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Peaux-rouges et Peaux-blanches

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CHAPITRE XIX

PAUVRE INDIENNE

MENEH-OUIAKON A ADRIEN DUBREUIL

Montréal, mois des neiges, 1837.

Ihouamé Miouah [62],

[Note 62: Mot à mot: amour à moi ou «mon amour».]

Je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Que je te parle donc, au moyen de ces signes mystérieux que les bons Visages-Pâles ont enseignés aux miens, dès le temps de mon illustre aïeul Pontiac, en leur mettant, par vos longues robes noires [63] ta langue dans la bouche, ta religion dans le coeur; oui, que je te parle au moyen de ces signes muets qui disent tout, puisque ton absence comme l'épaisseur d'une montagne te cache aux yeux corporels de Meneh-Ouiakon, et que, comme la gelée d'hiver, elle a fermé ses lèvres. Pendant le silence des nuits mon esprit inquiet songe à toi, et comme la surface des eaux il réfléchit ta présence; pendant la chute du jour, je cherche Celui qui à mon amour. Celui que je n'ai jamais eu le bonheur de contempler aux rayons du soleil; je le cherche et ne le trouve plus. Son ombre même m'a quittée.

[Note 63: Les prêtres catholiques.]

Puisses-tu ne pas trop languir là où Meneh-Ouiakon t'a laissé, il y a bientôt six lunes, et puisse cette feuille plus légère que la feuille du bouleau, cette feuille à laquelle je confie le chagrin et l'espoir de mon coeur, te parvenir fidèlement, Ihouamé Miouah!

Ouvre à mon récit, Aitigush-Ouseta [64], il est l'heure que tu remontes avec la fille des sachems nadoessis le courant de sa vie, car si ton amour est grand, généreux, le sien est grand aussi comme le chêne aux verts ombrages, sous lequel il fait bon se reposer, et il est transparent comme l'onde de la source.

[Note 64: Français: bon.]

Meneh-Ouiakon sent son âme lourde; elle l'ouvre celui qu'elle aime, afin que le ciel devienne bleu et pur pour elle et pour lui.

Je veux m'entretenir avec toi qui vis dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

En ma famille, l'illustre famille de Pontiac vit la tradition, du beau. On y a toujours aimé et on y aime toujours ardemment la race française. Elle nous avait relevés, nous jadis les possesseurs heureux, fiers, mais déchus de cet immense pays; pourquoi nous a-t-elle abandonnés? dis Ihouamé Miouah pourquoi nous as-tu abandonnés? pourquoi nous avoir laissés sans défense, à la merci des Habits-Rouges et des Longs-Couteaux? si vous eussiez voulu? nos lacs poissonneux, nos prairies, nos bois giboyeux, nos terres abondantes en trésors que vous savez utiliser, comme jadis le surent, rapporte-t-on, les hommes de notre origine, tout ce que nous possédons serait é vous Mes ancêtres le disaient, mes ancêtres le désiraient, mes ancêtres ne mentaient pas. Leur langue n'était pas fourchue, les sachems nadoessis n'ont pas renié ce magnifique héritage. Ils aiment ton Dieu, sans le bien connaître, car le temps a roulé, roulé; les arbres ont germé, grandi, ils sont tombés de vieillesse dans la forêt et on ne vous a pas revus, ni ceux qui nous montraient à servir, à votre manière, le Maître de la Vie. Sur les bords du lac Supérieur, les rivières pleurent leur départ. Dis-moi, Ihouamé Miouah que ces pleurs auront une fin.

Je veux m'entretenir avec Toi qui vis dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Écoute mon discours.

Nous avions planté nos loges près du fort Williams [65], pour y échanger des pelleteries contre des couvertes, de la poudre et des munitions. Un jour, j'étais seule dans le wigwam, mon frère et notre père faisaient la traite à la factorerie. Un homme blanc entra. Sa parole était douce comme le miel, sa langue, celle des Nitigush, il était si beau, son regard avait une telle douceur, sa voix une suavité si grande, que je le crus bon. «Je t'aime» me dit-il et moi, entendant cette musique harmonieuse, comme après une chaude journée le frémissement de la brise dans le feuillage, moi je ne pus lui répondre: «Je ne t'aime pas.» Il m'avait troublée. Je songeai à lui toute la journée, quand il fut parti. Mon frère et mon père ne revinrent pas le soir. Je m'endormis en rêvant à cet homme blanc que j'avais vu. Tout à coup je m'éveille, on m'emportait. Je veux me débattre, m'échapper, fuir! des bras de fer me tiennent captive. A la clarté de la lune, j'avais reconnu le Visage-Pâle dont la visite m'avait émue le matin. Il m'entraîna loin! loin! cherchant à m'enivrer avec sa parole d'amour. Mais je n'étais pas libre. La fille des sachems nadoessis n'entendait plus le langage de son ennemi. En liberté, elle ne lui eût rien refusé; prisonnière, elle eût soutenu jusqu'à la mort son droit de se donner. Je ne connaissais pas Schedjah-Nitigush [66].

[Note 65: Sur le lac Supérieur. Voyez la Huronne.]

[Note 66: Le mauvais Français. C'est ainsi que les Indiens du lac
Supérieur dénommaient Jésus, le Mangeux-d'Hommes.]

Quand j'eus vu que son existence était sombre comme l'eau qui coule sous les noirs sapins, quand j'eus vu que, comme le carcajou, il égorgeait pour sucer le sang de sa victime, je le méprisai, et pourtant, je l'avoue, puisque tu dois lire dans mon sein, Ihouamé Miouah je ne put me défendre de l'aimer encore. Explique cela, toi, qui sais tout. J'étais son esclave, et il me respectait; je ne pouvais rien contre lui, et il obéissait à mes ordres, à mes moindres désirs. Pour moi les plus brillants ouampums, les plus riches pelleteries, les parties les plus délicates du gibier ou du Poisson qu'il prenait. Ses gens, sa bande me traitaient en otah [67]. Un seul, peut-être, me regardait d'un oeil étrange. C'était Judas, son lieutenant. Mais je n'avais d'ailleurs pas à me plaindre de lui. Rusé comme le renard, il cachait son plan.

[Note 67: Reine.]

Meneh-Ouiakon sent son âme lourde, elle l'ouvre à celui qu'elle aime, afin que le ciel devienne bleu et pur pour elle et pour lui.

Je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Dans la troupe de Schedjah-Nitigush, il y avait une femme nadoessis, nommée la Perdrix-Grise, que le capitaine avait aimée, mais délaissée pour moi. Malgré la jalousie que je lui inspirais, cette femme m'était dévouée, car j'étais Grande-Maîtresse d'une danse [68] à laquelle la Perdrix-Grise appartenait dans notre tribu. Bientôt même, remarquant que jamais Schedjah-Nitigush ne dormait avec moi, elle me porta de l'attachement, et m'avertit, un soir, que Judas avait résolu de profiter de l'absence momentanée de son capitaine pour se glisser sous ma peau d'ours.

[Note 68: Ces danses sont des sortes d'associations secrètes, dont les chefs (ogeomau) exercent une puissance suprême sur les affiliés.]

Tu le connaîtras, Ihouamé Miouah, et tu l'aimeras aussi comme
Meneh-Ouiakon.

Je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Comme, après un long hiver, l'alouette attend avec impatience le velours du soleil, ainsi Meneh-Ouiakon attendait le retour de Shungush Unseta. Alors son ennemi, mais Judas veillait. Comme le vautour fond sur sa proie, tandis qu'elle était à la pêche, il fondit sur elle, lui lia les pieds et les mains et la transporta dans cette île où, Ihouamé Miouah, elle a eu le bonheur de te voir et de t'aimer.

Meneh-Ouiakon sent son âme légère, elle l'ouvre à celui qu'elle aime, afin que le ciel devienne pour lui bleu et pur comme il l'est pour elle.

Là, les jours de la fille des sachems nadoessis devaient être troubles, mais le Maître de la Vie les fit clairs et sereins. Elle t'a aperçu, mon frère, et au soleil de tes yeux son coeur s'est illuminé, ainsi que la forêt s'embrase et flamboie au contact de l'étincelle. Sans tache encore, purifiée en son esprit de son amour indigne par le feu que tu as allumé en elle, elle aurait été joyeuse d'être ton épouse devant ton Dieu qui est le sien et qui a proclamé l'égalité des races. L'amour de Meneh-Ouiakon est immense comme les territoires de l'Ouest, inépuisable comme les eaux du Grand-Lac. Cet amour, il est à toi. Tu le sais. Aussi bien il te faudrait douter de la nourriture que tu manges, du breuvage que tu prends, que de la tendresse qui gonfle mon coeur pour toi. J'en suis fière, j'en suis heureuse, je l'annoncerais aux guerriers nadoessis, dussent-ils me faire souffrir mille tortures. Mais toi, ô Ihouamé Miouah as-tu bien sondé ton amour? sa profondeur t'est-elle connue? les écueils dont il est environné, les as-tu tous explorés? N'en est-il pas un inobservé par toi et sur lequel viendra échouer le canot qui porte notre commune destinée? J'ai peur. Pardonne, ami, j'ai peur! Le bonheur m'effraie Mon passé, mon ignorance, la couleur de mon visage… Ah! je n'aurai fait qu'un rêve.

Meneh-Ouiakon sent son âme lourde; elle l'ouvre à celui qu'elle aime afin que le ciel ne devienne pas pour lui sombre et nuageux comme il l'est pour elle.

Hélas! oui, je me sens effrayée: j'ai vu vos villes merveilleuses, vos palais de toutes sortes, vos temples superbes; j'ai vu ce que vous appelez la civilisation, et j'ai pleuré la honte de mon étonnement, de mon admiration. Que sommes-nous, que sommes-nous, misérables Peaux-Rouges, à côté de vous, si grands, si puissants, que j'en suis à me demander quelle peut être la supériorité de ce Dieu devant qui vous courbez la tête! Non, non, jamais Meneh-Ouiakon, la fille des sachems nadoessis, ne sera l'épouse d'un Visage-Pâle. Il la mépriserait; pourrait-il faire autrement? et Meneh-Ouiakon ne saurait supporter un affront de celui qu'elle aime Je sors tristement de ce doux songe. Mais, si tu le veux, Ihouamé Meneh-Ouiakon sera ta servante. Elle demeurera près de toi, contente de t'aimer, de t'admirer en silence, contente d'entendre ta voix, de recevoir tes commandements, de soigner la vierge blanche qu'un jour tu conduiras à ta couche. N'aie point sourire dédaigneux à mon langage. Je puis aimer celle que tu aimeras. L'amour de la fille indienne est plus grand que celui de la fille au visage pâle. Souviens-toi. Je suis partie pour te chercher secours. Le Dieu de notre culte m'a protégée. En route, j ai trouvé ton esclave, celui dont tu déplorais la perte. Il m'a aidée à échapper aux griffes de Judas, qui me poursuivait, et ensemble nous avons gagné le village du Sault-Sainte-Marie. J'y ai vu cet excellent Canadien que tu m'avais recommandé, otah [69] Rondeau. Sa loge nous a été ouverte avec son coeur. C'est à lui que j'adresse cette lettre pour qu'il te la fasse parvenir. Il aurait voulu, Ihouamé Miouah, courir à ta délivrance; il n'a pas rencontré d'allié. Les Longs-Couteaux ont refusé de marcher avec lui. Ils sont lâches pour seconder les intérêts des autres, brillants comme le fer rouge pour les leurs. «Va, ma fille, m'a dit Rondeau, vas trouver l'Ononthio [70] des Français à New-York, lui seul pourra servir notre ami.» Je suis partie, laissant avec lui ton serviteur. Peut-être ont-ils réussi à t'arracher à la captivité, car ils devaient tenter de réunir des auxiliaires et de diriger une expédition centre les Apôtres! Ah! si les succès ont accompagné leurs pas; si tu es libre, je ne demande plus au ciel que de te voir une fois encore et mourir après! Mais te verrai-je? Non, non, non, Ihouamé Miouah, je ne te verrai plus. Il y a dans le fond de mon coeur, quelque chose qui me le dit, et voilà pourquoi je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée dont sans cesse les veux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image. Ah! que je voudrais te revoir! que je voudrais suivre cette feuille qui ira à toi, j'en suis sûre, et pourtant je sais qui te la portera.

[Note 69: Le Père.]

[Note 70; Consul.]

Écoute encore. Que ton oeil ne se fatigue pas à suivre cette voie où je laisse entière la piste d'un coeur qui t'aime et s'embaume de ton amour. Sur cette piste, tu recueilleras quelques-unes des fleurs que tu m'as offertes pendant ces courtes nuits où il m'était donné de te regarder, de te sentir, d'entendre ces accents dont mon oreille avide ne se serait lassée jamais! J'étais partie du Sault-Sainte-Marie, et traversais le lac Huron pour me rendre à la ville habitée par le chef Français, lorsque je rencontrai, au-dessous de Michillimakinack, un Indien Nadoessis. Il m'apprit que mon frère désespérant de me retrouver, était à Montréal, chez un de nos parents, interprète pour la Compagnie de la baie d'Hudson. Mon frère est prudent, il est sage, il est habile; Meneh-Ouiakon résolut de le consulter. Émerveillée par ces vastes maisons flottantes, qu'elle rencontrait sur le Saint-Laurent; ravie, puis épouvantée par le mugissement de ces longs canots qui marchent conduits par le feu sous une ondoyante colonne de fumée; se croyant transportée dans les lieux habités par le Maître de la Vie, à la vue de ces hautes cabanes, de ces populeux villages, de ce mouvement incomparable qu'elle distinguait sur les deux rives du fleuve, elle arriva à Montréal.

Ihouamé, Miouah, la fille des sachems nadoessis sent son âme lourde; elle l'ouvre à celui aime, afin que le ciel ne devienne pas pour lui sombre et orageux comme il l'est pour elle.

Ici la douleur a tiré son voile sur ma radieuse journée. En présence des filles blanches, lumineuses comme la lune, parfumées comme les fleurs de nos bois, légères et gracieuses comme les biches, qu'est-ce qu'une malheureuse squaw? L'onde des fontaines m'avait fait croire que j'avais quelques charmes; vos miroirs me montrent si laide que je les évite; la teinte de ma chair est hideuse, mes cheveux sont durs et raides comme des flèches, mes joues sans rondeur n'offrent que des angles; j'ai la taille maigre et sèche; mon plus beau costume est aussi disgracieux que mes formes. Je sens tout cela, j'ai horreur de moi-même! Mon Dieu, pourquoi cette distinction entre ma race et celle de mon bien-aimé? Ihouamé Miouah tu ne reverras plus la fille des sachems nadoessis. Elle n'était point faite pour toi. Non-seulement son coeur n'a ni la vaillance, ni l'ardeur du tien, mais son esprit rampe comme la tortue, et celui de l'homme blanc s'élève, vole comme l'aigle des Montagnes de Roche.

Meneh-Ouiakon veut s'entretenir avec le Toi qui vit dans sa pensée, dont sans cesse les yeux de son esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Le vent de la tempête souffle sur nous, Nitigush Ouseta! Mon frère, qui réglait à Montréal une affaire avec notre parent de la Compagnie de la baie d'Hudson, a appris de la bouche de Meneh-Ouiakon qu'elle t'aimait. Il désapprouve notre amour. Sang rouge et sang blanc ne peuvent se mêler, dit-il. Je le pensais. La fille des sachems nadoessis restera une plante stérile. Plains-la, car son sort est biens cruel! T'avoir vu, t'avoir souhaité t'avoir espéré, et s'éloigner volontairement de toi! Mais, étais-je digne de ces délices? Non; mieux vaut encore les avoir imaginées, que d'avoir savouré leur réalité pour les perdre ensuite. Tu m'aimes sans doute, tu m'eusses aimée quelque temps, mais tu serais revenu aux femmes de ton origine. Rien de plus naturel, rien de plus juste. Adieu, comme ils disent ici, adieu, Ihouamé Miouah va, sois heureux, tu le mérites, tu es beau, tu es bon, tu es brave; Meneh-Ouiakon priera pour toi. On lui a raconté que des vierges se réunissaient et s'enfermaient dans une enceinte particulière pour implorer le Maître de la Vie en faveur de ceux qu'elles aiment. Meneh-Ouiakon leur demandera asile, et si ses voeux sont exaucés, Ihouamé Miouah, la félicité te prêtera chaque jour son bras, chaque nuit elle bercera ton sommeil. Adieu donc, encore adieu, Ihouamé Miouah; je me suis entretenue une dernière fois avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

MENEH-OUIAKON.

Un voyageur canadien portera cette lettre au Sault-Saint-Louis, et mon frère, auquel j'ai dit ton nom, s'apprête à partir pour te délivrer. Il a des choses importantes à te révéler. O Ihouamé Miouah, quand tu seras par-delà le grand lac Salé, rappelle-toi, aux heures de loisir, la fille des sachems nadoessis, dont le coeur ne cessera qu'avec le souffle de battre pour le Toi qui vit dans sa triste pensée.

CHAPITRE XX

LES MÉMOIRES DE FAMILLE

—Combien est difficile à combattre la puissance de l'amour, puisque ma raison a beau protester contre le désir de revoir cette jeune Indienne, la tentation l'emporte, je le sens, sur les meilleures barrières que j'oppose à mon idée folle, oui, bien folle! car Meneh-Ouiakon ne m'aime pas, après tout! Si elle m'aimait, bannirait-elle de son coeur l'espérance de nous unir un jour? Les arguments contenus dans cette lettre sont pitoyables! Du reste, elle a du être écrite à diverses reprises. C'est plutôt un journal qu'une lettre, cela se voit; et, après tout, je n'ai pas de préjugés de race, moi. Eh! j'épouserais aussi bien une négresse, si elle me plaisait, que la plus blanche de nos Françaises. Vraiment, elle me fait rire avec sa peau rouge! Elle a tout bonnement la mine d'une Méridionale au sang chaud et généreux. Son esprit est son caractère héroïque, elle possède l'âme d'une reine, et si son extérieur offre, tant au moral qu'au physique, quelques singularités, disons mieux, quelques bizarreries, six mois de séjour à Paris la priveront complètement, hélas! de ce délicieux parfum exotique. Est-elle belle! est-elle noble! Ah! comme je l'aime, comme je comprends qu'on la puisse, qu'on la doive aimer.

A cette réflexion Adrien Dubreuil, qui se promenait, la lettre de Meneh-Ouiakon à la main, dans la chambrette qu'il avait occupée un an environ auparavant chez le père Rondeau, au Sault-Sainte-Marie, Adrien Dubreuil s'arrêta; il croisa les bras sur sa poitrine, pencha la tête, et son front s'assombrit.

—Cependant, continua-t-il après un moment, si elle avait aimé cet homme… ce… Jésus… mon frère… elle avoue que son sein a battu pour si… mais non, s'écria-t-il avec force, en frappant du pied, non, c'est impossible… Meneh-Ouiakon, grande et courageuse comme je la connais, se serait plutôt tuée que de se laisser souiller par les embrassements d'un pareil… N'ajoutons rien, il fut mon frère… Il a expié ses crimes!… Néanmoins, je ne puis donner mon nom à la femme qui vécut au milieu de ses concubines, qui partagea peut-être leurs débauches… la sagesse, le devoir me le défendent… j'accuse ma bienfaitrice, je suis un misérable… c'est indigne.

Dubreuil recommença à arpenter la pièce. Il était en proie à une vive agitation. Des larmes roulaient sous ses paupières et coulaient lentement de ses joues sur le sol.

On frappa à la porte. Il n'entendit pas.

Les coups redoublèrent; il n'entendit pas davantage. Alors la porte fut ouverte discrètement, et Jacot Godailleur, en petite tenue de dragon, parut dans l'entrebâillement.

—Pardon de vous déranger, mar'chef, dit-il en portant la main droite à son bonnet de police; pardon, mais sans vous manquer de respect, le bourgeois demande quand vous serez prêt à partir.

—Ah! c'est juste; dis-lui que je me tiens à sa disposition.

—Il voudrait encore savoir si nous gagnons Montréal ou New-York.

Adrien tressaillit. Il hésita, se frappa le front, et, au bout d'une minute, répondit comme un homme entièrement irrésolu:

—Eh bien, en route je me déciderai.

Il allait reprendre sa marche dans la chambre. Jacot Godailleur l'en empêcha.

—C'est qu'il y a quelqu'un qui désire vous parler, dit-il niaisement.

—Qui ça?

—Un sauvage. Il arrive des pays d'en bas [71] comme dit le bourgeois
Rondeau, et il a une lettre pour vous.

[Note 71: Les pays à l'est du désert, par opposition aux pays d'en haut.
Voir nos précédents ouvrages.]

—Une lettre pour moi! qu'il entre, fit Adrien avec vivacité.

Un Indien de haute taille et de belle prestance se présenta peu après.

—On m'appelle, dit-il, Shungush-Ouseta: mon frère me reconnaît-il? il m'a sauvé la vie, je ne l'ai pas oublié.

—Shungush-Ouseta! Oh! oui, je vous reconnais, vous êtes le frère…

Dubreuil s'interrompit, n'osant prononcer le nom de celle qu'il aimait.

—Je suis, dit gravement le chef nadoessis, frère de Meneh-Ouiakon. Voici sa parole qu'elle t'envoie par moi, pour que tes yeux en prennent connaissance et la marquent dans ton esprit.

Et il lui tendit une lettre.

Adrien Dubreuil la parcourut rapidement, en frémissant et en pâlissant.
Puis, d'une voix altérée, il s'écria:

—Quoi ce scélérat de Judas l'a poursuivie jusqu'à Montréal; il a tenté de l'enlever, de lui faire violence, et, n'y pouvant parvenir, lui a jeté une bouteille de vitriol au visage. Oh! le monstre!… Ah! je suis déterminé, maintenant. J'irai droit au Canada, au lieu de retourner en France, comme c'était mon intention… je vengerai Meneh-Ouiakon… et l'épouserai!… Elle est malheureuse… elle est affligée… plus de méprisables considérations mondaines… je serai son mari… son protecteur naturel…

Le brave jeune homme fondit en pleurs.

Pendant ce temps, Shungush-Ouseta l'examinait en silence, mais avec une attention soutenue.

Le voyant un peu plus calme, il lui dit

—Meneh-Ouiakon est vengée, que mon frère se rassure. Voilà la main qui a frappé son lâche assaillant.

—Mais elle, où est-elle? dites-le moi.

—Meneh-Ouiakon, répondit l'Indien, est parmi les robes noires de
Montréal.

—Au couvent?

—Oui! s'exclama Dubreuil avec une explosion de douleur, j'ai mérité mon sort! Si, au lieu de rester ici dans i'irrésolution, depuis que le père Rondeau m'a remis la première lettre de cette pauvre Meneh-Ouiakon, il y a déjà deux mois, j'étais parti pour Montréal… si j'avais écouté la voix de l'honneur, la voix de l'amour… Mais, dites-moi, mon frère, ses voeux sont-ils prononcés?

—La parole de Meneh-Ouiakon, repartit le jeune chef, doit être écoutée. Elle ne veut plus voir mon frère; que mon frère lui obéisse. A présent, je vais t'adresser une question: tu es Français de race?

—Oui, répondit distraitement Adrien.

—Né à Cambrai?

—Oui.

Tes ancêtres ont vécu sur nos territoires de chasse?

—Oui, fit encore l'ingénieur, reprenant quelque intérêt la conversation.

—Ils étaient chefs et s'appelaient du Breuil?

—C'est juste; lors de la Révolution française, nous nous sommes volontairement dépouillés de notre titre.

—Et ton aïeul est mort ici?

—Je l'ignore…

—Il est mort glorieusement, en s'ensevelissant sous les ruines du fort
Sainte-Marie, pour ne pas tomber entre les mains des Anglais.

—Comment savez-vous?…

—Connais-tu cela? fit l'Indien.

Et, tirant de son sac à médecine une miniature qui représentait un capitaine du temps de Louis XV, il la montra à Dubreuil.

—Mais, s'écria celui-ci, c'est mon grand-père; nous avons son portrait en pied à la maison. D'où tenez-vous ce médaillon?

—Je le tiens de mon père qui fut l'ami de ton aïeul, comme nos ancêtres le furent des tiens depuis bien des hivers. Suis-moi, je vais te rendre un héritage qui t'appartient.

Dubreuil céda à cette invitation sans trop savoir ce qu'il faisait, tant son coeur était gros d'émotions.

Ils sortirent silencieusement, accompagnés par Jacot Godailleur et le père Rondeau, munis de pioches et de pelles, et s'avancèrent à une courte distance du village.

Le printemps renaissait, égayé par les sourires de la nature et le ramage des oiseaux.

Nos quatre hommes firent halte sur une sorte de monticule, compose de terre et de pierres, sur lequel avait crû un épais hallier.

C'étaient les ruines, encore visibles, de l'ancien fort français du Sault-Sainte-Marie, alors que village était un des plus considérables établissements que nous eussions dans l'Amérique septentrionale pour la traite des pelleteries.

Shungush-Ouseta s'assit solennellement sur le sol, croisa ses jambes sous lui, bourra son calumet, l'alluma, et s'adressant au père Rondeau:

—Il faut fouiller là, dit-il, en indiquant le sommet du tertre.

Le Canadien et l'ex-dragon se mirent à l'oeuvre, creusèrent un trou profond de plusieurs mètres, et tout à coup un son sourd se fit entendre. Ils étaient arrivés sur la voûte de l'un des caveaux de l'ancien fort.

Cette voûte fut défoncée. Dans le caveau, on trouva un coffret de fer, annonçant par sa forme et ses fines ciselures l'art merveilleux du XVIe.

—En voilà une jolie boîte, un peu plus propre que la caisse du 7e, sans vous offenser, mar'chef! s'écria Jacot Godailleur à la vue du coffret.

L'ayant soulevée, il ajouta en secouant la tête:

—Mais tout ce qui reluit n'est pas or; sauf votre respect, mar'chef, c'est léger comme une plume.

La caisse fut apportée aux pieds de Dubreuil. Shungush-Ouseta, rompant la taciturnité dans laquelle il était plongé, dit à l'ingénieur, en lui présentant une clé qu'il avait prise dans son sac aux amulettes:

—Ouvre, mon frère.

D'une main tremblante, Adrien Dubreuil ouvrit le coffret.

Il renfermait une épée brisée et un fort rouleau de parchemin avec ce titre:

LA VIE ET LES AVENTURES DE DIVERS MEMBRES DE LA NOBLE FAMILLE DES DU BREUIL ES-PAYS DE LA NOUVELLE-FRANCE.

—Sans vous manquer de respect, mar'chef, vous nous lirez ça, dit Jacot Godailleur à Adrien, qui considérait avec un respect religieux ces souvenirs de ses aïeux.

—Et, si vous m'en croyez, jeune homme, vous en ferez des livres imprimés, afin qu'on sache dans la vieille France, qui nous a oubliés, quoique nous l'aimions toujours, ce que valurent les Canadiens, si malheureusement abandonnés par elle, continua le père Rondeau d'une voix émue.

—Et Shungush-Ouseta espère, ajouta le sagamo, que son frère n'omettra pas de mentionner, dans sa parole écrite, la vaillance des Nadoessis et leur vieil attachement pour les Français!

—Vive la France! s'écria Jacot Godailleur en se levant.

—Vive la France! répétèrent le Canadien et l'indien d'un ton enthousiaste.

—Mes amis, dit Adrien Dubreuil, profondément touché, j'essaierai de vous satisfaire.

TABLE

I. Les douze Apôtres
II. Le Sault-Sainte-Marie
III. L'ingénieur français
IV. Jacot Godailleur
V. Le départ
VI. A bord de la Mouette
VII. L'oeuvre des Apôtres
VIII. Les captifs
IX. La cène des Apôtres
X. Meneh-Ouiakon
XI. Le blessé
XII. Le traître
XIII. La fuite et les merveilles du lac Supérieur
XIV. La fuite et les merveilles du lac Supérieur (suite)
XV. Les grands sables
XVI. Une expédition des Apôtres
XVII. Les Apôtres et les Indiens
XVIII. La loi de Lynch
XIX. Pauvre Indienne
XX. Les mémoires de famille.

____________________________ IMPRIMERIE DE CHOISY-LE-ROI.

End of Project Gutenberg's Peaux-rouges et Peaux-blanches, by Émile Chevalier

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