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Pensées d'une amazone

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AUTRES ÉPARPILLEMENTS


LITTÉRATURES


Les romans sont bien plus longs que la vie.

Le premier roman, d'Adam et d'Ève, est tiré à trop d'exemplaires.

Je ne vais jamais au bout d'une idée—il y a trop loin.

... La sensibilité écourtée de ceux qui ont besoin d'observer pour comprendre.

Sa haine s'éveille sous des mots comme des cloportes sous une pierre qu'on remue.

Tout jugement est plus ou moins bilieux. Il y a plusieurs justices. Il ne peut y avoir de «dernier jugement».

Qui parle «contre» n'a rien à dire. Pourquoi démolir, lorsqu'on peut surpasser? On se limite à ce qu'on attaque et l'on ne prouve que ses limitations.

Trop de suites pour une suite?

On ressemble toujours un peu à ce que l'on comprend.

Encore plus grisant que le corps à corps, le mot à mot.

Ces poètes, secrétaires de l'inconnu.

Mon lyrisme: une exactitude.

Dire toujours ce que l'on a à dire secrètement à du papier, comme le barbier du roi aux roseaux. Le papier seul aurait des oreilles?

Leurs vers réguliers: un jeu de patience.
Leurs vers irréguliers: un jeu d'impatience.

Les poèmes de Mallarmé sont si faciles à retenir parce que chaque mot y est nécessaire et à sa place: d'une commotion inespérée. Une fois la vibration saisie, le dessin perçu, il devient inoubliable.

Souvent chez les autres poètes, notre mémoire remplace—remplace mieux.

Il y a aussi ces génies en fermentation, non encore limités dans l'expression.

Ceux dont l'art est teinté d'une personnalité inexorable, ceux chez qui l'on ne voit pas tout de suite clair. Les pensées imprécises donnent l'atmosphère aux autres.

Il se prépara un grand vocabulaire, et attendit toute la vie une idée.

Ne pas aller vers les romans, ni laisser venir les romans à nous. C'est pour la pensée une mauvaise fréquentation de plus.

Aspirant à une délicatesse qu'il ne réalise que dans son œuvre, il semble rester en dehors d'elle, à peine la comprendre.

Un corps trop long de n'avoir pas de plus larges épaules: une tête mal défendue.

Les vils petits mots consacrés, tout enflés de non-sens.

Une pensées tombe comme un fruit mûr de l'arbre de l'oisiveté.

Sa voix stridente semblait poignarder la subtilité de ses pensées au passage.

Ne pas forniquer avec d'autres cerveaux: il en naît toujours quelque chose de bâtard.

Travailler les circonstances brutes que la vie nous amène, les recréer à notre image.

Leurs créations ne sont même pas des récréations.

Tant d'images nouvelles, audacieuses, belles, cinglent et stimulent mon imagination au passage, qu'au lieu de vous écrire, je m'écris à moi-même.

Je vous relis, et c'est toujours une autre première fois.

On n'épuise jamais un beau livre, et un beau livre ne nous épuise pas.

Un dessein se fait dans mon cerveau, je le sens derrière mes yeux, je prends contact par cette image avec l'intérieur de moi-même... De ses hasardeuses tracées il reste à peine un résumé de pensée.

N'aimant que le côté nocturne des choses, il se bornait à faire des chefs-d'œuvre d'obscurité.

Il y a aussi ces réalités intangibles qui errent près de nous, sans formes et sans paroles, ces réalités que personne n'a pensées, et qui sont exclues faute d'interprètes.

Il y a cependant une si mince différence entre ce qui est, et ce qui pourrait être.

—Biffage du pire, du meilleur?

Derrière certains écrivains se tient un inconnu, mais ils n'ont pas souvent les yeux placés pour le voir, et ces scribes s'attribuent tout ce qui leur est suggéré par cette présence invisible. Ils portent sa couronne à sa place.

Les paroles viennent au poète comme à un aimant, à un penseur comme une épée.

On dit: Il suit son idée et, c'est peut-être son idée qui le suit, ou serait-il vraiment docile au point de suivre une idée? et, dans ce cas, son idée est-elle à lui?

... L'esprit de famille, des familles d'esprit.

Il est temps que les langues mortes se taisent.

Virgule; cil tombé entre les mots, le temps de faire un vœu, de penser à autre chose, et de continuer.

Il écrit une œuvre de «longue haleine». Il est à regretter que les auteurs ne soient pas plus souvent nés essoufflés.

Quand je lis A... je me rends compte combien la mauvaise littérature ressemble à de la bonne littérature, et quand je lis Z... combien la bonne littérature ressemble à de la mauvaise littérature.

C'est la préoccupation de l'art qui détruit l'art.

Ce qui rend les mauvais écrivains agaçants, ce sont leurs belles pages.

Il a la dent dure—et fausse.

Ils veulent trop mordre pour savoir critiquer.

Son esprit: quelque chose entre le mot et le gros mot.

La fuite, ce dernier mot du dégoût—le seul qui ne soit pas un mot.

Ils prennent un niveau pour un sommet.

Il lui reproche de couper les cheveux en quatre, lui qui ne se les démêle pas.

C'est un écrivain rentré qui, sans doute, a laissé à chaque femme tant à dire—

Rien n'est comparable à rien.
La raison—ce sophiste.

Ne pas se nourrir des vieux os désséchés que ces fossoyeurs nous rejettent, mais de la vie et de ses moelles.

La Ménade arrachant la lyre d'Orphéus.
Soumet les lois de l'Art aux lois de l'Utérus.

Elles exultent plutôt qu'elles n'exaltent..
Le génie, cette excroissance.

Un envieux disait: Il n'y a pas de chef-d'œuvre né. Toute belle œuvre peut devenir un chef-d'œuvre, et peut ne pas devenir un chef-d'œuvre. Le chef-d'œuvre est l'œuvre d'une piété acquise, un hasard de la renommée, lentement et diversement accomplie. Il est impossible, en lisant des œuvres célèbres, de savoir ce que vraiment nous en penserions, si notre pensée, non magnifiée, non influencée par d'autres pensées, venait naturellement, distraitement et sans parti pris, se poser sur ces écrits. La gloire est faite d'une attraction graduelle, créée par des légendes, et des courants d'admiration et de controverse. Il est des gloires magnétiques, planètes vivantes et sans cesse se vivifiant à une force extérieure. D'autres, comme des astres éteints, se meuvent froidement dans leur sphère, ont un nom, mais n'exercent plus aucun rayonnement.

La gloire a l'oreille inattentive, il faut que bien des êtres lui crient sur bien des tons et bien des fois un même nom pour qu'on le lui fasse entendre. Mais quand elle a entendu, elle le réitère à l'infini.

La gloire est un écho.

L'enthousiasme d'un seul être nous fait une gloire pour nous seuls, intime et comme à l'abri.

Elles disent: J'oublie aussi parfois d'envoyer les lettres que j'écris,—ou bien elles écrivent: Ne brûlez pas mes lettres.

Je suis dans cet état de lucidité imaginative où je vois s'ouvrir devant moi un monde à moi, et je déjeune en ville.

On ne peut, en connaissance de cause, critiquer avec quelque droit que les écrivains qu'on a failli aimer, et afin de se venger de ne pas y parvenir.

Balzac: tout le monde; Stendhal: quelqu'un.

Oui, M. F... la façon dont il voit, mais non ce qu'il se borne à voir. Ses personnages sont d'une réalité qu'on évite. Je lui en veux de s'être prêté à eux, lui s'en venge. Et voici qu'à présent il tâche de leur être semblable.

Tandis que M. de G... a créé des êtres qui devraient exister, que la vie nous doit.

Il ne parle que rarement à haute voix, et c'est pourquoi sa voix haute a gardé la subtilité et l'empreinte sonore de sa pensée, métal à peine refroidi.

Il était un conteur, non un écrivain, car il méprisait le «métier», les gens limités dans les fonctions, les gens sérieux, établis. Il considérait que ceux-ci n'ont plus d'oreilles. Son public se composait de ceux qui ne savent pas encore lire, ou de ceux qui ne peuvent plus voir clair. Il murmurait des choses miraculeuses aux tout petits, parce qu'ils semblent écouter sans partis pris, réceptacles émerveillés. Seul leur silence et leur sourire l'inspiraient. Il inventait pour eux des histoires fées d'une beauté fée et qui se perdaient faute d'un scribe,—un scribe présent, l'incantation ne pouvait réussir. Il ne pouvait sortir du réel qu'avec des êtres qui n'y étaient pas encore entrés. Rendez-vous de deux enfances, l'une géniale d'attention, l'autre géniale d'expression. Il enchantait parfois aussi de ses images invisibles les vieilles femmes nébuleuses.

Ces poètes qui chantent toute leur vie la délicatesse et l'esthétique, et qui, si vous avez le malheur de les recevoir dans l'intimité, mettent leurs gros souliers utilitariens sur vos ours blancs, déposent leur chapeau melon sur vos divans, ou asseyent leurs vêtements curieusement tailleur sur vos hermines. Belles hermines, d'un blanc sulfureux, savonneuses au toucher.

Ce philosophe oriente ses admiratrices de leurs petits riens vers de grands riens.

Elles lui demandent à table, avec un esprit de comptable: «Que pensez-vous de l'absolu?»

En fait de philosophie, avoir le courage de notre indifférence!

Ce mort mal ressuscité, ce cadavre vivant, qui désavoue sa chair.

Pourquoi parle-t-il si fort? Il voudrait sans doute se faire entendre d'un monde à un autre.

L'exploitation de soi remplace souvent l'éducation.

Les arts, ces accompagnements, devenus si bruyants qu'on entend plus ce qu'ils accompagnent.

Ces bienheureux, tout au premier plan d'eux-mêmes. Beaux ténors, donnant tout ce que leur voix contient de bellâtre.

Ils dépassent la rampe, mais la rampe n'a jamais été difficile pour ce qui la dépasse.

Ces vers réguliers comme des fruits secs mis en boîtes.

Tant d'écrivains lui ont intercepté ses phrases, qu'ils ne lui ont laissé rien à dire.

Le «hors là» et les choses dites magiques tentent des écrivains comme Poë, James, Dostoïewski, peut-être surtout à cause de la difficulté de leur mise au point. Combien d'art il faut pour rendre l'invraisemblable vraisemblable! pour que notre inquiétude soit en éveil—pour garder l'unité de terreur à juste distance! S'il s'approche de trop on le dissèque et il perd tout son prestige d'étrangeté; il n'est plus bon qu'à donner aux aliénistes;—s'il s'éloigne, il s'embrume jusqu'à l'anonymat d'une larve! il nous faut des fantômes d'une semblance vivante, presque personnelle: que le jeu d'ombres, non reconnu de nous, soit de nos ombres; nous mettent en présence avec notre sombre personnage, ce fou libéré, ce compagnon de terreur, cet inventeur de désastres, que chacun de nous tient prisonnier.

«Le spasme intellectuel»: Quel cérébral n'a connu ces crises où l'intelligence arrive à un paroxysme semblable à la frénésie sexuelle au contact d'une intelligence génératrice dont seul l'organisme producteur de satiété est exclus!

Si l'intelligence semble s'accroître en vieillissant, ce n'est peut-être que parce que les émotions en s'effaçant lui laissent la première place.

L'intelligence est l'instrument de «précision» que nous appliquons avec le plus de succès à ce qui nous laisse froid.

L'intelligence n'a été que rarement une alliée utile à l'amour—... prendre la moitié de notre amour pour en cacher l'autre moitié?

Ceux qui ont assez peu d'intuition de nous, ou qui se vengent d'une antipathie antérieure, en nous jugeant par nos écrits.

Il préférait les confessions de son amie à celles de Jean-Jacques.

Droits d'auteur.—Un mot de Becque, de Porto-Riche, d'Abel Hermant, de Donnay?

—Signez donc tout cela simplement: Paris.

L'esprit d'un Heine, abdication en faveur du moindre.

Si la race juive excelle à s'adapter, c'est qu'elle plie à ses autres usages des qualités supérieures. Renoncer au Saint-Esprit en faveur de l'esprit?

Je ne suis pas bibliophile, mais humanophile: c'est en fait d'êtres que je cherche les exemplaires rares.

B... croit à des vérités stridentes comme la trompette du dernier Jugement.

Il est facile d'écrire des vers comme F...—Il est même difficile d'éviter d'écrire des vers comme F...

Il travaillait beaucoup pour pouvoir subvenir aux petits besoin de cette amie mystérieuse et proche: sa vieillesse.

On fait tant pour ce quelqu'un qu'on ne connaît pas bien, ce quelqu'un que nous serons.

Ce vivant qui veut être célèbre pour son mort.

Dans la conviction profonde qu'il ne saurait en avoir, il donnait libre cours à son éloquence, mercenaire employé avec grand avantage par un parti, puis par un autre parti. J'écoutais cet esprit libre débiter une de ces tirades comme seule peut en créer l'insincérité... Lui répondre par des pensées arrachées toutes vives à des sentiments vivants bégayés; et blessés d'être formulés... Bribes... Restes... Je me tais presque honteuse de ces pauvresses vraies.

J'écris moins avec qu'à travers le langage.

Je m'y meus difficilement, comme quelqu'un qui avancerait dans une eau claire, mais lourde d'images, et que sa présence trouble.


THÉÂTRE

Ce qui est faux se voit surtout de loin.

Se méfier des «décors».

Molière n'a pas «vieilli», mais qu'il s'est rallongé!

Le théâtre a déjà été supplanté par la photographie vivante.

Les pièces grecques ne passent plus, les pièces lesbiennes pas encore!

En entrant au théâtre, je vois écrit: Sortie, et je sors.


VIEILLESSES

Vieillir c'est se montrer.


Se regarder déjà dans les miroirs futurs?

Ce sont les nouveaux miroirs qui nous jettent la vérité à la face.

Des miroirs,—oui—pour y regarder les autres.

Beaucoup de regards font la vieillesse des yeux.

Ses cheveux étaient restés trop jeunes pour son visage.

Son visage délicatement, subtilement abîmé.

Suis-je seule à aimer cette jeunesse mûre et meurtrie qui survit à l'adolescence, la jeunesse sensible et recréée de certaines femmes, qui est la renaissance de leur beauté.

«Rester jeune», vouloir arrêter son développement au lieu d'évoluer, de voir prendre aux traits tout leur caractère. Visages, exprimez vos secrets, soyez des «documents humains» dignes d'être étudiés.

Après que la nature nous a accomplis et avant que la dissolution ne nous entame, entre la jeunesse et la vieillesse, n'aurions-nous qu'un instant personnel, un seul «best period»?

La jeunesse n'est pas une question d'âge: on est jeune ou vieux de naissance.

Faut-il préférer la jeunesse anonyme et ses difficiles ajustements? La maturité avec ses mises au point si tardivement au point? La vieillesse et ses perceptibles et préoccupantes morts quotidiennes?

«Contemporains» ont des tendances plus semblables que compatriotes.

Cette femme d'esprit, si sûre d'elle-même, qu'elle plaît et se plaît, la plupart du temps, à n'être pas belle.

Et cette autre, comme momifiée dans sa jeunesse. Même le temps n'a pas voulu d'elle? Jeune de tout son âge:

La pénombre ramenait sur ses traits toute sa jeunesse passée. Je la revoyais, telle qu'elle était vers ses vingt ans—sans cependant les lui préférer!

... «Roses de cinquième jour».

Je croise souvent dans la rue une vieille femme chargée de crêpes, tâtonnante et penchée à la recherche de ses tombes. Et une autre, effondrée sur un pupitre de la poste, des feuilles sèches accrochées à son chapeau en tulle respectable. Quand on la fit sortir, elle dit: «Mais alors, où aller?»

N'être plus l'enfant «de personne» et avoir pour toute postérité, un «tué à l'ennemi» et «un mort glorieux»!

Il a l'air d'avoir reçu une poignée de cendres au visage.

Vieillesse: parfois bûcher, parfois éteignoir.

Des tranchées:—Nous attaquons demain une butte imprenable... Mon père ne comprend pas ma détresse, et se plaint du froid; je le trouve un peu ridicule. Au revoir? adieu ... amie.

L'attrait des grands parents pour leurs petits enfants est souvent un attrait de ressemblance: unis par les mêmes besoins.

Comme des bébés titubants, ivres de jeunesse, retombés en enfance, ils vont, trébuchant, gazouillant et s'amusant avec les tout petits.

Le brugnon lisse, pêche imberbe, joue d'enfant auprès de la pêche duvetée et trop mûre, et qui cède sous les doigts, joue de grand'mère—idée aussi déplaisamment vraie que la rose d'Abel Bonnard comparée à un «bouquet de paupières».

I.—Vieilles belles (Fards).—Elle rend sa chair si bonbon que cela ôte tout mérite à sa roseur. Ses carmins sont peut-être empoisonnés! Elle avait l'aspect de ces vieilles friandises qu'on a le tort de ne pas laisser espacées au fond de leur boîte. On n'est pas aussi blanc, ni de ce blanc, on n'est pas aussi rose, ni de ce rose. En fait de conversation elle «jurait» avec la nature. Où sont ces jours lointains où même le rouge mis à la hâte faisait un bel effet? Ne pas se rosir le teint ni se rougir les lèvres lorsque cela ne peut plus paraître vrai, ou bellement factice.

Au retour:

Ah! si de la revoir «en chair et en os» n'impliquait pas de la revoir trop en chair ou trop en os!

Tout ce vernis craquelé aux commissures et encoignures la garantit «ancienne».

Encore jeune—par endroits.

Il est dangereux à une femme d'un certain âge d'être vue de profil, il est encore plus dangereux qu'elle se montre de dos.

Sa voilette semblait mettre sa vieillesse en cage, et avec quels yeux de fauve apeuré elle regardait au travers de ses barreaux de soie grillagée vers l'avenir sans avenir.

En finir avec la lutte, se laisser mourir pour pouvoir renoncer à la toilette,—fatiguée de voir sur son visage crèmes et poudre de riz se mettre toujours plus avant dans les mêmes sillons agités.

II.—Vieux beaux (Teintures).

Comme nous noircissons, comme nous noircissons.

A quarante ans, on commence à apprendre sa jeunesse.

La tête appuyée sur le cuivre de son lit, il sentit l'implacable rond d'une calvitie à venir.

A la place d'une tonsure elles ont un chignon.

Il réfléchit: «Elle a dû m'ôter son amour—c'est pour cela que je me sens si vieux.»

Un matin de mai, il appréhenda son squelette sous sa chair et ses cheveux gris tout proches.

Et ses os légers, friables comme des branches mortes, sans moelle ni sève, parmi les bourgeons.

Il se dit: «Suis-je encore digne du printemps?», puis cita comme un conseil à lui-même: «Re-verdir ou disparaître.»

Il ne disparut pas...

Son visage est marqué et ridé comme le garde-crotte d'une ancienne carrosserie.

La teinture de ses cheveux et de ses moustaches fait paraître même la rose vraie à sa boutonnière une fleur artificielle arrachée à quelque couronne mortuaire.

Ces femmes atteintes de leur maturité comme d'une maladie incurable.

Se préparer un «terrain de chute»—non de rebondissement. La tombe étant le seul terrain de chute admissible.

Sa tête restée fine semblait ne plus appartenir à son corps appesanti.

Si, en devenant une vieille femme, tant d'elles ne devenaient pas un vieil homme?

Tant de femmes dégénèrent en joliesse, ne vaut-il pas mieux vieillir en laideur?

Cet âge où notre «système» semble chercher sa pièce de rechange ou sa maladie mortelle.

Il est né avec nous des douleurs, des conformations malheureuses de caractère que la mort seule peut détruire.

Souhaiter la vieillesse, cette lassitude définitive qui ne viendra donc jamais?

Ils disent qu'il est tragique de vieillir, mais il me semble qu'il serait plus affreux encore de ne pouvoir vieillir.

Mourir avant de s'être éteint ou s'éteindre avant de mourir?

Ils sont là dans la vie, comme des morts debout, à qui l'on aurait oublié de fermer les yeux.

Ce n'est pas leur jeunesse, mais leur vieillesse, qu'ils craignent de perdre.

La veulerie de leurs mâchoires ouvertes et que décompose, jour par jour, la vermine des paroles.

Il faut de belles dents pour traverser les écorces et arriver à la chair protégée et succulente de la vie.

Ils croient goûter à son fruit et c'est le sang de leurs gencives malades; aussi la trouvant amère, ils la déconseillent.

Les mots que sa bouche fait vivre sont des parasites. En la regardant, je pense aux fruits mangés des vers. Ses lèvres sont rongées par les mots vils qu'elle dit: qui veut y mordre n'a que le temps.

Ses paroles sont si vénéneuses qu'elles lui ont gâté les dents.

Elle critiquait la nature qui le lui rendait bien.

Vieillie, ridée et flagellée par le froid de trop d'hivers.

Comme son vieux parquet, elle tombait en morceaux à force d'être contrariée.

Chrysanthèmes: fleurs des feuilles de l'automne.

Éclatantes floraisons ou «brillantes décrépitudes.

Même les «jeunes filles» de notre temps sont vieilles plus ou moins: quelle est la «promise» comparaissant auprès d'un pommier en fleurs (comme devant ce Paris bourgeois, l'«Egoist» de George Mérédith) sans qu'elle paraisse aussitôt flétrie?

L'enfant: le commencement de leur vieillesse.

Tranche d'argent dans les arbres, que vous lacérez, ô chevelure blanche de la lune répandue... Se souvenir de ses souvenirs: vieillesse.

Je pressens déjà parfois l'accent de la vieille femme dans sa voix, le regard de la vieille femme dans ses yeux et surtout sur ses paupières.

Pauvres traits sans surveillance dans le sommeil, et que les mains inconscientes des dormeurs sculptent de vieillesse.

C'est en regardant les autres que l'on se voit vieillir.

La vieillesse—un refroidissement...

Le vieux roi David avait au moins de bonnes raisons de dormir avec ses esclaves: il s'y réchauffait.

Ces lignes vieillissantes et raturées où rien ne s'est écrit d'héroïque ou de passionné, ces lignes que l'on parcourt comme des faits divers, où seule l'existence médiocre a fait ses marques: pauvres fronts plissés par de petits tracas, de petits accidents impersonnels, qui leur ont laissé cet aspect anonyme, apeuré.

J'aime les figures écrites—bien écrites.

Le temps, ce sculpteur qui réussit parfois si bien des têtes de vieux.

Jeunesse masque—beau masque!

Attendre que les visages s'expriment,—la vieillesse seule est expressive.

Sur son front, un merveilleux dessin de rides en forme de lyre.

Elle étalait ses yeux bleus, son teint blanchi au blanc, et ses lèvres du rouge des drapeaux neufs, comme un défi à cette ennemie, la Vie, qui viendrait là, marquer quand même ses défaites et ses victoires.—Je ne scrute que les visages d'après la guerre. Là seulement on lit l'héroïsme du la lâcheté, les passions, les désertions, les attentes, les élans grandioses et les courages avortés, les causes vaines de toute une existence, de toute une guerre accomplie. Les visages où la vie a mis sa mitraille, son sang, sa pâleur ou sa diverse friperie. Des visages plantés comme des drapeaux sur un champ de victoire inconnu et solitaire—ou de ces visages ployés, comme passés à l'ennemi, tassés dans un amas de rides ou de graisse veule—prisonniers bien nourris ne cherchant plus que la préservation au moyen de l'inactivité, ou la considération avec ses concessions et ses aveuglements de lâches—que de défaites, que de différence entre les défaites!

... Puis les bras ne s'étendent plus vers rien,—ils retombent à nos côtés, s'y raccourcissent,—ce raccourcissement des bras où l'âge semble nous ôter nos rallonges!—puis nos doigts s'engourdissent, perdent leurs antennes de sensibilité.

... Des jours où notre vitalité est si lente que même notre âge nous rattrape!

Le clair de lune: jour du malfaiteur.

Que de platitudes sur l'amour; ils veulent faire ressemblant—et ce n'est qu'à eux-mêmes qu'ils font ressemblant: l'amour s'enfuit à la première odeur de leur maladroite lampe.

Mais aussi, parler avec esprit de l'amour, ce n'est que parler avec esprit.

Ses yeux pleins d'eau regardent l'estuaire!

Contrat de mariage de la quarantaine: résolu après neuf années de vie commune, de joies et de soucis partagés, de tromperies avouées.—Dans la survivance d'un attachement que nous croyons—et voulons croire—indestructible—puisqu'à son minimum d'émotivité réciproque, on arrive à cette conclusion:

La conjonction mise à l'épreuve des armées a failli doublement à la fidélité vers la sixième année, nous prouvant que l'adultère est inévitable à des unions sans préjugés, sans religion autre que leurs sentiments, sans lois autres que leurs désirs; incapables des sacrifices vains qui semblent des négations à la vie. Mais forts cependant dans la foi de pouvoir, sans illusions et sans exagérations, mourir ou vivre l'un pour l'autre. Tant il est vrai que, tout en reconnaissant mutuellement que l'on ne se suffit pas, l'on est cependant indispensable l'un à l'autre.

L'amour passion, qui n'a reconnu aucun obstacle, pur, exclusif, dévorant, affranchi comme le feu, a fait place à l'amour amour: d'une autre beauté, d'une autre pureté: évoluée, patiente, pitoyable, souple, cruelle, logique humaine et complexe comme la vie.

Nous l'acceptons comme telle: car une victoire mutilée vaut mieux que pas de victoire. Et nous croyons que le temps ne permet que des victoires mutilées, que ce sont les seules vivantes—et survivantes...

Étant libres, et non libres de choisir autrement, nous nous choisissons!

Car qui avons-nous trouvé à préférer à la longue l'un à l'autre? Il nous a été souvent clair et prouvé que notre évolution et celle de notre amour doivent s'accorder—que notre amour comporte des nécessités vitales—et des habitudes indestructibles—que nous devons tenir hors de danger, au-dessus des fluctuations momentanées, cet amour que nous savons être seul digne à la fois de représenter notre cœur, notre cerveau et notre corps. De le protéger contre nos caprices, égarements, changements probables, par les résolutions suivantes:

Réhabilitation de l'aventurier: Gentleman of fortune.

La vie est la grande aventure offerte à tout aventurier. Les démocraties vulgarisatrices et les monarchies industrielles avec leurs incessants besoins de plaisirs et de peines plébéiens, ont tué les grands appétits tyranniques. Les aventuriers ne sont plus que de vulgaires valets d'infortune, poussés à des actes rapaces par la nécessité. Leurs voyages ne sont plus des conquêtes d'agrément. L'aventurier né, n'est plus. Le titre d'aventurier reste cependant le premier titre de valeur. Ils furent de la forte race de ceux qui prennent sans rien demander: les maîtres de la terre, et au ciel des archanges révoltés ne reconnaissant rien au dessus-d'eux, ils fondèrent leur propre hiérarchie, méprisant à juste titre ces nobles peu nobles, domestiques traditionnels de leurs monarques héréditaires. Que le pauvre «ich diene» ou «Dieu est mon droit» est peu aristocratique. Tout ce qui est fortement individuel aime, réclame et impose l'aventure! Le premier penseur fut un aventurier, les inventeurs, les hommes de science et d'idées sont des aventuriers. Un mélange d'audace et de sagacité les caractérise, trop d'audace ou trop de sagacité faussant l'équilibre.

Il y a aussi le faux aventurier et l'aventurier raté. L'homme doué d'héroïsme et la femme douée de beauté ne peuvent se soustraire aux luttes et aux risques. Leurs aventures viennent les chercher et chacun y retrouve ce qui est déjà en lui et crée des événements à sa ressemblance. Et la postérité les reconnaîtra à ces événements, aussi distinctement qu'une monnaie marquée d'une effigie. L'aventurier ne doit pas croire à d'autre fatalité qu'à celle de son désir: vouloir et pouvoir, oser et vaincre sont pour lui synonymes. Les petits esprits disent: «n'être pas victime», et ils s'enferment: victimes de ce qu'ils acceptent comme nécessité, lois et devoirs, usages, préjugés, etc..., mais l'aventurier, que peut-il attendre de plus d'une gloire qu'il a faite et qu'il dépasser Après avoir vivifié un monde où il fut le seul vivant, il lui reste le désir de s'immoler sur son propre bûcher, d'être, après tant de victimes indignes, victime de lui-même.

Les beaux aventuriers, ces grands seigneurs de la vie, valent tellement mieux que leurs aventures, et que la vie même, qu'ils n'arrivent jamais à se satisfaire d'elle.

Seul l'être personnel, peut se ratifier, avouer ou désavouer ses actes, être en état de pécher contre ce germe de Dieu en lui!

L'être personnel: un dieu en bouture.

Le seul antéchrist, la nature.

Rodin mort ... l'architecture d'orgueil du nez décharné: cet instant le plus personnel de l'être, après la chair, avant le squelette ... finies la vie et ses contorsions.

Parchemin des mains, roses des paupières.

Pour tombeau le reste des marbres non travaillés.

Son paon, palette de couleur errante.

Son cygne couché, marbre immaculé, groupement inachevé.

Comment le ciel retient-il la lourdeur de ses nuages: blocs de marbre, statues de Rodin, tout son atelier devenu plafond, prêt à crouler sur nos têtes.

Tous ces réfugiés des musées, la plupart malades de froid et d'humidité, en exil de leurs cieux, et qu'aucun philantrope d'art ne songe à rapatrier.

Dans le cubisme, l'œil, comme l'estomac, assimile en une seule digestion ce qui lui fut distribué séparément. Cela se soutient physiquement; mais une fenêtre ouverte sur notre appareil digestif, quelque lent qu'il soit, n'est peut-être pas le moment le plus adéquat pour nous montrer un bon dîner.


DIEUX

Toute l'erreur vient peut-être d'avoir cru que Dieu est bon.

Satan aussi est une «pure présence».

Si des gens «bien pensants» pouvaient être remplacés par des gens pensant.

«Les pauvres d'esprit verront Dieu», les riches d'esprit seront dieux.

Ceux-là qui n'en contiennent pas en recherchent.

Les prières usent les dieux.

Beaucoup de pèlerins font se rejoindre toutes les routes.

Il n'est pas étonnant que ses adorateurs lui restent fidèles; ils ne le voient jamais.

Dieu seul a su garder les distances.

Non découragé par l'œuvre médiocre de sa création, il la veut en plus éternelle.

Puisque Dieu nous supposant las de notre mortalité, nous offre la vie éternelle, que ne pourrions-nous l'en délasser en l'invitant à partager notre temporalité.

L'Église a-t-elle songé à aiguiser les joies de ses fidèles en leur prêchant de n'y point succomber? Que d'amants fourbus aspirent en vain aux tentations de saint Antoine!

La maladie chasteté.

S'en aller du festin à jeun? ah! la nausée qui monte de leurs estomacs vides.

Ils sont rongés par leur âme comme des cancéreux.

Ils veulent faire passer pour équitable leurs lois d'intolérance, fondées sur leur manque d'appétit.—Je n'ai pas faim, tu ne mangeras donc pas!

Ils usent leurs dents à croquer le vide, puis avec des dents fausses ils voudraient parfois mordre en cachette à la vie.

Les missionnaires: cannibales spirituels qui enseignent à manger la chairet à boire le sang de leur Dieu.

L'ermite, ce monarque qui est son sujet et son homme de peine.

Être un conducteur de brebis? Vos bâtons ne sont-ils pas trop beaux pour leur dos?

Le catholicisme menacé songe même à un retour au christianisme.

Tout leur est bon, même le bon.

Je m'étonne qu'ils limitent leurs pauvres séductions à l'agonie et qu'ils n'aient pas songé à convertir les morts.

Ces mâles en robes à bavette, ces nourrices des âmes, entourées de leurs poupées saintes.

Avant la guerre, j'ai vu affiché: Grande baisse de prix sur tous les objets religieux: Une Immaculée défraîchie: 20 francs—Toute cette camelote d'église sera-t-elle jamais liquidée?

La guerre est un recul d'où surgira peut-être la renaissance de Dieu.

Leurs affirmations écrasent les vérités.

On peut être convaincu sans croire. «Dieu, je crois, Toi aides mon incroyance».

Le renoncement: héroïsme de la médiocrité.

Penser profondément, c'est penser de façon anonyme, au-dessous des couches d'images.

Que l'expérience coûte cher, c'est peut-être sa seule valeur.

Volupté: être infaillible et faillir.

Nous connaissons tous leurs dieux, ils ignorent les nôtres et, ce qu'ils nomment nos péchés, sont nos dieux, et ce qu'ils nomment leurs dieux nous sont connus sous d'autres noms.

Elle revient à nous, l'âme toute bariolée de dieux.

Combattre et triompher de ce qui nous rendait heureuses, n'est-ce pas ce qu'ils appellent être «bienheureuses»?

Halo, auréole, or céleste, couronne immatérielle des rois terribles ou tendres.

L'art a succédé à la religion pour leur faire négliger la vie.

Cathédrale, squelette de bête antédiluvienne, ossature pétrifiée, accroupie comme pour bondir de nouveau sur la ville oublieuse de la grande animalité.

Jéhovah, inconstant, haineux, vengeur—Jéhovah, digne Dieu des hommes.

Les vices ont quelque mérite—les vices seuls ont peut-être quelque mérite.

Ils ne sont individuels que par leurs défauts.

La Veulerie, l'Hypocrisie, le Devoir, la Pitié, l'Ennui, l'Abstinence, le Renoncement, ces sept vertus capitales.

Dieu ne dédaigne pas les biens de ce monde. On peut nier son royaume céleste, mais en voyant tant d'églises, je me rends compte que Dieu est le plus grand des propriétaires. Et pourra-t-on jamais l'exproprier?

L'éternité, cette perte du temps.

Il y a des vices philanthropiques: la Veuve de l'Évangile qui dépouille ses enfants pour donner à une charité anonyme, est approuvée du Christ et dangereusement mise à la mode.

L'excès et l'ascétisme, l'alcool et l'abstinence mènent également à Dieu.

C'est Épicure, et non Zénon, qui me semble le plus grand stoïcien: être stoïque, c'est être.

—Épicure, cher économiste de la sensualité.

Ne sentent-ils pas dans sa vie, dans l'indépendance de sa vie, ses raffinements, ses opulences, dans ses péchés et ses cruautés une grande vertu: combien il faut de sacrifices pour devenir soi.

Qu'il y a peu de bons travailleurs d'eux-mêmes.

Être son milieu.

Quel port de tête, et quelle tête digne d'être portée!

Le plaisir physique expulse nos démons, ou lorsqu'il opère mal, les intensifie.

J'aime les humains, mais seulement un à la fois.

L'humanité, comme les chœurs d'opéra, sera toujours au deuxième plan.

Je ne puis chanter qu'à l'unisson d'une voix, tout en moi se tait lorsque j'écoute, ou parle, à plusieurs êtres. Je suis monocorde.

Encore moins que l'amour à plusieurs, je ne puis comprendre la parole à plusieurs.

Je crois à l'accouplement cérébral comme à l'autre accouplement. Il ne peut se produire qu'à deux ou si c'est seul, entouré d'esprits réceptifs. Le Banquet de Platon, cette orchestration de divers esprits, mis en accord ou en désaccord par un thème qui les parcourt, semble exister au détriment de la résonnance qui ne peut atteindre ainsi toute l'ampleur de ses vibrations.

Il devait en résulter de l'énervement, puis de l'abrutissement: car, l'inspiration, qui est une excitation, demande à l'œuvre son développement et sa satiété; échangée à plusieurs, elle s'écourte, se perd ou devient orgiaque. Je soupçonne qu'aux Dialogues de Socrate, il n'y ait eu comme esprit stimulateur que Socrate. Qu'importe le nombre d'Alcibiades ivres qui s'insinuent et veulent prendre la place.—A côté de Socrate, en face de Socrate, il y a Socrate, qui, parmi tous ces réels fantômes, qu'ils soient ses amants ou ses amis, fait parler et écoute en lui seul ses personnages.

Quel couple certains être forment avec eux-mêmes; pour ceux-ci, même l'amour est un dérangement. D'autres sont, à eux seuls, toute une assemblée.

Si l'homme est fait à l'image de Dieu, la femme semble plutôt faite à celle de Cypris ...—encore une cause d'incompatibilité.

Armistice.—Ils ont du Mardi-gras la joie épouvantable.

Dévisager la mort,
Grimace, délivrance,
—Dernier masque du sort.

En nous surajoutant l'aide mécanique, nous abandonnons de plus en plus nos instincts que nous aurions peut-être plus d'agrément à cultiver au lieu de tant de science.

Nous attendons que ces dieux instruments nous communiquent ce que nos nerfs auraient dû ressentir, notre cœur appréhender: c'est nous qui devenons la machine, et la mécanique, notre être sensible, le surhomme de notre civilisation.

Les allemands ne comprennent pas le sport—cette chevalerie, ce jeu de la force adroite et juste.

La délicatesse de nos sentiments profite surtout à ceux qui ne la ressentent pas.

Les êtres sans modération sont sans égards. Ils profitent en conquérants des situations que vous créez pour eux et veulent vous expulser des amitiés qu'ils vous doivent: place aux barbares!

Le parasite ne deviendra-t-il donc jamais assez gavé pour vivre de lui-même?

Éviter le danger de faire goûter la richesse aux pauvres ils vous tueront pour ne pas avoir à la partager avec vous.

Le mendiant est l'ombre du roi.
La pauvreté, notre ombre menaçante.

Être bon pour un être médiocre, c'est mériter qu'il vous reproche votre médiocrité.

Ne donnons qu'aux riches—aux riches dans la misère.

Si vous tendez l'autre joue, que cela soit pour mieux reconnaître et assommer celui qui veut en profiter.

Chiens, fourrures à besoins.

La culture physique, qui conserve la jeunesse du corps,—à qui nous devons toute cette race de vieilles adolescentes.

Toutes les femmes ne sont pas faites pour êtres mères: quelle allure aurait la Victoire de Samothrace si elle devait arrêter son essor pour mettre bas.

Ces fleurs du Midi, multicolores et fripées, qui semblent avoir poussé dans des confettis.


ENTRE LES ROUTES

Le vent, ce sans-patrie, ce juif-errant des éléments.

Juin: le Loir, désert en longueur à peine submergé.

Puis ton fleuve aussi large que ton ciel.

Provence:
Les cigales et leurs castagnettes.

Les ceps de vigne noirs tordus hors de terre comme des mains de Satans.

Paysage cinglé des sabres invisibles du vent.

Aride Provence desséchée par l'hiver, brûlée par l'été, pays d'extrêmes.

Oliviers trapus, ô huiles essentielles. Poiriers en fleurs contre les cyprès noirs.

Les Baux:

Ruines ou chaos, résidence des quatre vents. Rocs où l'on semble retrouver le Sphinx d'Égypte, l'Enfer de Dante, et toute l'Emphase romantique, et toute l'Hellade détruite. Endroit si morne que son bouquet de corsage tombé y fait tache.

Merveilleux Arc où des chevaux de pierre effrités et plus que vivants, chargent depuis des siècles! La jambe d'un guerrier romain semble encore imposer sa force au monde.

Hôtel d'Avignon, où Napoléon Bonaparte vécut dans ses meubles, petite courette d'arches beiges, avec vos palmiers, portes basses où filtre une ténue musique ancienne, de clavecin et de viole d'amour.

Plus au midi:

Bouillabaisse et les «trois sueurs» de Madame Salvatour!

Voyager c'est vivre dans la malpropreté d'autrui.

Mais pourquoi ne pas considérer la poussière comme le duvet des meubles?

Par la fenêtre ouverte, les rayons de la lune glissent leurs longs arpèges.

Landes où l'hiver n'est que l'été assoupi.

Au sortir de cette mort, retrouver la rose féminine et le lilas viril.

Cette Manche, avec son bras d'eau tiède passant au travers: (le Gulf-Stream).

Ce Midi du Nord, avec ses figuiers, ses magnolias et ses roses d'Octobre.

L'envergure, cette emphase du Nord, sans emphase.

Ondes sensibles, arpèges silencieux, musique des nerfs.

Mimosas dans l'averse, boules d'or et boules d'argent réunies.

... Aussi j'adore la désirer en vain.

Qu'il lui en voulait de la maltraiter.

La lumière du Midi, implacable comme le regard d'un enfant sain.

Oliviers dégageant ces verts de lune en plein soleil.

Le phare tournant qui met sa pulsation de lumière dans ma chambre.

Il n'aimait que «les verdures», misanthrope au point de ne pouvoir souffrir même les tapisseries à personnages.

Les cygnes noirs au masque rouge.—Que n'a-t-on fait une Léda noire?

Ramer pour déplacer les paysages.

On voyage peut-être pour avoir au retour des yeux nouveaux.

Sa peau de soie meurtrissable en voyage comme les pétales de magnolia.

Faut-il qu'une route soit monotone pour qu'on la reconnaisse.

La haine, enfant prodigue, que tu nous reviens appauvrie!

Les beaux tuyaux de cheminée, casqués comme des chevaliers du moyen âge, qu'ils veillent sur nos toits tels les gardes d'Hamlet sur les remparts d'Elseneur.

Le clair de lune, ce revenant.

Le souvenir est une reconstitution, mais la mémoire a son imagination.

Quel cerveau est assez peu vaniteux ou personnel pour ne pas corrompre les réalités à son gré?

Heureuses, bienheureuses
Les villes vaniteuses
Se mirant dans les eaux...

J'ai glissé pendant l'été sur les rivières inhabitées des house-boats. Leurs rives sont d'une verdure si nuancée qu'elles remplacent les autres couleurs.

Loin des routes et entre elles, je me repose de la fatigue que d'autres ont éprouvée, et de tout ce qui n'est pas moi-même—je m'approche de tout ce qui plaide bellement pour devenir moi-même.

«L'onde est un amant doux à qui veut le suivre,
Son mol enseignement apprend comme il faut vivre.»

D'ici tout m'importe et rien ne m'importe. Les réalités sont bercées et somnolentes lorsqu'elles me parviennent: elles ont traversé l'eau. Elles sont lavées de leurs souillures, mêlées aux reflets.

Lequel de ces arbres existe? Les deux existent autrement: ces saules que le vent fait bruire et ces mêmes saules que l'eau porte et fait ondoyer!

La vie et son reflet sont identiquement réels: ce que je pense m'arrive autant que ce qui m'arrive.

Tout prend sa valeur, tout perd sa valeur vu de ma fenêtre ouverte au ras des rivières où je passe.

On ne devrait se souvenir que de ce qu'on espère.

Mes nerfs, cette traîne invisible, sur laquelle presque chacun marche ... Lorsqu'on me la déchire trop maladroitement, je tourne vers eux mon profil tranchant.

Que de romans nous avons vécus, qui ne furent pas des romans pour nous.

Lui préparer «des couleuvres à avaler» en excellente matelote d'anguilles.

Sa possession est délicate et difficile à effectuer—quelque chose qui ressemblerait au domptage d'un cheval fougueux et à la pêche à la truite.

Larmes! Que j'aime vos verreries fondues, fragiles et tarissables, les faire jaillir de votre cœur, comme Moïse l'eau du rocher—être, non un fou faisant rire les rois, mais un roi qui fait pleurer les fous, les fous d'ennui, tous les sourds-muets aveugles de la vie!

Ah! la puissance de faire refleurir de mon regard nocturne, tous ces visages dévastés de lassitude.

Cet automne nous offre des crépuscules comme des serres chaudes où l'on avance dans une buée, humant l'air prisonnier dans l'espoir de sentir une exhalaison de plante précieuse, de voir fleurir, de la boue humide des pavés, quelque végétation exotique mêlée à l'odeur des frêles capillaires. Une femme (semblable aux femmes que Carrière aurait dû mettre dans sa belle atmosphère) passe avec des orchidées à son manteau ouvert.—Les réverbères (un halo couronne les moins proches), comme une procession de géantes tulipes jaunes, semblent l'accompagner vers je ne sais quelle porte. Les allées de cette serre sont peut-être sans issues; tant dépassants les encombrent, semblent revenir sur leurs pas ... y demeurer?

Se laisser doucement asphyxier par cette gluante atmosphère toute imprégnée de cultures et de parfums imaginés?

Ce premier matin verdoyant, mes voisins ont ouvert leurs fenêtres en cercle sur mon jardin. Comme d'innombrables scènes de Guignol, les habitants accomplissent minutieusement les détails matériels de leur ménage. Des scènes utilitaires et des éclats de voix imposent leur rouage quotidien à la fraîche journée. Seul, un bébé blond, profitant de son âge inutilisé, sans responsabilités, regardait au dehors—posait ses yeux sur toute chose comme pour en jouer. Nos regards se rencontrèrent, et nous sourîmes, complices.

... Les portes à glaces des armoires qu'on ouvre font de vivaces miroitements à l'encontre du soleil, taches mobiles de clarté, qu'enfant je poursuivais pensant les mettre en cage.

Trilles de canaris, vrillages de sons: menuiserie.

«A casement ope at night to let the warm love in» (Keats, Ode to Psyché).

Un lierre s'est insinué chez moi par une fenêtre restée ouverte, il déroule à présent une longue tige à vrilles dans ma chambre, et il faudrait le couper pour refermer la fenêtre. A cette image, ils se sont insinués dans ma vie. Laisser la fenêtre ouverte?

Au mois de juillet, les chats, redevenus à peu près sauvages, aiguisent leurs griffes aux arbres et s'appellent en de longues sérénades alternées, si pleines de cette exécration amoureuse qui les attire l'un vers l'autre, selon la ruse de la nature, inéluctablement.

Les passants auraient-ils en toutes choses la meilleure part? Mon jardin sans fleurs, enclos, loin de la rue terne, étonne, au milieu de Paris. Ceux qui y allongent leurs regards ne voient ni les fourmis, ni après les fourmis, l'invasion des chenilles, des mites qui vivent de verdures surannées comme d'une tapisserie, ni la scie du «photographe sur métaux» qui semble scier des dents de géants, ni ces faux nuages: fumées jaillissantes en grosses touffes salement ouatées, d'une espèce de panier à salade qui surmonte le tuyau de l'imprimerie Balzac, ni les tilleuls du Japon, moitié oiseaux à la saison où ils muent, couvrant toute chose de leur duvet tenace, ni la suie qui noircit les troncs (pareils à des bras d'Éthiopiens portant le plus haut possible la fraîche offrande des feuilles).

Cette oasis pour autrui, petite Égypte aux sept fléaux pour moi, où pas une fleur ne se plaît à pousser. Il y a pourtant du soleil et de l'ombre, et du clair de lune sur la douce herbe, vierge chaque année. J'y ai parfois trempé mes pieds pendant les rosées de Juin. De mon hamac tâchant d'entendre monter la sève le long des arbres. Mais les divers rendez-vous quotidiens viennent m'enlever à ces rendez-vous délicats. Ce morceau de nature, enserré entre les maisons, grand appartement d'arbres, à ciel ouvert comme d'une lucarne, laisse à peine filtrer les saisons. Mon deuxième jardin a su garder son temple à l'amitié, sans fenêtres, aux portes mi-closes—refuge d'un solitaire invisible ou disparu. Ses colonnes doriques soutiennent un toit à coupole vitrée. Son fronton triangulaire est marqué de trois chiffres ou lettres D. L. V., que surmonte une guirlande.

A l'intérieur la rotonde a un parquet contrarié reproduisant les mêmes chiffres incrustés dans une étoile. Dans l'emplacement de ses trois cheminées, quelles amitiés frileuses sont venues s'abriter? Notre fatigue moderne, d'une usure si diverse, ne connaît plus en rien la saveur du recueillement, et si nous nous reposons, n'est-ce pas dans de nouvelles fatigues: ces poursuites variées de notre lassitude?

A un côté du temple une colonne soutient une amphore vide et l'autre une Vénus, en pierre moussue, se courbe pour essuyer ses pieds devant le seuil.

Des amis qui viennent me voir, me disent, émerveillés, loin de moi: «Ce sont les jardins de Racine et de la Champmeslé... La reine Marguerite y a erré avec ses philosophes?... Clairon est votre spectrale voisine... Adrienne Lecouvreur y est morte. C'est peut-être elle qui fit construire ce petit temple à l'amitié!... C'est l'empire napoléonien qui a placé sur votre entrée ces sphynx?... C'est ici que le jeune Balzac cachait ses amours avec la Dilecta?.. qui lui était «plus qu'une mère, plus qu'une amie, plus que toute créature»... C'est sans doute à une de ces célèbres «diableries» des bocages de jadis que le comte de Clermont-Tonnerre enleva sa maîtresse au poète amphitryon. Vous connaissez l'épigramme:

«A la plus tendre amour elle fut destinée,
Qui prit longtemps Racine dans son cœur:
Puis, par un insigne malheur,
Le Tonnerre est venu qui l'a déracinée.»

Le malin petit Vauquelin des Yvetots y reçut la vertueuse Mme d'Hautefort, et un passage souterrain conduisait les charmantes et frivoles Parisiennes à ses fêtes galantes... En ce temps il n'était question que du sérail de Vauquelin, Richelieu visita cette propriété de Vauquelin; s'arrêta devant la charmille secrète et dit à son hôte interloqué: «Si nous visitions le souterrain?» (que le brutal percement de la rue de Rennes mettra sans doute un de ces jours à découvert).

Une hôtesse d'autrefois y accueillit aussi Charles de Sévigné, Boileau, etc... Comment ne pas leur préférer la visite de mes contemporains si riches d'eux-mêmes, qui semblent en entrant fermer les portes au passé, rendant, malgré son prestige, mon jardin un peu public.

Mes fêtes:

Heureuse dans l'oubli de ceux qui sont exclus.

Mon désir souvent crée votre pas, je crois voir votre forme, et je me vêts hâtivement de mon hermine pour la royale visite de l'amour,—mais vous passez ailleurs...

Ses frêles mains, comme submergées, semblent toujours se soutenir, se mouvoir en quelque onde native, tracent sur l'espace vide je ne sais quel souvenir, de remous invisibles dont j'aurais voulu fixer les dessins en tons vagues sur les murs: que ses gestes soient mes fresques.

Trois bougies:
—Signe de mort!
—Toi ou moi?
—Cela ne revient-il pas au même?

Déclaration:

Je commence déjà à vous entendre, afin de donner à la journée la valeur qu'elle mérite, ô seule vous—dont l'esprit convienne à mon imagination, dont la méchanceté éveille mes nerfs, dont la saveur grise mon cerveau, dont la bouche plaise à mes lèvres, dont mon cœur aime le cœur, dont la venue de toutes ces choses puisse s'appeler vivre, dont mon souffle exige la vie.

Cette bergère sur laquelle elle fut séduite, et qui n'est même pas ancienne...

Il la regardait pleurer: la petite gouttière de son nez, quelle jolie liaison entre deux traits et, architecturalement, quelle économie?

Être égoïste et empressé, ou comme elle sans égoïsme et sans prévoyance?

Le jour montre trop toute chose, pour pouvoir montrer quelque chose. J'attendrai le soir pour l'interroger. Elle dit seulement: Je sens que ton regard se fixe au loin.

—Je te regarde.

—Mais tu ne peux me voir.

—Je vois l'ombre où tu es.

Des mots, des mots banals, montés de nos souffrances?

Cet héliotrope, qui sentie linge de femme.

La libellule, comme une broche envolée.

Le marronnier, fleuri et rond,—un bouquet à offrir par le tronc à quelque géante.

En cette heure d'absence, il était tout ce qu'elle aurait voulu de compréhensif: la présence limite.

Une personnalité si vaste qu'on n'en saisissait pas le contour: il semblait contenir toutes les contradictions, être toute chose et son opposé.

Il leur faut tout, pour savoir qu'ils ne veulent rien.

Ne pas suivre un chemin, et ignorer si un chemin nous suit.

Comme la comète a sa queue, sa destinée aura une traîne.

Être son maître, c'est être l'esclave de soi.

Aimer l'art de la vie, et l'amour, l'art des grands seigneurs de la vie, pour qui les autres arts ne sont que des serviteurs intéressés.

L'art n'est pas un leit-motiv, mais un accompagnement.

La volupté, voulant une religion, inventa l'amour.

On trouvera compliqué tout être ayant la simplicité de suivre sa nature.

Testament: Je n'ai rien à laisser après moi, je me suis dépensée et j'ai dépensé l'existence largement, outre mesure. J'en ai tiré tout ce que j'ai pu, j'en ai tiré plus qu'elle ne contient.

Je puis être de l'avis de qui me parle avec émotion, croire selon eux, malgré mes falotes opinions, ma personnalité seule est indélébile.

Ils disent volontiers: «Vous si blonde», comme si «blonde» recélait un compliment en soi, tandis que «vous si brune»?...

Si je rougis parfois de ce que je fais, c'est de plaisir!

Pouvoir se dire: rien, ni la vieillesse, ni l'isolement, ni scandale, ni l'incompréhension, ne me feront renier des actes conçus dans l'ardeur, dans l'amour et dans la jeunesse.

Je ne me tournerai jamais le dos.

Espérons l'impossible, car c'est peut-être une bassesse que de mettre son espoir en lieu sûr.

Je ne regrette ni les folies que j'ai faites, ni les folies que je n'ai pas faites. En fait de folies, j'ai beaucoup de raison.

Elle était l'ami des hommes et l'amant des femmes, ce qui, pour des natures ferventes et pleines d'initiatives, vaut mieux que l'inverse.

L'intelligence interroge, et la bêtise répond.

Ils remettent tout en question et l'y laissent.

Ceux qui vivent des morts n'aiment pas la vie.

Ai-je senti vos injures plus que vos roses?

Avoir à se venger, quel manque de perspicacité!

Comment ne pas vous reprocher le temps où vous me laissez écrire?


TABLE

APOLOGY

DÉDICACES

Ire Partie—LES SEXES ADVERSES:

LA GUERRE ET LE FÉMINISME
INDIGNATIONS
NOTES SUR LE COURAGE
BAS-CÔTÉS
PETITES RÉPERCUSSIONS
QUESTIONS QUI SE POSENT
SUPERFICIALITÉS ÉCONOMIQUES

IIe Partie.—CHOSES DE L'AMOUR:

IN LOVE
COUPLES
LE MALENTENDU
NARCISSISME
INCESTE
SADISME
AUTRES PARADIS
AUTOUR DE DIONYSOS
PHILOSOPHIE DES TENDANCES

IIIe Partie.—PAGES PRISES AU ROMAN QUE JE N'ÉCRIRAI PAS:

CÉLIBATAIRES
LE MONDE
LE 1/2
PETITES DIVINITÉS

IVe PARTIE.—AUTRES ÉPARPILLEMENTS:

LITTÉRATURES
THÉÂTRE
VIEILLESSES
DIEUX
ENTRE LES ROUTES


PENSÉES D'UNE AMAZONE


CE QU'ILS EN PENSENT


Ce sont ses mémoires de sensations que Mademoiselle Clifford Barney présente sous forme de notes rédigées avec une négligence qui n'est pas elle-même sans apprêt. Un curieux tempérament s'y révèle, d'une épicurienne anarchiste par dégoût de la morale, et que l'attrait de la politesse et de la distinction inclinerait au stoïcisme sportif et sensuel.

On trouve dans ce livre quelques traces de cette esthétique ce Liberty» qui fallit gâter les beaux dons de Renée Vivien...

Mademoiselle C. B., en vraie amazone, sait l'art de décocher un trait derrière elle, en faisant semblant de fuir. Elle n'est jamais si dangereuse que lorsqu'elle paraît faire retraite devant l'objection logique.

... Sentir et voir, pour les femmes, et les amazones, c'est penser.

Sachons gré à Mademoiselle B. d'aimer les femmes avec une si cruelle clairvoyance. Celle-ci nous fait mieux comprendre sa misanthropie indulgente... Pourtant, redisons avec le précieux Bensérade:

Même pour nous haïr ces farouches guerrières
Ne s'entr'aimèrent pas,
Mais d'un profond amour allaient sur leurs frontières
Goûter les vrais appas»...
Roger ALLARD.

(Nouvelle Revue Française.)

Ces pensées ... qui sont comme des flèches plantées dans la vie, très sûrement.

Alexandre ARNOUX.

D'abord merci pour la dédicace, car, pour en rappel et les termes, je suis en effet «D. E. F. G. ou H.», plus précisément M. L. A. «un de ceux que vous alliez oublier».

... Quoi, dès le seuil, serait-ce une amazone féministe...?

Mais il s'explique aussitôt que vous prêtiez votre voix à de telles revendications, la femme ministre, la femme diplomate, puisque vous suggérez:

«Que risquez-vous en admettant aux controverses du gouvernement madame et mademoiselle Ubu»?

Que ferait-on d'elles à Mytilène et même à Cythère? Votre charité leur cherche une a situation» à Paris. Nous ayant délivrés d'elles vous satisferez à cette vocation: «Que tous ceux purifiés par le feu s'approchent de nos foyers solitaires: nous serons mieux que l'épouse, la mère ou la sœur d'un homme, nous serons le frère féminin de l'homme.» Vous répondez-là, Madame, à une exigence que la nature semblait n'avoir pas prévue. Grande amie de longtemps (je vous ai dit qu'il me fallait anticiper), quelle heureuse confiance est notre partage: vous nous pouvez satisfaire, donc vous avez besoin de nous?

«Mais pourquoi vous soucier du libre échange, du bonheur des peuples: toutes préoccupations dont il vaut mieux laisser l'avantage à «madame et à mademoiselle Ubu»...

Amazone, renoncez à cette œuvre de sang: faire une seule nation de toutes.

Penchez-vous plutôt sur les cœurs. Émue certes, mais clairvoyante—comme on a dû vous le reprocher!-jusqu'où pénétrez-vous dans l'extatique regard qui, croyant vous découvrir, vous offre une âme aimante, avec tant de richesses qu'il ignore? A ces coupes d'Amour puisez la bonne ivresse, et ce mépris de nous qui vous fait nos égales (puisque l'homme a le tort aussi de mépriser la femme). Sensible amie aspirant à la passion, témoin incorruptible de vos propres ivresses, de vos répugnances, depuis la naïve inquiétude jusqu'au désespoir. Telle page de vous me fait penser à cette leçon d'amour du jeune Augustin de Porto-Riche (un grand connaisseur lui aussi), telle autre, plusieurs autres, à des aveux de Baudelaire. C'est ici qu'il faut vous chercher. Nous vous avons reconnue et rejointe, impudique, avec gloire sacrifiée, l'esprit sauf.

Nous oublierions ici tout ce qui n'est pas vous, vos digressions et vos détours, votre amour de l'Humanité, votre haine de l'alcool, si, nous ayant mal égarés, ils ne nous avaient menés à vous...

Il faudra donc souffrir à vos funérailles (si la funeste hypothèse après nous s'en vérifiait) que soient mêlés derrière le plus fleuri des chars, aux muses inconsolables et aux poètes, les délégués de la Société des Nations et ceux de la Ligue Antialcoolique.

Max L. ARTUS.
(L'Œil de Bœuf).

Quelle originalité profonde est la vôtre! Comme vous savez sentir et vous exprimer d'une manière unique! Il m'est incompréhensible, car le français ne peut pas être votre langue natale. Et vous êtes dans l'âme mille fois plus parisienne qu'américaine. Votre livre est un livre qu'on ne peut pas lire d'un trait. A chaque page on s'arrête pour méditer, pour comparer vos expériences avec les expériences du lecteur, si pauvres en comparaison.

Georges BRANDÈS.

Tout cela d'ailleurs, le très bon, le médiocre, comme le pire, n'a pas grand air de nouveauté... Cela rappelle, pour y aller un peu rondement, et Baudelaire, et Schopenhauer, et Nietzsche, et Gourmont ... un La Rochefoucauld en jupons ... tantôt cela évoque Rochefort et les pointes un peu puériles des faiseurs de revues, etc... La sceptique veut-elle nous convaincre? Mais nous trébuchons alors, et d'assez haut, dans l'ordinaire.

J. J. BROUSSON.
(Excelsior).

Sachant la futilité de vos journées, de vos plaisirs, extérieurs à votre fond,—je crains de m'illusionner sur la réussite. Trop d'habitudes, de circonstances, d'influences étrangères vous ont à votre insu lentement détournée de vous-même, trop d'amies qui n'étaient pas de votre race vous ont amusée, mais sans vous éclairer.

José de CHARMOY.

... Vous avez trop d'amis pour en avoir un, vous êtes trop à tous pour être à vous—vous êtes victime dans l'opulence—vous avez la paresse d'un effort, et la curiosité de la minute à venir l'emportera, mais pas la curiosité de vous. Votre danger? vos éparpillements. Ne le croyez pas, on ne met pas des hauteurs dans des éparpillements, on les dissipe.

... Hautement raisonnable d'un bout à l'autre...

Marcel COULON.

Amazone, je baise vos mains avec une terreur sacrée.

Anatole FRANCE.

Hâtive en ses paroles, en ses gestes, en sa vie,—ne jetant sur le papier que des pensées fugitives comme des pétales ou, tout au plus, des «pages prises aux romans qu'elle n'écrira pas»—elle a failli se dépenser toute entière pour les passants de ses chemins et consumer, en sa course fiévreuse, ce charme inspirateur dont des temps recueillis se pouvaient embaumer. Elle a tout risqué, l'imprudente! Mais le destin qui, lui aussi, s'est fait son courtisan, lui a amené par la main deux profonds interprètes et a fixé près d'elle ces immobiles que son tourbillon eût dû effrayer...

André GERMAIN.
(L'Ère Nouvelle).

«Cette catastrophe: être femme». Cet aphorisme, que je cueille dans les Pensées d'une Amazone de N. C. B., pourrait servir d'épigraphe à ces pensées. L'amazonisme est plus qu'une attitude intellectuelle: c'est un état d'être, une sorte d'hybridité... L'auteur écrit: «Il y a des androgynes d'esprit aussi bien que de corps.» C'est très exact, et cet hermaphrodisme, qui a sa répercussion intellectuelle, explique toutes les nuances des manifestations de l'art et nous montre qu'il ne faut pas classer trop séparément les œuvres mâles et féminines.

Jean de GOURMONT.
(Mercure de France).

... Puis des amours sont des jugements. Vous êtes le bloc de cristal de Villiers de l'Isle-Adam, «poli, transparent et sincère.» Elle est dure aussi, l'âme des éparpillements. Nietzsche aurait dû la reconnaître: «Soyez durs». Vous remettez du ciment dans les trous que fait la vie. Êtes-vous contente, je vous ai jugée.

Une autre fois, je jugerai peut-être autrement. Et ce n'est pas la première ni la seconde fois que ce livre m'attire.

Remy de GOURMONT.

Digne guerrière des rives du «Grand fleuve» devenue amazone des rives de la Seine, plus intrépide et complexe que celles de Thémiscyre ou des rives du Thermodon qui ne subjuguèrent que des Numides, des Atalantes, presque des troglodytes...—et qui furent vaincues par Hercule—qui devant vous n'en mènerait pas large!—je sais enfin comment est faite la foi et l'entendement des belles chasseresses, de merveilleux belluaires féminins qui sont dignes, aujourd'hui, de ce beau nom et qui, comme vous, font en si peu de girations d'une lame souple, une si belle hécatombe de philistins!...

Henri de GROUX.

... Ce sont vraiment des flèches, mais lancées dans toutes les directions.

On chercherait en effet, dans ce livre, le témoignage d'une foi quelconque, sinon peut-être dans la vie, ou plutôt dans une certaine manière de concevoir la vie, comme un moyen de connaissance et de plaisir. Cette philosophie amère et pénétrante de N. C. B. n'est pas sans rappeler celle d'Oscar Wilde... Comme Wilde, Mlle C. B. voit surtout dans la société un ensemble de bouffonneries protocolaires, utiles, logiques, efficaces, mais à condition de ne pas en être dupe; et au fond de tout sentiment humain un moyen d'échapper au désespoir, quand il ne nous entraîne pas!

... On cause un certain malaise quand on est intelligent à ce point ... ce qui rendra son livre irrespirable à beaucoup de gens ... et en tout cas, je ne crois pas qu'il se soit jamais trouvé une femme aussi virilement intelligente qu'elle, c'est-à-dire aussi dénuée de toute naïveté sentimentale, de tout entraînement romanesque, aussi capable d'étudier chaque phénomène moral comme une expérience,—et rien de plus. Nous ne manquons pas de penseurs, les uns délayant Pascal, les autres démarquant Montaigne; mais il n'y a pas, dans toutes leurs emphatiques périodes, le quart de l'observation réelle, de la réflexion que je trouve dans ces formules de N. C. B., si brèves et presque toujours elliptiques...

... Je reconnais qu'il y en a trop (de pensées) et que leur abondance nuit un peu à l'ensemble de l'ouvrage, bien que toutes aient un sens, souvent caché...

Je connais peu de pensée aussi pessimiste que celle de Mlle N. C. B. et en même temps aussi courageuse. On dirait qu'en dépouillant la vie de tout ce qui la pare aux yeux d'autrui, elle l'aime davantage; sans doute, parce que c'est elle seule qu'elle aime et non un ensemble de théories toutes faites et de sentiments de commande. Ce livre a la saveur glacée de l'éther qui vous enivre et vous réconforte en vous détruisant, mais il faut savoir s'y plaire.

Edmond JALOUX.
(L'Éclair).

Après la lecture de ce livre que la blonde Natalie (une amie depuis vingt années!) m'a fait l'honneur de m'envoyer, je pense, aujourd'hui plus que jamais, que l'intelligence de Natalie est une sorte à la fois aiguë et a-poétique,—si j'ose employer ce dernier terme, lequel, bien qu'inconnu au petit vocabulaire, exprime complètement ma pensée. Je dis a-poétique, pas plus. Je ne dis pas anti-poétique, ce qui serait injuste et faux. Car l'intelligence de Natalie, bien qu'elle soit d'essence ultra-pratique, se différencie nettement de l'intelligence juive contemporaine[1], de l'intelligence de bourse, de banque et de notariat, de l'intelligence de comptabilité littéraire, en ce qu'elle est une intelligence sympathique.

Et l'intelligence juive contemporaine à la J. B., outre ce que nous venons d'en dire, est une sorte sèche, stérile, arrogante, vite agressive, facilement triviale, et qui demande à être surveillée avec sévérité.

Mais pour ce qui est du livre de Natalie, il y aura, j'en suis certain, unanimité pour en reconnaître ce que je viens d'appeler son intelligence. D'aucuns même iront jusqu'à dire que c'est un livre original. Non! Il serait plus vrai de dire que cela a l'air original. En réalité, cela ne casse rien, et cela ne révèle rien de nouveau. Cela confirme simplement que son auteur est vraiment doué de finesse et de subtilité.

Mais, ô Natalie, que de futilités, que d'oiseuses subtilités tout au long de tes «Pensées»! Nombreuses trouvailles, en vérité, mais de collectionneur d'insectes, d'un vieux monsieur à lunettes, chasseur de coléoptères, un tantinet maniaque. Et puis, et puis... Émaillant ton parterre de pensées, cette couche de pédantisme! Et, flottant sur le tout, ce relent qui sent la documentation de quatrième ou cinquième main. Et cela, c'est l'impardonnable chez une Natalie aux fins cheveux hyperboréens, à la chair de banane, une Natalie qui devrait être l'exemple vivant du féminin dans ce qu'il a de plus séduisant, et qui se présente ainsi à nous sous cette figure grise d'entomologiste (qui aurait suivi avec assiduité les cours de M. S. R....)

Mais le grand reproche, la faute sans espoir, le péché mortel, c'est que sur ces pages il n'y a pas un sourire, pas trace de sourire, pas une seule pensée souriante. Ce sont des pensées d'une Amazone butée et hypocondre.

Et cette constatation désespérante du sourire néant m'humilie personnellement, moi qui, dans ma pensée de toujours au sujet de cette sacrée Natalie, avait mis à part du troupeau ennuyeux de nos Bas-Bleus cette blonde amie. Je n'aimerais pas m'être trompé du tout au tout.

Il est vrai qu'il y a bien, par ci par là, des espèces de sourire, dans ce livre. Mais hélas! ce ne sont que des plissements ironiques des lèvres. Eh oui! Ce n'est que de l'ironie, et rien que cela. Or, quelle misère que l'ironie, quand on ne nous offre que cela à nous mettre sous la dent, à nous que rien ne saurait émouvoir hors ces quatre choses qui sont la tétrade sans laquelle notre vie spirituelle et physique n'aurait aucun sens: la Poésie intérieure (j'insiste sur ce mot: intérieure), le Merveilleux, la Gaîté et la Volupté.

Mais, encore une fois, il faut rendre justice à l'intelligence de cette, malgré tout, séduisante Natalie, et la préférer, en dépit de son terre-à-terre, à la plupart de nos Sappho échevelées, qu'elles soient ou ne soient pas chevalières de la Légion d'honneur. Pour ma part, je ne connais pas, même parmi nos porte-plume du sexe mâle, beaucoup d'écrivains qui trouveraient à aligner sur le papier des choses aussi excellentes que, par exemple, celles-ci:

—Le genre humain, un genre que je déplore.

—Celui qui veut confondre la reproduction et l'amour, les gâche tous les deux: le mariage est le résultat de ce gâchis.

—A un souper, les femmes deviennent les filles qu'elles sont.

—En entrant au théâtre, je vois écrit: Sortie, et je sors.

—Les poèmes de Mallarmé sont si faciles à retenir parce que chaque mot y est nécessaire et à sa place... (Malheureusement, le reste de la phrase se perd dans du charabia: commotion, vibration, perceptions, etc...)

En somme, Natalie, avec ce que tu possèdes de dons, tu aurais pu affiner en toi autre chose que ta sensualité, ne serait-ce que le sentiment du goût, par exemple, cette chose souhaitable entres toutes. Et surtout tu aurais pu canaliser ces dons vers les choses du sentiment intérieur. Alors seulement la Déesse t'aurait reconnue. Mais certes, tu n'es pas encore,—malgré les poèmes que tu as écrits—sur le sentier qui conduit vers la Déesse. Tu fais trop partie de cette malheureuse humanité féminine, terrain presque imperméable, à propos de laquelle me revient à la mémoire ce que me disait un jour, avec désespoir, pendant la guerre, en parlant de ses ouvrières typographes le contre-maître d'une imprimerie parisienne: «Ah! monsieur, ces ouvrières, c'est plein de bonne volonté, c'est acharné au travail, ça fait bien plus leur possible que les hommes mobilisés qu'elles remplacent! Mais que voulez-vous, avec les femmes, ça ne sort pas! non, monsieur, ça ne sort pas!»

En somme, et pour conclure, je dirai que le livre de Natalie serait un livre à recommencer, sur un tout autre plan, si Natalie était capable d'héroïsme. Mais ce serait un peu tard pour recommencer un livre imprimé et déjà en circulation. Et puis, et puis, je crois bien que Natalie est surtout capable d'intelligence, et non pas d'héroïsme.

Enfin n'ai-je pas prononcé, à son sujet, le mot a-poétique? Que faire à cela? La Poésie n'est pas une question de mots, de syllabes, et d'hexamètres auxquels on aurait plus ou moins cassé l'échine, qu'on aurait plus ou moins fait rimer. La Poésie est surtout dans la vie, dans la pensée intime, et dans le sentiment. C'est un domaine à la fois large ouvert et plus fermé que la vieille Chine flanquée au Nord de sa muraille de trois mille kilomètres. Dans ce domaine du mystère intérieur ne pénètrent que les privilégiés de naissance.

Dr J. C. MARDRUS.

Paris, Décembre 1920.

[1] Je dis contemporaine, et j'insiste sur ce mot, pour marquer la différence avec l'esprit des grands prophètes d'Israël, esprit à jamais perdu.

... Pas une once de vanité littéraire n'entre dans la composition chimique de son être spirituel. Mais c'est quand même un peu la trahir que de la prendre aussi naïvement au mot...

Mlle C. B. mérite qu'on étudie son œuvre, comme si on ne connaissait pas sa personne. Je vais donc parler de son livre, qui est là sous mes yeux, absolument comme si c'était la seule manière que j'eusse jamais eu de m'approcher de son esprit. Ce sera plus consciencieux, plus loyal et peut-être plus complet. Car s'il est impossible de mentir dans un livre, même masqué, combien l'est-il davantage de le faire quand on a, comme Mlle B., la religion de la sincérité.

Car c'est cela, je crois, la caractéristique des Pensées d'une Amazone, Mlle B. ne recule devant aucune audace, elle va même jusqu'au cynisme. Mais le cynisme chez elle n'a rien d'agressif, ni de révolté. La logique et l'observation l'amènent à certaines conclusions: elle les énonce, sans aucune arrière-pensée d'étonner ou de scandaliser. Tant mieux si vous êtes assez entraîné pour respirer aisément cet air raréfié et trop pur, tant pis si vous avez besoin d'inhaler quelque chose où vos poumons reconnaissent fraternellement quelque gaz de mensonge. Mlle B. ne s'occupe jamais de ce qu'on a pensé avant elle sur quoi que ce soit, encore moins de la quantité de convention que la Société estime nécessaire comme alliage dans le métal d'une opinion.

... Si nous aimons la liberté absolue du jugement l'esprit qui étincelle, une certaine inhumanité même, nous sommes servis... Charme singulier en vérité, bizarre comme serait celui d'un Méphistophélès imprégné de féminité. Car la nature même, ni la création, ne trouvent grâce devant ce cerveau incorruptible, fier et négateur. Encore moins, bien entendu, la pauvre société et sa triste civilisation; Mlle B. est tellement pessimiste! Mais encore une fois ce n'est jamais chez elle attitude de faiseur de maximes. Comme elle méprise ces effets faciles, qui se réduisent toujours à de pures antithèses verbales! Son pessimisme est un résultat fatal. Ce n'est pas de sa faute si la nature est un jeu du hasard et l'homme un fou encore plus fortuit. Le pessimisme ordinaire se réjouit du désordre comme d'un élément qui lui est naturel. Le pessimisme des natures supérieures ayant rêvé mieux, reste triste, sous le sourire.

Deux choses en effet demeurent intactes dans la plaine désolée de ruines où se promène la pensive amazone: l'amour et la poésie. Même quand elle n'en parle pas précisément, une phrase incidente, une épithète, ouvrent soudain des horizons sur la perspective de sa pensée profonde... Une page, à ce point de vue, est vraiment révélatrice. C'est dans le chapitre intitulé: Petites Divinités... Trente-six lignes, et c'est tout, et on n'en retrouve pas d'analogues dans tout le volume. Pourtant elles l'éclairent tout entier, elles lui donnent son sens et sa portée, elles livrent pour ainsi dire le secret de cette sensibilité étrange, faite, semble-t-il, surtout d'intelligence, lucide et froide comme le diamant. Voilà donc son point émotif, son nœud vital. C'est par là qu'elle rentre dans la communion humaine, elle qui paraissait, sur tous les autres plans, lui échapper. Elle aime la joie, les moments intenses de la vie. Elle était faite pour cela, pour ces exaltations souveraines... Ce rêve parfois, très rarement se réalise dans une circonstance exceptionnelle, dans une sorte de moment de feu dont l'ardeur dissout les scories de nos insuffisances.

Tout le reste du temps, elle regrette obscurément cette intensité souveraine, cette vie vraiment digne d'être acceptée, et sa raillerie de toutes les autres choses n'est peut-être faite que de l'observation du contraste entre cela, qui est si rare, et la continuité désolante du médiocre, de l'à-peu-près, de la vie courante en un mot.

Bien peu d'écrivains se sont placés sur ce plan pour juger de la vie.

Francis de MIOMANDRE.
(Événement).

... Seules les natures «doubles» voient à fond, c'est-à-dire au-delà... (Elles) comprennent les deux motifs contraires et contradictoires... Tous les autres parlent une langue limitée et finissent rhéteurs.

ORANO.

Merci pour vos livres ... pas autant que si c'était des broderies.

... Dans les volumes, j'ai déjà vu ce qui me déplaît. Je verrai ce qui me plaira...

Ce qu'on voudrait, c'est des compliments sincères. Encore faut-il les mériter...

Si j'ai cessé de vous voir, c'est que...

R. de M.

Plusieurs de ces pensées auraient dû être omises, mais la plupart révèlent une vision aiguë de la vie—sur une étendue d'expériences suffisantes, quelques-unes mêmes profondes. Une atmosphère de désenchantement surplombe ce livre qui n'est nullement pathétique, mais triste à la façon d'un jour gris. Peut-être est-il triste parce qu'il est sans foi, Sa pensée est gouvernée par ses émotions, plutôt que par son intelligence, mais ses émotions sont si bien stérilisées que cette découverte ne se fait pas tout de suite. Des élans à la mode de jadis sur l'amour, la mort, le chagrin, le temps la jeunesse, sont pris comme dans un filet d'acier—scintillant ... un peu cruel. Son ton a cette précision acide dont Jane Austen avait la maîtrise,—et qui trouve des exemples depuis son temps jusqu'à nos jours, non seulement parmi nos femmes de lettres, mais dans la vie privée de l'Anglaise et de l'Américaine. Malgré l'identification de Miss B... avec tout ce qui est parisien, comme chez d'autres Américains qui ont adopté la vie d'un pays étranger, il y a quelque chose qui reste différent. Edith Wharton et Henry James, Mrs Craigie, Marion Crawford dérivent de leur pays d'origine (Mrs Rumsey dans son Mr Cushing et Mademoiselle Chastel s'en éloignent le plus). Stuart Merrill, Vielé-Griffin, et aussi Miss B...—qui ne peut reconnaître en eux quelque chose qui ne vient pas d'une tradition latine ou catholique? Rien ne pourrait donner ce ton à une Française. Il est l'héritage de gens qui ont livré une controverse sur chaque verset des Épitres de Saint-Paul. Un ton sans affection, implacable, sans merci. Le chapitre sur l'alcoolisme est aussi loin de l'esprit français qu'il est possible. Une Française n'envisagerait jamais la question de cette manière, ni ne la discuterait-elle ainsi à moins d'être d'ancestralité protestante ou juive. Le passage page 228 résume le drame des expériences intellectuelles, comme celles de Spinosa et Newman. On finit ce livre sans rien savoir sur Miss B..., si ce n'est quelques-unes de ses opinions. D'autres recueils de pensées, depuis Marc-Aurèle, ont révélé la personnalité de leurs auteurs. Pascal, Schopenhauer, Nietzsche, se confessent du moins implicitement. Ils ont bâti une maison pierre par pierre, et l'ont vitalisée en y habitant. Mademoiselle B. a bâti sa maison pierre par pierre, mais elle semble habiter ailleurs. A plus d'un égard, concluons ainsi: résidente étrangère.

Vincent O'SULLIVAN.

(Traduit du New-York Evening Post).

J'aime ce livre—par bouffées.

Ezra POUND.

Il y a bien des erreurs dans ces notes, mais quel adorable frémissement de vie et quel amour de la beauté! Il y a des idées inquiétantes et de pénétrantes vérités. Il y a aussi quelques neuves vérités sur le plaisir...

Un style original est aussi rare qu'une inquiétude inédite. Mlle N. C. B. enrichit notre littérature française qui n'aurait aucun sens si elle n'était humaine. Elle est Américaine...

Maurice PRIVAT.
(Le Rappel).

Beaucoup de pensées, et souvent originales, on peut même dire: trop de pensées, auxquelles manque pourtant une idée maîtresse qui les ferait vivre. L'auteur est une bonne et spirituelle observatrice qui marie heureusement au positivisme américain la finesse française. Elle a l'air plutôt de s'amuser des gens et des choses. Mais s'amuser ce n'est pas vivre, c'est plutôt regarder vivre les autres.

L'auteur connaît à fond le monde où l'on s'ennuie laborieusement et à grands frais. Et il ne le ménage pas... Une bonne révolution communiste...

Charles RAPPOPORT.

Telles notations ... de Miss B... dans son premier recueil de pensées, «Éparpillements», m'avaient induit en espérance...

Je dirai tout à l'heure en quoi j'ai été déçu par les nouvelles pensées de Miss B...

En belle et triomphante amazone qu'elle entend être et demeurer, elle n'est préoccupée ni d'indulgence ni de bonté. Elle se veut libre, affranchie de vains préjugés, et c'est le côté le plus séduisant, le plus «viril» de sa personnalité. Les hommes, elle les traite en «inégaux»... Quoi que j'aie pu dire tout à l'heure, elle s'exprime sur les choses de l'amour, sur les questions sexuelles, avec le maximum de liberté compatible avec la dissimulation innée de son sexe. Elle sait, elle sent ... que «toute métaphysique doit être physique d'abord pour être autre chose qu'une rêverie»...

Évidemment, l'Américaine Miss B... n'est point de ces Yankees qui voudraient condamner la mémoire de Walt Whitman pour tels attendrissements virgiliens de ses feuilles d'herbe.

... Je l'aime moins quand elle se teinte d'un certain sadisme trop littéraire...

Pourquoi, brusquement, de la part de cette Américaine qui a blâmé si sévèrement le «puritanisme», pourquoi des notations qui trahissent un anglo-saxonisme irrémédiable et qui transforment notre moderne Sappho en incorrigible suffragette?

Cruelle Amazone qui vous voulez libre et affranchie dans l'ordre sentimental et sexuel, pourquoi soudain ce moralisme sévère, évidemment issu de vos hérédités sociales et confessionnelles, qui vous égale aux plus ennuyeux quakers?...

Pour femme qu'elle soit et, par suite, totalement inapte à juger des choses sérieuses...

Miss B... si par hasard, naturalisée française, vous deveniez un jour éligible, vous n'aurez jamais ma voix! Vous êtes, en effet, permettez-moi de vous le déclarer respectueusement, d'une détestable frivolité. Votre morale individualiste, excellente pour une, est fort dangereuse pour tous.

Charles RÉGISMANSET.
(Dépêche Coloniale).

Elle ne lit rien, ne sait rien, devine tout... This wild girl of Cincinnati (Ohio).

Salomon REINACH.

Pourquoi donc Miss B... éparpille-t-elle ainsi, en miettes d'ailleurs étincelantes, un talent original, subtil et fort? Pourquoi met-elle une sorte de coquetterie à le dissimuler?

... Chaque éparpillement résume une page de fraîche observation ou un chapitre de philosophie neuve. La sentimentalité et l'humour anglo-saxons les dictèrent davantage que l'ironie latine. Et ils composent une observation particulière...

J.-Joseph RENAUD.

De cette conscience lucide et de cet esprit sensuel et pénétrant quelle montre à l'étude d'elle-même et des choses, émane je ne sais quel relent de cirque romain; son art semble cette émeraude que Néron interposait entre ses yeux et les jeux sanglants.

André ROUVEYRE.

Ces Pensées ne se lisent pas à la façon d'un roman. Pourtant, quel magnifique et subtil roman que ces pages qui nous conduisent à la contemplation des vérités nues du monde, intellectuel et sentimental, du monde le plus intérieur, j'entends. Et quelle suprême élégance que de n'avoir point brodé une «aventure» autour de ces pensées plus riches que toute imagination de romancier et se suffisant amplement, d'abord pour elles-mêmes, et aussi pour tout esprit réfléchi capable d'évocation... On l'accusera, on l'aura accusée déjà de méchanceté et d'exagération pessimiste. Ceux qui ont entrepris de mépriser comme il convient les gentillesses du monde et d'exprimer en pure conscience la vision que leur donnent nos frères stupides et pitoyables, vont au devant de ces censures pharisaïques.

Edouard SCHNEIDER.

J'ai lu, j'ai même relu l'Amazone en Bretagne. C'est subtil, je ne suis même pas sûr de tout comprendre, sans doute parce que je connais mal la littérature poétique ultra-contemporaine. Je trouve dans les jugements littéraires et dans l'analyse des sentiments beaucoup de pensées justes et fortes, exprimées en bonne langue.

C'est trouble, c'est amer, c'est triste, c'est hybride. Et c'est moins que vous-même.

Ch. SEIGNOBOS.

La guerre nous montre la plupart des femmes figées dans une «attitude» qui leur fut comme un uniforme militaire. Mais si leurs gestes n'étaient pas libres, certaines tiennent à montrer que, dans l'universel vertige, elles surent conserver l'usage de leur raison, la liberté de leur pensée et la sensibilité de leur être. Parmi ces femmes, qui furent femmes, il faut ranger la subtile Amazone.

Victor SNELL.
(L'Humanité).

C'est chose délicate que de se risquer à un livre uniquement en pensées, en remarques et notations. Il y a comme une vanité à prétendre dire quelque chose qui n'ait été dit, et à affirmer ainsi qu'on a trouvé du nouveau sous le ciel. Mme C. B... gagne brillamment cette difficile partie. Son livre est ingénieux, spirituel, hardi. Parfois son courage va jusqu'à la bravade, son indépendance jusqu'à la provocation ... mais c'est le livre d'une femme qui est une Amazone, c'est-à-dire une surfemme.

... Cette Amazone «pense» vraiment,—action rare—et elle n'a pas peur de dire ce qu'elle pense, ce qui est plus rare encore.

V. S...
(La Lanterne).

Ce sont bien des pensées, nullement des «restes» seulement, des pensées «très amazone» peut-être, mais très féminines d'abord. Ce sont des émotions, des sensations dont les dernières vibrations—ou le souvenir—se résolvent en idées. L'auteur vit d'abord avec prodigalité, rayonnement, une certaine superbe et de beaux transports, et après—bien après, parfois—ajuste là-dessus les idées reçues et note les écarts, les faux plis, les insuffisances. Comprenez que vivre c'est aimer et qu'aimer est d'une grandeur active, souveraine et sans limite.

Un chapitre est consacré à la littérature. Il y a des notations amusantes. Il y a cette pensée si admirablement fausse...

Les TREIZE.
(L' Intransigeant).

Lorsqu'une femme d'esprit, vivant au milieu du monde, prend la peine de regarder autour d'elle et de noter brièvement les observations qu'elle rapporte de cet examen, il existe bien des chances pour qu'elle mette à la lumière un manuel parfait d'ironie et de raison.

Laurent TAILHADE.

Hercule courait les Amazones.

Il les tuait, pillait, violait,—au petit bonheur, comme s'il eût pris ces actes au hasard dans son immense et brute énergie.

Mais l'une d'elles l'attendit. Elle ne semblait pas le craindre. Son regard clair et distrait, au lieu d'un monstre, lui faisait voir un imbécile. Peut-être à tort.

Elle s'allongea et se mit à écrire un livre.

Et tout ceci sur la peau d'un ours blanc qu'elle n'avait pas tué.

—Qu'est-ce que tu fais? dit Hercule.

Elle écrivit une pensée. «Je pense», dit-elle.

—Tu penses?—dit Hercule,—donc je fuis!

Paul VALÉRY.

Il n'y a aucune pensée qui effraye cette amazone.

Israël ZANGWILL.

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