Paula Monti, Tome I: ou L'Hôtel Lambert - histoire contemporaine
CHAPITRE XV.
LOGE DE PREMIÈRE, N° 29.
Madame la marquise de Luceval n'avait pas en effet de sobieska.
Elle était mise avec autant de goût que de simplicité. La seule innovation qu'elle se fût permise consistait dans un très haut peigne d'écaille à l'espagnole qui rattachait à ses beaux cheveux bruns un demi-voile de blonde noire (la marquise était en deuil).
Cette coiffure, que portent toutes les femmes andalouses, était charmant et donnait un nouvel attrait à la piquante physionomie de madame de Luceval. Elle était accompagnée de son frère et de sa belle-sœur, M. et madame de Beaulieu.
—Alfred... regardez, j'ai gagné mon pari—s'écria gaiement la marquise en s'adressant à son frère.—Madame Girard porte mon sobieska... Ma chère Alix, votre lorgnette, je vous en supplie!—ajouta-t-elle en s'adressant à sa belle-sœur.
—Quel pari avez-vous donc fait avec Alfred?—demanda madame de Beaulieu,—et qu'est-ce que madame Girard?
—Alix, je vous en prie, ne riez pas trop, et regardez juste en face de nous aux premières... une femme en robe montante, de couleur nacarat....
Naturellement madame de Beaulieu était très rieuse; la figure contractée, courroucée de madame Girard, qui fronçait les sourcils sous sa casquette à plumes, lui donnait une physionomie si burlesque, que la belle-sœur de madame de Luceval eut grand'peine à se contenir.
—Cette Girard doit sans doute, en sortant d'ici, représenter la Pologne dans un bal patriotique, fantastique et allégorique...—dit madame de Beaulieu.
—Mais, ma chère Émilie,—reprit madame de Beaulieu en contraignant son envie de rire,—quel rapport a donc votre pari avec cet adorable toquet?
—Rien de plus simple,—dit madame de Luceval;—je ne pouvais avoir une coiffure sans me voir à l'instant imitée, ou plutôt parodiée par cette madame Girard. Cela m'impatientait tellement que j'ai parié avec Alfred que j'imaginerais la coiffure la plus ridicule du monde, que mademoiselle Barenne la montrerait en secret à madame Girard, comme m'étant destinée, et que madame Girard la supplierait de lui en faire une toute semblable.... J'ai inventé le sobieska. Mademoiselle Barenne s'est mise à l'œuvre. Vous voyez madame Girard ornée du sobieska; j'ai gagné mon pari, et mon cher frère me doit une garniture de fleurs naturelles.
—Le tour est parfait; et comme la pièce ne commence pas encore,—dit M. de Beaulieu,—je vais aller répandre cette malice pour doubler l'effet du sobieska de madame Girard.
—Mais savez-vous,—reprit madame de Luceval,—qu'il y a une charmante personne dans la loge de cette ridicule Girard? Alfred, tâchez donc de savoir qui elle est.
—En effet,—dit madame de Beaulieu en regardant attentivement Berthe,—elle est on ne peut plus jolie... et mise si simplement.... Voilà qui contraste avec le sobieska;... je ne puis concevoir qu'on n'aime pas la simplicité, et par conséquent le bon goût. C'est si commode, et il faut toujours se donner tant de peine pour se rendre ridicule....
—Est-ce que vous dites cela à propos de M. de Gercourt et de sa comédie, ma chère Alix?
—Méchante!... un de vos amis, un de vos anciens adorateurs.
—Il lui était si facile de ne pas faire cette comédie.
—Mais attendez au moins... pour la juger....
—Pas du tout, je serais influencée. Maintenant mon jugement est bien plus indépendant....
—Folle que vous êtes!... et vous avez encouragé M. de Gercourt dans cette tentative....
—Il est si bon d'avoir à consoler ses amis dans leur infortune!
—Vous êtes un peu comme ces gens qui, au risque de vous noyer, vous jettent à l'eau pour avoir le plaisir de vous sauver....
—Votre comparaison n'est pas juste, ma chère Alix; car je ne pourrais pas sauver la comédie de ce pauvre M. de Gercourt.
—Émilie, Émilie, prenez garde,—dit en souriant madame de Beaulieu.—M. de Gercourt vous a longtemps admirée.... Vous feriez croire qu'il y a chez vous du dépit et....
—Mais, sans doute, je lui en veux de ce qu'il a renoncé trop tôt à l'espoir de me plaire. Ses soins m'amusaient; voyez comme je suis franche.
—Oh! l'infernale coquette! elle ne pardonne pas même qu'on renonce à elle.... Il faut que sa victime reste là pour souffrir.
—Hélas! M. de Gercourt va bien se venger ce soir.... Je n'ai demandé ma voiture qu'à onze heures.
Ce charitable entretien fut troublé par M. de Beaulieu et par M. de Fierval.
—Ma chère Émilie,—dit M. de Beaulieu à sa sœur,—je vous amène un renseignement vivant sur la charmante femme qui est à côté du sobieska.
—Vous connaissez cette jolie personne, monsieur de Fierval?—demanda madame de Luceval.
—Je ne la connais pas, madame, mais je connais son mari.... C'est M. de Brévannes.
—Brévannes? N'est-ce pas le fils d'un ancien homme d'affaires?
—A peu près.... Le père était environ comme fournisseur... agioteur.
—Et cette jeune femme?
—Une pauvre fille sans fortune. Elle donnait des leçons de piano pour vivre....
—Il est impossible d'avoir l'air plus distingué,—reprit madame de Luceval.
—Elle est mise à ravir.... C'est donc un mariage d'amour?...
—Certainement... mais Brévannes est très infidèle, dit-on.
—Comment! ce gros homme à lunettes?
—Non, ma chère; ceci doit être au moins le Sobieski de la Sobieska,—dit M. de Beaulieu à sa sœur.
—M. de Brévannes—reprit Fierval—est cet homme très brun à figure expressive; la casquette de madame Girard vous le cache... tenez....
—Dieu! quelle mauvaise physionomie!... Il a l'air méchant.
—Mais non, je vous assure; Brévannes est ce qu'on appelle un très bon garçon; seulement il a un caractère de fer... et ce qu'il veut, il le veut....
Au bruit de quelques chaises que l'on dérangea dans la loge voisine, madame de Luceval avança un peu la tête et reconnut madame de Lormoy, tante de M. de Morville.
—Ah! madame, quel heureux voisinage?—dit madame de Luceval—êtes-vous seule dans votre loge? j'irai vous faire une visite....
—J'attends madame de Hansfeld, et par extraordinaire son mari l'accompagne—dit madame de Lormoy.
—Vraiment?... quel malheur! d'ici je ne pourrai pas voir ce mystérieux personnage.... Tâchez qu'il reste jusqu'à la sortie....
—S'il vous avait aperçue, ma chère Émilie, je n'aurais pas à le lui demander... mais malheureusement....
Madame de Lormoy, entendant du bruit, s'interrompit, retourna la tête, et dit à madame de Luceval:
—Le voici.
C'était en effet le prince et la princesse de Hansfeld qui entraient dans la loge.
CHAPITRE XVI.
LES STALLES D'AMIS.
—Que de monde!... que de monde!...
—A la place de Gercourt, moi, j'aurais à cette heure une furieuse émotion; et vous?
—Moi aussi....
—Mais quelle fantaisie lui a pris?
—Il ne peut rien faire comme tout le monde.
—Ah! bah! Est-ce que sa comédie est vraiment très extraordinaire?
—Non, non, je veux dire que les gens du monde ne font pas de comédies; il n'avait qu'à faire comme eux et se tenir tranquille.
—Je croyais que vous aviez vu une répétition générale.
—Oui.
—Eh bien!
—Je suis arrivé au troisième acte, et, ma foi, je me suis trouvé à côté de mademoiselle ***, que je n'avais jamais vue hors la scène; j'ai causé tout le temps avec elle, et je n'ai rien écouté du tout de la pièce de Gercourt. Elle est très gentille, cette demoiselle ***.
—Alors vous ne savez rien de la pièce?
—Saint-Clair, qui a vu deux répétitions, dit que c'est très faible. Moi, je voudrais que sa pièce réussît, bien certainement; mais quant à applaudir comme un claqueur.... Vous entendez bien....
—Dieu nous en préserve!
—Il n'y a rien de plus mauvais goût que d'applaudir.
—Tout le club sera ici.
—Ils viendront gris.... Ce sera drôle.
—Ah! voilà l'ambassadeur turc....
—Allons, bon! voilà la petite marquise de Luceval qui se démanche le cou pour voir l'ambassadeur ou pour en être vue....
—Pardieu! elle qui ne recherche que ce qui est excentrique, elle doit avoir la plus grande envie de coqueter avec ce Turc....
—Je déteste cette femme-là... elle est si moqueuse....
—Et si mauvaise langue!
—Est-ce que vous la trouvez réellement très jolie?
—Hen... hen! elle a du piquant, de la physionomie, voilà tout.
—Quelle différence avec madame de Longpré, qui entre dans cette loge!... Voilà une femme réellement ravissante.
—Elle est avec cette petite bête de madame de Dinville.
—Il faut toujours que cette sotte créature s'accroche à une femme à la mode....
—Tiens, à propos de madame de Longpré... où est donc Maubray?
—Le voilà qui entre dans leur loge.... Est-ce que monsieur de Longpré peut se passer de lui?...
—Malheureux Longpré!...
—Ah! voilà mademoiselle Dumoulin avec son baron.... Qu'elle est jolie!... Avouez qu'il y a encore bien peu de femmes du monde qui la vaillent.
—C'est vrai.
—Et c'est bien moins ennuyeux... c'est bien plus commode.... Il n'y a pas de soins à avoir, on n'est pas forcé à des égards.
—Sans doute; mais on est si bête.... On préfère à tout la vanité.
—Décidément, la princesse de Hansfeld est en beauté... Cette robe de velours grenat lui sied à ravir.... Quelles admirables épaules!... Je ne l'ai jamais vue mieux qu'aujourd'hui.... Avec qui est-elle donc là?
—Avec madame de Lormoy, la tante de Morville.
—Mais on dirait qu'il y a encore quelqu'un dans le fond de la loge....
—Non.
—Si... je vous assure.
—Ces loges sont si obscures!
—C'est peut-être le prince....
—Est-ce qu'on le lâche maintenant?
—Il paraît.... Mais on ne peut voir sa figure, la tante de Morville le cache.
—A propos de Morville, comment n'est-il pas ici... lui, l'ami intime de Gercourt?
—Il viendra tout à l'heure, je l'ai rencontré; sa mère va mieux.
—Et lui, comment va-t-il?
—Comment, lui?
—Il ne guérit pas de son Anglaise?
—Non.... Voilà une fidélité incurable.
—Madame de Luceval aurait bien voulu s'en faire adorer par esprit de contradiction, mais il n'y a pas eu moyen, Morville a tenu bon....
—A-t-elle dû être vexée! elle est si coquette... elle aime tant à tourmenter les autres femmes....
—Oh! je voudrais la voir tomber entre les mains de quelqu'un qui la mène durement!
—Elle a rendu ce pauvre Saint-Renant à moitié fou.
—Est-ce que leur liaison dure toujours?
—On le dit, car il s'abrutit de plus en plus.
—Silence... le voilà... Bonjour, Saint-Renant....
—Bonjour, très chers.... Avez-vous vu la femme en casquette polonaise, en sobieska?
—Non. Qu'est-ce que c'est que ça?
—Tenez, là... aux premières, à côté d'une très jolie femme blonde.
—Ça?... mais c'est un homme!
—C'est un écuyer du Cirque.
—C'est une dame colonelle des hussardes chamborannes.
—Dites plutôt de lancières polonaises.
—Moi, je demande le nom de la petite femme blonde... elle est ravissante.
—C'est madame de Brévannes.
—La femme de ce grand brun qui s'avance!...
—Oui....
—Ah! voilà Morville.
—Dites donc, Morville, le fameux prince invisible est ici; mais ça n'avance guère, il est retranché dans sa loge, avec votre tante et la princesse de Hansfeld; on ne peut l'apercevoir.
—Madame de Hansfeld est ici?
—Oui, là... tenez, Morville.
—En effet....
—Allez donc saluer votre tante. Vous nous direz comment est de près la figure du prince; d'ici on ne voit rien.... Voyons, faites cela pour nous, Morville.
—Impossible, je n'oserais pas approcher de ma tante: j'ai fumé un cigare.... Il y a de quoi la faire évanouir. Je vais tâcher au contraire de n'être pas vu par elle, puisque je ne puis aller dans sa loge. Ah çà! j'espère que nous allons soutenir Gercourt, je suis ému pour lui.
—Est-ce que vous comptez applaudir beaucoup, vous, Morville?
—Mais sans doute. La pièce le mérite, d'abord.... Et puis il faut encourager Gercourt. S'il réussit, on ne nous appellera plus des gens oisifs, inutiles; et il réussira, il a tant d'esprit!
—Oui; mais s'il tombe, nous serons pour ainsi dire responsables de sa chute.
—Pas plus que vous ne serez responsables de son succès.
—Mais voici les trois coups....
—Le moment solennel....
—Malheureux Gercourt....
—Silence, messieurs, écoutons....
—Soyez tranquille, Morville.
—Nous sommes tout oreilles.
—Tiens! ça se passe sous Louis XV!...
—Moi, d'abord, je déteste les pièces du temps de la Régence....
—Quel affreux habit a ce père noble!
—Mais, par exemple, mademoiselle *** est mise à merveille.
—Elle a trop de rouge....
—On en mettait alors beaucoup.
—Certainement, et très près des yeux....
—Comme la poudre lui va bien!
—Est-ce que vous savez son aventure avec Octave?... Elle est très piquante.... Figurez-vous....
—Messieurs, pour ce pauvre Gercourt, écoutez donc un peu la pièce.
—C'est très joli! très joli!
—Les décors sont charmants.
—Le fait est que pour une première pièce....
—Pour quelqu'un qui n'en fait pas son état....
—Oh! un monologue?... Moi, je n'écoute jamais les monologues... c'est assommant.
—Ni moi non plus....
—Eh bien! pour en revenir à Octave, imaginez-vous qu'il voit plusieurs fois mademoiselle *** dans son dernier rôle... vous savez la pièce de Scribe.... Il en devient très amoureux... quand je dis amoureux....
—Parbleu....
—Il connaissait... dans la maison de....
—Mon cher Auguste, de grâce, écoutez donc un peu.... Gercourt est de nos amis.
—Nous parlons justement d'une actrice de sa pièce....
—Et puis les monologues... sont toujours du remplissage....
—Bravo! bravo!
—Diable! ceci est un peu risqué. Ça ne se dit pas en bonne compagnie....
—Oui, mais sous la Régence....
—Ah! voilà madame d'Hauterive et sa sœur dans la loge du ministre.... Quand on peut aller quelque part gratis on est bien sûr de les y voir.
—Si ce n'est pas honteux! avec deux cent mille livres de rente.
—Il y a des gens si avares!
—Voyons, écoutons; je vous raconterai une autre fois l'histoire d'Octave, ça désolerait ce pauvre Morville.
—Oui, écoutons....
—Ah!... ah!... ah!... Charmant ce mot-là...
—Il est dommage que mademoiselle *** ait le cou si long....
—Et l'amoureux, comme il parle du nez....
—Ah! voilà les deux loges du club qui se garnissent....
—Ils ont trop dîné...
—Ils vont se faire mettre à la porte....
—Regardez donc d'Orville, il est écarlate....
—Bon! voilà qu'il parle aux acteurs....
—Je le reconnais bien là... il est si spirituel!... Je parie qu'il va leur dire de drôles de choses....
—On le fait se tenir tranquille....
—C'est dommage.... Une fois nous avons été ensemble à la Gaîté: il y avait un mouton dans la pièce; nous étions dans une avant-scène de baignoires; d'Orville a tiré le mouton par les pattes de derrière....
—Ah! ah! cela devait être bien drôle.
—Je vous en réponds.... Mais voyons, écoutons, écoutons.... Hum.... Dites donc, ça me paraît très embrouillé... cette intrigue.
—Le fait est que je n'y comprends rien....
—De qui est-il père, celui-là?...
—L'habit ponceau?
—Non, l'autre à gauche du théâtre, le maigre, celui du monologue.
—Je ne sais pas.
—Est-ce que vous trouvez ça très amusant?
—C'est glacial.
—Quelle diable d'idée a eue Gercourt de faire une comédie?
—Pourtant ce mot-là est joli.
—Oui, mais qu'est-ce que cela, des mots?
—C'est égal, voyez comme on applaudit. Allons, ça réussit... mais c'est faible....
—Le premier acte est enlevé; au second maintenant.
—Eh bien! messieurs, que vous avais-je dit?
—Entre nous, mon cher Morville, c'est dommage que cela commence si bien.
—Pourquoi donc?
—Le reste de la pièce ne pourra certainement pas se soutenir à cette hauteur.
—Nous verrons bien; moi qui la connais, je ne doute plus maintenant du succès.
—Oh! vous, Morville, vous êtes toujours optimiste. Le fait est que l'exposition est très embrouillée.
—Vous n'écoutez pas.
—Oh! parbleu! s'il faut faire des efforts d'attention pour comprendre, c'est un vrai travail alors.
—Et l'on ne vient pas au spectacle pour se fatiguer à chercher des explications....
—Si c'est embrouillé... ça regarde l'auteur.... Je ne peux pas, pour son plaisir, m'empêcher de parler à mon voisin....
—C'est juste... le triomphe de l'art est de se faire comprendre sans être écouté...
—Diable de Morville, est-il fanatique de Gercourt!
CHAPITRE XVII.
ENTR'ACTES. LOGE N° 7.
Cette loge était, nous l'avons dit, occupée par M. de Brévannes et par sa femme.
Dans la princesse de Hansfeld, il venait de reconnaître Paula Monti....
Heureusement l'attention de Berthe était occupée, car la profonde altération des traits de son mari ne lui aurait pas échappé. Malgré la trempe énergique de son caractère, M. de Brévannes se sentit défaillir. Il eut besoin de s'appuyer aux parois de la loge pour se soutenir; il sentit se réveiller avec une nouvelle violence la folle passion que lui avait inspirée Paula.
Il revoyait cette femme plus belle que jamais, admirée par tous les hommes, enviée par toutes les femmes, dans la position sociale la plus éminente; et cette femme pouvait lui demander un terrible compte du sang qu'il avait répandu, du moyen infâme qu'il avait employé pour donner une apparence à ses lâches calomnies.
Dans la crainte des poursuites qui devaient lui être intentées après son duel avec Raphaël (duel où celui-ci succomba), M. de Brévannes avait précipitamment quitté Florence. Depuis lors, il avait cherché à s'étourdir, par des amours coupables, sur son indigne conduite et sur sa passion indomptable, qui, malgré lui, couvait toujours au fond de son cœur.
Son aigreur, sa brusquerie, sa dureté envers Berthe, n'avaient pas d'autre cause que le ressentiment de ce passé qu'il ne pouvait chasser de sa mémoire.
Que devint-il lorsqu'il se retrouva face à face avec madame de Hansfeld et qu'il se vit reconnu par elle! car les regards de la princesse, d'abord attirés par le sobieska de madame Girard, s'arrêtèrent ensuite sur M. de Brévannes au moment même où, reconnaissant en elle Paula Monti, il la contemplait avec stupeur....
Il la vit tressaillir, porter vivement la main à ses yeux, puis redevenir bientôt impassible.
Berthe avait été très intéressée; allant peu au spectacle, elle y apportait des émotions jeunes et fraîches. Tout entière à l'action de la comédie, fort indifférente à ce qui se passait dans la salle, le commencement du second acte du Séducteur l'absorba complètement.
Le second acte eut un succès peut-être encore plus complet que le premier. Les amis de M. de Gercourt commencèrent à s'impatienter de cet heureux hasard, et l'un des plus dévoués dit:
—Maintenant je suis tranquille; si cela tombe, malgré le talent qu'il y a dans ces deux actes, ce pauvre Gercourt sera bien innocent de cette chute.... Je le dis à présent, sans savoir ce qui arrivera... tant mieux ou tant pis pour lui. Gercourt n'est pas l'auteur de cette pièce; ça n'est pas son esprit.
Pendant cet entr'acte, nous conduirons le lecteur dans la loge de madame de Hansfeld.
Madame de Lormoy qui l'accompagnait, femme de cinquante ans environ, était une grande dame dans toute l'acception du mot.
Maintenant quelques mots du prince de Hansfeld, que le lecteur a déjà entrevu dans la galerie de l'hôtel Lambert.
M. de Hansfeld, si enfoncé dans sa loge que de la salle on ne pouvait l'apercevoir, était de taille moyenne, frêle, mince, et âgé de vingt-deux ou de vingt-trois ans; ses traits étaient d'une extrême délicatesse, ses cheveux blonds; une moustache et une barbe peu fournies, mais fines et soyeuses et d'une nuance cendrée, s'harmoniaient avec la pâleur transparente de son visage. Ses yeux très grands, très doux, étaient d'un bleu si lumineux que, malgré la demi-obscurité de la loge, on distinguait la transparence du regard d'Arnold; la lumière semblait ne pas s'y réfléchir, mais le traverser, et lui donnait la limpidité bleuâtre d'un saphir.
Son sourire était plein de mansuétude, de finesse et de grâce. Il manquait à ce charmant visage la chaude coloration de la vie et de la santé; de même que les fleurs qui végètent à l'ombre et loin des rayons salutaires du soleil perdent la vivacité de leur coloris et se nuancent de teintes pâles d'une délicatesse extrême, de même les traits d'Arnold avaient quelque chose d'étiolé et de languissant.
Depuis quelques moments il était profondément préoccupé.
Lorsque madame de Lormoy avait fait remarquer à la princesse la ridicule coiffure de madame Girard, portant machinalement les yeux de ce côté, M. de Hansfeld était resté en contemplation devant Berthe.
Madame de Brévannes n'était pas d'une beauté étourdissante; mais son doux et joli visage avait une si touchante expression de mélancolie, qu'Arnold se sentit ému.... A ce moment même de l'entr'acte, Berthe, par un retour involontaire sur sa position et sur celle de son père, trop fier pour accepter désormais le moindre secours de M. de Brévannes, et trop pauvre pour s'en passer; Berthe, disons-nous, n'étant plus distraite par l'intérêt du spectacle, se laissait aller à la tristesse de ses pensées; la taille un peu courbée, la tête inclinée sur sa poitrine, effeuillant machinalement un bouquet de camélias rosés qu'elle tenait à la main, elle semblait plier sous le poids de quelque chagrin.
M. de Hansfeld se sentait attiré vers cette jeune femme par la mystérieuse et puissante sympathie de la souffrance.... Il lui était presque reconnaissant d'être, ainsi que lui, étrangère au bruit, au mouvement joyeux de cette salle brillante.... Voulant juger si la perfection des traits de Berthe répondait à leur gracieux ensemble, il prit sa lorgnette.
A cet instant, madame de Lormoy se tourna vers lui.
—Eh bien! prince, comment vous trouvez-vous?
—Mille grâces, madame!—répondit le prince en français et sans aucun accent, mais d'une voix faible et douce,—je me trouve très bien.
—La lumière vous fatigue peut-être, mon ami?—demanda la princesse à son mari.
—Un peu... mais il faut que je m'y habitue... je vais devenir si mondain!—ajouta-t-il en souriant.
—A la bonne heure, prince,—reprit madame de Lormoy.—Il n'y a rien de tel pour les maladies nerveuses que le mouvement.... Je ne vous recommande pas les plus aimables distractions, madame de Hansfeld est auprès de vous.
—C'est elle qui aurait au contraire besoin de se distraire,—dit le prince avec bonté; mais j'ai une peine extrême à obtenir d'elle qu'elle aille davantage dans le monde.
—Mon Dieu, prince, j'ai mon neveu, M. de Morville, que je poursuis des mêmes reproches.... Ma pauvre sœur, sa mère, a été si longtemps malade, et il l'a si affectueusement soignée, qu'il s'est déshabitué du monde. Dieu merci! elle va mieux maintenant, mais mon neveu n'en persiste pas moins dans sa sauvagerie. Il devient bizarre, capricieux; et j'ai été obligée de l'excuser auprès de vous, chère princesse, car après m'avoir demandé la grâce de vous être présenté, sa sauvagerie a repris le dessus, et il a prétexté de son éloignement du monde pour renoncer à cette faveur d'abord si désirée.
Madame de Hansfeld resta impassible en entendant ainsi parler de M. de Morville, qu'elle avait depuis longtemps aperçu aux stalles de l'orchestre. Elle répondit en souriant:
—J'ai entendu attribuer à une cause très romanesque la sauvagerie de M. de Morville. On parlait d'une peine de cœur très profonde... d'une fidélité qui n'est plus de ce temps-ci.
—Et on disait vrai.... Les tantes doivent toujours avoir l'air d'ignorer ces amoureuses faiblesses; sans cela, je vanterais la constance héroïque de mon neveu.... Ah! mon Dieu! mais c'est lui, le voilà aux stalles...—dit tout à coup madame de Lormoy en apercevant M. de Morville.
—Monsieur de Fierval, puisque Léon ne veut pas me voir, ayez donc la bonté d'aller lui dire que je suis ici.... Il ne nous échappera pas cette fois.
M. de Fierval, qui était venu faire une visite à madame de Lormoy et à la princesse, quitta aussitôt la loge pour se rendre aux ordres de la tante de M. de Morville.
—Mais vraiment, madame, dit en riant madame de Hansfeld lorsque M. de Fierval fut sorti, je serais désolée de faire tomber M. de Morville dans un véritable piège et de surprendre ainsi une présentation qu'il désire peut-être éviter.
—Ma chère princesse, s'il a ses bizarreries j'ai les miennes, et entre autres celle d'être fière de mon neveu, et son plus beau succès serait de mériter votre bienveillance.
—Je n'ai pas le droit de la refuser à quelqu'un qui vous appartient d'aussi près que M. de Morville; seulement je regrette que cette bienveillance n'ait pas la valeur que vous voulez bien lui donner.
—Permettez-moi de vous dire que quant à cela vous vous trompez complètement.
—Mais...—ajouta madame de Lormoy—décidément il faut que je vous dénonce M. de Hansfeld. Il me paraît beaucoup trop préoccupé du sobieska de madame Girard, il ne cesse de la lorgner; à moins que ce ne soit cette jolie madame de Brévannes, que M. de Fierval nous a nommée tout à l'heure.
—Et qui est véritablement charmante—dit la princesse en lorgnant intrépidemment dans la loge de Charles de Brévannes.
M. de Hansfeld n'entendit pas, ou feignit de ne pas entendre sa femme, et continua de regarder Berthe.
—Mais—reprit madame de Lormoy—savez-vous, princesse, que j'admire beaucoup ce M. de Brévannes? D'après ce que nous a dit M. de Fierval, il s'est montré plein de délicatesse et de générosité dans ce mariage... épouser par amour une pauvre fille... cela se voit si rarement de nos jours!... D'après un trait pareil, il me semble qu'on peut préjuger de la valeur d'un homme.... Ne le pensez-vous pas? Avec l'élévation d'idées que je vous connais, vous devez faire grand cas de M. de Brévannes, ou plutôt de son noble désintéressement, de sa belle action, puisqu'il n'a pas le bonheur de vous connaître....
Madame de Brévannes est si jolie—dit la princesse sans trahir aucune émotion—elle paraît si distinguée, que le sacrifice de M. de Brévannes me paraît simplement du bonheur.
—Sous ce rapport, vous avez parfaitement raison; mais à voir la figure caractérisée, presque dure, de M. de Brévannes, je ne l'aurais jamais cru capable d'un pareil trait de tendre passion.... Et vous, princesse?
—Les physionomies sont quelquefois si trompeuses!—répondit Paula, dont le calme ne se démentait pas.
A ce moment M. de Fierval rentra dans la loge.
—Comment! seul?—dit madame de Lormoy.
—Et Léon?
—Il me charge, madame, de vous exprimer tous ses regrets; mais après avoir dîné au club il a fumé un cigare... et....
—Je comprends, il sait mon horreur pour l'abominable odeur du tabac. Puisse au moins la leçon lui profiter en songeant à ce que lui fait perdre cette habitude de corps-de-garde! Encore une fois, pardon et regret pour lui, chère princesse.
—Nous y perdons tous, madame—reprit Paula.
On le voit, l'excuse que donnait M. de Morville pour ne pas se rendre auprès de sa tante était conséquente à sa résolution d'éviter désormais la rencontre de la princesse.
—Que dit-on de la pièce?—demanda madame de Lormoy à M. de Fierval.
—On ne s'attendait pas, madame, à un semblable succès, et les amis de Gercourt... en sont... consternés....
—C'est indigne! Du reste, tant mieux, il faut bien que les envieux portent la peine de leur odieux sentiment. Je voudrais que le succès de M. de Gercourt leur fût plus désagréable encore.
—M. de Gercourt est de vos amis, madame?—demanda madame de Hansfeld.
—S'il en est! Certainement, et des meilleurs. Au retour de ses voyages, avant la révolution de juillet, il est entré dans le monde sous mon patronage et sous celui de la duchesse de Bellecourt; nous étions, je vous assure, très fières de mettre M. de Gercourt dans le monde; il était charmant, et quoique fort jeune il devint tout de suite fort à la mode. Avec une grande fortune, un beau nom, une jolie figure et des manières parfaites, il n'avait qu'à vouloir plaire pour plaire..., et parce qu'après avoir joui en jeune homme de tous les plaisirs de son âge, il cherche maintenant des jouissances plus élevées, des occupations plus sérieuses, il soulève un déchaînement universel. En vérité, cela fait honte et pitié... mon Dieu! Pourquoi donc les sots ne sont-ils pas aussi indulgents pour le mérite d'autrui qu'ils le sont pour leur propre nullité?... On ne leur en demande pas davantage.
—Il est bon d'être de vos amis, madame,—dit Paula en souriant de l'exaltation avec laquelle madame de Lormoy avait dit ces paroles.
—Certes—dit M. de Fierval..., et je regrette d'être de l'avis de madame de Lormoy sur Gercourt, pour n'avoir pas le plaisir d'être converti par elle.
—Oh! je ne prétends pas convertir, mais dire vertement leur fait aux méchants et aux jaloux... c'est un privilège de vieilles femmes, j'en use, et j'ai raison; n'est-il pas vrai, prince? Mais qu'avez-vous? Mon Dieu, comme vous êtes pâle!...
En effet, M. de Hansfeld avait sa tête appuyée sur une des parois de la loge, et semblait au moment de se trouver mal....
—Princesse, votre flacon!—s'écria madame de Lormoy.
Madame de Hansfeld se leva à demi.
Son mari la repoussa avec terreur, en disant d'une vois effrayée:
—Non..., non, pas ce flacon....
Et le prince perdit connaissance.
Malgré son impassibilité habituelle, madame de Hansfeld n'avait pu s'empêcher de tressaillir et de froncer ses noirs sourcils au mouvement d'effroi du prince, lorsqu'elle lui avait offert son flacon; mais ni madame de Lormoy, ni M. de Fierval, occupés auprès du prince, ne remarquèrent l'émotion de la princesse.
L'accident survenu au prince avait eu lieu pendant un entr'acte. Beaucoup de personnes virent transporter M. de Hansfeld à sa voiture; parmi ces curieux était M. Girard, que sa femme avait envoyé savoir comment son sobieska était accueilli du public.
M. Girard n'avait osé faire aucune question à ce sujet, se promettant bien de dire à sa femme que son audacieuse casquette avait excité l'admiration générale. Il revint donc en hâte auprès de sa femme pour lui raconter l'évanouissement du prince. A peine eut-il entr'ouvert la porte et dit à madame Girard:—Bonne amie...—que celle-ci, sans lui laisser le temps de parler davantage, s'écria:
—Courez vite vous informer de ce qui vient d'arriver au prince de Hansfeld; on vient de l'emporter, à ce qu'on dit, à la galerie, là, devant nous.
—Mais, bonne amie....
—Allez vite, allez.
—Mais, bonne amie, je viens....
—Mais allez donc, Timoléon.
—Écoutez de grâce, je....
—Mon Dieu que vous êtes impatientant! Courez donc vite.
—Je viens justement pour....
—Il ne s'agit pas de cela, mais du prince.... Encore une fois, allez donc vite.
—Mais, bonne amie, je viens vous raconter ce que vous désirez savoir!—s'écria M. Girard avec une extrême volubilité.
C'est différent; entrez et fermez la porte de la loge.... Il fallait dire cela tout de suite.
—Bonne amie, vous ne m'en avez pas laissé le temps, et je....
—Au fait, au fait.
—Est-ce que le prince a complètement perdu connaissance?—demanda Berthe avec intérêt.
—La princesse est sans doute partie avec lui?—dit M. de Brévannes.
—Est-ce qu'on lui a donné là les premiers secours?—repartit madame Girard-Timoléon.—Mais répondez donc, vous restez là comme un tertre, sans mot dire.
—Je ne puis répondre à tant de questions à la fois.... D'après ce que j'ai pu recueillir dans la foule, selon les uns, le prince sortait d'une longue maladie, la chaleur de la salle l'a gravement incommodé; selon d'autres, c'était un accès de folie qui lui avait pris lorsqu'on le croyait pourtant complètement guéri; selon ceux-là, enfin, c'était une émotion violente et inattendue qui a causé sa défaillance.
—Pauvre prince, si jeune et si souffrant—dit naïvement Berthe à M. de Brévannes;—jusqu'à ses douleurs, tout est donc un mystère?...
—Ah! ma chère madame de Brévannes, comme cela est intéressant, n'est-ce pas?—s'écria madame Girard avec exaltation.—Quel dommage que nous n'ayons pas pu le voir! car il était tellement caché dans le fond de la loge que nous ne pouvions distinguer ses traits.
—J'avoue—dit Berthe—que j'aurais été curieuse de voir sa figure....
M. de Brévannes avait froncé le sourcil en examinant avec intention la physionomie de Berthe, lorsque celle-ci avait manifesté son intérêt pour M. de Hansfeld.... Il attendit avec une certaine inquiétude la réponse de madame Girard qui avait ajouté sentimentalement:
—En admettant que le prince fût jeune et beau, intéressant comme il l'est, on ne choisirait pas autrement son idéal si l'on était jeune fille et maîtresse de son cœur; n'est-ce pas, madame de Brévannes?
—Pourtant, bonne amie, il me semble que je n'ai pas contrarié votre inclination, et que....
—Ah ça! j'espère bien, Timoléon, que vous n'avez jamais eu la prétention d'être un être idéal, fantastique?
—Je n'ai pas la prétention d'être fantastique, bonne amie, mais....
—Silence! on lève la toile....
M. Girard se tut.
Berthe et madame Girard prêtèrent une nouvelle attention au dernier acte de la comédie, et M. de Brévannes, dont les traits s'assombrissaient de plus en plus, jeta plusieurs fois sur Berthe de singuliers regards; son absurde jalousie s'alarmait de l'intérêt que Berthe venait de témoigner en entendant parler des souffrances du prince dont elle n'avait même pas vu les traits.
CHAPITRE XVIII.
LA SORTIE.
—Eh bien!
—C'est un succès.
—Un grand succès.
—Ce diable de Gercourt a du bonheur.
—C'est un beau début.
—Bah! ce n'est pas lui qui a fait cela.
—C'est l'idée qui m'est venue à mesure que le succès se décidait.
—Si cela n'avait que médiocrement réussi, on aurait pu croire à la rigueur Gercourt auteur de cette comédie.
—Si elle était tombée on n'aurait pas eu le moindre doute.
—C'est un succès, à la bonne heure; mais le jeu des acteurs est tout dans ces espèces de pièces-là.
—C'est très vrai; tout à l'heure je passais à côté d'un journaliste: il disait que c'était spirituel, mais que ce n'était pas charpenté.
—Voilà justement le mot que je cherchais; ça n'est pas ce que l'on appelle charpenté.
—Que diable! quand on veut se mêler d'écrire pour le théâtre, il faut au moins savoir charpenter.
—La charpente, c'est toute une pièce.
—Mais il y a des gens qui croient avoir la science infuse.
—Moi, je sais que je trouvais Gercourt très bon garçon, très aimable avant qu'il n'eût sa manie d'écrire.... Maintenant il a un air mystérieux, occupé...
—C'est du dernier ridicule.
—Voilà Morville. Malgré sa mélancolie, il a l'air aussi satisfait que s'il était l'auteur lui-même.
—Il n'y a pourtant pas de quoi.
—Eh bien, messieurs, je vous l'avais bien dit: le dénouement, quel effet! Ça n'est pas un succès, c'est un vrai triomphe....
—Ça prouve surtout en faveur de notre amitié, nous étions tous là, nous remplissions la salle... Ça s'est passé en famille.
—Il faudra voir cela devant un vrai public.
—Franchement, c'est malgré votre amitié que Gercourt a réussi.
—Oh! vous voilà toujours avec vos paradoxes, vous, Morville.... Dès que quelqu'un est votre ami, il aurait tué père et mère qu'il serait excusable à vos yeux.
—A plus forte raison, mon cher, lorsque cet ami a commis une charmante comédie; au moins reconnaissez quelques circonstances atténuantes à son crime. D'abord, il ne croyait pas que le succès qu'il ambitionnait pût vous être si désagréable; il n'y a pas eu, quant à cela, préméditation, je vous le jure.
—Vous plaisantez, Morville.
—Mais c'est la vérité...
—Tenez, si vous étiez l'ami de cette femme qui porte cette drôle de casquette polonaise, vous seriez capable de soutenir que cette coiffure est de bon goût.
—De quelle femme voulez-vous donc parler? où est-elle?
—Là-bas, au pied de la statue de Voltaire, à côte de madame de Brévannes, qui a l'air toute honteuse du compagnonnage.
—Est-ce que M. de Brévannes est à Paris?
—Sans doute, mon cher Morville, mais de quel air vous demandez cela?
—Et depuis longtemps?
—Je ne le crois pas; je l'ai vu pour la première fois, depuis son retour, au bal de l'Opéra.—Ah çà, qu'avez-vous donc, Morville? Vous semblez tout préoccupé de Brévannes, est-ce que vous seriez amoureux de sa femme? Elle en vaut la peine.
—Son seul défaut est d'avoir des amies qui portent de pareils loquets.
—Vous qui prenez tant de pari aux succès de Gercourt, mon cher Morville, vous oubliez le plus beau.... Sa comédie a fait un tel effet sur le prince de Hansfeld, qu'elle l'a rendu plus imbécile que jamais. On l'a transporté dans sa voiture presque sans connaissance. Pour sa première sortie, dit-on, il a eu du bonheur.
—Comme c'est agréable pour madame de Hansfeld!
—Oh! de celle-là nous pouvons dire tout le mal possible, Morville la déteste, et son prétexte de sentir le cigare, qu'il a donné pour n'aller pas répondre à sa tante et à cette belle princesse, était une défaite... Êtes-vous original assez, Morville?
—Et vous dites qu'il n'y a pas longtemps que M. de Brévannes est à Paris?
—Allons, vous en êtes encore à M. de Brévannes? Je vous y laisse. Bonsoir, Morville.... Voici ma voiture.
—Décidément, Morville est timbré.
—Voilà pourtant ce que c'est que de nous, lorsque nous sommes abrutis par la passion.
—Lady Melfort a fait là un bel ouvrage.
—Pauvre garçon!... Ah! voici Gercourt là-bas; il a l'air de se sauver... d'échapper à son triomphe. Quelle fatuité!
—Il faut l'appeler:—Gercourt!... Gercourt!...
—Il va être ravi.
—Bravo! mon cher ami.
—C'est un beau succès.
—Un grand succès.
—Vous ne pouvez vous imaginer combien nous en sommes heureux.
—Ah! mes amis.
—Nous le disions tout à l'heure: d'un homme dont c'est le métier... c'eût été déjà très bien; mais d'un homme du monde, c'est double mérite.
—Eh bien! vrai, ce que vous me dites là, ces témoignages de bonne amitié me sont plus précieux que le succès en lui-même.
—Mais c'est tout simple, on a un succès autant pour ses amis que pour soi.
—Mais à quoi pense donc Morville? Est-ce qu'il n'est pas content de ma pièce?
—Vous savez, mon cher, combien il est difficile pour tout le monde.... Il a l'air de ne pas vous voir.
—Et moi, je me sauve, car on me regarde et je ne suis nullement curieux de faire le lion, adieu....
—Adieu, mon cher, et encore bravo.
—C'est-à-dire qu'il est charmé d'avoir fait son effet.
—Quelle ridicule et insupportable vanité!
CHAPITRE XIX.
LA POSTE RESTANTE.
Huit jours environ s'étaient passés depuis l'entrevue de madame de Hansfeld et de M. de Morville à l'Opéra.
M. de Morville, accablé d'une mélancolie profonde, n'avait pas quitté sa mère, qui se trouvait de plus en plus souffrante. Il se souvenait avec un mélange de joie et d'amertume de son entretien avec madame de Hansfeld; le cri qui était échappé à la princesse lui donnait un fugitif espoir d'être aimé par elle, mais rendait plus pénible encore la lutte qu'il avait à soutenir contre le devoir.
Par une fatalité à laquelle tous les hommes obéissent, son amour s'augmentait en raison des obstacles insurmontables qui le séparaient de Paula.
Par cela même qu'il accomplissait un douloureux sacrifice en la fuyant, il se consolait en nourrissant au fond de son cœur cette fatale passion; quelquefois, mais en vain, il voulait se reprendre à son ancien amour pour lady Melfort, il voulait faire jaillir quelque étincelle de ces cendres refroidies.
En vain il se demandait par quel décroissement insensible il était arrivé si vite à l'oubli complet d'un sentiment qui naguère encore occupait toute sa pensée.... En vain il se demandait la cause de son amour pour madame de Hansfeld. Elle était sans doute d'une beauté remarquable.... Quant à son cœur, à son esprit, il ne pouvait en juger. Dans son unique conversation avec la princesse, celle-ci avait été dédaigneuse, ironique et froide....
Dans cet examen des causes de sa passion, M. de Morville oubliait la plus essentielle... ses lettres à madame de Hansfeld, lorsqu'il avait compris par une singulière intuition de l'amour, presque toutes les émotions dont elle était agitée. S'il est vrai qu'on aime souvent en raison des sacrifices que l'on a faits à l'objet aimé, certaines âmes d'élite aiment en raison de l'élévation des sentiments qu'on leur inspire. Et M. de Morville devait à son amour pour madame de Hansfeld les plus nobles inspirations.
Que si l'on objecte que jeune, beau, sensible, délicat, entouré de séductions, il fallait que M. de Morville fût une manière de Scipion pour se vouer à un amour impossible après être resté si longtemps fidèle au souvenir d'une femme aimée, nous répondions que si ces exemples de constance phénoménale se rencontrent quelquefois, c'est surtout parmi les honnies jeunes et beaux, sensibles, délicats et entourés de séductions; ils ont eu assez de succès pour n'être pas infidèles par fausse honte, ou pour ajouter par vanité un chiffre de plus à leurs heureuses fortunes.
Puis la facilité même des triomphes auxquels ils peuvent prétendre les en éloigne. Enfin, sans être absolument rassasiés de plaisirs, leur première fougue étant dès longtemps apaisée, ils sont alors avides de jouissances plus délicates... heureux d'y consacrer la plus large part de leur existence....
Pour exercer ainsi leurs facultés sensitives, il n'est pas besoin d'un amour heureux; ils trouvent un charme doux et triste aux regrets incessants que cause un souvenir adoré, aux tendres angoisses d'un amour sans espoir; ils comprennent enfin l'ineffable volupté de la mélancolie, les raffinements des passions pures et élevées.
Des hommes moins bien doués, moins accoutumés au succès, sont fidèles ou désintéressés en amour... par nécessité.
Les gens comme M. de Morville le sont, si cela se peut dire, par luxe.
C'est parce qu'il ne tiendrait qu'à eux d'avoir, qu'ils mettent une sorte de noble dépravation à ne pas avoir. Et puis enfin (nous voulons à tout prix excuser la constance et la résignation de notre héros), certains gourmets sensés savent de temps à autre rafraîchir, renouveler la sensibilité de leur goût par une intelligente sobriété. Ceci posé, M. de Morville disculpé (nous l'espérons du moins), des ridicules inhérents à la position d'amant fidèle ou d'amant malheureux, nous instruirons le lecteur d'une nouvelle particularité.
Huit jours environ après son entretien avec madame de Hansfeld, M. de Morville reçut par la poste la lettre suivante d'une écriture inconnue:
«La démarche que l'on tente auprès de vous est étrange et folle; vous pouvez y voir une raillerie, un badinage ou un caprice; vous pouvez y répondre par le silence, par les plaisanteries ou par le dédain; on ne s'abuse pas; il y a mille raisons pour que cette démarche, pourtant aussi sérieuse, aussi solennelle qu'il en soit au monde, vous semble ridicule ou indigne de votre attention.... Cependant on a joué toute une existence... sur l'espoir presque insensé que l'instinct de votre cœur vous révélerait ce qu'il y a de sincère, de grave dans la question qu'on va vous faire: Votre cœur est-il libre?
«On sait qu'un souvenir chéri le remplit depuis presque deux années; mais il ne s'agit pas de ce passé: on s'adresse à votre honneur, à votre loyauté bien connus. Pouvez-vous répondre à un amour profond, nourri depuis longtemps dans le silence et dans le mystère, amour passionné que vous seul pouvez inspirer et justifier?
«Répondez.... Voulez-vous de cet amour?...
«Bien des hommes seraient fiers de le partager. On ne vous dit pas cela par orgueil... car cet amour... on le met à vos pieds avec autant d'humilité que de crainte.... Si vous êtes libre, si vous pouvez consacrer... ou plutôt si vous permettez qu'on vous consacre une vie tout entière... dites un mot... et demain vous saurez qui vous écrit cette lettre....
«La confiance que l'on a en vous est telle que l'on vous croira aveugement. Rien ne vous sera plus facile que de tromper un cœur rempli de vous. Vous pourrez prendre impunément cet amour comme un jouet avec l'arrière-pensée de le briser bientôt; vous pourrez légèrement, insoucieusement, porter un coup mortel à un cœur trop épris.... On vous dit cela parce qu'on vous sait bon et généreux... parce qu'on ne présume pas trop de votre cœur et de votre franchise en attendant une réponse loyale.... Quelle qu'elle soit, elle sera reçue avec reconnaissance.... Votre sincérité consolera du moins l'amertume d'un refus. Ce malheureux amour rentrera dans le mystère et dans l'obscurité dont il n'aurait jamais dû sortir; quoiqu'il ne soit pas partagé, il ne sera pas moins fervent et éternel; vous pouvez y être insensible, mais vous ne pouvez l'empêcher d'exister.
«P.S. Répondre poste restante, à Paris, à madame Derval.»
Soit qu'il fût dans un milieu d'idées romanesques et mélancoliques, soit qu'il crût à la sincérité de cette lettre, soit enfin que, décidé à refuser l'offre de ce cœur, il évitât, de la sorte, le ridicule d'être dupe d'une plaisanterie, M. de Morville répondit sérieusement à cette proposition, et envoya ces mots: Poste restante, à l'adresse de madame Derval.
«J'aimerais mieux mille fois être victime d'une plaisanterie que risquer de répondre légèrement à l'expression d'un sentiment dont un honnête homme doit toujours se montrer fier et reconnaissant. Il est un mérite que je prétends avoir, c'est celui de la franchise; jamais je n'ai commis une action lâche ou méchante, jamais je n'ai regardé comme vains et frivoles les engagements de deux cœurs qui se donnent l'un à l'autre, engagements dans lesquels une femme met presque toujours son repos, son honneur, son avenir à la merci d'un homme; engagements dans lesquels la femme risque tout, l'homme rien....
«Je répondrai donc: Non, mon cœur n'est pas libre; j'aime, et j'aime sans espoir....
«Serai-je compris, lorsque je dirai qu'en répondant de la sorte je crois être à la hauteur du sentiment que l'on m'exprime, et dont je suis aussi touché qu'honoré?
«En admettant la réalité du sentiment dont on me parle, je suis absous de présomption par cette vérité bien connue: Être aimé ne prouve pas qu'on mérite d'être aimé. Mais, quant à moi, j'ai toujours pensé que ceux qui aimaient méritaient toujours autant de respect que d'admiration.
Le lendemain, M. de Morville reçut cette réponse par la poste:
«On vous avait bien jugé, noble et généreux cœur; votre lettre a fait couler des larmes sans amertume. Votre rare délicatesse aurait encore, si cela était possible, augmenté la folle passion que vous avez inspirée.... Folle passion!... oh! non... non... jamais amour n'a été plus réfléchi, plus médité, plus sage... car vous êtes digne de répondre à toutes les exigences de l'âme la plus pure, la plus élevée.
«Non, ce n'est pas une folle passion que celle que vous inspirez; on s'en honore, on s'en pare comme d'une vertu.... Maintenant on a une dernière grâce à vous demander; on sait que si vous ne l'accordez pas elle est inopportune; si, au contraire, vous l'accordez, c'est que vous comprendrez de quelle immense consolation elle peut-être pour un cœur rempli de vous. On voudrait de temps à autre vous écrire, non pas pour vous parler d'un amour qui désormais n'élèvera plus la voix, mais pour vous faire entendre quelquefois les accents d'une voix amie.
«Votre cœur n'est pas libre, et vous aimez sans espoir.
«On a cru que cette confidence imposait des devoirs parce qu'elle vous présageait des chagrins. Ceux qui ont souffert doivent venir à ceux qui souffrent; si votre amour continue d'être malheureux, peut-être au milieu de vos tristesses accueillerez-vous avec reconnaissance la consolation d'un cœur tendre et dévoué qui, mieux que tout autre, saura compatir à votre douleur.
«Si vous êtes heureux, vous serez généreux, et vous aurez quelques bonnes et douces paroles pour l'amie inconnue qui oubliera ses chagrins en songeant à vos souffrances ou à votre bonheur.... Vous êtes si loyal que vous ne suspecterez pas la loyauté des autres. Le but de cette correspondance n'est pas de tendre un piége à votre affection, ou de profiter d'un moment de dépit pour vous offrir de nouveau un cœur que vous avez repoussé; vous croirez cela parce que vous savez qu'il est des âmes dignes de la vôtre; vous croirez cela parce que, quoi qu'il arrive, jamais vous ne saurez qui vous écrit.
«Enfin, vous ne verrez dans cette résolution ni orgueil froissé, ni amertume. L'élévation du sentiment qui dicte cette lettre le met hors d'atteinte de ces misérables passions. Le sort a voulu que cette offre d'un cœur dévoué vous fût faite trop tôt ou trop tard.... Ce cœur n'en est pas moins à vous, c'est-à-dire toujours digne de vous.
«Répondez poste restante, à la même adresse.»
Le calme et la dignité de cette nouvelle lettre frappèrent M. de Morville; il en fut touché, malgré les préoccupations que lui causait son amour pour madame de Hansfeld. Il répondit avec sa sincérité habituelle:
«J'accepte avec reconnaissance l'offre que vous me faites.... Mon cœur est triste; je n'ai jamais eu de confident, mais j'aimerais à épancher mes impressions, non pas raconter des faits agréables ou pénibles, et les confidents s'inquiètent des personnes, non des sentiments. Il se peut donc que je trouve un grand charme, une grande consolation à dire mes tristesses ou mes espérances, ou à m'entendre plaindre si je souffre, ou féliciter si je suis heureux, par la mystérieuse et généreuse amie qui vient à moi.»
Ce dernier billet écrit et envoyé à son adresse, M. de Morville, absorbé par son amour croissant pour madame de Hansfeld, ne songea plus que rarement à sa mystérieuse correspondante, la personne inconnue (que le lecteur a sans doute devinée) ne voulant pas abuser par une hâte indiscrète de la permission que M. de Morville lui avait donnée.
CHAPITRE XX.
L'ÉMISSAIRE.
Huit jours s'étaient passés depuis que M. de Brévannes avait reconnu, à la Comédie-Française, Paula Monti dans madame la princesse de Hansfeld.
Il était dix heures du matin: M. de Brévannes descendait de fiacre à la porte d'une maison de médiocre apparence, située à l'extrémité de la rue des Martyrs, rue généralement assez déserte, ainsi que chacun sait.
Il n'y avait pas de portier dans cette maison: M. de Brévannes monta donc jusqu'au premier étage où il sonna en maître. Presque aussitôt la porte lui fut ouverte par une femme assez âgée, modestement mais proprement vêtue. Son visage était fortement couperosé; elle portait des lunettes et tenait une tabatière à la main.
En deux mots nous dirons que cette femme, appelée madame Grassot, était gardienne d'un petit appartement loué par M. de Brévannes pour y recevoir en toute sécurité les rivales de Berthe.
—Eh bien! madame Grassot, quelles nouvelles?—dit M. de Brévannes en entrant dans un joli salon où flambait un bon feu.
—De très bonnes, monsieur Charles—dit la vieille en ôtant ses lunettes et en aspirant une forte prise de tabac.
—De très bonnes?—s'écria M. de Brévannes en se retournant vers elle.
—D'excellentes, monsieur Charles. Est-ce que cela vous étonne?
—Non, car je sais par expérience que vous êtes habile.... Pourtant il s'agissait d'une chose très difficile....
—Et vous doutiez de moi?...
—Il y avait tant d'obstacles à surmonter.... Enfin que savez vous?...
—Vous m'aviez donné huit jour?... et en cinq j'ai réussi.
—Eh bien!...
—Eh bien!... commençons, comme on dit, par le commencement, et écoutez-moi attentivement.
—Je n'y manquerai pas.
—Mardi matin, vous m'avez dit: Madame Grassot, il faut absolument que vous trouviez moyen de vous aboucher avec un des domestiques ou une des femmes de madame la princesse de Hansfeld, qui demeure rue Saint-Louis, hôtel Lambert.
—Vous me faites mourir d'impatience....
—Ah! monsieur Charles, si vous m'interrompez....
—Mais vous ne savez pas à quel point ceci m'intéresse....
Laissez-moi parler. Aussitôt pris, aussitôt pendu, comme on dit. Dès que vous avez eu tourné les talons, je suis descendue à pied jusqu'au boulevard Montmartre, j'ai pris l'omnibus de la Bastille; de la porte Saint-Antoine, je suis arrivée dans l'île Saint-Louis. J'ai commencé, comme de juste, par faire le tour de l'hôtel, à partir de la grande porte située rue Saint-Louis-en-l'Ile jusqu'à l'extrémité du mur du jardin qui donne sur le quai d'Anjou....
—Je vous avais surtout recommandé d'observer de ce côté; il y a une petite porte qui s'ouvre sur ce quai désert....
—Je n'ai rien oublié, soyez tranquille.... Mais pour mes premières observations, je devais d'abord m'attacher à la porte cochère.... Comme il n'y avait ni café, ni cabaret où j'aurais pu m'établir pour observer, et que, dans les rues désertes, on eût bien vite remarqué ma présence, je descendis jusqu'à la place de fiacres du quai Saint-Paul. J'y pris une petite voiture à l'heure, et baissant bien les stores, j'allai m'embusquer au coin de la rue Poultier, où demeure votre beau-père.
—C'est bon... c'est bon.... Eh bien!...
—De là j'apercevais parfaitement la porte de l'hôtel sans être dans la rue; jusqu'à trois heures je ne vis personne; les jours sont si courts que j'allais me retirer, lorsqu'une femme, vêtue d'une robe puce et d'un chapeau brun, sortit de l'hôtel et se dirigea justement de mon côté: c'était une jeune fille, noire comme un diable, comme qui dirait une mulâtresse, avec des yeux bleu-clair. Je n'ai jamais vu une figure pareille; j'ai laissé passer la moricaude, j'ai payé mon fiacre, et j'ai suivi....
—Eh bien!
—Elle a pris la rue Poultier, le quai d'Orléans, le pont, elle a fait enfin le tour de l'île, et est rentrée par la petite porte en question. C'était une simple promenade.
—Lui avez-vous parlé?
—Peste! comme vous y allez, monsieur Charles; vous savez que mon fort, c'est la prudence.... Jusqu'au moment où j'ai vu la moricaude rentrer par la petite porte, rien ne me disait qu'elle fût de la maison de la princesse.... Voilà pour le premier jour. Ça n'a l'air de rien, mais je savais déjà qui demander en me présentant à l'hôtel.
—Soit. Mais ensuite!
—Le lendemain, j'ai pris mon carton avec mes échantillons de dentelles et de guipures. Quelle bonne idée que ce carton, monsieur Charles! nous a-t-il servi! mon Dieu... nous a-t-il servi!...
—Au fait... au fait....
—Cette fois-là, j'arrive bravement à la grand'porte; je frappe, on m'ouvre. Vous me croirez, si vous voulez, monsieur Charles, je ne suis pas poltronne; eh bien! je n'ai pu m'empêcher de sentir un tic-tac en entrant là-dedans.
—Pourquoi cela?
—La cour est petite, dallée et entourée de grands bâtiments sombres. C'est triste comme un cloître. Le soleil ne doit jamais venir là-dedans, c'est sûr. Au fond de la cour, il y a comme un péristyle énorme et si profond qu'il faisait noir; on y voyait pourtant, à cause de sa blancheur, la balustre en pierre d'un immense escalier en fer à cheval qui montait en dehors jusqu'au premier étage; le péristyle allait jusqu'au fond.
—Mais c'est un palais.
—Oui, mais si triste, si triste, que j'aimerais autant habiter un tombeau que de vivre là-dedans. Un vieux portier borgne, qui m'avait ouvert, m'examinait comme s'il avait voulu me manger en me barrant le passage.—Que voulez-vous? me dit-il.—C'est bien ici l'hôtel Lambert?—Oui.—Habité par madame la princesse de Hansfeld?—Oui.—Eh bien! je viens lui apporter des dentelles choisies hier par une jeune dame très brune qui est venue à mon magasin sur les quatre heures. Comme la mulâtresse était sortie la veille à cette heure-là, mon conte parut vraisemblable; le cerbère me laissa passer. Je n'avais pas fait quatre pas que j'entendis siffler derrière moi, ni plus ni moins que dans une caverne de brigands. C'était le concierge qui annonçait.
—En effet, on m'a dit qu'il y avait encore quelques maisons du Marais où l'on sifflait de la sorte.
—C'est un drôle d'usage toujours; moi qui ne le connaissais pas, naturellement ça m'a surprise. Je monte cet énorme escalier qui ne finissait pas; j'arrive au premier, et je trouve une espèce de grand olibrius vêtu en chasseur, avec de grandes moustaches, qui baragouinait le français. Je lui dis que j'apporte des dentelles pour la princesse; il me prie d'attendre et il me laisse dans une antichambre à colonnes de pierre, grande comme une maison, sonore comme une église, si grande enfin qu'il y avait de l'écho; jugez comme c'était gai. Au bout de cinq minutes, l'olibrius revient me dire que sa maîtresse n'avait pas demandé de dentelles, et il me montre la porte; je réponds que c'est une jeune mulâtresse qui est venue.—C'est donc mademoiselle Iris, la demoiselle de compagnie de S.E. la princesse?—me dit l'olibrius.—Justement, c'est mademoiselle Iris; j'avais oublié son nom—répondis-je. Et le chasseur s'en va en grommelant chercher mademoiselle Iris. J'avais gagné à cela de savoir que la moricaude était demoiselle de compagnie, et s'appelait Iris....
—Iris?... quel nom singulier....
—Il y a bien d'autres choses singulières dans cette diable de maison. Comme je l'avais prévu, mademoiselle Iris vient en personne pour me dire que j'étais une menteuse, et qu'elle ne m'avait pas demandé de dentelles. Le chasseur était resté, ce qui ne m'empêche pas de dire rapidement et tout bas à la mulâtresse:—J'ai quelque chose de très important à vous communiquer; il y va de la mort d'un homme. Demain à la nuit tombante et les jours suivants, je serai sur le quai d'Anjou, à la petite porte du jardin; je vous attendrai jusqu'à ce que vous veniez...—Vous concevez, monsieur Charles... la mort d'un homme... on dit toujours ça... c'est d'un effet sûr pour piquer la curiosité des jeunesses.
—Qu'a répondu la mulâtresse?
—Elle m'a répondu très aigrement (je m'y attendais) qu'elle ne savait pas ce que je voulais dire, que j'avais l'air d'une vieille intrigante; finalement elle dit à l'olibrius en me montrant: «Qu'on ne laisse jamais rentrer cette femme ici!» L'olibrius me fait un geste et me montre la porte. Je prends mon carton, mon sac et mes quilles, comme on dit, et je descends le grand escalier comme si j'avais retrouvé mes jambes de quinze ans.... Voilà pour le second jour. Vous voyez que ça marche joliment bon train.
—Pas trop.
—Comment, pas trop?... Ce n'était rien de donner un rendez-vous à cette moricaude en lui annonçant qu'il y allait de la mort d'un homme?
—Mais cette jeune fille vous avait dit qu'elle ne viendrait pas.
—Mon Dieu! monsieur Charles, est-ce vous, à votre âge, avec votre expérience, qui me faites une telle observation? Si je lui avais dit: «Je serai seulement demain à la petite porte du jardin pour vous apprendre quelque chose de très important.» la curiosité de la mulâtresse aurait pu se contenir jusqu'à demain, et après-demain il était trop tard pour y céder à cette curiosité; mais remarquez donc bien que j'avais dit demain et les jours suivants... je lui laissais le temps de succomber.
—C'est juste.
—Or, une sainte, une vraie sainte ne résisterait pas à la curiosité de savoir, si, comme je l'avais dit, je viendrais tous les jours par un temps d'hiver me camper à la porte; et si j'y venais, le secret était donc bien important; il était donc possible qu'il s'agît de la mort d'un homme. Et quelle est la sainte, je le répète, qui résisterait au désir de connaître un tel secret?
—Allons, allons, madame Grassot, je me rétracte; vous êtes une maîtresse femme.... Ceci est fort habile.
—Je le crois bien.
—Continuez.
—Le troisième jour, vers les quatre heures, je prends un petit fiacre, une boule d'eau chaude pour me tenir les pieds chauds, parce que la faction pouvait être longue, je m'enveloppe dans mon manteau, et: Cocher, quai d'Anjou, la dernière petite porte du quai à main droite; je m'attendais bien à ne pas voir la moricaude. Ce soir-là, en effet, je me morfonds jusqu'à neuf heures, j'étais gelée... rien....
—Et le lendemain?
—Ah! monsieur Charles, il faut que ça soit vous.... Le lendemain, même jeu.... J'arrive en fiacre; il s'arrête à raser la petite porte; ses lanternes l'éclairaient comme en plein jour.... A sept heures environ, la petite porte s'entr'ouvre et se referme brusquement. C'était chose gagnée, la curieuse était à moi. Pourtant le lendemain, à mon grand étonnement, je ne vis personne; j'attendis jusqu'à dix heures et demie, rien.... Mais enfin, hier soir, j'ai été bien dédommagée....
—Et je vais l'être aussi de tous ces détails.
—Cela vous impatiente, monsieur Charles. Êtes-vous impatient! Enfin, hier, j'arrive; on m'attendait, car la petite porte s'ouvre tout de suite, et la moricaude, enveloppée dans un manteau, s'avance sur le pas de la porte; j'abaisse la vitre du fiacre, et elle demande à voix basse si c'est bien la marchande de dentelles qui est là.... Pauvre agneau!!
«C'est elle-même, ma belle demoiselle; mais si vous voulez monter avec moi un petit moment dans le fiacre, nous causerons plus à notre aise...»
«Oh! madame, je n'ose pas.» La pauvre petite était toute effrayée; c'est si jeune et si timide. Enfin, après des si et des mais dont je vous fais grâce, elle consent à monter dans le fiacre auprès de moi. Je dis au cocher de faire le tour de l'île au pas, et nous partons. La pauvre petite tremblait si fort que j'ai eu toutes les peines du monde à la rassurer. Je m'y connais; je vous donne la moricaude pour la plus fière trembleuse, la plus fameuse ingénue....
—Enfin... enfin....
«Vous m'avez dit, madame, reprit-elle, que vous aviez quelque chose de bien important à m'apprendre... qu'il s'agissait de la mort d'un homme?» Voyez-vous, monsieur Charles, ça fait toujours son effet.
«Oui, ma belle demoiselle; mais ce qui doit vous rassurer, c'est que ce secret ne vous regarde pas, il regarde votre bonne, votre excellente maîtresse, que vous aimez de tout votre cœur, n'est-ce pas?—Oui, madame.—Et à qui vous ne voudriez pas causer de chagrins?—Non, madame.—Eh bien! mon enfant, vous lui en causeriez un bien vif en ne la mettant pas à même d'empêcher un grand malheur.—Comment cela, madame?—Un malheureux jeune homme.... Mais je ne puis vous en dire davantage, mon enfant.... Ce pauvre jeune homme!... Si vous consentez à l'écouter, il viendra à ma place demain soir, en fiacre, à la petite porte, et il vous expliquera tout cela.—Oh! madame, je n'oserai jamais.—Mais il s'agit de quelque chose de très grave pour votre maîtresse.—Alors j'en parlerai à Son Excellence (vous voyez comme la moricaude est simple, monsieur Charles).—Gardez-vous-en bien,—lui dis-je,—écoutez d'abord ce malheureux jeune homme, et si ce qu'il vous dit ne vous persuade pas, vous ne parlerez de rien à votre maîtresse. Il y aurait, il est vrai, quelque chose de plus simple; ce serait que Son Excellence vînt avec vous.... Attendez donc, ne vous effarouchez pas ainsi, mon enfant; c'est en tout bien tout honneur.... Ne croyez pas qu'il s'agisse d'amour, au moins, une femme comme moi ne se mêlerait pas de tels tripotages. Non, il s'agit de sauver la vie d'un malheureux.... Mais je ne puis vous en dire davantage.... Accordez le rendez-vous que je vous demande; au besoin même prévenez-en la princesse.—Et le prince, madame, faudrait-il aussi le prévenir?»—me dit l'innocente.
—Diable!...
—Je vous avoue qu'à ces mots, monsieur Charles, je me repentis d'avoir été si avant; mais je m'assurai bientôt que c'était pure ingénuité de la part de cette petite, qui a l'air d'avoir seize ans... jugez.... Enfin, à force de raisonnements, de promesses, je l'ai décidée à vous donner rendez-vous, comme à moi, à la petite porte du jardin.
—Ce soir?
—Non, demain. Elle m'a dit que sa maîtresse ne sortait pas aujourd'hui; mais qu'elle irait demain à l'Opéra, et qu'alors, sur les neuf heures, vous pouviez venir en fiacre à la petite porte. Maintenant, monsieur Charles, le reste vous regarde; vous voici en relation avec la petite, et jusqu'à un certain point avec sa maîtresse; car, ingénue comme est cette jeune fille, elle ne manquera pas probablement de tout dire à sa maîtresse; et, si la mulâtresse reparaît avec l'agrément de la princesse, vous êtes en bonne voie.... Si elle ne reparaît pas, c'est mauvais signe.
—Allons, maman Grassot, vous êtes une femme incomparable. Tenez, voici cinq louis pour vos frais de fiacre.
—Monsieur est bien bon; monsieur n'a rien de plus à m'ordonner?
—Non; mais dites-moi: avez-vous demandé au locataire du second s'il voulait déménager? je préférerais avoir cette petite maison à moi seul.
—Que je suis étourdie, à mon âge! j'oubliais de dire à monsieur que ce locataire consentirait à déménager sur-le-champ, si on lui donnait mille francs d'indemnité.
—Il est fou; son loyer est à peine de quatre cents francs.
—J'ai bataillé; il n'y a pas eu moyen de le faire démordre.
—Mais c'est me mettre le pistolet sur la gorge.
—Sans doute; il faut payer la convenance, et il s'en irait tout de suite. Dans vingt-quatre heures, son déménagement serait fait.
—Allons, tenez, voici un billet de 1,000 francs et un de 500 francs, vous payerez six mois d'avance et vous me tiendrez compte du reste....
—Monsieur sera en effet bien plus tranquille en étant seul dans la maison. Quant à moi, je n'en serai pas plus effrayée, quoiqu'il n'y ait pas de portier; je n'ai peur ni des revenants ni des voleurs, moi.
—D'ailleurs le quartier est très sûr quoique solitaire.
—Sans compter le factionnaire du coin qui, de sa guérite, voit notre porte.
—Allons, madame Grassot, faites vite déménager ce locataire du second, j'ai hâte d'être seul ici.
—Après-demain ce sera fait, monsieur.... Allons, bonne chance.... Je sais bien pour qui je voudrais l'étrenne de cette maison, après que le locataire du second sera parti.... Mais je connais monsieur, ça sera plus tôt que plus tard... quand monsieur a mis quelque chose dans sa tête....
—Vous êtes une flatteuse, madame Grassot.
Et M. de Brévannes quitta la petite maison de la rue des Martyrs.
Après avoir attendu le lendemain soir avec une extrême impatience, il arriva vers les huit heures quai d'Anjou; il faisait une très belle nuit d'hiver, le froid était vif et sec, la lune brillait. Après quelques moments d'attente, la petite porte du jardin de l'hôtel s'ouvrit: Iris parut sur le seuil bien encapuchonnée. M. de Brévannes avait laissé sa voiture à quelques pas; il accourut auprès de la jeune mulâtresse, qui prit son bras en tremblant.
CHAPITRE XXI.
L'ENTRETIEN.
—Tenez, d'abord, ma chère enfant, voici pour vous—dit M. de Brévannes en voulant glisser une bourse dans la main de la mulâtresse.
Celle-ci repoussa fièrement la bourse en disant:
—Vous vous trompez, monsieur.
—C'est une faible marque de mon estime—reprit M. de Brévannes en insistant.
—De votre estime, monsieur?
A l'expression d'ironie amère qui accompagna ces mots, M. de Brévannes s'aperçut de sa maladresse; il remit sa bourse dans sa poche, et dit:
—Vous êtes demoiselle de compagnie de madame de Hansfeld?
—Oui.
—Y a-t-il longtemps que vous êtes à son service?
—Il y a longtemps.
—Sans doute depuis son retour d'un voyage qu'elle avait fait à Florence avec sa tante?
—Oui..
—La femme que je vous ai envoyée a dû vous dire que j'avais des choses du plus haut intérêt à communiquer à la princesse?
—Elle me l'a dit.
—Avez-vous prévenu madame de Hansfeld des démarches de cette femme et de l'entretien que vous m'accordiez ici?
—Non....
—Vous avez sans doute gardé le même secret à l'égard du prince?
—Je ne parle jamais à Son Excellence.
—Vous êtes donc venue....
—Pour savoir ce que vous aviez à dire à ma maîtresse, et l'en instruire, si je le jugeais convenable....
—Vous êtes bien jeune, et je ne sais à quel point vous êtes dans la confiance de madame de Hansfeld pour....
—Alors adressez-vous directement à elle....
—C'est ce que je vous demande: donnez-m'en les moyens.
—Cela dépend de ma maîtresse....
—Quel que soit le prix que vous mettiez à ce service....
—Je ne puis rien faire sans l'avis de la princesse.
—Remettez-lui cette lettre.
—Impossible....
—Il ne s'y trouve rien de compromettant.... Je lui dis seulement qu'ayant les choses les plus graves à lui écrire, je la supplie de me mettre à même de lui adresser une lettre en toute sécurité...
—Alors cette lettre est inutile.... Je lui ferai cette proposition; si elle accepte, elle vous le fera savoir. Quel est votre nom, votre adresse?
—Je m'appelle Charles de Brévannes; voici ma carte.... Vous entendez bien? Charles de Brévannes.
—J'entends bien....
—Ce nom vous est tout à fait inconnu?
—Tout à fait.
—Jamais madame de Hansfeld ne l'avait prononcé devant vous?
—Jamais.
M. de Brévannes, contrarié de la réserve de la jeune fille, tenta une autre voie pour la gagner.
—Tenez, ma chère enfant, il faut tout vous dire.... J'ai en effet des choses intéressantes à révéler à madame de Hansfeld; mais—ajouta-t-il avec un accent flatteur, presque tendre—j'ai quelque chose aussi à vous dire, à vous.
—A moi?
—Sans doute. Je vous ai vue l'autre jour passer dans la rue Saint-Louis, je vous ai trouvée charmante... trop charmante pour mon repos....
La mulâtresse baissa la tête sans répondre.
Peut-être sera-t-elle plus sensible à des douceurs, à des cajoleries qu'à de l'argent, pensa M. de Brévannes; il reprit:
—Oui, et depuis ce jour j'ai doublement désiré de vous voir, d'abord pour vous parler de l'impression que vous avez faite sur moi, et puis des choses importantes qui regardent la princesse.
—Vous vous moquez, monsieur?
—Ne croyez pas cela.... J'aurais peut-être trouvé d'autres moyens de parvenir jusqu'à madame de Hansfeld; mais j'ai préféré avoir recours à vous; votre physionomie expressive annonce tant d'esprit, des passions si ardentes, si généreuses, qu'en vous parlant de la maîtresse que vous aimez et de l'amour que vous inspirez... on doit mériter d'être bien accueilli par vous.... Iris....
—Vous savez mon nom?
—Je sais bien d'autres choses encore.... Depuis très longtemps je ne m'occupe que de vous.... Votre sincère attachement pour la princesse a encore augmenté mon intérêt pour vous.
—Je ne dois pas entendre ces paroles—dit Iris d'une voix légèrement émue.
Elle est à moi, cette petite fille ne pouvait résister à quelques amoureuses fleurettes, c'est un enfant. Madame Grassot avait dit vrai, pensa M. de Brévannes; il reprit tout haut:
—Mais donnez-moi donc votre joli bras, au lieu de marcher ainsi loin de moi, ma chère Iris.
—Non, il faut que je rentre.
—Pas encore... à peine si j'ai eu le temps de causer avec vous.
—Parlez-moi de la princesse... je vous en prie, monsieur.
—C'est mon plus vif désir; mais pour cela il faut que nous soyons bien en confiance l'un avec l'autre; alors nous pourrions peut-être à nous deux prévenir de grands malheurs.
—Que dites-vous? la princesse risquerait....
—N'ayez pas peur... ma charmante Iris; si vous le voulez, nous conjurerons ces malheurs.... Avec une jolie alliée comme vous, on ferait des prodiges.... Et maintenant j'y songe, si nous nous entendions bien, nous, il serait peut-être mieux de ne pas prévenir encore la princesse.
—Comment cela?
—Elle pourrait ne pas rester maîtresse d'elle-même, s'effrayer et compromettre l'heureux succès des projets que je forme dans son intérêt.
—Mais, que puis-je faire, moi? Pourquoi faut-il que nous nous entendions bien ensemble?
—Je vous expliquerai cela...; mais il faudrait d'abord répondre avec franchise à quelques-unes de mes questions. Le voulez-vous?
—Hélas! monsieur, je ne sais pourquoi, malgré moi, vous m'inspirez presque de la confiance.
—Parce que mon langage et mes sentiments sont sincères....
—Non, non, je ne dois pas vous croire.... Cette femme que vous m'avez envoyée si souvent... tant de ruses, tant de persévérance....
—Mon violent désir de parvenir jusqu'à vous, jusqu'à la princesse, est mon excuse; vous l'accepterez, charmante Iris.
—Je ne le devrais pas peut-être.... M'amener presque maigri moi à vous donner un rendez-vous.
Décidément madame Grassot est une grande physionomiste, pensa M. de Brévannes; cette jeune fille est ingénue et niaise autant que possible; et il reprit:
—Quel mal y a-t-il à cela... m'accorder un rendez-vous... presque malgré vous?... D'abord, vous n'avez pas cédé tout de suite, et puis vous me rendez si heureux....
—Vous le dites....
—N'en doutez pas. N'est-ce rien que d'avoir ce bras charmant sous le mien?...
—Je vous en supplie, parlons de la princesse....
—C'est maintenant vous qui me le demandez....
—Oui... puisque c'est pour elle que vous venez ici.
—Parlons encore de vous, ou plutôt laissez-moi jouir en silence du plaisir d'être près de vous.
—Non, non, je veux rentrer.... Je vois bien que vous voulez me tromper.... Vous n'avez aucune raison de vouloir parler à Son Excellence: c'est un piége que vous me tendiez....
—Quand cela serait....
—Ah! cela est bien mal... de vouloir ainsi tromper une pauvre fille.... Laissez-moi.... Je veux rentrer.
—Eh bien!... voyons, voyons, calmez-vous, Iris.... Mais à quoi bon vous entretenir de madame de Hansfeld, si vous ne voulez pas répondre.
—J'aime mieux, parler de ma maîtresse que de vous entendre ainsi parler de moi.
—Eh bien!... dites-moi... il y a environ une huitaine de jours... madame de Hansfeld est allée aux Français avec son mari, n'est-ce pas?
—Oui. Le prince sortait pour la première fois depuis longtemps.
—Et vous étiez restée seule, peut-être, à l'hôtel, charmante Iris.... Quel bonheur pour celui qui aurait pu partager ces douces heures avec vous!
—Parlons de la princesse, monsieur, ou je rentre.
—Eh bien! en revenant des Français... comment s'est trouvée votre maîtresse?
—Très inquiète, d'abord, car le prince n'a été complètement remis de son indisposition qu'une heure après son retour à l'hôtel....
—Mon Dieu! Iris, que vos yeux sont beaux et brillants.... Bénie soit la clarté de la lune qui me permet de les admirer!
—N'avez-vous donc plus rien à me dire sur Son Excellence?...
—Lorsqu'elle a été rassurée sur l'état de son mari... elle est redevenue sans doute calme... comme à l'ordinaire?... Quelle jolie main vous avez.
—Laissez-moi donc, monsieur... à quoi bon me faire des questions, vous ne vous occupez pas des réponses?
—Voyons, je vous écoute.... Vous avez raison, de graves intérêts sont en jeu, c'est malgré moi que je cède aux distractions que vous me causez. Eh bien! la princesse?
—Loin d'être calme lorsque l'état du prince ne l'a plus inquiétée, son agitation a encore augmenté; j'étais, comme d'habitude, venue avec ses femmes, elle les a renvoyées et m'a gardée seule.... Alors elle a pleuré, oh! bien longtemps pleuré.
—Elle a pleuré!
—Et moi-même je n'ai pu retenir mes larmes.
—Elle avait l'air bien courroucée, n'est-ce pas?
—Elle... oh non, mon Dieu! au contraire, elle était abattue, accablée; elle levait de temps en temps les mains et les yeux au ciel, puis ses larmes recommençaient de couler.... Vers une heure elle a sonné ses femmes, on l'a déshabillée, elle est restée seule avec moi; alors, au lieu de se coucher, elle s'est mise à écrire sur son livre noir à secret, où elle écrit toujours, je l'ai remarqué, lorsqu'il lui arrive quelque chose d'extraordinaire.... Je lui ai dit qu'elle allait se fatiguer encore; elle m'a répondu que non, que cela la calmerait au contraire. Je l'ai quittée vers les quatre heures du matin. Voyant encore de la lumière chez elle, je suis entrée doucement; elle écrivait toujours.
Ce que venait de dire la mulâtresse (elle mentait complètement à l'endroit du livre noir et de l'accablement de la princesse) était pour M. de Brévannes d'un prix inestimable. Il se figura que sa rencontre imprévue avait causé l'agitation, l'anxiété, les larmes de la princesse. Il ignorait que madame de Hansfeld l'avait déjà vu au bal de l'Opéra, il s'étonnait seulement qu'elle eût paru plus accablée qu'irritée de cette rencontre.
M. de Brévannes était non seulement opiniâtre et égoïste, il était singulièrement vain; malgré la froideur, l'éloignement que madame de Hansfeld lui avait témoignés en Italie, il n'avait jamais désespéré de s'en faire aimer. Son duel funeste, en le forçant de la quitter, n'avait ni éteint son amour, ni ruiné ses espérances, et bien souvent il s'était dit que, sans sa fuite, devenue nécessaire par la rigueur des lois italiennes, il serait parvenu à intéresser Paula Monti par la violence, les excès même de son amour pour elle... et à lui faire oublier le nom de Raphaël, qui, après tout, l'avait provoqué.
La vanité est au moins aussi aveugle que l'amour.... M. de Brévannes était aussi vaniteux qu'amoureux; on concevra donc qu'il eût une lueur d'espoir en apprenant que la princesse avait été plus accablée qu'irritée à son aspect.... Ce qui lui donnait encore beaucoup à penser était cette circonstance:
Paula avait, ensuite de cette rencontre, longuement écrit dans un livre auquel elle confiait ses plus secrètes pensées....
Il s'agissait évidemment et de la mort de Raphaël et des circonstances qui l'avaient amenée.... Donc il devait être question de lui, de Brévannes.
Posséder ce livre, y surprendre les pensées les plus intimes de madame de Hansfeld, tel fut dès lors l'unique désir de M. de Brévannes; mais plus la satisfaction de ce désir était importante pour lui, plus il devait craindre d'en compromettre la réussite; il crut donc prudent et habile d'avoir l'air de n'attacher aucune importance à la révélation qu'Iris avait paru lui faire avec la naïveté d'un enfant.
La mulâtresse, surprise de son silence, lui dit:
—Eh bien! monsieur, à quoi songez-vous donc?
—A vous, Iris.... Encore une distraction....
—Comment, monsieur, malgré vos promesses?... Et moi qui réponds à toutes vos questions, moi qui vous en dis plus que je ne le devrais... vous ne m'avez pas écoutée....
—Si... très bien, mais vous le voyez, Iris, les questions que je vous adresse sur la princesse sont bien simples, elles ne la compromettront en rien si vous y répondez; je ne puis encore vous dire quel en est le but.... Bientôt peut-être je vous demanderai davantage; mais alors j'aurai, je l'espère, fait assez de progrès dans votre confiance pour que vous ayez toute foi en moi.
—Je ne devrais pas consentir à vous revoir, monsieur... à quoi bon? Je le vois, je ne suis là qu'un moyen de correspondance entre vous et la princesse.... Mais pourquoi me plaindre? les malheureux n'ont-ils pas toujours été sacrifiés... aux heureux... aux grands de ce monde?
L'imperceptible accent d'amertume avec lequel Iris sembla prononcer ces derniers mots fit tressaillir M. de Brévannes; une idée nouvelle lui vint à l'esprit.
Peut-être la fille de compagnie était-elle jalouse de sa maîtresse, et mécontente de sa position, quoi de plus naturel?
Les gens de l'espèce de M. de Brévannes, si rusés qu'ils soient, sont presque toujours dupes de leur funeste dédain pour l'espèce humaine, et de leur propension à croire surtout aux mauvais sentiments. Au lieu de supposer, selon toute probabilité, que la mulâtresse était dévouée à sa maîtresse, et de se tenir prudemment sur la réserve, il suffit à M. de Brévannes, non pas même d'un mot, mais d'une seule inflexion de voix, pour croire Iris envieuse de madame de Hansfeld et peut-être même hostile à sa maîtresse.
Il était d'autant plus porté à admettre cette hypothèse qu'elle servait parfaitement ses projets. Il eût été pour lui d'une haute importance d'avoir chez madame de Hansfeld un être à sa dévotion qui ne fût retenu par aucun lien de reconnaissance, par aucun scrupule de dévoûment. Voulant pourtant s'assurer de la réalité de son soupçon, il dit à Iris d'un ton affectueux de tendre intérêt:
—Vous êtes heureuse? très heureuse auprès de la princesse... n'est-ce pas?
La jeune fille comprit la portée de cette question, qu'elle avait très habilement amenée. Elle ne répondit pas d'abord, elle soupira, puis après un silence de quelques secondes, elle dit:
—Oui, oui, très heureuse; et quand bien même je ne le serais pas, à quoi bon me plaindre?...
Puis, dégageant brusquement son bras de celui de M. de Brévannes, elle courut vers la petite porte du jardin, restée entr'ouverte.
Étonné de cette fuite soudaine, M. de Brévannes la suivit en disant:
—Mais au moins je vous reverrai?...
—Je ne sais, répondit-elle.
—Mais quand cela? après demain? à la même heure?
—Peut-être... et encore... non, non, plus jamais, je suis déjà assez malheureuse.
Et la porte du jardin se referma sur M. de Brévannes.
Celui-ci revint chez lui, on ne peut plus satisfait de sa première entrevue avec Iris....
Iris, non moins satisfaite, alla rejoindre madame de Hansfeld, et lui rendre compte de son entrevue avec M. de Brévannes.
La jeune fille se réservait, néanmoins, de supprimer certains détails se rapportant à un projet infernal récemment éclos dans sa pensée.
CHAPITRE XXII.
RENCONTRE.
Quelques jours après l'entrevue d'Iris et de M. de Brévannes, au moment où quatre heures venaient de sonner à l'église de Saint-Louis, un brouillard, rendu plus intense par le voisinage des deux bras de la Seine qui baignent l'île Saint-Louis, se répandit sur ce quartier solitaire.
Environ à la hauteur de l'ancien hôtel de Bretonvilliers alors en démolition, le quai d'Orléans, n'étant pas encore revêtu d'un parapet, formait un talus très escarpé, qui, à cet endroit, encaissait la rivière.
Un homme enveloppé d'un manteau se promenait lentement sur cette berge, s'arrêtant quelquefois pour regarder le rapide courant de la Seine, gonflée par les pluies d'hiver. Ce quartier, toujours si désert, était plongé dans un morne silence; la brume s'épaississait de plus en plus, cachait presque entièrement l'autre rive du fleuve, et, voilant à demi les bâtiments abattus de l'hôtel Bretonvilliers, leur donnait une apparence presque grandiose. Ces hautes murailles, en partie détruites, çà et là découpées à jour par de larges baies vides de fenêtres, dessinant leurs masses noircies par le temps sur le ciel gris, ressemblaient à des ruines imposantes.
L'homme dont nous parlons contemplait avec tristesse l'aspect mélancolique de ce quartier. La tête baissée sur sa poitrine, il marchait lentement le long du talus, s'arrêtant de temps à autre pour écouter le murmure des eaux sur la grève, ou pour regarder d'un œil fixe le courant du fleuve.
Il fut tiré de sa rêverie par un bruit de pas; il leva la tête, et vit s'approcher un homme de grande stature, portant une longue barbe blanche, et marchant d'un pas ferme, quoiqu'il parût de temps à autre tâter le terrain avec sa canne.
Le brouillard était devenu très épais: ce vieillard (le lecteur a déjà reconnu Pierre Raimond), dont la vue était faible et incertaine, au lieu de suivre la ligne du quai, avait beaucoup dévié à droite, et s'avançait directement vers l'homme au manteau, qu'il n'apercevait pas.
Ce dernier, placé sur le bord du talus, se dérangea machinalement pour le laisser passer.
Pierre Raimond atteignit le sommet de la berge, perdit l'équilibre, roula sur la pente de l'escarpement, et disparut dans le fleuve en étendant les bras et en poussant un cri affreux.
Tout ceci s'était passé en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire.
Se débarrasser de son manteau, se précipiter dans la Seine, et plonger pour arracher ce malheureux à la mort, tel fut le premier mouvement du prince de Hansfeld, car c'était lui qui se promenait sur ce quai désert, voisin, comme on le sait, de l'hôtel Lambert.
Frêle, débile, mais d'une organisation très nerveuse, Arnold de Hansfeld pouvait, par une violente surexcitation, trouver dans son énergie une force passagère; après des efforts inouïs, il parvint à saisir Pierre Raimond.
Le courant était si rapide que, pendant le peu d'instants que dura ce sauvetage inespéré, les deux hommes se trouvèrent entraînés bien loin du talus, et heureusement vers un endroit du rivage très plane, très accessible, car les forces de M. de Hansfeld étaient à bout.
Dans ce danger, Pierre Raimond, conservant tout son sang-froid, facilita les efforts de son sauveur au lieu de les paralyser, ainsi que cela arrive quelquefois dans ces luttes désespérées contre la mort.
Lorsque M. de Hansfeld et Pierre Raimond furent en sûreté sur la grève, le vieux graveur eut, pour ainsi dire, à sauver à son tour son sauveur; à la force factice, fébrile du prince succéda un anéantissement complet.
La nuit approchait, le crépuscule rendait la brume encore plus sombre; en vain Pierre Raimond appela du secours, le bruit du vent et des grandes eaux couvrit sa voix; vains appels d'ailleurs, il ne passait presque personne sur ces quais solitaires.
M. de Hansfeld tremblait convulsivement; frêle et chétif, il lui avait fallu être deux fois courageux pour s'exposer à un si grand péril avec si peu de forces pour le surmonter. Le vieux graveur, encore robuste pour son âge, prit Arnold entre ses bras comme on prendrait un enfant, remonta la grève en marchant avec précaution, et atteignit un escalier qui conduisait au quai.
Pierre Raimond se trouva en face de sa maison, située à l'angle de la rue Poultier et du quai d'Anjou.
Aidé de son portier, le père de Berthe transporta M. de Hansfeld dans son appartement, et malgré son culte pour la chambre de sa fille, il l'y établit devant un bon feu.
M. de Hansfeld commençait à reprendre connaissance; il regardait autour de lui avec étonnement.
—Monsieur, je vous dois la vie... vous m'avez sauvé au risque de périr mille fois.... Les termes me manquent pour vous dire ma reconnaissance—s'écria le graveur.
—Où suis-je!... Qui êtes-vous, monsieur?—dit Arnold de Hansfeld en cherchant à rassembler ses idées.
—Remettez-vous, monsieur... voici ce qui est arrivé... Tout à l'heure, trompé par le brouillard et par la faiblesse de ma vue, j'ai dévié de mon chemin; je me suis trouvé, sans m'en apercevoir, sur le talus qui encaisse la rivière devant les démolitions de l'hôtel Bretonvilliers; je n'ai pu me retenir sur cette pente rapide, et je suis tombé à l'eau.... Alors, n'écoutant que votre généreux dévouement....
—Je me souviens de tout maintenant—dit le prince.—Je me souviens même que si mon premier mouvement a été de tâcher de vous arracher au péril qui vous menaçait, ma première pensée a été de craindre que ma bonne volonté vous fût fatale.... Je suis si faible qu'il vous a peut-être fallu vous défendre de mes maladroits efforts, et me sauver moi-même après vous être sauvé—dit M. de Hansfeld en souriant.
—Non, non, monsieur, rassurez-vous; comme les cœurs braves et généreux, vous avez été fort... tant qu'il vous a fallu être fort pour m'arracher à une mort certaine.... Sauvé par vous, j'ai dû à mon tour venir en aide à votre faiblesse, car vous avez plus de courage que de force.... Je vous ai transporté ici, chez moi, Pierre Raimond, graveur.
M. de Hansfeld allait sans doute se nommer à son tour, lorsque la porte de la chambre s'ouvrit. Pierre Raimond se retourna; Berthe, pâle, les yeux noyés de larmes, les traits bouleversés, se jeta dans ses bras en s'écriant:
—Mon père, je n'ai plus de refuge que chez toi!...
Berthe s'était, en entrant, si brusquement précipitée dans les bras de son père, qui, retourné vers elle, lui cachait complètement M. de Hansfeld, qu'elle n'avait pas aperçu ce dernier.
—Il m'a chassée... chassée de chez lui,—murmura Berthe d'une voix entrecoupée de sanglots en tenant son père étroitement embrassé.
—Mon enfant, nous ne sommes pas seuls—dit tout bas le vieillard.
M. de Hansfeld avait tressailli de joie et de surprise à la vue de Berthe.... Il retrouvait en elle la jeune femme qui avait fait sur lui une si profonde impression à la Comédie-Française... impression qui s'était changée en une sorte d'amour vague, romanesque, idéal.
On se souvient que la loge du prince était si obscure que madame de Brévannes, malgré sa curiosité, n'avait pu l'apercevoir.
A ces mots de Pierre Raimond: «Nous ne sommes pas seuls,» Berthe, rougissant de confusion, fit un pas vers la porte.
Mais Pierre Raimond prit sa fille par la main, et lui montrant M. de Hansfeld:
—Ma fille... mon sauveur.
—Que dites-vous, mon père?
—Tout à l'heure, perdu au milieu du brouillard, me trompant de chemin, je suis tombé dans la rivière.
—Grand Dieu!
Et Berthe se précipita dans les bras du vieux graveur, le serra fortement contre son cœur, puis le regarda avec anxiété.
—Monsieur se trouvait par hasard sur le quai—reprit Pierre Raimond—il m'a sauvé... Mais ses forces s'étaient épuisées dans la lutte, je l'ai transporté ici....
—Ah! monsieur—s'écria Berthe—vous m'avez rendu mon père, alors que je n'ai peut-être jamais eu plus besoin de sa tendresse... et de sa protection!... Hélas! nous ne pouvons rien pour vous; mais Dieu se chargera d'acquitter notre dette....
—Je suis trop payé, madame, en apprenant que j'ai rendu un père à sa fille.
—Mais au moins que nous sachions à qui nous devons tant—dit Pierre Raimond.
—Quel nom joindre à nos prières en priant Dieu de vous bénir?—ajouta Berthe.
—Je m'appelle Arnold.... Arnold Schneider—dit M. de Hansfeld en rougissant et balbutiant un peu.
Pierre Raimond attribua cet embarras à la modestie de son sauveur, et reprit:
—Mais où pourrai-je aller, monsieur, vous rendre grâce de m'avoir conservé pour mon enfant?
M. de Hansfeld rougit de nouveau; après un moment de silence il répondit:
—Si vous le permettez, monsieur, c'est moi qui viendrai quelquefois m'informer de vous, et recevoir ainsi le prix de ce que vous appelez... ma bonne action....
—Je n'insiste pas, monsieur—dit Pierre Raimond;—je conçois le sentiment qui vous fait nous cacher votre demeure, peut-être même votre vrai nom. Je respecterai votre réserve... seulement, soyez assez généreux pour venir quelquefois à moi, puisque vous ne me permettez pas d'aller à vous.... Promettez-le-moi... épargnez-moi jusqu'à l'apparence de l'ingratitude.
—Je vous le promets, monsieur.... Mais je me sens tout à fait remis à cette heure; auriez-vous la bonté, si cela se peut, de me faire venir une voiture?... je ne veux pas abuser plus longtemps de votre hospitalité.
Le portier étant resté dans la chambre du graveur, Berthe alla lui dire d'amener un fiacre.
Au bout de quelques instants, M. de Hansfeld sortit de la maison du graveur.
Pierre Raimond quitta ses vêtements mouillés, et revint trouver sa fille.
CHAPITRE XXIII.
CHAGRINS.
En le voyant, Berthe se jeta de nouveau dans ses bras en s'écriant:
—Maintenant je puis sans crainte me livrer à ma joie... tu es là, tu es là.. et j'ai failli te perdre... toi... toi... pauvre père!... cela est horrible.... Je suis si heureuse de te voir que je ne puis croire que tu aies couru ce péril.... Non, non... quand je venais ici, quelque pressentiment m'aurait appris qu'un grand danger te menaçait... car enfin... ou n'est pas sur le point de perdre son père sans qu'un affreux brisement de cœur vous en avertisse....
—Calme-toi, chère enfant, la Providence a eu pitié de nous. Aucun pressentiment ne t'a avertie parce que sans doute je devais être sauvé... Tu le vois—dit Pierre Raimond en souriant tristement—tu me rends aussi superstitieux que toi... mais n'oublions jamais ce que nous devons à ce généreux inconnu.
—Oh! jamais... jamais je ne l'oublierai; mais je crains que ma reconnaissance se confonde et se perde dans ma joie de te revoir, bon, excellent père... maintenant je n'ai plus que toi au monde...—s'écria Berthe en fondant en larmes.
Pierre Raimond serra tendrement les mains de Berthe dans les siennes et lui dit avec amertume:
—Encore de nouveaux chagrins!... malheureuse enfant!...
—Il ne m'aime plus!... je lui suis à charge!... je lui suis odieuse!...—dit Berthe en fondant en larmes.
—Oh! mes prédictions!...—s'écria douloureusement le vieillard.
—Mon père, ne m'accablez pas!...
—Ce n'est pas un reproche, pauvre petite.... Hélas! c'est un cri de satisfaction amère.... Mon amour pour toi ne m'avait pas trompé... Mais qu'y a-t-il donc encore?
—Vous le savez, depuis la pénible scène qui eut lieu ici le surlendemain de notre arrivée, l'humeur de Charles s'est de plus en plus aigrie, surtout à dater du jour où nous sommes allés aux Français. Jusqu'alors au moins il avait gardé quelque mesure; il m'avait même exprimé son regret de s'être montré un peu dur envers vous.... Mais à partir de cette funeste représentation aux Français, je dis funeste, parce que le lendemain ont commencé pour moi de nouveaux tourments....
—Et tu me les avais encore cachés? Lorsque tu es venue dimanche... pourquoi ne m'as-tu rien dit?
—Je craignais tant de vous affliger.... Mais à présent... mes forces sont à bout. Si vous saviez, mon Dieu... si vous saviez....
—Courage... mon enfant... courage. Explique-toi... dis-moi tout....
—Eh bien, mon père... depuis cette représentation des Français, l'humeur de mon mari déjà très irritable... est devenue sombre et méchante. Je le voyais à peine... il sortait toute la journée et ne revenait qu'à une heure avancée de la nuit. A l'heure du repas, il était taciturne, préoccupé... deux ou trois fois il se leva de table avant la fin du dîner et alla se renfermer chez lui. Si je l'interrogeais sur les soucis qu'il paraissait avoir, il me répondait durement que cela ne me regardait pas... depuis je ne hasardais plus un mot à ce sujet.... Ce matin, pourtant... lui voyant l'air plus content que de coutume, je lui dis: Vous me paraissez mieux aujourd'hui que les autres jours, Charles.... Voilà tout... mon père, pas autre chose, je te le jure.
—Pauvre enfant...—Continue.
—Ses traits se rembrunirent aussitôt; il s'écria avec amertume:—A quoi cela me sert-il d'être mieux? A quoi bon espérer... si j'ai quelque chose à espérer... lorsque vous êtes là comme une chaîne à laquelle je suis désormais et pour toujours attaché... Maudit, maudit soit le jour où j'ai été assez faible pour vous épouser... pour donner, comme un sot, dans le piége que vous et votre père m'avez tendu....
Le vieillard comprima un mouvement de colère, et reprit d'une voix ferme:—Et puis ensuite... mon enfant....
—Ce reproche était si cruel, si blessant, si peu attendu, que je n'ai su que répondre... j'ai pleuré. Il s'est levé violemment en s'écriant:—Quel supplice! oh! ma liberté! ma liberté!... Mon Dieu... je ne le gêne en rien.... Pourtant, tout ce que je lui demande, c'est de me permettre de venir vous voir.
—Oh! patience... patience...—s'écria le graveur d'une voix contenue.
—Voyant qu'il me traitait ainsi—reprit Berthe—je m'écriai: Charles, voulez-vous vous séparer de moi? si je vous suis à charge, dites-le....
—Eh bien! oui—me répondit-il en fureur—oui! vous m'êtes à charge; oui, je vous hais... car vous m'avez contraint de faire le plus sot des mariages..., et jamais je ne vous le pardonnerai...—Mais, mon Dieu—lui dis-je—qu'ai-je fait, qu'avez-vous à me reprocher?
—Oh! rien! vous êtes trop adroite pour cela.... Vous savez bien que si vous me trompiez je vous tuerais, vous et votre complice. Ce n'est pas la vertu qui vous retient dans le devoir, c'est la peur.... En disant, ces mots, il est sorti violemment... et votre fille est venue vous trouver, mon père... car elle n'a plus que vous au monde—s'écria Berthe en fondant en larmes.
—Cela devait être—dit Pierre Raimond;—ce cœur égoïste, ce caractère orgueilleux et têtu devait te faire payer cher... bien cher un jour... les sacrifices qu'il s'était imposés pour obtenir ta main... à tout prix. Mais cela ne peut pas se passer ainsi.. tu comprends bien qu'il faudra que j'empêche cet homme de torturer de la sorte mon enfant chérie; tu t'es toujours admirablement conduite envers lui.... Il ne te brisera pas comme un jouet de son caprice.
—Mais que faire à cela? que faire?
—Sois tranquille.... Dieu merci, j'ai encore de la force et de l'énergie.
—Oh! de grâce, pas de scènes violentes!
—Pas de violence... mais de la fermeté. J'ai le bon droit et la raison pour moi, je défends la cause de mon enfant... je suis tranquille. Mais d'abord, il me faut quitter ce logis.... Heureusement j'ai vécu assez économiquement avec ce que tu m'as forcé d'accepter pour avoir mis une petite somme de côté... Jointe à la vente de ce modeste mobilier... elle assurera mon entrée à Sainte-Périne.
—Oh! mon père.... Jamais... jamais....
—Berthe... mon enfant..., tu sais ce que je pense au sujet de ces asiles dus et ouverts à l'infortune honnête; et d'ailleurs, voyons, crois-tu que dans notre position je puisse avoir la moindre obligation à ton mari?
—Non, sans doute.... Oh! jamais.... Après ses durs et humiliants reproches.
—Eh bien donc!... que faire? comment vivre?
—Ecoute, mon bon père.... Depuis la scène pénible qui a eu lieu ici... il y a quelques jours, lorsque mon mari a osé vous reprocher le secours qu'il vous accordait..., j'ai bien réfléchi à votre position, et j'ai, je crois, trouvé un bon moyen de l'améliorer... si vous voulez toutefois me seconder.
—Parle... parle.
—Hélas! je suis aussi pauvre que vous, mais il me reste, Dieu merci, le talent que vous m'avez donné... Autrefois, il nous aida à vivre.... Depuis mon mariage, il a été ma consolation pendant de cruels moments de chagrins.... Il sera aujourd'hui notre ressource.
—Chère enfant... que veux-tu dire?
—Charles me laisse libre de vous consacrer les matinées du jeudi et du dimanche de chaque semaine.... Qui m'empêche ces jours-là d'avoir ici, comme autrefois, des écolières dans la chambre que vous m'avez conservée? je prierai quelques-unes de mes anciennes élèves de m'en chercher... et pour que l'amour-propre de mon mari n'en souffre pas, je donnerai, s'il le faut, les leçons sous mon nom de fille.... De la sorte, bon père, vous ne manquerez de rien, et....
Pierre Raimond interrompit Berthe en la prenant dans ses bras avec attendrissement.
—Pauvre chère enfant.... Non... je ne souffrirai pas que tu joignes les préoccupations de l'étude, du travail, à tes autres chagrins....
—Oh! mon père, ce sera au contraire pour moi la plus charmante des consolations... voyons... me refuserez-vous le seul bonheur peut-être dont je puisse jouir?
—Non... eh bien, non... mon enfant bien-aimée... cette résolution est noble, et belle... l'accepter... c'est l'apprécier ce qu'elle vaut....
—Vous consentez...—s'écria Berthe avec une joie indicible.
—J'y consens... et cette nouvelle marque de l'élévation de ton cœur m'impose plus que jamais le devoir d'exiger que ton mari te traite avec les égards, les soins, le respect que tu mérites, et aussi vrai que je m'appelle Pierre Raimond... non seulement je l'exigerai, mais je l'obtiendrai.
CHAPITRE XXIV.
DÉCOUVERTE.
Madame de Hansfeld, continuant d'écrire à M. de Morville sous un nom supposé, avait reçu plusieurs réponses. Un matin (quelques jours après que M. de Hansfeld eut sauvé la vie du père de Berthe de Brévannes), Iris, revenant du bureau de la poste restante, apporta une lettre à sa maîtresse.
Le cœur de la princesse battit de joie en reconnaissant l'écriture de M. de Morville.
Celle lettre était ainsi conçue:
«Voilà la cinquième fois que j'écris à ma mystérieuse amie, ses consolations me sont tellement douces et précieuses, elles me viennent si bien en aide pour supporter la tristesse où me plonge un amour malheureux, que je ne saurais trop la remercier de son tendre intérêt. Il y a pour moi un charme singulier dans ces confidences à la fois si vagues et si précises faites à une inconnue, qui apprécie l'état de mon cœur avec une délicatesse infinie.... J'ai été frappé de ce que vous me dites sur le bonheur d'aimer même sans espoir, de même qu'on aime Dieu pour Dieu, et de trouver dans la seule dévotion à l'objet adoré une pure et ineffable félicité. Vos pensées, à ce sujet, sont en tout si semblables aux miennes... et cela dans leurs nuances les plus insaisissables, qu'à force de m'en étonner, il m'est venu à l'esprit une idée absurde, bizarre, folle.... Cette idée est que... mais non... je n'oserai pas même vous l'écrire... du moins, avant de vous avoir avoué une autre de mes croyances.. Je suis fermement convaincu que deux personnes, passionnément éprises l'une de l'autre, doivent avoir sur l'amour certaines idées absolument semblables.... Aussi, en conséquence de toutes mes folles pensées, je suis assez fou pour conclure... que vous pourriez bien être... la femme que j'aime... sans espoir, et qui, à un bal de l'Opéra, m'a dit ces mots: Faust et Childe-Harold... lors d'une soirée que je n'oublierai de ma vie.»
En lisant ce passage, madame de Hansfeld tressaillit et devint pourpre de surprise, de bonheur et de confusion; elle continua de lire avec un violent battement de cœur.
«Pardonnez-moi cet espoir insensé... Si je me trompe, ces mots seront incompréhensibles pour vous; si je ne me trompe pas, il peut néanmoins vous convenir que je n'aie pas deviné, alors vous me répondrez que je suis dans l'erreur, et notre correspondance continuera comme par le passé.
«Maintenant, par quel pressentiment, par quel instinct ai-je été amené à croire que ces lettres m'étaient écrites par vous? Je l'ignore.... Sans doute la présence de l'être aimé se manifeste en tout et partout, même malgré le mystère qui semble le plus impénétrable. Si l'on distingue entre mille voix... une voix adorée, pourquoi ne reconnaîtrait-on pas de même l'esprit, la pensée de la femme que l'on chérit? Si je ne me suis pas trompé... ce phénomène s'expliquerait plus encore par la sincérité que par la sagacité de mon amour. Alors... je vous en supplie, ne me refusez pas la seule consolation qui me reste... j'allais presque dire qui nous reste. Songez à tout le bonheur que nous pouvons encore espérer de cette correspondance... et puis quelle confiance absolue, aveugle, doit nous donner l'un pour l'autre mon étrange découverte! Ne prouverait-elle pas autant en faveur de votre amour que du mien? Vous ne m'avez pas écrit un mot qui pût vous déceler, et pourtant je vous ai reconnue.... Oh! de grâce, répondez-moi! Oui, nous pouvons être encore bien heureux, malgré la barrière infranchissable qui nous sépare. Croyant n'être pas aimé de vous, je vous fuyais obstinément, dans la crainte d'augmenter encore les chagrins d'une passion déjà si malheureuse; mais si vous la partagiez... pourquoi me refuseriez-vous le bonheur de vous rencontrer souvent... tout en restant, aux yeux du monde, étrangers l'un à l'autre? J'ai juré... non de ne plus vous aimer, cela m'était impossible; mais j'ai juré, lors même que vous répondriez à mon amour, de ne jamais porter atteinte à la sainteté de vos devoirs, et de ne jamais me présenter chez vous. En restant fidèle, comme je le dois, à ce serment, quels seraient nos torts? qu'aurions-nous à redouter? N'êtes-vous pas liée par votre amour comme je le suis par ma parole... parole dont je ne serais délié que le jour où je pourrais aspirer à votre main?
«Mais à quoi bon entrer dans de pareils détails si mon cœur se trompe... si vous n'êtes pas vous? Un mot encore... si j'ai deviné juste, je vous le jure sur l'honneur, personne au monde ne m'a rien dit qui put me faire soupçonner que vous m'écriviez.... Cette découverte est un de ces miracles de l'amour, qui ne semblent impossibles qu'aux impies et aux athées.
«L. DE M.»
A la lecture de cette lettre, Paula fut pour ainsi dire éblouie. Cette preuve éclatante de divination dans l'amour la confondait et la ravissait à la fois. Ne fallait-il pas aimer immensément pour arriver à ce point de pénétration?
Madame de Hansfeld croyait avec raison M. de Morville incapable d'un mensonge; aussi elle se livrait en toute sécurité aux enchantements de cette lettre, qu'elle relut plusieurs fois avec adoration.
Involontairement la princesse ressentit une sorte de frisson à ce passage où M. de Morville disait clairement qu'il ne serait délié de son serment que si elle devenait veuve.
Pour la première fois de sa vie, madame de Hansfeld eut une pensé qui lui fit horreur, et qu'elle se reprocha comme un crime.
Elle chercha, pour ainsi dire, un refuge dans les nobles sentiments que devait lui inspirer l'amour de M. de Morville; comme lui, elle vit un avenir de bonheur dans cet attachement pur et ignoré. Il échapperait au moins à la grossière malignité du monde, et conserverait, caché dans l'ombre, toute sa délicatesse, toute sa fleur, tout son parfum....
Écrire souvent à M. de Morville, l'apercevoir quelquefois, se savoir aimée de lui... lui répéter sans cesse qu'elle l'aimait... n'avoir jamais à rougir de cette affection si passionnément partagée... quelles brillantes, quelles radieuses espérances!
Un léger frappement qu'elle entendit à sa porte rappela madame de Hansfeld à elle-même. Elle serra la lettre de M. de Morville dans un meuble à secret, et dit:
—Entrez.
La porte s'ouvrit, le prince de Hansfeld entra chez sa femme.
CHAPITRE XXV.
DOULEUR.
La physionomie du prince était froide et hautaine. On aurait difficilement cru que ses traits fins, mélancoliques et d'une délicatesse toute juvénile, pussent se prêter à cette expression de dureté glaciale.
La princesse regarda son mari avec autant de surprise que d'inquiétude. Jamais elle ne lui avait vu un pareil visage. Arnold était pâle et vêtu de noir.
Voulant dissimuler son embarras, Paula lui dit:
—Êtes-vous dans l'intention de sortir ce soir... Arnold?
—Non, madame... je vous prie de m'accorder quelques moments....
—Je vous écoute.
—J'ai décidé que nous quitterions cet hôtel....
—Comme il vous plaira, monsieur; seulement, après les dépenses toutes récentes que vous y avez faites....
—Cela me regarde.
—Je n'ai plus la moindre objection à élever. Je vous avouerai même franchement... que je suis fort contente d'abandonner ce quartier désert où vous aviez absolument voulu habiter.
—Je suis si bizarre, si original.... Mais voici qui vous paraîtra, madame, plus original et plus bizarre encore... nous quitterons cet hôtel après-demain.
—Et où irons-nous loger, monsieur?
—Vous partirez pour l'Allemagne.
—Vous dites, monsieur?
—Que vous partirez pour l'Allemagne.
—C'est une plaisanterie, sans doute?
—Je n'ai guère l'habitude de plaisanter.
—En ce cas, monsieur, puis-je savoir pour quel motif vous quittez si brusquement Paris au milieu de l'hiver?
—Je ne quitte pas Paris... madame... mais vous, vous quitterez Paris après-demain.... Dans un mois, j'irai probablement vous rejoindre.... Je l'ai résolu... cela sera.
Madame de Hansfeld regardait le prince avec stupeur. Souvent il s'était montré courroucé, violent; mais au milieu de ces emportements dont Paula cherchait en vain la cause, il y avait des élans de passion, des cris de désespoir dont elle était aussi apitoyée que blessée; jamais de sa vie le prince ne lui avait parlé de ce ton froid, dur et tranchant. Elle répondit donc avec une sorte de crainte causée par la surprise:
—J'espère, monsieur, que vous n'insisterez pas sur ce projet de voyage, lorsque vous saurez qu'il me serait extrêmement désagréable de quitter Paris en ce moment.
—Vous vous trompez, madame... vous partirez..
—Monsieur....
—Madame... après-demain vous partirez.
—Je ne partirai pas....
—Vraiment?
—D'ailleurs, je suis bien folle de prendre au sérieux ce que vous me dites.... Quelquefois vos idées sont tellement... bizarres, vos caprices si étranges, vos volontés si éphémères, qu'il y a de l'enfantillage à moi de m'inquiéter de cette nouvelle fantaisie.
—Peu m'importe, madame, que vous vous inquiétiez, pourvu que prévenue vous obéissiez.
—Obéir... le mot est un peu dur... monsieur....
—Il est juste.
—Ainsi, monsieur... c'est un ordre?
—Un ordre.
—Si j'étais capable de m'y soumettre, avouez au moins qu'il serait bien tyrannique....
—Je serais très indulgent.
—Indulgent!... Et qu'avez-vous à me reprocher, monsieur? N'est-ce pas moi... qui ai mille fois été indulgente de supporter vos emportements, de les soigneusement cacher à tout le monde.... Ne m'avez-vous pas cent fois répété que, bien que nous vécussions sous le même toit... j'étais libre de mes actions.... Il est vrai que bientôt après vous veniez tout éploré renier vos paroles. Encore une fois, monsieur, tenez, j'ai tort de vous répondre.... Je suis sans doute à cette heure, et comme vous, dupe d'une aberration de votre esprit.
—Je suis fou, n'est-ce pas, ainsi que mes bizarreries semblent le faire croire? Oh! il n'a pas tenu à vous que ces apparences, dont vous étiez la seule cause, que j'affectais par compassion pour vous (vous ne méritez pas que je vous explique le sens de ces paroles); il n'a pas tenu à vous, dis-je, que ces apparences ne devinssent une réalité... Mais je croyais au moins qu'éclairée par ces alternatives de passion et d'horreur....
—D'horreur!—s'écria la princesse.
—D'horreur—reprit froidement le prince;—je croyais que vous auriez compris l'énormité de vos forfaits et l'opiniâtreté de ma passion qui leur survivait.... Mais non!... pas même cela.... Heureusement pour moi, à cette heure la passion est morte; votre dernier trait l'a tuée.... Mais l'horreur survit... l'horreur, entendez-vous bien?
—Je vous entends, mon Dieu... mais je ne vous comprends pas.
—Mais je vous ai aimée, vous portez mon nom... cet abominable secret restera donc enseveli entre vous et moi. Ainsi donc, partez... au nom du ciel, partez... et remerciez-moi à genoux d'être aussi clément que je le suis.
Madame de Hansfeld regardait son mari avec épouvante; elle n'avait à se reprocher que son amour pour M. de Morville, et cet amour ne méritait pas les reproches affreux dont l'accablait le prince. Celui-ci pourtant semblait plein de raison; il n'y avait rien d'égaré dans son regard, d'altéré dans son accent. Voulant voir s'il ferait allusion à l'amour qu'elle ressentait pour M. de Morville, amour que, par un hasard inexplicable, M. de Hansfeld avait peut-être pénétré, elle lui dit:
—Lorsque je vous ai épousé, monsieur, je vous l'ai dit loyalement... mon cœur n'était pas libre... j'ai aimé, passionnément aimé... Ce que je vous disais alors, à cette heure je vous le répète.... Je ne vous aime pas d'amour; mais devant Dieu qui m'entend, jamais je ne vous ai été infidèle....
—M'être infidèle!—s'écria le prince—ce serait une action louable auprès des crimes que vous avez commis.
—Moi!—s'écria Paula en joignant les mains avec force—mais c'est une calomnie aussi infâme qu'absurde....
—Comment... vous oserez nier qu'hier soir.... Oh! non, jamais!—s'écria le prince en frémissant;—jamais machination plus infernale n'est entrée dans une tête humaine. J'ai frissonné d'épouvante autant que de surprise.... Et vous n'êtes pas à genoux... devant moi, les mains suppliantes.... Et vous êtes là, froide, méprisante.... Mais vous ne savez donc pas qu'il y a des juges et un échafaud, madame!
Paula, cette fois, trembla.
Jusqu'alors elle n'avait souffert des bizarreries de M. de Hansfeld que dans ses accès de colère ou plutôt de douleur désespérée. Il lui avait fait de vagues reproches, presque toujours suspendus par des réticences; mais jamais il n'avait formulé contre elle une accusation aussi précise, aussi terrible.
La princesse crut sincèrement que la raison d'Arnold était égarée. Celui-ci prit la stupeur de la princesse pour un aveu tacite, et lui dit d'une voix plus calme, mais avec une indignation profonde et concentrée:
—Vous voyez bien qu'il faut que vous partiez, madame, non par égard pour vous, mais par égard pour mon nom.... Je serai censé vous accompagner. Je passe pour fou—ajouta-t-il avec un sourire amer—on ne s'étonnera pas de mon départ précipité. Je resterai ici sous un nom emprunté. Excepté madame de Lormoy et un homme de ses amis qui est venu dans sa loge, personne ne me connaît; cette fable sera donc facilement admise.... D'ailleurs, je fréquenterai peu le monde; et dans un mois ou deux, avant peut-être, je quitterai Paris pour aller vous rejoindre en Bohème, où vous vous rendrez sous la conduite de Frantz, qui a mes ordres.... Alors je vous dirai mes volontés, sinon je vous les écrirai. Ce soir, vous irez à l'Opéra; on répandra le bruit de mon départ subit.... Ce sera une bizarrerie de plus; vous pourrez l'attribuer à l'aberration de mon caractère... on y croira sans peine. Vous partirez dans une voiture fermée; tous mes gens vous suivront; on croira facilement que je vous ai accompagnée. Un mot encore. Le mépris et l'exécration que vous m'inspirez sont tels, que je tiens à vous bien persuader que c'est non par clémence, mais par respect pour mon nom que je ne dévoile pas ici tous vos crimes.... Mais prenez bien garde; à la moindre hésitation de votre part à m'obéir, soit ici, soit ailleurs, je surmonte ce dégoût, et je vous abandonne à la vengeance divine et humaine.
Et le prince sortit.
Madame de Hansfeld l'avait écouté sans l'interrompre, se disant qu'il fallait toujours se garder de contrarier les fous.
Iris entra d'un air effrayé:
—Ah! marraine... quel malheur!—s'écria-t-elle.
—Qu'as-tu?...
—D'après vos ordres, je suis allée au troisième rendez-vous que m'a donné Charles de Brévannes....
—Eh bien!
—Je lui ai dit que vous ne vouliez pas consentir à le voir....
—Ensuite!
—Il s'est écrié les yeux brillants de fureur:
«Dis à ta maîtresse que je suis là... que si elle ne me donne pas un rendez-vous prochain où tu assisteras... j'y consens... ce soir je répands partout l'histoire de Raphaël Monti... ta maîtresse me comprendra...»
—Il a dit cela... il a dit cela?...
—Et il a ajouté: «Elle doit savoir que je puis la perdre, et je la perdrai.»
—Malheur!... malheur à moi! Et M. de Morville?... Que pensera-t-il de moi?... Il croira ces calomnies... le malheureux Raphaël y a bien cru!
—Vous lui indiquerez un rendez-vous dans un endroit retiré... Le Luxembourg, m'a-t-il dit, ou le Jardin-des-Plantes.... Vous y viendrez avec moi... et il s'y trouvera.... Sinon... il parlera. Que faire?... que faire?... Ce méchant homme est capable de tout....
Après quelques moments de réflexion, Paula dit à Iris d'une voix ferme:
—Donnez-moi... du papier... une plume....
—Que voulez-vous faire?
—Donner à M. de Brévannes un rendez-vous où tu viendras.
—Y pensez-vous, marraine: écrire... laisser une lettre de vous entre les mains de cet homme? Quelle imprudence!... Mais.... Il ne connaît pas votre écriture?
—Non....
—Si j'écrivais pour vous.
—Tu as raison... écris....
Après-demain, à dix heures, au Jardin-des-Plantes... sous le cèdre du labyrinthe....
—As-tu écrit?
—Oui, marraine.
—Signe... Paula Monti.
—Et s'il veut abuser de ce billet, dit Iris après avoir signé, il sera dupe de sa propre infamie....
—Quand lui remettras-tu cette lettre?
—A l'instant.... Il attend votre réponse à la petite porte du quai d'Anjou.
—Va vite et reviens....
—Et j'aurai bien des choses à vous dire que j'apprends à l'instant.
—Qu'est-ce?
—Depuis huit jours... le prince est allé quatre fois chez un vieil homme, nommé Pierre Raimond, qui demeure ici près....
—Et qu'importe!
—Mais Pierre Raimond est le père de Berthe de Brévannes, que vous trouvez si jolie.
—Que dis-tu?
—Et c'est chez Pierre Raimond que Berthe a deux fois rencontré le prince....
—Lui... lui?
—Sous un faux nom... sous celui d'Arnold Schneider....
—Ah! maintenant... je comprends tout—s'écria la princesse en mettant ses deux mains sur son front.
—Quoi donc, marraine?
—Tu le sauras plus tard... laisse-moi.
Iris sortit.
Quelques minutes après, trompé par les perfides paroles d'Iris, M. de Brévannes, ivre d'une espérance insensée, couvrait de baisers passionnés le billet qu'il croyait avoir été écrit par la princesse de Hansfeld.