Pastiches et mélanges
[57]Titre d'un tableau de Gustave Moreau qui se trouve au musée Moreau.
[58]A Sheffield.
[59]Entre les écrivains qui ont parlé de Ruskin, Milsand a été un des premiers, dans l'ordre du temps, et par la force déjà pensée. Il a été une sorte de précurseur, de prophète inspiré et incomplet et n'a pas assez vécu pour voir se développer l'œuvre qu'il avait en somme annoncée.
[60]Dans The Stones of Venice et il y revient dans Val d'Arno, dans la Bible d'Amiens, etc., Ruskin considère les pierres brutes comme étant déjà une œuvre d'art que l'architecte ne doit pas mutiler: «En elles est déjà écrite une histoire et dans leurs veines et leurs zones, et leurs lignes brisées, leurs couleurs écrivent les légendes diverses toujours exactes des anciens régimes politiques du royaume des montagnes auxquelles ces marbres ont appartenu, de ses infirmités et de ses énergies, de ses convulsions et de ses consolidations depuis le commencement des temps.
[61]Le Ruskin de M. de la Sizeranne. Ruskin a été considéré jusqu'à ce jour, et à juste titre, comme le domaine propre de M. de la Sizeranne, si j'essaye parfois de m'aventurer sur ses terres, ce ne sera certes pas pour méconnaître ou pour usurper son droit qui n'est pas que celui du premier occupant. Au moment d'entrer dans ce sujet que le monument magnifique qu'il a élevé à Ruskin domine de toute part je lui devais ainsi rendre hommage et payer tribut.
[62]Pour être plus exact, il est question une fois de saint Urbain dans les Sept Lampes, et d'Amiens une fois aussi (mais seulement dans la préface de la 2e édition), alors qu'il y est question d'Abbeville, d'Avranches, de Bayeux, de Beauvais, de Bourges, de Caen, de Caudebec, de Chartres, de Coutances, de Falaise, de Lisieux, de Paris, de Reims, de Rouen, de Saint-Lô, pour ne parler que de la France.
[63]Dans Saint-Marks Rest, il va jusqu'à dire qu'il n'y a qu'un art grec, depuis la bataille de Marathon jusqu'au doge Selvo (Cf. les pages de la Bible d'Amiens, où il fait descendre de Dédale, «le premier sculpteur qui ait donné une représentation pathétique de la vie humaine», les architectes qui creusèrent l'ancien labyrinthe d'Amiens); et aux mosaïques du baptistère de Saint-Marc il reconnaît dans un séraphin une harpie, dans une Hérodiade une canéphore, dans une coupole d'or un vase grec, etc.
[64]De même dans Val d'Arno, le lion de saint Marc descend en droite ligne du lion de Némée, et l'aigrette qui le couronne est celle qu'on voit sur la tête de l'Hercule de Camarina (Val d'Arno, I, § 16, p. 13) avec cette différence indiquée ailleurs dans le même ouvrage (Val d'Arno, VIII, § 203, p. 169) «qu'Héraklès assomme la bête et se fait un casque et un vêtement de sa peau, tandis que le grec saint Marc convertit la bête et en fait un évangéliste».
Ce n'est pas pour trouver une autre descendance sacrée au lion. de Némée que nous avons cité ce passage, mais pour insister sur toute la pensée de la fin de ce chapitre de la Bible d'Amiens, «qu'il y a un art sacré classique». Ruskin ne voulait pas (Val d'Arno) qu'on opposât grec à chrétien, mais à gothique (p. 161), «car saint Marc est grec comme Héraklès». Nous touchons ici à une des idées les plus importantes de Ruskin, ou plus exactement à un des sentiments les plus originaux qu'il ait apportés à la contemplation et à l'étude des œuvres d'art grecques et chrétiennes, et il est nécessaire, pour le faire bien comprendre, de citer un passage de Saint Marks Rest, qui, à notre avis, est un de ceux de toute l'œuvre de Ruskin où ressort le plus nettement, où se voit le mieux à l'œuvre cette disposition particulière de l'esprit qui lui faisait ne pas tenir compte de l'avènement du christianisme, reconnaître déjà une beauté chrétienne dans des œuvres païennes, suivre la persistance d'un idéal hellénique dans des œuvres du moyen âge. Que cette disposition d'esprit, à notre avis tout esthétique au moins logiquement en son essence sinon chronologiquement en son origine, se soit systématisée dans l'esprit de Ruskin et qu'il l'ait étendue à la critique historique et religieuse, c'est bien certain. Mais même quand Ruskin compare la royauté grecque et la royauté franque (Val d'Arno, chap. Franchise), quand il déclare dans la Bible d'Amiens que «le christianisme n'a pas apporté un grand changement dans l'idéal de la vertu et du bonheur humains», quand il parle comme nous l'avons vu à la page précédente de la religion d'Horace, il ne fait que tirer des conclusions théoriques du plaisir esthétique qu'il avait éprouvé à retrouver dans une Hérodiade une canéphore, dans un séraphin une harpie, dans une coupole byzantine un vase grec. Voici le passage de Saint Marks Rest: «Et ceci est vrai non pas seulement de l'art byzantin, mais de tout art grec. Laissons aujourd'hui de côté le mot de byzantin. Il n'y a qu'un art grec, de l'époque d'Homère à celle du doge Selvo» (nous pourrions dire de Theoguis à la comtesse Mathieu de Noailles), «et ces mosaïques de Saint-Marc ont été exécutées dans la puissance même de Dédale avec l'instinct constructif grec, aussi certainement que fut jamais coffre de Cypselus ou flèche d'Erechtée».
Puis Ruskin entre dans le baptistère de Saint-Marc et dit: «Au-dessus de la porte est le festin d'Hérode, La fille d'Hérodias danse avec la tête de saint Jean-Baptiste dans un panier sur sa tête; c'est simplement, transportée ici, une jeune fille grecque quelconque d'un vase grec, portant une cruche d'eau sur sa tête... Passons maintenant dans la chapelle sous le sombre dôme. Bien sombre pour mes vieux yeux, à peine déchiffrable pour les vôtres, s'ils sont jeunes et brillants, cela doit être bien beau, car c'est l'origine de tous les fonds à dômes d'or de Bellini, de Cima et de Carpaccio; lui-même est un vase grec, mais avec de nouveaux Dieux. Le Chérubin à dix ailes qui est dans le retrait derrière l'autel porte écrit sur sa poitrine: «Plénitude de la Sagesse». Il symbolise la largeur de l'Esprit, mais il n'est qu'une Harpie grecque et sur ses membres bien peu de chair dissimule à peine les griffes d'oiseaux qu'ils étaient. Au-dessus s'élève le Christ porté dans un tourbillon d'anges et de même que les dômes de Bellini et de Carpaccio ne sont que l'amplification du dôme où vous voyez cette Harpie, de même le Paradis de Tintoret n'est que la réalisation finale de la pensée contenue dans cette étroite coupole.
Ces mosaïques ne sont pas antérieures au XIIIe siècle. Et pourtant elles sont encore absolument grecques dans tous les modes de la pensée et dans toutes les formes de la tradition. Les fontaines de feu et d'eau ont purement la forme de la Chimère et de la Sirène, et la jeune fille dansant, quoique princesse du XIIIe siècle à manches d'hermine, est encore le fantôme de quelque douce jeune fille portant l'eau d'une fontaine d'Arcadie. Cf. quand Ruskin dit: «Je suis seul, à ce que je crois, à penser encore avec Hérodote.» Toute personne ayant l'esprit assez fin pour être frappée des traits caractéristiques de la physionomie d'un écrivain, et ne s'en tenant pas au sujet de Ruskin à tout ce qu'on a pu lui dire, que c'était un prophète, un voyant, un protestant et autres choses qui n'ont pas grand sens, sentira que de tels traits, bien que certainement secondaires, sont cependant très «ruskiniens». Ruskin vit dans une espèce de société fraternelle avec tous les grands esprits de tous les temps, et comme il ne s'intéresse à eux que dans la mesure où ils peuvent répondre à des questions éternelles, il n'y a pas pour lui d'anciens et de modernes et il peut parler d'Hérodote comme il ferait d'un contemporain. Comme les anciens n'ont de prix pour lui que dans la mesure où ils sont «actuels», peuvent servir d'illustration à nos méditations quotidiennes, il ne les traite pas du tout en anciens. Mais aussi toutes leurs paroles ne subissant pas le déchet du recul n'étant plus considérées comme relatives à une époque, ont une plus grande importance pour lui, gardent en quelque sorte la valeur scientifique qu'elles purent avoir, mais que le temps leur avait fait perdre. De la façon dont Horace parle à la Fontaine de Bandusie, Ruskin déduit qu'il était pieux, «à la façon de Milton». Et déjà à onze ans, apprenant les odes d'Anacréon pour son plaisir, il y apprit «avec certitude, ce qui me fut très utile dans mes études ultérieures sur l'art grec, que les Grecs aimaient les colombes, les hirondelles, et les roses tout aussi tendrement que moi» (Præterita, § 81). Évidemment pour un Emerson la «culture» a la même valeur. Mais sans même nous arrêter aux différences qui sont profondes, notons d'abord, pour bien insister sur les traits particuliers de la physionomie de Ruskin, que la science et l'art n'étant pas distincts à ses yeux (Voir l'Introduction, p. 51-57), il parle des anciens comme savants avec la même révérence que des anciens comme artistes. Il invoque le CIVe psaume quand il s'agira de découvertes d'histoire naturelle, se range à l'avis d'Hérodote (et l'opposerait volontiers à l'opinion d'un savant contemporain) dans une question d'histoire religieuse, admire une peinture de Carpaccio comme une contribution importante à l'histoire descriptive des perroquets (St-Marks Rest: The Shrine of the Slaves). Évidemment nous rejoindrons vite ici l'idée de l'art sacré classique (Voir plus loin les notes des pages 244, 245, 246 et des pages 338 et 339) «il n'y a qu'un art grec, etc., saint Jérôme et Hercule», etc., chacune de ces idées conduisant aux autres. Mais en ce moment nous n'avons encore qu'un Ruskin aimant tendrement sa bibliothèque, ne faisant pas de différence entre la science et l'art, par conséquent pensant qu'une théorie scientifique peut rester vraie comme une œuvre d'art peut demeurer belle (cette idée n'est jamais explicitement exprimée par lui, mais elle gouverne secrètement et seule a pu rendre possible toutes les autres) et demandant à une ode antique ou à un bas-relief du moyen âge un renseignement d'histoire naturelle ou de philosophie critique, persuadé que tous les hommes sages de tous les temps et de tous les pays sont plus utiles à consulter que les fous, fussent-ils d'aujourd'hui. Naturellement cette inclination est réprimée par un sens critique si juste que nous pouvons entièrement nous fier à lui, et il l'exagère seulement pour le plaisir de faire de petites plaisanteries sur «l'entomologie du XIIIe siècle», etc., etc.
[65]Præterita, I, ch. II.
[66]Quelle intéressante collection on ferait avec les paysages de France vus par des yeux anglais: les rivières de France de Turner; le Versailles, de Bonnington; l'Auxerre ou le Valenciennes, le Vézelay ou l'Amiens, de Walter Pater; le Fontainebleau, de Stevenson et tant d'autres!
[67]The Seven Lamps of the Architecture.
[68]Cette phrase de Ruskin s'applique, d'ailleurs, mieux à l'idolâtrie telle que je l'entends, si on la prend ainsi isolément, que là où elle est placée dans Lectures on Art. J'ai, du reste donné plus loin, dans une note, le début du développement.
[69]Comment M. Barrès, élisant, dans un chapitre admirable de son dernier livre, un sénat idéal de Venise, a-t-il omis Ruskin? N'était-il pas plus digne d'y siéger que Léopold Robert ou Théophile Gautier et n'aurait-il pas été là bien à sa place, entre Byron et Barrès, entre Goethe et Chateaubriand?
[70]Stones of Venice, I, IV, § 71.—Ce verset est tiré de l'Ecclésiastique, XII, 9.
[71]Chapitre III, § 27.
[72]Je n'ai pas le temps de m'expliquer aujourd'hui sur ce défaut, mais il me semble qu'à travers ma traduction, si terne qu'elle soit, le lecteur pourra percevoir comme à travers le verre grossier mais brusquement illuminé d'un aquarium, le rapt rapide mais visible que la phrase fait de la pensée, et la déperdition immédiate que la pensée en subit.
[73]Au cours de la Bible d'Amiens, le lecteur rencontrera souvent des formules analogues.
[74]Renan.
[75]Il me restait quelque inquiétude sur la parfaite justesse de cette idée, mais qui me fut bien vite ôtée par le seul mode de vérification qui existe pour nos idées, je veux dire la rencontre fortuite avec un grand esprit. Presque au moment, en effet, où je venais d'écrire ces lignes, paraissaient dans la Revue des Deux Mondes les vers de la comtesse de Noailles que je donne ci-dessous. On verra que, sans le savoir, j'avais, pour parler comme M. Barrès à Combourg, «mis mes pas dans les pas du génie»:
La capucine avec ses abeilles autour;
Regardez bien l'étang, les champs, avant l'amour;
Car, après, l'on ne voit plus jamais rien du monde.
Après l'on ne voit plus que son cœur devant soi;
On ne voit plus qu'un peu de flamme sur la route;
On n'entend rien, on ne sait rien, et l'on écoute
Les pieds du triste amour qui court ou qui s'asseoit.
LA MORT DES CATHÉDRALES[76]
Supposons pour un instant le catholicisme éteint depuis des siècles, les traditions de son culte perdues. Seules, monuments devenus inintelligibles, d'une croyance oubliée, subsistent les cathédrales, désaffectées et muettes. Un jour, des savants arrivent à reconstituer les cérémonies qu'on y célébrait autrefois, pour lesquelles ces cathédrales avaient été construites et sans lesquelles on n'y trouvait plus qu'une lettre morte; lors des artistes, séduits par le rêve de rendre momentanément la vie a ces grands vaisseaux qui s'étaient tus, veulent en refaire pour une heure le théâtre du drame mystérieux qui s'y déroulait, au milieu des chants et des parfums, entreprennent, en un mot, pour la messe et les cathédrales, ce que les félibres ont réalisé pour le théâtre d'Orange et les tragédies antiques. Certes le gouvernement ne manquerait pas de subventionner une telle tentative. Ce qu'il a fait pour des ruines romaines, il n'y faillirait pas pour des monuments français, pour ces cathédrales qui sont la plus haute et la plus originale expression du génie de la France.
Ainsi donc voici des savants qui ont su retrouver la signification perdue des cathédrales: les sculptures et les vitraux reprennent leurs sens, une odeur mystérieuse flotte de nouveau dans le temple, un drame sacré s'y joue, la cathédrale se remet à chanter. Le gouvernement subventionne avec raison, avec plus de raison que les représentations du théâtre d'Orange, de l'Opéra-Comique et de l'Opéra, cette résurrection des cérémonies catholiques, d'un tel intérêt historique, social, plastique, musical et de la beauté desquelles seul Wagner s'est approché, en l'imitant, dans Parsifal.
Des caravanes de snobs vont à la ville sainte (que ce soit Amiens, Chartres, Bourges, Laon, Reims, Beauvais, Rouen, Paris), et une fois par an ils ressentent l'émotion qu'ils allaient autrefois chercher à Bayreuth et à Orange: goûter l'œuvre d'art dans le cadre même qui a été construit pour elle. Malheureusement, là comme à Orange, ils ne peuvent être que des curieux, des dilettanti; quoi qu'ils fassent, en eux n'habite pas l'âme d'autrefois. Les artistes qui sont venus exécuter les chants, les artistes qui jouent le rôle des prêtres, peuvent être instruits, s'être pénétrés de l'esprit des textes. Mais, malgré tout, on ne peut s'empêcher de penser combien ces fêtes devaient être plus belles au temps où c'étaient des prêtres qui célébraient les offices, non pour donner aux lettrés une idée de ces cérémonies, mais parce qu'ils avaient en leur vertu la même foi que les artistes qui sculptèrent le jugement dernier au tympan du porche, ou peignirent la vie des saints aux vitraux de l'abside. Combien l'œuvre tout entière devait parler plus haut, plus juste, quand tout un peuple répondait à la voix du prêtre, se courbait à genoux quand tintait la sonnette de l'élévation, non pas comme dans ces représentations rétrospectives, en froids figurants stylés, mais parce qu'eux aussi, comme le prêtre, comme le sculpteur, croyaient.
Voilà ce qu'on se dirait si la religion catholique était morte. Or, elle existe et pour nom imaginer ce qu'était vivante, et dans le plein exercice de ses fonctions, une cathédrale du XIIIe siècle, nous n'avons pas besoin de faire d'elle le cadre de reconstitutions, de rétrospectives exactes peut-être, mais glacées. Nous n'avons qu'à entrer à n'importe quelle heure, pendant que se célèbre un office. La mimique, la psalmodie et le chant ne sont pas confiés ici à des artistes. Ce sont les ministres mêmes du culte qui officient, dans un sentiment non d'esthétique, mais de foi, d'autant plus esthétiquement. Les figurants ne pourraient être souhaités plus vivants et plus sincères, puisque c'est le peuple qui prend la peine de figurer pour nous, sans s'en douter. On peut dire que grâce à la persistance dans l'Église catholique, des mêmes rites et, d'autre part, de la croyance catholique dans le cœur des Français, les cathédrales ne sont pas seulement les plus beaux monuments de notre art, mais les seuls qui vivent encore leur vie intégrale, qui soient restés en rapport avec le but pour lequel ils furent construits.
Or, la rupture du gouvernement français avec Rome semble rendre prochaine la mise en discussion et probable l'adoption d'un projet de loi, aux termes duquel, au bout de cinq ans, les églises pourront être, et seront souvent désaffectées; le gouvernement non seulement ne subventionnera plus la célébration des cérémonies rituelles dans les églises, mais pourra les transformer en tout ce qui lui plaira: musée, salle de conférence ou casino.
Quand le sacrifice de la chair et du sang du Christ ne sera plus célébré dans les églises, il n'y aura plus de vie en elles. La liturgie catholique ne fait qu'un avec l'architecture et la sculpture de nos cathédrales, car les unes comme l'autre dérivent d'un même symbolisme. On a vu dans la précédente étude qu'il n'y a guère dans les cathédrales de sculpture, si secondaire qu'elle paraisse, qui n'ait sa valeur symbolique.
Or, il en est de même des cérémonies du culte.
Dans un livre admirable L'art religieux au XIIIe siècle, M. Émile Mâle analyse ainsi, d'après le Rational des divins Offices, de Guillaume Durand, la première partie de la fête du samedi saint:
«Dès le matin, on commence par éteindre dans l'église toutes les lampes, pour marquer que l'ancienne Loi, qui éclairait le monde, est désormais abrogée.
«Puis, le célébrant bénit le feu nouveau, figure de la Loi nouvelle. Il la fait jaillir du silex, pour rappeler que Jésus-Christ est, comme le dit saint Paul, la pierre angulaire du monde. Alors, l'évêque et le diacre se dirigent vers le chœur et s'arrêtent devant le cierge pascal.»
Ce cierge, nous apprend Guillaume Durand, est un triple symbole. Éteint, il symbolise à la fois la colonne obscure qui guidait les Hébreux pendant le jour, l'ancienne Loi et le corps de Jésus-Christ. Allumé, il signifie la colonne de lumière qu'Israël voyait pendant la nuit, la Loi nouvelle et le corps glorieux de Jésus-Christ ressuscité. Le diacre fait allusion à ce triple symbolisme en récitant, devant le cierge, la formule de l'Exultet.
Mais il insiste surtout sur la ressemblance du cierge et du corps de Jésus-Christ. Il rappelle que la cire immaculée a été produite par l'abeille, à la fois chaste et féconde comme la Vierge qui a mis au monde le Sauveur. Pour rendre sensible aux yeux la similitude de la cire et du corps divin, il enfonce dans le cierge cinq grains d'encens qui rappellent à la fois les cinq plaies de Jésus-Christ et les parfums achetés par les Saintes femmes pour l'embaumer. Enfin, il allume le cierge avec le feu nouveau, et, dans toute l'église, on rallume les lampes, pour représenter la diffusion de la nouvelle Loi dans le monde.
Mais ceci, dira-t-on, n'est qu'une fête exceptionnelle. Voici l'interprétation d'une cérémonie quotidienne, la messe, qui, vous allez le voir, n'est pas moins symbolique.
«Le chant grave et triste de l'Introït ouvre la cérémonie; il affirme l'attente des patriarches et des prophètes. Le chœur des clercs est le chœur même des saints de l'ancienne Loi, qui soupirent après la venue du Messie, qu'ils ne doivent point voir. L'évêque entre alors et il apparaît comme la vivante image de Jésus-Christ. Son arrivée symbolise l'avènement du Sauveur, attendu par les nations. Dans les grandes fêtes, on porte devant lui sept Flambeaux pour rappeler que, suivant la parole du prophète, les sept dons du Saint-Esprit se reposent sur la tête du Fils de Dieu. Il s'avance sous un dais triomphal dont les quatre porteurs peuvent se comparer aux quatre évangélistes. Deux acolytes marchent à sa droite et à sa gauche et figurent Moïse et Hélie, qui se montrèrent sur le Thabor aux côtés de Jésus-Christ. Ils nous enseignent que Jésus avait pour lui l'autorité de la Loi et l'autorité des prophètes.
L'évêque s'assied sur son trône et reste silencieux. Il ne semble prendre aucune part à la première partie de la cérémonie. Son attitude contient un enseignement: il nous rappelle par son silence que les premières années de la vie de Jésus-Christ s'écoulèrent dans l'obscurité et dans le recueillement. Le sous-diacre, cependant, s'est dirigé vers le pupitre, et, tourné vers la droite, il lit l'épître à haute voix. Nous entrevoyons ici le premier acte du drame de la Rédemption.
La lecture de l'épître, c'est la prédication de saint Jean-Baptiste dans le désert. Il parle avant que le Sauveur ait commencé à faire entendre sa voix, mais il ne parle qu'aux Juifs. Aussi le sous-diacre, image du précurseur, se tourne-t-il vers le nord, qui est le côté de l'ancienne Loi. Quand la lecture est terminée, il s'incline devant l'évêque, comme le précurseur s'humilia devant Jésus-Christ.
Le chant du Graduel qui suit la lecture de l'épître, se rapporte encore à la mission de saint Jean-Baptiste, il symbolise les exhortations à la pénitence qu'il adresse aux Juifs, à la veille des temps nouveaux.
Enfin, le célébrant lit l'Évangile. Moment solennel, car c'est ici que commence la vie active du Messie; sa parole se fait entendre pour la première fois dans le monde. La lecture de l'Évangile est la figure même de sa prédication.
Le «Credo» suit l'Évangile comme la foi suit l'annonce de la vérité. Les douze articles du Credo se rapportent à la vocation des douze apôtres.
«Le costume même que le prêtre porte à l'autel, ajoute M. Mâle, les objets qui servent au culte sont autant de symboles.» La chasuble qui se met par-dessus les autres vêtements, c'est la charité qui est supérieure à tous les préceptes de la loi et qui est elle-même la loi suprême. L'étole, que le prêtre se passe au cou, est le joug léger du Seigneur; et comme il est écrit que tout chrétien doit chérir ce joug, le prêtre baise l'étole en la mettant et en l'enlevant. La mître à deux pointes de l'évêque symbolise la science qu'il doit avoir de l'un et de l'autre Testament; deux rubans y sont attachés pour rappeler que l'Écriture doit être interprétée suivant la lettre et suivant l'esprit. La cloche est la voix des prédicateurs. La charpente à laquelle elle est suspendue est la figure de la croix. La corde, faite de trois fils tordus, signifie la triple intelligence de l'Écriture, qui doit être interprétée dans le triple sens historique, allégorique et moral. Quand on prend la corde dans sa main pour ébranler la cloche, on exprime symboliquement cette vérité fondamentale que la connaissance des Écritures doit aboutir à l'action.»
Ainsi tout, jusqu'au moindre geste du prêtre, jusqu'à l'étole qu'il revêt, est d'accord pour le symboliser avec le sentiment profond qui anime la cathédrale tout entière.
Jamais spectacle comparable, miroir aussi géant de la science, de l'âme et de l'histoire ne fut offert aux regards et a l'intelligence de l'homme. Le même symbolisme embrasse jusqu'à la musique qui se fait entendre alors dans l'immense vaisseau et de qui les sept tons grégoriens figurent les sept vertus théologales et les sept âges du monde. On peut dire qu'une représentation de Wagner à Bayreuth (à plus forte raison d'Émile Augier ou de Dumas sur une scène de théâtre subventionné) est peu de chose auprès de la célébration de la grand'messe dans la cathédrale de Chartres.
Sans doute ceux-là seuls qui ont étudié l'art religieux du moyen âge sont capables d'analyser complètement la beauté d'un tel spectacle. Et cela suffirait pour que l'État eut l'obligation de veiller à sa perpétuité. Il subventionne les cours du Collège de France, qui ne s'adressent cependant qu'à un petit nombre de personnes et qui, à côté de cette complète résurrection intégrale qu'est une grand'messe dans une cathédrale, paraissent bien froides. Et à côté de l'exécution de pareilles symphonies, les représentations de nos théâtres également subventionnés correspondent à des besoins littéraires bien mesquins. Mais empressons-nous d'ajouter que ceux-là qui peuvent lire à livre ouvert dans la symbolique du moyen âge, ne sont pas les seuls pour qui la cathédrale vivante, c'est-à-dire la cathédrale sculptée, peinte, chantante, soit le plus grand des spectacles. C'est ainsi qu'on peut sentir la musique sans connaître l'harmonie. Je sais bien que Ruskin, montrant quelles raisons spirituelles expliquent la disposition des chapelles dans l'abside des cathédrales, a dit: «Jamais vous ne pourrez vous enchanter des formes de l'architecture si vous n'êtes pas en sympathie avec les pensées d'où elles sortirent.» Il n'en est pas moins vrai que nous connaissons tous le fait d'un ignorant, d'un simple rêveur, entrant dans une cathédrale, sans essayer de comprendre, se laissant aller à ses émotions, et éprouvant une impression plus confuse sans doute, mais peut-être aussi forte. Comme témoignage littéraire de cet état d'esprit, fort différent à coup sûr de celui du savant dont nous parlions tout à l'heure, se promenant dans la cathédrale comme dans une «forêt de symboles, qui l'observent avec des regards familiers», mais qui permet pourtant de trouver dans la cathédrale, à l'heure des offices, une émotion vague, mais puissante, je citerai la belle page de Renan appelée la Double Prière:
«Un des plus beaux spectacles religieux qu'on puisse encore contempler de nos jours (et qu'on ne pourra plus bientôt contempler, si la Chambre vote le projet en question) est celui que présente à la tombée de la nuit l'antique cathédrale de Quimper. Quand l'ombre a rempli les bas côtés du vaste édifice, les fidèles des deux sexes se réunissent dans la nef et chantent en langue bretonne la prière du soir sur un rythme simple et touchant. La cathédrale n'est éclairée que par deux ou trois lampes. Dans la nef, d'un côté, sont les hommes, debout; de l'autre, les femmes agenouillées forment comme une mer immobile de coiffes blanches. Les deux moitiés, chantent alternativement et la phrase commencée par l'un des chœurs est achevée par l'autre. Ce qu'ils chantent est fort beau. Quand je l'entendis, il me sembla qu'avec quelques légères transformations, on pourrait l'accommoder à tous les états de l'humanité. Cela surtout me fit rêver une prière qui, moyennant certaines variations, put convenir également aux hommes et aux femmes.»
Entre cette vague rêverie qui n'est pas sans charme et les joies plus conscientes du «connaisseur» en art religieux, il y a bien des degrés. Rappelons, pour mémoire, le cas de Gustave Flaubert étudiant, mais pour l'interpréter dans un sentiment moderne, une des plus belles parties de la liturgie catholique:
«Le prêtre trempa son pouce dans l'huile sainte et commença les onctions sur ses yeux d'abord... sur ses narines friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses, sur ses mains qui s'étaient délectées aux contacts suaves... sur ses pieds enfin, si rapides quand ils couraient à l'assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus.»
Nous disions tout à l'heure que presque toutes les images dans une cathédrale étaient symboliques. Quelques-unes ne le sont point. Ce sont celles des êtres qui ayant contribué de leurs deniers à la décoration de la cathédrale voulurent y conserver à jamais une place pour pouvoir, des balustres de la niche ou de l'enfoncement du vitrail, suivre silencieusement les offices et participer sans bruit aux prières, in saecula saeculorum. Les bœufs de Laon eux-mêmes ayant chrétiennement monté jusque sur la colline où s'élève la cathédrale les matériaux qui servirent à la construire l'architecte les en récompensa en dressant leurs statues au pied des tours, d'où vous pouvez les voir encore aujourd'hui, dans le bruit des cloches et la stagnation du soleil, lever leurs têtes cornues au-dessus de l'arche sainte et colossale jusqu'à l'horizon des plaines de France, leur «songe intérieur». Hélas, s'ils ne sont pas détruits, que n'ont-ils pas vu dans ces campagnes où chaque printemps ne vient plus fleurir que des tombes? Pour des bêtes, les placer ainsi au dehors, sortant comme d'une arche de Noë gigantesque qui se serait arrêtée sur ce mont Ararat, au milieu du déluge de sang. Aux hommes on accordait davantage.
Ils entraient dans l'église, ils y prenaient leur place qu'ils gardaient après leur mort et d'où ils pouvaient continuer, comme au temps de leur vie, à suivre le divin sacrifice, soit que penchés hors de leur sépulture de marbre, ils tournent légèrement la tête du côté de l'évangile ou du côté de l'épître, pouvant apercevoir, comme à Brou, et sentir autour de leur nom l'enlacement étroit et infatigable de fleurs emblématiques et d'initiales adorées, gardant parfois jusque dans le tombeau, comme à Dijon, les couleurs éclatantes de la vie soit qu'au fond du vitrail dans leurs manteaux de pourpre, d'outre-mer ou d'azur qui emprisonne le soleil, s'en enflamme, remplissent de couleur ses rayons transparents et brusquement les délivrent, multicolores, errant sans but parmi la nef qu'ils teignent; dans leur splendeur désorientée et paresseuse, leur palpable irréalité, ils restent les donateurs qui, à cause de cela même, avaient mérité la concession d'une prière à perpétuité. Et tous, ils veulent que l'Esprit-Saint, au moment où il descendra de l'église, reconnaisse bien les siens. Ce n'est pas seulement la reine et le prince qui portent leurs insignes, leur couronne ou leur collier de la Toison d'Or. Les changeurs se sont fait représenter, vérifiant le titre des monnaies, les pelletiers vendant leurs fourrures (voir dans l'ouvrage de M. Mâle la reproduction de ces deux vitraux), les bouchers abattant des bœufs, les chevaliers portant leur blason, les sculpteurs taillant des chapiteaux. De leurs vitraux de Chartres, de Tours, de Sens, de Bourges, d'Auxerre, de Clermont, de Toulouse, de Troyes, les tonneliers, pelletiers, épiciers, pèlerins, laboureurs, armuriers, tisserands, tailleurs de pierre, bouchers, vanniers, cordonniers, changeurs, à entendre l'office, n'entendront plus la messe qu'ils s'étaient assurée en donnant pour l'édification de l'église le plus clair de leurs deniers. Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants, oublieux, cessent de remplir les vœux des morts.
[76]C'est sous ce titre que je fis paraître autrefois dans le Figaro une étude qui avait pour but de combattre un des articles de la loi de séparation. Cette étude est bien médiocre; je n'en donne un court extrait que pour montrer combien, à quelques aînées de distance, les mots changent de sens et combien sur le chemin tournant du temps, nous ne pouvons pas apercevoir l'avenir d'une nation plus que d'une personne. Quand je parlai ce la mort des Cathédrales, je craignis que la France fût transformée en une grève ou de géantes conques ciselées sembleraient échouées, vidées de la vie qui les habita et n'apportant même plus a l'oreille qui se pencherait sur elles la vague rumeur d'autrefois, simples pièces de musée, glacées elles-mêmes. Dix ans ont passé, «la mort des Cathédrales», c'est la destruction de leurs pierres par les armées allemandes, non de leur esprit par une Chambre anticléricale qui ne fait plus qu'un avec nos évêques patriotes.
SENTIMENTS FILIAUX
D'UN PARRICIDE
Quand M. van Blarenberghe le père mourut, il y a quelques mois, je me souvins que ma mère avait beaucoup connu sa femme. Depuis la mort de mes parents je suis (dans un sens qu'il serait hors de propos de préciser ici) moins moi-même, davantage leur fils. Sans me détourner de mes amis, plus volontiers je me retourne vers les leurs. Et les lettres que j'écris maintenant, ce sont pour la plupart celles que je crois qu'ils auraient écrites, celles qu'ils ne peuvent plus écrire et que j'écris à leur place, félicitations, condoléances surtout à des amis à eux que souvent je ne connais presque pas. Donc, quand Mme van Blarenberghe perdit son mari, je voulus qu'un témoignage lui parvînt de la tristesse que mes parents en eussent éprouvée. Je me rappelais que j'avais, il y avait déjà bien des années, dîné quelquefois chez des amis communs, avec son fils. C'est à lui que j'écrivis, pour ainsi dire, au nom de mes parents disparus, bien plus qu'au mien. Je reçus en réponse la belle lettre suivante, empreinte d'un si grand amour filial. J'ai pensé qu'un tel témoignage, avec la signification qu'il reçoit du drame qui l'a suivi de si près, avec la signification qu'il lui donne surtout, devait être rendu public. Voici cette lettre:
«Les Timbrieux, par Josselin (Morbihan),
24 septembre 1906.
«Je regrette vivement, cher monsieur, de ne pas avoir, pu vous remercier encore de la sympathie que vous m'avez témoignée dans ma douleur. Vous voudrez bien m'excuser, cette douleur a été telle, que, sur le conseil des médecins, pendant quatre mois, j'ai constamment voyagé. Je commence seulement, et avec une peine extrême, à reprendre ma vie habituelle.
«Si tardivement que cela soit, je veux vous dire aujourd'hui que j'ai été extrêmement sensible au fidèle souvenir que vous avez gardé de nos anciennes et excellentes relations et profondément touché du sentiment qui vous a inspiré de me parler, ainsi qu'à ma mère, au nom de vos parents si prématurément disparus. Je n'avais personnellement l'honneur de les connaître que fort peu, mais je sais combien mon père appréciait le vôtre et quel plaisir ma mère avait toujours à voir Mme Proust. J'ai trouvé extrêmement délicat et sensible que vous nous ayez envoyé d'eux un message d'outre-tombe.
«Je rentrerai assez prochainement à Paris et si je réussis d'ici peu à surmonter le besoin d'isolement que m'a causé jusqu'ici la disparition de celui à qui je rapportais tout l'intérêt de ma vie, qui en faisait toute la joie, je serais bien heureux d'aller vous serrer la main et causer avec vous du passé.
«Très affectueusement à vous.
«H. VAN BLARENBERGHE.»
Cette lettre me toucha beaucoup, je plaignais celui qui souffrait ainsi, je le plaignais, je l'enviais: il avait encore sa mère pour se consoler en la consolant. Et si je ne pus répondre aux tentatives qu'il voulut bien faire pour me voir, c'est que j'en fus matériellement empêché. Mais surtout cette lettre modifia, dans un sens plus sympathique, le souvenir que j'avais gardé de lui. Les bonnes relations auxquelles il avait fait allusion dans sa lettre, étaient en réalité de fort banales relations mondaines. Je n'avais guère eu l'occasion de causer avec lui à la table où nous dînions quelquefois ensemble, mais l'extrême distinction d'esprit des maîtres de maison m'était et m'est restée un sûr garant qu'Henri van Blarenberghe, sous des dehors un peu conventionnels et peut-être plus représentatifs du milieu où il vivait, que significatifs de sa propre personnalité, cachait une nature plus originale et vivante. Au reste, parmi ces étranges instantanés de la mémoire que notre cerveau, si petit et si vaste, emmagasine en nombre prodigieux, si je cherche, entre ceux qui figurent Henri van Blarenberghe, l'instantané qui me semble resté le plus net, c'est toujours un visage souriant que j'aperçois, souriant du regard surtout qu'il avait singulièrement fin, la bouche encore entr'ouverte après avoir jeté une fine répartie. Agréable et assez distingué, c'est ainsi que je le «revois», comme on dit avec raison. Nos yeux ont plus de part qu'on ne croit dans cette exploration active du passé qu'on nomme le souvenir. Si au moment où sa pensée va chercher quelque chose du passé pour le fixer, le ramener un moment à la vie, vous regardez les yeux de celui qui fait effort pour se souvenir, vous verrez qu'ils se sont immédiatement vidés des formes qui les entourent et qu'ils reflétaient il y a un instant. «Vous avez un regard absent, vous êtes ailleurs», disons-nous, et pourtant nous ne voyons que l'envers du phénomène qui s'accomplit à ce moment-là dans la pensée. Alors les plus beaux yeux du monde ne nous touchent plus par leur beauté, ils ne sont plus, pour détourner de sa signification une expression de Wells, que des «machines à explorer le Temps», des télescopes de l'invisible, qui deviennent à plus longue portée à mesure qu'on vieillit. On sent si bien, en voyant se bander pour le souvenir le regard fatigué de tant d'adaptation à des temps si différents, souvent si lointains, le regard rouillé des vieillards, on sent si bien que sa trajectoire, traversant «l'ombre des fours» vécus, va atterrir, à quelques pas devant eux, semble-t-il, en réalité à cinquante ou soixante ans en arrière. Je me souviens combien les yeux charmants de la princesse Mathilde changeaient de beauté, quand ils se fixaient sur telle ou telle image qu'avaient déposée eux-mêmes sur sa rétine et dans son souvenir tels grands hommes, tels grands spectacles du commencement du siècle, et c'est cette image-là, émanée d'eux, qu'elle voyait et que nous ne verrons jamais. J'éprouvais une impression de surnaturel à ces moments où mon regard rencontrait le sien qui, d'une ligne courte et mystérieuse, dans une activité de résurrection, joignait le présent au passé.
Agréable et assez distingué, disais-je, c'est ainsi que je revoyais Henri van Blarenberghe dans une ces meilleures images que ma mémoire ait conservée de lui. Mais après avoir reçu cette lettre, je retouchai cette image au fond de mon souvenir, en interprétant, dans le sens d'une sensibilité plus profonde, d'une mentalité moins mondaine, certains éléments du regard ou des traits qui pouvaient en effet comporter une acception plus intéressante et plus généreuse que celle où je m'étais d'abord arrêté. Enfin, lui ayant dernièrement demandé des renseignements sur un employé des Chemins de fer de l'Est (M. van Blarenberghe était président du conseil d'administration) à qui un de mes amis s'intéressait, je reçus de lui la réponse suivante qui, écrite le 12 janvier dernier, ne me parvint, par suite de changements d'adresses qu'il avait ignorés, que le 17 janvier, il n'y a pas quinze jours, moins de huit jours avant le drame:
48, rue de la Bienfaisance,
12 janvier 1907.
«Cher Monsieur,
«Je me suis informé à la Compagnie de l'Est de la présence possible dans la personne de X... et de son adresse éventuelle. On n'a rien découvert. Si vous êtes bien sûr du nom, celui qui le porte a disparu de la Compagnie sans laisser de traces; il ne devait y être attaché que d'une manière bien provisoire et accessoire.
«Je suis vraiment bien affligé des nouvelles que vous me donnez de l'état de votre santé depuis la mort si prématurée et cruelle de vos parents. Si ce peut être une consolation pour vous, je vous dirai que, moi aussi, j'ai bien du mal physiquement et moralement à me remettre de l'ébranlement que m'a causé la mort de mon père. Il faut espérer toujours... Je ne sais ce que me réserve l'année 1907, mais souhaitons qu'elle nous apporte à l'un et à l'autre, quelque amélioration, et que dans quelques mois nous puissions nous voir.
«Veuillez agréer, je vous prie, mes sentiments les plus sympathiques.
«H. VAN BLARENBERGHE.»
Cinq ou six jours après avoir reçu cette lettre, je me rappelai, en m'éveillant, que je voulais y répondre. Il faisait un de ces grands froids inattendus, qui sont comme les «grandes marées» du ciel, recouvrant toutes les digues que les grandes villes dressent entre nous et la nature et venant battre nos fenêtres closes, pénètrent jusque dans nos chambres, en faisant sentir à nos frileuses épaules, par un vivifiant contact, le retour offensif des forces élémentaires. Jours troublés de brusques changements barométriques, de secousses plus graves. Nulle joie d'ailleurs dans tant de force. On pleurait d'avance la neige qui allait tomber et les choses elles-mêmes, comme dans le beau vers d'André Rivoire, avaient l'air d'«attendre de la neige». Qu'une «dépression s'avance vers les Baléares», comme disent les journaux, que seulement la Jamaïque commence à trembler, au même instant à Paris, les migraineux, les rhumatisants, les asthmatiques, les fous sans doute aussi, prennent leurs crises, tant les nerveux sont unis aux points les plus éloignés de l'univers par les liens d'une solidarité qu'ils souhaiteraient souvent moins étroite. Si l'influence des astres, sur certains au moins d'entre eux, doit être un jour reconnue (Framery, Pelletean, cités par M. Brissaud) à qui mieux appliquer qu'à tel nerveux, le vers du poète:
En m'éveillant je me disposais à répondre à Henri van Blarenberghe. Mais avant de le faire, je voulus jeter un regard sur le Figaro, procéder à cet acte abominable et voluptueux qui s'appelle lire le journal et grâce auquel tous les malheurs et les cataclysmes de l'univers pendant les dernières vingt-quatre heures, les batailles qui ont coûté la vie à cinquante mille hommes, les crimes, les grèves, les banqueroutes, les incendies, les empoisonnements, les suicides, les divorces, les cruelles émotions de l'homme d'État et de l'acteur, transmués pour notre usage personnel à nous qui n'y sommes pas intéressés, en un régal matinal, s'associent excellemment d'une façon particulièrement excitante et tonique, à l'ingestion recommandée de quelques gorgées de café au lait. Aussitôt rompue d'une geste indolent, la fragile bande du Figaro qui seule nous séparait encore de toute la misère du globe et dès les premières nouvelles sensationnelles où la douleur de tant d'êtres «entre comme élément», ces nouvelles sensationnelles que nous aurons tant de plaisir à communiquer tout à l'heure à ceux qui n'ont pas encore lu le journal, on se sent soudain allègrement rattaché à l'existence qui, au premier instant du réveil, nous paraissait bien inutiles à ressaisir. Et si par moments quelque chose comme une larme a mouillé nos yeux satisfaits, c'est à la lecture d'une phrase comme celle-ci: «Un silence impressionnant étreint tous les cœurs, les tambours battent aux champs, les troupes présentent les armes, une immense clameur retentit: «Vive Fallières!» Voilà ce qui nous arrache un pleur, un pleur que nous refuserions à un malheur proche de nous. Vils comédiens que seule fait pleurer la douleur d'Hercule, ou moins que cela le voyage du Président de la République! Ce matin-là pourtant la lecture du Figaro ne me fut pas douce, je venais de parcourir d'un regard charmé les éruptions volcaniques, les crises ministérielles et les duels d'apaches et je commençais avec calme la lecture d'un fait divers que son titre: «Un drame de la folie» pouvait rendre particulièrement propre à la vive stimulation des énergies matinales, quand tout d'un coup je vis que la victime, c'était Mme van Blarenberghe, que l'assassin, qui s'était ensuite tué, c'était son fils Henri van Blarenberghe, dont j'avais encore la lettre près de moi, pour y répondre: «Il faut espérer toujours... Je ne sais ce que me réserve 1907, mais souhaitons qu'il nous apporte un apaisement,» etc. Il faut espérer toujours! Je ne sais ce que me réserve 1907! La vie n'avait pas été longue à lui répondre. 1907 n'avait pas encore laissé tomber son premier mois de l'avenir dans le passé, qu'elle lui avait apporté son présent, fusil, revolver et poignard, avec, sur son esprit, le bandeau qu'Athénée attachait sur l'esprit d'Ajax pour qu'il massacrât pasteurs et troupeaux dans le camp des Grecs sans savoir ce qu'il faisait. «C'est moi qui ai jeté des images mensongères dans ses yeux. Et il s'est rué, frappant çà et là, pensant tuer de sa main les Atrides et se jetant tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre. Et moi, j'excitais l'homme en proie à la démence furieuse et je le poussais dans des embûches; et il vient de rentrer là, la tête trempée de sueur et les mains ensanglantées.» Tant que les fous frappent ils ne savent pas, puis la crise passée, quelle douleur! Tekmessa, la femme d'Ajax, le dit: «Sa démence est finie, sa fureur est tombée comme le souffle du Motos. Mais ayant recouvré l'esprit, il est maintenant tourmenté d'une douleur nouvelle, car contempler ses propres maux quand personne ne les a causés que soi-même, accroît amèrement les douleurs. Depuis qu'il sait ce qui s'est passé, il se lamente en hurlements lugubres, lui qui avait coutume de dire qu'il était indigne d'un homme de pleurer. Il reste assis, immobile, hurlant, et certes il médite contre lui-même quelque noir dessin.» Mais quand l'accès est passé pour Henri van Blarenberghe ce ne sont pas des troupeaux et des pasteurs égorgés qu'il a devant lui. La douleur ne tue pas en un instant, puisqu'il n'est pas mort en apercevant sa mère assassinée devant lui, puisqu'il n'est pas mort en entendant sa mère mourante lui dire, comme la princesse Andrée dans Tolstoï: «Henri, qu'as-tu fait de moi! qu'as-tu fait de moi!» «En arrivant au palier qui interrompt la course de l'escalier entre le premier et le second étages, dit le Matin, ils (les domestiques que dans ce récit, peut-être d'ailleurs inexact, on n'aperçoit jamais qu'en fuite et redescendant les escaliers quatre à quatre) virent Mme van Blarenberghe, le visage révulsé par l'épouvante, descendre deux ou trois marches en criant: «Henri! Henri! qu'as-tu fait!» Puis la malheureuse, couverte de sang, leva les bras en l'air et s'abattit la face en avant... Les domestiques épouvantés redescendirent pour chercher du secours. Peu après, quatre agents qu'on est allé chercher, forcèrent les portes verrouillées de la chambre du meurtrier. En dehors des blessures qu'il s'était faites avec son poignard, il avait tout le côté gauche du visage labouré par un coup de feu. L'œil pendait sur l'oreiller.» Ici ce n'est plus à Ajax que je pense. Dans cet œil «qui pend sur l'oreiller» je reconnais arraché, dans le geste le plus terrible que nous ait légué l'histoire de la souffrance humaine, l'œil même du malheureux Œdipe! «Œdipe se précipite à grands cris, va, vient, demande une épée... Avec d'horribles cris, il se jette contre les doubles portes, arrache les battants des gonds creux, se rue dans la chambre où il voit Jocaste pendue à la corde qui l'étranglait. Et la voyant ainsi, le malheureux frémit d'horreur, dénoue la corde, le corps de sa mère n'étant plus retenu tombe à terre. Alors, il arrache les agrafes d'or des vêtements de Jocaste, il s'en crève les yeux ouverts disant qu'ils ne verront plus les maux qu'il avait soufferts et les malheurs qu'il avait causés, et criant des imprécations il frappe encore ses yeux aux paupières levées, et ses prunelles saignantes coulaient sur ses joues, en une pluie, une grêle de sang noir. Il crie qu'on montre à tous les Cadméens le parricide. Il veut être chassé de cette terre. Ah! l'antique félicité était ainsi nommée de son vrai nom. Mais à partir de ce jour, rien ne manque à tous les maux qui ont un nom. Les gémissements, le désastre, la mort, l'opprobre.» Et en songeant à la douleur d'Henri van Blarenberghe quand il vit sa mère morte, je pense aussi à un autre fou bien malheureux, à Lear étreignant le cadavre de sa fille Cordelia. «Oh! elle est partie pour toujours! Elle est morte comme la terre. Non, non, plus de vie! Pourquoi un chien, un cheval, un rat ont-ils la vie, quand tu n'as même plus le souffle? Tu ne reviendrais plus jamais! jamais! jamais! jamais! jamais! Regardez! Regardez ses lèvres! Regardez-la! Regardez-la!»
Malgré ses horribles blessures. Henri van Blarenberghe ne meurt pas tout de suite. Et je ne peux m'empêcher de trouver bien cruel (quoique peut-être utile, est-on si certain de ce que fut en réalité le drame? Rappelez-vous les frères Karamazov) le geste du commissaire de police. «Le malheureux n'est pas mort. Le commissaire le prit par les épaules et lui parla: «M'entendez-vous? Répondez». Le meurtrier ouvrit l'œil intact, cligna un instant et retomba dans le coma.» À ce cruel commissaire j'ai envie de redire les mots dont Kent, dans la scène du Roi Léar, que je citais précisément tout à l'heure, arrête Edgar qui voulait réveiller Léar déjà évanoui: «Non! ne troublez pas son âme! Oh! laissez-la partir! C'est le haïr que vouloir sur la roue de cette rude vie l'étendre plus longtemps.»
Si j'ai répété avec insistance ces grands noms tragiques, surtout ceux d'Ajax et d'Œdipe, je lecteur doit comprendre pourquoi, pourquoi aussi j'ai publié ces lettres et écrit cette page. J'ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l'éclabousse sans parvenir à la souiller. J'ai voulu aérer la chambre du crime d'un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse et que le pauvre parricide n'était pas une brute criminelle, un être en dehors de l'humanité, mais un noble exemplaire d'humanité, un homme d'esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que la plus inéluctable fatalité—disons pathologique pour parler comme tout le monde—a jeté—le plus malheureux des mortels—dans un crime et une expiation dignes de demeurer illustres.
«Je crois difficilement à la mort», dit Michelet dans une page admirable, Il est vrai qu'il le dit à propos d'une méduse, de qui la mort, si peu différente de sa vie, n'a rien d'incroyable, en sorte qu'on peut se demander si Michelet n'a pas fait qu'utiliser dans cette phrase un de ces «fonds de cuisine» que possèdent assez vite les grands écrivains et grâce à quoi ils sont assurés de pouvoir servir à l'improviste à leur clientèle le régal particulier qu'elle réclame d'eux. Mais si je crois sans difficulté à la mort d'une méduse, je ne puis croire facilement à la mort d'une personne, même à la simple éclipse, à la simple déchéance de sa raison. Notre sentiment de la continuité de l'âme est le plus fort. Quoi! cet esprit qui, tout à l'heure, de ses vues dominait la vie, dominait la mort, nous inspirait tant de respect, le voilà dominé par la vie, par la mort, plus faible que notre esprit qui, quoiqu'il en ait, ne se peut plus incliner devant ce qui est si vite devenu un presque néant! Il en est pour cela de la folie comme de l'affaiblissement des facultés chez le vieillard, comme de la mort. Quoi? L'homme qui a écrit hier la lettre que je citais tout à l'heure, si élevée, si sage, cet homme aujourd'hui...? Et même, pour descendre à des infiniments petits fort importants ici, l'homme qui très raisonnablement était attaché aux petites choses de l'existence, répondait si élégamment à une lettre, s'acquittait si exactement d'une démarche, tenait à l'opinion des autres, désirait leur paraître sinon influent, du moins aimable, qui conduisait avec tant de finesse et de loyauté son jeu sur l'échiquier social!... Je dis que cela est fort important ici, et si j'avais cité toute la première partie de la seconde lettre qui, à vrai dire, n'intéressait en apparence que moi, c'est que cette raison pratique semble plus exclusive encore de ce qui est arrivé que la belle et profonde tristesse des dernières lignes. Souvent, dans un esprit déjà dévasté, ce sont les maîtresses branches, la cime, qui survivent les dernières, quand toutes les ramifications plus basses sont déjà élaguées par le mal. Ici, la plante spirituelle est intacte. Et tout à l'heure en copiant ces lettres, j'aurais voulu pouvoir faire sentir l'extrême délicatesse, plus l'incroyable fermeté de la main qui avait tracé ces caractères, si nets et si fins...
—Qu'as-tu fait de moi! qu'as-tu fait de moi! Si nous voulions y penser, il n'y a peut-être pas une mère vraiment aimante qui ne pourrait, à son dernier jour, souvent bien avant, adresser ce reproche à son fils. Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l'inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. Si nous savions voir dans un corps chéri le lent travail de destruction poursuivi par la douloureuse tendresse qui l'anime, voir les yeux flétris, les cheveux longtemps restés indomptablement noirs, ensuite vaincus comme le reste et blanchissants, les artères durcies, les reins bouchés, le cœur forcé, vaincu le courage devant la vie, la marche alentie, alourdie, l'esprit qui sait qu'il n'a plus à espérer, alors qu'il rebondissait si inlassablement en invincibles espérances, la gaîté même, la gaîté innée et semblait-il immortelle, qui faisait si aimable compagnie avec la tristesse, à jamais tarie, peut-être celui qui saurait voir cela, dans ce moment tardif de lucidité que les vies les plus ensorcelées de chimère peuvent bien avoir, puisque celle même de don Quichotte eut le sien, peut-être celui-là, comme Henri van Blarenberghe quand il eut achevé sa mère à coups de poignard, reculerait devant l'horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil, pour mourir tout de suite. Chez la plupart des hommes, une vision si douloureuse (à supposer qu'ils puissent se hausser jusqu'à elle) s'efface bien vite aux premiers rayons de la joie de vivre. Mais quelle joie, quelle raison de vivre, quelle vie peuvent résister à cette vision? D'elle ou de la joie, quelle est vraie, quel est «le Vrai»?
JOURNÉES
DE LECTURE[77]
Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin: le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l'abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu'on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et pendant lequel nous ne pensions qu'à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l'importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec amour) que, s'il nous arrive encore aujourd'hui de feuilleter ces livres d'autrefois, ce n'est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l'espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n'existent plus.
Qui ne se souvient comme moi de ces lectures faites au temps des vacances, qu'on allait cacher successivement dans toutes celles des heures du jour qui étaient assez paisibles et assez inviolables pour pouvoir leur donner asile. Le matin,—en rentrant du parc, quand tout le monde était parti faire une promenade, je me glissais dans la salle à manger, où, jusqu'à l'heure encore lointaine du déjeuner, personne n'entrerait que la vieille Félicie relativement silencieuse, et où je n'aurais pour compagnons, très respectueux de la lecture, que les assiettes peintes accrochées au mur, le calendrier dont la feuille de la veille avait été fraîchement arrachée, la pendule et le feu qui parlent sans demander qu'on leur réponde et dont les doux propos vides de sens ne viennent pas, comme les paroles des hommes, en substituer un différent à celui des mots que vous lisez. Je m'installais sur une chaise, près du petit feu de bois dont, pendant le déjeuner, l'oncle matinal et jardinier dirait: «Il ne fait pas de mal! On supporte très bien un peu de feu; je vous assuré qu'à six heures il faisait joliment froid dans le potager. Et dire que c'est dans huit jours Pâques!» Avant le déjeuner qui, hélas! mettrait fin à la lecture, on avait encore deux grandes heures. De temps en temps, on entendait le bruit de la pompe d'où l'eau allait découler et qui vous faisait lever les yeux vers elle et la regarder à travers la fenêtré fermée, là, tout près, dans l'unique allée du jardinet qui bordait de briques et de faïences en demi-lunes ses plates-bandes de pensées: des pensées cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels versicolores et comme reflétés des vitraux de l'église qu'on voyait parfois entre les toits du village, ciels tristes qui apparaissaient avant les orages, ou après, trop tard, quand la journée allait finir. Malheureusement la cuisinière venait longtemps d'avance mettre le couvert; si encore elle l'avait mis sans parler! Mais elle croyait devoir dire: «Vous n'êtes pas bien comme cela; si je vous approchais une table?» Et rien que pour répondre: «Non, merci bien,» il fallait arrêter net et ramener de loin sa voix qui, en dedans des lèvres, répétait sans bruit, en courant, tous les mots que les yeux avaient lus; il fallait l'arrêter, la faire sortir, et, pour dire convenablement: «Non, merci bien,» lui donner une apparence de vie ordinaire, une intonation de réponse, qu'elle avait perdues. L'heure passait; souvent, longtemps avant le déjeuner, commençaient à arriver dans la salle à manger ceux qui, étant fatigués, avaient abrégé la promenade, avaient «pris par Méréglise», ou ceux qui n'étaient pas sortis ce matin-là, ayant «à écrire». Ils disaient bien: «Je ne veux pas te déranger», mais commençaient aussitôt à s'approcher du feu, à consulter l'heure, à déclarer que le déjeuner ne serait pas mal accueilli. On entourait d'une particulière déférence celui ou celle qui était «restée à écrire» et on lui disait: «Vous avez fait votre petite correspondance» avec un sourire où il y avait du respect, du mystère, de la paillardise et des ménagements, comme si cette «petite correspondance» avait été à la fois un secret d'État, une prérogative, une bonne fortune et une indisposition. Quelques-uns, sans plus attendre, s'asseyaient d'avance à table, à leurs places. Cela, c'était la désolation, car ce serait d'un mauvais exemple pour les autres arrivants, allait faire croire qu'il était déjà midi, et prononcer trop tôt à mes parents la parole fatale: «Allons, ferme ton livre, on va déjeuner.» Tout était prêt, le couvert entièrement mis sur la nappe où manquait seulement ce qu'on n'apportait qu'à la fin du repas, l'appareil en verre où l'oncle horticulteur et cuisinier faisait lui-même le café à table, tubulaire et compliqué comme un instrument de physique qui aurait senti bon et où c'était si agréable de voir monter dans la cloche de verre l'ébullition soudaine qui laissait ensuite aux parois embuées une cendre odorante et brune; et aussi la crème et les fraises que le même oncle mêlait, dans des proportions toujours identiques, s'arrêtant juste au rose qu'il fallait avec l'expérience d'un coloriste et la divination d'un gourmand. Que le déjeuner me paraissait long! Ma grand'tante ne faisait que goûter aux plats pour donner son avis avec une douceur qui supportait, mais n'admettait pas la contradiction. Pour un roman, pour des vers, choses où elle se connaissait très bien, elle s'en remettait toujours, avec une humilité de femme, à l'avis de plus compétents. Elle pensait que c'était là le domaine flottant du caprice où le goût d'un seul ne peut pas fixer la vérité. Mais sur les choses dont les règles et les principes lui avaient été enseignés par sa mère, sur la manière de faire certains plats, de jouer les sonates de Beethoven et de recevoir avec amabilité, elle était certaine d'avoir une idée juste de la perfection et de discerner si les autres s'en rapprochaient plus ou moins. Pour les trois choses, d'ailleurs, la perfection était presque la même: c'était une sorte de simplicité dans les moyens, de sobriété et de charme. Elle repoussait avec horreur qu'on mît des épices dans les plats qui n'en exigent pas absolument, qu'on jouât avec affectation et abus de pédales, qu'en «recevant» on sortît d'un naturel parfait et parlât de soi avec exagération. Dès la première bouchée, aux premières notes, sur un simple billet, elle avait la prétention de savoir si elle avait affaire à une bonne cuisinière, à un vrai musicien, à une femme bien élevée. «Elle peut avoir beaucoup plus de doigts que moi, mais elle manque de goût en jouant avec tant d'emphase cet andante si simple.» «Ce peut être une femme très brillante et remplie de qualités, mais c'est un manque de tact de parler de soi en cette circonstance.» «Ce peut être une cuisinière très savante, mais elle ne sait pas faire le bifteck aux pommes.» Le bifteck aux pommes! morceau de concours idéal, difficile par sa simplicité même, sorte de «Sonate pathétique» de la cuisine, équivalent gastronomique de ce qu'est dans la vie sociale la visite de la dame qui vient vous demander des renseignements sur un domestique et qui, dans un acte si simple, peut à tel point faire preuve, ou manquer de tact et d'éducation. Mon grand-père avait tant d'amour-propre, qu'il aurait voulu que tous les plats fussent réussis et s'y connaissait trop peu en cuisine pour jamais savoir quand ils étaient manqués. Il voulait bien admettre qu'ils le fussent parfois, très rarement d'ailleurs, mais seulement par un pur effet du hasard. Les critiques toujours motivées de ma grand'tante, impliquant au contraire que, la cuisinière n'avait pas su faire tel plat, ne pouvaient manquer de paraître particulièrement intolérables à mon grand-père. Souvent pour éviter des discussions avec lui, ma grand'tante, après avoir goûté du bout des lèvres, ne donnait pas son avis, ce qui, d'ailleurs, nous faisait connaître immédiatement qu'il était défavorable. Elle se taisait, mais nous lisions dans ses yeux doux une désapprobation inébranlable et réfléchie qui avait le don de mettre mon grand-père en fureur. Il la priait ironiquement de donner son avis, s'impatientait de son silence, la pressait de questions, s'emportait, mais on sentait qu'on l'aurait conduite au martyre plutôt que de lui faire confesser la croyance de mon grand-père: que l'entremets n'était pas trop sucré.
Après le déjeuner, ma lecture reprenait tout de suite; surtout si la journée était un peu chaude, chacun montait se retirer dans sa chambre, ce qui me permettait, par le petit escalier aux marches rapprochées, de gagner tout de suite la mienne, à l'unique étage si bas que des fenêtres enjambées on n'aurait eu qu'un saut d'enfant à faire pour se trouver dans la rue. J'allais fermer ma fenêtre, sans avoir pu esquiver le salut de l'armurier d'en face, qui, sous prétexte de baisser ses auvents, venait tous les jours après déjeuner fumer sa pipe devant sa porte et dire bonjour aux passants, qui, parfois, s'arrêtaient à causer. Les théories de William Morris, qui ont été si constamment appliquées par Maple et les décorateurs anglais, édictent qu'une chambre n'est belle qua la condition de contenir seulement des choses qui nous soient utiles et que toute chose utile, fût-ce un simple clou, soit non pas dissimulée, mais apparente. Au-dessus du lit à tringles de cuivre et entièrement découvert, aux murs nus de ces chambres hygiéniques, quelques reproductions de chefs-d'œuvre. À la juger d'après les principes de cette esthétique, ma chambre n'était nullement belle, car elle était pleine de choses qui ne pouvaient servir à rien et qui dissimulaient pudiquement, jusqu'à en rendre l'usage extrêmement difficile, celles qui servaient à quelque chose. Mais c'est justement de ces choses qui n'étaient pas là pour ma commodité, mais semblaient y être venues pour leur plaisir, que ma chambre tirait pour moi sa beauté. Ces hautes courtines blanches qui dérobaient aux regards le lit placé comme au fond d'un sanctuaire; la jonchée de couvre-pieds en marceline, de courtes-pointes à fleurs, de couvre-lits brodés, de taies d'oreillers en batiste, sous laquelle il disparaissait le jour, comme un autel au mois de Marie sous les festons et les fleurs, et que, le soir, pour pouvoir me coucher, j'allais poser avec précaution sur un fauteuil où ils consentaient à passer la nuit; à côté du lit, la trinité du verre à dessins bleus, du sucrier pareil et de la carafe (toujours vide depuis le lendemain de mon arrivée sur l'ordre de ma tante qui craignait de me la voir «répandre»), sortes d'instruments du culte—presque aussi saints que la précieuse liqueur de fleur d'oranger placée près d'eux dans une ampoule de verre—que je n'aurais pas cru plus permis de profaner ni même possible d'utiliser pour mon usage personnel que si ç'avaient été des ciboires consacrés, mais que je considérais longuement avant de me déshabiller, dans la peur de les renverser par un faux mouvement; ces petites étoles ajourées au crochet qui jetaient sur le dos des fauteuils un manteau de roses blanches qui ne devaient pas être sans épines puisque, chaque fois que j'avais fini de lire et que je voulais me lever, je m'apercevais que j'y étais resté accroché; cette cloche de verre, sous laquelle, isolée des contacts vulgaires, la pendule bavardait dans l'intimité pour des coquillages venus de loin et pour une vieille fleur sentimentale, mais qui était si lourde à soulever que, quand la pendule s'arrêtait, personne, excepté l'horloger, n'aurait été assez imprudent pour entreprendre de la remonter; cette blanche nappe en guipure qui, jetée comme un revêtement d'autel sur la commode ornée de deux vases, d'une image du Sauveur et d'un buis bénit, la faisait ressembler à la Sainte Table (dont un prie-Dieu, rangé là tous les jours quand on avait «fini la chambre», achevait d'évoquer l'idée), mais dont les effilochements toujours engagés dans la fente des tiroirs en arrêtaient si complètement le jeu que je ne pouvais jamais prendre un mouchoir sans faire tomber d'un seul coup image du Sauveur, vases sacrés, buis bénit, et sans trébucher moi-même en me rattrapant au prie-Dieu; cette triple superposition enfin de petits rideaux d'étamine, de grands rideaux de mousseline et de plus grands rideaux de basin, toujours souriants dans leur blancheur d'aubépine souvent ensoleillée, mais au fond bien agaçants dans leur maladresse et leur entêtement à jouer autour de leurs barres de bois parallèles et à se prendre les uns dans les autres et tous dans la fenêtre dès que je voulais l'ouvrir ou la fermer, un second étant toujours prêt, si je parvenais à en dégager un premier, à venir prendre immédiatement sa place dans les jointures aussi parfaitement bouchées par eux qu'elles l'eussent été par un buisson d'aubépines réelles ou par des nids d'hirondelles qui auraient eu la fantaisie de s'installer là, de sorte que cette opération, en apparence si simple, d'ouvrir ou de fermer ma croisée, je n'en venais jamais à bout sans le secours de quelqu'un de la maison; toutes ces choses, qui non seulement ne pouvaient répondre à aucun de mes besoins, mais apportaient même une entrave, d'ailleurs légère, à leur satisfaction, qui évidemment n'avaient jamais été mises là pour l'utilité de quelqu'un, peuplaient ma chambre de pensées en quelque sorte personnelles, avec cet air de prédilection d'avoir choisi de vivre là et de s'y plaire, qu'ont souvent, dans une clairière, les arbres, et, au bord des chemins ou sur les vieux murs, les fleurs. Elles la remplissaient d'une vie silencieuse et diverse, d'un mystère où ma personne se trouvait à la fois perdue et charmée; elles faisaient de cette chambre une sorte de chapelle où le soleil—quand il traversait les petits carreaux rouges que mon oncle avait intercalés au haut des fenêtres—piquait sur les murs, après avoir rosé l'aubépine des rideaux, des lueurs aussi étranges que si la petite chapelle avait été enclose dans une plus grande nef à vitraux; et où le bruit des cloches arrivait si retentissant à cause de la proximité de notre maison et de l'église, à laquelle d'ailleurs, aux grandes fêtes, les reposoirs nous liaient par un chemin de fleurs, que je pouvais imaginer qu'elles étaient sonnées dans notre toit, juste au-dessus de la fenêtre d'où je saluais souvent le curé tenant son bréviaire, ma tante revenant de vêpres ou l'enfant de chœur qui nous portait du pain bénit. Quant à la photographie par Brown du Printemps de Botticelli ou au moulage de la Femme inconnue du musée de Lille, qui, aux murs et sur la cheminée des chambres de Maple, sont la part concédée par William Morris à l'inutile beauté, je dois avouer qu'ils étaient remplacés dans ma chambre par une sorte de gravure représentant le prince Eugène, terrible et beau dans son dolman, et que je fus très étonné d'apercevoir une nuit, dans un grand fracas de locomotives et de grêle, toujours terrible et beau, à la porte d'un buffet de gare, où il servait de réclame à une spécialité de biscuits. Je soupçonne aujourd'hui mon grand-père de l'avoir autrefois reçu, comme prime, de la munificence d'un fabricant, avant de l'installer à jamais dans ma chambre. Mais alors je ne me souciais pas de son origine, qui me paraissait historique et mystérieuse et je ne m'imaginais pas qu'il pût y avoir plusieurs exemplaires de ce que je considérais comme une personne, comme un habitant permanent de la chambre que je ne faisais que partager avec lui et où je le retrouvais tous les ans, toujours pareil à lui-même. Il y a maintenant bien longtemps que je ne l'ai vu, et je suppose que je ne le reverrai jamais. Mais si une telle fortune m'advenait, je crois qu'il aurait bien plus de choses a me dire que le Printemps de Botticelli. Je laisse les gens de goût orner leur demeure avec la reproduction des chefs-d'œuvre qu'ils admirent et décharger leur mémoire du soin de leur conserver une image précieuse en la confiant à un cadre de bois sculpté. Je laisse les gens de goût faire de leur chambre l'image même de leur goût et la remplir seulement de choses qu'il puisse approuver. Pour moi, je ne me sens vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le langage de vies profondément différentes de la mienne, d'un goût opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où mon imagination s'exalte en se sentant plongée au sein du non-moi; je ne me sens heureux qu'en mettant le pied—avenue de la Gare, sur le port ou place de l'Église—dans un de ces hôtels de province aux longs corridors froids où le vent du dehors lutte avec succès contre les efforts du calorifère, où la carte de géographie détaillée de l'arrondissement est encore le seul ornement des murs, où chaque bruit ne sert qu'à faire apparaître le silence en le déplaçant, où les chambres gardent un parfum de renfermé que le grand air vient laver, mais n'efface pas, et que les narines aspirent cent fois pour l'apporter à l'imagination, qui s'en enchante, qui le fait poser comme un modèle pour essayer de le recréer en elle avec tout ce qu'il contient de pensées et de souvenir; où le soir, quand on ouvre la porte de sa chambre, on a le sentiment de violer toute la vie qui y est restée éparse, de la prendre hardiment par la main quand, la porte refermée, on entre plus avant, jusqu'à la table ou jusqu'à la fenêtre; de s'asseoir dans une sorte de libre promiscuité avec elle sur le canapé exécuté par le tapissier du chef-lieu dans ce qu'il croyait le goût de Paris; de toucher partout la nudité de cette vie dans le dessein de se troubler soi-même par sa propre familiarité, en posant ici et là ses affaires, en jouant le maître dans cette chambre pleine jusqu'aux bords de l'âme des autres et qui garde jusque dans la forme des chenêts et le dessin des rideaux l'empreinte de leur rêve, en marchant pieds nus sur son tapis inconnu; alors, cette vie secrète, on a le sentiment de l'enfermer avec soi quand on va, tout tremblant, tirer le verrou; de la pousser devant soi dans le lit et de coucher enfin avec elle dans les grands draps blancs qui vous montent par-dessus la figure, tandis que, tout près, l'église sonne pour toute la ville les heures d'insomnie des mourants et des amoureux.
Je n'étais pas depuis bien longtemps à lire dans ma chambre qu'il fallait aller au parc, à un kilomètre du village. Mais après le jeu obligé, j'abrégeais la fin du goûter apporté dans des paniers et distribué aux enfants au bord de la rivière, sur l'herbe où le livre avait été posé avec défense de le prendre encore. Un peu plus loin, dans certains fonds assez incultes et assez mystérieux du parc, la rivière cessait d'être une eau rectiligne et artificielle, couverte de cygnes et bordées d'allées où souriaient des statues, et, par moment sautelante de carpes, se précipitait, passait à une allure rapide la clôture du parc, devenait une rivière dans le sens géographique du mot—une rivière qui devait avoir un nom—et ne tardait pas à s'épandre (la même vraiment qu'entre les statues et sous les cygnes?) entre des herbages où dormaient des bœufs et dont elle noyait les boutons d'or, sortes de prairies rendues par elle assez marécageuses et qui, tenant d'un côté au village par des tours informes, restes, disait-on, du moyen âge, joignaient de l'autre, par des chemins montants d'églantiers et d'aubépines, la «nature» qui s'étendait à l'infini, des villages qui avaient d'autres noms, l'inconnu. Je laissais les autres finir de goûter dans le bas du parc, au bord des cygnes, et je montais en courant dans le labyrinthe jusqu'à telle charmille où je m'asseyais, introuvable, adossé aux noisetiers taillés, apercevant le plant d'asperges, les bordures de fraisiers, le bassin où, certains jours, les chevaux faisaient monter l'eau en tournant, la porte blanche qui était la «fin du parc» en haut, et au delà, les champs de bleuets et de coquelicots. Dans cette charmille, le silence était profond, le risque d'être découvert presque nul, la sécurité rendue plus douce par les cris éloignés qui, d'en bas, m'appelaient en vain, quelquefois même se rapprochaient, montaient les premiers talus, cherchant partout, puis s'en retournaient, n'ayant pas trouvé; alors plus aucun bruit; seul de temps en temps le son d'or des cloches qui au loin, par delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu, aurait pu m'avertir de l'heure qui passait; mais, surpris par sa douceur et troublé par le silence plus profond, vidé des derniers sons, qui le suivait, je n'étais jamais sûr du nombre des coups. Ce n'était pas les cloches tonnantes qu'on entendait en rentrant dans le village—quand on approchait de l'église qui, de près, avait repris sa taille haute et raide, dressant sur le bleu du soir son capuchon d'ardoise ponctué de corbeaux—faire voler le son en éclats sur la place «pour les biens de la terre». Elles n'arrivaient au bout du parc que faibles et douces et ne s'adressant pas à moi, mais à toute la campagne, à tous les villages, aux paysans isolés dans leur champ, elles ne me forçaient nullement à lever la tête, elles passaient près de moi, portant l'heure aux pays lointains, sans me voir, sans me connaître et sans me déranger.
Et quelquefois à la maison, dans mon lit, longtemps après le dîner, les dernières heures de la soirée abritaient aussi ma lecture, mais cela, seulement les jours où j'étais arrivé aux derniers chapitres d'un livre, où il n'y avait plus beaucoup à lire pour arriver à la fin. Alors, risquant d'être puni si j'étais découvert et l'insomnie qui, le livre fini, se prolongerait peut-être toute la nuit, dès que mes parents étaient couchés je rallumais ma bougie; tandis que, dans la rue toute proche, entre la maison de l'armurier et la poste, baignées de silence, il y avait plein d'étoiles au ciel sombre et pourtant bleu, et qu'à gauche, sur la ruelle exhaussée où commençait en tournant son ascension surélevée, on sentait veiller, monstrueuse et noire, l'abside de l'église dont les sculptures la nuit ne dormaient pas, l'église villageoise et pourtant historique, séjour magique du Bon Dieu, de la brioche bénite, des maints multicolores et des dames des châteaux voisins qui, les jours de fête, faisant, quand elles traversaient le marché, piailler les poules et regarder les commères, venaient à la messe «dans leurs attelages», non sans acheter au retour, chez le pâtissier de la place, juste après avoir quitté l'ombre du porche où les fidèles en poussant la porte à tambour semaient les rubis errants de la nef, quelques-uns de ces gâteaux en forme de tours, protégés du soleil par un store,—«manqués», «saint-honorés» et «génoises»,—dont l'odeur oisive et sucrée est restée mêlée pour moi aux cloches de la grand'messe et à la gaîté des dimanches.
Puis la dernière page était lue, le livre était fini. Il fallait arrêter la course éperdue des yeux et de la voix qui suivait sans bruit, s'arrêtant seulement pour reprendre haleine, dans un soupir profond. Alors, afin de donner aux tumultes depuis trop longtemps déchaînés en moi pour pouvoir se calmer ainsi d'autres mouvements à diriger, je me levais, je me mettais à marcher le long de mon lit, les yeux encore fixés à quelque point qu'on aurait vainement cherché dans la chambre ou dehors, car il n'était situé qu'à une distance d'âme, une de ces distances qui ne se mesurent pas par mètres et par lieues, comme les autres, et qu'il est d'ailleurs impossible de confondre avec elles quand on regarde les yeux «lointains» de ceux qui pensent «à autre chose». Alors, quoi? ce livre, ce n'était que cela? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu'aux gens de la vie, n'osant pas toujours avouer à quel point on les aimait, et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient l'air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une indifférence affectée ou un ennui feint; ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d'eux. Déjà, depuis quelques pages, l'auteur, dans le cruel «Épilogue», avait eu soin de les «espacer» avec une indifférence incroyable pour qui savait l'intérêt avec lequel il les avait suivis jusque-là pas à pas. L'emploi de chaque heure de leur vie nous avait été narrée. Puis subitement: «Vingt ans après ces événements on pouvait rencontrer dans les rues de Fougères[78] un vieillard encore droit, etc.» Et le mariage dont deux volumes avaient été employés à nous faire entrevoir la possibilité délicieuse, nous effrayant puis nous réjouissant de chaque obstacle dressé puis aplani, c'est par une phrase incidente d'un personnage secondaire que nous apprenions qu'il avait été célébré, nous ne savions pas au juste quand, dans cet étonnant épilogue écrit, semblait-il, du haut du ciel, par une personne indifférente à nos passions d'un jour, qui s'était substituée à l'auteur. On aurait tant voulu que le livre continuât, et, si c'était impossible, avoir d'autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à l'amour qu'ils nous avaient inspiré[79] et dont l'objet nous faisait tout à coup défaut, ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des êtres qui demain ne seraient plus qu'un nom sur une page oubliée, dans un livre sans rapport avec la vie et sur la valeur duquel nous nous étions bien mépris puisque son lot ici-bas, nous le comprenions maintenant et nos parents nous l'apprenaient au besoin d'une phrase dédaigneuse, n'était nullement, comme nous l'avions cru, de contenir l'univers et la destinée, mais d'occuper une place fort étroite dans la bibliothèque du notaire, entre les fastes sans prestige du Journal de modes illustré et de la Géographie d'Eure-et-Loir.
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... Avant d'essayer de montrer au seuil des «Trésors des Rois» pourquoi à mon avis la Lecture ne doit pas jouer dans la vie le rôle prépondérant que lui assigne Ruskin dans ce petit ouvrage, je devais mettre hors de cause les charmantes lectures de l'enfance dont le souvenir doit rester pour chacun de nous une bénédiction. Sans doute je n'ai que trop prouvé par la longueur et le caractère du développement qui précède ce que j'avais d'abord avancé d'elles: que ce qu'elles laissent surtout en nous, c'est l'image des lieux et des jours où nous les avons faites. Je n'ai pas échappé à leur sortilège: voulant parler d'elles, j'ai parlé de toute autre chose que des livres parce que ce n'est pas d'eux qu'elles m'ont parlé. Mais peut-être les souvenirs qu'elles m'ont l'un après l'autre rendus en auront-ils eux-mêmes éveillés chez le lecteur et l'auront-ils peu à peu amené, tout en s'attardant dans ces chemins fleuris et détournés, à recréer dans son esprit l'acte psychologique original appelé Lecture, avec assez de force pour pouvoir suivre maintenant comme au dedans de lui-même les quelques réflexions qu'il me reste à présenter.
On sait que les «Trésors des Rois» est une conférence sur la lecture que Ruskin donna à l'hôtel de ville de Rusholme, près Manchester, le 6 décembre 1864, pour aider à la création d'une bibliothèque à l'institut de Rusholme. Le 14 décembre, il en prononçait une seconde, «Des Jardins des Reines» sur le rôle de la femme, pour aider à fonder des écoles à Ancoats. «Pendant toute cette année 1864, dit M. Collingwood dans son admirable ouvrage «Life and Work of Ruskin», il demeura at home, sauf pour faire de fréquentes visites à Carlyle. Et quand en décembre il donna à Manchester les cours qui, sous le nom de «Sésame et les Lys», devinrent son ouvrage le plus populaire[80], nous pouvons discerner son meilleur état de santé physique et intellectuelle dans les couleurs plus brillantes de sa pensée. Nous pouvons reconnaître l'écho de ses entretiens avec Carlyle dans l'idéal héroïque, aristocratique et stoïque qu'il propose et dans l'insistance avec laquelle il revient sur la valeur des livres et des bibliothèques publiques, Carlyle étant le fondateur de la London Bibliothèque...»
Pour nous, qui ne voulons ici que discuter en elle-même, et sans nous occuper de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons la résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que «la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs». Ruskin n'a peut-être pas connu cette pensée d'ailleurs un peu sèche du philosophe français, mais c'est elle en réalité qu'on retrouve partout dans sa conférence, enveloppée seulement dans un or apollinien où fondent des brumes anglaises, pareil à celui dont la gloire illumine les paysages de son peintre préféré. «À supposer, dit-il, que nous ayons et la volonté et l'intelligence de bien choisir nos amis, combien peu d'entre nous en ont le pouvoir, combien est limitée la sphère de nos choix. Nous ne pouvons connaître qui nous voudrions... Nous pouvons par une bonne fortune entrevoir un grand poète et entendre le son de sa voix, ou poser une question à un homme de science qui nous répondra aimablement. Nous pouvons usurper dix minutes d'entretien dans le cabinet d'un ministre, avoir une fois dans notre vie le privilège d'arrêter le regard d'une reine. Et pourtant ces hasards fugitifs nous les convoitons, nous dépensons nos années, nos passions et nos facultés à la poursuite d'un peu moins que cela, tandis que, durant ce temps, il y a une société qui nous est continuellement ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps que nous le souhaiterions, quel que soit notre rang. Et cette société, parce qu'elle est si nombreuse et si douce et que nous pouvons la faire attendre près de nous toute une journée—rois et hommes d'État attendant patiemment non pour accorder une audience, mais pour l'obtenir—nous n'allons jamais la chercher dans ces antichambres simplement meublées que sont les rayons de nos bibliothèques, nous n'écoutons jamais un mot de ce qu'ils auraient à nous dire[81].» «Vous me direz peut-être, ajoute Ruskin, que si vous aimez mieux causer avec des vivants, c'est que vous voyez leur visage,» etc., et réfutant cette première objection, puis une seconde, il montre que la lecture est exactement une conversation avec des hommes beaucoup plus sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l'occasion de connaître autour de nous. J'ai essayé de montrer dans les notes dont j'ai accompagné ce volume que la lecture ne saurait être ainsi assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes; que ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n'est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour chacun de nous à recevoir communication d'une autre pensée, mais tout en restant seul, c'est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle qu'on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de l'esprit sur lui-même. Si Ruskin avait tiré les conséquences d'autres vérités qu'il a énoncées quelques pages plus loin, il est probable qu'il aurait rencontré une conclusion analogue à la mienne. Mais évidemment il n'a pas cherché à aller au cœur même de l'idée de lecture. Il n'a voulu, pour nous apprendre le prix de la lecture, que nous conter une sorte de beau mythe platonicien, avec cette simplicité des Grecs qui nous ont montré à peu près toutes les idées vraies et ont laissé aux scrupules modernes le soin de les approfondir. Mais si je crois que la lecture, dans son essence originale, dans ce miracle fécond d'une communication au sein de la solitude, est quelque chose de plus, quelque chose d'autre que ce qu'a dit Ruskin, je ne crois pas malgré cela qu'on puisse lui reconnaître dans notre vie spirituelle le rôle prépondérant qu'il semble lui assigner.
Les limites de son rôle dérivent de la nature de ses vertus. Et ces vertus, c'est encore aux lectures d'enfance que je vais aller demander en quoi elles consistent. Ce livre, que vous m'avez vu tout à l'heure lire au coin du feu dans la salle à manger, dans ma chambre, au fond du fauteuil revêtu d'un appuie-tête au crochet, et pendant les belles heures de l'après-midi, sous les noisetiers et les aubépines du parc, où tous les souffles des champs infinis venaient de si loin jouer silencieusement auprès de moi, tendant sans mot dire à mes narines distraites l'odeur des trèfles et des sainfoins sur lesquels mes yeux fatigués se levaient parfois; ce livre, comme vos yeux en se penchant vers lui ne pourraient déchiffrer son titre à vingt ans de distance, ma mémoire, dont la vue est plus appropriée à ce genre de perceptions, va vous dire quel il était: le Capitaine Fracasse, de Théophile Gautier. J'en aimais par-dessus tout deux ou trois phrases qui m'apparaissaient comme les plus originales et les plus belles de l'ouvrage. Je n'imaginais pas qu'un autre auteur en eût jamais écrit de comparables. Mais j'avais le sentiment que leur beauté correspondait à une réalité dont Théophile Gautier ne nous laissait entrevoir une ou deux fois par volume qu'un petit coin. Et comme je pensais qu'il la connaissait assurément tout entière, j'aurais voulu lire d'autres livres de lui où toutes les phrases seraient aussi belles que celles-là et auraient pour objet les choses sur lesquelles j'aurais désiré avoir son avis. «Le rire n'est point cruel de sa nature; il distingue l'homme de la bête, et il est, ainsi qu'il appert en l'Odyssée d'Homerus, poète grégeois, l'apanage des dieux immortels et bienheureux oui rient olympiennement tout leur saoul durant les loisirs de l'éternité[82].» Cette phrase me donnait une véritable ivresse. Je croyais percevoir une antiquité merveilleuse à travers ce moyen âge que seul Gautier pouvait me révéler. Mais j'aurais voulu qu'au lieu de dire cela furtivement, après l'ennuyeuse description d'un château que le trop grand nombre de termes que je ne connaissais pas m'empêchait de me figurer le moins du monde, il écrivît tout le long du volume des phrases de ce genre et me parlât de choses qu'une fois son livre fini je pourrais continuer à connaître et à aimer. J'aurais voulu qu'il me dît, lui, le seul sage détenteur de la vérité, ce que je devais penser au juste de Shakespeare, de Saintine, de Sophocle, d'Euripide, de Silvio Pellico que j'avais lu pendant un mois de mars très froid, marchant, tapant des pieds, courant par les chemins, chaque fois que je venais de fermer le livre dans l'exaltation de la lecture finie, des forces accumulées dans l'immobilité, et du vent salubre qui soufflait dans les rues du village. J'aurais voulu surtout qu'il me dît si j'avais plus de chance d'arriver à la vérité en redoublant ou non ma sixième et en étant plus tard diplomate ou avocat à la Cour de cassation. Mais aussitôt la belle phrase finie il se mettait à décrire une table couverte «d'une telle couche de poussière qu'un doigt aurait pu y tracer des caractères», chose trop insignifiante à mes yeux pour que je pusse même y arrêter mon attention; et j'en étais réduit à me demander quels autres livres Gautier avait écrits qui contenteraient mieux mon aspiration et me feraient connaître enfin sa pensée tout entière.
Et c'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l'auteur ils pourraient s'appeler «Conclusions» et pour le lecteur «Incitations». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu'en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d'atteindre. Mais par une loi singulière et d'ailleurs providentielle de l'optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-même), ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c'est au moment où ils nous ont dit tout ce qu'ils pouvaient nous dire qu'ils font naître en nous le sentiment qu'ils ne nous ont encore rien dit. D'ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne nous instruiraient pas. Car c'est un effet de l'amour que les poètes éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à des choses qui ne sont pour eux que significatives d'émotions personnelles. Dans chaque tableau qu'ils nous montrent, ils ne semblent nous donner qu'un léger aperçu d'un site merveilleux, différent du reste du monde, et au cœur duquel nous voudrions qu'ils nous fissent pénétrer. «Menez-nous», voudrions-nous pouvoir dire à M. Mæterlinck, à Mme de Noailles, «dans le jardin de Zélande où croissent les fleurs démodées», sur la route parfumée «de trèfle et d'armoise» et dans tous les endroits de la terre dont vous ne nous avez pas parlé dans vos livres, mais que vous jugez aussi beaux que ceux-là.» Nous voudrions aller voir ce champ que Millet (car les peintres nous enseignent à la façon des poètes) nous montre dans son Printemps, nous voudrions que M. Claude Monet nous conduisît à Giverny, au bord de la Seine, à ce coude de la rivière qu'il nous laisse à peine distinguer à travers la brume du matin. Or, en réalité, ce sont de simples hasards de relations ou de parenté qui, en leur donnant l'occasion de passer ou de séjourner auprès d'eux, ont fait choisir pour les peindre à Mme de Noailles, à Mæterlinck, à Millet, à Claude Monet, cette route, ce jardin, ce champ, ce coude de rivière, plutôt que tels autres. Ce qui nous les fait paraître autres et plus beaux que le reste du monde, c'est qu'ils portent sur eux comme un reflet insaisissable l'impression qu'ils ont donné au génie, et que nous verrions errer aussi singulière et aussi despotique sur la face indifférente et soumise de tous les pays qu'il aurait peints. Cette apparence avec laquelle ils nous charment et nous déçoivent et au delà de laquelle nous voudrions aller, c'est l'essence même de cette chose en quelque sorte sans épaisseur—mirage arrêté sur une toile—qu'est une vision. Et cette brume que nos yeux avides voudraient percer, c'est le dernier mot de l'art du peintre. Le suprême effort de l'écrivain comme de l'artiste n'aboutit qu'à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d'insignifiance qui nous laisse incurieux devant l'univers. Alors, il nous dit: «Regarde, regarde,
Serrant leurs vifs ruisseaux étroits
Les pays de l'Aisne et de l'Oise.»
«Regarde la maison de Zélande, rose et luisante comme un coquillage. Regarde! Apprends à voir!» Et à ce moment il disparaît. Tel est le prix de la lecture et telle est aussi son insuffisance. C'est donner un trop grand rôle à ce qui n'est qu'une initiation d'en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut nous y introduire: elle ne la constitue pas.
Il est cependant certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte de discipline curative et être chargée, par des incitations répétées, de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans la vie de l'esprit. Les livres jouent alors auprès de lui un rôle analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains neurasthéniques.
On sait que, dans certaines affections du système nerveux, le malade, sans qu'aucun de ses organes soit lui-même atteint, est enlizé dans une sorte d'impossibilité de vouloir, comme dans une ornière profonde, d'où il ne peut se tirer seul, et où il finirait par dépérir, si une main puissante et secourable ne lui était tendue. Son cerveau, ses jambes, ses poumons, son estomac, sont intacts. Il n'a aucune incapacité réelle de travailler, de marcher, de s'exposer au froid, de manger. Mais ces différents actes, qu'il serait très capable d'accomplir, il est incapable de les vouloir. Et une déchéance organique qui finirait par devenir l'équivalent des maladies qu'il n'a pas serait la conséquence irrémédiable de l'inertie de sa volonté, si l'impulsion qu'il ne peut trouver en lui-même ne lui venait de dehors, d'un médecin qui voudra pour lui, jusqu'au jour où seront peu à peu rééduqués ses divers vouloirs organiques. Or, il existe certains esprits qu'on pourrait comparer à ces malades et qu'une sorte de paresse[83] ou de frivolité empêche de descendre spontanément dans les régions profondes de soi-même où commence la véritable vie de l'esprit. Ce n'est pas qu'une fois qu'on les y a conduits ils ne soient capables d'y découvrir et d'y exploiter de véritables richesses, mais, sans cette intervention étrangère, ils vivent à la surface dans un perpétuel oubli d'eux-mêmes, dans une sorte de passivité qui les rend le jouet de tous les plaisirs, les diminue à la taille de ceux qui les entourent et les agitent, et, pareils à ce gentilhomme qui, partageant depuis son enfance la vie des voleurs de grand chemin, ne se souvenait plus de son nom pour avoir depuis trop longtemps cessé de le porter, ils finiraient par abolir en eux tout sentiment et tout souvenir de leur noblesse spirituelle, si une impulsion extérieure ne venait les réintroduire en quelque sorte de force dans la vie de l'esprit, où ils retrouvent subitement la puissance de penser par eux-mêmes et de créer. Or, cette impulsion que l'esprit paresseux ne peut trouver en lui-même et qui doit lui venir d'autrui, il est clair qu'il doit la recevoir au sein de la solitude hors de laquelle, nous l'avons vu, ne peut se produire cette activité créatrice qu'il s'agit précisément de ressusciter en lui. De la pure solitude l'esprit paresseux ne pourrait rien tirer, puisqu'il est incapable de mettre de lui-même en branle son activité créatrice. Mais la conversation la plus élevée, les conseils les plus pressants ne lui serviraient non plus à rien, puisque cette activité originale ils ne peuvent la produire directement. Ce qu'il faut donc, c'est une intervention qui, tout en venant d'un autre, se produise au fond de nous-mêmes, c'est bien l'impulsion d'un autre esprit, mais reçue au sein de la solitude. Or, nous avons vu que c'était précisément là la définition de la lecture, et qu'à la lecture seule elle convenait. La seule discipline qui puisse exercer une influence favorable sur de tels esprits, c'est donc la lecture: ce qu'il fallait démontrer, comme disent les géomètres. Mais, là encore, la lecture n'agit qu'à la façon d'une incitation qui ne peut en rien se substituer à notre activité personnelle; elle se contente de nous en rendre l'usage, comme, dans les affections nerveuses auxquelles nous faisions allusion tout à l'heure, le psychothérapeute ne fait que restituer au malade la volonté de se servir de son estomac, de ses jambes, de son cerveau, restés intacts. Soit d'ailleurs que tous les esprits participent plus ou moins à cette paresse, à cette stagnation dans les bas niveaux, soit que, sans lui être nécessaire, l'exaltation qui suit certaines lectures ait une influence propice sur le travail personnel, on cite plus d'un écrivain qui aimait à lire une belle page avant de se mettre au travail. Emerson commençait rarement à écrire sans relire quelques pages de Platon. Et Dante n'est pas le seul poète que Virgile ait conduit jusqu'au seuil du paradis.
Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire, il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l'effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d'esprit. Parfois même, dans certains cas un peu exceptionnels, et d'ailleurs, nous le verrons, moins dangereux, la vérité, conçue comme extérieure encore, est lointaine, cachée dans un lieu d'accès difficile. C'est alors quelque document secret, quelque correspondance inédite, des mémoires qui peuvent jeter sur certains caractères un jour inattendu, et dont il est difficile d'avoir communication. Quel bonheur, quel repos pour un esprit fatigué de chercher la vérité en lui-même de se dire qu'elle est située hors de lui, aux feuillets d'un in-folio jalousement conservé dans un couvent de Hollande, et que si, pour arriver jusqu'à elle, il faut se donner de la peine, cette peine sera toute matérielle, ne sera pour la pensée qu'un délassement plein de charme. Sans doute, il faudra faire un long voyage, traverser en coche d'eau les plaines gémissantes de vent, tandis que sur la rive les roseaux s'inclinent et se relèvent tour à tour dans une ondulation sans fin; il faudra s'arrêter à Dordrecht, qui mire son église couverte de lierre dans l'entrelacs des canaux dormants et dans la Meuse frémissante et dorée où les vaisseaux en glissant dérangent, le soir, les reflets alignés des toits rouges et du ciel bleu; et enfin, arrivé au terme du voyage, on ne sera pas encore certain de recevoir communication de la vérité. Il faudra pour cela faire jouer de puissantes influences, se lier avec le vénérable archevêque d'Utrecht, à la belle figure carrée d'ancien janséniste, avec le pieux gardien des archives d'Amersfoort. La conquête de la vérité est conçue dans ces cas-là comme le succès d'une sorte de mission diplomatique où n'ont manqué ni les difficultés du voyage, ni les hasards de la négociation. Mais, qu'importe? Tous ces membres de la vieille petite église d'Utrecht, de la bonne volonté, de qui il dépend que nous entrions en possession de la vérité, sont des gens charmants dont les visages du XVIIe siècle nous changent des figures accoutumées et avec qui il sera si amusant de rester en relations, au moins par correspondance. L'estime dont ils continueront à nous envoyer de temps à autre le témoignage nous relèvera à nos propres yeux et nous garderons leurs lettres comme un certificat et comme une curiosité. Et nous ne manquerons pas un jour de leur dédier un de nos livres, ce qui est bien le moins que l'on puisse faire pour des gens qui vous ont fait don... de la vérité. Et quant aux quelques recherches, aux courts travaux que nous serons obligés de faire dans la bibliothèque du couvent et qui seront les préliminaires indispensables de l'acte d'entrée en possession de la vérité—de la vérité que pour plus de prudence et pour qu'elle ne risque pas de nous échapper nous prendrons en note—nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre des peines qu'ils pourront nous donner: le calme et la fraîcheur du vieux couvent sont si exquises, où les religieuses portent encore le haut hennin aux ailes blanches qu'elles ont dans le Roger Van der Weyden du parloir; et, pendant que nous travaillons, les carillons du XVIIe siècle étourdissent si tendrement l'eau naïve du canal qu'un peu de soleil pâle suffit à éblouir entre la double rangée d'arbres dépouillés dès la fin de l'été qui frôlent les miroirs accrochés aux maisons à pignons des deux rives[84].
Cette conception d'une vérité sourde aux appels de la réflexion et docile au jeu des influences, d'une vérité qui s'obtient par lettres de recommandations, que nous remet en mains propres celui qui la détenait matériellement sans peut-être seulement la connaître, d'une vérité qui se laisse copier sur un carnet, cette conception de la vérité est pourtant loin d'être la plus dangereuse de toutes. Car bien souvent pour l'historien, même pour l'érudit, cette vérité qu'ils vont chercher au loin dans un livre est moins, à proprement parler, la vérité elle-même que son indice ou sa preuve, laissant par conséquent place à une autre vérité qu'elle annonce ou qu'elle vérifie et qui, elle, est du moins une création individuelle de leur esprit. Il n'en est pas de même pour le lettré. Lui, lit pour lire, pour retenir ce qu'il a lu. Pour lui, le livre n'est pas l'ange qui s'envole aussitôt qu'il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile, qu'il adore pour elle-même, qui, au lieu de recevoir une dignité vraie des pensées qu'elle éveille, communique une dignité factice à tout ce qui l'entoure. Le lettré invoque en souriant en l'honneur de tel nom qu'il se trouve dans Villehardouin ou dans Boccace[85], en faveur de tel usage qu'il est décrit dans Virgile. Son esprit sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres la substance qui pourrait le rendre plus fort; il s'encombre de leur forme intacte, qui, au lieu d'être pour lui un élément assimilable, un principe de vie, n'est qu'un corps étranger, un principe de mort. Est-il besoin de dire que si je qualifie de malsains ce goût, cette sorte de respect fétichiste pour les livres, c'est relativement à ce que seraient les habitudes idéales d'un esprit sans défauts qui n'existe pas, et comme font les physiologistes qui décrivent un fonctionnement d'organes normal tel qu'il ne s'en rencontre guère chez les êtres vivants. Dans la réalité, au contraire, où il n'y a pas plus d'esprits parfaits que de corps entièrement sains, ceux que nous appelons les grands esprits sont atteints comme les autres de cette «maladie littéraire». Plus que les autres, pourrait-on dire. Il semble que le goût des livres croisse avec l'intelligence, un peu au-dessous d'elle, mais sur la même tige, comme toute passion s'accompagne d'une prédilection pour ce qui entoure son objet, a du rapport avec lui, dans l'absence lui en parle encore. Aussi, les plus grands écrivains, dans les heures où ils ne sont pas en communication directe avec la pensée, se plaisent dans la société des livres. N'est-ce pas surtout pour eux, du reste, qu'ils ont été écrits; ne leur dévoilent-ils pas mille beautés, qui restent cachées au vulgaire? À vrai dire, le fait que des esprits supérieurs soient ce que l'on appelle livresques ne prouve nullement que cela ne soit pas un défaut de l'être. De ce que les hommes médiocres sont souvent travailleurs et les intelligents souvent paresseux, on ne peut pas conclure que le travail n'est pas pour l'esprit une meilleure discipline que la paresse. Malgré cela, rencontrer chez an grand homme un de nos défauts nous incline toujours à nous demander si ce n'était pas au fond une qualité méconnue, et nous n'apprenons pas sans plaisir qu'Hugo savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur, qu'il était en mesure, si on contestait devant lui la légitimité d'un terme[86], d'en établir la filiation, jusqu'à l'origine, par des citations qui prouvaient une véritable érudition. (J'ai montré ailleurs comment cette érudition avait chez lui nourri le génie au lieu de l'étouffer, comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un grand.) Mæterlinck, qui est pour nous le contraire du lettré, dont l'esprit est perpétuellement ouvert aux mille émotions anonymes communiquées par la ruche, le parterre ou l'herbage, nous rassure grandement, sur les dangers de l'érudition, presque de la bibliophilie, quand il nous décrit en amateur les gravures qui ornent une vieille édition de Jacob Cats ou de l'abbé Sandrus. Ces dangers, d'ailleurs, quand ils existent, menaçant beaucoup moins l'intelligence que la sensibilité, la capacité de lecture profitable, si l'on peut ainsi dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs que chez les écrivains d'imagination. Schopenhauer, par exemple, nous offre l'image d'un esprit dont la vitalité porte légèrement la plus énorme lecture, chaque connaissance nouvelle étant immédiatement réduite à la part de réalité, à la portion vivante qu'elle contient.
Schopenhauer n'avance jamais une opinion sans l'appuyer aussitôt sur plusieurs citations, mais on sent que les textes cités ne sont pour lui que des exemples, des allusions inconscientes et anticipées où il aime à retrouver quelques traits de sa propre pensée, mais qui ne l'ont nullement inspirée. Je me rappelle une page du Monde comme Représentation et comme Volonté où il y a peut-être vingt citations à la file. Il s'agit du pessimisme (j'abrège naturellement les citations): «Voltaire, dans Candide, fait la guerre à l'optimisme d'une manière plaisante. Byron l'a faite, à sa façon tragique, dans Caïn. Hérédote rapporte que les Thraces saluaient le nouveau-né par des gémissements et se réjouissaient à chaque mort. C'est ce qui est exprimé dans les beaux vers que nous rapporte Plutarque: «Lugere genitum, tanta qui intravit mala, etc.» C'est à cela qu'il faut attribuer la coutume des Mexicains de souhaiter, etc., et Swift obéissait au même sentiment quand il avait coutume dès sa jeunesse (à en croire sa biographie par Walter Scott) de célébrer le jour de sa naissance comme un jour d'affliction. Chacun connaît ce passage de l'Apologie de Socrate où Platon dit que la mort est un bien admirable. Une maxime d'Héraclite était conçue de même: «Vitæ nomen quidem est vita, opus autem mors» Quant aux beaux vers de Théognis ils sont célèbres: «Optima sors homini non esse, etc.» Sophocle, dans l'Œdipe à Colone (1224), en donne l'abrégé suivant: «Natum non esse sortes vincit alias omnes, etc.» Euripide dit: «Omnis hominum vita est plena dolore» (Hippolyte, (189), et Homère l'avait déjà dit: «Non enim quidquam alicubi est calamitosius homine omnium, quotquot super terram spirant, etc.» D'ailleurs Pline l'a dit aussi: «Nullum meilus esse tempestiva morte.» Shakespeare met ces paroles dans la bouche du vieux roi Henri IV: «O, if this were seen—The happiest youth,—Would shut the book and sit him down and die.» Byron enfin: «'Tis something better not to be.» Balthazar Gracian nous dépeint «l'existence sous les plus noires couleurs dont le «Criticon, etc.[87]». Si je ne m'étais déjà laissé entraîner trop loin par Schopenhauer, j'aurais eu plaisir à compléter cette petite démonstration à l'aide des Aphorismes sur la Sagesse dans la Vie, qui est peut-être de tous les ouvrages que je connais celui qui suppose chez un auteur, avec le plus de lecture, le plus d'originalité, de sorte qu'en tête de ce livre, dont chaque page renferme plusieurs citations, Schopenhauer a pu écrire le plus sérieusement du monde: «Compiler n'est pas mon fait.»
Sans doute, l'amitié, l'amitié qui a égard aux individus, est une chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c'est une amitié sincère, et le fait qu'elle s'adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C'est de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence, gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont stériles et fatigantes. De plus,—dès les premières relations de sympathie, d'admiration, de reconnaissance,—les premières paroles que nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent autour de nous les premiers fils d'une toile d'habitudes, d'une véritable manière d'être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser dans les amitiés suivantes; sans compter que pendant ce temps-là les paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la lecture, l'amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d'amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c'est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu'à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l'amitié: Qu'ont-ils pensé de nous?—N'avons-nous pas manqué de tact?—Avons-nous plu?—et la peur d'être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l'amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu'est la lecture. Pas de déférence non plus; nous ne rions de ce que dit Molière que dans la mesure exacte où nous le trouvons drôle; quand il nous ennuie nous n'avons pas peur d'avoir l'air ennuyé, et quand nous avons décidément assez d'être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement que s'il n'avait ni génie ni célébrité. L'atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l'auteur et la nôtre il n'interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent par la pensée de l'auteur qui en a retiré tout ce qui n'était pas elle-même jusqu'à le rendre son image fidèle; chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l'inflexion unique d'une personnalité; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu'ils mêlent à la pensée d'éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l'auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de chacun sans avoir besoin qu'ils soient admirables, car c'est un grand plaisir pour l'esprit de distinguer ces peintures profondes et d'aimer d'une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même. Un Gautier, simple bon garçon plein de goût (cela nous amuse de penser qu'on a pu le considérer comme le représentant de la perfection dans l'art), nous plaît ainsi. Nous ne nous exagérons pas sa puissance spirituelle, et dans son Voyage en Espagne, où chaque phrase, sans qu'il s'en doute, accentue et poursuit le trait plein de grâce et de gaîté de sa personnalité (les mots se rangeant d'eux-mêmes pour la dessiner, parce que c'est elle qui les a choisis et disposés dans leur ordre), nous ne pouvons nous empêcher de trouver bien éloignée de l'art véritable cette obligation, à laquelle il croit devoir s'astreindre de ne pas laisser une seule forme sans la décrire entièrement, en l'accompagnant d'une comparaison qui, n'étant née d'aucune impression agréable et forte, ne nous charme nullement. Nous ne pouvons qu'accuser la pitoyable sécheresse de son imagination quand il compare la campagne avec ses cultures variées «à ces cartes de tailleurs où sont collés les échantillons de pantalons et de gilets» et quand il dit que de Paris à Angoulême il n'y a rien à admirer. Et nous sourions de ce gothique fervent qui n'a même pas pris la peine d'aller à Chartres visiter la cathédrale[88].
Mais quelle bonne humeur, quel goût! comme, nous le suivons volontiers dans ses aventures, ce compagnon plein d'entrain; il est si sympathique que tout autour de lui nous le devient. Et après les quelques jours qu'il a passés auprès du commandant Lebarbier de Tinan, retenu par la tempête à bord de son beau vaisseau «étincelant comme de l'or», nous sommes triste qu'il ne nous dise plus un mot de cet aimable marin et nous le fasse quitter pour toujours sans nous apprendre ce qu'il est devenu[89]. Nous sentons bien que sa gaîté hâbleuse et ses mélancolies aussi sont chez lui habitudes un peu débraillées de journaliste. Mais nous lui passons tout cela, nous faisons ce qu'il veut, nous nous amusons quand' il rentre trempé jusqu'aux os, mourant de faim et de sommeil, et nous nous attristons quand il récapitule avec une tristesse de feuilletoniste les noms des hommes de sa génération morts avant l'heure. Nous disions à propos de lui que ses phrases dessinaient sa physionomie, mais sans qu'il s'en doutât; car si les mots sont choisis, non par notre pensée selon les affinités de son essence, mais par notre désir de nous peindre, il représente ce désir et ne nous représente pas. Fromentin, Musset, malgré tous leurs dons, parce qu'ils ont voulu laisser leur portrait à la postérité, l'ont peint fort médiocre; encore nous intéressent-ils infiniment même par là, car leur échec est instructif. De sorte que quand un livre n'est pas le miroir d'une individualité puissante, il est encore le miroir de défauts curieux de l'esprit. Penchés sur un livre de Fromentin ou sur un livre de Musset, nous apercevons au fond du premier ce qu'il y a de court et de niais, dans une certaine «distinction», au fond du second, ce qu'il y a de vide dans l'éloquence.
Si le goût des livres croît avec l'intelligence, ses dangers, nous l'avons vu, diminuent avec elle. Un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle. Elle n'est plus pour lui que la plus noble des distractions, la plus ennoblissante surtout, car, seuls, la lecture et le savoir donnent les «belles manières» de l'esprit. La puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, nous ne pouvons la développer qu'en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre vie spirituelle. Mais c'est dans ce contact avec les autres esprits qu'est la lecture, que se fait l'éducation des «façons» de l'esprit. Les lettrés restent, malgré tout, comme les gens de qualité de l'intelligence, et ignorer certain livre, certaine particularité de la science littéraire, restera toujours, même chez un homme de génie, une marque de roture intellectuelle. La distinction et la noblesse consistent dans l'ordre de la pensée aussi, dans une sorte de franc-maçonnerie d'usages, et dans un héritage de traditions[90].
Très vite, dans ce goût et ce divertissement de lire, la préférence des grands écrivains va aux livres des anciens. Ceux mêmes qui parurent à leurs contemporains le plus «romantiques» ne lisaient guère que les classiques. Dans la conversation de Victor Hugo, quand il parle de ses lectures, ce sont les noms de Molière, d'Horace, d'Ovide, de Regnard, qui reviennent le plus souvent. Alphonse Daudet, le moins livresque des écrivains, dont l'œuvre toute de' modernité et de vie semble avoir rejeté tout héritage classique, lisait, citait, commentait sans cesse Pascal, Montaigne, Diderot, Tacite[91]. On pourrait presque aller jusqu'à dire, renouvelant peut-être, par cette interprétation d'ailleurs toute partielle, la vieille distinction entre classiques et romantiques, que ce sont les publics (les publics intelligents, bien entendu) qui sont romantiques, tandis que les maîtres (même les maîtres dits romantiques, les maîtres préférés des publics romantiques) sont classiques. (Remarque qui pourrait s'étendre à tous les arts. Le public va entendre la musique de M. Vincent d'Indy, M. Vincent d'Indy relit celle de Monsigny[92]. Le public va aux expositions de M. Vuillard et de M. Maurice Denis cependant que ceux-ci vont au Louvre.) Cela tient sans doute à ce que cette pensée contemporaine que les écrivains et les artistes originaux rendent accessible et désirable au public, fait dans une certaine mesure tellement partie d'eux-mêmes qu'une pensée différente les divertit mieux. Elle leur demande, pour qu'ils aillent à elle, plus d'effort, et leur donne aussi plus de plaisir; on aime toujours un peu à sortir de soi, à voyager, quand on lit.
Mais il est une autre cause à laquelle je préfère, pour finir, attribuer cette prédilection des grands esprits pour les ouvrages anciens[93]. C'est qu'ils n'ont pas seulement pour nous, comme les ouvrages contemporains, la beauté qu'y sut mettre l'esprit qui les créa. Ils en reçoivent une autre plus émouvante encore, de ce que leur matière même, j'entends la langue où ils furent écrits, est comme un miroir de la vie. Un peu du bonheur qu'on éprouve à se promener dans une ville comme Beaune qui garde intact son hôpital du XVe siècle, avec son puits, son lavoir, sa voûte de charpente lambrissée et peinte, son toit à hauts pignons percé de lucarnes que couronnent de légers épis en plomb martelé (toutes ces choses qu'une époque en disparaissant a comme oubliées là, toutes ces choses qui n'étaient qu'à elle, puisque aucune des époques qui l'ont suivie n'en a vu naître de pareilles), on ressent encore un peu de ce bonheur à errer au milieu d'une tragédie de Racine ou d'un volume de Saint Simon. Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui gardent le souvenir d'usages, ou de façons de sentir qui n'existent plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne ressemble et dont le temps, en passant sur elles, a pu seul embellir encore la couleur.
Une tragédie de Racine, un volume des Mémoires de Saint Simon ressemblent à de belles choses qui ne se font plus. Le langage dans lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec une liberté qui en fait briller la douceur et saillir la force native, nous émeut comme la vue de certains marbres, aujourd'hui inusités, qu'employaient les ouvriers d'autrefois. Sans doute dans tel de ces vieux édifices la pierre a fidèlement gardé la pensée du sculpteur, mais aussi, grâce au sculpteur, la pierre, d'une espèce aujourd'hui inconnue, nous a été conservée, revêtue de toutes les couleurs qu'il a su tirer d'elle, faire apparaître, harmoniser. C'est bien la syntaxe vivante en France au XVIIe siècle—et en elle des coutumes et un tour de pensée disparus—que nous aimons à trouver dans les vers de Racine. Ce sont les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées embellies par son ciseau si franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces tours de langage familiers jusqu'à la singularité et jusqu'à l'audace[94] et dont nous voyons, dans les morceaux les plus doux et les plus tendres, passer comme un trait rapide ou revenir en arrière en belles lignes brisées, le brusque dessin. Ce sont ces formes révolues prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l'œuvre de Racine comme dans une cité ancienne et demeurée intacte. Nous éprouvons devant elles la même émotion que devant ces formes abolies, elles aussi, de l'architecture, que nous ne pouvons plus admirer que dans les rares et magnifiques exemplaires que nous en a légués le passé qui les façonna: telles que les vieilles enceintes des villes, les donjons et les tours, les baptistères des églises; telles qu'auprès du cloître, ou sous le charnier de l'Aitre, le petit cimetière qui oublie au soleil, sous ses papillons et ses fleurs, la Fontaine funéraire et la Lanterne des Morts.
Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos yeux les formes de l'âme ancienne. Entre les phrases—et je pense à des livres très antiques qui furent d'abord récités,—dans l'intervalle qui les sépare se tient encore aujourd'hui comme dans un hypogée inviolé, remplissant les interstices, un silence bien des fois séculaire. Souvent dans l'Évangile de saint Luc, rencontrant les deux points qui l'interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantiques dont il est parsemé[95], j'ai entendu le silence du fidèle, qui venait d'arrêter sa lecture à haute voix pour entonner les versets suivants[96] comme un psaume qui lui rappelait les psaumes plus anciens de la Bible. Ce silence remplissait encore la pause de la phrase qui, s'étant scindée pour l'enclore, en avait gardé la forme; et plus d'une fois, tandis que je lisais, il m'apporta le parfum d'une rose que la brise entrant par la fenêtre ouverte avait répandu dans la salle haute où se tenait l'Assemblée et qui ne s'était pas évaporé depuis près de deux mille ans. La divine comédie, les pièces de Shakespeare, donnent aussi l'impression de contempler, inséré dans l'heure actuelle, un peu de passé; cette impression si exaltante qui fait ressembler certaines «journées de lecture» à des journées de flânerie à Venise, sur la Piazetta par exemple, quand on a devant soi, dans leur couleur à demi-irréelle de choses situées à quelques pas et à bien des siècles, les deux colonnes de granit gris et rose qui portent sur leurs chapiteaux, l'une le lion de saint Marc, l'autre saint Théodore foulant le crocodile; ces deux belles et sveltes étrangères sont venues jadis d'Orient sur la mer qui se brise à leurs pieds; sans comprendre les propos échangés autour d'elles, elles continuent à attarder leurs jours du XIIe siècle dans la foule d'aujourd'hui, sur cette place publique où brille encore distraitement, tout près, leur sourire lointain.
[77]On trouvera ici la plupart des pages écrites pour une traduction de Sésame et les Lys et réimprimées ici grâce à la généreuse autorisation de M. Alfred Vallette. Elles étaient dédiées à la princesse Alexandre de Caraman-Chimay en témoignage d'un admiratif attachement que vingt années n'ont pas affaibli.
[78]J'avoue que certain emploi de l'imparfait de l'indicatif—de ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d'éphémère à la fois et de passif, qui, au moment même où il retrace nos actions, les frappe d'illusion, les anéantit dans le passé sans nous laisser comme le parfait, la consolation de l'activité—est resté pour moi une source inépuisable de mystérieuses tristesses. Aujourd'hui encore je peux avoir pensé pendant des heures à la mort avec calme; il me suffit d'ouvrir un volume des Lundi de Sainte-Beuve et d'y tomber par exemple sur cette phrase de Lamartine (il s'agit de Mme d'Albany): «Rien ne rappelait en elle à cette époque... C'était une petite femme dont la taille un peu affaissée sous son poids avait perdu, etc.» pour me sentir aussitôt envahi par la plus profonde mélancolie.—Dans les romans, l'intention de faire de la peine est si visible chez l'auteur qu'on se raidit un peu plus.
[79]On peut l'essayer, par une sorte de détour, pour les livres qui ne sont pas d'imagination pure et où il y a un substratum historique. Balzac, par exemple, dont l'œuvre en quelque sorte impure est mêlée d'esprit et de réalité trop peu transformée, se prête parfois singulièrement à ce genre de lecture. Ou du moins il a trouvé le plus admirable de ces «lecteurs historiques» en M. Albert Sorel qui a écrit sur «une Ténébreuse Affaire» et sur «l'envers de l'Histoire Contemporaine» d'incomparables essais. Combien la lecture, au reste, cette jouissance à la fois ardente et rassise, semble bien convenir à M. Sorel, à cet esprit chercheur, à ce corps calme et puissant, la lecture, pendant laquelle les mille sensations de poésie et de bien-être confus qui s'envolent avec allégresse du fond de la bonne santé viennent composer autour de la rêverie du lecteur un plaisir doux et doré comme le miel.—Cet art d'ailleurs d'enfermer tant d'originales et fortes méditations dans une lecture, ce n'est pas qu'à propos d'œuvres à demi historiques que M. Sorel l'a porté à cette perfection. Je me souviendrai toujours—et avec quelle reconnaissance—que mon étude sur la Bible d'Amiens a été pour lui le sujet des plus puissantes pages peut-être qu'il ait jamais écrites.
[80]Cet ouvrage fut ensuite augmenté par l'addition aux deux premières conférences d'une troisième: «The Mystery of Life and its Arts.» Les éditions populaires continuèrent à ne contenir que «des Trésors des Rois» et «des Jardins des Reines». Nous n'avons traduit, dans le présent volume, que ces deux conférences; et sans les faire précéder d'aucune des préfaces que Ruskin écrivit pour «Sésame et les Lys». Les dimensions de ce volume et l'abondance de notre propre Commentaire ne nous ont pas permis de mieux faire. Sauf pour quatre d'entre elles (Smith, Elder et C°) les nombreuses éditions de «Sésame et les Lys» ont toutes paru chez Georges Allen, l'illustre éditeur de toute l'œuvre de Ruskin, le maître de Ruskin House.
[81]Sésame et les Lys, Des Trésors des Rois, 6.
[82]En réalité, cette phrase ne se trouve pas, au moins sous cette forme, dans le Capitaine Fracasse. Au lieu de «ainsi qu'il appert en l'Odyssée d'Homerus, poète grégeois», il y a simplement «suivant Homerus». Mais comme les expressions «il appert d'Homerus», «il appert de l'Odyssée», qui se trouvent ailleurs dans le même ouvrage, me donnaient un plaisir de même qualité, je me suis permis, pour que l'exemple fût plus frappant pour le lecteur, de fondre toutes ces beautés en une, aujourd'hui que je n'ai plus pour elles, à vrai dire, de respect religieux. Ailleurs encore dans le Capitaine Fracasse, Homerus est qualifié de poète grégeois, et je ne doute pas que cela aussi m'enchantât. Toutefois, je ne suis plus capable de retrouver avec assez d'exactitude ces joies oubliées pour être assuré que je n'ai pas forcé la note et dépassé la mesure en accumulant en une seule phrase tant de merveilles! Je ne le crois pas pourtant. Et je pense avec regret que l'exaltation avec laquelle je répétais la phrase du Capitaine Fracasse aux iris et aux pervenches penchés au bord de la rivière, en piétinant les cailloux de l'allée, aurait été plus délicieuse encore si j'avais pu trouver en une seule phrase de Gautier tant de ses charmes que mon propre artifice réunit aujourd'hui, sans parvenir, hélas! à me donner aucun plaisir.