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Paysages Passionnés

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XVIII

L'AUTOMNE À NOHANT

L'automne est un "andante mélancolique et gracieux qui prépare admirablement le solennel adagio de l'hiver." Cet andante, que célèbre George Sand au début de François le Champi, j'ai voulu l'entendre à Nohant même, en cette fin d'octobre qui prolonge, dans la tiédeur de ses ors, les belles journées d'un heureux été. J'ai voulu évoquer, dans son Berry, l'illustre romancière qui est encore là-bas, sur les bords de l'Indre, la "bonne dame de Nohant."

La Châtre, si souvent décrite par Sand, est une heureuse petite ville de l'ancienne France que le modernisme n'a presque pas gâtée. Peu de constructions neuves. Les rues tortueuses courent entre les maisons inégales, à pignons pointus, couverts de tuiles brunes que la mousse habille de velours vert. La couleur des pierres est en harmonie avec les teintes du paysage. Autrefois, quand le progrès des transports n'avait pas dérangé toutes choses, on bâtissait avec les matériaux de la région; ainsi, comme le note joliment André Beaunier, à propos du bourg de Guyenne où naquit Joubert, "les villages ne faisaient pas de tache dans la nature." La Châtre s'égaie de places que l'automne ouate de tapis d'or. Des jardins dorment à l'ombre des murs sur lesquels d'antiques cadrans disent la fuite lente des heures. Décors tout trouvés pour des romans provinciaux où les âmes ardentes et les caractères peu mobiles prennent un relief particulier.

J'erre à travers les rues, si grouillantes, paraît-il, les jours de marché, si tranquilles aujourd'hui. Que l'Indre est charmante, vue des ponts du Lion d'argent ou des Cabignats! Dans la brume s'estompe à moitié la tour carrée où la romancière emprisonne Mauprat. Voici la place de l'Abbaye qui domine la vallée de l'Indre, en face du coteau de la Rochaille dont le nom revient souvent dans ses récits. De là part le chemin qu'elle prenait presque toujours, quand elle rentrait à pied à Nohant.

Sous les ormes de la petite place, où elle se promenait encore il n'y a pas un demi-siècle, j'écoute, comme en un rêve, les souvenirs qu'égrènent pour moi les gens du pays. Ils évoquent la romancière avec tant d'ardeur et de précision qu'il me semble la voir s'avancer entre les arbres... Une minute de rêverie a fait le miracle... Oui, c'est bien elle, avec ses bandeaux et ses grands yeux pensifs. Sous la pluie d'or qui l'auréole, elle s'approche de moi et me sourit, comme on sourit à un ami inconnu dont l'émotion trahit l'admiration et le respect.

 *
*  *

La Châtre n'est somme toute qu'un vaste village, et les dernières maisons des rues sont des fermes derrière lesquelles s'étendent les domaines ruraux. Il ne faut pas s'éloigner beaucoup pour se trouver en plein Berry agricole, au milieu des cultures où, hélas! je n'ai pas la chance d'entendre "brioler" les laboureurs. Depuis quatre ans, les vieux ne chantent plus en creusant les sillons, et les jeunes ne savent pas "la classique et solennelle cantilène qui résume et caractérise toute la poésie claire et tranquille du Berry." Heureusement, la paix féconde va ramener les hommes dans les fermes. Malgré l'envahissement des procédés mécaniques, espérons que les tracteurs grinçants n'anéantiront pas complètement le poème des labours, et que, de cette plaine, monteront encore les chants magnifiques qui, par les après-midi et les crépuscules d'automne, semblaient l'âme sonore de la terre ivre de lumière et d'amour.

La journée, comme il arrive assez souvent en Berry, est brumeuse; rien de plus poétique, d'ailleurs, que ce brouillard léger qui estompe les lointains dans une sorte de buée grise. Voilà bien la Vallée-Noire que célébra George Sand; les moindres bois ont des apparences de forêts et l'on devine combien les légendes rustiques doivent facilement s'y emparer des imaginations populaires. Les premières fraîcheurs nocturnes ont déjà fait jaillir les colchiques dans les prés. Les noyers à moitié défeuillés prennent leur triste aspect d'hiver; ils dorment, immobiles, dans la tranquillité de l'air. Une paix grise recouvre la campagne. Cherchant à résumer l'impression que me donne cette rapide vision, j'inscris sur mon carnet une phrase que je retrouve, presque textuelle, au début de la Mare au Diable: "Il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses."

Mais j'ai hâte d'arriver au terme de mon pèlerinage, et j'avoue que ce n'est pas sans émotion que je pénètre dans Nohant. Jamais je n'ai vu un village qui m'ait semblé si minuscule. Quelques maisons précédées de jardins, la petite église, le mur et le portail du domaine de George Sand encadrent une place qu'ombragent quatre ormes et deux noyers. Décor charmant d'opéra-comique que l'or d'octobre enlumine. L'église surtout est fort pittoresque avec son auvent surbaisse, où l'on ne peut guère pénétrer qu'en courbant la tête; on s'y rassemble aux jours de messe et de vêpres. Devant le porche, sur la place même, se dresse une croix au pied de laquelle est la "pierre des morts," large dalle où l'on dépose les cercueils. C'est sur elle que Flaubert pleurait à chaudes larmes, pendant les obsèques de son amie.

Et me voici dans le domaine qu'après la Révolution, la grand 'mère de George Sand, la fille de Maurice de Saxe, acheta avec les maigres débris de sa fortune. On sait qu'il appartient aujourd'hui à l'Académie française, l'usufruit en restant à l'unique descendante de la romancière, sa petite-fille Aurore, qui m'en fit aimablement les honneurs. Je ne veux point le décrire, pas plus que la maison toute pleine de souvenirs, la bibliothèque, le cabinet de travail, le théâtre des marionnettes. À peine, d'ailleurs, si je regarde, dans le tumulte des noms qui bourdonnent à mes oreilles. Delacroix, Dumas, Liszt, Chopin, Pauline Viardot, Daniel Stern, Clésinger, Rollinat, tant d'autres ont habité ces pièces! Et je ne parle pas de ceux qui vinrent seulement en hôtes de passage, comme Gautier qu'impressionna d'abord défavorablement l'accueil froid de George Sand, ou Balzac qui la trouva en pantalon turc et en pantoufles jaunes, fumant silencieusement pendant qu'il parlait. Je pense aux fidèles qui vécurent ici, dans l'affection rayonnante de celle qu'ils aimaient—sœur, amante ou mère, mais toujours amie passionnée et dévouée. Et presque tous, près de la femme qui fut l'une des plus grandes travailleuses du siècle dernier, ils travaillèrent. Cette atmosphère de labeur règne encore dans la maison, hantée d'une invisible présence, et surtout dans le salon où sont entassées tant d'œuvres d'art, autour de cette table sur laquelle se penchèrent les plus nobles fronts, près de cette chose à jamais vénérable, le piano de Liszt et de Chopin. Comment songer sans émotion à ces heures où Liszt et Sand s'asseyaient à cette table, elle terminant Mauprat, lui notant ses admirables transcriptions des Symphonies de Beethoven? Comment évoquer sans un serrement de cœur ces soirs d'été, où, sur ce piano, Chopin improvisait ses pages les plus frémissantes? Delacroix prolongeait ses veilles pour l'entendre. "Par instants, il vous arrive, par la fenêtre ouverte sur le jardin, des bouffées de la musique de Chopin qui travaille de son côté. Cela se mêle au chant des rossignols et à l'odeur des rosiers." Est-il beaucoup d'heures plus riches dans l'histoire de l'art et de la littérature? Ah! nuits pathétiques, belles nuits de mai, en ce coin perdu d'un village, où, tandis que Sand travaille sous la lampe, Delacroix écoute Chopin, et, sur la musique fiévreuse d'un prélude, ébauche en imagination l'une de ses grandes toiles tourmentées...

Autour de la maison s'étend le domaine, à la fois parc, jardin, verger et potager. L'ensemble est un peu triste et sévère; nulle part on ne découvre d'horizon. Ni vastes étendues pour le rêve, ni sites pittoresques et accidentés invitant à l'action. Il faut y travailler et l'on ne peut rien en tirer que de soi. Le cadre convenait à celle qui ne connut aucun repos avant qu'on l'eût allongée sous l'if centenaire qui, depuis quarante-deux ans, abrite son sommeil. Près de la dalle de grès noir, nue et sans ornement, qui recouvre ses cendres, donnent son père, sa grand'mère, son fils, sa bru, et la dernière venue, sa petite-fille, cette pauvre Gabrielle Sand, âme charmante de modestie et de bonté. Entre l'église basse et le jardin, ce cimetière champêtre, séparé du cimetière communal par une simple grille, est infiniment émouvant. "Verdure... laissez la verdure..." furent, paraît-il, les derniers mots de George Sand. Dormez en paix, ma bonne dame de Nohant! Pour vous, qui avez passé tant d'heures à écouter l'âme musicale des choses, le bruissement du vent dans les arbres continue de bercer votre rêve. Le grand if balance ses palmes toujours vertes; et, chaque année, quand l'automne recommence son andante mélancolique et gracieux, les ormes, désolés de vous avoir perdue, sur vos restes mortels versent leurs larmes d'or.




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XIX

SUR LA TOMBE DU TASSE

Le 17 décembre 1917, à Rome, sur les pentes du Janicule, se déroula une cérémonie comme on ne saurait en voir ailleurs qu'en Italie, où la poésie et l'histoire se mêlent sans cesse et s'exaltent l'une l'autre. Une foule immense s'était rendue, à l'appel des autorités, au couvent de Saint-Onuphre, pour célébrer la prise de Jérusalem au lieu même qu'avait choisi pour mourir l'auteur de la Jérusalem délivrée.

Me trouvant à Rome, quelques mois plus tard, à l'occasion du troisième anniversaire des journées de mai 1915, j'ai voulu revoir la chambre de Saint-Onuphre. Par un matin léger qu'emplissaient les parfums du printemps romain, j'ai gravi les pentes du Janicule et je me suis assis sur les gradins du petit amphithéâtre de brique aménagé à côté du chêne du Tasse. Des sociétés populaires y donnent des représentations et des conférences. Aujourd'hui le silence et la paix règnent en ce lieu charmant que semblent garder une douzaine de cyprès alignés comme des faisceaux de lances romaines. Quelques eucalyptus balançant leurs souples chevelures emplissent l'air de leur odeur aromatique et forte. Quant au chêne du Tasse, plusieurs fois foudroyé et déchiqueté par les orages, ce n'est qu'un tronc informe que soutiennent des crochets de fer. La piété des Romains essaya vainement de prolonger ses jours; mais une inscription l'immortalise: All' ombra di questa quercia—Torquato Tasso—vicino ai sospirati allori e alla morte—ripensava silenzioso—le miserie sue tutte. La vue est fort belle sur Rome et les montagnes de la Sabine. Le dôme de Saint-Pierre s'arrondit dans l'azur, derrière une ligne de pins parasols. Renan affectionnait cette retraite; c'est là qu'il fit le souhait qui m'avait jadis tant frappé. "Cher ami, écrit-il à Berthelot, celui qui demeurerait dans ces lieux, renonçant à l'action, à la pensée, à la critique, ouvrant son âme aux douces impressions des choses, celui-là ne mènerait-il pas une noble vie, et ne devrait-il pas être compté parmi ceux qui adorent en esprit?" Leçon de sagesse que, toujours, je tâchai de suivre, au cours de mes voyages d'Italie. N'étant ni érudit, ni professeur, ni critique, il m'était facile d'oublier le peu que je savais pour ouvrir seulement mon âme aux douces impressions des choses... Mais aujourd'hui, hélas! l'heure n'est plus aux molles rêveries. Même ici, sur cette terrasse qui semble l'un des derniers refuges de la poésie, parviennent les appels du clairon. Je vois flotter sur les monuments de Rome le drapeau tricolore qui rappelle l'anniversaire des jours où l'Italie se rangea à nos côtés. Et je songe à l'émouvante cérémonie qui, hier, se déroula dans le flamboyant décor de la place de Venise. Un régiment de Tchéquo-Slovaques, aligné sur les marches du monument Victor-Emmanuel, en face des membres du gouvernement italien et d'un ministre français, recevait le drapeau qui allait le conduire à la bataille et à la mort. Ces volontaires savent que l'ennemi ne leur fait point quartier; s'ils sont pris, le gibet les attend. Minute poignante où, derrière les officiers agenouillés et baisant le drapeau, les soldats entonnèrent leur hymne national, lent et grave comme un chœur religieux. J'eus une vision du temps des croisades. Que n'était-il, parmi les assistants, un Tasse pour la chanter?

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Quand, le 1er avril 1595, par une matinée froide et pluvieuse, le Tasse descendit de la voiture du cardinal Cintio Aldobrandini, à la porte du couvent de Saint-Onuphre, il se savait "attaqué d'un mal qu'il pressentait devoir guérir tous les autres." Aux moines qui accoururent vers lui, il dit simplement: "Je viens mourir au milieu de vous."

Ses dernières illusions étaient tombées; il avait bu le calice jusqu'à la lie. Même au seuil de la mort, le destin n'avait cessé de le railler. Le Tasse avait vu peu à peu s'évanouir l'ultime mirage que, par une sorte de raffinement cruel, la triste muse voilée de noir, qui ne le quittait plus, avait fait luire à ses yeux; il lui fallait renoncer à être, comme Pétrarque, couronné au Capitole. Et pourtant, le pape Clément VIII lui avait dit: "Vous allez recevoir une couronne que vous honorerez autant qu'elle honora ceux qui la portèrent avant vous." Mais, pour je ne sais quelles raisons, peut-être à cause de la maladie de son protecteur le cardinal Cintio, la cérémonie avait été renvoyée. En se réfugiant à Saint-Onuphre, le Tasse sentait que tout était bien fini pour lui. Peut-être eut-il encore un regret, quand son ami Cintio lui apporta la bénédiction du souverain pontife. "Voilà, soupira-t-il, la couronne que j'étais venu chercher à Rome." Aux moines qui se lamentaient à son chevet, il dit ces mots, que Chateaubriand mettra dans la bouche de Rancé: "Mes amis, vous me croyez laisser; je vous précède seulement." Et il murmura une suprême stance: "Si la mort n'était pas, il n'y aurait au monde rien de plus misérable que l'homme."

Le 25 avril, à dix heures du matin, ne pouvant plus suivre de sa faible voix le chant des frères, il serra d'une dernière convulsion son crucifix sur sa poitrine et balbutia: In manus tuas... La muse voilée de noir, qui lui resta fidèle jusqu'à la fin, apparut, ouvrant la porte bienheureuse. Il aperçut le refuge de paix, comme sa Clorinde expirante:

S'apre il cielo, io vado in pace...

On enterra Le Tasse dans la petite église dont un cardinal français est aujourd'hui titulaire, sous une simple pierre, sans inscription, comme l'avait désiré le poète. Un sonnet d'Alfieri regrettait qu'un mausolée n'ait pas été élevé au poète par Michel-Ange. Comme si la simple pierre anonyme n'était pas plus émouvante que n'importe quel monument! Toujours est-il qu'au début du siècle dernier, on résolut de combler cette lacune: le résultat fut la déplorable statue que les moines montrent avec orgueil. Étrange conception d'un Tasse frisé, à moustaches conquérantes, vêtu d'un pourpoint à fraise et à crevés se terminant en draperie sur ses jambes nues.

Heureusement, la chambre où le Tasse rendit le dernier soupir fut à peu près respectée. Elle s'ouvre au fond d'un couloir qu'orne toujours une jolie madone de l'école du Vinci. On y a rassemblé des souvenirs du poète: son encrier de bois, son crucifix, des autographes, la petite cassette de plomb qui renferma longtemps ses os, le masque de cire moulé sur le cadavre, avec le laurier qui n'avait couronné qu'un cercueil. Voilà bien le long visage émacié et les traits anguleux que l'on retrouve sur les vieilles gravures accrochées aux murs. L'auteur de la statue n'était donc jamais entré dans cette chambre, sur la porte de laquelle on aurait pu graver, comme au fronton de l'église milanaise: Amori et dolori sacrum?

Trois fenêtres donnent sur les jardins du Vatican et sur l'église Saint-Pierre, que l'on découvrait entièrement, avant la construction des laides bâtisses modernes qui bouchent aujourd'hui l'horizon. Quand Leopardi vint ici, il ne songea point à regarder le décor; le "sombre amant de la mort" ne sut qu'y pleurer abondamment: ce fut, écrivit-il à son frère, l'unique plaisir qu'il avait goûté à Rome. Stendhal, toujours curieux, admira longuement le paysage qu'il déclare "un des plus beaux lieux du monde pour mourir." Quelle vision, en effet, pour un poète et un catholique de la Renaissance au seuil de l'éternité, que le dôme de Michel-Ange s'élevant sur le sépulcre de Pierre, dans la capitale de la chrétienté!

Devant le portique du couvent, où achèvent de s'effacer les fresques du Dominiquin, une place minuscule invite au recueillement. Quatre chênes verts ombrageant deux bancs de pierre en sont les seuls ornements. Du petit mur qui la borde, on a, sur Rome, une belle vue que gênent les arbres d'un jardin botanique s'étageant sur le flanc de la colline. Entre leurs cimes mouvantes, on distingue pourtant les principaux monuments de la ville, et notamment, après la boucle du Tibre, la masse brune du château Saint-Ange. Tout au fond, les montagnes de la Sabine s'estompent dans une brume bleue. Tandis que je regarde le noble paysage, les cloches de l'église Saint-Onuphre se mettent en branle. Quand, en 1849, il fut question de les envoyer à la fonderie, Garibaldi s'y opposa. "Respect, s'écria-t'il, respect aux cloches qui sonnèrent pour l'agonie du Tasse!" Entre chaque carillon, d'étranges clameurs montent d'un bâtiment en contre-bas. Je me renseigne: ce sont les cris des aliénés enfermés dans l'hospice voisin de San Spirito. Curieuse coïncidence: le prisonnier de Ferrare dort son dernier sommeil près d'un hôpital de fous. Était-il fou lui-même? La question est encore débattue. Folie assez légère, puisqu'elle résista à sept années d'internement parmi de véritables aliénés. Folie intermittente, puisque, pendant sa détention, le Tasse écrivit une trentaine de dialogues philosophiques et plus de quinze cents lettres, d'une absolue lucidité, dont la prose, au dire des critiques italiens, rappelle la langue de Cicéron. Folie sublime en tout cas, à qui l'on doit un chef-d'œuvre. Et d'ailleurs, que nous importe? Un poète chante, libre ou en cage: que lui demander de plus? "Qu'il nous entraîne dans un bel univers, comme dit Barrès à propos justement de Torquato, c'est tout son devoir, sa vertu efficace." Ce rossignol qui, dans un bosquet du Janicule, lance éperdument ses trilles et ses roulades, je ne cherche point à savoir sur quel arbre il s'est posé. Je ferme les yeux pour ne rien perdre de la mélodie. De même j'écoute, sans nul autre souci, le rossignol inquiet qui chantait parmi les lauriers,

turbato l'usignolo tra gli allori cantando.

À Goethe également, avant Carducci, s'était imposée la comparaison. "Pareil au rossignol, le Tasse emplit l'air et les bois des plaintes harmonieuses d'un cœur qu'embrase l'amour."

Les fous, du reste, ne sont-ils pas souvent les plus sages? Ils voient l'invisible et tout ce que nos yeux, éblouis par la moindre lumière, n'osent pas regarder. Les plus étranges imaginations des poètes ne furent souvent que des visions prophétiques. Qui donc, il y a seulement quatre ans, aurait eu l'idée que la guerre déchaînée par l'Allemagne donnerait au Tasse un regain d'actualité et que Rome célébrerait la prise de Jérusalem au tombeau de l'auteur de la Jérusalem délivrée?




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XX

LES ROSES D'ASSISE

Il poursuivit d'une voix plus rude:—Pendant les longues heures dans les tranchées, pendant les heures plus longues encore de l'hôpital, j'ai eu le temps de réfléchir et j'ai compris que l'amour est une chose grave, plus grave que l'on ne croit quand on a vingt ans. Je me suis bien promis de ne plus donner mon cœur à la légère, de ne plus l'ouvrir que pour une véritable et profonde passion. Je veux un amour fort comme la mort. La voiture, arrivée au bas du coteau, traversait le Tibre sur un vieux pont en dos d'âne, dont pas une pierre n'avait dû bouger depuis les Romains. La nature plus riante ressemblait à un vaste jardin. Les mûriers, les vignes, les blés et les maïs se partageaient les champs. Les fermes disparaissaient à moitié sous les vergers et les tonnelles. On sentait que la vie était partout facile; et l'horizon, barré par d'harmonieuses collines, inclinait l'âme à la sérénité. Les propos de Georges prenaient je ne sais quelle âpreté au milieu de tant de douceur; Hélène en était toute troublée.

Pendant un nouveau silence, il examina sa voisine à la dérobée. Les yeux à moitié fermés, elle semblait regarder en dedans d'elle-même. Une émotion profonde l'étreignait, qu'elle s'efforçait vainement de dominer. Il pensa qu'il avait été peut-être maladroit et crut nécessaire d'effacer l'impression produite.

—Je vous en prie, oubliez ce que je viens de dire...

Il ne se doutait pas que, du trouble qui bouleversait Hélène, et qui venait, en effet, des paroles qu'il avait prononcées, naissait une sympathie plus ardente, une attraction irrésistible. Elle était de ces amoureuses qui, voulant être aimées passionnément, vont d'instinct à celui qui sera leur maître et non à celui qui pourrait être leur esclave. Au moment précis où Georges s'excusait et croyait l'avoir heurtée, elle éprouvait plus fortement que jamais le désir de s'abandonner à lui, d'appuyer la tête sur son épaule...

La voiture s'arrêta devant Sainte-Marie-des-Anges, vaste, laide et froide église moderne, élevée sur l'emplacement de la misérable cabane de branchages et de chaume où mourut saint François. Ils visitèrent le petit jardin clos où fleurissent les fameuses roses sans épines. Un frère en cueillit quelques-unes pour Mme Fonteney.

—Voilà, dit-elle, le symbole de l'amour divin... Lui, au moins, ne trompe jamais et ne fait point souffrir.

Et elle lui raconta le projet qu'elle avait eu d'entrer au couvent.

—Vous, au couvent!

—Pourquoi pas? J'ai l'âme très religieuse, mais je ne me suis pas encore sentie en état de grâce... Et pourtant, quelle douceur ce doit être de passer ses jours dans un cloître, loin du monde... C'est là qu'est le vrai bonheur.

—Allons donc! Le bonheur n'est qu'en vous seule. Vous êtes faite pour vivre et pour aimer... Ne sentez-vous pas ici comme une atmosphère de mort? Marchons vers la lumière...

Comme ils sortaient de l'église, une vendeuse de fleurs s'approcha d'eux.

—À mon tour, dit-il, de vous offrir des fleurs. Toujours celles-ci servirent aux déclarations. Elles traduisent le désir et l'ennoblissent. Je me rappelle avoir vu, à la Maison Carrée de Nîmes, un bas-relief qui devait servir d'enseigne à une boutique de fleuriste et portait cette délicieuse inscription: Non vendo nisi amantibus coronas, je ne vends mes bouquets qu'aux amoureux...

Il choisit les roses les plus rouges, des roses pourpres, couleur de sang, et les lui tendit.

—Que ces fleurs vous disent la violence de mes sentiments!

Elle respira les roses.

—Ah! soupira-t-elle, que leur senteur est forte!

—Oui, leur parfum est enivrant. Leurs épines sont nombreuses et acérées. Elles blessent, torturent, font payer parfois chèrement leurs joies. Elles sont le symbole de l'amour humain. Lui seul pourtant donne du prix à la vie...

La voiture gravissait lentement les lacets qui escaladent la colline, parmi les oliviers poussiéreux. Bientôt, à un tournant du chemin, Assise apparut dans son majestueux développement. Indifférent à cette vision, Georges regardait du coin de l'œil Mme Fonteney qui épinglait à son corsage un bouquet, où elle avait mêlé les roses rouges aux pâles roses de saint François.




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XXI

SUR LA TERRASSE
DE VALENCE

Je connais des terrasses plus belles sur le flanc des coteaux de Toscane ou d'Ombrie. J'en sais d'autres, en France, qui se développent avec plus de majesté. Le rocher des Doms et le Peyrou dominent des plaines plus grandioses. Mais, mieux que ses rivales, cette esplanade valentinoise se mêle à la vie de la cité et partage ses émotions.

Aux soirs d'été, on vient y assister à l'agonie du jour. Rêves et désirs s'exaspèrent à suivre les jeux mouvants de la lumière. Ici, comme en Italie, j'ai compris l'antique souhait des mendiants qui remerciaient d'une aumône en disant: "Puissiez-vous jouir longtemps de vos yeux!" C'est devant cet horizon qu'un écrivain anglo-saxon évoqua ses souvenirs du Péloponnèse.

Comment la vue quotidienne de tant de beauté a-t-elle si peu formé le goût des habitants? Comment, après l'une de ces stations où ils regardèrent les sculptures de Crussol dressées dans la splendeur du soleil mourant, tolèrent-ils l'encombrant monument qui déshonore leurs boulevards? Et puis-je croire qu'il ait jamais contemplé d'ici le paysage, celui qui jeta sur le Rhône l'étrange pont dont le maigre dos d'âne coupe d'une courbe sans grâce les rives harmonieuses? Mais le bon géant, au passé lourd d'histoire, devant qui s'exaltait Flaubert à l'idée qu'il était "le fleuve d'Annibal et de Marius," dédaigne ces outrages et passe, méprisant.

Sur cette terrasse, un jeune Corse promena le premier tumulte de ses désirs. Mais il ne songeait guère à la volupté celui qui, dans un dialogue écrit ici-même, déclarait que l'amour était funeste aux princes. "Confiera-t-on le bonheur des hommes, s'écriait-il, à un enfant qui pleure sans cesse, qui s'alarme ou se réjouit au seul mouvement d'une autre personne? Confiera-t-on le secret de l'État à celui qui n'a point de volonté?" Dans les brouillards légers qui tissent sur les eaux des draperies d'argent, ce n'était point le dieu du Plaisir qui l'appelait; il voyait déjà la Gloire lui sourire, et vers elle il tendait ses bras nerveux et passionnés.

Souvent, sur ce Champ-de-Mars, où s'élève la statue d'un autre guerrier, je vins, aux jours tragiques de ces dernières années, apaiser mes angoisses et retremper mon espoir. Aujourd'hui, par ce lumineux été que ne troublent plus les appels du clairon, d'autres souvenirs me hantent.

J'évoque le bel Alphonse de Lamartine qui, devant ce paysage, ne put retenir un cri d'admiration. Ces larges horizons, aux lignes imprécises s'estompant dans la brume, se déroulaient suivant le rythme de ses vers; le murmure du Rhône, puissant et continu, montait vers lui pareil au monotone enchaînement de ses strophes.

Sous ces ombrages, un autre cygne chanta; et ses chants, aussi purs, étaient plus sobres et mieux ordonnés. De sa ville natale, où la montagne dauphinoise expire au bord de la rivière, Louis Le Cardonnel a reçu le don d'allier le lyrisme à la plus nette précision. Il me semble que j'entends votre voix, ô poète, en ce lointain jour d'avril où nous cheminions sous la verdure frissonnante des peupliers. C'est ici que vous fîtes le premier vœu de vous immortaliser par vos vers; c'est ici que vous rêvez de venir achever votre œuvre, voulant, comme vous me l'écriviez récemment, qu'elle ait désormais plus encore "un accent d'éternité."

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Moi aussi, par ce beau soir tout empourpré, je rêve d'un destin, mais qui ne viendra pas. Le laurier ne couronne que les poètes. La gloire ignore le simple ouvrier de lettres que je suis. Et pourtant, j'aimerais que mon nom à ces rives illustres fût à jamais lié. Oh! je n'aspire point à cette renommée passagère que le talent et quelque heureux hasard donnent parfois; je voudrais ne pas mourir tout entier. Est un véritable écrivain celui-là seul qui songe à se survivre. "Poète ou romancier, comme le déclare Brunetière, dramaturge, historien ou critique, il ne lui suffit pas d'être le peintre ingénieux ou le spirituel traducteur des mœurs et des idées du jour. Il vise plus haut! Il vise plus loin! Et son ambition, de quelque nom qu'on l'appelle,—amour de l'idéal ou préoccupation de la postérité, souci de perpétuer son nom ou désir d'exceller,—sa véritable ambition est de vaincre la mort et le temps."

Si modeste que soit mon œuvre, je puis m'accorder cette justice que toujours je m'efforçai d'y mettre le meilleur de moi-même et que je n'ai pas écrit une ligne sans essayer de la rendre digne de durer. Stendhal, qui naquit tout près d'ici, de l'autre côté de ces monts, déclarait: "Je n'estime que d'être réimprimé en 1900." Ah! que je donnerais tous les succès et les honneurs immédiats dont tant d'autres se contentent, pour la simple certitude d'être réimprimé au siècle prochain! Et qu'il m'est doux, sur cette terrasse de Valence, d'en savourer l'illusion, par ce beau soir tout empourpré!




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NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

La bibliographie des œuvres de Gabriel Faure est assez compliquée, la plupart de ses études ayant fait l'objet de publications séparées, avant d'être réunies dans la forme ordinaire des anciens volumes à 3 fr. 50, et plusieurs d'entre elles ayant ensuite reparu, soit en tirages de luxe, soit en ouvrages de vulgarisation.

En réalité, son œuvre, à l'heure actuelle—octobre 1920—se résume en 10 volumes qui contiennent à peu près tout ce qu'il a publié, savoir: 4 romans (la Dernière journée de Sapphô, la Route de volupté, l'Amour sous les lauriers-roses et les Amants enchaînés) et 6 volumes de littérature ou voyage (trois séries d'Heures d'Italie, deux séries de Paysages littéraires et Pèlerinages passionnés).

Tous les morceaux publiés dans le présent recueil—à l'exception du dernier—sont tirés de ces ouvrages et les références données ci-dessous renvoient exclusivement à ces dix volumes. Lorsque certaines pages, particulièrement chères à l'auteur, ont été reprises par lui et figurent dans deux de ces volumes, on trouvera l'indication des différentes sources auxquelles le lecteur pourra se reporter. L'auteur a, du reste, revu les textes du présent ouvrage en tenant compte des diverses versions et en y apportant même de nombreux remaniements.

Ces morceaux choisis sont donnés à peu près dans l'ordre chronologique où ils ont paru.

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I.—À TRAVERS LESBOS. Écrit en 1900. Chapitre tiré de la Dernière journée de Sapphô.

II.—LE PAYS DE TRISTAN. Écrit en 1903. Ces pages, extraites de la Route de volupté, figurent également en partie dans la 1re série des Paysages littéraires.

III.—CIMETIÈRE ITALIEN. Écrit en 1905. Chapitre tiré de l'Amour sous les lauriers-roses, dont certains fragments ont été repris par l'auteur, à propos du lac d'Iseo, dans le 1er volume de ses Heures d'Italie.

IV.—MATIN EN MONTAGNE. Écrit en 1905. Tiré du chapitre II de l'Amour sous les lauriers-roses.

V.—LES JARDINS DE BELLAGIO. Écrit en 1905. Ce chapitre est formé de plusieurs passages de l'Amour sous les lauriers-roses, réunis par l'auteur dans la 1re série des Heures d'Italie.

VI.—SOUVENIRS D'ENFANCE.—Écrit en 1905. Fragment de l'Amour sous les lauriers-roses, repris partiellement dans la 2e série des Heures d'Italie.

VII-VIII-IX-X.—AVEC STENDHAL À PARME—LE SOIR TOMBE SUR L'ADRIATIQUE—LA MAISON DE TITIEN—LE ROSSIGNOL ATTARDÉ. Ces quatre morceaux, écrits en 1909 et 1910, figurent dans le 2e volume des Heures d'Italie.

XI.—LE PRINTEMPS À TOLÈDE. Écrit en 1911. Extrait du Triptyque printanier qui termine la 1re série des Paysages littéraires.

XII.—LE VILLAGE DE PÉTRARQUE. Écrit en 1912. Ce chapitre, tiré de la 1re série des Paysages littéraires, avait déjà paru, plus développé, dans le dernier volume des Heures d'Italie.

XIII-XIV.—LES JARDINS DE CHÂLONS—LE LONG DE LA MER ANNUNZIENNE. Ces pages, écrites en 1914 et en 1916, publiées d'abord dans deux volumes de guerre qui ne seront pas réédités (Paysages de guerre et De l'autre côté des Alpes) ont été recueillies par l'auteur dans ses Pèlerinages passionnés.

XV.—LES SOIRS DE SIENNE. Écrit en 1917. Tiré de la 2e série des Paysages littéraires. Quelques lignes sur les mouches de feu en ont été utilisées par l'auteur dans son roman des Amants enchaînés.

XVI.—PÂQUES DAUPHINOISES. Écrit en 1918. Extrait des Pèlerinages passionnés.

XVII.—PAYSAGES MUSICAUX. Écrit en 1917. Extrait de la 2e série des Paysages littéraires.

XVIII-XIX.—L'AUTOMNE À NOHANT—SUR LA TOMBE DU TASSE. Écrits en 1918. Figurent dans les Pèlerinages passionnés.

XX.—LES ROSES D'ASSISE. Écrit en 1920. Extrait des Amants enchaînés.

XXI.—SUR LA TERRASSE DE VALENCE. Écrit en 1919. Ce morceau n'a paru jusqu'ici qu'en une plaquette de luxe tirée à quelques exemplaires. Le Jugement que l'auteur y porte sur son œuvre lui donnait une place tout indiquée à la fin de ce recueil.




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