laquelle personne n'a jamais ressemblé.»
Quand on se leva de table pour revenir au grand salon, ce fut en souriant que Mlle Thérèse prit le bras de Georges, en le remerciant du regard. Cette fois, le marin oublia d'allumer une cigarette, et laissant la majorité des fumeurs s'éparpiller où bon leur semblait, soit sur la vérandah, soit à la salle de billard, il resta résolument avec le groupe, ou, pour mieux dire, avec la corbeille fleurie des femmes, heureuses de leurs toilettes riantes, en compagnie du notaire et de Mme Verdier, du docteur Laborde et de sa fille, et de quelques autres ne tenant pas absolument à s'envelopper de fumée.
On put organiser une petite sauterie. Mme Verdier, pour ne pas trop fatiguer ce soir-là l'ancienne institutrice de la maison, se mit obligeamment au piano. On dansa deux quadrilles où Verdier figura en homme du monde bien appris, et, aux premiers accords d'une valse à la mode:
—Allons, dit gaiement l'avocat à Georges Paulet en lui touchant l'épaule, montre-nous que sur le parquet glissant d'un salon tu gardes ton pied marin comme sur le pont d'un navire.
Georges ne se le fit pas dire deux fois. Il invita Mlle Thérèse, et tous deux, d'un pas bien rythmé, sans raideur et sans pose, se mirent à tourner, se laissant aller au mouvement berceur d'une valse rêveuse, mais bien cadencée, comme deux êtres charmants, créés l'un pour l'autre, et qui se reconnaissent en se voyant pour la première fois.
Comme il était plus grand qu'elle, il dominait de tous ses yeux son adorable tête de jeune fille, et parfois, dans un mouvement de valse plus rapide, les cheveux châtain clair, lui frôlant la poitrine, activaient les battements de son coeur;—tandis qu'elle, vive, souple, heureuse, aérienne, obéissant au bras de son danseur, valsait en baissant les paupières:—leurs grands cils voilaient la fièvre de son regard.
III
Vers une heure du matin, tous les invités s'en allaient, qui en tilbury, qui en cabriolet, qui en panier, qui en break, qui en charrette anglaise.
Mme Desmarennes voulut faire atteler pour reconduire Georges Paulet et maître Guérineau, mais tous deux refusèrent d'être ramenés en voiture, préférant se rendre à pied, comme ils étaient venus, un splendide quartier de lune éclairant la route.
Quant à Desmarennes, comme d'habitude, à neuf heures précises, sans mot dire, il avait lâché tout son monde, devant être levé tous les jours avant quatre heures pour empêcher ses garçons de moulin de faire grasse matinée.
Donc les deux amis s'en revenaient à pied vers la ville, tout en devisant de leur soirée.
—Comment, dit Paulet, ne m'avais-tu pas prévenu que Desmarennes avait une si charmante fille?
—Pour t'en laisser la surprise. Tu ne m'en veux pas, j'espère?
—Certes, non; mais si tu m'en avais informé je me serais présenté autrement, en toilette moins négligée. Ah! mon ami, quelle merveilleuse petite créature! Elle m'a troublé le coeur et le cerveau, je reste encore sous le charme. J'en suis fou ... je la veux.
—Pour ma part, je ne demande pas mieux, tu dois bien le penser. Il s'agit simplement de savoir si ton rêve est réalisable.
—Pourquoi pas?
—Pourquoi?... Pourquoi?... Voilà bien les aventureux.... Mais, à en juger par les nombreux prétendants éconduits, à ma connaissance, je te conseille de réfléchir.... Mlle Thérèse est fille unique et gouverne la maison ... Sans avoir une fortune princière comparable à celles des plus gros négociants de Cognac, la fortune présente du père Guillaume est évaluée au moins à deux millions; d'autre part, et signe particulier tout à son honneur, Mlle Thérèse ne tient pas du tout à l'argent; elle appartiendra tout simplement à qui saura lui plaire, n'apporterait-il au contrat que sa jeunesse, son intelligence et son coeur.
—Et jusqu'à présent personne ... dit vivement Paulet....
—N'a rempli les conditions du programme, répliqua Guérineau. Les nombreux prétendants se sont trop pressés. Ils ont vite montré la grosse corde de leur vulgaire ambition. Elle a très bien compris qu'on flairait sa dot de plusieurs points de l'arrondissement et même du département. Elle s'est méfiée, se tient sur ses gardes et a bien raison.
—Assurément, dit Georges. Certes, ce n'est pas moi qui la blâmerai.
—Voyons, fit sentencieusement l'avocat, sans vouloir entrer dans trop de détails, récapitulons un peu, dans le nombre des soupirants ou des aspirants, comme tu voudras les nommer, pour nous rendre compte de la situation.
D'abord trois ingénieurs, dont un hydrographe; l'autre, des constructions navales; le troisième, des ponts et chaussées, précisément un de ceux qui ont le plus travaillé à ce fameux épi d'enrochement établi à la pointe de Grave, contre l'assaut des marées. Celui-là du moins a pu se convaincre qu'il est plus facile d'endiguer l'Océan qu'une volonté de petite demoiselle.
—Pas de plaisanteries! fit gravement Georges Paulet.
—Je continue donc sans commentaires. Plus tard un jeune papillon de substitut, orné de lunettes bleues (sans doute pour tamiser le feu de son regard), s'est présenté correctement ... pour être éconduit comme les autres, et, faisant volte-face, a demandé son changement au garde des sceaux.
Ajoutons à notre liste deux sous-préfets aux pantalons officiels à grandes lames d'argent;
Item, un conseiller de préfecture;
Item, un inspecteur des forêts, vêtu d'un vert sombre, comme un pivert de nos vieilles futaies.
Nous en avons vu de toutes les couleurs.
Ah! j'allais oublier un personnage des plus considérables, un préfet maritime de la région de l'Ouest, dont la juridiction s'étend depuis Nantes jusqu'aux frontières d'Espagne, où les eaux-de-vie de Hendaye essayent de nous faire une petite concurrence.
Mais je m'arrête dans ma nomenclature, car je n'en finirais pas. Eh bien! tous ces gens-là, venus chez Desmarennes à titre d'invités, se métamorphosaient tous en prétendants. Ils ont été bien reçus, choyés, fêtés, nourris comme des princes de toutes les primeurs, quelques-uns même couchés par les gros temps; puis, en fin de compte, ils sont partis à tour de rôle, battus et riant jaune, en étant pour leurs frais de voyage, de toilette et de bouche en coeur.
—Et comment, dit Paulet, a-t-on pu savoir que tous ces messieurs prétendaient....
—A la longue, tout se sait, tout se dit et même tout se paye, pour compléter le proverbe.
—Ah! mon ami, tu me navres! répondit tristement Georges. Dans ces conditions désastreuses, comment puis-je oser? Ma pauvre espérance est bien morte sur pied.
—Dame, répliqua l'avocat en baissant le ton, il faudrait lui plaire, à elle d'abord. Le père et la mère, naturellement, ne viennent qu'ensuite. Ils feront ce qu'elle voudra ... Voyons.... Pas d'enfantillages.... Réfléchissons.... Ne soyons ni trop enthousiaste ni trop déconcerté.... Pour commencer, tu as très bien valsé, ce soir.... C'est déjà quelque chose.
—Tu crois?
—J'en suis sûr.... Une autre question.... Es-tu bon écuyer?
—Peut-être pas d'une suprême élégance, mais solide, j'en réponds. Aux colonies, l'occasion s'est souvent présentée de faire des reconnaissances en pays perdu, et j'ai enfourché à cru bien des bêtes difficiles.
—Tant mieux!... un bon point de plus à ton actif. Tu verras comme Mlle Thérèse est belle écuyère. Elle n'a pas comme tant d'autres de talents d'agrément. Elle ne sait ni pianoter, ni roucouler rêveusement la romance à la mode, mais pour conduire une barque ou maîtriser un cheval elle défierait n'importe qui. Et ces nobles exercices du corps ne gênent en rien la grâce des mouvements. Bien au contraire. Vive la batelière et vive l'amazone!... Elle me plaît à moi, qui suis un amateur platonique parfaitement désintéressé dans cette grave question. Quelques soupirants déconfits ont bien essayé de jaser un peu sur ses franches allures quasi garçonnières, mais elle s'en moque et a bien raison. C'est une petite vaillante qui n'en fera jamais qu'à sa tête. Heureusement que la tête est bonne.
IV
Rentrés en ville vers trois heures du matin, les deux amis continuèrent à se faire part de leurs impressions.
Couchés dans une grande chambre à deux lits comme d'anciens camarades, après avoir soufflé leurs bougies, enveloppés de larges draps fleurant la bonne lessive de province, ils prolongèrent dans l'obscurité leur intime causerie à l'horizontale.
Georges Paulet ne pouvait parvenir à fermer l'oeil, et ne tarissait pas sur les trésors de jeunesse, d'élégance, d'esprit et de beauté de la petite fée de Saint-Christophe.
—A propos, explique-moi donc pourquoi sa mère l'appelle Thérèse et son père Mésange?
—Un surnom qu'elle mérite bien et qu'on lui a donné quand elle avait cinq ou six ans, à cause de sa gentillesse et de sa vivacité.... Elle ne tenait jamais en place, pas plus que le petit oiseau bleu cendré de nos jardins fruitiers.
—C'est curieux!... Et depuis la femme est restée vive comme l'enfant?
A une autre question, sans doute plus longue et plus sérieuse, que le marin adressait à l'avocat, il resta sans réponse. Guérineau n'avait peut-être pas entendu, car bientôt un ronflement sonore et régulier de l'orateur fit comprendre à Georges qu'il pérorait dans le désert. Il dut forcément se résoudre à dévider en silence l'interminable écheveau d'or de ses rêves.
Le lendemain, dans la matinée, entre neuf et dix heures, un assez curieux personnage se présentait à Saint-Christophe, à la petite porte du moulin, une longue et large caisse de bois blanc sur son épaule.
C'était ce qu'on appelle un vieux loup de mer, un ancien gabier d'artimon, ayant suivi Georges Paulet dans tous ses voyages et lui étant dévoué comme un terre-neuve à son maître.
Fourniment bien astiqué, veste courte, petit chapeau de toile cirée en arrière, grand col bleu rabattu, large pantalon ballant au-dessus des chevilles, anneaux d'or fin aux oreilles, et une bonne grosse figure irrégulière, tellement rouge, cuite et boucanée par les soleils, de l'équateur, qu'on l'eût dite taillée à coups de serpe dans un bloc d'acajou.
Il demanda Mlle Julie, fille de chambre de Thérèse Desmarennes.
—Que diable peut bien me vouloir ce garçon-là? se demanda Julie, jeune paysanne alerte et affriolante comme une soubrette d'opéra comique.
—Que désirez-vous, mon brave, avec un si gros colis?
—Gros, mais pas lourd, répliqua le matelot. Mlle Thérèse est-elle à la maison?
—Pas encore revenue de sa course à cheval.
—Ah! tant mieux, fit Baptiste avec un large rire. (Baptiste était son nom.) Nous allons pouvoir tout arranger. Vite, sa chambre, s'il vous plaît!
Un peu surprise, mais voyant qu'il n'y avait pas à répliquer, Julie précéda le porteur dans le grand escalier, et le gabier ne fut pas long à déballer le contenu de sa caisse, mais avec des précautions infinies, comme une mère pour le trousseau de son enfant.
Il disposa lui-même, au fur et à mesure de l'exhibition, sur la cheminée, sur les tables, sur les étagères, jusque sur les fauteuils, tout un stock d'oiseaux rares de la Polynésie et de précieux coquillages de la mer des Indes que le soleil d'Orient met en couleur à des profondeurs insondables:
D'abord un oiseau-lyre, presque introuvable aujourd'hui dans les îles de corail du Pacifique; puis un argus aux plumes caudales d'un dessin et d'un ton merveilleux; des merles du Sénégal aux reflets métalliques; de grandes conques marines à bouche de nacre rose, où soufflaient autrefois les tritons de Virgile; de larges papillons de toutes les nuances: le noir et vert de l'île d'Amboine, pris à vol ralenti sur la fleur capiteuse des girofliers; le noir et or, indigène de Ceylan; le noir et gris perle, en somptueux demi-deuil, des Indes orientales; le grand azuré du Brésil; et, dans le nombre des menus souvenirs des pays étrangers, toute une collection d'éventails, rivalisant pour la variété des formes et la richesse des couleurs avec les oiseaux et les papillons.
Quand Baptiste eut disposé le tout à sa guise, se reculant un peu, la main gauche en visière sur les yeux, pour mieux juger de l'effet produit, il respira longuement comme un homme satisfait.
—Bien comme ça, dit-il; un petit aquarium comme on en voit peu.
—Muséum, voulez-vous dire. De la part de qui? fit la soubrette.
Le matelot mit un doigt sur sa bouche.
—C'est un secret, je n'en sais rien moi-même.
Et il disparut en remportant sa caisse vide, sans qu'on pût en tirer une parole de plus.
—Moyen singulier de faire une déclaration, se dit tout bas la fine guêpe d'antichambre.
Georges attendait son homme avec une impatience fiévreuse. Dès qu'il fut de retour:
—As-tu bien fait tout ce que je t'avais dit?
—Oui, mon commandant. L'oiseau n'était pas en cage. En son absence, j'ai tout arrimé comme à bord.
—C'est bien. Merci, Baptiste.
—Ah! mon pauvre ami, disait Guérineau à son camarade, comme te voilà féru en plein coeur! Pas de précipitation, je t'en prie. Ne gâtons rien.—Je t'aime assez, tu le sais bien, pour ne rien compromettre, et ne t'engager dans aucune démarche inconsidérée. Laisse-moi donc faire, je vais étudier sérieusement ta cause, la suivre comme une affaire du Palais qui serait mienne.
—Mais quand reviendrons-nous à Saint-Christophe? Les pieds me brûlent et ma tête s'en va.
—Quand reviendrons-nous? Dans trois ou quatre jours au plus tôt; mieux vaudrait à la fin de la semaine. Heureusement que Desmarennes ne nous a pas fait encore les honneurs de ses caves, et que nous n'avons pas visité les chais dont il se fait gloire à bon droit. Ce sera un prétexte plausible, et nous en profiterons pour rendre visite aux dames.
Le troisième jour (Georges n'eut pas la patience d'attendre le quatrième), Paulet et Guérineau revenaient à Saint-Christophe dans l'après-midi; mais, cette fois, ils avaient compté sans leurs hôtes, absents depuis le matin, pour faire une excursion aux ruines de Taillebourg, Desmarennes et sa femme en panier, Thérèse (ou Mésange) sur sa belle petite jument favorite, fine coquette à robe alezan doré, qu'elle nommait Topaze. Les deux autres bêtes de selle préférées était un vif arabe noir et lustré connu sous le nom de Mistral, et la Grise, une bonne et grosse normande qui ne fléchissait pas sous le poids de son maître, quand Desmarennes accompagnait sa fille.
—A quelle heure doit rentrer la famille? demanda l'avocat.
—Peut-être pas avant la nuit.
—Et le maître de chais, pouvons-nous lui parler?
—Justement, le voilà sur le seuil de sa porte basse.
—Allons faire notre visite aux chais, dit Guérineau.
Bien que vivement contrarié de voir la maison vide, Georges Paulet fit contre fortune bon coeur et se disposa à partager l'enthousiasme de son ami pour l'aménagement des caves et des chais de Guillaume Desmarennes, qu'ils visitèrent en détail, ayant pour introducteur le maître de chai lui-même.
Il leur fit les honneurs de son domaine avec la majesté d'un suisse de cathédrale. On commença par le chai principal, au ras du sol, et en pente, qui suivait dans toute sa longueur, en ligne parallèle, les bordures d'osier du jardin bas.
Les chais de Saintonge sont de vrais sanctuaires. On n'y voit pas d'abord en entrant. Une impression de fraîcheur et de ténèbres vous saisit à la fois, comme à l'entrée des vieilles cryptes romanes. On marche à tâtons comme un aveugle; puis votre oeil se familiarise avec un demi-jour crépusculaire aux tons roux, comme dans certains intérieurs de Van Ostade, élève de Rembrandt (ou digne de l'être). Bientôt toute une rangée de barriques en bon ordre émerge des pénombres. Les barriques pleines rendent un son mat, mais si d'un coup sec votre doigt coudé interroge une futaille vide, un son d'orgue pur et vibrant s'éveille et se répercute en multiples échos jusqu'au bout du long sanctuaire. Ce n'est pas une odeur d'encens, de myrrhe ou de benjoin qui vous prend les narines, comme sous les piliers d'une église, mais le subtil et tonique esprit de la vigne qui vous pénètre et vous réconforte. Peu à peu le jour se fait; on commence à voir clair; et, dans une pensée quasi-religieuse, on suppute l'âge et le nom de ces belles eaux-de-vie, gloire de nos aïeux, qui vieillissent en paix dans leur bon fût de chêne solidement cerclé; les unes presque blanches, d'autres jaune paille ou couleur d'ambre, de trente, quarante, et même soixante ans, sans aucun mélange adultère; provenant des vignes fameuses qui s'étalent au soleil sur les deux bords de la Charente, soit dans les régions calcaires et crayeuses de la rive gauche, reconnues comme les plus favorables (Gimeux, Mainxe, Segonzac), donnant la grande et la petite champagne; soit dans les terrains jurassiques et un peu argileux fournissant les premiers et les seconds bois (le Cluzeaux, Cigogne, Mérignac); puis les Borderies, provenant de vignes encadrées sans doute par une lisière de forêts du temps de nos ancêtres;—et jusqu'à des échantillons de crus inférieurs, tels que les eaux-de-vie de Surgères et d'Aigrefeuille, destinées à des amateurs moins gourmets ou moins fortunés.
Tout s'y rencontrait, avec certificat d'origine et extrait de naissance.
Maître Guérineau, quelque peu émerillonné par cette atmosphère spiritueuse, avouait en toute sincérité, les narines gonflées, que cet assortiment de futailles vénérables lui semblait moins funèbre que la double rangée historique des caveaux de Saint-Denis. Il cheminait avec lenteur et solennité dans un aimable recueillement, et quand les deux amis passèrent, des chais où vieillissaient les eaux-de-vie, dans ceux où fermentaient les vins de la dernière récolte, dans leurs barriques à bondes levées, le bruit ou plutôt le grouillement simultané de leur écume en bouillons sur trois ou quatre cents fûts en bon ordre qui chantaient à la fois, ce bruit, à première entente, pouvait se confondre avec le frémissement continu des hauts peupliers qui frôlaient au dehors la toiture de ces interminables galeries. Les deux bruits semblaient être un écho l'un de l'autre.
Jusqu'à six heures du soir, Georges Paulet, en victime résignée, eut le courage de suivre et d'écouter Me Guérineau, qui se grisait à la fois de sa parole éloquente et de l'esprit des vins.
Quand ils sortirent des chais comme d'une crypte crépusculaire, en remontant au grand jour, le marin ne put retenir un cri de délivrance et de joie.
Un bruit de roues se rapprochait, les maîtres de Saint-Christophe revenaient, Thérèse en avant, au grand trot de sa vive et coquette alezane. Devant la porte d'entrée, Topaze s'arrêta court, toute frémissante sur ses fines jambes de race, le frein blanc d'écume et des éclairs dans l'oeil. Georges fut souffleté au passage par le vent d'une longue jupe d'amazone. Courant au devant de l'écuyère, il lui tendit la main, qu'elle accepta, pour descendre comme un oiseau qui prend terre.
Il était pourpre d'émotion, Thérèse un peu rouge, mais sa rougeur, à elle, pouvait être mise sur le compte d'une course précipitée dont elle était encore toute haletante.
Il n'avait pas dit un mot; sa voix lui restait dans la gorge.
—Merci, fit-elle en parlant la première. Êtes-vous bon cavalier, monsieur?
—Bien que marin, je puis tenir en selle, répondit Georges, croyant à une fine pointe d'ironie.
—Eh bien! nous verrons, dit-elle.
Desmarennes voulut les retenir à dîner; mais, soit par diplomatie, soit par discrétion, tous deux refusèrent. Guérineau prétexta d'ailleurs que, le soir même, il attendait des confrères à sa table: parfait mensonge, mais qui lui semblait utile à ses vues.
—Eh bien! je n'insiste pas pour aujourd'hui, fit Desmarennes; mais après-demain, dans la matinée, mes affaires me laisseront libre. Venez tous deux de bonne heure. Pour mieux faire, je vous enverrai prendre en voiture; puis nous ferons à cheval une excursion jusqu'au bout des grandes prairies. M. Paulet pourra se rendre compte des nouveaux barrages établis sur la rivière, dans l'air vif du matin, et nous n'en déjeunerons que mieux. Qu'en dis-tu, Mésange?... Seras-tu de la partie?
—Mais volontiers, mon père.
V
Au jour dit, tout le monde fut prêt.
A l'encontre de certains militaires, raides et gourmés, quand ils s'habillent en hommes, en bourgeois, comme on dit, Georges Paulet se trouvait parfaitement à l'aise en costume civil: petite jaquette noire, pantalon gris, simple béret de laine brun, comme à la campagne.
Quand il mit le pied à l'étrier pour enfourcher Mistral, le bel arabe le regarda d'abord de travers, en secouant sa crinière chevelue et dressant sa queue en éventail: d'un vif mouvement de côté, il chercha à le désarçonner; mais il s'aperçut vite qu'il avait affaire à quelqu'un de souple et solide, dont la jambe nerveuse l'enveloppait bien. D'ailleurs le cavalier l'appelait par son nom avec des inflexions câlines dans la voix, en lui caressant l'encolure. Bientôt Mistral fila doux comme un chevreuil.
Mlle Thérèse était sur Topaze, en amazone bleu cendré, et coiffée d'un léger feutre à voilette relevée, ses adorables cheveux châtain clair noués en arrière, un peu haut sur le cou, comme un gros bouquet à torsades moirées.
Desmarennes montait la Grise.
Me Guérineau et Mme Desmarennes suivaient, dans un coquet petit panier.
Et, comme acolyte à la caravane, mais également à cheval, miss Flower, sèche créature anglaise, à dents longues, pouvant avoir la trentaine, mais accusant quarante ans; bonne écuyère au regard boréal, dont le coeur, à basse température, devait certainement être au-dessous de zéro.
Ancienne institutrice, elle jouait présentement un triple rôle à Saint-Christophe: elle tenait bien les écritures pour les nombreux articles de toilette des fournisseurs; écrivait en pur idiome britannique aux divers correspondants d'outre-Manche pour les vins et spiritueux exportés à Londres et à Liverpool, et pouvait au besoin tenir deux grandes heures au piano pour les sauteries improvisées. Au demeurant, fille assez bon garçon, tenant les grandes utilités, en termes de théâtre.—Sur le théâtre de la vie, ces rôles ont souvent leur emploi. Elle s'était donc fait un nid dans la maison, et touchait d'assez beaux revenus, en oubliant les orages du coeur.
A côté de Desmarennes, sur la Grise, elle montait Néra, une haute et longue indigène bai-brun du Yorkshire.
Tout fut arrangé pour le mieux dans cette excursion matinale, et l'amour y trouva largement son compte.
Miss Flower et Desmarennes, carrément établis sur leurs paisibles bêtes, comme des gens qui ne tiennent pas à se fatiguer et qui d'ailleurs ont tout le loisir d'arriver à destination, ralentissaient d'instinct leur marche aux montées, tandis que Georges et Thérèse, s'interrogeant d'un coup d'oeil pour un petit temps de galop, enlevaient prestement leurs montures.
Mistral et Topaze bondissaient en hennissant clair.
Le soleil dissipait les dernières buées de la nuit, qui se traînaient encore en longues écharpes blanches sur les prés bas et les terres de labour.
Et, perdues dans les hauteurs du ciel, de petites alouettes invisibles multipliaient en notes vibrantes leurs trilles d'espérance et de joie.
Quand Georges et Thérèse furent bien seuls, laissant la caravane en arrière, Mistral et Topaze se remirent au pas, et quelques phrases rapides furent échangées entre l'amazone et le cavalier.
—Vous devez reconnaître, monsieur, que votre manière d'agir à mon égard a quelque chose d'étrange, de peu conforme aux vieux usages de notre monde européen....
Georges se taisait.
—Mais, reprit-elle, l'intention sauve peut-être le procédé.... Julie a laissé faire votre matelot, et n'a pas eu le courage de réintégrer dans sa caisse tous les trésors exotiques exhibés à mon intention, sans doute d'après vos ordres?...
—Oh! mademoiselle, ce pauvre Baptiste eût été si malheureux! répondit Georges dont la voix frémissait.
—C'est ce qu'a pensé Julie. Il est parti d'ailleurs comme si la foudre l'emportait.... Pour ma part, toute réflexion faite, je me suis laissé traiter comme une reine des pays étrangers, qu'on veut se rendre favorable en abordant dans son île.
Georges répondit par un radieux sourire de gratitude en s'inclinant sur l'encolure de Mistral.
Désormais, la glace était brisée, les regards s'échangeaient, les deux coeurs se parlaient.
Topaze et Mistral, dont parfois les fines têtes intelligentes se rapprochaient, se mordillaient la crinière à dent courtoise.
Ils semblaient tout comprendre et se dire:
—«Comme ils vont bien ensemble tous deux! Comme ils sont bien faits l'un pour l'autre!»
—Décidément, songeait Thérèse en interrogeant ses plus intimes pensées, si ce garçon-là veut de moi pour sa femme, je crois bien que je ne tarderai pas à m'appeler madame Georges Paulet. Ce nom-là me sonne bien à l'oreille.
En résumé, Georges était bon valseur, avait fort belle tenue à cheval. Bien que jeune encore (quel âge? vingt-sept ou vingt-huit ans peut-être), il parlait sérieusement, en homme d'expérience mûri par de nombreux voyages, ayant souvent changé de ciel.... Comme réserve et savoir-vivre, elle ne connaissait personne à lui comparer.... Assurément, il se serait jeté à l'eau ou au feu pour elle, afin de ravoir son bracelet ou son éventail.... L'occasion ne s'en était pas encore présentée, mais elle n'en doutait pas.... Parfaite concordance dans les âges ... rare harmonie dans les caractères.... Il n'en fallait pas davantage ... d'ailleurs il l'adorait tout simplement ... et pour un convalescent pris encore par intermittences des fièvres malignes de la Vera-Cruz ou du Sénégal, quel meilleur remède que la sainte fièvre d'amour?
Ainsi pensait-elle, en relevant sa voilette et attachant sur lui un de ces francs regards qui sont toute une révélation des coeurs.
En homme bien appris cependant, Georges n'oubliait pas absolument Desmarennes et quand on arriva, avec une apparence de bon ensemble, au bout de la grande prairie, le marin écouta fort complaisamment toutes les explications du gros propriétaire.
Desmarennes lui fit voir d'un coup d'oeil, en suivant la ligne des peupliers, de longues et solides chaussées, établies avec des rigoles en contre-bas de la rivière; rigoles alimentées par des vannes sans nombre.
—Quand mes prés ont soif, ajouta Desmarennes, on lève la pale aux petites écluses, et toute la prairie se trouve inondée comme par enchantement, à dose et à hauteur voulues. On n'a qu'à baisser toutes les pales quand les prés ont assez bu.
Desmarennes ne s'en tint pas là. Il voulut initier le marin aux rendements de ses prairies, lui expliquant la nature des bons fourrages et lui nommant les principales graminées constituant la valeur de ses foins exceptionnels; il cita la grande fétuque et le brome, sans oublier la fléole, la flouve odorante et le vulpin des prés.
Georges écoutait fort obligeamment et paraissait parfaitement se rendre compte de la prospérité de ces grands herbages, grâce à l'intelligence et à l'activité du propriétaire, dont les yeux ne s'endormaient sur aucun détail.
Au retour, le déjeuner fut très animé, les causeries quasi familières. Il y avait là, comme élément de conversation, quelque chose de plus intime qu'au grand dîner de la semaine précédente. Quand, vers trois heures de l'après-midi, Georges Paulet et Guérineau se laissèrent reconduire en voiture par Desmarennes lui-même, et lorsque Mésange leur eut dit: «Au revoir, messieurs!» simplement à la manière dont elle prononça: «Au revoir!» dans la bonne grâce attendrie de l'inflexion et le rêve du regard, maître Guérineau comprit, à n'en plus douter, que cette fois les deux coeurs étaient fiancés.
Trois jours après, Desmarennes, à huit heures du matin, entrait comme un obus dans le cabinet de l'avocat, déjà à son travail et compulsant ses nombreux dossiers.
—Voyons ... maître Guérineau ... pas d'équivoque et parlons sérieusement.... Nous sommes bien seuls ... et personne ne viendra nous déranger?
—A cette heure matinale, ce n'est guère probable, et d'ailleurs je condamne l'entrée.
Ce disant, il poussa la targette de sa porte et offrit son plus large fauteuil à Desmarennes, qui s'y installa en essuyant la sueur de son front et posa son grand chapeau sur la table.
—Savez-vous, maître Guérineau, que votre ami me plaît fort?... Entre nous, bien sincèrement, dites-moi donc quelle est la position de ce garçon-là ... qui me semble avoir ensorcelé la maison.
—Ce n'est pas un reproche, n'est-ce pas? Posons bien nos prémisses.... Ce n'est pas moi qui vous l'ai jeté à la tête. C'est bien vous qui êtes venu l'inviter et le prendre chez moi?...
—Assurément.... Mais, enfin, quelle est sa position, présente et à venir?...
—Comme position officielle, lieutenant de vaisseau ... brillant avenir ... le grade de capitaine de frégate en prochaine perspective.... Comme position pécuniaire ... à peu près dix mille livres de rentes simplement, du chef de sa mère défunte. Le plus riche de la famille sera plus tard son jeune frère, du second lit, qui possédera toute la grosse fortune de l'armateur-expéditeur de Bordeaux.
—La fortune, pour moi, c'est quelque chose assurément. J'y tiendrais un peu, je l'avoue, mais sur ce chapitre-là Mésange voit autrement, et je ne veux pas la contrarier.... Mais dans l'espèce, comme vous dites, moi je vois encore de très sérieuses difficultés.
—Lesquelles? fit l'avocat.
—Dans le cas où votre ami se prononcerait, je vous avoue franchement que je ne veux pas d'un gendre qui serait en route continuelle, ballotté du cap Horn au cap des Tempêtes; aujourd'hui sur la côte de Guinée, demain à Madagascar, avec une pauvre fille à la maison, noyée dans un déluge de larmes à propos de son cher absent. D'autre part, comment faire? En France, un officier de marine ne peut pas, comme en Angleterre, prendre sa femme à bord pour une traversée, à moins, dit-on, d'être contre-amiral. Et nous n'en sommes pas encore là. D'ailleurs, quand bien même il le pourrait, je ne tiens pas à ce qu'un étranger m'emporte ma fille et me laisse dans une maison vide.... Comment faire?
—Dame! je ne vois qu'un moyen qui me semble très simple.
—Lequel?
—Une bonne démission. Georges Paulet a fait ses preuves au Mexique et au Sénégal. Il est encore souffrant de son dernier voyage.... En temps de paix, il peut très bien renoncer définitivement à la vie d'aventure.
—Voilà, précisément, où je voulais en arriver, répondit Desmarennes comme allégé d'un grand poids qui lui étouffait la poitrine.... Qu'il donne sa démission, autrement il ne sera jamais mon gendre.... C'est un homme à la mer.... Voilà mon ultimatum.
—Rien n'est donc encore désespéré, répondit l'intelligent avocat en dissimulant sa joie.... Laissez-moi négocier cette affaire-là.... Vous savez parfaitement que vous parlez avant tout à un homme d'honneur qui vous aime et vous estime profondément et ne trahirait en rien vos intérêts de coeur ou d'argent, n'est-ce pas?
—J'en suis convaincu....
—Eh bien ... je ne dirai absolument rien à Georges Paulet de notre entrevue de ce matin ... et je vais l'interroger sérieusement sur ses intentions.... Si, comme je veux l'espérer, le navigateur renonce définitivement aux voyages, et désire fixer sa tente au bord de votre petite rivière, comme un gendre bienheureux et dévoué ... il contribuera, assurément, à la joie tranquille de vos derniers jours, qui sont encore très loin, grâce à Dieu et à votre constitution robuste, qui vous permettrait d'enterrer tous les gendres.
Desmarennes remercia l'avocat d'un large sourire. Il pourrait donc garder sa fille, sa fille bien mariée et vraiment heureuse. Ne lui avait-elle pas dit, la veille: «Mon père, si vous voulez me donner un mari, choisissez M. Georges Paulet, je n'en veux pas d'autre»?
Le jour même, Guérineau se proposait de dire à Georges:
—Mon ami, donne ta démission, autrement tu n'auras jamais la fille; je connais Desmarennes, il ne bronchera pas.
Donner sa démission!... L'officier de marine y avait déjà songé.... Certes, renoncer à la mer et à ses belles perspectives d'avenir, si jeune encore, à vingt-huit ans, au premier abord cette décision lui semblait un rude sacrifice.
S'il était au moins capitaine de frégate!... Mais quand parviendrait-il au grade d'officier supérieur, dans un temps de paix profonde et pour longtemps assurée? Qui pouvait le dire?
C'était aussi difficile à savoir par avance que de sortir de la Région des Calmes avec un navire à voiles avant l'usage de la vapeur.
D'autre part, il devait le reconnaître, il avait déjà suffisamment fait ses preuves en mer, et même sur terre, dans des circonstances graves. Plus d'une fois porté par ses chefs à l'ordre du jour, à la rigueur il avait bien droit au repos.... Sa santé se trouvait déjà compromise. Son devoir strict de marin ne l'empêchait donc pas d'obéir au voeu le plus cher de son coeur.
Qui peut d'ailleurs se vanter de connaître l'impénétrable avenir? Les circonstances présentes se trouvant toutes favorables, s'il ne se prononçait pas d'un jour à l'autre, Mésange, par déception, peut-être par dépit de voir qu'il hésitait à tout sacrifier pour elle, qu'il ne l'aimait pas absolument et sans réserve, en un mot, jalouse de la mer, Mésange donnerait sa main au premier prétendant disponible, à un être quelconque, indifférent pour elle.... On voit parfois de ces brusques revirements néfastes.... Et toute sa vie à lui, par la faute de son irrésolution, serait à jamais désenchantée ... il se trouverait réduit à reprendre la rude existence de bord, à courir, comme un morne et éternel bohème de la mer, sur toutes les houles du globe, avec une sourde plaie au coeur et le poignant souvenir d'un paradis perdu.
Aussi, quand Maître Guérineau, sur un ton de grave confidence et avec un demi-sourire perplexe, lui demanda:
—Georges, s'il te fallait donner ta démission ... que ce fût le seul moyen de réussir?...
—Le faut-il absolument?
—Absolument.
—Eh bien! c'est dit. Je renonce à la mer.
Les deux amis s'embrassèrent spontanément.
Georges écrivit le soir même au ministre de la marine, en faisant surtout valoir une santé profondément altérée par un trop long séjour aux colonies.
La démission fut acceptée et, après ses bons états de service, trouvée toute naturelle en temps de paix par ses camarades de bord.
Pour le mariage, les préliminaires ne furent pas longs. Georges fit correctement sa demande, fut agréé comme gendre par Desmarennes, et deux mois après on put voir à Saint-Christophe une des plus belles cérémonies dont les Charentais aient gardé souvenir.
On ne raconte pas le bonheur des élus.
Un simple petit détail nous semble pourtant de nature à ne pas être oublié.
Quelques semaines avant la célébration du mariage, comme les fiancés et leurs familles faisaient une promenade dans le grand parc, Desmarennes fut tout surpris de voir son pavillon de chasse bouleversé de fond en comble par un groupe de maçons et de charpentiers qui piétinaient dans ses ruines.
Son architecte lui-même, Anselme Durieux, était là en personne, commandant à une équipe d'ouvriers, son feutre sur l'oreille et tout bosselé, et ses habits couverts de plâtras.
Il semblait ne pas reconnaître Desmarennes au passage, avait déjà fait abattre le grand mur de droite, et les pioches entamaient le grand mur de gauche du pavillon central.
—Que diable faites-vous donc là, Durieux? s'exclama Desmarennes.... Certes, voilà du nouveau pour moi ... le propriétaire ne sait pas ce qu'on fait chez lui?
—Ordre de mademoiselle Thérèse, fit gravement Durieux, impassible et fort de son droit.
—Ah! c'est différent, fit le père avec une moue sérieuse.... Mais pourquoi ne m'a-t-on rien dit?
—Une surprise ... tu le sauras plus tard ... quand il le faudra, répondit Mésange souriante, en se haussant sur la pointe de ses petits pieds et prenant d'une main familière le menton de son père désarmé, absolument comme une jeune déesse antique lorsqu'elle adressait une demande au maître des dieux.
Mlle Thérèse avait commandé à l'architecte deux chambres de plus au rez-de-chaussée et une chambre à l'étage supérieur. Quelque chose de simple, avait-elle dit, de rustique, d'élégant, de commode et de bien éclairé.
L'architecte avait d'abord contrecarré tous ses plans pour y substituer les siens, comme un petit Bramante de province, rêvant d'édifier un palais ducal et mystifié de se voir réduit à construire une masure; mais Mlle Thérèse avait tenu bon.
—Voilà ce que je veux, avait-elle ajouté, ni plus ni moins.... C'est à faire ou à ne pas entreprendre.
Il avait bien fallu en passer par là, et Anselme Durieux exécutait en hâte, bien à contre-coeur, mais à la lettre, les ordres précis de Mlle Desmarennes.
A l'époque de leurs migrations, les oiseaux bienheureux qui reviennent à nos régions tempérées, ramiers des bois, loriots et rossignols, rêvent en voyage à l'édification de leur nid futur.
A peine installés dans leurs nouveaux cantonnements, ils le bâtissent, le façonnent à leur guise, bien capitonné de fins duvets, de crins, de laine et de soie ... souvent de terre et de mousse à l'extérieur ... mais, à l'intérieur, ouaté comme une vraie conque de velours.
Mésange avait eu la même pensée.
Elle avait pris toutes ses mesures pour être prête au jour fortuné marquant une si belle page dans sa vie.
Les oiseaux, que bien à tort on dit légers, sont très sérieux quand il faut songer à tous ces menus détails de ménage, qui contribuent pour une si grande part aux joies sacrées bénies par le créateur des mondes.
Pourquoi une jeune, charmante, heureuse petite femme intelligente et bien Française, n'aurait-elle pas fait comme eux?
Le soir du mariage, au lieu de quitter brusquement leurs familles, pour s'en aller Dieu sait où!... prendre un bruyant chemin de fer, crachant sa fumée noire; au lieu de traverser des villes inconnues, de passer par de froids et luxueux hôtels qui, à vrai dire, ne sont que des auberges où entre tout le monde; où les glaces, rayées en tous sens, affichent de vulgaires noms de femmes écrits au diamant par les grandes coureuses des stations balnéaires ou hivernales, les nouveaux mariés restèrent simplement chez eux, à Saint-Christophe, bien seuls, au fond du grand parc, inaugurant le pavillon restauré comme Mésange l'entendait, ayant pour uniques serviteurs la fine soubrette Julie, et Baptiste, le gabier d'artimon, qui, son temps fini, restait au service de son maître pour le département de la pêche et des bateaux.
Ce fut au bruit des eaux courantes, dans une verte presqu'île, tout embaumée par les menthes et les reines des prés, que la jeune femme interna son bien-aimé, l'enveloppa de ses deux bras et prit sa tête heureuse sur son coeur enchanté, pour le reposer de ses rudes et longs voyages.
DEUXIÈME PARTIE
I
L'inattendu joue un si grand rôle dans nos pauvres destinées humaines, qu'un sage du monde antique, un Athénien, disait:
«Pour affirmer avec certitude que tel homme fut heureux, il faut attendre qu'il ait cessé de vivre.»
Réflexion peu consolante, mais qui trop souvent nous revient en mémoire.
A Rochefort-sur-Mer, Georges avait fait construire une barque de forme élégante, quillée, toute blanche avec un fin liston bleu.
Par une chaude matinée, suivant les sinuosités de leur petite rivière, tous deux remontaient le courant, lui aux avirons, elle au gouvernail, une main à la barre, l'autre pendante au fil de l'eau qui la rafraîchissait.
Par instants, tous deux se contemplaient et s'enivraient l'un de l'autre; leurs beaux regards rayonnaient de la sainte joie des coeurs, lorsque, à un détour de la rivière, dans le demi-jour verdâtre tamisé par les aunes, en écoutant le frémissement des feuilles, Mésange eut un frisson brusque, un tressaillement involontaire, et devint toute pâle.
—Qu'as-tu donc, ma pauvre Mésange? froid peut-être. Un bras nu dans l'eau. C'est imprudent.
—Non, non, c'est autre chose, dit-elle en hochant la tête; une pensée noire, un pressentiment, une horrible crainte m'a serré le coeur.
—Que veux-tu dire? Parle, je t'en prie! Qu'avons-nous à craindre?
—Je ne sais ... mais je souffre d'une vague appréhension dont je ne me rends pas compte.... Je rêvais que j'étais trop heureuse ... que les grands bonheurs durent peu ... je croyais voir passer des nuages dans notre ciel.
—Songe fantastique, ma belle peureuse.... Et moi qui te croyais brave!
Mais, toute frémissante, elle appuya sa tête inquiète contre la poitrine de Georges, comme y cherchant un refuge, et l'étreignit convulsivement de ses deux bras.
Georges lui répondit par un long baiser.
Elle essaya de sourire, mais en vain, et jusqu'au soir resta toute sérieuse, obsédée par une pensée fixe, comme par une sombre hallucination....
Bien que Georges l'eût traitée de superstitieuse, ses craintes n'étaient pas vaines et ne tardèrent pas à se réaliser.
Le mois d'après, nous étions en juillet: de mauvais bruits, inconsistants d'abord, commençaient à se confirmer. Dans l'air passaient déjà de vagues rumeurs de guerre et comme des bouffées d'orages lointains.... Les événements marchent vite, ainsi que les morts de l'ancienne ballade d'outre-Rhin.
Pour la première fois depuis le commencement du siècle, avant de s'en être aperçue, la France avait l'ennemi aux frontières et se trouvait brusquement envahie.
Se reposant un peu trop peut-être sur de glorieux souvenirs et ses grandes conquêtes d'autrefois, elle se croyait forte et plus qu'en mesure de résister, tandis que rien n'était prêt pour la défendre.
Nous étions en juillet de l'année terrible.
Aujourd'hui que les plus braves des deux armées reposent, pour la plupart, dans la grande égalité de la mort, gardons-nous de récriminations rétrospectives et de larmes déclamatoires. Assurément, mieux vaudrait oublier; mais qui peut oublier? Ne rien taire est un devoir grave. Le passé doit éclairer l'avenir.
Que ceux qui restent et ne peuvent être consolés nous pardonnent du moins si nous touchons d'une main pieuse à de profondes douleurs encore mal endormies.
Les hommes de terre ne suffisant pas à la défense de Paris, on fit appel aux hommes de mer. Lorient, Toulon, Brest, Cherbourg, Rochefort fournirent leur contingent. De tous les points du littoral, on répondit.
Quand, aux dernières nouvelles, plus sombres que les précédentes; Georges Paulet interrogea Thérèse, simplement du regard:
—Va, dit-elle, répondant la première à sa pensée. Fais ton devoir; je serai courageuse.
—Tu viens, Baptiste? avait demandé Georges.
—Oui, mon commandant.
Deux jours plus tard, tous deux s'enfermaient dans Paris assiégé.
Nous ne raconterons pas tous les épisodes funèbres de ce désastreux hiver. Nous tournerons d'une main rapide la page marquée de noir dans le grand livre de nos annales. D'autres, plus tard, diront mieux que nous les scènes d'héroïsme obscurément accomplies, les sentinelles perdues frappées en silence et tombant à leur poste dans les brumes glacées de la nuit. Nous nous bornerons aux quelques détails indispensables pour l'intelligence de notre récit.
Dans le premier effarement de la grande ville investie, renfermée dans un cercle de feu, nos marins arrivèrent simplement, sans cri, sans geste et sans phrases, comme de braves gens qui accomplissent un devoir.
Avec leur habituel sang-froid et une rigoureuse discipline, ils se multiplièrent sans bruit, heureux d'obéir à des chefs intelligents et graves, que tous aimaient et respectaient.
Répartis sur divers points de la ceinture, où rien n'était encore préparé, ils déployèrent une activité surhumaine, et grâce à eux, tous nos forts, mis en état de défense, purent décemment répondre au feu de l'ennemi.
Le 21 décembre, Georges Paulet et son matelot se trouvaient à l'affaire du Bourget, héroïque et funèbre journée, qui jette un éclair de gloire sur le fond noir de nos souvenirs, et que certes nos adversaires n'oublieront pas.
Tandis qu'eux, abrités, tiraient à coup sûr du trou des caves, des fenêtres des maisons, des rues barricadées, des murs crénelés d'un parc, nos marins, tête haute et la poitrine en avant, sans détacher leur fusil de l'épaule, attaquaient au pas de course, hache à la main, comme à l'abordage, sous Jean-Bart et Duguay-Trouin.
Ce fut là, dans une lutte inégale et terrible, que tombèrent trois cents des nôtres, humbles et stoïques serviteurs d'une grande cause. La plupart d'entre eux savaient qu'ils n'en reviendraient pas, mais s'étaient dit que leur exemple était bon, et c'est avec une âpre joie qu'ils s'en allaient dans la mort.
Que de jeunes et vaillants coeurs cessèrent de battre ce jour-là! Que de beaux et francs regards éteints pour jamais! Quelles mains robustes et loyales brusquement refroidies, crispées dans une dernière étreinte sur la grande hache de combat!
De toute cette ardente et sérieuse jeunesse, emportée d'un souffle épique, comme si Jeanne d'Arc et Marceau revivaient en elle, restèrent quelques flaques de sang noir éparses dans la neige.
Quand Georges Paulet tomba, d'un coup de feu en pleine poitrine, son matelot s'agenouilla pour arracher l'uniforme et de la main chercha son coeur, qui ne répondait plus. Il voulut emporter son maître, mais presque aussitôt, frappé lui-même, il s'affaissa sur le corps de son lieutenant.
Il ne reprit connaissance que deux nuits après, sur un froid grabat d'hôpital, la tête enveloppée de linges saignants, à la lueur d'une pâle veilleuse qui tremblait sous les voûtes.
—Mon commandant? où est mon commandant? furent ses premières paroles.
—Derrière l'église, où sont couchés les braves, répondit un camarade, du lit voisin.... Il était encore temps pour toi ... et pour moi.... Les brancardiers nous ont ramassés.... Mais ceux qui dorment sont plus heureux que nous.
La paix signée, après un séjour de trois longs mois à l'hôpital, Baptiste revint seul au Moulin des Prés, avec une large balafre à la tempe gauche et un crêpe au bras.
A Saint-Christophe, tout le monde prit le deuil. Bien que le souvenir de l'héroïque défunt fût encore tout récent dans les coeurs, personne n'osait en parler, dans la crainte de faire déborder le torrent des larmes. Tous y pensaient, les yeux se comprenaient, mais les bouches restaient muettes.
—Baptiste, avait dit Guillaume Desmarennes au matelot, si rien ne t'appelle ailleurs, reste avec nous, mon garçon. Ici le travail n'est pas trop rude. Regarde-toi comme faisant partie de la maison. Ta vie est assurée, et chacun aura pour toi les égards qui sont dus à un digne serviteur respectant comme nous la mémoire de celui que nous pleurons.
Baptiste avait accepté. Il eut son installation à part, dans une cabane rustique, mais bien aménagée, où il remisa les filets, les verveux et les nasses, les perches et les avirons des barques et des bateaux, et tous les engins et instruments de pêche.
C'était au fond du grand parc, non loin du cher pavillon où, quelques mois avant, s'abritaient, comme dans un nid d'amour, les pauvres bienheureux au bonheur si rapide, sanctuaire à jamais voilé depuis à tous les yeux profanes, où portes et fenêtres restaient hermétiquement closes.
Après son travail de la journée, Baptiste, à l'heure du souper, racontait parfois les divers épisodes de l'année terrible, et les misères du siège, aux paysans de Saintonge revenant de leurs vignes ou de leurs champs de blé; gens paisibles qui, dans nos temps modernes, sont restés si loin du bruit des guerres. A chacun son tour: ils en ont eu leur bonne part autrefois.
A l'époque de saint Louis, de Charles IX et de Louis XIII, ils ont assez largement payé leur tribut. La bataille de Taillebourg, le siège de la Rochelle, la prise de Saint-Jean-d'Angély, ont laissé chez les arrière-petits-fils comme de vagues réminiscences lointaines des luttes religieuses où ligueurs et parpaillots se portaient de si rudes coups, au temps des grandes amours et des vigoureuses haines.
Mais voilà des siècles que les vignerons de Saintonge sont bien tranquilles chez eux. Aussi les narrations de Baptiste, rapides et colorées comme les récits des marins primitifs, leur semblaient-elles des chroniques toutes neuves, attrayantes comme les fabuleuses légendes d'un autre âge.
Peu à peu on se reprit à vivre à Saint-Christophe. Le train régulier des affaires, la bruyante activité du moulin, les arrivages de blé, la vente des farines, le bruit des longues charrettes allant et revenant de jour et de nuit, et la récolte des foins, et la moisson, et la vendange, occupèrent plus ou moins tout le monde.
Me Guérineau, l'avocat; Verdier, le notaire; le docteur Laborde revinrent d'abord à de rares intervalles, puis régulièrement, comme autrefois, déjeuner ou dîner à la maison.
Me Guérineau était certainement un de ceux qui avaient le plus douloureusement ressenti la perte de Georges Paulet, son ami d'enfance et son plus cher camarade, mais lui-même évita plus d'une fois de prononcer son nom, d'abord à cause du grand deuil trop récent de Thérèse, par crainte de toucher à des plaies encore vives; puis, par habitude, soit qu'on y songeât moins, soit que, dans le tumulte et le mouvement des affaires courantes, l'oubli, comme une mousse sur les arbres, eût envahi par degrés une bonne partie des pensées quotidiennes. De sorte qu'au bout de quelques mois on finit par ne plus en parler, bien que sa mémoire restât profondément gardée dans le silence des coeurs.
Quelques jours avant la funèbre nouvelle, Thérèse avait fait une grave confidence à Mme Desmarennes: elle avait senti vaguement quelque chose d'inconnu tressaillir en elle. Prise du fol espoir d'être mère, de voir revivre dans un fier garçon bien à elle l'image du cher absent tant pleuré, elle s'était quelque temps rattachée à ce dernier lambeau d'espérance; mais, trop vite déçue dans son rêve, la jeune et sombre veuve était retombée, de tout le poids de son coeur, dans sa résignation muette, vouée simplement désormais au culte religieux des stériles souvenirs.
La seconde année de son deuil, vers la fin du printemps, Mme Desmarennes avait dit à sa fille:
—Thérèse, je vois bien que notre santé s'altère.... Rester ainsi, toujours au même endroit, ce n'est pas vivre, mais végéter. Il serait bon de changer d'air. La saison sera belle et chaude. Que dirais-tu de Royan-les-Bains? Si nous allions y passer deux mois? Pour ma part, j'y retournerai volontiers si le voyage t'agrée. Qu'en penses-tu, ma fille?
—Mon père viendrait-il?
—Nous accompagner, si tu le désires. Cela te distraira sans doute un peu, et, dans tous les cas, vaudra mieux pour nous que de piétiner constamment sur place, avec toute une légion de pensées noires qui nous obsèdent jour et nuit. Si tu m'en crois, nous partirons en juillet.
—Comme vous voudrez, répondit Thérèse, avec son pâle sourire de résignée à qui tout semble indifférent.
La belle saison venue, Mme Desmarennes et sa fille louèrent à Royan le chalet des Pins, où Desmarennes resta deux jours avec elles, et vécurent là, non précisément comme deux recluses, mais très modestement et comme dans un monde à part, sans se mêler à la foule tumultueuse et bariolée grouillant aux bains de Pontaillac ou au théâtre du Casino; se bornant, pour toute société, aux deux familles qui étaient venues les rejoindre, celle du docteur et celle du notaire. Me Guérineau lui-même apparaissait quelquefois, entre deux plaidoyers, au bord de la mer, pour y retremper son éloquence, assurait-il avec la verve enjouée et par instants gouailleuse qui était le vrai fond de son caractère.
Thérèse avait officiellement fini son deuil, et obéissant à l'étiquette mondaine, avait quitté ses robes noires, pour ne pas attirer trop longtemps l'attention des indifférents sur ses afflictions personnelles, gardant pour elle seule le secret de sa douleur intime et profonde; mais, comme d'instinct, elle avait renoncé aux couleurs claires et aux nuances gaies d'autrefois. Ses toilettes habituelles étaient toujours plus ou moins sévères, en harmonie avec le ton sérieux de ses pensées.
Bien qu'elle descendît rarement sur les plages, elle devint bientôt, malgré elle, le point de mire des lorgnettes et des longues-vues (rien n'échappe à l'oeil désoeuvré des curieux qui s'ennuient); et peu à peu les espérances des prétendants commencèrent à renaître. Une jeune veuve, très belle encore, sans enfants, fille unique dont la fortune était par avance cotée à son chiffre, intéressait au plus haut point tous les élégants à bourse mince qui ouvrent si facilement leur bouche de fretin vulgaire à l'hameçon d'argent.
Quand elle sortait avec sa mère pour une promenade à pied tout simplement, du côté de Saint-Georges ou de Saint-Palais-sur-Mer, tous les regards étaient braqués sur elle. On se montrait de loin cette jeune femme aux sourcils froncés, aux lèvres serrées et ne souriant jamais. On se demandait, avec une curiosité désobligeante, si parmi les beaux élégants de la contrée personne ne pourrait tôt ou tard réveiller un éclair dans ces grands yeux si obstinément voilés; si ce coeur en deuil de son premier amour resterait à jamais fermé; et, en attendant la solution du problème, on avait baptisé la jeune femme d'un surnom. On disait la Carmélite en parlant d'elle.
Thérèse et Mme Desmarennes avaient fait une excursion à la Pointe-de-Grave; elles étaient descendues à Soulac, dans la vieille église souterraine si profondément enfouie dans les sables. Une autre fois, par un jour de calme exceptionnel, elles avaient pu aborder à Cordouan, au phare planté sur un écueil à quatre lieues des côtes, et qui, de loin, par les temps clairs, se dresse en champ d'azur comme une haute aiguille blanche.
Thérèse monta jusqu'au sommet de la tour, d'où le magnifique panorama de la Saintonge et du Médoc se déroulait à ses yeux dans les splendides lueurs d'un soleil tombant.
Si l'aspect de la mer élargit les pensées et rend plus solennelles les saintes joies des heureux, en revanche, pour ceux qui souffrent, elle fait plus grande la solitude des coeurs. Vue de si haut et de si loin, cette plaine bleue qui s'en allait à l'infini lui semblait immense et éternelle comme son premier amour.
—Quel admirable décor, pensait-elle, pour notre pauvre bonheur perdu! S'il était encore là, celui qui depuis deux ans ne peut rien voir ni rien entendre!
Elle se sentit défaillante, et, prise d'un frisson mortel, eut une vraie crise de larmes. Mais elle essuya vite ses joues en entendant derrière elle le pas de sa mère montant les dernières marches de granit.
—Tu as pleuré, ma fille?...
—C'est le grand vent de mer qui nous fouette les yeux, répondit-elle en essayant de sourire.
—Descendons, tu n'y tiendrais pas.
D'autres fois, levée avec le soleil, elle s'en allait toute seule, emportée par son bel arabe noir, jusqu'à la descente pittoresque et sauvage où commence la Grande-Côte. Narines ouvertes et la crinière au vent, Mistral semblait aspirer dans la brise de mer comme un souvenir du pays natal. A l'aspect de ces larges grèves étalées à perte de vue, l'impressionnable et fin pur-sang, dans sa noble intuition de race, rêvait de ces grands déserts de sable où dormaient ses glorieux ancêtres d'Orient. Il semblait entrevoir, comme par un effet de lointain mirage à travers les âges, ces merveilleuses contrées d'outre-mer qu'il n'avait jamais connues, mais qui lui apparaissaient comme dans une perspective étrange, à la fois lumineuse et confuse.
Et Thérèse et Mistral, lancés tous deux à corps perdu dans ces grands espaces libres, s'enivraient de la fraîcheur des brises, dans leur course vertigineuse, aérienne et rapide comme un vol.
Un de ces jours-là, Thérèse commit une grave imprudence à son retour. Au lieu de suivre, à gauche, dans les sables, le chemin tout tracé par la roue des voitures, elle descendit à droite jusqu'au Puits-de-Lauture, où le flot de marée s'engouffre avec des bruits de tonnerre.
De nombreux spectateurs, déjà groupés sur la falaise, regardaient, comme à un décor de théâtre, jaillir par le trou béant les formidables flocons d'écume.
Elle aussi voulut voir de près, mais sans descendre de cheval, le curieux phénomène, et poussa Mistral en avant. Mal lui en prit: Mistral regimba, d'abord effrayé du bruit; puis, hennissant et flairant la mer, il s'arrêta court, humilié d'abord d'engager son fin sabot d'arabe sur des roches de granit, coupantes comme des lames de rasoir, et qui eussent effarouché des pieds de mule. L'écuyère s'entêta, la bête s'obstina. Un coup de cravache bien cinglé répondit à son hésitation. Et Mistral, bondissant sous l'outrage, se leva tout droit et, baissant l'oreille, partit comme une flèche vers l'abîme où ils allaient infailliblement rouler et disparaître tous deux.
Mais du groupe des curieux quelqu'un s'élança, se jetant à la tête du cheval, et d'une main de fer lui comprima les naseaux.
Mistral s'abattit presque au bord de la falaise; Thérèse, dégagée de l'étrier, se releva sans aucun mal apparent.... Mistral se remit sur pied en boitant, mais il n'en fut pas de même du courageux sauveteur, gisant inanimé sur les roches, tout pâle, avec un flot de sang qui lui jaillissait des lèvres.
Le danger disparu, la foule s'approcha pour voir et fit cercle autour de l'homme tombé.... C'était un jeune garçon imberbe, d'une vingtaine d'années au plus. Sa fine chemise de batiste, déchirée par endroits, laissait voir une poitrine toute blanche, labourée de sillons rouges, et les tempes saignaient sous les cheveux blonds agglutinés. Ses yeux fermés devaient-ils se rouvrir? Le coeur, interrogé, répondait encore par de faibles battements. On lui jeta de l'eau de mer au visage, mais en vain. Rien ne put le faire revenir de son évanouissement.
Deux douaniers, accourus en hâte, le couchèrent sur un brancard, pour le transporter, avec des précautions infinies, jusqu'à la petite auberge dominant la hauteur. Un lit de sangle y fut provisoirement disposé.
Quel était ce pauvre garçon? Personne ne le connaissait parmi les gens du pays. Tout ce qu'on savait de lui, c'est qu'arrivé seul depuis trois jours par le vapeur de Bordeaux, il avait loué pour la saison un chalet à Saint-Palais-sur-Mer. Comme signalement, pantalon gris, cravate de foulard et jaquette bleue ... le vent de la côte avait emporté son béret. Sur lui ni montre ni portefeuille, pas même une simple carte de nature à éclairer sur son identité.
Le docteur Laborde, mandé d'urgence, n'arriva que deux heures après l'accident. Thérèse, inquiète et surprise, encore pâle de sa chute et toute émue du danger que le jeune inconnu avait couru pour elle, était restée à son chevet.
Dans l'attente, et durant deux mortelles heures, elle put contempler à son aise et envelopper de tous ses regards ce jeune et courageux garçon, immobile et les yeux fermés, et qui semblait endormi de son dernier sommeil.
Plus elle le contemplait et plus elle croyait retrouver en lui une vague ressemblance avec quelqu'un ... vu autrefois, mais à une époque très lointaine qu'elle ne pouvait préciser.... A qui ressemblait-il? Était-ce une hallucination de son pauvre cerveau troublé? Il y avait là quelque chose d'étrange, de mystérieux et de voilé comme l'implacable destin antique. Elle n'osait s'arrêter sur une telle pensée et frémissait de se répondre à elle-même.
Enfin le docteur Laborde arriva. Il commença par faire sortir tout le monde, même Thérèse qui dut s'y résigner, et ouvrit toute grande l'unique fenêtre pour faire affluer l'air vif du dehors.
Puis il mit un petit flacon sous les narines du malade, qui aspira longuement et rouvrit enfin les yeux.
Il voulut parler, mais sans pouvoir articuler aucun son; la voix expira dans sa gorge.
Le docteur l'ausculta, épongea ses plaies, les recouvrit de bandelettes, mit un doigt sur ses lèvres pour lui imposer un silence absolu et ordonna une potion calmante pour la nuit.
A Thérèse anxieuse qui attendait sa réponse:
—La convalescence sera longue peut-être dit-il, mais je réponds du malade. Aucun organe essentiel n'est sérieusement intéressé.... Pas de lésion interne.... Nous le sauverons. Mais que personne ne le fasse parler. Pas un mot. Demain, de très bonne heure, je serai là, et dans trois ou quatre jours nous pourrons le transporter dans un bon lit.
Sur ces entrefaites, Me Guérineau, en quête de toutes les nouvelles, était survenu. Il avait pris des informations. Cet intéressant jeune homme, objet de l'attention publique, si rapidement éveillée, avait loué pour toute la saison le chalet des Grèves, à Saint-Palais-sur-Mer.
Il demeurait à Bordeaux, quai des Chartrons.... Orphelin de père et de mère, il n'avait pas encore vingt et un ans, et ses tuteur et subrogé-tuteur veillaient à son immense fortune, en attendant sa majorité.
—Et son nom? dit vivement Thérèse.
—Henri Paulet, votre jeune beau-frère.
La ressemblance qui l'avait frappée s'expliquait naturellement.
—Et comment se fait-il que je ne l'aie jamais vu ni connu jusqu'à présent? reprit-elle comme se parlant à elle-même.
—Par une raison bien simple, reprit l'avocat.... Il voyageait dans l'Amérique du Sud à l'époque de votre mariage ... et, depuis, les circonstances dans lesquelles vous auriez pu le connaître ne se sont pas présentées.... Depuis votre deuil vous avez toujours vécu dans l'isolement, en recluse, absolument retirée du monde ... et vos deux familles sont restées comme étrangères l'une à l'autre....
—C'est singulier, reprit-elle ... et lui sans doute ne sait pas sans doute qui je suis ... et ne connaît pas le moins du monde la femme qu'il a sauvée.
—Nous le saurons bien dans quelques jours, répondit sentencieusement Me Guérineau, puisque le docteur nous affirme sa guérison prochaine. Dans tous les cas, l'incident n'en serait pas moins curieux pour des reporters ... mais je reste bouche close pour tout ce qui intéresse votre chère famille.
Malgré les prévisions du docteur et ses potions calmantes, le malade eut fièvre et délire deux jours et deux nuits, tantôt les yeux grands ouverts et prononçant des mots incohérents d'une voix à peine perceptible, tantôt retombant dans une prostration profonde et dans une somnolence comateuse prolongée d'assez mauvais augure. Enfin, au lever du troisième jour, on vit apparaître dans son regard quelques lueurs de raison et dans son état général un vrai retour à la vie normale.
Le docteur, anxieux, malgré son calme apparent, épiait de tous ses regards la renaissance tardive de son précieux sujet, observant les phases diverses de son retour à la vie.
Quand le malade rouvrit enfin les yeux, étonné de se voir dans une chambre d'auberge, cherchant à se rendre compte de son entourage, et comme mal réveillé d'un mauvais rêve, Thérèse, à son chevet, soufflait sur une tasse de tisane un peu chaude et attendait l'ordre du médecin pour la présenter.
Mais le malade, peu soucieux du breuvage, les yeux obstinément fixés sur la belle et sombre veuve, buvait simplement la femme du regard.
—C'est bien moi!... Sauvée, grâce à vous, dit Thérèse.
Puis, rapprochant la tasse:
—Allons, prenez, fit-elle d'une voix caressante et quasi-maternelle, mais impérieuse dans sa prière, comme si elle parlait à un enfant.
Il but d'un trait et remercia en baissant la tête. Puis, comme fatigué d'un premier effort, et doutant de la réalité, il referma les yeux et retomba sur l'oreiller comme pour retrouver en songe une apparition trop prompte à s'évanouir.
Le docteur crut comprendre alors que le pauvre garçon avait reçu en plein coeur une de ces rudes atteintes que les médecins terrestres ne guérissent pas.
—Diantre! pensa-t-il à part lui, ce cas pathologique échapperait à mon ministère.
Dès que le malade fut bien couché dans un grand lit horizontal, au chalet des Grèves, sa convalescence fut beaucoup plus rapide qu'on ne l'avait d'abord supposé.
On avait fait venir de Bordeaux une vieille servante de la maison, du nom de Rosalie, portant la grande coiffe des filles de Marennes, et qui veillait, comme un vrai garde du corps, près du malade qu'elle avait connu tout enfant.
Si jamais convalescent fut choyé, soigné, dorloté comme un vrai fils de prince, ce fut assurément le jeune héros de cette aventure.
Le chalet des Grèves n'était pas éloigné du chalet des Pins, où demeuraient Thérèse et sa mère; et d'autre part la famille Verdier et celle du docteur s'étaient installées, d'un commun accord, au chalet des Bruyères, avoisinant la Conche de Vaux.
Quant à Me Guérineau, pour garder, disait-il, sa pleine liberté d'envergure, il était tout simplement à Royan même, à l'hôtel de Bordeaux, mais tous les jours un panier de louage le ramenait aux chalets amis, où les familles en villégiature de mer continuaient assidûment leurs relations de bon voisinage.
Grâce à la parenté désormais reconnue des familles, il n'était pas rare de voir réunies dans la chambre du malade, mais parlant à voix basse et à phrases décousues, Thérèse et sa mère en compagnie de Mmes Verdier et Laborde, occupées à divers ouvrages d'aiguille ou de crochet, et menant à bonne fin ces menus chefs-d'oeuvre de dessin et de couleur qui révèlent à la fois la patience et l'esprit des petits doigts féminins, pour la plus grande joie des heureux à qui les cadeaux sont destinés.
Un matin que le docteur, après sa première visite, avait bien auguré de la journée et permis au convalescent de causer un peu plus que d'habitude, Thérèse se trouva quelques instants seule avec lui....
Sur un pliant, assise au pied du lit dont les rideaux étaient relevés et continuant son travail de tapisserie (un grand vulcain, papillon rouge et noir, épanoui sur une branche de tilleul), elle travaillait avec recueillement, les yeux baissés sur son aiguille, tandis que lui (qu'elle croyait assoupi) la regardait fixement avec une douceur infinie.
Bientôt ce regard pesa sur elle dans un silence embarrassant qu'elle voulut rompre.
Elle se leva vivement, sous prétexte d'arranger les oreillers, qu'elle tassa d'une main rapide en se rapprochant du malade.
Lui continuait à la contempler, mais sans mot dire, comme si le bruit d'une parole eût brisé le charme de ses pensées.
II
C'était par une chaude journée de juillet, exceptionnellement calme.
Par la haute fenêtre, ouverte sur un ciel d'un bleu profond, les effluves résineux des pins se mariaient au parfum de girofle des oeillets sauvages.
Et tandis que la mer invisible continuait sur les plages le bruit cadencé de sa basse continue, les notes égrenées d'un piano lointain laissaient monter par intervalles un vague souvenir de berceuse à l'oreille du convalescent.
—Puisque le docteur vous permet aujourd'hui de causer un peu, dit Thérèse, permettrez-vous à une curieuse, indiscrète peut-être, de vous demander quelque chose?
Il inclina la tête en signe d'assentiment.
—Quand vous vous êtes jeté si bravement à la tête de mon cheval, me connaissiez-vous déjà?
—J'ignorais qui vous étiez et je ne sais pas encore votre nom.... Puis-je enfin le savoir?
Elle ne répondit pas directement et continua d'interroger.
—Et vous ne m'aviez jamais vue avant ce jour-là?
—Oh! si ... une fois ... une seule....
—Où donc? et à quelle époque?
—A Bordeaux, il y a quelques jours ... au quai d'embarquement, quand vous y êtes passée pour prendre le vapeur de Royan.... Et, depuis ce jour-là, je n'ai eu qu'une pensée, vous revoir.... Dès le lendemain, je suis parti pour vous rejoindre, espérant bien vous rencontrer tôt ou tard sur les plages, mais vous restiez invisible, cachée à tous les yeux. Je suis allé partout, à Saint-Georges, à Pontaillac, à la pointe de Grave, mais en vain.... Ce n'est que le jour où vous avez failli vous briser sur les roches que j'ai pu vous revoir et vous sacrifier ma vie.... Car, vous n'en doutez pas, je vous suivais si vous aviez roulé dans l'abîme....
Et un sourire d'une joie profonde éclaira son visage.
—Ah! fit Thérèse toute surprise, mais d'une voix très calme cependant.
—Et maintenant, reprit-il, puis-je enfin savoir votre nom?
Il avait osé prendre une de ses mains dans les siennes ... il ajouta:
—Puis-je savoir si votre main est libre?
Il attendait sa réponse avec une anxiété fiévreuse.... Elle hésita quelques secondes; mais, comprenant qu'il était impossible de garder le silence plus longtemps, elle répondit d'une voix lente et grave:
—Vous avez sauvé votre belle-soeur.... Mme Georges Paulet ... la femme de votre frère ... sa veuve aujourd'hui.... Elle vous en gardera une éternelle gratitude....
Cette révélation inattendue fit au pauvre malade une impression profonde ... une vive rougeur empourpra ses joues, envahies presque aussitôt d'une pâleur mortelle. Il resta longtemps sans pouvoir prononcer une parole ... sa main avait abandonné celle de Thérèse.
Cette fatale réponse l'accablait....
—Ah! pourquoi m'a-t-on fait revenir à la vie? murmura-t-il enfin, comme se parlant tout bas à lui-même.... Mieux eût valu mourir et ne jamais rien savoir.
L'arrivée de Mmes Verdier et Desmarennes vint à propos faire diversion à la scène douloureuse, et bientôt la conversation habituelle à voix basse reprit son allure générale autour du malade qui, dans sa prostration, semblait sommeiller, étranger désormais à tous les bruits du monde.
Le docteur, comme de coutume, revint dans la soirée, et fronça le sourcil en interrogeant le pouls de son malade. Il constata de la fièvre, une vive agitation cérébrale, et recommanda expressément de le faire moins causer le lendemain; même pas du tout, si faire se pouvait.
—Pour une première fois, il aura beaucoup trop parlé, pensa-t-il.
Quoi qu'il en fût, les jours suivants, le calme parut se rétablir graduellement, et grâce à de sages ordonnances, régulièrement exécutées, la convalescence marcha vite, la jeunesse reprit ses droits, et dans la quinzaine Henri Paulet put faire à pied sa première promenade.
Ces premiers jours où il renaissait à la lumière et à la vie, au bord de cette grande mer variant d'aspect à chaque heure, tantôt verte et blanche sous l'écume des lames, tantôt bleue comme un saphir et aplanie comme un lac, ces premiers jours furent pour Henri Paulet une longue série d'enchantements.
Bien qu'il n'eût que trop clairement compris, aux paroles graves de sa belle-soeur, que tout espoir d'un amour partagé lui était absolument interdit, il n'en restait pas moins sous l'impression d'une joie profonde, dont il ne se rendait pas compte et qu'il ne cherchait pas à analyser.
Il pouvait au moins voir Thérèse presque à chaque heure du jour; il marchait près d'elle, lui parlait, s'enivrait de sa voix et de son regard, vivait dans l'air qu'elle respirait, et sentait parfois son petit bras nerveux et volontaire s'appuyer résolument sur le sien aux passages difficiles creusés dans le roc ou dans les sables.
Il tressaillait de tout son être au frôlement de sa robe, ou quand sa chevelure dénouée le frappait en plein visage dans un brusque soubresaut des rafales marines.
Fils d'une blonde Norvégienne de Drontheim, morte en lui donnant la vie, ce fin garçon, aux longs cheveux ambrés et à l'oeil vert de mer, réalisait sous le ciel du Midi un des types les plus purs des races primitives du pays des neiges. Sa mère lui avait, assurément, légué quelque chose de sa grâce native et de sa fière beauté sauvage. Son profil presque droit, intelligent et grave, révélait à la fois énergie et douceur. Près de Thérèse, il cheminait à pas recueillis, comme dans un immense et lumineux décor de féerie. On eût dit qu'il marchait dans un paradis terrestre.
A la place de Thérèse, il eût fallu être aveugle et sourde pour ne pas s'apercevoir à chaque instant de cette muette et folle adoration, de cette passion toute juvénile, si discrètement voilée dans son intensité.
Bien des femmes voisines de la trentaine, dans le charme souverain de leur beauté mûrissante, éprouvent une étrange douceur câline à se laisser franchement idolâtrer par un tout jeune homme aux impressions neuves, dont le premier amour s'éveille comme un orage de printemps, dans un ciel de lumière et de parfums. Il n'en était pas ainsi de Thérèse; c'était même bien différent pour elle. Non choquée assurément, mais toute surprise de cette brusque éclosion d'amour, elle en eut d'abord un frémissement douloureux, comme une espèce de commisération maternelle, à l'égard d'un enfant malade, inconscient et irresponsable; mais elle n'en fut pas émue plus que de raison pour son propre compte, et resta absolument étrangère à toute pensée d'amour. Dans son pauvre coeur, encore tout meurtri de son deuil, une image inoubliable vivait enchâssée profondément; aucune autre ne pouvait y pénétrer. Il n'y avait pas deux ans qu'elle était veuve.
Que de fois, dans le silence et l'obscurité des nuits, n'avait-elle pas eu de chères et douloureuses apparitions, qui, de leurs sources profondes, faisaient jaillir des torrents de larmes!
Même longtemps après son réveil, elle croyait encore à la réalité de ses visions trompeuses, et parfois refermait les paupières en essayant de renouer ses rêves.
Quand le jour brumeux du matin éclairait, vaguement autour d'elle les rideaux, les tapis et les meubles, tristement accoudée sur l'oreiller, elle avait peine à croire qu'elle était définitivement seule, ouvrait tout grands ses yeux fixes et tendait l'oreille, se demandant si Georges ne reviendrait pas rouvrir sa porte et répéter ce cher petit nom de Mésange qui remuait si délicieusement toutes les fibres de son coeur....
—Qui sait? se disait-elle; il aura été mal enterré peut-être ... et précipitamment. Nous avons eu l'extrait mortuaire, c'est vrai ... mais on n'a pas rapporté le corps.... Je n'ai pas vu de mes yeux, touché de mes deux mains ses plaies glorieuses dans une horrible certitude.... Quand il est tombé sur le champ de combat, qui donc l'a ramassé?... On ne sait. Nous n'avons eu aucun détail précis à cet égard. Le doute est permis. Baptiste l'a vu tomber, assure-t-il; mais, frappé presque aussitôt lui-même, il n'a pu voir qui l'avait relevé.... Et que s'est-il passé depuis?... Une erreur est possible, dans le pêle-mêle et le grand désordre qui suit une retraite après les batailles....
La pauvre femme revenait souvent à ces pensées tristes et mornes, qui troublaient à la fois sa tête et son coeur, tandis qu'elle cheminait près de son jeune beau-frère, Henri Paulet, que berçaient encore toutes les illusions de son âge.
Certes, pour ce brave enfant qui s'était spontanément dévoué pour elle, elle ressentait une gratitude infinie. Bien que simple femme, elle était de force à lui rendre la pareille si l'occasion s'en présentait.... En temps de guerre et d'épidémie, sous la tente du soldat ou sur un lit d'hôpital, elle l'eût soigné avec l'abnégation absolue d'une vraie soeur de charité, mais il ne fallait pas lui demander autre chose.... Aucune pensée d'amour ne pouvait trouver place dans un coeur qui ne lui appartenait plus; où veillait, sans jamais s'éteindre, un religieux et fervent souvenir.
Au cours de ces longues promenades quotidiennes, elle, la femme reconnaissante, et son jeune beau-frère, ébloui de sa beauté, cheminaient dans la vie, côte à côte, pour ainsi dire, mais se trouvaient fatalement sur deux lignes parallèles, pouvant aller jusqu'au bout du monde sans jamais se rencontrer.
Ces excursions de famille, où se trouvaient souvent réunies Mmes Desmarennes, Laborde et Verdier, étaient toutes naturelles en villégiature de mer; aux yeux du monde le plus strict et le plus scrupuleux, il n'y avait absolument rien à dire. Il n'en est pas moins vrai qu'on en jasait déjà depuis quelques jours. Les commentaires allaient leur train de Pontaillac à Saint-Georges. Les gens les mieux informés prétendaient que le jeune Henri (et à ce nom ils fredonnaient un air de chasse de l'Opéra-Comique), le jeune Henri devait bientôt consoler la belle veuve, en essuyant ses dernières larmes; tandis que les robes noires étaient mises au crochet de l'oubli, les toilettes bleues et roses allaient donner du travail aux couturières de la contrée.
Un simple télégramme de quelques mots vint brutalement couper court à tous ces bruits, et briser pour le pauvre amoureux le fil d'or des enchantements.
Le télégramme était ainsi conçu:
«Saint-Christophe.—M. Desmarennes très mal.... Vous demande.
«Signé: BAPTISTE.»
On fit en hâte malles et paquets, et le soir même Mme Desmarennes et sa fille prenaient le chemin de fer par la ligne de Pons.
Elles étaient déjà casées dans leur compartiment, et le sifflet de la locomotive avait donné le premier avertissement du départ, lorsque Henri Paulet, debout sur le marchepied du wagon, demanda à Thérèse d'une voix émue:
—Me sera-t-il permis de venir à Saint-Christophe prendre des nouvelles de M. Desmarennes, et de vous revoir bientôt?
—Assurément, répondit Thérèse. Vous êtes de la famille.... Notre maison sera toujours la vôtre.
Mais ces quelques mots furent prononcés lentement, d'un ton grave et solennel qui disait absolument le contraire des paroles et ne laissait aucune place à l'espérance.
III
Mais revenons à Saint-Christophe, où depuis bientôt deux mois, en l'absence de sa femme et de sa fille, Guillaume Desmarennes se trouvait seul dans une maison vide qui lui semblait bien grande.
Racontons simplement ce qui s'était passé. On a beau dire: «Menteur comme un proverbe,» un désastre n'arrive jamais seul. Quand la série noire commence pour une famille, la pauvre famille est bientôt prise de vertige dans l'engrenage sinistre des fatalités, surtout à l'époque des grandes crises politiques, que suivent les crises financières.
1870 et 1871 furent de terribles années; dans le désarroi général des affaires, commerciales et industrielles, plusieurs banques sautèrent dans les principales villes du département.
Une banque qui saute fait sauter les autres ... comme les moutons de Panurge. L'exemple est contagieux. Desmarennes y avait déposé une partie de sa fortune. Il en fut pour une perte sèche de trois cent mille francs.
D'autre part, la concurrence des blés d'Amérique et de Russie, les arrivages de New-York et d'Odessa, cotés à des prix inférieurs, réduisirent presque à rien la vente de ses farines.
Pour comble de calamités, à l'ancien oïdium de la vigne avait succédé un fléau bien autrement terrible. Le phylloxéra avait envahi presque tous les plants de la contrée. Les vignes offraient un spectacle navrant: sur les belles collines pierreuses, ensoleillées, où, les années précédentes, pampres, vrilles et sarments s'enchevêtraient à embarrasser le pied des chasseurs, on ne voyait que des orties et des ronces, autour d'un cep noir atrophié, comme s'il était brûlé par le feu du ciel.... Tout était mort sur pied.... Il n'y avait plus qu'à arracher. Les vignerons se chauffaient avec le bois de leurs vignes. Et il ne fallait pas songer à ensemencer autre chose sur des champs de cailloux. La vigne, heureuse autrefois, y trouvait assez d'humus pour croître et multiplier.... Mais blé, luzerne ou maïs, rien n'y serait venu.... Autant de propriétés perdues, pour longtemps du moins.
Accablé par ces trois désastres successifs, Desmarennes n'y tint pas. Bien qu'il fût solide de corps et qu'il passât à bon droit pour avoir une des fortes têtes du pays, le coup fut trop rude ... et quand Baptiste envoya son télégramme à Royan, Desmarennes venait d'être frappé d'une première attaque de paralysie (une hémiplégie bien caractérisée). Il s'en était remis pourtant et commençait à recouvrer l'usage de sa jambe et de son bras droit, quand Thérèse et sa mère revinrent à Saint-Christophe.
Elles avaient pris toutes leurs précautions pour ne rien brusquer, et fait annoncer leur arrivée par avance, comme si elles revenaient d'elles-mêmes, sans avoir reçu le télégramme.
Quand elles entrèrent chez Desmarennes, elles le trouvèrent, non pas étendu, mais échoué dans son grand fauteuil à oreillers, l'oeil fixe et les deux pieds sur les chenets de sa haute cheminée, où la cendre rouge achevait de s'éteindre.
Après une première scène de larmes et d'embrassements:
—Père, étant malade, dit Thérèse, pourquoi n'avoir pas fait écrire? Nous serions revenues depuis longtemps.
—Je craignais de vous attrister là-bas par de mauvaises nouvelles. Il est toujours assez tôt pour les savoir.
Et il leur raconta une partie de ses grandes pertes financières, sans oser leur tout avouer, de crainte de leur porter un coup trop terrible d'abord, ou gardant peut-être encore à part lui quelques lueurs d'espoir jusque dans l'abîme.
Grâce à sa constitution robuste, revenu assez promptement de cette première attaque, il se levait, marchait, vaquait encore comme d'habitude à ses affaires, mais ce n'était plus le même homme. Quel changement en si peu de jours! Il n'était plus que l'ombre de lui-même. —Il avait l'oeil éteint, les orbites creux; ses belles joues fleuries, d'un rose vif autrefois, n'offraient plus qu'une graisse molle et jaunâtre; ses larges pantalons flottaient sur des jambes amaigries et vacillantes; son riche abdomen avait effacé sa rondeur; et, signe caractéristique de mauvais augure pour un paysan de Saintonge, la rôtie au vin blanc sucré du matin n'avait plus de saveur pour son palais et lui semblait fade comme de l'eau claire.
Chaque jour le pauvre homme se retirait de bonne heure dans son cabinet de travail et ne causait plus. Comme absorbé par une idée fixe, il se parlait tout bas à lui-même. Chez les êtres sanguins où l'afflux du sang au cerveau est rapide comme un coup de fouet, il n'y a pas loin du projet à l'exécution. Thérèse et sa mère redoutaient quelque chose.... Toutes deux étaient dans les transes.... Desmarennes n'avait plus foi dans son étoile, et bien souvent les pauvres femmes, sans ouvrir les lèvres, échangeaient un rapide regard qui traduisait leurs communes pensées:
—Surveille bien ton père, disait Mme Desmarennes.
—Ne le perds pas des yeux, disait Thérèse.
Quelques jours après le départ de Mme Desmarennes et de sa fille pour Saint-Christophe, toute la colonie voyageuse de Royan, Verdier, Laborde et Guérineau avaient quitté les bains de mer pour rentrer dans leur bonne petite ville et reprendre, à leurs foyers respectifs, le train habituel de leurs affaires.
Disons de suite, pour ne pas l'oublier, que Mme Verdier, la femme du notaire, avait, au retour, fait à Thérèse un tableau navrant du pauvre Henri Paulet, inconsolable de son brusque départ et rentrant seul et désespéré dans sa grande ville de Bordeaux, où il emportait en plein coeur l'image de Thérèse oublieuse. Thérèse était beaucoup trop sévère pour lui, pensait et disait Mme Verdier d'un air et d'un ton de reproche.
C'était une excellente petite femme que Mme Verdier, plutôt blonde que brune, sans caractère bien accusé, mais, bienveillante et potelée, adorant son mari et ne s'en cachant pas,—n'ayant pas eu d'enfants, mais aimant avec frénésie ceux des autres. Elle eût donné une partie de sa fortune pour faire des heureux. Il y a peut-être peu de femmes comme elle, mais il y en a, fort heureusement, et leur aspect vous console des types rêches qu'on rencontre trop fréquemment dans les ornières de la vie.
A l'encontre des égoïstes, dont le bonheur est fait du malheur d'autrui, elle était surtout heureuse du bonheur des autres.—Elle avait très sincèrement pris part à la douleur vraie d'Henri Paulet, et tout naturellement fait de son mieux pour le consoler, lui disant d'espérer quand même ... que peut-être tout n'était pas définitivement perdu.... En attendant, elle l'avait autorisé à lui écrire, et avait promis de lui répondre.
Quant au docteur Laborde, il avait un peu rassuré Mme Desmarennes sur l'état alarmant du chef de la famille.
—Ne soyez pas trop inquiète, avait-il dit; il est promptement revenu d'une première attaque, ce qui nous offre un signe rassurant; une seconde n'est pas à craindre de si tôt, et vous savez qu'il n'y a que la troisième qui soit vraiment dangereuse. Une bonne hygiène, des ménagements, des précautions, pas d'émotions trop vives. On peut durer longtemps dans ces conditions-là.
Evidemment; mais le programme du docteur n'était pas facile à réaliser après les désastres financiers qui avaient si rudement frappé le pauvre homme. Le malade avait des hauts et des bas, comme on dit: tantôt des jours de profonde accalmie, tantôt des jours sombres où les pensées noires tournaient et retournaient dans sa grosse tête troublée, comme de mauvaises graines aux cribles de ses moulins.
Un matin d'orage, après une nuit d'insomnie, Desmarennes, sous prétexte de grande fatigue et de manque absolu d'appétit, ne descendit pas déjeuner.
Il resta dans sa chambre de travail, où il avait à répondre, disait-il, à de nombreuses lettres d'affaires en retard depuis longtemps.
Très inquiète, Thérèse veillait.
Desmarennes, se croyant bien seul, écrivait ... sans doute ses dernières volontés.
Thérèse entra sans bruit et se tint toute droite derrière le fauteuil de son père qui d'abord ne l'avait pas aperçue.
Mais en levant la tête, comme par hasard, en réfléchissant à une phrase qui n'était pas claire, il vit dans une glace latérale l'image de sa fille, immobile et blanche comme une statue.
—Toi, ma fille! dit-il d'une voix altérée où passaient des larmes.... T'avais-je appelée?
—Non, mais je suis venue de moi-même, mon père.... J'avais à vous parler de choses graves.... Avec votre consentement, je me remarie.
—Et qui épouses-tu?
—Henri Paulet, le frère ... de l'autre.
Elle n'osa prononcer le nom de Georges.
—Et l'autre, reprit froidement Desmarennes, tu l'as donc oublié?
—Vous êtes cruel, mon père.... Il n'est pas de ceux qu'on oublie ... mais laissons en paix ceux qui dorment.... S'il pouvait m'entendre lui-même aujourd'hui, peut-être m'approuverait-il.
—Ah! fit Desmarennes tout surpris, qui avait peine à en croire ses oreilles.
—Il n'y aura qu'un prénom de changé, continua Thérèse ... on m'appellera Mme Paulet, comme toujours.... Vous comprenez bien, mon père, que je ne puis rester éternellement veuve.... Autrefois j'ai fait un mariage d'amour; aujourd'hui je suis décidée à faire un mariage de raison.... Il vous faut une famille.... J'ai réfléchi mûrement ... je ne suis plus une jeune fille, mais une femme sérieuse....
Une vraie lutte de générosité s'engageait entre Thérèse et son père, dont les derniers doutes semblaient encore longs à dissiper.
—Mais enfin, reprit-il, je ne veux pas que tu te sacrifies....
—Ce n'est pas un sacrifice, mon père.... J'agis en femme éclairée ... et de ma pleine volonté.
—Alors tu l'aimes donc?
Elle hésita un instant devant le regard fixe de Desmarennes qui lui fouillait le coeur....
—Lui m'adore, répondit-elle enfin, et fera aveuglément tout ce qu'il me plaira de vouloir.
—Où donc l'as-tu si bien connu?
—A Royan-les-Bains, quelques jours après votre départ.... C'est un brave et digne coeur.... Il m'a déjà sauvé la vie dans ma folle équipée de cheval.... Et quant à vous, mon père, cette union assure une tranquillité parfaite à vos derniers jours.
Desmarennes, heureux et convaincu, ne résista plus ... un pâle sourire éclaira son visage depuis longtemps assombri.
Il embrassa éperdument sa fille, la prit sur ses genoux comme à l'époque où elle était petite enfant, et, riant et pleurant à la fois, l'enveloppa de ses baisers et de ses larmes.
Elle répondit d'abord à son étreinte, puis se dégageant et se levant toute droite:
—Mon père, là, dans la chambre à côté, ma mère aussi a quelque chose à vous dire.
Et après avoir poussé son père, presque fou de joie, dans les bras de sa femme, elle referma vivement la porte et se mit à fouiller précipitamment dans le tas de journaux et de papiers qui encombraient la table.... Elle y trouva ce qu'elle cherchait ... un revolver tout chargé. Elle ouvrit aussitôt la fenêtre et le jeta dans la rivière, profonde et noire en cet endroit, sous le grand rideau frémissant des trembles et des aulnes.
Comme elle redescendait au salon, elle trouva Mme Verdier qui l'attendait.
—Justement j'allais vous écrire, lui dit-elle. Vous arrivez à propos.... Mais qu'y a-t-il donc? Vous paraissez toute émue.
—Il y a vraiment de quoi l'être profondément, répondit-elle.... Voyez et lisez.
Et elle tendit à Thérèse une lettre d'Henri Paulet, reçue le matin même.
Cette lettre, succédant à plusieurs autres adressées à Mme Verdier, avait un caractère particulièrement funèbre.... Elle disait que, s'il ne recevait pas dans la semaine un mot de réponse lui donnant au moins quelques lueurs d'espoir, son parti était pris. Il était décidé.... Il allait entreprendre un très long voyage (sans fixer la contrée), mais le vrai sens de sa lettre était qu'il allait partir pour ces grands pays inconnus d'où personne ne revient.... Il n'y avait pas à s'y méprendre.
Cette pauvre Mme Verdier en était encore toute frémissante et se disposait, avec la persistance de son brave petit coeur, à plaider en dernier ressort la cause d'Henri Paulet, comme s'il se fût agi de son propre fils, quand Thérèse l'arrêta d'un geste et lui dit simplement:
—Chère madame Verdier, répondez-lui qu'il peut venir ... qu'il est attendu ... et faites-lui comprendre que désormais il lui est permis de tout espérer. Je serai sa femme.
Les préliminaires du mariage ne furent pas longs. Henri Paulet resta à Saint-Christophe un mois, à peine; puis toute la famille partit pour Bordeaux, où, le mois d'après, eut lieu la cérémonie, à trente lieues du grand parc où la première solennité s'était accomplie.
Ce soir-là, la nouvelle mariée se donna sans larmes, résolument, mais sans amour.
TROISIÈME PARTIE
I
Cette union n'en eut pas moins de très beaux résultats:
Deux bijoux d'enfants, de vrais chérubins.
A la fin de la première année, un garçon, que la mère nomma Georges.
La seconde année, une ravissante petite fille, baptisée du nom de Berthe.
Le garçon ressemblait, à s'y méprendre, au Georges tant pleuré, le premier mari.
La fillette était créée à l'image de son père, Henri Paulet.
Bien qu'aimant les deux à la fois, la mère adorait le garçon, le père idolâtrait la fille.
Les nouveaux époux vivaient presque toute l'année à Bordeaux, où ils s'étaient définitivement établis, mais pour complaire à Guillaume Desmarennes, dont la santé s'était peu à peu raffermie, tous les ans, dès la belle saison, vers la Saint-Jean d'été, à la récolte des foins, ils venaient passer un mois à Saint-Christophe.
Le beau-père aimait à revoir le cher pays de sa jeunesse et de son âge mûr, où, grâce à l'opulence de son gendre, tout avait repris un air de bien-être et de prospérité.
Le docteur Laborde continuait à soigner sa clientèle, dans sa bonne petite ville et aux environs.
Quant à Me Guérineau, qui n'aimait pas à vivre en désoeuvré, il avait rapidement augmenté sa réputation d'avocat et sa fortune, tout en restant garçon.
Un soir il avait travaillé plus tard que d'habitude, en compulsant ses divers Codes, tout en ruminant, dans son for intérieur, le pour et le contre d'une affaire litigieuse, embrouillée comme un écheveau de laine où une chatte aurait passé.
Désireux de n'omettre aucun document de nature à l'éclairer sur le quid juris d'une question aussi grave, il avait pris sa grande échelle pour atteindre une Revue encyclopédique des eaux et forêts, juchée tout en haut de sa bibliothèque.
Il avait mis la main sur le dernier volume, en soufflant la poussière et secouant la reliure, quand d'un feuillet tomba, face contre terre, un petit portrait-carte, oublié là sans doute depuis longtemps.
Curieux de voir qui ce pouvait être, il redescendit vite et le retourna.
C'était son ami Georges Paulet, en costume de marin, qui lui souriait comme autrefois dans sa jeunesse et dans son bonheur.
—Ce pauvre Georges! pensa-t-il; assurément je ne l'avais pas oublié; mais comme le temps passe!... Six ans déjà!...
Après l'avoir quelques instants contemplée, il remit avec un soin religieux, dans un coin de son tiroir, l'image un peu effacée de son vieux camarade; puis, après avoir lu son article des «Eaux et Forêts», il monta tout songeur dans sa chambre à coucher.
Il avait déjà le cerveau noyé dans les brumes du premier sommeil, où s'entremêlaient vaguement des souvenirs du Code et de son ancienne amitié, quand trois coups frappés à la porte de sa maison le réveillèrent brusquement.
—Qui diantre peut venir à cette heure? On se trompe, je ne suis pas notaire, ni médecin.. On me prend pour Laborde ou Verdier.... Quand il s'agit des testaments ou des morts, on pourrait bien me laisser tranquille ... surtout moi qui plaide demain!
Comme on frappait de nouveau:
—Catherine, cria-t-il à sa vieille servante ... si tu n'es pas couchée, va donc voir qui ce peut être.
Catherine passa vite sa jupe, descendit en hâte et remonta presque aussitôt:
—Il n'a pas dit son nom, mais il me suit dans l'escalier.—C'est un vieil ami à vous, revenu d'un long voyage, et qui veut absolument vous revoir.
Me Guérineau ralluma sa bougie, se frotta les yeux, mais avant d'avoir pu reconnaître à qui il avait affaire, il fut enveloppé par deux bras convulsifs et étreint comme un frère par quelqu'un qui pleurait à chaudes larmes et n'avait pas la force de parler....
—Georges, dit-il enfin.... Tu ne me reconnais pas?
—Justement, je pensais à toi, ce soir même, répondit-il, mais je suis encore si mal éveillé, mon ami, et si brusquement surpris, que je doute encore si je dors ou si je rêve.
Et, mêlant le geste aux paroles, Me Guérineau se rhabilla vite, se jeta de l'eau froide au visage et vint se rasseoir avec Georges, près de la grande cheminée, en lui prenant les deux mains, tout en songeant aux vieilles légendes où l'on voit des morts qui reviennent.
La première question de l'avocat fut:
—Tu reviens de Saint-Christophe?
—Non.... C'est toi d'abord que j'ai voulu, voir.
—Alors, tu ne sais rien?
—Rien absolument.... Ma femme?
—Ah! mon pauvre ami!
—Morte?
—Non, grâce à Dieu.... Mais, depuis ton départ, que d'événements auxquels on ne s'attendait pas!...
—Tu crains de parler.... Ne me cache rien, je t'en supplie! apprends-moi tout, j'aurai la force de tout entendre.
—En vérité, je ne sais comment te dire.... C'est qu'il te faudra de la fermeté d'âme.
—Mais parle donc.
—Eh bien! ton beau-père, comme tant d'autres, ruiné de fond en comble, a failli perdre la raison ... et, pour lui sauver l'honneur, ta femme ... s'est remariée.
Georges gardait le silence, accablé de cette révélation.
Guérineau ajouta:
—Remariée à quelqu'un de très riche, qui lui donnait sa fortune et son nom.
Et comme il hésitait:
—Mais nomme-le donc! reprit Georges.
—Quelqu'un de ta famille....
—Ton jeune frère, qui déjà lui avait sauvé la vie en exposant la sienne.
Georges ne s'attendait pas à un coup si rude.... Après de muets et longs serrements de main, l'avocat essaya de lui expliquer, avec des précautions infinies, comment les choses s'étaient passées en son absence.... Il lui fit comprendre que tous l'avaient cru mort ... que Baptiste l'avait affirmé ... que l'extrait mortuaire avait été expédié en bonne et due forme ... que tous l'avaient sincèrement pleuré ... que, si elle n'avait agi que d'après les conseils de son coeur, Thérèse serait restée veuve ... éternellement veuve ... mais que, si femme propose, souvent les événements disposent.
Il lui raconta en détail les désastres financiers de Guillaume Desmarennes ... la crainte d'un suicide dans sa ruine et le dérangement momentané de sa raison ... que c'était simplement pour le sauver que sa fille s'était courageusement sacrifiée ... mais qu'elle était réellement restée veuve de coeur ... que ses deux enfants la rattachaient à la vie ... qu'il y en avait un surtout, le garçon, qui ressemblait à Georges, et qu'elle aimait jusqu'à l'idolâtrie ... que, du reste, ils ne vivaient plus à Saint-Christophe, mais à Bordeaux les trois quarts de l'année, loin des chers souvenirs qui parlaient encore trop cruellement au coeur de Thérèse.
Quand Georges eut longtemps pleuré, en essayant d'étouffer ses sanglots, pour faire diversion à sa grande douleur, l'avocat changea de ton brusquement, comme un maître du barreau chez qui l'éloquence du coeur n'est pas morte. A son tour, il pressa de questions son ancien camarade:
—Mais toi, mon ami, d'où viens-tu? Explique-moi ta résurrection.... Comment se fait-il que tu n'aies pas écrit, nous laissant six longues années sans nouvelles de toi? Pas un mot, pas une simple dépêche pour éclaircir ceux qui t'aiment.... C'est invraisemblable, et si je ne t'avais pas en ce moment bien serré dans mes deux bras, je douterais encore....
—L'histoire n'est que trop vraie et n'est pas longue à raconter.... Tu sais qu'à l'affaire du Bourget trois cents des nôtres sont restés.... J'étais tombé, n'espérant plus me relever....
—Nous l'avions cru, du moins....
—Quand l'ennemi, continua Georges, vint reconnaître les siens, enterrer ses morts et recueillir ses blessés, un major saxon, plus humain que les autres, constata que je respirais encore.... Il sonda mes plaies, put extraire la balle, et je fus emmené dans un convoi de prisonniers dirigé par voies rapides sur la frontière; je faillis rester en route de fatigue et d'épuisement; je faillis même être fusillé d'abord par quelques acharnés qui me disaient franc-tireur. Je ne savais pas un mot d'allemand ... je fus sauvé par un lambeau de mon uniforme, déjà tout en pièces, mais où restaient encore, fort heureusement, quelques boutons aux ancres marines. Mais quelles rudes étapes, mon ami! tantôt à pied dans la neige, tantôt à ciel ouvert dans les wagons à bétail. En Allemagne, les prisons, les forteresses étaient encombrées. Nous fûmes traînés de Magdebourg à Stettin et de Stettin à Dantzick.
—Mais qui t'empêchait d'écrire?
—C'est qu'à peine la frontière passée, malgré tout mon sang-froid, que tu connais bien, je ne pus me défendre d'un premier mouvement.... Pour nous faire marcher plus vite, un officier prussien m'avait touché d'un revers de sabre ... et je l'avais frappé.
—Eh bien?
—Eh bien! au lieu d'être passé par les armes, je fus condamné à dix ans de forteresse ... et au secret le plus absolu.... Ce qui t'explique mon silence.
—Mais alors, comment as-tu fait pour t'échapper?
—Par la providence du hasard.... Le gardien de la citadelle était un ancien troupier que je croyais ne pas connaître; mais lui m'avait reconnu et n'était pas un ingrat.
—Il avait servi en Afrique, au régiment étranger, et c'est à ma prière qu'un jour son capitaine avait levé une punition beaucoup trop sévère, injuste même, que lui avait infligée le sergent.... Il n'en fallait pas davantage ... le vieux troupier s'en est ressouvenu, et un soir j'ai pu trouver ouvertes les portes de ma citadelle.... Sous un faux nom, à bord d'un navire à blé faisant la traversée de Dantzick à la Rochelle, je suis parti ... et en mettant le pied sur la terre de France, ne sachant rien encore et n'osant pas écrire ... assailli d'ailleurs par de noirs pressentiments après une si longue absence, je suis venu directement chez toi ... voilà tout.... Et maintenant je pars pour Bordeaux.
—Pour Bordeaux, mon ami ... à cette heure de nuit?... D'abord c'est impossible ... et tu n'y trouverais sans doute personne en ce moment.... Partir pour Bordeaux, c'est bientôt dit.... Mais qu'y feras-tu?
Ton frère a sauvé Desmarennes de la ruine ... il l'a retiré de l'abîme quand il en touchait le fond ... tu te présentes ... je le veux bien ... ta seule identité constatée met à néant le second mariage ... soit ... mais elle n'en détruit pas les effets.... La loi protège l'union contractée de bonne foi ... (l'article du Code est formel).
Les deux enfants de ton frère sont à lui, bien à lui, devant hériter de sa fortune et de son nom ... il a droit de les garder.... Toi, tu reprends la femme; mais si on lui arrache ses enfants, que deviendra-t-elle?
Georges se taisait, dans une anxiété profonde.
—Si tu veux m'en croire, mon ami, reprit l'avocat, attends un jour ou deux.... Partir pour Bordeaux, ce soir, ne t'avance à rien.... Je réfléchis d'ailleurs que tu pourrais croiser la famille en route ... car nous sommes au 20 juin ... et c'est à cette époque que tous reviennent à Saint-Christophe.... Laisse-moi faire ... la nuit porte conseil.... Demain, nous trouverons quelque chose ... je m'entendrai avec Baptiste, ton ancien matelot....
—Ah! Baptiste! ce brave Baptiste!... Il est donc toujours là?...
—Oui, et logé dans le pavillon du parc. Mais j'y songe ... n'êtes vous pas de même taille?...
—A peu près.... Pourquoi donc?
—Cela nous servira peut-être. En attendant, repose-toi, mon ami; tu dois être bien las. Tu vois, c'est toujours ma chambre à deux lits d'autrefois. Depuis que tu as couché là (voilà six ans passés), personne n'y est venu. Tu seras chez toi; je suis sûr de Catherine pour la discrétion. Sois donc parfaitement tranquille, ta présence ici restera ignorée de tous.
Et, comme autrefois, les deux amis couchèrent l'un près de l'autre, mais agités bien diversement. L'avocat ne tarda pas à s'endormir en se disant qu'il est des situations bien étranges dans la vie!
Quant à Georges, malgré les grandes fatigues du voyage et son accablement moral, il ne fut vaincu par un lourd et douloureux sommeil que très avant dans la nuit.
Le lendemain, au grand jour, il n'était pas encore éveillé que Guérineau, déjà revenu de Saint-Christophe, ramenait Baptiste, qui montait pieds nus l'escalier pour ne pas faire de bruit.
—Tiens, le voilà qui dort, lui dit-il à voix basse. C'est bien lui.... Tu l'as vu.... Ne le réveillons pas.
Et quand ils furent redescendus, il donna à Baptiste, qui comprenait à demi-mot, toutes les instructions détaillées pour l'exécution du plan qu'il avait conçu.
—Georges et toi, reprit-il, vous êtes de même taille, ou peu s'en faut.... Tu m'apporteras un de tes costumes de matelot pour lui, et dès qu'il fera nuit, il t'accompagnera travesti pour n'éveiller les soupçons de personne. S'il y avait sur la route des curieux ou des indiscrets, tu dirais....
—Je dirais que c'est Étienne, un ancien gabier d'artimon à bord de l' Hirondelle, qui m'est venu voir en passant.
—Très bien! Tu comprends, il faut qu'on ne se doute de rien. Georges passera la nuit avec toi dans le pavillon et demain, dans la matinée, la famille.... Elle est revenue, m'as-tu dit?
—Oui, d'avant-hier, excepté M. Henri Paulet, retenu encore à Bordeaux deux ou trois jours pour ses affaires.
—C'est pour le mieux, reprit Guérineau. Demain, dans la matinée, la famille fera sans doute, comme d'habitude, une promenade sur la pelouse du parc.
—C'est probable.
—Alors, sans être vu, Georges pourra la voir.... Tout est bien compris, n'est-ce pas?
—Parfaitement.
Le rôle de l'avocat n'était pas sans difficultés.... Il sut pourtant mener à bonne fin l'exécution de son projet et dit à Baptiste en le congédiant:
—C'est entendu, pour ce soir, à la nuit tombante; tu viendras prendre ici ton commandant.
Quand Georges se réveilla, encore accablé de fatigue et de son lourd sommeil, Me Guérineau lui expliqua que la famille était revenue depuis deux jours à Saint-Christophe ... que s'il tenait à la voir sans être vu, il n'avait qu'à prendre le costume apporté par Baptiste, sans danger d'être reconnu, et à coucher le soir même dans le pavillon du parc ... que Baptiste était dans la confidence et qu'une discrétion absolue lui était assurée.
Dans ces grandes crises qui sont à la fois comme un naufrage du coeur et du cerveau, Georges se laissa faire comme un enfant dont la raison a besoin d'être guidée. Il partit le soir en compagnie de Baptiste et arriva à Saint-Christophe à nuit close.
Quand il passa comme autrefois sur le pont de la rivière, la fraîcheur de l'eau et le bruit du moulin lui causèrent une impression singulière ... et l'odeur des prés en pleine floraison, qui se mêlait au parfum des troènes et des chèvrefeuilles, le grisa de ses effluves capiteux. Quand il aperçut dans l'ombre sa maison, près de laquelle il passait comme un étranger, ce fut une terrible épreuve ... il s'arrêta un instant et s'appuya la main au coeur, comme pour en comprimer les battement....
—Allons, commandant, dit Baptiste à voix basse, du courage!
Il en fallait. Ils entrèrent dans le grand parc sans en faire crier les grilles et passèrent la nuit dans le pavillon.
Le lendemain, dans la matinée, entre neuf et dix heures, Baptiste lui fit signe de monter vite à la haute fenêtre du pavillon, d'où il pouvait tout voir sans être aperçu, à travers les minces lamelles d'une petite persienne fermée depuis très longtemps, et lui indiqua du doigt la pelouse verte, pleinement éclairée du soleil.
Il n'y avait encore personne, mais quelques instants après, Georges vit Desmarennes s'acheminer vers un des bancs de la pelouse.
Ses cheveux étaient tout blancs, mais encadraient encore de leurs belles touffes drues sa bonne et grosse figure épanouie, d'un rouge plus foncé.
Il tenait à la main une fille en robe blanche et à grande ceinture bleue, sémillante et vive comme une bergeronnette, qui se trémoussait en le suivant de ses petits pieds.
Desmarennes vint s'asseoir avec elle sur un des premiers bancs et lui passa les doigts dans les boucles de sa fine chevelure; puis, enlevant par la taille la petite coquette si richement habillée, il la fit retomber sur un de ses genoux, paraissant tout joyeux d'être inondé par le flot de dentelles, de gazes et de rubans qu'elle étalait à grand luxe autour d'elle.
Puis une femme apparut.... Thérèse.... C'était bien elle.... Elle marchait lente et grave, mais ne perdant pas des yeux un fort garçon de quatre ou cinq ans, qui venait d'entrer dans le parc en courant.
Il suivait un grand lévrier fauve qui gambadait autour de lui, parfois lui échappant d'un bond rapide, d'autres fois se laissant prendre et lui léchant les mains, puis filant droit comme un chevreuil.
Tantôt Thérèse se baissait pour prendre la tête de son fils et l'embrassait éperdument.
Tantôt elle l'arrêtait court, lui essuyait le front, et lui glissait inquiète une main entre les deux épaules, pour être assurée qu'il n'avait pas trop chaud, avec toute la sollicitude d'un geste maternel.
C'était bien elle ... telle que Georges se la figurait voir ... six années plus tard ... les joues encore pâles, mais le cou plus fort, des formes plus accusées, plus réellement femme qu'autrefois dans sa robe grise d'été.... Mais son regard était grave, et, malgré ses joies sérieuses de mère, on eût dit que ses lèvres étaient déshabituées de sourire.
Il y eut pour Georges un instant terrible.... Arrivée au bout de la pelouse, elle fit lentement des yeux le tour de l'horizon, et quand son regard fut en face du pavillon, elle leva la tête et fixa la haute fenêtre où il se trouvait.... Illusion poignante, bien qu'elle ne pût rien voir.... Une pensée d'autrefois, sans doute, lui était venue en ce moment, rapide comme l'éclair d'un souvenir.... Ce fut l'affaire d'un instant ... puis elle baissa la tête, et, toute rêveuse, elle continua sa marche en reprenant la main de son fils qui s'était rapproché d'elle et semblait inquiet de son rêve.
Tout le passé de Georges lui revint en mémoire comme un afflux de souvenirs débordants.... Tout ce qu'il peut y avoir de tempête dans un coeur gronda sourdement dans le sien, puis s'apaisa par degrés quand disparut cette femme recueillie, belle comme une sainte devenue mère, et qui ne souriait plus.
Georges comprit toute l'étendue de ses graves devoirs et s'inclina devant l'austérité du grand rôle maternel.
—Chère et noble femme! murmura-t-il dans ses larmes ... le coeur débordant d'un immense pardon.
La pensée ne lui vint pas de lui arracher ses enfants, ni de la prendre à son frère.
Il partit le soir même pour une destination inconnue.
Le secret fut rigoureusement gardé. Thérèse ne sut jamais qu'il était revenu.