Oeuvres par Maximilien Robespierre — Miscellaneous
(58) Sur le rôle de Danton dans l'élargissement des deux chefs feuillants Charles Lameth et Adrien Duport, voir les extraits des mémoires de Théodore Lameth, que nous avons publiés dans les Annales révolutionnaires, 1913, t. VI, p. 9-13 et 17-27. Avec son cynisme ordinaire, Danton prétendra devant le tribunal révolutionnaire qu'il avait donné "les ordres les plus précis pour arrêter Duport".
(59) Voir la conversation que Robespierre eut avec Petion et Danton à la Commune, le 4 septembre, dans la brochure de Petion intitulée: Discours sur l'accusation intentée à Robespierre, Bûchez et Roux, t. XXI, p. 107-108.
(60) Ce passage n'est que le développement d'une note plus sommaire de Robespierre, que nous avons publiée en tête, p. 84.
(61) Exact. Voir la lettre de Kellermann, en date du 21 septembre 1792, où il fait un vif éloge de Dumouriez. Archives parlementaires, t. LII, p. 100.
(62) Voir le discours de Dumouriez à la barre de la Convention le 12 octobre 1792. Archives parlementaires, t. LII, p. 472.
(63) "Les traîtres n'étoient que trop unis pour notre malheur: dans toutes leurs lettres à la Convention, dans leurs discours à la barre, ils se traitoient d'amis et tu étois le leur. Le résultat de l'ambassade de Fabre fut le salut de l'armée prussienne, à des conditions secrètes que ta conduite expliqua depuis." (Saint-Just, p. 13.)
(64) Mot barré: or (France).
(65) Mots barrés: qui se croient (France).
(66) "Le parti de Brissot accusa Marat; tu te déclaras son ennemi; tu t'isolas de la Montagne dans les dangers qu'elle courait. Tu te fis publiquement un mérite de n'avoir jamais dénoncé Gensonné, Guadet et Brissot, tu leur tendois sans cesse l'olivier, gage de ton alliance avec eux contre le peuple et les républicains sévères. La Gironde te fit une guerre feinte…" (Saint-Just, p. 12.)
(67) Le 4 septembre à la mairie.
(68) "Méchant homme, tu as comparé l'opinion publique à une femme de mauvaise vie; tu as dit que l'honneur étoit ridicule, que la gloire et la postérité étoient une sottise." (Saint-Just, p. 17.)
(69) Mots barrés: tous les soirs (France).
(70) Exact. On n'a que l'embarras de les nommer: Westermann, Fabre d'Eglantine, Villain dit d'Aubigny, Latouche-Chephtel, Lalligant-Morillon, Osselin, etc.
(71) "Tu disois que des maximes sévères feroient trop d'ennemis à la République." (Saint-Just, p. 14.)
(72) Mots barrés: il me disoit un jour (France).
(73) Mot barré: me (France).
(74) Mots barrés: en feignant de partager nos principes (France).
(75) "Tu te trouvois dans des conciliabules avec Wimpfen et d'Orléans." (Saint-Just, p. 14.) Saint-Just a supprimé le nom de Robert.
(76) Mot barré: persuader (France).
(77) Mot barré: impuissante (France).
(78) Mots barrés: de l'Univ… (France).
(79) Chabot dans sa réponse à Lanjuinais (séance de la Convention du 16 décembre 1792) et Camille Desmoulins (dans son Histoire des Brissotins) ont reconnu que Robespierre combattit la candidature de Philippe-Egalité à la Convention.
(80) Saint-Just a inséré tout ce passage dans son rapport: "Ce fut toi qui fis nommer Fabre et d'Orléans à l'assemblée électorale où tu vantas le premier comme un homme très adroit et où tu dis du second que, prince du sang, sa présence au milieu des représentants du peuple leur donneroit plus d'importance aux yeux de l'Europe. Chabot vota en faveur de Fabre et d'Orléans" (p. 12).
(81) Mot barré: présentée (France).
(82) C'est le 27 mars 1793, au moment où les premiers bruits de la trahison de Dumouriez arrivaient à Paris, que Robespierre proposa à la Convention de décréter que tous les parents de Capet seraient tenus de sortir sous huit jours du territoire français.
(83) Mot barré: cherchèrent (France).
(84) C'est dans la séance du 4 avril 1793 que Philippe-Egalité et Sillery furent décrétés d'arrestation à vue, sous la garde d'un gendarme. Sillery demanda lui-même que les scellés fussent apposés sur ses papiers. "Quand il s'agira de punir les traîtres, dit-il, si mon gendre est coupable, je suis ici devant l'image de Brutus; je fais le jugement qu'il porta contre son fils." (Archives parlementaires, t. LXI, p. 301).
(85) "Fabre et toi fûtes les apologistes de d'Orléans, que vous vous efforçâtes de faire passer pour un homme simple et très malheureux; vous répétâtes souvent ce propos. Vous étiez sur la Montagne le point de contact et de répercussion de la conjuration de Dumouriez, Brissot "t d'Orléans." (Saint-Just, p. 16.)
(86) Mot barré: maintenant (France).
(87) Mots barrés: il avoit été le rédacteur (France).
(88) Mots barrés: si on ne suppose pas un concordat tacite entre lui et La Fayette (France). Tout cet alinéa a passé presque textuellement dans le rapport de Saint-Just (p. 10 et 11). Sur le rôle de Danton dans l'affaire du Champ-de-Mars, voir mon livre sur Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et l'article de M. G. Rouanet: Danton en juillet 1791, dans les Annales révolutionnaires, 1910, t. III, p. 514-521.
(89) "Que dirai-je de ton lâche et constant abandon de la cause publique au milieu des crises, où tu prenois toujours le parti de la retraite?" (Saint-Just, p. 11.)
(90) Mots barrés: contre les persécutions (France).
(91) Voir notre article: Danton sous la Législative, dans les Annales révolutionnaires, t. V. 1912, p. 301-324, et notre livre Danton et la Paix.
(92) Mots barrés: une portion (France).
(93) Mots barrés: que son intention étoit de (France).
(94) Sur les intrigues de Danton et de ses amis avec la Cour, à la veille du 10 août, voir notre article: Westermann et la Cour à la veille du 10 août (Annales révolutionnaires, 1917, t. IX, p. 398 et sq.) et l'extrait des Essais historiques de Beaulieu sur les rapports de Fabre d'Eglantine avec le ministre de la Marine Dubouchage (Annales révolutionnaires, 1914, t. VII, p. 565). Tout ce passage des notes de Robespierre a passé dans le rapport de Saint-Just (p. 11 et 12). Le mémorial de Lucile Desmoulins confirme l'exactitude des notes de Robespierre sur l'attitude de Danton dans la nuit du 9 au 10 août.
(95) Mot barré: comment (France).
(96) "Tu nous avois dit: je n'aime point Marat." (Saint-Just, p. 15.) C'est à la séance du 25 septembre 1792 que Danton répondit aux attaques girondines en désavouant Marat. "Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris, un homme dont les opinions sont pour le parti républicain ce qu'étoient celles de Royou pour le parti aristocratique: c'est Marat. Assez et trop longtemps on m'a accusé d'être l'auteur des écrits de cet homme. J'invoque le témoignage du citoyen qui vous préside [Petion]…, etc."
(97) Quand Louvet attaqua Robespierre, le 29 octobre 1792, Danton garda en effet le silence sur ses accusations. Dans cette même séance, il se désolidarisa une fois de plus d'avec Marat et il ajouta: "Je le déclare hautement, parce qu'il est temps de le dire, tous ceux qui parlent de la faction Robespierre sont à mas yeux ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens."
(98) Mots barrés: il se vanta même (France).
(99) Voir notamment le discours de Danton, en date du 21 janvier 1793: "Je vous interpelle, citoyens, vous qui m'avez vu dans le ministère, de dire si je n'ai pas porté l'union partout. Je vous adjure, vous Petion, vous Brissot, je vous adjure tous, car enfin, je veux me faire connaître; je vous adjure tous, car enfin je veux être connu, etc." Celui du 27 mars 1793: "Etouffons nos divisions; je ne demande pas de baisers partiels, les antipathies particulières sont indestructibles, mais il y va de notre salut…"
(100) Mots barrés: se défendit (France).
(101) Allusion à la séance du 1er avril 1793. Accusé par Lasource de complicité avec Dumouriez, Danton se taisait quand l'extrême gauche se leva tout entière et l'invita à monter à la tribune pour se disculper.
(102) Mots barrés: il commençait par un éclat de tonnerre et finissait par des propositions de paix. Il montrait la colère du p… (France).
(103) Mots barrés: parla comme un orateur du côté droit (France). Voir les séances de la Convention des 27 et 30 mars 1793.
(104) Danton défendit adroitement le général Stengel contre Carra, à la séance du 10 mars 1793; quand ce général et son collègue Lanoue furent interrogés à la barre, le 28 mars, Danton intervint encore en leur faveur.
(105) Danton fit l'éloge de Beurnonville à la séance du 11 mars 1793. Tout l'essentiel de ce passage est passé dans le rapport de Saint-Just: "Dans les débats orageux, on s'indignoit de ton absence et de ton silence; toi, tu parfois de la campagne, des délices de la solitude et de ta paresse; mais tu savois sortir de ton engourdissement pour défendre Dumouriez, Westermann, sa créature vantée et les généraux ses complices" (p. 13).
(106) Danton demande de nouvelles levées d'hommes le 10 mars, le 27 mars, le 31 mars 1793. Saint-Just a repris, en l'aggravant, l'accusation de Robespierre: "Tu savois amortir le courroux des patriotes; tu faisois envisager nos malheurs comme résultant de la foiblesse de nos armées, et tu détournois l'attention de la perfidie des généraux pour t'occuper des nouvelles levées d'hommes" (p. 13). Saint-Just a même soupçonné que Danton poussait à ces levées dans une intention scélérate: "A ton retour de la Belgique, tu provoquas la levée en masse des patriotes de Paris pour marcher aux frontières. Si cela fût alors arrivé, qui auroit résisté à l'aristocratie qui avoit tenté plusieurs soulèvements? Brissot ne désiroit point autre chose, et les patriotes mis en campagne n'auroient-ils pas été sacrifiés? Ainsi se trouvoit accompli le voeu de tous les tyrans du monde pour la destruction de Paris et de la liberté" (p. 14).
(107) Voir l'article de M. G. Rouanet: Danton et la mort de Louis XVI (Annales révolutionnaires, 1916, t. VIII, p. 1-33); et nos articles: Danton, Talon, Pitt et la mort de Louis XVI (Ibid., p. 367-376), Danton, Dannon, Pitt et M. J. Holland-Rose (Ibid., t. IX, p. 103 sq.) et notre livre Danton et la Paix.
(108) C'est dans son discours du 1er avril 1793 que Danton fit l'éloge de Delacroix: "Oui, sans doute, j'aime Delacroix; on l'inculpe parce qu'il a eu le bon esprit de ne pas partager, je le dis franchement, je le tiens de lui, parce qu'il n'a pas voulu partager les vues et les projets de ceux qui ont cherché à sauver le tyran…, parce que Delacroix s'est écarté, du fédéralisme et du système perfide de l'appel au peuple…, etc." (Discours de Danton, édition Fribourg, p. 352-353).
(109) Saint-Just a accentué dans son rapport ce passage de Robespierre: "Tu t'associas dans tes crimes Lacroix, conspirateur depuis longtemps décrié, avec l'âme impure duquel on ne peut être uni que par le noeud qui associe des conjurés. Lacroix fut de tout temps plus que suspect: hypocrite et perfide, il n'a jamais parlé de bonne foi dans cette enceinte; il eut l'audace de louer Mirabeau; il eut celle de proposer le renouvellement de la Convention; il tint la même conduite que toi avec Dumouriez; votre agitation étoit la même pour cacher les mêmes forfaits. Lacroix a témoigné souvent sa haine pour les jacobins" (p. 13).
(109 bis) France fait remarquer que les huit alinéas précédents sont bâtonnés sur le manuscrit.
(110) Mot barré: douleur (France).
(111) Mots barrés: voulant faire arrêter (France).
(112) Le dimanche 2 juin 1793, au moment où la Convention s'aperçut qu'elle était cernée par la garde nationale parisienne, Danton s'indigna, demanda une enquête du Comité de Salut public et s'écria: "Je me charge, en son nom, de remonter à la source de cet ordre [donné par Hanriot]. Vous pouvez comptez sur son zèle à vous présenter les moyens de venger vigoureusement la majesté nationale, outragée en ce moment."
(113) Mots barrés: bassesse et le lâche syst… (France).
(114) Mots barrés: après avoir fait cet ouvrage, il aborde Hanriot à la buvette et… (France).
(115) Mots barrés: que lui et quelques-uns de ses collègues (France).
(116) "Tu vis avec horreur la révolution du 31 mai. Hérault, Lacroix et toi demandâtes la tête d'Hanriot, qui avoit servi la liberté, et vous lui fîtes un crime du mouvement qu'il avoit fait pour échapper à un acte d'oppression de votre part. Ici, Danton, tu déployas ton hypocrisie: n'ayant pu consommer ton projet, tu dissimulas ta fureur; tu regardas Hanriot en riant, et tu lui dis: N'aie pas peur, vas toujours ton train, voulant lui faire entendre que tu avois eu l'air de blâmer par bienséance, mais qu'au fond tu étois de son avis. Un moment après tu l'abordas à la buvette et lui présentas un verre d'un air caressant, en lui disant: Point de rancune. Cependant, le lendemain tu le calomnias de la manière la plus atroce, et tu lui reprochas d'avoir voulu t'assassiner. Hérault et Lacroix t'appuyèrent." (Saint-Just, p. 16.)
(117) Dans le rapport de Saint-Just, ces traits précis ont disparu sous cette affirmation vague: "Ne t'es-tu pas opposé à la punition des députés de la Gironde?" (p. 16).
(118) C'est à la séance du 7 juin 1793 que Danton fit cette proposition.
(119) "Mais n'as-tu pas envoyé depuis un ambassadeur à Petion et à Wimpfen dans le Calvados?" (Saint-Just, p. 16). Voir à ce sujet notre étude: Danton et Louis Comte, dans les Annales révolutionnaires, 1912, t. V, p. 641-660.
(120) A la séance du 11 août 1793, Delacroix déclara que la mission de la Convention était terminée et qu'on devait prendre les mesures nécessaires pour mettre en vigueur la Constitution nouvelle proclamée la veille dans la grande Fédération anniversaire du 10 août Saint-Just a retenu ce grief (p. 20).
(121) Le 6 pluviôse, Delacroix fit voter par acclamation la suppression de l'esclavage dans les colonies françaises. Danton appuya Delacroix. On voit que Robespierre désapprouvait cette politique qu'il avait déjà blâmée comme imprudente quand Brissot en était le protagoniste. Saint-Just a laissé tomber cette observation de Robespierre.
(122) Mot barré: Constitution (France).
(123) Mots barrés: il mettroit (France).
(124) Saint-Just a développé tout ce passage: "Tu provoquas une insurrection dans Paris; elle étoit concertée avec Dumouriez; tu annonças même que s'il falloit de l'argent pour la faire, tu avois la main dans les caisses de la Belgique. Dumouriez vouloit une révolte dans Paris pour avoir un prétexte de marcher contre cette ville de la liberté, sous un titre moins défavorable que celui de rebelle et de royaliste. Toi qui restois à Arcis-sur-Aube avant le 9 août, opposant ta paresse à l'insurrection nécessaire, tu avois retrouvé ta chaleur au mois de mars pour servir Dumouriez et lui fournir un prétexte honorable de marcher sur Paris. Desfieux, reconnu royaliste et du parti de l'étranger, donna le signal de cette fausse insurrection. Le 10 mars, un attroupement se porta aux Cordeliers, de là à la Commune…" (Saint-Just, p. 14-15.)
(125) Le bruit courut en effet qu'une amnistie générale serait votée pour la fédération du 10 août, et Hébert consacra à la combattre plusieurs numéros du Père Duchesne. A la séance du 2 août, comme une députation de Nantais demandait l'indulgence en faveur du général Beysser et du député Coustard, compromis dans la révolte fédéraliste, Danton profita de l'occasion pour insinuer l'idée de l'amnistie: "La Convention, dit-il, sait que les hommes égarés se réuniront toujours à la masse, mais elle a cru différer à la conversion de ceux qui veulent fédéraliser le peuple… Elle désire que, le 10 août, vous resserriez le noeud de la fraternité." Saint-Just a relevé à la charge de Danton cette proposition indirecte d'amnistie (p. 15). Sur cette amnistie, voir notre livre Danton et la Paix.
(126) France nous apprend que les trois alinéas précédents sont biffés d'un trait sur le manuscrit.
(127) On lit en effet dans le "précis et relevé des matériaux sur la conspiration dénoncée par Chabot et Bazire", que nous avons publié sous le titre: Un rapport dantoniste sur la conspiration de l'étranger, sous la rubrique faits, la phrase suivante: "les dénonciations contre Dillon, Castellane, etc." (Annales révolutionnaires, 1916, t. VIII, p. 255). Il ne me semble donc pas douteux que c'est à ce document que se réfère Robespierre, et il est ainsi prouvé, comme je l'avais supposé dès le premier moment, que ce rapport anonyme est bien l'oeuvre de Fabre d'Eglantine.
(128) Desmoulins essaya de prendre la défense du royaliste Dillon, d'abord à la tribune de la Convention, le n juillet 1793, puis dans un pamphlet qu'il intitula Lettre au général Dillon en prison aux Madelonnettes. Voir, sur l'affaire Dillon, la fin de notre article: Les divisions de la Montagne, la chute de Danton (Annales révolutionnaires, 1913, t. VI, p. 228 sq.).
(129) Saint-Just, dans son rapport, est très bref sur Westermann. Il se borne à le qualifier sommairement de complice de Dumouriez. Il est certain que l'aventurier alsacien échappa à toutes les poursuites aussi longtemps que les dantonistes furent influents. En avril 1793, il sort blanchi de l'enquête ordonnée contre lui pour sa conduite à Lille au moment de la trahison de Dumouriez (Voir notre article: Westermann et la Cour à la veille du 10 août). En juillet 1793, enquêté de nouveau pour son rôle dans la défaite de Châtillon-en-Vendée, il est de nouveau blanchi par Julien de Toulouse, malgré les adjurations de Marat, qui attaque à ce sujet Danton, etc. Quand Fouquier-Tinville décerna un mandat d'arrêt contre Westermann, comme compromis dans le procès de Fabre et de ses complices, Couthon dut faire ratifier l'arrestation par la Convention elle-même, parce que, dit-il, le 13 germinal, "il existe un décret qui porte que le général ne pourra être mis en état d'arrestation sans qu'au préalable la Convention en ait été instruite". Il s'agit du décret du 18 nivôse an II rendu sur la motion de Lecointre.
(130) Danton fit voter, le 8 mars 1793, la nomination des commissaires de la Convention, qui se rendirent, le soir même, dans les sections de Paris pour enrôler les citoyens.
(131) On a vu plus haut que Saint-Just a adopté la version de Robespierre.
(132) Sur ce personnage, consulter mon livre La Révolution et les Etrangers, p. 104 et sq. Saint-Just a reproduit presque textuellement dans son rapport ces phrases de Robespierre (p. 15).
(133 et 134) Ces phrases ont passé presque littéralement dans le rapport de Saint-Just (p. 15). On trouvera les manifestes de Dumouriez: au tome LXI des Archives parlementaires.
(135) Le 10 avril 1793, les autorités girondines de Bordeaux saisirent, sur un courrier extraordinaire que le jacobin Desfieux envoyait à Toulouse, une série de correspondances très compromettantes, parmi lesquelles une lettre de Desfieux à son ami Grignon, qui ne laissaient aucun doute sur les projets d'insurrection du parti montagnard. Boyer-Fonfrède donna lecture de ces pièces à la Convention le 18 avril (Archives parlementaires, t. LXII). Desfieux avait obtenu du ministre des Affaires étrangères Lebrun, qui déjà l'avait envoyé en mission auprès de Dumouriez, une subvention de 4 000 livres pour payer les frais du courrier extraordinaire envoyé dans le Midi. Il dut en convenir lors de son procès au tribunal révolutionnaire. Les jacobins clairvoyants s'étonnèrent que Lebrun, dont les sympathies girondines étaient notoires, ait accordé une telle subvention à Desfieux qui ne cessait de dénoncer les girondins à la tribune du club et qui avait été un des principaux organisateurs du mouvement du 10 mars. Ils soupçonnèrent que Desfieux était de mèche avec les girondins et que l'arrestation du courrier envoyé à Bordeaux et à Toulouse était un coup monté. (Voir la déposition de Dufourny au procès d'Hébert). Ces soupçons prenaient une grande vraisemblance de l'attitude équivoque de Desfieux, qu'une pièce de l'armoire de fer (pièce 201) montrait comme un agent de la Cour en mars 1791, et dont le rôle dans la trahison de Dumouriez paraissait très louche. Desfieux avait d'ailleurs une fort mauvaise réputation. Il était intéressé avec Chabot au tripot de la Sainte-Amaranthe au Palais-Royal, et il fut accusé, lors de son procès, de percevoir dans ce tripot le dixième du produit du jeu, de part à demi avec Chabot. Quand celui-ci fut arrêté, un des premiers soins de Robespierre fut de faire mettre Desfieux sous les verroux. Comparez avec le texte de Robespierre le rapport de Saint-Just (p. 15): "Desfieux fit arrêter ses propres courriers à Bordeaux, ce qui donna lieu à Gensonné de dénoncer la Montagne et à Guadet de déclamer contre Paris."
(136) "Desfieux déposa depuis en faveur de Brissot au tribunal révolutionnaire" (Saint-Just, p. 15). Desfieux déposa, le 8 brumaire, au procès des girondins. Le texte de sa déposition, telle qu'elle est transcrite au Moniteur, est hostile à Brissot. Mais il est possible que les passages favorables à celui-ci aient été supprimés. Un dialogue s'engagea entre Desfieux et Brissot au cours de la déposition du premier. Brissot contesta certains faits et Desfieux ne lui répondit pas.
(137) Voir mon étude: Fabre d'Eglantine inventeur de la Conspiration de l'Etranger, dans les Annales révolutionnaires, 19x6, t. VIII, p. 311-335.
(138) L'agent de change Boucher déposa, le 4 frimaire, devant l'administration de police de la commune de Paris, que Proli déjeunait assez souvent chez lui avec Fabre d'Eglantine, Richer-Sérizy, Bentabole, etc. (Archives nationales, W 76).
(139) La déclaration de Fabre d'Eglantine, faite le 28 brumaire au Comité de Sûreté générale, ligure dans le recueil intitulé Pièces trouvées dans les papiers de Robespierre, imprimées en exécution du décret du 3 vendémiaire an III, p. 81-84. Voir mon livra sur L'affaire de la Compagnie des Indes.
(140) "Fabre professoit alors [pendant le ministère de Danton] hautement le fédéralisme et disoit qu'on diviseroit la France en quatre parties" (Saint-Just, p. 12). Je n'ai pas retrouvé le document où Fabre aurait exprimé l'opinion qui lui est reprochée par Robespierre et par Saint-Just.
(141) Mot barré: chef (France). Robespierre est revenu sur Proli dans son rapport sur la conspiration de l'étranger, publié dans les pièces trouvées chez lui en l'an III.
(142) Voir notre étude: Hérault de Séchelles était-il dantoniste? dans notre livre La Conspiration de l'Etranger.
(143) Mots barrés: il a été en relations avec tous les conspirateurs (France).
(144) Mots barrés: espions des cours (France).
(145) Au tribunal révolutionnaire, Hérault reconnut qu'il avait correspondu, en 1792, avec un prêtre réfractaire; mais il prétendit qu'il lui avait donné de bons conseils: "Je lui conseillois de se conformer aux lois et de ne point se plaindre de l'espèce d'anarchie dans laquelle nous vivions…" (Bulletin du tribunal, 4e partie, n° 23.)
(146) Il s'agit d'une lettre de Henin, notre chargé d'affaires à Constantinople, qui transmit au Comité de Salut public, le 11 novembre 1793, une communication écrite qu'il avait reçue de l'ambassadeur d'Espagne à Venise Las Cazas, contenant des révélations sur les séances du Comité de Salut public. Voir à ce sujet mon article: L'histoire secrète du Comité de Salut public, dans la Revue des questions historiques de janvier 1914. Barère déclare dans ses mémoires (t. II, p. 159-165) que Hérault avait fait porter chez lui une grande quantité de papiers diplomatiques qu'il aurait confiés à Proli, son ami. Comparez avec le texte de Robespierre le rapport de Saint-Just, p. 20: "Alors Hérault, qui s'étoit placé à la tête des affaires diplomatiques, mit tout en usage pour éventer les projets du gouvernement. Par lui les délibérations les plus secrètes du Comité sur les affaires étrangères étoient communiquées aux gouvernements ennemis."
(147) Pons de Boutier de Catus fut arrêté, le 25 ventôse an II, dans la maison de Hérault, par le Comité de surveillance de la section Le Peletier (Arch. nat. F7 4635). Hérault et Simond allèrent le réclamer. Déjà Hérault était allé réclamer Proli à la même section, quand elle l'avait mis en arrestation le 12 octobre 1793. Voir les lettres de l'administrateur de police Blandier, en date de ce jour (Arch. nat. F7 4574 83).
(147) Simond avait accompagné Hérault de Séchelles dans sa mission du Mont-Blanc. Il était lié, comme Hérault lui-même, avec le parti hébertiste. Du Mont-Blanc, il avait ramené une des soeurs de Bellegarde, dont l'autre, femme d'un colonel au service de la Sardaigne, était la maîtresse d'Hérault.
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[Transcriber's notes: Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours couronné par la Société royale des arts et sciences de Metz, sur les questions suivantes, proposées pour sujet du prix de l'année 1784: 1° Quelle est l'origine de l'opinion qui étend, sur tous les individus d'une même famille, une partie de la honte attachée aux peines infamantes que subit un coupable? 2° Cette opinion est-elle plus nuisible qu'utile? 3° Dans le cas où l'on se déciderait pour l'affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénients qui en résultent?
Texte du discours imprimé
Transcrit en français moderne]
DISCOURS
COURONNE
PAR LA SOCIETE ROYALE
DES ARTS ET DES SCIENCES DE METZ,
Sur les Questions suivantes, proposées pour sujet du Prix de l'année 1784.
1°. Quelle est l'origine de l'opinion, qui étend sur tous les individus d'une même famille, une partie de la honte attachée aux peines infâmantes que subit un coupable?
2°. Cette opinion est-elle plus nuisible qu'utile?
3°. Dans le cas où l'on se déciderait pour l'affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénients qui en résultent?
Par M. DE ROBESPIERRE, Avoc. en Parlement.
Quod genus hoc Hominum? Quaeve hunc tam barbara morem
Permittit Patria?
VIRG. AEn.
A AMSTERDAM,
ET se trouve A PARIS,
Chez J. G. MERIGOT, jeune, Libraire, quai des Augustins.
M. DCC. LXXXV.
DISCOURS
COURONNE
PAR LA SOCIETE ROYALE
DES ARTS ET DES SCIENCES DE METZ,
Sur les Questions suivantes, proposées pour sujet du Prix de l'année 1784.
1°. Quelle est l'origine de l'opinion, qui étend sur tous les individus d'une même famille, une partie de la honte attachée aux peines infâmantes que subit un coupable?
2°. Cette opinion est-elle plus nuisible qu'utile?
3°. Dans le cas où l'on se déciderait pour l'affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénients qui en résultent?
Messieurs,
C'est un sublime spectacle de voir les compagnies savantes, sans cesse occupées d'objets utiles à l'intérêt public, inviter le génie, par l'appât des plus flatteuses récompenses, à frapper sur les préjugés qui troublent le bonheur de la société.
Cette opinion impérieuse, qui voue à l'infamie les parents des malheureux qui ont encouru l'animadversion des lois, semblait avoir échappé jusqu'ici à leur attention. Vous avez eu la gloire, Messieurs, de diriger les premiers vers cet objet intéressant les travaux de ceux qui aspirent aux couronnes académiques. Un sujet si grand a éveillé l'attention du public; il a allumé parmi les gens de lettres une noble émulation. Heureux ceux qui ont reçu de la nature le génie nécessaire pour le traiter d'une manière qui réponde à son importance, et qui soit digne de la Société célèbre qui l'a proposé! Je suis loin de trouver en moi ces grandes ressources; mais je n'en ai pas moins osé vous présenter mon tribut: c'est le désir d'être utile; c'est l'amour de l'humanité qui vous l'offre; il ne saurait être tout à fait indigne de vous.
PREMIERE PARTIE.
La première des trois questions que j'ai à discuter pourra paraître, au premier coup d'oeil, offrir des difficultés insurmontables.
Comment découvrir l'origine d'une opinion qui remonte aux siècles les plus reculés? Comment démêler les rapports imperceptibles par lesquels un préjugé peut tenir à mille circonstances inconnues, à mille causes impénétrables? S'engager dans une pareille discussion, n'est-ce pas d'ailleurs s'exposer à rendre raison de ce qui n'est peut-être que l'ouvrage du hasard? N'est-ce pas vouloir chercher des règles au caprice et des motifs à la bizarrerie?
Telles sont les idées qui se présentèrent d'abord à mon esprit; mais j'ai réfléchi qu'en proposant cette question, vous aviez jugé par là même qu'elle n'était pas impossible à résoudre: votre autorité m'a séduit, et j'ai osé entreprendre cette tâche.
II m'a semblé d'abord qu'une observation très simple me découvrait les premières traces du préjugé dont je parle.
Quoique les bonnes et les mauvaises actions soient personnelles, j'ai cru remarquer que les hommes étaient partout naturellement enclins à étendre, en quelque sorte, le mérite ou les fautes d'un individu à ceux qui lui sont unis par des liens étroits. Il semble que les sentiments d'amour et d'admiration que la vertu nous inspire se répandent jusqu'à un certain point sur tout ce qui tient à elle; tandis que le mépris et l'indignation qui suivent le vice rejaillissent en partie sur ceux qui ont quelques rapports avec lui.
Tous les jours, on dit de cet homme, qu'il est l'honneur de sa famille; et de cet autre, qu'il en est la honte. On applique même cette idée à des liaisons plus générales, et par conséquent plus faibles; on intéresse quelquefois, pour ainsi dire, à la conduite d'un particulier la gloire d'une nation. Que dis-je? celle de l'humanité entière. N'appelle-t-on pas un Trajan, un Antonin, l'honneur de l'espèce humaine? Ne dit-on pas d'un Néron, d'un Caligula qu'il en est l'opprobre?
Ces manières de s'exprimer sont de toutes les langues, de tous les temps et de tous les pays; elles annoncent un sentiment commun à tous les peuples; et c'est dans cette disposition naturelle, que je trouve le premier germe de l'opinion dont je cherche l'origine. Modifiée chez les différents peuples par des circonstances différentes elle a acquis plus ou moins d'empire; ici elle est restée dans les bornes que lui prescrivaient la nature et la raison; là, elle a prévalu sur les principes de la justice et de l'humanité; elle a enfanté ce préjugé terrible, qui flétrit une famille entière pour le crime d'un seul, et ravit l'honneur à l'innocence même.
Vouloir expliquer en détail toutes les raisons particulières qui auraient pu influer sur ses progrès, ce serait un projet aussi immense que chimérique; je me bornerai dans cette recherche à l'examen des causes générales.
La plus puissante de toutes me parait être la nature du gouvernement.
Dans les Etats despotiques, la loi n'est autre chose que la volonté du Prince; les peines et les récompenses semblent être plutôt les signes de sa colère ou de sa bienveillance que les suites du crime ou de la vertu. Lorsqu'il punit, sa justice même ressemble toujours à la violence et à l'oppression.
Ce n'est point la loi, inexorable, incorruptible; mais sage, juste, équitable, qui procède au jugement des accusés avec l'appareil de ces formes salutaires qui attestent son respect pour l'honneur et pour la vie des hommes, qui ne dévoue un citoyen au supplice que lorsqu'elle y est forcée par l'évidence des preuves, mais qui par cette raison même imprime à celui qu'elle condamne une flétrissure ineffaçable.
C'est un pouvoir irrésistible, qui frappe sans discernement et sans règle; c'est la foudre qui tombe, brise, écrase tout ce qu'elle rencontre; dans un pareil gouvernement, la honte attachée au supplice est trop faible pour rejaillir jusque sur la famille de celui qui l'a subi.
D'ailleurs ce préjugé suppose des idées d'honneur poussées jusqu'au raffinement. Mais qu'est-ce que l'honneur dans les Etats despotiques? On sait qu'il est tellement inconnu dans ces contrées, que dans quelques-unes, en Perse par exemple, la langue n'a pas même de mot pour exprimer cette idée. Eh! comment des âmes dégradées par l'esclavage pourraient-elles outrer la délicatesse en ce genre? Au reste, ces raisonnements sont assez justifiés par l'expérience, puisque non seulement en Perse, mais en Turquie, à la Chine, au Japon et chez les autres peuples soumis au despotisme, on ne trouve aucune trace de l'opinion dont il s'agit ici.
Ce n'est pas non plus dans les véritables républiques qu'elle exercera sa tyrannie.
Là l'état d'un citoyen est un objet trop important, pour être abandonné à la discrétion d'autrui. Chaque particulier ayant part au gouvernement, étant membre de la souveraineté, il ne peut être dépouillé de cette auguste prérogative par la faute d'un autre; et, tant qu'il la conserve, l'intérêt et la dignité de l'Etat ne souffrent pas qu'il soit flétri si légèrement par les préjugés. La liberté républicaine se révolterait contre ce despotisme de l'opinion; loin de permettre à l'honneur de sacrifier à ses fantaisies les droits des citoyens, elle l'oblige de les soumettre à la force des lois et à l'influence des moeurs qui les protègent.
D'ailleurs chez des peuples où la carrière de la gloire et des dignités est toujours ouverte aux talents, la facilité de faire oublier des crimes qui nous sont étrangers, par des actions éclatantes qui nous sont propres, ne laisse point lieu au genre de flétrissure dont je parle; l'habitude de voir des hommes illustres dans les parents d'un coupable suffirait seule pour anéantir ce préjugé.
On pourrait ajouter une autre raison, qui tient au principe fondamental de l'espèce de gouvernement dont je parle. Le ressort essentiel des républiques est la vertu, comme l'a prouvé l'auteur de l'Esprit des Lois, c'est-à-dire la vertu politique, qui n'est autre chose que l'amour des lois et de la patrie; leur constitution même exige que tous les intérêts particuliers, toutes les liaisons personnelles, cèdent sans cesse au bien général. Chaque citoyen faisant partie de la souveraineté, comme je l'ai déjà dit, il est obligé à ce titre de veiller à la sûreté de la patrie, dont les droits sont remis entre ses mains: il ne doit pas épargner même le coupable le plus cher, quand le salut de la république demande sa punition. Mais comment pourrait-il observer ce pénible devoir, si le déshonneur devait être le prix de sa fidélité à le remplir? Soumettez Brutus à cette terrible épreuve, croyez-vous qu'il aura le triste courage de cimenter la liberté romaine par le sang de deux fils criminels? Non: une grande âme peut immoler à l'Etat la fortune, la vie, la nature même, mais jamais l'honneur.
Ici j'ai encore l'avantage de voir que mon système n'est point démenti par les faits. Un coup d'oeil jeté sur l'histoire des anciennes républiques suffit pour me convaincre que le préjugé dont je parle en était banni.
A Rome, par exemple, le décemvir Appius Claudius, convaincu d'avoir opprimé la liberté publique, souillé du sang innocent de Virginie, meurt dans la prison d'où il allait sortir pour subir la peine due à tant de forfaits. La famille de Claudius fut-elle déshonorée? Non: immédiatement après sa mort, je vois Caïus Claudius son oncle briller encore aux premiers rangs des citoyens, soutenir avec hauteur les prérogatives du Sénat, s'élever contre les entreprises des Tribuns avec cette fierté héréditaire que ses ancêtres avoient toujours déployée dans les affaires publiques. Ce qui me paraît surtout caractériser l'esprit de la nation relativement à l'objet dont il est ici question, c'est que dans les discours que les historiens de la république prêtent à Claudius dans ces occasions, ce Romain ne craint pas de rappeler au peuple le souvenir de ces mêmes décemvirs dont son neveu avait été le chef. Il y a plus; je vois le fils même de cet Appius gouverner, en qualité de tribun militaire, la république dont son père avait été l'oppresseur et la victime.
La punition des autres décemvirs ne ferma pas non plus le chemin des honneurs à leurs familles. A peine le peuple a-t-il condamné Duillius, qu'il choisit pour tribun un citoyen de son sang et de son nom. Les jugements qui flétrirent Fabius Vibulanus, Marcus Cervilius et M. Cornelius ne précèdent que de quelques années l'élévation de leurs proches au tribunal militaire et au consulat.
M. Manlius accusé d'avoir conspiré contre la république est condamné à être précipité du haut de la roche Tarpéienne: quatorze ou quinze ans après son supplice, les Romains défèrent à Publius Manlius, l'un de ses descendants, avec le titre de dictateur, la puissance la plus absolue à laquelle un citoyen puisse aspirer.
Je ne finirais pas si je voulais épuiser tous les exemples de ce genre que l'histoire me présente. Je me contenterai de rappeler encore ici celui d'une nation voisine dont les moeurs sont une nouvelle preuve de mon système: tout le monde sait que l'Angleterre, qui, malgré le nom de monarchie, n'en est pas moins une véritable république, a secoué le joug de l'opinion qui fait l'objet de nos recherches.
Quels sont donc les lieux où elle domine? Ce sont les monarchies: c'est là que secondée par la nature du gouvernement, soutenue par les moeurs, nourrie par l'esprit général, elle semble établir son empire sur une base inébranlable.
L'honneur, comme on l'a souvent remarqué, l'honneur est l'âme du gouvernement monarchique; non pas cet honneur philosophique, qui n'est autre chose que le sentiment exquis qu'une âme noble et pure a de sa propre dignité, qui a la raison pour base et se confond avec le devoir, qui existerait même loin des regards des hommes sans autre témoin que le Ciel et sans autre juge que la conscience; mais cet honneur politique dont la nature est d'aspirer aux préférences et aux distinctions, qui fait que l'on ne se contente pas d'être estimable, mais que l'on veut surtout être estimé, plus jaloux de mettre dans sa conduite de la grandeur que de la justice, de l'éclat et de la dignité que [de] la raison; cet honneur qui tient plus à la vanité qu'à la vertu, mais qui, dans l'ordre politique, supplée à la vertu même, puisque, par le plus simple de tous les ressorts, il force les citoyens à marcher vers le bien public lorsqu'ils ne pensent aller qu'au but de leurs passions particulières; cet honneur enfin souvent aussi bizarre dans ses lois que grand dans ses effets; qui produit tant de sentiments sublimes et tant d'absurdes préjugés, tant de traits héroïques et tant d'actions extravagantes; qui se pique ordinairement de respecter les lois, et quelquefois aussi se fait un devoir de les enfreindre; qui prescrit impérieusement l'obéissance aux volontés du Prince; et cependant permet de refuser ses services, à quiconque se croit blessé par une injuste préférence; qui ordonne en même temps de traiter avec générosité les ennemis de la patrie, et de laver un affront dans le sang du citoyen.
Ne cherchons point ailleurs que dans ce sentiment, tel que nous venons de le peindre, la source du préjugé dont il est ici question. Si l'on considère la nature de cet honneur, fertile en caprices, toujours porté à une excessive délicatesse, appréciant les choses par leur éclat plutôt que par leur valeur intrinsèque, les hommes par des accessoires, par des titres qui leur sont étrangers, plutôt que par leurs qualités personnelles, on concevra facilement comment il a pu livrer au mépris ceux qui tiennent à un scélérat flétri par la société.
Il pouvait établir ce préjugé d'autant plus aisément, qu'il était encore favorisé par d'autres circonstances relatives à la nature du gouvernement dont je parle. L'Etat monarchique exige nécessairement des prééminences, des distinctions de rangs; surtout un corps de noblesse, regardé comme essentiel à sa constitution, suivant ce principe, que Bacon a développé avant Montesquieu: sans nobles point de monarque; sans monarque, point de nobles. Dans ce gouvernement, l'opinion publique attache nécessairement un prix infini à l'avantage de la naissance; mais cette habitude même de faire dépendre l'estime que l'on accorde à un citoyen de l'ancienneté de son origine, de l'illustration de sa famille, de la grandeur de ses alliances, a déjà des rapports assez sensibles avec le préjugé dont il est question. La même tournure d'esprit qui fait que l'on respecte un homme parce qu'il est né d'un père noble, qu'on le dédaigne parce qu'il sort de parents obscurs, conduit naturellement à le mépriser lorsqu'il a reçu le jour d'un homme flétri, ou qu'il l'a donné à un scélérat.
Combien d'autres circonstances particulières ont pu augmenter l'influence de ces causes générales dans les monarchies modernes, et surtout en France!
Les anciennes lois françaises ne punissaient les crimes des nobles que par la perte de leurs privilèges; les peines afflictives étaient réservées pour le roturier ou vilain; dans la suite le clergé fut aussi affranchi par ses prérogatives de cette dernière espèce de punitions.
Quel obstacle pouvait trouver alors le préjugé qui déshonorait les familles de ceux qui étaient condamnés au supplice? il ne s'attachait qu'à cette partie de la nation, avilie pendant tant de siècles par la plus dure et la plus honteuse servitude.
S'il eût attaqué les deux corps qui dominaient dans l'Etat, s'il eût mis en danger l'honneur des seuls citoyens dont les droits parussent alors dignes d'être respectés, il est probable qu'il aurait été bientôt anéanti
Nous avons d'autant plus de raison de le croire, qu'il n'a jamais pu étendre son empire jusqu'aux grandes maisons du royaume. Aujourd'hui que les nobles ont été soumis aux punitions corporelles, la famille d'un illustre coupable échappe encore au déshonneur. Tandis que le gibet flétrit pour jamais les parents du roturier, le fer qui abat la tête d'un Grand n'imprime aucune tache à sa postérité.
Mais par la raison contraire, cette opinion cruelle s'est établie sans peine dans des temps de barbarie où elle frappait à loisir sur un peuple esclave, si méprisable aux yeux de ce clergé puissant et de cette superbe noblesse qui l'opprimaient.
Je ne dirai plus qu'un mot sur ce sujet, pour observer que ce même préjugé pouvait être encore fortifié par une coutume bizarre, qui régna longtemps chez la plupart des nations de l'Europe: je parle du combat judiciaire.
Lorsque cette absurde institution décidait de toutes les affaires civiles et criminelles, les parents de l'accusé étaient souvent obligés de devenir eux-mêmes parties dans le procès d'où dépendait son sort. Lorsque sa faiblesse, ses infirmités, son sexe surtout ne lui permettaient pas de prouver son innocence l'épée à la main, ses proches embrassaient sa querelle et combattaient à sa place. Le procès devenait donc en quelque sorte pour eux une affaire personnelle, la punition de l'accusé était la suite de leur défaite; et dès lors il était moins étonnant qu'ils en partageassent la honte, surtout chez des peuples qui ne connaissaient d'autre mérite que les qualités guerrières.
SECONDE PARTIE.
Après avoir cherché l'origine du préjugé qui fait l'objet de nos réflexions, j'ai à discuter une seconde question peut-être plus intéressante encore: ce préjugé est-il plus nuisible qu'utile?
J'avoue que je n'ai jamais pu concevoir comment les sentiments pouvaient être partagés sur un point que la raison et l'humanité décident si clairement. Aussi quand j'ai vu une société savante aussi distinguée proposer cette question, je n'ai jamais cru que son intention fût d'offrir un problème à résoudre; mais seulement une erreur funeste à combattre, un usage barbare à détruire, une des plaies de la société à guérir.
D'abord, qu'une opinion, dont l'effet est de faire porter à l'innocence ce que la peine du crime a de plus accablant, soit injuste, c'est une vérité, ce me semble, qui n'a pas besoin de preuve: mais ce point résolu, la question est décidée; si elle est injuste, elle n'est donc pas utile? De toutes les maximes de la morale, la plus profonde, la plus sublime peut-être, et en même temps la plus certaine, est celle qui dit: que rien n'est utile, que ce qui est honnête.
Les lois de l'Etre suprême n'ont pas besoin d'autre sanction que des suites naturelles qu'il a lui-même attachées à la fidélité qui les respecte ou à l'audace qui les enfreint: la vertu produit le bonheur, comme le soleil produit la lumière; tandis que le malheur sort du crime, comme l'insecte impur naît du sein de la corruption.
Le jour est arrivé où César saisit enfin le prix de ses travaux, de ses victoires et de ses forfaits; il triomphe, il règne, il est assis fur le trône de l'univers. César est-il heureux? Non. Il échapperait en vain au fer de ses ennemis qui vont l'immoler à la liberté; la peine qui le poursuit ne l'atteindrait pas moins sûrement: il ne vivrait que pour apprendre tous les jours par de terribles leçons, que ce qui n'est point honnête ne saurait être juste.
Cette maxime vraie en morale ne l'est pas moins en politique: les hommes isolés et les hommes réunis en corps de nations sont également soumis à celte loi. La prospérité des Etats repose nécessairement sur la base immuable de l'ordre, de la justice et de la sagesse: toute loi injuste, toute institution cruelle qui offense le droit naturel, contrarie ouvertement leur but, qui est la conservation des droits de l'homme, le bonheur et la tranquillité des citoyens.
Si les politiques paraissent avoir souvent méconnu ces principes, c'est qu'en général les politiques ont beaucoup de mépris pour la morale; c'est que la force, la témérité, l'ignorance et l'ambition ont trop souvent gouverné la terre.
Au reste, si j'avais eu à démontrer la vérité de la maxime que j'ai exposée par un exemple frappant, j'aurais choisi précisément celui que me fournit le préjugé dont il est ici question.
Mais ici j'entends des voix s'élever en sa faveur; je crois rencontrer dès le premier pas un sophisme accrédité, qui lui a donné un assez grand nombre de partisans. Il est, dit-on, salutaire à la société; il prévient une infinité de crimes; il force les parents à veiller sur la conduite des parents; il rend les familles garantes des membres qui les composent.
Des citoyens garants des crimes d'un autre citoyen! Eh! c'est précisément ce monstre de l'ordre social que j'attaque. C'est par des lois sages, c'est par le maintien des moeurs, plus puissantes que les lois, qu'il faut arrêter le crime; et non par des usages atroces, toujours plus funestes à la société que les délits mêmes qu'ils pourraient prévenir.
A la Chine on a imaginé un moyen frappant d'établir cette espèce de garantie dont on nous vante les avantages. Là, les lois condamnent à mort les pères dont les enfants ont commis un crime capital. Que n'adoptons-nous cette loi? Cette idée nous fait frémir… et nous l'avons réalisée. Ne nous prévalons pas de la circonstance que nous n'avons pas été jusqu'à ôter la vie aux parents du coupable: nous avons fait plus, même dans nos propres principes, puisque nous rougirions de mettre la vie même en concurrence avec l'honneur.
Mais, après tout, ce préjugé nous donne t-il en effet le dédommagement qu'on nous promet? Comment diminue-t-il le nombre des crimes? Est-ce de la part de ceux qui sont capables de les commettre? Je n'ai pas l'idée d'un homme assez scélérat pour fouler aux pieds les lois les plus sacrées, et cependant assez sensible, assez généreux, assez délicat, pour craindre d'imprimer à sa famille le déshonneur qu'il ne redoute pas pour lui-même.
Le préjugé produira-t-il plus d'effet de la part des parents? Rendra t-il le père plus attentif à l'éducation de ses enfants? Quand son esprit pourrait se fixer sur les horribles images qu'il lui présenterait, quand la tendresse paternelle, toujours si prompte à se flatter, pourrait penser sérieusement qu'elle caresse peut-être des monstres capables de mériter un jour toute la sévérité des lois, cet affreux mobile serait au moins superflu; car il n'est pas un seul père qui ne se propose quelque chose de plus que d'empêcher que ses enfants n'expirent un jour sur un échafaud.
Peut-être m'objectera-t-on que ce motif peut engager les parents à réclamer le secours de l'autorité contre des enfants pervers qui les menacent d'un déshonneur prochain.
Mais, outre que la dernière classe des citoyens n'a pas les ressources nécessaires pour se procurer ce remède violent, quand un père se détermine-il à en faire usage? Lorsque le mal est devenu incurable; lorsque la corruption de son fils est parvenue à sa dernière période; lorsque des écarts multipliés qu'il connaît souvent le dernier, et qui ont déjà mérité l'animadversion de la justice, le force à des démarches humiliantes, qui laissent toujours une tache sur l'objet de sa tendresse.
Et souvent, à peine l'aura-t-il privé de la liberté dont il abuse, que séduit par l'espoir d'un changement dont lui seul peut se flatter, il obtiendra la révocation de l'ordre fatal qu'il aura sollicité; le coupable, dont les inclinations funestes auront été fortifiées encore par la compagnie des hommes vicieux, que la même punition aura rassemblés dans sa prison, ou par la solitude, non moins dangereuse pour les âmes perverses que le commerce des méchants, rentrera dans le sein de la société, où il rapportera de funestes dispositions à tous les crimes qui peuvent la troubler.
Voilà donc les avantages que nous procure ce préjugé; c'était bien la peine d'être injustes et barbares.
Mais d'ailleurs pour avoir au moins un prétexte de rendre le père responsable à ce point des actions de ses enfants, il faudrait au moins lui laisser tous les moyens nécessaires pour les diriger.
Les Chinois sont en cela plus conséquents que nous: leurs lois leur donnent un pouvoir sans bornes sur leur famille; elles punissent, dit-on, de n'en avoir pas usé. Mais nous qui avons presque entièrement soustrait à l'autorité paternelle la personne et les biens des enfants, nous qui fixons à un âge si peu avancé le terme de leur indépendance, comment imputerions-nous aux pères tant de fautes qu'ils ne peuvent empêcher? Ah! si nous voulons exercer envers eux cette rigueur, rendons-leur du moins toutes leurs prérogatives; rétablissons ce tribunal domestique que les anciens peuples regardaient avec raison comme la sauvegarde des moeurs… ou plutôt cette institution nous prouverait bientôt que pour mettre un frein au crime, il n'est pas nécessaire d'opprimer l'innocence et d'outrager l'humanité.
Mais enfin, quand nous pourrions pallier par ce frivole prétexte notre injustice envers des pères, comment la justifierons-nous à l'égard des autres parents du coupable? Quelle autorité le frère a-t-il pour corriger le frère? Quelle puissance le fils exerce-t-il sur son père? Et la tendre, la timide, la vertueuse épouse, est-elle criminelle pour n'avoir pas réprimé les excès du maître auquel la loi l'a soumise? De quel droit portons-nous le désespoir dans son coeur abattu? De quel droit la forçons-nous à cacher, comme un douloureux témoignage de sa honte, les pleurs mêmes que lui arrache l'excès de son infortune?
J'ai cherché vainement de quelle apparence d'utilité on pouvait colorer l'injustice du préjugé que je combats; mais je suis moins embarrassé à découvrir les maux innombrables qu'il traîne après lui.
Pour bien les apprécier, il faudrait pouvoir suspendre un moment l'impression de l'habitude qui nous l'a rendu trop familier, et le considérer en quelque sorte dans un point de vue plus éloigné.
Je suppose donc qu'un habitant de quelque contrée lointaine, où nos usages sont inconnus, après avoir voyagé parmi nous, retourne vers ses compatriotes et leur tienne ce discours:
"J'ai vu des pays où règne une coutume singulière: toutes les fois qu'un criminel est condamné au supplice, il faut que plusieurs autres citoyens soient déshonorés. Ce n'est pas qu'on leur reproche aucune faute; ils peuvent être justes, bienfaisants, généreux; ils peuvent posséder mille talents et mille vertus; mais ils n'en sont pas moins des gens infâmes.
"Avec l'innocence, ils ont encore les droits les plus touchants à la commisération de leurs concitoyens. C'est, par exemple, une famille désolée, à qui l'on arrache son chef et son appui, pour le traîner à l'échafaud: on juge qu'elle serait trop heureuse si elle n'avait que ce malheur à pleurer; on la dévoue elle-même à un opprobre éternel.
"Les infortunés! avec toute la sensibilité d'une âme honnête, ils sont réduits à porter tout le poids de cette peine horrible, que le scélérat peut seul soutenir. Ils n'osent plus lever les yeux, de peur de lire le mépris sur le visage de tous ceux qui les environnent; tous les états les dédaignent; tous les corps les repoussent; toutes les familles craignent de se souiller par leur alliance; la société entière les abandonne et les laisse dans une solitude affreuse; la bienfaisance même qui les soulage se défend à peine du sentiment superbe et cruel qui les outrage; l'amitié… j'oubliais que l'amitié ne peut plus exister pour eux. Enfin leur situation est si terrible qu'elle fait pitié à ceux mêmes qui en sont les auteurs; on les plaint du mépris que l'on se sent pour eux, et on continue de les flétrir; on plonge le couteau dans le coeur de ces victimes innocentes, mais ce n'est pas sans être un peu ému de leurs cris."
A cet étonnant mais fidèle récit, que diraient les peuples dont je parle? Ne croiraient-ils pas d'abord qu'un tel préjugé ne peut régner que dans quelque contrée sauvage? On aurait beau ajouter que les peuples qui l'ont adopté sont, d'ailleurs, justes, humains, éclairés; qu'ils ont des moeurs polies, des lois sages, des institutions sublimes; qu'ils savent mieux qu'aucun autre connaître les principes du bonheur social et respecter les droits de l'humanité; qu'ils ont porté les arts et les sciences à un degré de perfection inconnu au reste de l'univers. Ils ne voudraient jamais croire à ces inconcevables contradictions; ignorant tous les avantages qui nous dédommagent de ces restes de l'ancienne barbarie, ils nous regarderaient peut-être comme les plus malheureux des hommes; ils s'applaudiraient de ne pas vivre dans des pays où l'innocence n'est point en sûreté, où les citoyens sont sans cesse exposés au danger affreux de perdre le plus précieux de tous les biens par des événements qui leur sont étrangers.
Tel est le premier inconvénient attaché à cet absurde préjugé; il est fait pour nous effrayer. Nous regardons tout ce qui porte atteinte à la stabilité de nos propriétés comme un coup funeste qui ébranle les fondements du bonheur public; quelle idée nous formerons-nous donc d'un préjugé qui soumet aux caprices du hasard l'honneur même, sans lequel tous les autres biens sont sans prix et la vie n'est qu'un supplice?
Nous répétons tous les jours cette maxime équitable, qu'il vaut mieux épargner mille coupables que de sacrifier un seul innocent: et nous ne punissons pas un coupable, sans perdre plusieurs innocents!
La punition d'un scélérat, disons-nous, n'est qu'un exemple pour d'autres scélérats; mais le supplice d'un homme de bien est l'effroi de la société entière; et tous les jours nous donnons à la société ce spectacle horrible, qui doit porter la terreur dans l'âme de chacun de nous, puisque rien ne nous garantit que nous n'en serons jamais les déplorables objets et qu'oppresseurs aujourd'hui, nous pouvons demain être opprimés à notre tour.
Et quel tort pense-t-on que cause à l'Etat la flétrissure imprimée à tant de citoyens!
Les législateurs éclairés se sont toujours montrés avares du sang même le plus vil, lorsqu'ils ont pu le conserver à la patrie; ils n'ont pas voulu lui ôter les moindres avantages qu'elle pouvait tirer de la punition des criminels, qu'ils n'ont pas cru devoir condamner à la mort. De là les peines qui attachent aux travaux publics les auteurs de certains délits. Nos lois mêmes ont adopté ces principes; et nos préjugés les blessent ouvertement en rendant inutiles à l'Etat tous les citoyens irréprochables qui tiennent à un coupable.
Si, au lieu de leur imputer les fautes de leur parent, on leur faisait un mérite de ne pas lui ressembler, la condamnation de ce dernier serait pour eux un aiguillon puissant qui les forcerait à la faire oublier par leurs qualités personnelles; mais nos préjugés privent à jamais la société des services qu'ils pouvaient lui rendre. En leur ôtant l'honneur, ils les anéantissent, ils les frappent d'une espèce de mort civile non moins funeste que celle que la loi donne aux coupables qu'elle condamne.
Plût au Ciel encore qu'ils ne fussent qu'inutiles et qu'ils ne devinssent jamais dangereux!
L'opprobre avilit les âmes; celui que l'on condamne au mépris est forcé à devenir méprisable. De quel sentiment noble, de quelle action généreuse sera capable celui qui ne peut plus prétendre à l'estime de ses semblables? Privé sans retour des avantages attachés à la vertu, il faudra qu'il cherche un dédommagement dans les jouissances du vice.
Si la honte lui a laissé quelque ressort, craignons-le encore davantage. Craignons son énergie même qui va se tourner en haine et en désespoir… Je ne pense pas sens frémir aux mouvements terribles qui doivent agiter une âme forte dans cette inconcevable situation: je crois voir une de ces familles que le préjugé a précipitées à ce dernier degré des misères humaines.
C'étaient des hommes pleins de talents et d'honneur: enflammés par une noble ambition, encouragés par l'estime publique, ils marchaient à grands pas vers la gloire et vers la fortune… Tout a changé: un moment de délire a égaré quelqu'un de leurs proches, et les lois l'ont puni. Accablés de ce coup horrible, ils sont demeurés longtemps ensevelis dans un stupide abattement. Enfin il" ont levé les yeux en tremblant vers leurs concitoyens; leur faible voix n'a osé se faire entendre; mais un regard où la crainte se peignait avec la douleur a imploré pour eux la protection de ceux qui les environnaient… mais le terrible préjugé leur a défendu d'écouter la pitié; tous ont détourné les yeux, et les ont voués pour jamais à l'abandon, à la misère, à l'infamie… Que faites-vous, citoyens insensés? Comment osez-vous ravir à ces infortunés l'honneur et l'espérance, si vous ne pouvez leur arracher en même temps ce courage et cette ardente sensibilité que leur donna la nature? Que feront-ils désormais de ces âmes fières et actives dont ils portent tout le poids? Vous ne voulez plus qu'ils les exercent pour la gloire, pour la vertu, pour la patrie; à quoi les emploieront-ils donc? Au crime et à la vengeance. Tous les biens qui peuvent flatter le coeur de l'homme et occuper son activité, se sons tout-à-coup éclipsés pour eux; l'amitié, l'amour, la bienfaisance, toutes ces affections douces qui consolent et qui élèvent l'âme, leur sont désormais interdites; s'ils jettent les yeux autour d'eux, ils ne voient plus que des oppresseurs; s'ils rentrent au-dedans d'eux- mêmes, ils n'y trouvent que le sentiment amer de l'injustice atroce dont ils sont les victimes; leur âme sans cesse irritée par cet excès de barbarie, ne peut plus enfanter que des idées sinistres et des projets cruels… Ah! que dans cet état affreux, un nouveau Catilina ne vienne point les inviter à conspirer avec lui pour la ruine d'une odieuse patrie! je crains bien qu'il ne les trouve trop disposés à surpasser ses fureurs. Dans une telle situation, les mêmes qualités qui devaient être une source de grandes actions, doivent nécessairement les conduire aux grands crimes. Pour combler tant d'horreurs, il ne manquerait plus que de les voir un jour, ces malheureux, expirer eux-mêmes sous le glaive de la justice. O citoyens! vous la verrez tôt ou tard cette sanglante catastrophe; après avoir puni en eux des crimes dont ils n'étaient point coupables, vous punirez ceux auxquels vous les aurez vous-mêmes forcés; vous les condamnerez à mourir sur ce même échafaud, encore teint du sang de ce parent coupable, dont leurs vertus auraient pu surpasser les forfaits. Que dis-je; vous y volerez peut-être en foule pour satisfaire une curiosité barbare; et qu'y verrez-vous? Un spectacle fait pour vous instruire sans doute, le triomphe de votre injustice et de votre folie, l'exemple le plus terrible des horreurs que traîne après lui le plus atroce de tous les préjugés.
Si nous considérons toute retendue des maux dont je viens de parler, nous nous estimerons heureux toutes les fois que les parents des coupables prendront le parti auquel ils ont assez souvent recours, de fuir loin d'une injuste patrie, pour aller cacher leur honte dans des contrées étrangères; et qu'ils ne feront point d'autre mal à l'Etat que de porter aux nations rivales leur industrie, leurs talents, leurs fortunes, avec la haine de la patrie qui les a persécutés.
Plus j'avance, et plus je découvre de nouvelles raisons de détester le préjugé que j'attaque. Je le vois partout élever un signal de discorde entre les citoyens; c'est par lui qu'une barrière insurmontable s'élève tout à coup entre deux familles prêtes à s'unir par une étroite alliance; c'est par lui que le dédain, le mépris, le deuil, le désespoir, succède à l'estime, à l'amour, à la joie, à l'ivresse du bonheur; c'est lui qui, arrachant l'un à l'autre des amants dont l'hymen allait combler les voeux, ordonne à l'un de trahir sa foi, et condamne l'autre à l'impuissance de remplir jamais un des devoirs les plus sacrés du citoyen. C'est ce même préjugé qui allume tant de querelles funestes. Ceux qu'il flétrit sont sans cesse exposés à des affronts, qu'ils ne souffrent pas toujours patiemment. La cause de leurs malheurs est un des textes d'injures les plus familiers à la haine, à l'insolence, à la brutalité, au faux honneur. De là les discussions, les rixes et surtout les duels. C'est ainsi que ce préjugé fournit un aliment inépuisable à cette autre frénésie, non moins funeste ni moins barbare que lui, et avec laquelle il est sans doute bien digne de s'allier.
Il produit encore un autre inconvénient, peut-être moins sensible, mais non moins réel.
J'ai vu des enfants pervers s'apercevoir qu'ils tenaient dans leurs mains la destinée de leurs parents, se prévaloir de cet odieux avantage pour leur arracher d'injustes complaisances, les forcer à se relâcher d'une sévérité nécessaire par la crainte de les pousser à des excès qui auraient déshonoré leur famille; et faire ainsi du préjugé dont je parle l'instrument de leurs passions et la sauvegarde de leur licence. Je ne doute pas que ces exemples soient beaucoup plus communs qu'on ne pense; ils ne demandent qu'un oeil attentif pour être aperçus.
Mais il est, Messieurs, un point de vue plus important, et digne de fixer toute votre attention, sous lequel on peut considérer ce préjugé.
Dans toute société bien constituée, il est des tribunaux établis par tes lois pour juger les crimes suivant des formes invariables, faites pour servir de sauvegarde à l'innocence et de rempart à la liberté civile, mais ces principes sacrés sur lesquels portent les premiers fondements du bonheur public, le préjugé permet-il de les suivre avec rigueur?
Un de ses premiers effets est de forcer les familles à solliciter sans cesse des ordres supérieurs contre les particuliers, dont les inclinations perverses ou les passions ardentes semblent leur annoncer un funeste avenir. C'est en vain que l'intérêt général semble réclamer contre leurs démarches; le voeu public invoque lui-même ce secours en faveur des citoyens honnêtes que menace cette opinion fatale. Car après tout nos moeurs en général ne sont point cruelles; le préjugé nous révolte en nous subjuguant; nous ne voyons pas sans épouvante les suites affreuses qu'il traîne après lui; l'intervention de l'autorité se présente à nous comme le seul moyen de les prévenir, et nous le saisissons avec empressement.
Nous connaissons les inconvénients qu'il entraîne; nous savons que les alarmes d'une famille peuvent être pour des parents malintentionnés un prétexte aux vengeances domestiques, un instrument d'injustice et d'oppression; nous sentons que la jalousie d'un frère ambitieux, la haine dune marâtre cruelle, les intrigues d'une perfide épouse, peuvent faire quelquefois tout le crime du malheureux contre qui l'on conspire au pied du trône: et nous ne pourrons nous défendre d'un sentiment d'effroi, si nous songeons qu'alors ces citoyens en butte à des accusations clandestines, ayant pour juges leurs adversaires mêmes, sont privés de tous les secours que les formes ordinaires de la justice présentent à l'innocence pour confondre la calomnie.
Mais ces inconvénients et tant d'autres nous paraissent encore préférables à tous les malheurs qui suivent le plus odieux des préjugés. Contre un mal si redouté, il n'est point de remède si violent que nous ne puissions employer sans effroi.
Cependant que faut-il penser d'un fléau qui a pu nous familiariser avec une pareille ressource, et qui seul perpétue encore parmi nous un usage si pernicieux en lui-même.
Oui, sans lui les Lettres de cachet seraient ignorées parmi nous, et nous venions bientôt ce mot effacé de notre langue. La tranquillité publique et la puissance royale établies désormais fur des fondements inébranlables, ne nous permettent pas même de prévoir aucun de ces événements funestes, qui peuvent forcer le gouvernement à employer ces ressorts extraordinaires et violents. L'auguste bonté de nos souverains, qui se fait une loi d'en restreindre l'usage avec tant de sévérité, s'empresserait de l'abolir entièrement; mais aussi longtemps que nous conserverons l'habitude d'envelopper l'innocence dans la proscription du crime, il nous faudra des Lettres de cachet, et nous ne cesserons de les invoquer contre notre propre folie.
Que sera-ce lorsque les familles n'auront pu recourir à ces précautions funestes, et que le crime d'un particulier aura éveillé l'attention de la police? C'est alors que l'on verra tous ceux qui tiennent au coupable par quelque lien, se liguer pour l'arracher à la peine qui le menace. Tour ce que peut le crédit, la faveur, les richesses, l'amitié, la bienfaisance, le zèle, le courage, le désespoir, toutes les passions humaines exaltées par le plus puissant de tous les intérêts, tout est prodigué pour imposer silence à la loi; à chaque délit qu'elle veut réprimer, elle voit se former contre elle une nouvelle conspiration, plus ou moins redoutable, suivant le degré de crédit et de considération dont jouit la famille du criminel. Eh! qui pourrait faire un crime à ces infortunés de réunir toutes leurs forces pour échapper à un tel désastre? La commisération publique se range elle-même de leur parti. Quels étranges contrastes! L'intérêt de la société demande la punition du coupable; et la société elle-même est en quelque sorte contrainte à faire des voeux pour son salut. Une foule de citoyens irréprochables est placée entre les magistrats et l'accusé; pour frapper celui-ci, il faut qu'ils plongent dans le coeur des autres le glaive dont ils sont armés pour punir le crime. Que je plains un juge réduit à cette situation cruelle, où il ne peut déployer la sévérité de son ministère, sans immoler à la fois la vertu, l'innocence, les talents, la beauté! La loi, toujours inexorable, lui crie: Armez votre âme d'un triple airain; frappez sans faiblesse et sans pitié. Mais l'humanité, la nature, l'équité même, lui demandent grâce pour une famille que sa bienfaisance, ses moeurs, ses services, ont rendue respectable et chère à toute la contrée qu'elle habite; à leur voix touchante se mêlent les gémissements de tout un peuple, qui partage l'horreur de sa situation; au deuil, à la consternation qui glace tous les coeurs, vous diriez que tous les citoyens font la famille de l'accusé; le spectacle de la douleur publique redouble et justifie la sensibilité des magistrats. Ah! ce n'est point contre le vice qu'il faut ici se tenir en garde, c'est contre leurs propres vertus qu'ils ont à se défendre…
Je veux croire cependant que dans des combats si dangereux, l'inflexible sévérité triomphera toujours; je veux croire que tant de penchants impérieux ne mettront jamais le plus faible poids dans la balance de la justice; je veux croire qu'un juge ne se laissera jamais égarer par quelqu'une de ces illusions, qui séduisent si facilement l'homme même le plus vertueux; mais enfin malheur au peuple dont les préjugés semblent imprimer à la sagesse même des lois un caractère d'injustice et de férocité, et qui pour compter sur leur exécution a besoin que ses magistrats soient toujours capables de s'élever à l'héroïsme d'une vertu presque barbare.
Mais c'est surtout auprès du souverain que l'on fera les plus grands efforts, pour sauver les coupables: le pouvoir de faire grâce réside en ses mains. Il est vrai que le dépôt de la félicité d'un peuple dont il est chargé, élève son âme au-dessus des mouvements d'une sensibilité vulgaire, et lui inspire une sainte réserve dans la dispensation de cette sorte de bienfaits. Mais ici tant de circonstances impérieuses se réuniront souvent en faveur des familles! tant d'objets touchants s'offriront à l'humanité du Prince! tant de raisons séduisantes seront présentées même à sa sagesse… comment la clémence pourrait-elle demeurer toujours inexorable quand la justice elle-même tremble de punir? On lui arrachera la grâce du coupable; mais, dans le moment même où son coeur combattu la laissera échapper, il sera forcé de gémir sur la bizarrerie d'un peuple frivole, dont les préjugés font violence à la juste sévérité des lois, et ébranlent les principes salutaires qui font la base de l'ordre public.
TROISIEME PARTIE.
Ce que je viens de dire, Messieurs, me paraît suffisant, pour mettre tous les esprits à portée de décider si le préjugé dont il est question est plus nuisible qu'utile à la société.
J'ai fait voir que ses prétendus avantages sont chimériques et nuls, son injustice extrême et ses inconvénients affreux.
C'est dire assez que nous devons réunir toutes nos forces pour le détruire: mais la manière dont vous avez posé la question qui me reste à discuter m'a paru mériter une attention particulière.
Quels sont, demandez-vous, les moyens de détruire le préjugé, ou de parer aux inconvénients qui en résultent, si l'on jugeait qu'il fût nécessaire de le conserver en partie?
Cet énoncé nous invitait à examiner si le préjugé, restreint dans certaines bornes, ne pouvait pas produire quelques bons effets, et s'il ne serait pas encore plus utile de le modérer que de l'anéantir entièrement. Cette marche convenait qans doute à la sagesse d'une Compagnie savante, qui, cherchant à éclaircir une question importante au bien public, se proposait d'engager les Gens de Lettres à examiner un si grand sujet sous toutes les faces, et à le discuter avec toute l'exactitude et toute la profondeur qu'il demande.
Pour moi, l'idée que je me suis formée de l'abus dont je parle, ne me permet pas d'admettre ici aucun tempérament, et mes principes me conduisent directement à la destruction totale du préjugé.
Je sais qu'il est chez tous les hommes, comme je l'ai observé dans la première partie de ce discours, un sentiment équitable et naturel qui fait dépendre jusqu'à un certain point la considération attachée à une famille, du mérite ou des vices de chacun de ses membres. Cette manière de penser, commune à toutes les nations, est bonne, raisonnable, utile à la société; mais, encore un coup, ce n'est point là le préjugé dont il est ici question. Ce discours n'a pour objet que cette opinion meurtrière, particulière à certains peuples, qui, couvrant d'un opprobre éternel les parents d'un coupable que les lois ont puni, les rendent à jamais des objets de mépris et d'horreur pour le reste de la société: voilà l'abus qu'il faut anéantir.
En le frappant, ne craignons pas de détruire en même temps cette opinion primitive et modérée qui distribue avec équité le blâme et la honte aux familles des coupables. Elle survivra toujours à la ruine de notre préjugé: c'est à elle que tous nos efforts nous ramèneront naturellement, sans qu'il soit besoin de nous en occuper; il ne serait pas même en notre pouvoir de l'étouffer, elle tient à la nature même des choses. Jamais dans aucune société les grandes actions ou les crimes d'un particulier ne seront absolument indifférents à la gloire de fa famille. Mais si cette vaine terreur nous engageait à user de ménagements envers le préjugé, nous ne ferions contre lui que d'impuissantes tentatives; si nous craignons de passer le but, nous le manquons. Les précautions que nous prendrions pour conserver une partie du préjugé, ne feraient que l'affermir davantage.
Quoi! lorsque nous avons besoin de faire les plus grands efforts pour déraciner une opinion terrible, fortifiée par le temps, cimentée par l'habitude, entretenue par les causes les plus puissantes, la crainte d'obtenir un succès trop complet est-elle donc le soin qui nous doive inquiéter? Non, ne songeons point à modérer l'usage de nos forces quand nous ne saurions les déployer toutes avec trop de courage. Bannissons tous ces vains scrupules, dégageons-nous de toutes ces entraves, et marchons d'un pas ferme à la ruine du préjugé.
Mais ici une réflexion m'arrête. Ne nous flattons-nous point d'une vaine espérance ì Est-il vraiment quelque moyen de guérir les hommes d'un mal si invétéré? L'abus que nous attaquons n'est-il pas destiné à triompher éternellement de tous les efforts de la raison? Ainsi parle le vulgaire; maïs l'homme qui pense rejette ce funeste présage.
Les préjugés invincibles ne font faits que pour les temps d'ignorance, où l'homme, courbé sous le joug de l'habitude, regarde toutes les coutumes anciennes comme sacrées, parce qu'il n'a ni la faculté de les apprécier, ni même l'idée de les examiner; mais dans un siècle éclairé, où tout est pesé, jugé, discuté; où la voix de la raison et de l'humanité retentit avec tant de force; où devenus plus sensibles et plus délicats en raison du progrès de nos connaissances, nous nous appliquons sans cesse à diminuer nos misères et à augmenter nos jouissances, un usage atroce ne peut longtemps retarder sa ruine, s'il n'est protégé par les passions des hommes, ou par le crédit d'un trop grand nombre de citoyens intéressés à le perpétuer. Or, le préjugé dont nous parlons n'est utile a personne; il est redoutable à tous; la société entière demande qu'il périsse.
Oui, Messieurs, le seul progrès des lumières suffirait peut-être pour amener tôt ou tard cette heureuse révolution; mais nous ne devons pas employer avec moins de zèle tous les moyens nécessaires pour l'accélérer. Ne vous semble-t-il pas voir toutes les familles que le préjugé fatal peut frapper encore dans l'avenir, élever vers nous une voix touchante, pour nous inviter à précipiter, s'il est possible, l'époque de sa destruction? Heureux l'homme d'Etat qui pourra se dire à lui-même: J'ai trouvé au milieu de ma nation un monstre, qui avait désolé tous les siècles précédents; il menaçait de ses fureurs les générations futures, mais je Tai anéanti avant qu'il ait pu parvenir jusqu'à elles. Heureux aussi et non moins grand peut-être l'Homme de Lettres, qui saurait montrer à l'Homme d'Etat les traits dont il doit frapper ce monstre, et obtenir la plus douce récompense qui puisse couronner les travaux du génie, l'avantage de contribuer au bonheur de ses concitoyens.
La nature du préjugé dont il est question nous indique celle des moyens que nous devons employer contre lui.
Ce n'est point par des lois directes qu'il faut le combattre, ce n'est point par l'autorité qu'il faut l'attaquer; l'autorité n'a point de prise sur l'opinion: loin de détruire celle qui nous occupe, elle ne ferait peut-être que la fortifier. Cette opinion a sa source dans l'honneur, comme je l'ai prouvé; et l'honneur, loin de céder à la force, se fait un devoir de la braver. Essentiellement libre et indépendant, il n'obéit qu'a ses propres lois, il ne connaît d'autre maître ni d'antre juge que lui-même.
Nous n'avons pas besoin non plus de bouleverser tout le système de notre législation, pour chercher le remède d'un mal particulier dans une révolution souvent dangereuse; des moyens plus simples et en même temps plus sûrs vont bientôt s'offrir à nous.
Tout ce que l'on pourrait désirer, c'est qu'on s'efforçât de mieux éclairer l'opinion publique sur l'esprit de quelques-unes de nos institutions, que nous nous obstinons à regarder comme favorables au préjugé: telle est surtout l'opinion attachée à la confiscation. Quel en est donc l'objet? Est-ce le coupable qu'on veut punir? Non, la confiscation n'est pas la peine destinée à expier le crime, elle n'en est que la conséquence; et d'ailleurs quand le fisc s'empare des biens d'un criminel, ils ont pour l'ordinaire cessé de lui appartenir, parce que la juste sévérité des lois lui a ôté la vie; c'est donc sur sa famille que tombe cette peine; c'est à ses héritiers qu'elle enlève le patrimoine que l'ordre naturel des successions leur déférait; et, tandis qu'ils auraient besoin de toute la considération que le vulgaire attache à l'opulence, pour se défendre contre le mépris public qui les environne, nous ajoutons encore à leur avilissement par la misère… la misère et l'infamie! Ah! c'est trop de maux à la fois: craignons-nous donc qu'il ne reste à ces malheureux quelques moyens d'échapper au désespoir et au crime où tout semble les entraîner! La raison, l'intérêt public, la douceur de nos moeurs, tout nous invite donc à proscrire cet usage, que l'on peut regarder comme le plus puissant protecteur du préjugé.
Mais il en est encore un autre, qui doit avoir sur le préjugé que nous combattons une influence très réelle, quoique plus éloignée, c'est la honte attachée à la bâtardise.
Je voudrais que l'opinion publique n'imprimât plus aucune tache aux bâtards; qu'on ne parût point punir en eux les désordres de leurs pères en les excluant des bénéfices ecclésiastiques. Pourquoi se persuader que les vices de ceux qui leur ont donné le jour leur ont été transmis avec leur sang? Je ne proposerais pas cependant de leur accorder les droits de famille, et de les appeler avec les enfants légitimes à la succession de leurs parents: non, pour l'intérêt des moeurs, pour la dignité du lien conjugal, ne souffrons pas que les fruits d'une union illicite viennent partager avec les enfants de la loi les honneurs et la patrimoine des familles auxquelles ils sont étrangers à ses yeux; laissons aux coeurs des citoyens qu'égare l'ivresse des passions la douleur salutaire de ne pouvoir prodiguer librement toutes les preuves de leur tendresse aux gages d'un amour que la vertu n'approuve pas; ne leur permettons pas de goûter toutes les douceurs attachées au titre de père s'ils n'ont plié leur tête sous le joug sacré du mariage. La seule chose où l'on cherche en vain les principes de la justice et de la raison, la seule qui favorise le principe du préjugé dont il est question, c'est cette espèce de flétrissure que nous semblons attacher à la personne des bâtards, en les déclarant incapables de posséder des bénéfices. Cet usage inconnu aux premiers âges de l'Eglise, né dans le onzième siècle, c'est-à-dire au milieu des plus épaisses ténèbres de l'ignorance, ne va pas même au but qu'il semble se proposer, puisque l'indignité qu'on suppose dans les bâtards est toujours levée par des dispenses qui ne se refusent jamais et qui ne sont que de pure formalité. Si le bien public et l'intérêt de l'Eglise exigent qu'ils soient exclus des bénéfices, ces dispenses sont injustes et nulles; dans le cas contraire, elles sont absurdes et inutiles, ou plutôt elles servent à faire penser que l'on peut raisonnablement imputer aux hommes des fautes commises dans un temps où ils n'étaient point encore; c'est cet abus trop analogue à notre préjugé qu'il faut proscrire, aussi bien que tous ceux de nos autres usages qui peuvent retracer les mêmes idées et le même esprit.
Mais il est temps de porter un plus grand coup au préjugé, en réformant une autre institution plus déraisonnable encore.
Quel étrange spectacle se présente ici à mes yeux! deux citoyens ont offensé la loi: l'un, pressé par le besoin autant que par la cupidité, a osé porter des mains avides sur les trésors de son voisin opulent; l'autre a trahi l'Etat, en livrant aux ennemis la florissante armée qu'il devait conduire à la victoire. La loi s'apprête à punir ces deux coupables; on déploie pour le premier l'appareil d'un supplice aussi cruel qu'ignominieux; mais l'autre, on le regarde encore d'un oeil de faveur et de prédilection, l'indulgence éclate jusque dans les coups qu'on lui porte; on a réservé pour lui une espèce de punition particulière; on attache à l'instrument même de son supplice une idée de grandeur et de prééminence, qui le distingue encore en ce moment de la foule des citoyens, et semble imposer au mépris public qui devait l'écraser. Le premier transmettra sa honte au dernier rejeton de sa race malheureuse; mais la honte n'oserait approcher de la famille du second; et ses glorieux descendants citeront un jour avec orgueil la catastrophe même qui termina sa vie, comme un titre éclatant de leur noblesse et de leur illustration.
Quel est donc le motif d'une telle partialité! le Noble et le Roturier, condamnés à servir de victime à la vindicte publique, sont deux coupables, tous deux déchus du rang qu'ils occupaient dans l'Etat, tous deux dépouillés de la qualité de citoyen; une seule différence reste entre eux, c'est que le premier est plus criminel parce qu'il avait violé des lois qui avaient accumulé sur sa tête toutes les distinctions et tous les avantages de la société. Pourquoi donc le traiter avec tant d'honneur au sein même de l'infamie? O toi, qui vas expier à la face du public les attentats dont tu t'es souillé, viens-tu donc jusque sur l'échafaud humilier, par le faste d'une orgueilleuse prérogative, les citoyens vertueux auxquels les lois vont t'immoler! viens-tu leur dire: je fuis si grand et vous êtes si viles, que mes crimes mêmes sont plus nobles que ceux des gens de votre espèce, et que ni mes forfaits, ni mon supplice, ne peuvent encore m'abaisser jusqu'à vous?
Vous venez de voir, Messieurs, dans cet usage une injustice, une atteinte portée à la vigueur des lois, une insulte à l'humanité; mais ce qui me touche ici particulièrement, c'est l'appui qu'il prête au préjugé qui nous occupe.
Cette différence de peines qui semble dire aux Roturiers, qu'ils ne sont pas dignes de mourir de la même manière que les Nobles, ajoute nécessairement à celle des premiers un nouveau caractère d'ignominie; tandis que les punitions des grands paraissent en quelque sorte honorables, parce qu'elles font réservées pour les grands, celles du peuple deviennent plus avilissantes, parce qu'elles ne font faites que pour le peuple. C'est ainsi que le déshonneur s'est attaché aux familles plébéiennes, parce que les instruments destinés au supplice de leurs membres étaient en même temps les tristes monuments de leur humiliation et du mépris que la loi même semblait témoigner pour elles. Et voilà peut-être le ressort à plus puissant du préjugé; car ce n'est ni la raison ni la vérité, mais l'éclat des distinctions extérieures qui détermine l'estime de la multitude. Voyez comme partout elle considère la vertu moins que les talents, les talents moins que la grandeur et l'opulence; voyez comme le peuple se méprise toujours lui-même, à proportion du mépris qu'on a pour lui; c'est par ce principe que le préjugé trouve, dans l'usage dont je viens de parler, de puissantes ressources pour opprimer cette partie de la nation, qui reste en butte à ses injustices, et pour faire retomber sur elle tout le déshonneur dont l'autre s'affranchit.
Que devons-nous faire pour remédier à de tels inconvénients? Si j'entreprends de l'indiquer, ce n'est pas que je veuille porter une main profane sur l'édifice sacré de nos lois; je sais qu'il n'appartient qu'aux chefs de la législation de peser dans leur sagesse les avantages ou les inconvénients des lois; et que le ministère de l'écrivain philosophe se borne à diriger l'opinion publique. C'est donc à elle seule que je m'adresse quand je désire de voir étendu à toutes les classes de la société le genre de peines jusque ici réservé pour les grands. Je préfère ce parti à celui d'étendre aux grands les châtiments affectés aux autres citoyens, non seulement parce qu'il est plus doux, plus humain et plus équitable, mais aussi parce qu'il nous fournirait encore un moyen plus directe d'affaiblir le préjugé.
Tout ce que nous venons de dire fait voir que la honte de ce préjugé n'est pas seulement attachée au supplice, mais à la forme même du supplice; et comme l'imagination des peuples est accoutumée de prêter à celle que je propose de rendre générale une sorte d'éclat, et d'en séparer l'idée du déshonneur des familles, la transporter à la bourgeoisie me paraît être un moyen naturel de donner le change au préjugé, et de tourner contre lui les choses mêmes qui ont favorisé ses progrès. Le mal dont nous parlons étant l'ouvrage du caprice et de l'imagination, ce serait peut-être un grand art que de lui opposer un remède puisé dans ces mêmes principes; car ce n'est pas toujours sur la gravité des mesures que l'on prend pour déraciner un abus, qu'il faut fonder le succès d'une pareille entreprise, mais sur leurs rapports avec la disposition des esprits qui l'a fait naître et qui le perpétue.
Tous les moyens que je viens d'indiquer, ne peuvent manquer, ce me semble, d'affaiblir au moins le préjugé; mais il en est un puissant, irrésistible, qui suffirait seul pour l'anéantir: et ce moyen quel est-il? Interrogeons là-dessus tout homme de bon sens et il nous l'indiquera, tant il est simple, naturel et infaillible. Qui ne connaît pas cet ascendant invincible attaché à l'exemple des souverains? O rois! je vais parler de la plus précieuse de vos prérogatives, et de la plus noble partie de votre puissance. Ce n'est pas lorsqu'elle force un peuple entier à plier sous vos lois qu'elle me frappe davantage: le pouvoir des lois est bornée; elles peuvent bien commander quelques actions extérieures; mais sous leur empire même, nos esprits, nos pensées, nos passions restent libres, et ce sont elles qui forment nos moeurs, dont la puissance balance et renverse quelquefois celle des lois mêmes. Mais cette partie de notre indépendance qui échappe à votre autorité, vous la ressaisissez par là force de vos exemples.
Partout la splendeur des titres et des dignités attire le respect et l'admiration des hommes; de là ce penchant impérieux qui les porte à copier les manières et les idées de ceux que leur rang élevé au-dessus du vulgaire. Considérez surtout le caractère des peuples soumis au gouvernement monarchique, ne semble-t-il pas que cet esprit d'imitation soit le ressort universel qui les fait mouvoir? Voyez comme les Provinces imitent la Ville, comme la Ville imite la Cour; comme la manière de vivre des grands devient la règle des peuples, fixe ce qu'on appelle le bon ton, espèce de mérite auquel chacun prétend, et qui est en quelque sorte la mesure de la considération qu'il obtient dans le commerce du monde. Que dis-je? telle est l'influence de leur conduite qu'elle efface souvent aux yeux du vulgaire les principes les plus sacrés, et forme presque son unique morale. N'est-il pas des vertus viles et bourgeoises, parce qu'ils les abandonnent au peuple, des ridicules qu'ils mettent en vogue, des vices qu'ils ennoblissent en les adoptant? Ils pourraient ramener un peuple entier à la vertu, si la vertu d'un peuple n'était point une chimère dans les vastes empires où le luxe irrite sans cesse toutes les passions.
Si tel est le pouvoir de l'exemple des grands, que sera-ce de celui des souverains? Supposons qu'il y ait dans le monde un peuple à la fois sensible, généreux et frivole, que la mode entraîne, que l'éclat et la grandeur passionnent, qu'un penchant naturel à aimer ses maîtres, encore plus que la vanité, dispose à recevoir toutes les impressions qu'ils voudront lui donner, quelles ressources n'auront-ils pas pour diriger ses moeurs, ses idées, ses opinions?
Oui, pour triompher du préjugé barbare que je combats; la raison et l'humanité n'attendent plus que leur secours; et j'ose croire qu'il nous en coûtera peu pour le leur sacrifier. En effet, quand j'examine plus attentivement cette opinion bizarre, je ne vois pas à quoi elle tient désormais parmi nous: du moins me paraît-il certain qu'elle ne porte point sur un mépris réel de ceux qui en sont les victimes. Quiconque est capable de quelque réflexion en sent aisément toute l'absurdité; il trouve en lui assez de philosophie pour s'en détacher, mais il craint le blâme d'autrui s'il osait la braver ouvertement; on est enchaîné par les préjugés que l'on suppose dans les autres plutôt que par les siens; il s'agit donc moins de changer nos principes que de nous autoriser à les observer par des exemples imposants: que le souverain nous les donne, et nous nous empresserons de les suivre.
II est peu nécessaire sans doute d'entrer dans le détail des moyens que sa bienfaisance pourrait choisir pour exécuter un projet si digne d'elle; ils se présentent d'eux-mêmes à tout esprit juste.
Par exemple, il ne souffrirait pas qu'on fermât désormais aux parents d'un coupable la route des honneurs et de la fortune; il ne dédaignerait pas lui-même de les décorer des marques de sa faveur lorsqu'ils en seraient dignes par leurs qualités personnelles. II est peu de familles qui ne puissent se glorifier d'un homme de mérite; souvent celle où les lois auront trouvé un coupable, offrira plusieurs citoyens distingués par des talents et par des vertus; la sagesse du souverain ne laissera point échapper une si belle occasion d'annoncer au public par des exemples éclatants combien il dédaigne ce vil préjugé qui ose outrager l'innocence, et de le flétrir pour ainsi dire de son mépris à la face de toute la nation.
Un jeune homme qui tenait à une famille honnête vient de périr fur l'échafaud; tous les esprits sont encore pleins de l'impression de terreur qu'a produite l'image de son supplice; on plaint une famille entière digne d'un meilleur sort; on plaint surtout un père vénérable par ses moeurs, et par des services rendus à la patrie. Stérile pitié qui ne sauverait pas de l'infamie!…. mais tout a coup une étonnante nouvelle s'est répandue… Ce citoyen a reçu de la part du Roi une lettre honorable; le monarque daigne l'assurer qu'une faute étrangère n'efface pointa ses yeux les vertus et les services de ses fidèles sujets, il le nomme à un poste considérable dans sa province, il ajoute à ce bienfait la marque brillante d'une distinction flatteuse… Croit-on que cet homme-là serait vil aux yeux de ses compatriotes? Cependant des faits semblables se renouvellent: la renommée les publie partout, avec des circonstances propres à frapper l'imagination des peuples, et à leur montrer sous les traits ses plus touchants la sagesse de la bonté du Roi. II n'est pas nécessaire d'ajouter que ses intentions, manifestées par ses actions et par ses discours, sont devenues pour ses courtisans une loi; que les grands, que les hommes en place, seconderont, de tout leur pouvoir l'exécution de ses vues bienfaisantes. Voilà donc les dispensateurs des grâces, les modelés du goût et des moeurs publiques, les arbitres du bon ton, les législateurs de la société, ligués contre une opinion qui a sa source dans le faux honneur; la vanité même se joint à la justice et à la raison pour la repousser. Nous la verrons donc bientôt reléguée dans la classe de ces préjugés grossiers, qui ne font faits que pour le peuple, et que les honnêtes gens rougiraient d'adopter.
Applaudissons-nous, Messieurs, de voir son sort dépendre d'un pareil événement; non, ce ne sera point en vain que vous aurez conçu le noble espoir d'en affranchir l'humanité. Cette idée intéressante, sur laquelle vous avez su fixer l'attention du public, parviendra tôt ou tard jusqu'au trône; elle ne sera pas vainement présentée au jeune et sage monarque qui le remplit: nous en avons pour garant cette sainte passion du bonheur des peuples qui forme son auguste caractère. Celui qui, bannissant de notre code criminel l'usage barbare de la question, voulut épargner aux accusés des cruautés inutiles qui déshonoraient la justice, est digne d'arracher l'innocence à l'infamie qui ne doit poursuivre que le crime. Dompter ce préjugé terrible serait du moins un nouveau genre de triomphe, dont il donnerait le premier exemple aux souverains, et dont la gloire ne serait point effacée par l'éclat des grands événements qui ont illustré son règne.
Enfin cette ressource si puissante n'est pas la dernière qui nous reste; j'en vois une autre qui paraît faite pour la seconder, et qui seule produirait encore les plus grands effets: et cette ressource, Messieurs, c'est vous-mêmes qui nous l'avez présentée.
En invitant les Gens de Lettres à frapper sur l'opinion funeste dont nous parlons, vous avez donné au public un gage certain de sa ruine, la raison et l'éloquence: voilà des armes que l'on peut désormais employer avec confiance contre les préjugés. Oui, plus je réfléchis, et plus je fuis porté à croire que celui dont il est question ne conserve encore aujourd'hui des restes de son ancien empire que parce qu'il n'a point encore été approfondi; parce que l'esprit philosophique ne s'est point encore porté particulièrement sur cet objet. On croit peut-être assez généralement qu'il est injuste et pernicieux; mais le croire ce n'est point le sentir: pour imprimer aux esprits ce sentiment profond, pour leur donner ces fortes secousses, nécessaires pour les arracher à un préjugé qui s'appuie encore sur la force d'une ancienne habitude, il faudrait ramener souvent leur attention sur lé tableau des injustices et des malheurs qu'il entraîne.
C'est à vous de rendre ce service à l'humanité, illustres écrivains, à qui des talents supérieurs imposent le noble devoir d'éclairer vos semblables; c'est à vous qu'il est donné de commander à l'opinion; et quand votre pouvoir fût-il plus étendu que dans ce siècle avide des jouissances de l'esprit, où vos ouvrages, devenus l'occupation et les délices d'une foule innombrable de citoyens, vous donnent une si prodigieuse influence sur les moeurs et sur les idées dés peuples? Combien de coutumes barbares, combien de préjugés aussi funestes que respectés n'avez-vous pas détruits, malgré les profondes racines qui semblaient devoir ôter l'espoir de les ébranler? Hélas! le génie fait faire triompher l'erreur même, lorsqu'il s'abaisse à la protéger; que ne pourrez-vous donc pas quand vous montrerez la vérité aux hommes, non pas la vérité austère gourmandant les passions, imposant des devoirs, demandant des sacrifices; mais la vérité douce, touchante, réclamant les droits les plus chers de l'humanité, secondant le voeu de toutes les âmes sensibles, et trouvant tous les coeurs disposés à la recevoir? Quelle résistance éprouverez-vous quand vous attaquerez avec toutes les forces de la raison et du génie un préjugé odieux, déjà beaucoup affaibli par le progrès des lumières, et dont on s'étonnera d'avoir été l'esclave, dès que vous l'aurez peint avec les couleurs qui lui conviennent?
Grâces immortelles soient donc rendues à la Compagnie savante, qui la première a donné l'exemple de tourner vers cet objet l'émulation des Gens de Lettres. Cette idée, aussi belle qu'elle est neuve, lui assure à jamais des droits à la reconnaissance de la société. J'ai tâché, Messieurs, autant qu'il était en moi, de seconder votre zèle pour le bien de l'humanité; puisse un grand nombre de ceux qui ont couru avec moi la même carrière, avoir attaqué avec des armes plus victorieuses l'abus funeste contre lequel nous nous sommes ligués! Si je n'obtiens pas la couronne à laquelle j'ai osé aspirer, je trouerai du moins au fond de mon coeur un prix plus flatteur encore, qu'aucun rival ne saurait m'enlever.
FIN.
Texte du manuscrit
Note : le manuscrit est conservé par l'Académie de Metz; réédité en 1839 dans les Mémoires de l'Académie de Metz, t. XX, p. 389 et suiv.
Transcrit en français moderne
DISCOURS
ADRESSE
A MESSIEURS DE LA SOCIETE ROYALE LITTERAIRE DE METZ
SUR LES QUESTIONS SUIVANTES PROPOSEES POUR SUJET D'UN PRIX QU'ELLE DOIT DECERNER AU MOIS D'AOUT 1784:
Quelle est l'origine de l'opinion qui étend sur tous les individus d'une même famille, une partie de la honte attachée aux peines infâmantes que subit un coupable? Cette opinion est-elle plus nuisible qu'utile? Dans le cas où l'on se déciderait pour l'affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénients, qui en résultent?
Quod genus hoc hominum; quaeve hunc tam barbara morem
Permittit patria?
VIRG. AENEID.
Messieurs,
C'est un sublime spectacle de voir les compagnies savantes, sans cesse occupées d'objets utiles à l'intérêt public, inviter le génie, par l'appât des plus flatteuses récompenses, à combattre les abus qui troublent le bonheur de la société.
Ce préjugé impérieux, qui voue à l'infamie les parents des malheureux, qui ont encouru l'animadversion des lois semblait avoir échappé jusqu'ici à leur attention; vous avez eu la gloire, Messieurs, de diriger les premiers vers cet objet intéressant les travaux de ceux qui aspirent aux couronnes académiques. Un sujet si grand a éveillé l'attention du public; il a allumé parmi les gens de lettres une noble émulation; heureux ceux qui ont reçu de la nature les talents nécessaires pour le traiter d'une manière (1) qui réponde à son importance, et digne de la société célèbre qui l'a proposé! je suis loin de trouver en moi ces grandes ressources; mais je n'en ai pas moins osé vous présenter mon tribut: c'est le désir d'être utile; c'est l'amour de l'humanité qui vous l'offre; il ne saurait être tout à fait indigne de vous.
La première des trois questions que je dois examiner pourrait paraître, au premier coup d'oeil, offrir des difficultés insurmontables. Comment découvrir l'origine d'une opinion qui remonte aux siècles les plus reculés? Comment démêler les rapports imperceptibles par lesquels un préjugé peut tenir à mille circonstances inconnues, à mille causes impénétrables? S'engager dans une pareille discussion, n'est-ce pas d'ailleurs s'exposer à rendre raison de ce qui n'est peut être que l'ouvrage du hasard? n'est-ce pas vouloir en quelque sorte chercher des règles au caprice, et des motifs à la bizarrerie? Telles sont les idées qui se présentèrent d'abord à mon esprit: mais j'ai réfléchi, qu'en proposant cette question, vous aviez (2) jugé par là même qu'elle n'était pas impossible à résoudre: votre autorité m'a séduit, et j'ai osé entreprendre cette tâche.
(3) II m'a semblé d'abord qu'une observation très simple me découvrait les premières traces du préjugé dont il est ici question.
Quoique les bonnes et les mauvaises actions soient personnelles, j'ai cru remarquer que les hommes étaient partout naturellement enclins à étendre, en quelque sorte, le mérite ou les fautes d'un individu à ceux qui lui sont unis par des liens étroits: il semble que les sentiments d'amour et d'admiration que la vertu nous inspire se répandent jusqu'à un certain point sur tout ce qui tient à elle; tandis que l'indignation et le mépris qui suivent le vice rejaillissent en partie sur ceux qui ont (4) des rapports avec lui. Tous les jours, on dit de cet homme, qu'il est l'honneur de sa famille; et de cet autre, qu'il en est la honte. On applique même cette idée à des liaisons plus générales, et par conséquent plus faibles; on intéresse quelquefois, pour ainsi dire, à la conduite d'un particulier la gloire d'une nation; que dis-je? celle de l'humanité entière; (5) n'appelle-t-on pas un Trajan, un Antonin, l'honneur de l'espèce humaine? Ne dit-on pas d'un Néron, d'un Caligula qu'il en est l'opprobre?
Ces expressions sont de toutes les langues, de tous les temps et de tous les pays; elles annoncent un sentiment commun à tous les peuples; et c'est dans cette disposition naturelle, que je trouve le premier germe de l'opinion dont je cherche l'origine.
Modifiée chez les différents peuples par des circonstances différentes elle a acquis plus ou moins d'empire: ici elle est restée dans les bornes que lui prescrivaient la nature et la raison; là elle a prévalu sur les principes de la justice et de l'humanité, elle a enfanté le préjugé terrible, qui flétrit une famille entière pour le crime d'un seul et ravit l'honneur à l'innocence même.
Vouloir expliquer en détail toutes les raisons particulières qui auraient pu influer sur les progrès de cette opinion, ce serait un projet aussi immense que chimérique; je me bornerai dans cette recherche à l'examen des causes générales.
La plus puissante de toutes me parait être la nature du gouvernement.
Dans les états despotiques, la loi n'est autre chose que la volonté du prince; les peines et les récompenses semblent être plutôt les signes de sa colère ou de sa bienveillance que les suites du crime ou de la vertu. Lorsqu'il punit, sa justice même ressemble toujours à la violence et à l'oppression.
Ce n'est point la loi, incorruptible, inexorable; mais sage, juste, équitable, qui procède au jugement des accusés avec l'appareil de ces formes salutaires, qui attestent son respect pour l'honneur et pour la vie des hommes; qui ne dévoue un citoyen au supplice, que lorsqu'elle y est forcée par l'évidence des preuves, et qui par cette raison même imprime à celui qu'elle condamne une flétrissure ineffaçable: c'est un pouvoir irrésistible, qui frappe sans discernement et sans règle; c'est la foudre, qui tombe, brise, écrase tout ce qu'elle rencontre: dans un tel gouvernement, la honte attachée au supplice est trop faible pour rejaillir jusque sur la famille de celui qui l'a subi.
D'ailleurs ce préjugé suppose des idées d'honneur poussées jusqu'au raffinement; mais qu'est-ce que l'honneur dans les états despotiques? on sait qu'il est tellement inconnu dans ces contrées, que dans quelques-unes, en Perse, par exemple, la langue n'a pas même de mot pour exprimer cette idée; et comment des âmes dégradées par l'esclavage pourraient-elles outrer la délicatesse en ce genre?
Au reste ces raisonnements sont assez justifiés par l'expérience; puisque, non seulement en Perse, mais à la Chine, en Turquie, au Japon et chez les autres peuples soumis au despotisme, on ne trouve aucune trace de l'opinion dont je cherche l'origine.
Ce n'est pas non plus dans les véritables républiques qu'elle exercera sa tyrannie; là l'état d'un citoyen est un objet trop important, pour qu'il puisse être en quelque sorte abandonné à la discrétion d'autrui: (6) chaque particulier ayant part au gouvernement, étant membre de la souveraineté, il ne peut être dépouillé de cette auguste prérogative par la faute d'un autre, et, tant qu'il la conserve, l'intérêt et la dignité de l'Etat ne souffrent pas qu'il soit flétri si légèrement par les préjugés: la liberté républicaine se révolterait contre ce despotisme de l'opinion; loin de permettre à l'honneur de sacrifier à ses fantaisies les droits des citoyens, elle l'oblige de les soumettre, à la force des lois et à l'influence des moeurs qui les protègent.
D'ailleurs chez des peuples, où la carrière de la gloire et des dignités est toujours ouverte aux talents, la facilité de faire oublier des crimes qui nous sont étrangers par des actions éclatantes, qui nous sont propres, ne laisse point lieu au genre de flétrissure dont il est parlé ici: l'habitude de voir des hommes illustres dans les parents d'un coupable suffirait seule pour anéantir ce préjugé.
On pourrait ajouter une autre raison qui tient au principe fondamental de l'espèce de gouvernement dont je parle. Le ressort essentiel des républiques, est la vertu, comme l'a prouvé l'auteur de l'Esprit des Lois, c'est-à-dire la vertu politique, qui n'est autre chose que l'amour des lois et de la patrie: leur constitution même exige que tous les intérêts particuliers, toutes les liaisons personnelles cèdent sans cesse au bien général. Chaque citoyen faisant partie de la souveraineté, comme je l'ai déjà dit, il est obligé à ce titre de veiller à la sûreté de la patrie dont les droits sont remis entre ses mains; il ne doit pas épargner même le coupable le plus cher, quand le salut de la république demande sa punition; mais comment pourrait-il observer ce pénible devoir, si le déshonneur pouvait être le prix de sa fidélité à le remplir? Ne serait-il pas au contraire forcé à trahir lui-même les lois, en cherchant à leur arracher leur victime? Soumettez Brutus à cette terrible épreuve; croyez-vous qu'il aura le triste courage de cimenter la liberté romaine par le sang de deux fils criminels? non. Une grande âme peut immoler à l'Etat la fortune, la vie, la nature même; mais jamais l'honneur.
Ici j'ai encore l'avantage de voir que mon système n'est point démenti par les faits. Un coup d'oeil jeté sur l'histoire des anciennes républiques suffit pour me convaincre que le préjugé dont je parle en était banni.
A Rome, par exemple, le décemvir Appius Claudius convaincu d'avoir opprimé la liberté publique, souillé du sang innocent de Virginie, meurt dans les fers sur le point de subir la peine due à tant de forfaits. La famille de Claudius fut-elle déshonorée? non. Immédiatement après sa mort, je vois Caius Claudius son oncle briller encore au premier rang des citoyens, soutenir avec hauteur les prérogatives du sénat, s'élever contre les entreprises des tribuns avec cette fierté héréditaire que ses ancêtres avoient toujours déployée dans les affaires publiques. Ce qui me paraît surtout caractériser l'esprit de la nation relativement à l'objet dont il est ici question, c'est que dans les discours que les historiens de la république prêtent à Claudius dans ces occasions, ce Romain ne craint pas de rappeler au peuple le souvenir de ces mêmes décemvirs dont son neveu avait été le chef.
Il y a plus; je vois le fils même de cet Appius gouverner après son père, en qualité de tribun militaire, la république dont ce dernier avait été l'oppresseur et la victime.
La punition des autres décemvirs ne ferma pas non plus le chemin des honneurs à leurs familles. A peine le peuple a-t-il condamné Duillius, qu'il choisit pour tribun un citoyen de son sang et de son nom. Les jugemenst qui flétrirent Fabius Vibulanus, M. Cervilius et M. Cornelius ne précèdent que de quelques années l'élévation de leurs descendants ou de leurs proches au tribunal militaire et au consulat.
M. Manlius accusé d'avoir conspiré contre la république est condamné à être précipité du haut de la roche Tarpéienne: 14 ou 15 ans après son supplice, (7) les Romains défèrent à Publius Manlius, l'un de ses descendants, avec le titre de dictateur, la puissance la plus absolue à laquelle un citoyen pût aspirer.
Je ne finirais pas si je voulais épuiser tous les exemples de ce genre que l'histoire me présente; je me contenterai de rappeler encore ici celui d'une nation voisine dont les moeurs sont une nouvelle preuve de mon système. Tout le monde sait que l'Angleterre, qui malgré le nom de monarchie, n'en est pas moins par sa constitution une véritable république, a secoué le joug de l'opinion (8) qui fait l'objet de nos recherches.
Quels sont donc les lieux où elle domine? ce sont les monarchies. C'est là que secondée par la nature du gouvernement, soutenue par les moeurs, nourrie par l'esprit général, elle semble établir son empire sur une base inébranlable.
L'honneur, (9) comme l'a prouvé le grand homme que j'ai déjà cité, l'honneur est l'âme du gouvernement monarchique: non pas cet honneur philosophique, qui n'est autre chose que le sentiment exquis qu'une âme noble et pure a de sa propre dignité; qui a la raison pour base et se confond avec le devoir; qui existerait, même loin des regards des hommes, sans autre témoin que le ciel et sans autre juge que la conscience: mais cet honneur politique dont la nature est d'aspirer aux préférences et aux distinctions; qui fait que l'on ne se contente pas d'être estimable; mais que l'on veut surtout être estimé, plus jaloux (10) de mettre dans sa conduite de la grandeur que de la justice, de l'éclat et de la dignité que de la raison; cet honneur qui tient au moins autant à la vanité qu'à la vertu: mais qui, dans l'ordre politique, supplée à la vertu même; puisque, par le plus simple de tous les ressorts, il force les citoyens à marcher vers le bien public; lorsqu'ils ne pensent aller qu'au but de leurs passions particulières; cet honneur enfin souvent aussi bizarre dans ses lois que grand dans ses effets; qui produit tant de sentiments sublimes et tant d'absurdes préjugés, tant de traits héroïques et tant d'actions déraisonnables; qui se pique ordinairement de respecter les lois, et qui quelquefois aussi se fait un devoir de les enfreindre; qui prescrit impérieusement l'obéissance aux volontés du prince; et cependant permet de lui refuser ses services, à quiconque se croit blessé par une injuste préférence; qui ordonne en même temps de traiter avec générosité les ennemis de la patrie, et de laver un affront dans le sang du citoyen.
Ne cherchons point ailleurs que dans ce sentiment, tel que nous venons de le peindre la source du préjugé dont nous parlons.
Si l'on considère la nature de cet honneur, fertile en caprices, toujours porté à une excessive délicatesse, appréciant les choses par leur éclat plutôt que par leur valeur intrinsèque, les hommes par des accessoires, par des titres qui leur sont étrangers autant que par leurs qualités personnelles, on concevra facilement, comment il a pu livrer au mépris ceux qui tiennent à un scélérat flétri par la société.
Il pouvait établir ce préjugé d'autant plus aisément, qu'il était encore favorisé par d'autres circonstances relatives à la nature du gouvernement dont je parle.
L'Etat monarchique exige nécessairement des prééminences, des distinctions de rangs, surtout un corps de noblesse, regardé comme essentiel à sa constitution, suivant ce principe que Bacon a développé le premier: sans nobles point de monarque; sans monarque, point de nobles. Dans ce gouvernement l'opinion publique attache avec raison un prix infini à l'avantage de la naissance: mais cette habitude (11) même de faire dépendre l'estime que l'on accorde à un citoyen de l'ancienneté de son origine, de l'illustration de sa famille, de la grandeur de ses alliances a déjà des rapports assez sensibles avec le préjugé dont je parle. La même tournure d'esprit qui fait que l'on respecte un homme, parce qu'il est né d'un père noble; qu'on le dédaigne parce qu'il sort de parents obscurs conduit naturellement à le mépriser, lorsqu'il a reçu le jour d'un homme flétri, ou qu'il l'a donné à un scélérat.
Combien d'autres circonstances particulières ont pu augmenter l'influence de ces causes générales dans les monarchies modernes et particulièrement en France.
Les anciennes lois françaises ne punissaient les crimes des nobles que par la perte de leurs privilèges: les peines (12) corporelles étaient réservées pour le roturier ou vilain. Dans la suite le clergé fut aussi affranchi par ses prérogatives de cette dernière espèce de punition: quel obstacle pouvait trouver alors le préjugé qui déshonorait les familles de ceux qui étaient condamnés au supplice? il ne s'attachait qu'à cette partie de la nation, avilie pendant tant de siècles par la plus dure et la plus honteuse servitude.
S'il eût attaqué les deux corps qui dominaient dans l'Etat, s'il eût mis en danger l'honneur des seuls citoyens dont les droits parussent alors dignes d'être respectés, il est probable qu'il aurait été bientôt anéanti
Nous avons d'autant plus de raison de le croire, qu'il n'a jamais pu étendre son empire jusqu'aux grandes maisons du royaume: aujourd'hui que les nobles sont soumis aux peines corporelles, la famille d'un illustre coupable échappe encore au déshonneur; tandis que le gibet flétrit pour jamais les parents du roturier, le fer qui abat la tête d'un grand n'imprime aucune tache à sa postérité.
Mais par une raison contraire cette opinion cruelle s'est établie sans peine, dans des siècles de barbarie où elle frappait à loisir sur un peuple esclave, si méprisable aux yeux de ce clergé puissant et de cette superbe noblesse qui l'opprimaient.
Je ne dirai plus qu'un mot sur ce sujet, pour observer que ce même préjugé pouvait être encore fortifié par une coutume bizarre, qui régna longtemps chez plusieurs nations de l'Europe. Je parle du combat judiciaire. Lorsque cette absurde institution décidait de toutes les affaires civiles et criminelles, les parents de l'accusé étaient quelquefois obligés de devenir eux-mêmes parties dans le procès d'où dépendait son sort: lorsque sa faiblesse, ses infirmités, son sexe surtout ne lui permettait pas de prouver son innocence l'épée à la main, ses proches embrassaient sa querelle et combattaient à sa place: le procès devenait donc en quelque sorte pour eux une affaire personnelle; la punition de l'accusé était la suite de leur défaite, et dès lors il était moins étonnant qu'ils en partageassent la honte, surtout chez des peuples qui ne connaissaient d'autre mérite que les qualités guerrières.
Après avoir cherché l'origine du préjugé qui fait l'objet de nos réflexions, j'ai à discuter une seconde question peut-être plus intéressante encore.
Ce préjugé est-il plus utile que (13) nuisible? (14)
J'avoue que je n'ai jamais pu concevoir comment les sentiments pouvaient être partagés sur un point que le bon sens et l'humanité décident si clairement: aussi quand j'ai vu une des compagnies littéraires les plus distinguées du royaume proposer cette question je n'ai jamais pensé que son intention fût d'offrir un problème à résoudre; mais seulement une erreur funeste à combattre, un usage barbare à détruire, une des plaies de la société à guérir.
Qu'une opinion dont l'effet est de faire porter à l'innocence ce que la peine du crime a de plus accablant soit injuste, c'est une vérité, ce me semble, qui n'a pas besoin de preuve: mais ce point résolu, la question est décidée; si elle est injuste, elle n'est donc pas utile.
De toutes les maximes de la morale, la plus profonde, la plus sublime peut-être, et en même temps la plus certaine est celle qui dit: que rien n'est utile, que ce qui est honnête.
Les lois de l'être suprême n'ont pas besoin d'autre sanction, que des suites naturelles qu'il a lui-même attachées à l'audace qui les enfreint ou à la fidélité qui les respecte. La vertu produit le bonheur, comme le soleil produit la lumière, tandis que le malheur sort du crime, comme l'insecte impur naît du sein de la corruption.
Rien n'est utile que ce qui est honnête; cette maxime vraie en morale ne l'est pas moins en politique: les hommes isolés et les hommes réunis en corps de nations sont également soumis à celte loi: la prospérité des (15) sociétés politiques repose nécessairement sur la base immuable de l'ordre, de la justice et de la sagesse: toute loi injuste, toute institution cruelle qui offense le droit naturel, contrarie directement leur but, qui est la conservation des droits de l'homme, le bonheur et la tranquillité des citoyens.
Si les politiques paraissent avoir souvent méconnu ce principe, c'est qu'en général les politiques ont beaucoup de mépris pour la morale, c'est que la force, la témérité, l'ignorance et l'ambition ont trop souvent gouverné la terre.
Au reste si j'avais eu à démontrer la vérité de la maxime que je viens (16) d'exposer, par un exemple frappant, j'aurais choisi précisément celui que me fournit le préjugé dont il est ici question.
Mais ici j'entends des voix s'élever en sa faveur; je crois rencontrer dès le premier pas un sophisme accrédité, qui lui a donné un assez grand nombre de partisans.
Il est, dit-on, salutaire au genre humain; il prévient une infinité de crimes; il force les parents à veiller sur la conduite des parents; il rend les familles garantes des membres qui les composent.
Des citoyens garants des crimes d'un autre citoyen! condamnés à l'infamie qu'un autre a méritée!… Eh! c'est précisément ce monstre de l'ordre social que j'attaque. C'est par des lois sages, c'est par le maintien des moeurs plus puissantes que les lois, qu'il peut arrêter le crime; et non par des usages atroces toujours plus contraires au bien de la société que les délits mêmes qu'ils pourraient prévenir.
A la Chine on a imaginé un moyen assez (17) frappant d'établir cette espèce de garantie dont on nous vante les avantages. Là, les lois condamnent à mort les pères dont les enfants ont commis un crime capital; que n'adoptons-nous cette loi? Cette idée nous fait frémir!… et nous l'avons réalisée. Ne nous prévalons pas de la circonstance que nous n'avons pas été jusqu'à ôter la vie aux parents des coupables: nous avons fait plus, même dans nos propres principes, puisque nous rougirions de mettre la vie même en concurrence avec l'honneur.
Mais après tout ce préjugé nous donne-t-il en effet le dédommagement qu'on nous promet? Comment diminue-t-il le nombre des crimes? Est-ce de la part de ceux qui sont capables de les commettre? Je n'ai pas l'idée d'un homme assez scélérat pour fouler aux pieds les lois les plus sacrées, et cependant assez sensible, assez généreux, assez délicat pour craindre d'imprimer à sa famille le déshonneur qu'il ne redoute pas pour lui-même. Le préjugé produira-t-il plus d'effet de la part des parents? Rendra-t-il les pères plus attentifs à l'éducation de leurs enfants?
Quand leur esprit pourrait se fixer sur les horribles images qu'il lui présenterait; quand la tendresse paternelle, si prompte à se flatter pourrait penser sérieusement qu'elle caresse peut-être des monstres capables de mériter un jour toute la rigueur des lois, cet étrange mobile serait au moins superflu; car il n'est pas un seul père dont les soins ne se proposent quelque chose de plus que d'empêcher que ses enfants n'expirent un jour sur un échafaud.
On m'objectera peut-être que ce motif peut au moins engager les parents à réclamer le secours de l'autorité contre les enfants pervers qui les menacent d'un déshonneur prochain.
Mais, outre que la dernière classe des citoyens n'a pas les ressources nécessaires pour se procurer ce remède violent, quand les pères se déterminent-ils à en faire usage? lorsque le mal est devenu incurable; lorsque la corruption de celui qui les réduit à l'employer est parvenue à son dernier période; lorsque les écarts multipliés qu'ils connaissent souvent les derniers, et qui ont déjà mérité l'animadversion de la justice les forcent à une démarche cruelle, qui laisse toujours une tache sur l'objet de leur tendresse.
Souvent même, à peine l'auront-ils privé de la liberté dont il abuse, que séduits par l'espoir d'un changement (18) dont eux seuls peuvent se flatter, ils obtiendront la révocation de l'ordre fatal qu'ils avoient sollicité. Le coupable déjà corrompu avant sa détention, aigri peut-être encore par le châtiment rentrera dans le sein de la société où il (19) rapportera des dispositions funestes à tous les crimes qui peuvent la troubler.
Voilà donc les avantages que nous procure le préjugé dont je parle: c'était bien la peine d'être injustes et barbares!
Mais d'ailleurs pour avoir au moins un prétexte de rendre le père responsable à ce point des actions de ses enfants, il faudrait lui laisser tous les moyens nécessaires pour les diriger.
Les Chinois sont en cela plus conséquents que nous: leurs lois leur donnent un pouvoir sans bornes sur leurs familles; elles punissent, dit-on, de n'en avoir pas usé, mais nous qui avons presque entièrement soustrait à l'autorité paternelle la personne et les biens des enfants, nous qui fixons à un âge si peu avancé le terme de leur indépendance, comment imputerions-nous aux pères tant de fautes qu'ils ne peuvent empêcher?
Avant d'exercer contre eux cette odieuse rigueur rendons-leur du moins tous les droits qui leur appartiennent; rétablissons ce tribunal domestique que les anciens peuples regardaient avec raison comme la sauvegarde des moeurs; ou plutôt cette sage institution nous prouverait bientôt que pour diminuer le nombre des coupables, il n'est pas nécessaire d'accabler (19) l'innocence (20) et d'outrager l'humanité.
Mais quand nous pourrions couvrir de quelque motif spécieux notre injustice à l'égard des pères, comment pourrions-nous l'excuser envers les autres parents des coupables? Quelle autorité le frère a-t-il pour corriger le frère? Quelle puissance le fils exerce-t-il sur son père? Et la tendre, la timide, la vertueuse épouse, est-elle criminelle pour n'avoir pas réprimé les excès du maître, auquel la loi l'a soumise? De quel droit portons-nous le désespoir dans son coeur abattu? De quel droit la forçons-nous à cacher, comme un douloureux témoignage de sa honte, les pleurs même que lui arrache l'excès de son infortune?
J'ai cherché vainement de quelle apparence d'utilité, on pouvait colorer l'injustice du préjugé que je combats; mais je suis moins embarrassé à découvrir les maux innombrables qu'il traîne après lui.
Pour bien les apprécier, il faudrait pouvoir suspendre un moment l'impression de l'habitude qui nous l'a rendu trop familier, et le considérer en quelque sorte dans un point de vue plus éloigné.
Je suppose donc qu'un habitant de quelque contrée lointaine, où nos usages sont inconnus, après avoir voyagé parmi nous, retourne vers ses compatriotes et leur tienne ce discours:
J'ai vu des pays où règne une coutume singulière; toutes les fois qu'un criminel est condamné au supplice, il faut que plusieurs autres citoyens soient déshonorés: ce n'est pas qu'on leur reproche aucune faute; ils peuvent être justes, bienfaisants, généreux; ils peuvent posséder mille talents et mille vertus; mais ils n'en sont pas moins des gens infâmes: avec l'innocence, ils ont encore les droits les plus touchants à la commisération de leurs concitoyens; c'est, par exemple, une famille désolée, à qui l'on arrache son chef et son appui, pour le traîner à l'échafaud: mais on juge qu'elle serait trop heureuse, si elle n'avait que ce malheur à pleurer; on la dévoue elle-même à un opprobre éternel. (21) Les infortunés, avec toute la sensibilité d'une âme honnête, sont réduits à porter tout le poids de cette peine horrible, que le scélérat peut seul soutenir. Ils n'osent plus lever les yeux, de peur de lire le mépris sur le visage de tous ceux qui les environnent; tous les états les dédaignent; tous les corps les repoussent; toutes les familles craignent de se souiller par leur alliance; la société entière les abandonne et les laisse dans une solitude affreuse; la bienfaisance même qui les soulage se défend à peine du sentiment superbe et cruel qui les outrage; l'amitié… j'oubliais que l'amitié ne peut plus exister pour eux. Enfin leur situation est si terrible qu'elle fait pitié à ceux même qui en sont les auteurs; on les plaint… du mépris que l'on se sent pour eux; et on continue de les flétrir; on plonge le couteau dans le coeur de ces victimes innocentes; mais ce n'est pas sans être un peu ému de leurs cris.
A cet étonnant, mais fidèle récit, que diraient les peuples dont je parle; ne croiraient-ils pas d'abord qu'un tel préjugé ne peut régner que dans quelque contrée sauvage? on aurait beau ajouter que les peuples qui l'ont adopté sont d'ailleurs, justes, humains, éclairés; qu'ils ont des moeurs polies, des lois sages, des institutions sublimes; qu'ils savent mieux qu'aucun autre respecter les droits de l'humanité et connaître les principes du bonheur social; qu'ils ont porté les arts et les sciences à un degré de perfection inconnu au reste de l'univers: ils ne voudraient jamais croire à des contradictions si inconcevables; ignorant tous les avantages qui nous dédommagent de ces restes de l'ancienne barbarie, ils nous regarderaient peut-être comme les plus malheureux des hommes; ils s'applaudiraient de ne pas vivre dans des pays où l'innocence n'est point en sûreté; où les citoyens sont sans cesse exposés aux dangers affreux de perdre le plus précieux de tous les biens par des événements qui leur sont étrangers.
Tel est le premier inconvénient attaché à cet absurde préjugé; il est fait pour nous effrayer. Nous regardons tout ce qui porte atteinte à la stabilité de nos propriétés, comme un coup funeste qui ébranle les fondements de la félicité publique; quelle idée nous formerons-nous donc d'un préjugé qui soumet aux caprices du hasard l'honneur même, sans lequel tous les autres biens sont sans prix et la vie (22) n'est qu'un supplice?
Nous répétons tous les jours cette maxime équitable, qu'il vaut mieux épargner cent coupables que de sacrifier un seul innocent: et nous ne punissons pas un coupable, sans perdre plusieurs innocents! la punition d'un scélérat, disons-nous, n'est qu'un exemple pour d'autres scélérats; mais le supplice d'un homme de bien est l'effroi de la société entière: et tous les jours nous donnons à la société ce spectacle horrible, qui doit porter la terreur dans l'âme de chacun de nous, puisque rien ne nous garantit que nous n'en serons jamais les déplorables objets et qu'oppresseurs aujourd'hui, nous pouvons demain être opprimés à notre tour.
Et quel tort pense-t-on que cause à l'Etat la flétrissure imprimée à tant de citoyens!
Les législateurs éclairés se sont toujours montrés avares du sang même le (23) plus vil, lorsqu'ils ont pu le conserver à la patrie; ils n'ont pas voulu lui ôter les moindres avantages qu'elle pouvait tirer de la punition (24) des criminels qui auraient violé ses lois. De là les peines qui vouent aux travaux publics les auteurs de certains délits: nos lois même ont adopté ces sages principes: et nos préjugés les blessent ouvertement en rendant inutiles à l'Etat les citoyens irréprochables qui ont le malheur de tenir à un coupable.
Si, au lieu de leur imputer les fautes de leurs proches, on leur faisait un mérite de ne pas leur ressembler, la (25) condamnation de ces derniers serait pour eux un aiguillon puissant qui les forcerait à la faire oublier par leurs qualités personnelles; mais le préjugé prive à jamais la société des services qu'ils pouvaient lui rendre. En leur ôtant l'honneur, il les anéantit; il les frappe d'une espèce de mort civile non moins funeste que celle que la loi donne au criminel qu'elle condamne.
Plût au Ciel encore qu'ils ne fussent qu'inutiles et qu'ils ne devinssent pas dangereux!
L'opprobre avilit les âmes; celui que l'on condamne au mépris est forcé à devenir méprisable. De quel sentiment noble, de quelle action généreuse sera capable celui qui ne peut plus prétendre à l'estime de ses semblables; privé sans retour des avantages attachés à la vertu, il faudra qu'il cherche un dédommagement dans les jouissances du vice.
Si la honte lui a laissé quelque (26) ressort, craignons-le encore davantage: son énergie se tournera en haine et en désespoir; son âme se soulèvera contre l'injustice atroce dont il est la victime; il deviendra l'ennemi secret de la société qui l'opprime: heureux s'il ne finit pas par mériter la peine qu'il a d'abord injustement subie et si les lois ne punissent pas un jour en lui des crimes auxquels la barbarie de ses concitoyens l'aura conduit!
Il est vrai que souvent ces infortunés prennent le parti de fuir leur pays et d'aller cacher leur honte dans des contrées lointaines: mais comptons-nous pour rien la perte de tant de citoyens que nous forçons à porter aux nations étrangères leurs fortunes, leur industrie, leurs talents et la haine de la patrie qui les a persécutés.
Ce préjugé fatal semble fait pour être le signal de la discorde: c'est par lui qu'une barrière insurmontable s'élève tout à coup entre des familles prêtes à s'unir par une étroite alliance; c'est par lui que le dédain, le mépris, le deuil, le désespoir succède à l'estime, à l'amour, à la joie, à l'ivresse du bonheur; c'est lui qui arrachant l'un à l'autre des amants dont l'hymen allait combler les voeux ordonne à l'un de trahir sa foi, et condamne l'autre à l'impuissance de remplir jamais un des devoirs les plus sacrés du citoyen.
C'est ce même préjugé qui allume tant de querelles funestes; le mépris auquel il dévoue ses victime les expose sans cesse à des affronts qu'elles ne souffrent pas toujours avec patience; la cause de leur déshonneur est un des textes d'injures les plus familiers à la haine, à l'insolence, à la brutalité, au faux honneur: de là les dissensions, les rixes, et surtout les duels; c'est ainsi que ce préjugé fournit un aliment à cette frénésie, et (27) devient un des appuis d'une autre mode (28) presqu'aussi funeste et aussi barbare que lui, et qu'il est sans doute bien digne de protéger.
Il produit encore un autre inconvénient, moins sensible peut-être, mais non moins réel: il affaiblit le nerf de l'autorité paternelle.
J'ai vu des enfants pervers s'apercevoir qu'ils tenaient dans leurs mains la destinée de leurs parents; se prévaloir de cet odieux avantage (29), pour leur arracher d'injustes complaisances; forcer la faiblesse de leurs pères à capituler, pour ainsi dire, avec eux, à oublier une sévérité nécessaire, par la crainte de les pousser à des excès qui pouvaient déshonorer leur famille; et faire ainsi du préjugé dont nous parlons l'instrument de leurs passions et la sauvegarde de leur (30) licence. Ces exemples ne sont que trop communs; ils ne demandent qu'un oeil attentif, pour être aperçus.
Ce n'est pas tout. Pour achever de peindre le préjugé que je combats, il me reste à prouver que s'il est le fléau de l'innocence, il n'est pas moins le protecteur du crime.
Attacher au sort d'un scélérat celui de plusieurs honnêtes gens, qu'est-ce autre chose que fournir au premier mille moyens d'échapper à la punition qu'il a méritée?
Tandis que le bon ordre demande son supplice, la commisération publique sollicite sa grâce en faveur des innocents dont il doit entraîner la perte. Chaque procès criminel qui menace l'honneur d'une famille honnête fait naître, pour ainsi dire, une nouvelle conspiration contre les lois; les parents effrayés déploient tout leur crédit et toutes leurs ressources pour leur dérober la victime qu'elles doivent frapper; leurs (31) efforts, secondés par la voix de l'humanité l'emportent souvent sur l'intérêt public: qui pourrait compter tous ceux qui ont été enhardis au crime par le motif impérieux qui devai(32)t forcer une famille puissante à leur assurer l'impunité? Qui pourrait compter tous les criminels dont le pardon a été arraché à la clémence des princes par les cris des infortunés qui devaient partager leur honte?
C'est ainsi que nos préjugés insensés énervent la vigueur des lois; c'est ainsi qu'à force d'être cruels, nous nous ôtons presque le droit d'être justes.
Eh! celui dont nous parlons n'eût-il d'autre inconvénient que d'accoutumer les familles à solliciter des ordres supérieurs contre la liberté des particuliers, il n'en serait pas moins encore un des plus terribles fléaux de la société: si quelques fois de justes craintes les forcent à recourir à cette dangereuse ressource; combien de fois ce prétexte n'est-il qu'un moyen de surprendre la religion des souverains? Combien de fois ne (33) sert-il pas d'instrument aux vengeances domestiques? Combien de fois la haine ou la cupidité d'un père injuste, d'une marâtre cruelle, d'un frère jaloux, d'une perfide épouse ne sont-ils pas le seul crime des malheureux sur qui l'on cherche à appesantir le bras de l'autorité!…
Je crois en avoir assez dit pour mettre tous les esprits à portée de juger si le préjugé dont je parle est plus nuisible qu'utile.
Mais que sert de le dénoncer à l'indignation publique? N'est-t-il pas destiné à triompher de tous les efforts de la raison? Peut-on espérer de guérir jamais les hommes de ce mal invétéré?
Ainsi raisonne le vulgaire; mais l'homme fait pour penser rejette ce funeste présage.
Les préjugés invincibles ne sont faits que pour les temps d'ignorance, où l'homme courbé sous le joug de l'habitude regarde toutes les coutumes anciennes comme sacrées, parce qu'il n'a ni la faculté de les apprécier, ni même l'idée de les examiner: mais dans un siècle éclairé, où tout est pesé, jugé, discuté; où la voix de la raison et de l'humanité retentit avec tant de force; où devenus plus sensibles et plus délicats en raison du progrès de nos connaissances, nous nous appliquons sans cesse à diminuer le nombre de nos maux et à augmenter nos jouissances, un usage atroce ne peut longtemps retarder sa ruine, que lorsqu'il est protégé par les passions des hommes, ou par le crédit d'un trop grand nombre de citoyens intéressés à le perpétuer: mais le préjugé dont je parle n'est utile à personne; il est redoutable à tous; la société entière demande qu'il périsse.
N'en doutons pas. Le progrès des lumières, qui au moment où nous sommes, l'a déjà beaucoup affaibli suffirait seul pour amener cet heureux événement; mais (34) l'intérêt de l'humanité m'invite, Messieurs, à remplir vos vues bienfaisantes en cherchant les moyens de l'accélérer.
Ce n'est point par des lois expresses qu'il faut combattre (35) l'abus dont il est question; ce n'est point par l'autorité qu'il faut l'attaquer: elle n'a point de prise sur l'opinion. De pareils moyens loin de détruire le préjugé dont nous parlons ne feraient peut-être que le fortifier. Il a sa source dans l'honneur, comme je l'ai prouvé; et l'honneur loin de céder à la force se fait un devoir de la braver: essentiellement libre et indépendant il n'obéit qu'a ses propres lois; il ne reconnaît d'autre juge et d'autre maître que lui-même.
Au reste nous n'avons pas besoin de changer tout le système de notre législation; de chercher le remède d'un mal particulier dans une révolution générale, souvent dangereuse: des moyens plus simples, plus faciles, et peut-être plus sûrs semblent s'offrir à nous.
Cependant, si je pouvais penser que l'opinion dont je parle fût réellement propre à diminuer le nombre des crimes; si c'était vraiment ce motif, qui nous eût déterminés à l'adopter et qui nous y retînt attachés, je chercherais à la remplacer par quelque institution qui pût nous procurer les mêmes avantages: je proposerais par exemple, d'étendre les bornes du pouvoir paternel; et de donner aux parents toute l'autorité nécessaire pour récompenser ou pour punir les vertus ou les désordres de leurs enfants: mais comme l'intérêt des moeurs n'est ici qu'un vain prétexte par lequel la prévention cherche quelquefois à pallier notre injustice, je regarde le rétablissement de la puissance paternelle, à la vérité, comme le frein le plus puissant de la corruption, mais non comme un moyen d'anéantir l'abus dont il s'agit ici.
Mais je voudrais que l'on abrogeât certaines lois qui paraissent tendre immédiatement à l'entretenir: il serait à souhaiter par exemple que les biens d'un homme condamné au supplice cessassent d'être soumis à la confiscation: cette peine tombe moins sur le coupable que sur ses héritiers; elle semble être par elle-même une espèce de flétrissure pour sa famille: dans le temps où elle aurait besoin de toute la considération que le vulgaire attache à la richesse, pour affaiblir le mépris auquel elle est exposée, la confiscation ajoute encore à son avilissement par la misère où elle la réduit.
Je voudrais aussi que la loi n'imprimât plus aucune espèce de tache aux bâtards; qu'elle ne parût point punir en eux les faiblesses de leurs pères en les écartant des dignités civiles et même du ministère ecclésiastique; je voudrais que l'on effaçât cette maxime du droit canonique, que les inclinations perverses de ceux qui leur ont donné le jour sont censées leur avoir été transmises avec le sang; qu'enfin l'on abolît tous les usages qui peuvent familiariser les citoyens avec l'idée qu'on peut quelquefois raisonnablement rendre un homme responsable d'une faute qu'il n'a point commise.
Mais le caractère même du préjugé dont il est question semble nous indiquer un autre moyen (36) également simple, mais (37) encore plus efficace pour l'affaiblir.
Nous voyons qu'il n'attache pas (38) la honte seulement au supplice, mais à la forme même du supplice; la roue, le gibet, comme je l'ai déjà observé, déshonore la famille de ceux qui périssent par ce genre de peine, mais le fer qui tranche une tête coupable n'avilit point les parents du criminel; peu s'en faut même qu'il ne devienne un titre de noblesse pour sa postérité.
Serait-il impossible de profiter de cette disposition des esprits; d'étendre à toutes les classes de citoyens cette dernière forme de punir les crimes?
Effaçons une distinction injurieuse qui semble ajouter à l'humiliation de ceux qui restent en but au préjugé et faire retomber sur eux tout le déshonneur dont les autres s'affranchissent: à la place d'une peine, qui, à la honte inséparable du supplice, joint encore un caractère d'infamie qui lui est propre, établissons une autre espèce de peine à laquelle l'imagination est accoutumée d'attacher une sorte d'éclat, et dont elle sépare l'idée du déshonneur des familles; peut-être ce changement indifférent en lui-même en amènera-t-il un très avantageux dans nos idées sur cet objet; peut-être reconnaîtrons-nous par une heureuse expérience, que dans ce qui tient à l'opinion surtout, les remèdes les plus simples sont souvent les plus salutaires.
Mais j'en vois un autre infiniment plus puissant, qui seul suffirait pour extirper le mal et dont le succès me parait absolument infaillible.
Les souverains le tiennent dans leurs mains; pour anéantir ce préjugé fatal(39), qui semble avoir poussé de si profondes racines, ils n'ont pas besoin d'épuiser leurs trésors, ni de déployer toute leur puissance; il leur suffira de l'attaquer.
Que leur justice et leur humanité viennent au secours des malheureux qui sont unis par le sang aux coupables condamnés; qu'ils ne souffrent pas que la route de la fortune et des honneurs leur soit fermée; qu'ils ne dédaignent pas de les décorer des marques de leur faveur, lorsqu'ils les auront méritées par leurs services; ou plutôt qu'ils saisissent avec empressement toute occasion de les récompenser; que, toutes choses égales, ils leur accordent même sur leurs concurrents une préférence qui n'a rien d'injuste; que des places, des distinctions, des titres d'honneur, qu'un regard favorable, un mot flatteur annonce souvent au public que le monarque oublie les fautes de leurs proches pour ne voir que leur mérite personnel, qu'il méprise ce vil préjugé qui ose dégrader la vertu même; bientôt sa conduite sera la loi de tous ses sujets.
Qui pourra demeurer l'esclave de cette absurde opinion, lorsqu'il verra le prince se faire une gloire de la braver et un devoir de la détruire?
Qui méprisera des hommes irréprochables, honorés de son estime et de sa bienveillance, dans des pays où la faveur est l'idole de tous les sujets, où ceux qui l'obtiennent sont pour les autres des objets d'admiration et d'envie; où le suffrage et les récompenses du (40) souverain sont regardés comme le comble de la gloire et le terme de l'ambition? J'ai fait voir que l'honneur est le principe du préjugé dont je parle; et ceux sur qui l'honneur a le plus d'empire sont ceux qui attachent le plus de prix à l'éclat des distinctions et au bonheur de fixer l'attention du prince; quand (41) il opposera son exemple au préjugé, il (42) sera donc sûr de le combattre avec des armes invincibles.
Ah! plût an Ciel que ce faible ouvrage pût parvenir jusqu'au jeune monarque qui nous gouverne! une idée utile à l'humanité ne lui serait pas vainement présentée. Celui qui proscrivant un usage barbare consacré par une jurisprudence ancienne a épargné aux accusés des cruautés inutiles, est digne d'arracher des citoyens innocents à l'ignominie qui doit être réservée pour le crime. Dompter un préjugé atroce qui traîne tant de maux après lui, serait un triomphe d'un nouveau genre dont il ne partagerait la gloire avec aucun souverain, et dont (43) l'éclat ne serait point effacé aux yeux de la postérité par les grands événements qui ont illustré son règne.
Ce n'est pas tout. Cette ressource si précieuse n'est pas la seule qui nous reste, pour nous délivrer de ce fléau. Il en est une autre non moins infaillible; et c'est vous-mêmes, Messieurs, qui l'avez découverte. En invitant les gens de lettres à frapper sur l'opinion fatale qui fait l'objet de celle discussion vous avez donné à la société un gage assuré de sa ruine.
Fixer l'attention du public sur un usage également absurde et barbare est un des moyens les plus certains de le détruire. La raison et l'éloquence: voilà les armes avec lesquelles il faut attaquer les préjugés: leur succès n'est point douteux dans un siècle tel que le nôtre.
Plus je réfléchis et plus je suis convaincu que celui dont je parle ne subsiste encore aujourd'hui que parce qu'il n'a pas encore été approfondi; parce que l'esprit philosophique ne s'est pas encore porté particulièrement sur cet objet; parce que le défaut de réflexion à cet égard a même laissé dans un grand nombre d'esprits l'idée fausse et absurde qu'il procure de précieux avantages à la société: mais si nos habiles écrivains avaient depuis longtemps accoutumé le public à envisager tout ce qu'il a de ridicule, d'injuste, d'atroce et de funeste; croit-on qu'il aurait conservé tout son empire?
(44) Hâtez-vous de l'anéantir, ô vous sublimes génies, à qui la nature semble avoir (45) confié le noble emploi d'éclairer vos semblables; c'est à vous qu'il (46) est donné de commander à l'opinion. Et quand votre empire fût-il aussi étendu, que dans ce siècle avide des jouissances de l'esprit, où vos ouvrages devenus l'occupation et les délices d'une foule innombrable de citoyens vous donnent une si prodigieuse influence sur les moeurs et sur les idées des peuples? Combien de coutumes funestes? Combien de préjugés barbares n'avez-vous pas détruits, malgré les profondes racines qui semblaient devoir ôter l'espoir de les ébranler? Hélas! le génie sait faire triompher l'erreur même, lorsqu'il s'abaisse à la protéger: que ne pourrez-vous donc pas, quand vous montrerez la vérité aux hommes; non pas la vérité austère, effarouchant les passions, imposant des devoirs, demandant des sacrifices: mais la vérité douce, touchante, réclamant les droits les plus chers de l'humanité, secondant le voeu de toutes les âmes sensibles et trouvant tous les coeurs disposés à la recevoir? Quelle résistance éprouverez-vous, quand vous attaquerez avec toutes les forces du génie un préjugé odieux, dont on s'étonnera d'avoir été l'esclave, (47) dès que vous l'aurez peint avec les couleurs qui lui conviennent?
Grâces immortelles soient donc rendues à la société célèbre, qui la première a donné l'exemple de diriger vers ce but les efforts et l'émulation des hommes de lettres! cette idée aussi belle qu'elle est neuve honore également le coeur et l'esprit de ceux qui la composent: elle lui (48) assure (49) à la fois la reconnaissance et l'admiration du public.
J'ai tâché, autant qu'il était en moi, de seconder son zèle pour le bien de l'humanité! puisse un grand nombre de ceux qui ont couru avec moi la même carrière avoir combattu avec des armes plus victorieuses l'abus funeste contre lequel nous nous sommes ligués! Si je n'obtiens pas la couronne à laquelle j'ai osé aspirer, mes travaux ne demeureront pas tout à fait sans récompense; je trouverai au fond de mon coeur un autre prix assez flatteur, qu'aucun rival ne saurait m'enlever.
Quod genus hoc hominum; quaevet hunc tant barbara morem
Permittit patria?
VIRG. AENID.
De Robespierre, avocat en parlement demeurant à Arras.
Mots raturés dans le manuscrit original:
(1) dig
(2) au moins
(3) Quoique les bonnes et les mauvaises actions soient personnelles; j'ai cr
(4) q
(5) ne dit-on
(6) les particuliers ayant
(7) Publius Manlius l'un de ses descendants
(8) dont
(9) s
(10) encore
(11) d
(12) af
(13) f
(14) à la
(15) Etats
(16) d'étab
(17) e
(18) impossi
(19) les
(20) ;
(21) Les malheu
(22) même
(23) s
(24) même
(25) p
(26) s
(27) qu'il est
(28) non mo
(29) s
(30) s
(31) cris, appuyés
(32) en
(33) f
(34) le bien
(35) le préjugé
(36) no
(37) peut-être
(38) seulement
(39) e
(40) m
(41) cela
(42) est
(43) l'h
(44) C'est à
(45) donné
(46) app
(47) quand
(48) r
(49) la reco
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