Opuscules
V
La Marie-Louise n'est pas encore chargée et doit attendre ici quelques centaines de barils de poisson et d'huile. L'individu, qui a voulu la retenir à Blanc-Sablon, a eu le temps de préparer ses barils et son hareng. Pendant toute la journée, il a rôdé autour de la goëlette pour faire de nouvelles propositions; vers neuf heures du soir, il s'est décidé, et vient éveiller le capitaine Biais peur conclure un marché. Il se charge de conduire lui-même le bâtiment dans la baie des Saumons où est son établissement.
Comme la journée toute entière suffira à peine pour embarquer tout le fret qu'il doit fournir, je consens à me rendre aux îles Brûlées avec le sieur Léger Lévêque, qui de grand matin est venu m'inviter h visiter sa maison. Sa berge, grande et forte embarcation, a été construite à Gaspé, et peut tenir la mer dans les gros temps; le vent est favorable, les îles Brûlées, quoique fort avancées au large, ne sont qu'à six ou sept milles de la baie des Saumons; nous y serons dans une heure et demie au plus; il sera alors temps de déjeuner. Eole en avait décidé autrement. De l'île au Caribou, nous avions à faire, pour arriver aux îles Brûlées, une traversée ou l'on est exposé à toute la force du vent: et comme le disait un de nos compagnons: "le vent soufflait une gueule". La brise était si fraîche, que notre pilote ne crut pas prudent d'entreprendre le voyage, et il fallut attendre avec patience sur l'île Caribou. Quand midi arriva, le besoin de déjeuner commença à se faire sentir; et, pour tromper la faim, il fallut avoir recours au sommeil, au chicoté et aux bluets. Cependant le vent continuait toujours à souffler avec violence; il fallut rentrer au port de Bonne-Espérance, où vers cinq heures du soir le capitaine Fraser m'offrit, sur sa goëlette, le déjeuner que j'avais négligé de prendre le matin.
De bonne heure, le lendemain, j'arrivais à l'île Brûlée, où la bienveillance de M. Lévêque et de sa famille me fit presque regretter de n'y être pas arrivé la veille. L'île est un rocher qui n'a guère plus de sept ou huit arpents de longueur sur autant de largeur; elle n'offre d'autre avantage que celui d'être bien placée pour la pêche. M. Lévêque y fait de bonnes affaires, et mérite certainement la prospérité dont il jouit. Vers midi la Marie-Louise jetait l'ancre dans le port voisin, et une heure après nous naviguions vers l'ouest.
La cargaison de la goëlette se trouva à peu près complétée à La Tabatière, d'où nous partîmes, le 31 août, pour voguer directement vers Québec. Les calmes et les brumes nous retardèrent. Pendant deux ou trois jours, nous fûmes assaillis par des volées d'oiseaux ressemblant aux chardonnerets; ils restaient à bord toute la journée, et s'occupaient à faire la chasse aux mouches; ils étaient si peu farouches qu'ils se reposaient sur la tête et sur les bras de ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Le soir, ils s'envolaient à terre pour revenir le lendemain continuer leur voyage.
Le 2 septembre, nous étions par le travers de la pointe de Nataskouan, derrière laquelle nous apercevions le Mont-Joli; c'est probablement la hauteur que Jacques Cartier désignait sous le nom de Cap de Tiennot, et où il trouva des Sauvages prêts à retourner dans leur pays, sur la côte méridionale du Saint-Laurent.
Le 7 septembre, un vent très fort du sud-ouest nous obligea de nous réfugier dans la baie de la Trinité, qui n'est plus aussi sauvage qu'elle l'était, lorsque je m'y arrêtai pour la première fois, il y a vingt-deux ans. Nous y trouvâmes plusieurs bâtiments et parmi eux une goélette portant une quinzaine de pilotes. Les équipages des bâtiments et les passagers descendirent à terre pour cueillir des fruits, qui sont très-abondants en ce lieu, et visitèrent ensemble les environs de la baie. Quelques jeunes Américains; mes compagnons de voyage, revinrent tout enchantés des pilotes canadiens et déclarèrent qu'ils n'avaient jamais rencontré un corps de marins plus intelligents et plus actifs que ceux qu'ils venaient de voir. Ces jeunes gens connaissaient tous les ports des États-Unis, et l'un d'eux, pendant sept ans, avait parcouru-toutes les mers. Trois jours après, je feuilletais un journal anglais, orné d'une colonne de diatribes contre les pilotes du Saint-Laurent, que l'écrivain insultait parce qu'ils sont nés au Canada.
Vendredi, 10 septembre, nous avions franchi la batture de Manicouagan; un gentil vent d'est-sud-est emplissait nos voiles; les prophètes nous annonçaient que nous passerions le dimanche suivant à Berthier. Un très-grand nombre de navires, gros et petits, faisaient la même route que nous, après avoir été retenus, comme nous, par les vents contraires.
Vers huit heures du soir, au moment ou la marée allait commencer à baisser, nous arrivions au pied du passage de l'Ile-Verte. Le temps était fort obscur, nous étions environnés de bâtiments; mais le vent était bon, et le patron espérait franchir les difficultés avant qu'il ne nous quittât. Nous avions trop espéré; vers dix heures, il ne nous restait plus qu'un air de vent, d'une faiblesse et d'une inconstance désespérantes; la mer commençait à baisser, et, pour comble de mésaventure, des bancs de brume s'étendaient autour de nous. Une éclaircie, vers deux heures du matin, nous permit de reconnaître que les courants nous avaient portés au nord de l'île Rouge, et que nous étions suivis dans notre course par un très-gros navire. Un peu plus tard, un piétinement rapide et lourd ébranle le pont: "Vite! vite! en garde! il va passer sur nous".—Ces mots peu rassurants et le bruit inaccoutumé eurent bientôt tiré tous les passagers de leurs lits. En arrivant sur le pont, ils aperçoivent, à la lueur des fanaux, une muraille noire et menaçante qui s'élève à vingt pieds au-dessus du pont de la goëlette; un instant après, un craquement aigu et prolongé est suivi de la chute de débris de vergues: les basses manoeuvres de l'étranger s'étaient accrochées dans nos haubans et dans nos voiles. Les haches furent mises en jeu pour séparer les deux bâtiments, et, grâce aux efforts des équipages, ils s'éloignèrent bientôt l'un de l'autre.
Lorsque le jour fut arrivé, le capitaine crut qu'il était prudent de mouiller, jusqu'à ce que l'on pût reconnaître les atterrages. A peine avions-nous jeté l'ancre, que l'étranger sort de la brume et s'avança de notre côté; malgré les avis et les mauvais souhaits qui lui sont adressés, il s'avance toujours et vient mouiller à trois ou quatre encablures au-dessous de la goëlette. Il a souffert dans la rencontre de la nuit, aussi bien que nous; car si nous avons des voiles déchirées et des haubans rompus, il a des vergues brisées et des manoeuvres en désordre. Son voisinage est mal vu; nous sommes mouillés à vingt-deux brasses, le fond est un roc uni sur lequel l'ancre a peu de prise, et les courants sont très-forts en ce lieu.
Vers 10 heures, A. M., une brunie épaisse nous replonge dans les ténèbres; l'obscurité est profonde, et à peine peut-on distinguer un homme de l'avant à l'arrière de la goëlette. La mer baisse et le courant descend avec une vitesse de cinq à six noeuds; la chaîne de l'ancre est si violemment tendue, qu'il faut la dérouler toute entière. Malgré cette précaution, l'ancre glisse sur le fond à plusieurs reprises, et la goëlette est poussée vers le navire. Elle s'arrête un instant; puis un son sourd et saccadé, et une vibration pénible dans toutes les parties, nous avertissent que l'ancre a dérapé de nouveau et que nous sommes entraînés par le courant. Le danger de nous jeter sur le navire, que nous sentons à côté de nous, sans pouvoir le distinguer, est si imminent que le capitaine se décide à laisser échapper la chaîne. Au bout de cette chaîne, l'on attache un câble avec une bouée, qui servira à faire reconnaître le lieu où l'ancre est laissée. Malheureusement le câble se noue et, s'embarrasse; les instants sont précieux; on ne peut perdre de temps, la hache tranche la difficulté; chaîne et ancre sont condamnées à rester au fond de l'eau. La proue de la goëlette est envoyée dans le courant, et nous glissons rapidement le long de la muraille noire et haute que nous avions déjà vue de si près, pendant la nuit précédente.
L'ancre et la chaîne sont perdues; c'est une valeur de quarante louis engloutie dans la rivière; mais nous sommes, en retour, débarrassés de notre incommode voisin. Lorsque la brume disparaît, la Marie-Louise se trouve vis-à-vis de l'embouchure du Saguenay. Le vent s'élève et, après deux ou trois bordées, nous mouillons au Pot-à-l'Eau-de-Vie, au moyen de la seule ancre qui nous reste.
Dimanche, le 12 septembre, une grosse chaloupe appartenant à l'hôtelier du Pot-à-l'Eau-de-Vie, partait pour la Rivière-du-Loup et emportait quelques personnes qui s'en allaient entendre la messe. Plusieurs des voyageurs se décidèrent, dans ce moment, à prendre passage sur le steamer que nous apercevions au quai; je crus devoir me joindre à eux, dans l'espérance d'être plus tôt rendu à Québec.
Pour la première fois, depuis deux mois, j'apprenais quelque chose des affaires étrangères au Labrador. Les derniers journaux me furent fournis par M. Pouliot, préfet du comté de Témiscouata, qui eut la bonté de m'offrir l'hospitalité dans sa maison; j'avais peine à comprendre les nouvelles de notre pays, tant il y avait eu de revirements parlementaires, pendant sept ou huit semaines. Grâce à Dieu, l'on, ne parle pas de politique coloniale sur la côte du Labrador.
Mardi matin, le 14 septembre, j'avais l'honneur de me présenter à Mgr. l'Administrateur du diocèse, pour lui demander sa bénédiction, et lui communiquer de vive voix quelques détails sur ma mission, pendant laquelle la providence a daigné me préserver de tout accident personnel.