Plus fort que Sherlock Holmès
FIN
CANNIBALISME EN VOYAGE
Je revenais dernièrement de visiter Saint-Louis, lorsqu'à la bifurcation de Terre-Haute (territoire d'Indiana), un homme de quarante à cinquante ans, à la physionomie sympathique, aux manières affables, monta dans mon compartiment et s'assit près de moi ; nous causâmes assez longtemps pour me permettre d'apprécier son intelligence et le charme de sa conversation. Lorsqu'au cours de notre entretien, il apprit que j'étais de Washington, il se hâta de me demander des « tuyaux » sur les hommes politiques, sur les affaires gouvernementales ; je m'aperçus d'ailleurs très vite qu'il était au courant de tous les détails, de tous les dessous politiques, et qu'il en savait très long sur les faits et gestes des sénateurs et des représentants des Chambres aux Assemblées législatives. A une des stations suivantes deux hommes s'arrêtèrent près de nous et l'un d'eux dit à l'autre :
« Harris, si vous faites cela pour moi, je ne l'oublierai de ma vie. »
Les yeux de mon nouveau compagnon de voyage brillèrent d'un singulier éclat ; à n'en pas douter, ces simples mots venaient d'évoquer chez lui quelque vieux souvenir. Ensuite son visage redevint calme, presque pensif. Il se tourna vers moi et me dit :
— Laissez-moi vous conter une histoire, vous dévoiler un chapitre secret de ma vie, une page que j'avais enterrée au fin fond de moi-même. Écoutez-moi patiemment, et ne m'interrompez pas.
Je promis de l'écouter ; il me raconta l'aventure suivante, avec des alternatives d'animation et de mélancolie, mais toujours avec beaucoup de persuasion et un grand sérieux.
Récit de cet étranger :
« Le 19 décembre 1853, je quittai Saint-Louis par le train du soir qui va à Chicago. Tous compris, nous n'étions que vingt-quatre voyageurs hommes ; ni femmes ni enfants ; nous fîmes vite connaissance et comme nous paraissions tous de bonne humeur, une certaine intimité ne tarda pas à s'établir entre nous.
« Le voyage s'annonçait bien ; et pas un d'entre nous ne pouvait pressentir les horribles instants que nous devions bientôt traverser.
« A 11 heures, il neigeait ferme. Peu après avoir quitté le village de Welden, nous entrâmes dans les interminables prairies désertes qui s'étendent horriblement monotones pendant des lieues et des lieues ; le vent soufflait avec violence, car il ne rencontrait aucun obstacle sur sa route, ni arbres, ni collines, ni même un rocher isolé ; il chassait devant lui la neige qui tombait en rafales et formait sous nos yeux un tapis épais. Elle tombait dru, cette neige, et le ralentissement du train nous indiquait assez que la locomotive avait peine à lutter contre la résistance croissante des éléments. Le train stoppa plusieurs fois et nous vîmes au-dessus de nos têtes un double rempart de neige aveuglant de blancheur, triste comme un mur de prison.
« Les conversations cessèrent ; la gaieté fit place à l'angoisse ; la perspective d'être murés par la neige au milieu de la prairie déserte, à cinquante lieues de toute habitation, se dressait comme un spectre devant chacun de nous et jetait une note de tristesse sur notre bande tout à l'heure si joyeuse.
« A deux heures du matin, je fus tiré de mon sommeil agité par un arrêt brusque. L'horrible vérité m'apparut dans toute sa nudité hideuse : nous étions bloqués par la neige. « Tous les bras à la rescousse ! » On se hâta d'obéir. Chacun redoubla d'efforts sous la nuit noire et la tourmente de neige, parfaitement convaincu qu'une minute perdue pouvait causer notre mort à tous. Pelles, planches, mains, tout ce qui pouvait déplacer la neige fut réquisitionné en un instant.
« Quel étrange spectacle de voir ces hommes lutter contre les neiges amoncelées, et travailler d'arrache-pied, les uns plongés dans une obscurité profonde, les autres éclairés par la lueur rougeâtre du réflecteur de la machine !
« Au bout d'une heure, nous étions fixés sur l'inutilité complète de nos efforts ; car la tempête remplissait en rafales les tranchées que nous avions pratiquées. Pour comble de malheur, on découvrit que les bielles de la locomotive s'étaient brisées sous la résistance du poids à déplacer. La route, eût-elle été libre, devenait impraticable pour nous !!
« Nous remontâmes dans le train, fatigués, mornes et découragés ; nous nous réunîmes autour des poêles pour examiner l'état de notre situation. Nous n'avions pas de provisions de bouche ; c'était là le plus clair de notre désastre ! Largement approvisionnés de bois, nous ne risquions pas de mourir de froid. C'était déjà une consolation.
« Après une longue délibération, nous reconnûmes que le conducteur du train disait vrai : en effet quiconque se serait risqué à parcourir à pied les cinquante lieues qui nous séparaient du village le plus rapproché aurait certainement trouvé la mort. Impossible de demander du secours, et l'eussions-nous demandé, personne ne serait venu à nous. Il nous fallait donc nous résigner et attendre patiemment du secours ou la mort par la faim ; je puis certifier que cette triste perspective suffisait à ébranler le cœur le plus stoïque.
« Notre conversation, pourtant bruyante, produisait l'illusion d'un murmure vague, qu'on distinguait à peine au milieu des rafales de vent ; la clarté des lampes diminua peu à peu, et la plus grande partie des « naufragés » se turent, les uns pour réfléchir, les autres pour chercher dans le sommeil l'oubli de leur situation tragique.
« Cette nuit nous parut éternelle ; l'aurore glacée et grise commença à poindre à l'est ; à mesure que le jour grandissait, les voyageurs se réveillèrent et se donnèrent du mouvement pour essayer de se réchauffer ; l'un après l'autre, ils étirèrent leurs membres raidis par le sommeil, et regardèrent par les fenêtres le spectacle horrible qui s'offrait à leurs yeux. Horrible ! il l'était en effet, ce spectacle. Pas une habitation ! pas un atome vivant autour de nous ! partout le désert, blanc comme un linceul ; la neige, fouettée en tous sens par le vent, tourbillonnait en flocons dans l'espace.
« Nous errâmes toute la journée dans les wagons, parlant peu, absorbés dans nos pensées ; puis vint une seconde nuit, longue, monotone, pendant laquelle la faim commença à se faire sentir.
« Le jour reparut ; silencieux et triste, nous faisions le guet, attendant un secours qui ne pouvait pas venir ; une autre nuit lui succéda, agitée de rêves fantastiques pendant lesquels des festins somptueux et les fêtes bacchiques défilaient sous nos yeux ! Le réveil n'en fut que plus pénible ! Le quatrième et le cinquième jour parurent ! Cinq jours de véritable captivité ! La faim se lisait sur tous les visages déprimés qui accusaient l'obsession d'une même idée fixe, d'une pensée à laquelle nul n'osait ni ne voulait s'arrêter. Le sixième jour s'écoula, et le septième se leva sur notre petite troupe haletante, terrifiée à l'idée de la mort qui nous guettait. Il fallait pourtant en finir et parler. Les lèvres de chacun étaient prêtes à s'entr'ouvrir pour exprimer les sombres pensées qui venaient de germer dans nos cerveaux. La nature, trop longtemps comprimée, demandait sa revanche et faisait entendre un appel impérieux !
« Richard H. Gaston, de Minnesota, grand, d'une pâleur de spectre, se leva. Nous savions ce qui allait sortir de sa bouche ; un grand calme, une attention recueillie avaient remplacé l'émotion, l'excitation factice des jours précédents.
« — Messieurs, il est impossible d'attendre davantage ! L'heure a sonné. Il nous faut décider lequel d'entre nous mourra pour servir de nourriture aux autres.
« M. John J. Villiams, de l'Illinois, se leva à son tour : — Messieurs, dit-il, je propose pour le sacrifice le Révérend James Sawyer de Tennessee.
« — Je propose M. Daniel Hote de New-York, répondit M. W. R. Adams, d'Indiana.
« M. Charles Langdon : — Que diriez-vous de M. Samuel Bowen de Saint-Louis ?
« — Messieurs, interrompit M. Hote, j'opine plutôt en faveur du jeune John A. Van Nostrand, de New-Jersey.
« H. Gaston : — S'il n'y a pas d'objection, on accédera au désir de M. Hote.
« M. Van Nostrand ayant protesté, la proposition de M. Hote fut repoussée, celles de MM. Sawyer et Bowen ne furent pas acceptées davantage.
« M. A.-L. Bascom, de l'Ohio, se leva : — Je suis d'avis de clore la liste des candidatures et de laisser l'Assemblée procéder aux élections par vote.
« M. Sawyer : — Messieurs, je proteste énergiquement contre ces procédés irréguliers et inacceptables. Je propose d'y renoncer immédiatement, et de choisir un président à l'Assemblée ; nous pourrons ensuite poursuivre notre œuvre sans violer les principes immuables de l'équité.
« M. Bell, de Iowa : — Messieurs, je proteste. Ce n'est pas le moment de s'arrêter à des formalités absurdes. Voilà huit jours que nous ne mangeons pas ; et chaque minute perdue en discussions vaines rend notre situation plus critique. Les propositions précédentes me satisfont entièrement (ces messieurs en pensent autant, je crois) ; pour ma part, je ne vois donc pas pourquoi nous ne nous arrêterions pas à l'une d'elles, il faut en finir au plus vite.
« M. Gaston : — De toutes façons, l'élection nous demanderait au moins vingt-quatre heures, et c'est justement ce retard que nous voulons éviter. Le citoyen de New-Jersey...
« M. Van Nostrand : — Messieurs, je suis un étranger parmi vous ; je n'ai donc aucun droit à l'honneur que vous me faites, et j'éprouve une certaine gêne à...
« M. Morgan d'Alabama, l'interrompant : — Je demande que la question soit soumise au vote général. Ainsi fut fait, et le débat prit fin, bien entendu. Un conseil fut constitué, M. Gaston nommé président, M. Blake secrétaire, MM. Holcomb, Baldwin et Dyer firent partie de « la Commission des candidatures » ; M. R.-M. Howland, en sa qualité de pourvoyeur, aida la Commission à faire son choix.
« La Commission s'accorda un repos d'une demi-heure avant de procéder à ses grands travaux. L'Assemblée se réunit, et le comité porta son choix sur quelques candidats : MM. George Ferguson, de Kentucky, Lucien Herrman, de la Louisiane, et W. Messick, du Colorado. Ce choix fut ratifié.
« M. Rogers, de Missouri, se leva : — Monsieur le Président, les décisions ayant été prises maintenant selon les règles, je propose l'amendement suivant, en vue de substituer au nom de M. Herrman celui de M. Lucius Harris, de Saint-Louis, qui est honorablement connu de tous ici. Je ne voudrais en quoi que ce soit amoindrir les grandes qualités de ce citoyen de la Louisiane, loin de là. J'ai pour lui toute l'estime et la considération que méritent ses vertus. Mais il ne peut échapper à personne d'entre nous que ce candidat a maigri étonnamment depuis le début de notre séjour ici. Cette considération me porte à affirmer que le comité s'est fourvoyé en proposant à nos suffrages un candidat dont la valeur morale est incontestable, mais dont les qualités nutritives sont...
« Le Président : — Le citoyen du Missouri est prié de s'asseoir ; le Président ne peut admettre que les décisions du comité soient critiquées sans suivre la voie régulière.
« Quel accueil fera l'Assemblée à la proposition de ce citoyen ?
« M. Halliday, de Virginie : — Je propose un second amendement visant la substitution de M. Harvey Davis, de l'Orégon, à M. Messick. Vous estimerez sans doute avec moi que les labeurs et les privations de la vie de frontière ont dû rendre M. Davis quelque peu coriace ; mais, Messieurs, pouvons-nous, à un moment aussi tragique, ergoter sur la qualité de la chair humaine ? Pouvons-nous discuter sur des pointes d'aiguilles ? Avons-nous le droit de nous arrêter à des considérations sans importance ? Non, Messieurs ; la corpulence, voilà tout ce que nous demandons ; l'embonpoint, le poids sont à nos yeux les principales qualités requises : le talent, le génie, la bonne éducation, tout cela nous est indifférent. J'attire votre attention sur le sens de mon amendement.
« M. Morgan (très agité) : — Monsieur le Président, en principe, je suis pour ma part absolument opposé à cet amendement. Le citoyen de l'Orégon est vieux ; de plus, il est fortement charpenté, et très peu dodu. Que ces Messieurs me disent s'ils préfèrent le pot-au-feu à une alimentation substantielle ? et s'ils se contenteraient de « ce spectre de l'Orégon » pour assouvir leur faim ? Je demande à M. Halliday, de Virginie, si la vue de nos visages décavés, de nos yeux hagards ne lui fait pas horreur ; s'il aura le courage d'assister plus longtemps à notre supplice en prolongeant la famine qui déchire nos entrailles et en nous offrant le paquet d'os que représente le citoyen en question ? Je lui demande s'il réfléchit à notre triste situation, à nos angoisses passées, à notre avenir effroyable ; va-t-il persister à nous jeter en pâture cette ruine, cette épave, ce vagabond misérable et desséché, des rives inhospitalières de l'Orégon ? Non ! il ne l'osera pas ! (Applaudissements.)
« La proposition fut mise aux voix et repoussée après une discussion violente. M. Harris restait désigné, en conformité du premier amendement. Le scrutin fut ouvert. Il y eut cinq tours sans résultat. Au sixième, M. Harris fut élu, tous les votes, sauf le sien, s'étant portés sur son nom. Il fut alors proposé que ce scrutin serait ratifié par un vote unanime à mains levées ; mais l'unanimité ne put être obtenue, M. Harris votant encore contre lui-même.
« M. Radiway proposa alors que l'assemblée fît son choix parmi les derniers candidats, et que l'élection eût lieu sans faute pour le déjeuner. Cette proposition fut acceptée.
« Au premier tour, il y eut scission : les uns penchaient en faveur d'un candidat réputé très jeune ; les autres lui préféraient un autre homme de belle stature. Le vote du président fit incliner la balance du côté du dernier, M. Messick ; mais cette solution déplut fortement aux partisans de M. Ferguson, le candidat battu ; on songea même un instant à demander un nouveau tour de scrutin ; bref, tous décidèrent d'ajourner la solution, et la séance fut levée de suite.
« Les préparatifs du repas détournèrent l'attention du parti Ferguson et au moment où le fil de la discussion allait reprendre, on annonça en grande pompe que M. Harris était servi. Cette nouvelle produisit un soulagement général.
« Les tables furent improvisées avec les dossiers de fauteuils des compartiments, et nous nous assîmes, la joie au cœur, en pensant à ce régal après lequel nous soupirions depuis une grande semaine. En quelques instants, nous avions pris une tout autre physionomie. Tout à l'heure le désespoir, la misère, la faim, l'angoisse fiévreuse, étaient peints sur nos visages ; maintenant une sérénité, une joie indescriptible régnaient parmi nous ; nous débordions de bonheur. J'avoue même sans fausse honte que cette heure de soulagement a été le plus beau moment de ma vie d'aventures.
« Le vent hurlait au dehors et fouettait la neige autour de notre prison, mais nous n'en avions plus peur maintenant.
« J'ai assez aimé Harris. Il aurait pu être mieux cuit, sans doute, mais en toute justice, je dois reconnaître qu'aucun homme ne m'agréa jamais autant que Harris et ne me procura autant de satisfaction. Messick ne fut pas précisément mauvais, bien qu'un peu trop haut en goût ; mais pour la saveur et la délicatesse de la chair, parlez-moi de Harris.
« Messick avait certainement des qualités que je ne lui contesterai pas, mais il ne convenait pas plus pour un petit déjeuner qu'une momie (ceci soit dit sans vouloir l'offenser). Quelle maigreur !! mon Dieu ! et dur !! Ah ! vous ne vous imaginerez jamais à quel point il était coriace ! Non jamais, jamais !
— Me donnez-vous à entendre que réellement vous... ?
— Ne m'interrompez pas, je vous en prie.
« Après ce frugal déjeuner, il fallait songer au dîner ; nous portâmes notre choix sur un nommé Walker, originaire de Détroit. Il était excellent ; je l'ai d'ailleurs écrit à sa femme un peu plus tard. Ce Walker ! je ne l'oublierai de ma vie ! Quel délicieux morceau ! Un peu maigre, mais succulent malgré cela. Le lendemain, nous nous offrîmes Morgan de l'Alabama pour déjeuner. C'était un des plus beaux hommes que j'aie jamais vus, bien tourné, élégant, distingué de manières ; il parlait couramment plusieurs langues ; bref un garçon accompli, qui nous a fourni un jus plein de saveur. Pour le dîner, on nous prépara ce vieux patriarche de l'Orégon. Là, nous reçûmes un superbe « coup de fusil » ; — vieux, desséché, coriace, il fut impossible à manger. Quelle navrante surprise pour tous ! A tel point que je finis par déclarer à mes compagnons : — Messieurs, faites ce que bon vous semble ; moi, je préfère jeûner en attendant meilleure chère.
« Grimes, de l'Illinois, ajouta : — Messieurs, j'attends, moi aussi. Lorsque vous aurez choisi un candidat qui soit à peu près « dégustable », je serai enchanté de m'asseoir à votre table.
« Il devint évident que le choix de l'homme de l'Orégon avait provoqué le mécontentement général. Il fallait à tout prix ne pas rester sur cette mauvaise impression, surtout après le bon souvenir que nous avait laissé Harris. Le choix se porta donc sur Baker, de Géorgie.
« Un fameux morceau celui-là ! Ensuite, nous nous offrîmes Doolittle, Hawkins, Mac Elroy, — ce dernier, trop petit et maigre, nous valut quelques protestations. Après, défilèrent Penrol, les deux Smiths et Bailey ; ce dernier avec sa jambe de bois nous donna du déchet, mais la qualité était irréprochable ; ensuite un jeune Indien, un joueur d'orgue de Barbarie, un nommé Bukminster, — pauvre diable de vagabond, décharné ; il était vraiment indigne de figurer à notre table.
« Comme consolation d'une si maigre pitance, nous pouvons nous dire que ce mauvais déjeuner a précédé de peu notre délivrance.
— L'heure de la délivrance sonna donc enfin pour vous ?
— Oui, un beau matin, par un beau soleil, au moment où nous venions d'inscrire John Murphy sur notre menu. Je vous assure que ce John Murphy devait être un « morceau de roi » ; j'en mettrais ma main au feu. Le destin voulut que John Murphy s'en retournât avec nous dans le train qui vint à notre secours. Quelque temps après il épousa la veuve de Harris !!...
— La victime de... ?
— La victime de notre première élection. Il l'a épousée, et maintenant il est très heureux, très considéré et a une excellente situation. Ah ! cette histoire est un vrai roman, je vous assure ! Mais me voici arrivé, monsieur, il faut que je vous quitte. N'oubliez pas, lorsque vous aurez quelques instants à perdre, qu'une visite de vous me fera toujours le plus grand plaisir. J'éprouve pour vous une réelle sympathie, je dirai même plus, une sincère affection. Il me semble que je finirais par vous aimer autant que Harris. Adieu monsieur, et bon voyage. »
Il descendit ; je restai là, médusé, abasourdi, presque soulagé de son départ. Malgré son affabilité, j'éprouvais un certain frisson en sentant se poser sur moi son regard affamé. Aussi, lorsque j'appris qu'il m'avait voué une affection sincère, et qu'il me mettait dans son estime sur le même pied que feu Harris, mon sang se glaça dans mes veines !
J'étais littéralement transi de peur. Je ne pouvais douter de sa véracité ; d'autre part il eût été parfaitement déplacé d'interrompre par une question inopportune un récit aussi dramatique, présenté sous les auspices de la plus grande sincérité. Malgré moi, ces horribles détails me poursuivaient et hantaient mon esprit de mille idées confuses. Je vis que le conducteur m'observait ; je lui demandai : Qui est cet homme ?
J'appris qu'il faisait autrefois partie du Congrès et qu'il était un très brave homme. Un beau jour, pris dans une tourmente de neige et à deux doigts de mourir de faim, il a été tellement ébranlé par le froid et révolutionné, que deux ou trois mois après cet incident, il devenait complètement fou. Il va bien maintenant, paraît-il, mais la monomanie le tient et lorsqu'il enfourche son vieux « dada », il ne s'arrête qu'après avoir dévoré en pensée tous ses camarades de voyage. Tous y auraient certainement passé, s'il n'avait dû descendre à cette station ; il sait leurs noms sur le bout de ses doigts. Quand il a fini de les manger tous, il ne manque pas d'ajouter : « L'heure du déjeuner étant arrivée, comme il n'y avait plus d'autres candidats, on me choisit. Élu à l'unanimité pour le déjeuner, je me résignai. Et me voilà. »
C'est égal ! j'éprouvai un fameux soulagement en apprenant que je venais d'entendre les élucubrations folles d'un malheureux déséquilibré et non le récit des prouesses d'un cannibale avide de sang.
L'HOMME AU MESSAGE POUR LE DIRECTEUR GÉNÉRAL
I
Il y a quelques jours, au commencement de février 1900, je reçus la visite d'un de mes amis qui vint me trouver à Londres où je réside en ce moment. Nous avons tous deux atteint l'âge où, en fumant une pipe pour tuer le temps, on parle beaucoup moins volontiers du charme de la vie que de ses propres ennuis. De fil en aiguille, mon ami se mit à invectiver le Département de la Guerre. Il paraît qu'un de ses amis vient d'inventer une chaussure qui pourrait être très utile aux soldats dans le Sud Africain.
C'est un soulier léger, solide et bon marché, imperméable à l'eau et qui conserve merveilleusement sa forme et sa rigidité. L'inventeur voudrait attirer sur sa découverte l'attention du Gouvernement, mais il n'a pas d'accointances et sait d'avance que les grands fonctionnaires ne feraient aucun cas d'une demande qu'il leur adresserait.
— Ceci montre qu'il n'a été qu'un maladroit, comme nous tous d'ailleurs, dis-je en l'interrompant. Continuez.
— Mais pourquoi dites-vous cela ? Cet homme a parfaitement raison.
— Ce qu'il avance est faux, vous dis-je. Continuez.
— Je vous prouverai qu'il...
— Vous ne pourrez rien prouver du tout. Je suis un vieux bonhomme de grande expérience. Ne discutez pas avec moi. Ce serait très déplacé et désobligeant. Continuez.
— Je veux bien, mais vous serez convaincu avant longtemps. Je ne suis pas un inconnu, et pourtant il m'a été aussi impossible qu'à mon ami, de faire parvenir cette communication au Directeur Général du Département des Cuirs et chaussures.
— Ce deuxième point est aussi faux que le premier. Continuez !
— Mais, sur mon honneur, je vous assure que j'ai échoué.
— Oh ! certainement, je le savais, vous n'aviez pas besoin de me le dire.
— Alors ? où voyez-vous un mensonge ?
— C'est dans l'affirmation que vous venez de me donner de l'impossibilité où vous croyez être d'attirer l'attention du Directeur Général sur le rapport de votre ami. Cette affirmation constitue un mensonge ; car moi je prétends que vous auriez pu faire agréer votre demande.
— Je vous dis que je n'ai pas pu. Après trois mois d'efforts ; je n'y suis pas arrivé.
— Naturellement. Je le savais sans que vous preniez la peine de me le dire. Vous auriez pu attirer son attention immédiatement si vous aviez employé le bon moyen, j'en dis autant pour votre ami.
— Je vous affirme que j'ai pris le bon moyen.
— Je vous dis que non.
— Comment le savez-vous ? Vous ignorez mes démarches.
— C'est possible, mais je maintiens que vous n'avez pas pris le bon moyen, et en cela je suis certain de ce que j'avance.
— Comment pouvez-vous en être sûr, quand vous ne savez pas ce que j'ai fait ?
— Votre insuccès est la preuve certaine de ce que j'avance. Vous avez pris, je le répète, une fausse direction. Je suis un homme de grande expérience, et...
— C'est entendu, mais vous me permettrez de vous expliquer comment j'ai agi pour mettre fin à cette discussion entre nous.
— Oh, je ne m'y oppose pas ; continuez donc, puisque vous éprouvez le besoin, de me raconter votre histoire. N'oubliez pas que je suis un vieux bonhomme...
— Voici : J'ai donc écrit au Directeur Général du Département des Cuirs et chaussures une lettre des plus courtoises, en lui expliquant...
— Le connaissez-vous personnellement ?
— Non.
— Voilà déjà un point bien clair. Vous avez débuté par une maladresse. Continuez...
— Dans ma lettre, j'insistais sur l'avenir assuré que promettait l'invention, vu le bon marché de ces chaussures, et j'offrais...
— D'aller le voir. Bien entendu, c'est ce que vous avez fait. Et de deux !
— Il ne m'a répondu que trois jours après.
— Naturellement ! Continuez.
— Il m'a envoyé trois lignes tout juste polies, en me remerciant de la peine que j'avais prise, et en me proposant...
— Rien du tout.
— C'est cela même. Alors je lui écrivis plus de détails sur mon invention...
— Et de trois !
— Cette fois je... n'obtins même pas de réponse. A la fin de la semaine, je revins à la charge et demandai une réponse avec une légère pointe d'aigreur.
— Et de quatre ! et puis après ?
— Je reçus une réponse me disant que ma lettre n'était pas arrivée ; on m'en demandait un double. Je recherchai la voie qu'avait suivie ma lettre et j'acquis la certitude qu'elle était bien arrivée ; j'en envoyai quand même une copie sans rien dire. Quinze jours se passèrent sans qu'on accordât la moindre attention à ma demande ; pendant ce temps, ma patience avait singulièrement diminué et j'écrivis une lettre très raide. Je proposais un rendez-vous pour le lendemain et j'ajoutai que si je n'avais pas de réponse, je considérerais ce silence du Directeur comme un acquiescement à ma demande.
— Et de cinq !
— J'arrivai à midi sonnant ; on m'indiqua une chaise dans l'antichambre en me priant d'attendre. J'attendis jusqu'à une heure et demie, puis je partis, humilié et furieux. Je laissai passer une semaine pour me calmer. J'écrivis ensuite et donnai un nouveau rendez-vous pour l'après-midi du lendemain.
— Et de six !
— Le Directeur m'écrivit qu'il acceptait. J'arrivai ponctuellement et restai assis sur ma chaise jusqu'à deux heures et demie. Écœuré et furieux, je sortis de cette antichambre maudite, jurant qu'on ne m'y reverrait jamais plus. Quant à l'incurie, l'incapacité et l'indifférence pour les intérêts de l'armée que venait de témoigner le Directeur Général du Département des Cuirs et chaussures, elles étaient décidément au-dessus de tout.
— Permettez ! Je suis un vieil homme de grande expérience et j'ai vu bien des gens passant pour intelligents qui n'avaient pas assez de bon sens pour mener à bonne fin une affaire aussi simple que celle dont vous m'entretenez. Vous n'êtes pas pour moi le premier échantillon de ce type, car j'en ai connu personnellement des millions et des milliards qui vous ressemblaient. Vous avez perdu trois mois bien inutilement ; l'inventeur les a perdus aussi, et les soldats n'en sont pas plus avancés ; total : neuf mois. Eh bien, maintenant je vais vous lire une anecdote que j'ai écrite hier soir, et demain dans la journée vous irez enlever votre affaire chez le Directeur Général.
— Je veux bien, mais le connaissez-vous ?
— Du tout, écoutez seulement mon histoire.
II
COMMENT LE RAMONEUR GAGNA L'OREILLE DE L'EMPEREUR
I
L'été était venu ; les plus robustes étaient harassés par la chaleur torride ; les plus faibles, à bout de souffle, mouraient comme des mouches. Depuis des semaines, l'armée était décimée par la dysenterie, cette plaie du soldat ; et personne n'y trouvait un remède. Les médecins ne savaient plus où donner de la tête ; le succès de leur science et de leurs médicaments (d'une efficacité douteuse, entre nous), était dans le domaine du passé, et risquait fort d'y rester enfoui à tout jamais.
L'empereur appela en consultation les sommités médicales les plus en renom, car il était profondément affecté de cette situation. Il les traita fort sévèrement, et leur demanda compte de la mort de ses hommes ; connaissaient-ils leur métier, oui ou non ? étaient-ils des médecins ou simplement de vulgaires assassins ? Le plus haut en grade de ces assassins, qui était en même temps le doyen des médecins du pays et le plus considéré aux environs, lui répondit ceci :
« Majesté, nous avons fait tout notre possible, et nos efforts sont restés infructueux. Ni un médicament, ni un médecin ne peut guérir cette maladie ; la nature et une forte constitution seules peuvent triompher de ce mal maudit. Je suis vieux, j'ai de l'expérience. Ni médecine, ni médicaments ne peuvent en venir à bout, je le dis et je le répète. Quelquefois ils semblent aider la nature, mais en général ils ne font qu'aggraver la maladie. »
L'empereur, qui était un homme incrédule, emporté, invectiva les docteurs des épithètes les plus malsonnantes et les renvoya brutalement. Vingt-quatre heures après, il était pris, lui aussi, de ce mal cruel. La nouvelle vola de bouche en bouche, et remplit le pays de consternation. On ne parlait plus que de cette catastrophe et le découragement était général ; on commençait à perdre tout espoir. L'empereur lui-même était très abattu et soupirait en disant :
« Que la volonté de Dieu soit faite. Qu'on aille me chercher ces assassins, et que nous en finissions au plus vite. »
Ils accoururent, lui tâtèrent le pouls, examinèrent sa langue, et lui firent avaler un jeu complet de drogues, puis ils s'assirent patiemment à son chevet, et attendirent.
(Ils étaient payés à l'année et non à la tâche, ne l'oublions pas !)
II
Tommy avait seize ans ; c'était un garçon d'esprit, mais il manquait de relations ; sa position était trop humble pour cela et son emploi trop modeste. De fait, son métier ne pouvait pas le mettre en évidence ; car il travaillait sous les ordres de son père et vidait les puisards avec lui ; la nuit, il l'aidait à conduire sa voiture. L'ami intime de Tommy était Jimmy, le ramoneur ; un garçon de quatorze ans, d'apparence grêle ; honnête et travailleur, il avait un cœur d'or et faisait vivre sa mère infirme, de son travail dangereux et pénible.
L'empereur était malade depuis déjà un mois, lorsque ces deux jeunes gens se rencontrèrent un soir vers neuf heures. Tommy était en route pour sa besogne nocturne ; il n'avait naturellement pas endossé ses habits des jours de fête, et ses sordides vêtements de travail étaient loin de sentir bon ! Jimmy rentrait d'une journée ardue ; il était d'une noirceur inimaginable ; il portait ses balais sur son épaule, son sac à suie à la ceinture ; pas un trait de sa figure n'était d'ailleurs reconnaissable ; on n'apercevait au milieu de cette noirceur que ses yeux éveillés et brillants.
Ils s'assirent sur la margelle pour causer ; bien entendu ils abordèrent l'unique sujet de conversation : le malheur de la nation, la maladie de l'empereur. Jimmy avait conçu un projet et il brûlait du désir de l'exposer.
Il confia donc son secret à son ami :
— Tommy, dit-il, je puis guérir Sa Majesté ; je connais le moyen.
Tommy demanda stupéfait :
— Comment, toi ?
— Oui, moi.
— Mais, petit serin, les meilleurs médecins n'y arrivent pas.
— Cela m'est égal, moi j'y arriverai. Je puis le guérir en un quart d'heure.
— Allons, tais-toi. Tu dis des bêtises.
— La vérité. Rien que la vérité !
Jimmy avait un air si convaincu que Tommy se ravisa et lui demanda :
— Tu m'as pourtant l'air sûr de ton affaire, Jimmy. L'es-tu vraiment ?
— Parole d'honneur.
— Indique-moi ton procédé. Comment prétends-tu guérir l'empereur ?
— En lui faisant manger une tranche de melon d'eau.
Tommy, ébahi, se mit à rire à gorge déployée d'une idée aussi absurde. Il essaya pourtant de maîtriser son fou rire, lorsqu'il vit que Jimmy allait le prendre au tragique. Il lui tapa amicalement sur les genoux, sans se préoccuper de la suie, et lui dit :
— Ne t'offusque pas, mon cher, de mon hilarité. Je n'avais aucune mauvaise intention, Jimmy, je te l'assure. Mais, vois-tu, elle semblait si drôle, ton idée. Précisément dans ce camp où sévit la dysenterie, les médecins ont posé une affiche pour prévenir que ceux qui y introduiraient des melons d'eau seraient fouettés jusqu'au sang.
— Je le sais bien, les idiots ! dit Jimmy, sur un ton d'indignation et de colère. Les melons d'eau abondent aux environs et pas un seul de ces soldats n'aurait dû mourir.
— Voyons, Jimmy, qui t'a fourré cette lubie en tête ?
— Ce n'est pas une lubie, c'est un fait reconnu. Connais-tu le vieux Zulu aux cheveux gris ? Eh bien, voilà longtemps qu'il guérit une masse de nos amis ; ma mère l'a vu à l'œuvre et moi aussi. Il ne lui faut qu'une ou deux tranches de melon ; il ne s'inquiète pas si le mal est enraciné ou récent ; il le guérit sûrement.
— C'est très curieux. Mais si tu dis vrai, Jimmy, l'empereur devrait connaître cette particularité sans retard.
— Tu es enfin de mon avis ? Ma mère en a bien fait part à plusieurs personnes, espérant que cela lui serait répété, mais tous ces gens-là ne sont que des travailleurs ignorants qui ne savent pas comment parvenir à l'empereur.
— Bien entendu, ils ne savent pas se débrouiller, ces empaillés, répondit Tommy avec un certain mépris. Moi j'y parviendrais.
— Toi ? Un conducteur de voitures nocturnes, qui empestes à cent lieues à la ronde ?
Et à son tour, Jimmy se tordait de rire ; mais Tommy répliqua avec assurance :
— Ris si tu veux, je te dis que j'y arriverai.
Il paraissait si convaincu, que Jimmy en fut frappé et lui demanda avec gravité.
— Tu connais donc l'empereur ?
— Moi le connaître, tu es fou ? Bien sûr que non.
— Alors comment t'en tireras-tu ?
— C'est très simple. Devine. Comment procéderais-tu, Jimmy ?
— Je lui écrirais. J'avoue que je n'y avais jamais pensé auparavant ; mais je parie bien que c'est ton système ?
— Pour sûr que non. Et ta lettre, comment l'enverrais-tu ?
— Par le courrier, pardi !
Tommy haussa les épaules et lui dit :
— Allons, tu ne te doutes donc pas que tous les gaillards de l'Empire en font autant. Voyons ! Tu ne me feras pas croire que tu n'y avais pas réfléchi.
— Eh bien, non, répondit Jimmy ébahi.
— C'est vrai, j'oublie, mon cher, que tu es très jeune et par conséquent inexpérimenté. Un exemple, Jimmy ; quand un simple général, un poète, un acteur ou quelqu'un qui jouit d'une certaine notoriété tombe malade, tous les loustics du pays encombrent les journaux de remèdes infaillibles, de recettes merveilleuses qui le doivent guérir. Que penses-tu qu'il arrive s'il s'agit d'un empereur ?
— Je suppose qu'il en reçoit encore plus, dit Jimmy tout penaud.
— Ah ! je te crois ! Écoute-moi, Jimmy ; chaque nuit nous ramassons à peu près la valeur de six fois la charge de nos voitures, de ces fameuses lettres, qu'on jette dans la cour de derrière du Palais, environ quatre-vingt mille lettres par nuit. Crois-tu que quelqu'un s'amuse à les lire ? Pouah ! Pas une âme ! C'est ce qui arriverait à ta lettre si tu l'écrivais ; tu ne le feras pas, je pense bien ?
— Non, soupira Jimmy, déconcerté.
— Ça va bien, Jimmy ; ne t'inquiète pas et pars de ce principe qu'il y a mille manières différentes d'écorcher un chat. Je lui ferai savoir la chose, je t'en réponds.
— Oh, si seulement, tu pouvais, Tommy ! Je t'aimerais tant !
— Je le ferai, je te le répète. Ne te tourmente pas et compte sur moi.
— Oh ! oui. J'y compte Tommy, tu es si roublard et beaucoup plus malin que les autres. Mais comment feras-tu, dis-moi ?
Tommy commençait à se rengorger. Il s'installa confortablement pour causer, et entreprit son histoire :
— Connais-tu ce pauvre diable qui joue au boucher en se promenant avec un panier contenant du mou de veau et des foies avariés ? Eh bien, pour commencer, je lui confierai mon secret.
Jimmy, de plus en plus médusé, lui répondit :
— Voyons, Tommy, c'est méchant de te moquer de moi. Tu sais combien j'y suis sensible et tu es peu charitable de te payer ma tête comme tu le fais.
Tommy lui tapa amicalement sur l'épaule et lui dit :
— Ne te tourmente donc pas, Jimmy, je sais ce que je dis, tu le verras bientôt. Cette espèce de boucher racontera mon histoire à la marchande de marrons du coin ; je le lui demanderai d'ailleurs, parce que c'est sa meilleure amie. Celle-ci à son tour en parlera à sa tante, la riche fruitière du coin, celle qui demeure deux pâtés de maisons plus haut ; la fruitière le dira à son meilleur ami, le marchand de gibier, qui le répétera à son parent, le sergent de ville. Celui-ci le dira à son capitaine, le capitaine au magistrat ; le magistrat à son beau-frère, le juge du comté ; le juge du comté en parlera au shérif, le shérif au lord-maire, le lord-maire au président du Conseil, et le président du Conseil le dira à...
— Par saint Georges ! Tommy, c'est un plan merveilleux, comment as-tu pu...
— ... Au contre-amiral qui le répétera au vice-amiral ; le vice-amiral le transmettra à l'amiral des Bleus, qui le fera passer à l'amiral des Rouges ; celui-ci en parlera à l'amiral des Blancs ; ce dernier au premier lord de l'amirauté, qui le dira au président de la Chambre. Le président de la Chambre le dira...
— Continue, Tommy, tu y es presque.
— ... Au piqueur en chef ; celui-ci le racontera au premier groom ; le premier groom au grand écuyer ; le grand écuyer au premier lord de service ; le premier lord de service au grand chambellan ; le grand chambellan à l'intendant du palais ; l'intendant du palais le confiera au petit page favori qui évente l'empereur ; le page enfin se mettra à genoux et chuchotera la chose à l'oreille de Sa Majesté... et le tour sera joué !! !
— Il faut que je me lève pour t'applaudir deux fois, Tommy, voilà bien la plus belle idée qui ait jamais été conçue. Comment diable as-tu pu l'avoir ?
— Assieds-toi et écoute ; je vais te donner de bons principes, tu ne les oublieras pas tant que tu vivras. Eh ! bien, qui est ton plus cher ami, celui auquel tu ne pourrais, ni ne voudrais rien refuser ?
— Comment, Tommy ? Mais c'est toi, tu le sais bien.
— Suppose un instant que tu veuilles demander un assez grand service au marchand de mou de veau. Comme tu ne le connais pas, il t'enverrait promener à tous les diables, car il est de cette espèce de gens ; mais il se trouve qu'après toi, il est mon meilleur ami, et qu'il se ferait hacher en menus morceaux pour me rendre un service, n'importe lequel. Après cela, je te demande, quel est le moyen le plus sûr : d'aller le trouver toi-même et de le prier de parler à la marchande de marrons de ton remède de melon d'eau, ou bien de me demander de le faire pour toi ?
— Il vaudrait mieux t'en charger, bien sûr. Je n'y aurais jamais pensé, Tommy, c'est une idée magnifique.
— C'est de la haute philosophie, tu vois ; le mot est somptueux, mais juste. Je me base sur ce principe que : chacun en ce monde, petit ou grand, a un ami particulier, un ami de cœur à qui il est heureux de rendre service. (Je ne veux parler naturellement que de services rendus avec bonne humeur et sans rechigner).
Ainsi peu m'importe ce que tu entreprends ; tu peux toujours arriver à qui tu veux, même si, personnage sans importance, tu t'adresses à quelqu'un de très haut placé. C'est bien simple ; tu n'as qu'à trouver un premier ami porte-parole ; voilà tout, ton rôle s'arrête là. Cet ami en cherche un autre, qui à son tour en trouve un troisième et ainsi de suite, d'ami en ami, de maille en maille, on forme la chaîne ; libre à toi d'en suivre les maillons en montant ou en descendant à ton choix.
— C'est tout simplement admirable, Tommy !
— Mais aussi simple et facile que possible ; c'est l'A B C ; pourtant, as-tu jamais connu quelqu'un sachant employer ce moyen ? Non, parce que le monde est inepte. On va sans introduction trouver un étranger, ou bien on lui écrit ; naturellement on reçoit une douche froide, et ma foi, c'est parfaitement bien fait. Eh ! bien, l'empereur ne me connaît pas, peu importe ; il mangera son melon d'eau demain. Tu verras, je te le promets. Voilà le marchand de mou de veau. Adieu, Jimmy, je vais le surprendre.
Il le surprit en effet, et lui demanda :
— Dites-moi, voulez-vous me rendre un service ?
— Si je veux ? en voilà une question ! Je suis votre homme. Dites ce que vous voulez, et vous me verrez voler.
— Allez dire à la marchande de marrons de tout planter là, et de vite porter ce message à son meilleur ami ; recommandez-lui de prier cet ami de faire la boule de neige. »
Il exposa la nature du message, et le quitta en disant : « Maintenant, dépêchez-vous. »
Un instant après, les paroles du ramoneur étaient en voie de parvenir à l'empereur.
III
Le lendemain, vers minuit, les médecins étaient assis dans la chambre impériale et chuchotaient entre eux, très inquiets, car la maladie de l'empereur semblait grave. Ils ne pouvaient se dissimuler que chaque fois qu'ils lui administraient une nouvelle drogue, il s'en trouvait plus mal. Cette constatation les attristait, en leur enlevant tout espoir. Le pauvre empereur émacié somnolait, les yeux fermés. Son page favori chassait les mouches autour de son chevet et pleurait doucement. Tout à coup le jeune homme entendit le léger froufrou d'une portière qu'on écarte ; il se retourna et aperçut le lord grand-maître du palais qui passait la tête par la portière entrebâillée et lui faisait signe de venir à lui. Vite le page accourut sur la pointe des pieds vers son cher ami le grand-maître ; ce dernier lui dit avec nervosité :
— Toi seul, mon enfant, peux le persuader. Oh ! n'y manque pas. Prends ceci, fais-le lui manger et il est sauvé.
— Sur ma tête, je le jure il le mangera.
C'étaient deux grosses tranches de melon d'eau, fraîches, succulentes d'aspect.
IV
Le lendemain matin, la nouvelle se répandit partout que l'empereur était hors d'affaire et complètement remis. En revanche, il avait fait pendre les médecins. La joie éclata dans tout le pays, et on se prépara à illuminer magnifiquement.
Après le déjeuner, Sa Majesté méditait dans un bon fauteuil : l'empereur voulait témoigner sa reconnaissance infinie, et cherchait quelle récompense il pourrait accorder pour exprimer sa gratitude à son bienfaiteur.
Lorsque son plan fut bien arrêté, il appela son page et lui demanda s'il avait inventé ce remède. Le jeune homme dit que non, que le grand maître du palais le lui avait indiqué.
L'empereur le congédia et se remit à réfléchir :
Le grand-maître avait le titre de comte : il allait le créer duc, et lui donnerait de vastes propriétés qu'il confisquerait à un membre de l'opposition. Il le fit donc appeler et lui demanda s'il était l'inventeur du remède. Mais le grand-maître, qui était un honnête homme, répondit qu'il le tenait du grand chambellan. L'empereur le renvoya et réfléchit de nouveau : le chambellan était vicomte ; il le ferait comte, et lui donnerait de gros revenus. Mais le chambellan répondit qu'il tenait le remède du premier lord de service.
Il fallait encore réfléchir. Ceci indisposa un peu Sa Majesté qui songea à une récompense moins magnanime. Mais le premier lord de service tenait le remède d'un autre gentilhomme ! L'empereur s'assit de nouveau et chercha dans sa tête une récompense plus modeste et mieux proportionnée à la situation de l'inventeur du remède.
Enfin de guerre lasse, pour rompre la monotonie de ce travail imaginatif et hâter la besogne, il fit venir le grand chef de la police, et lui donna l'ordre d'instruire cette affaire et d'en remonter le fil, pour lui permettre de remercier dignement son bienfaiteur.
Dans la soirée, à neuf heures, le grand chef de la police apporta la clef de l'énigme. Il avait suivi le fil de l'histoire, et s'était ainsi arrêté à un jeune gars, du nom de Jimmy, ramoneur de profession. L'empereur s'écria avec une profonde émotion.
— C'est ce brave garçon qui m'a sauvé la vie ! il ne le regrettera pas.
Et... il lui envoya une de ses paires de bottes, celles qui lui servaient de bottes numéro deux !
Elles étaient trop grandes pour Jimmy, mais chaussaient parfaitement le vieux Zulu. A part cela, tout était bien !! !
III
CONCLUSION DE L'HISTOIRE DE L'HOMME AU MESSAGE
— Maintenant, saisissez-vous mon idée ?
— Je suis obligé de reconnaître que vous êtes dans le vrai. Je suivrai vos conseils et j'ai bon espoir de conclure mon affaire demain. Je connais intimement le meilleur ami du directeur général. Il me donnera une lettre d'introduction avec un mot explicatif sur l'intérêt que peut présenter mon affaire pour le gouvernement. Je le porterai moi-même sans avoir pris de rendez-vous préalable et le ferai remettre au directeur avec ma carte. Je suis sûr que je n'aurai pas à attendre une demi-minute.
Tout se passa à la lettre, comme il le prévoyait, et le gouvernement adopta les chaussures.
LES GEAIS BLEUS
Les animaux causent entre eux ; personne n'en peut douter, mais je crois que peu de gens comprennent leur langage. Je n'ai jamais connu qu'un homme possédant ce don particulier ; mais je suis certain qu'il le possède, car il m'a fortement documenté sur la question.
C'était un mineur d'âge moyen, au cœur simple ; il avait vécu longtemps dans les forêts et les montagnes solitaires de la Californie, étudiant les mœurs de ses seuls voisins, les animaux et les oiseaux ; il parvint ainsi à traduire fidèlement leurs gestes et leurs attitudes. Il s'appelait Jim Baker. Selon lui, quelques animaux ont une éducation des plus sommaires et n'emploient que des mots très simples, sans comparaisons ni images fleuries ; d'autres, au contraire, possèdent un vocabulaire étendu, un langage choisi, et jouissent d'une énonciation facile ; ces derniers sont naturellement plus bavards, ils aiment entendre le son de leur voix et sont ravis de produire leur petit effet. Après une mûre observation, Baker conclut que les geais bleus sont les plus beaux parleurs de tous les oiseaux et animaux. Voici ce qu'il raconte :
« Le geai bleu est très supérieur aux autres animaux ; mieux doué qu'eux, il a des sentiments plus affinés et plus élevés, et il sait les exprimer tous, dans un langage élégant, harmonieux et très fleuri. Quant à la facilité d'élocution, vous ne voyez jamais un geai bleu rester à court de mots. Ils lui viennent tout naturellement d'abord à l'esprit, ensuite au bout de la langue. Autre détail : j'ai observé bien des animaux, mais je n'ai jamais vu un oiseau, une vache ou aucune autre bête parler une langue plus irréprochable que le geai bleu. Vous me direz que le chat s'exprime merveilleusement. J'en conviens, mais prenez-le au moment où il entre en fureur, au moment où il se crêpe le poil avec un autre chat, au milieu de la nuit ; vous m'en direz des nouvelles, la grammaire qu'il emploie vous donnera le tétanos !
« Les profanes s'imaginent que les chats nous agacent par le tapage qu'ils font en se battant ; profonde erreur ! en réalité, c'est leur déplorable syntaxe qui nous exaspère. En revanche, je n'ai jamais entendu un geai employer un mot déplacé ; le fait est des plus rares, et quand ils se rendent coupables d'un tel méfait, ils sont aussi honteux que des êtres humains ; ils ferment le bec immédiatement et s'éloignent pour ne plus revenir.
« Vous appelez un geai un oiseau : c'est juste, car il a des plumes et n'appartient au fond à aucune paroisse ; mais à part cela, je le déclare un être aussi humain que vous et moi. Je vous en donnerai la raison : les facultés, les sentiments, les instincts, les intérêts des geais sont universels. Un geai n'a pas plus de principes qu'un député ou un ministre : il ment, il vole, il trompe, et trahit avec la même désinvolture, et quatre fois sur cinq il manquera à ses engagements les plus solennels. Un geai n'admet jamais le caractère sacré d'une parole donnée. Autre trait caractéristique : le geai jure comme un mineur. Vous trouvez déjà que les chats jurent comme des sapeurs ; mais donnez à un geai l'occasion de sortir son vocabulaire au grand complet, vous m'en direz des nouvelles : il battra le chat, haut la main, dans ce record spécial. Ne cherchez pas à me contredire : je suis trop au courant de leurs mœurs. Autre particularité : le geai bleu surpasse toute créature humaine ou divine dans l'art de gronder : il le fait simplement avec un calme, une mesure, et une pondération parfaite. Oui, monsieur, un geai vaut un homme. Il pleure, il rit, et prend des airs contrits ; je l'ai entendu raisonner, se disputer et discuter ; il aime les histoires, les potins, les scandales ; avec cela plein d'esprit, il sait reconnaître ses torts aussi bien que vous et moi. Et maintenant je vais vous raconter une histoire de geais bleus, parfaitement authentique :
« Lorsque je commençai à comprendre leur langage, il survint ici un petit incident. Le dernier homme qui habitait la région avec moi, il y a sept ans, s'en alla. Vous voyez d'ailleurs sa maison. Elle est restée vide depuis ; elle se compose d'une hutte en planches, avec une grande pièce et voilà tout ; un toit de chaume et pas de plafond. Un dimanche matin, j'étais assis sur le seuil de ma hutte, et je prenais l'air avec mon chat ; je regardais le ciel bleu, en écoutant le murmure solitaire des feuilles, et en songeant, rêveur, à mon pays natal dont j'étais privé de nouvelles depuis treize ans ; un geai bleu parut sur cette maison déserte ; il tenait un gland dans son bec, et se mit à parler : « Tiens, disait-il, je viens de me heurter à quelque chose. » Le gland tomba de son bec, roula par terre ; il n'en parut pas autrement contrarié et resta très absorbé par son idée. Il avait vu un trou dans le toit ; il ferma un œil, tourna la tête successivement des deux côtés, et essaya de voir ce qu'il y avait au fond de ce trou ; je le vis bientôt relever la tête, son œil brillait. Il se mit à battre des ailes deux ou trois fois, ce qui est un indice de grande satisfaction, et s'écria : « C'est un trou ou je ne m'y connais pas ; c'est sûrement un trou. »
« Il regarda encore ; son œil s'illumina, puis, battant des ailes et de la queue, il s'écria : « J'en ai, une veine ! C'est un trou, et un trou des mieux conditionnés. » D'un coup d'aile, il plongea, ramassa le gland et le jeta dans le trou ; sa physionomie exprimait une joie indescriptible, lorsque soudain son sourire se figea sur son bec, et fit place à une profonde stupeur : « Comment se fait-il, dit-il, que je ne l'aie pas entendu tomber ? » Il regarda de nouveau, et resta très pensif ; il fit le tour du trou en tous sens, bien décidé à percer ce mystère ; il ne trouva rien. Il s'installa alors sur le haut du toit, et se prit à réfléchir en se grattant la tête avec sa patte. « Je crois que j'entreprends là un travail colossal ; le trou doit être immense, et je n'ai pas le temps de m'amuser. »
« Il s'en alla à tire d'aile, ramassa un autre gland, le jeta dans le trou et essaya de voir jusqu'où il était tombé, mais en vain ; alors il poussa un profond soupir. « Le diable s'en mêle, dit-il, je n'y comprends plus rien, mais je ne me laisserai pas décourager pour si peu. » Il retourna chercher un gland et recommença son expérience, sans arriver à un résultat meilleur.
« C'est curieux, marmotta-t-il ; je n'ai jamais vu un trou pareil ; c'est évidemment un nouveau genre de trou. » Il commençait pourtant à s'énerver. Persuadé qu'il avait affaire à un trou ensorcelé, il secouait la tête en ronchonnant ; il ne perdit pas cependant tout espoir et ne se laissa pas aller au découragement. Il arpenta le toit de long en large, revint au trou et lui tint ce langage : « Vous êtes un trou extraordinaire, long, profond ; un trou peu banal, mais j'ai décidé de vous remplir ; j'y arriverai coûte que coûte, dussé-je peiner des années. »
Il se mit donc au travail ; je vous garantis que vous n'avez jamais vu un oiseau aussi actif sous la calotte des cieux. Pendant deux heures et demie, il ramassa et jeta des glands avec une ardeur dévorante, sans même prendre le temps de regarder où en était son ouvrage. Mais la fatigue l'envahit et il lui sembla que ses ailes pesaient cent kilos chacune. Il jeta un dernier gland et soupira : « Cette fois je veux être pendu si je ne me rends pas maître de ce trou. » Il regarda de près son travail. Vous allez me traiter de blagueur, lorsque je vous dirai que je vis mon geai devenir pâle de colère.
« Comment, s'écria-t-il, j'ai réuni là assez de glands pour nourrir ma famille pendant trente ans et je n'en vois pas la moindre trace. Il n'y a pas à en douter : si j'y comprends quelque chose, je veux que l'on m'empaille, qu'on me bourre le ventre de son et qu'on me loge au musée. » Il eut à peine la force de se traîner vers la crête du toit et de s'y poser, tant il était brisé de fatigue et de découragement. Il se ressaisit pourtant et rassembla ses esprits.
« Un autre geai passa ; l'entendant invoquer le ciel, il s'enquit du malheur qui lui arrivait. Notre ami lui donna tous les détails de son aventure. « Voici le trou, lui dit-il, et si vous ne me croyez pas, descendez vous convaincre vous-même. » Le camarade revint au bout d'un instant : « Combien avez-vous enfoui de glands là-dedans ? » demanda-t-il. — « Pas moins de deux tonneaux. »
« Le nouveau venu retourna voir, mais, n'y comprenant rien, il poussa un cri d'appel qui attira trois autres geais. Tous, réunis, procédèrent à l'examen du trou, et se firent raconter de nouveau les détails de l'histoire ; après une discussion générale leurs opinions furent aussi divergentes que celles d'un comité de notables humains réunis pour trancher d'une question grave. Ils appelèrent d'autres geais ; ces volatiles accoururent en foule si compacte que leur nombre finit par obscurcir le ciel. Il y en avait bien cinq mille ; jamais de votre vie vous n'avez entendu des cris, des querelles et un carnage semblables. Chacun des geais alla regarder le trou ; en revenant, il s'empressait d'émettre un avis différent de son prédécesseur. C'était à qui fournirait l'explication la plus abracadabrante. Ils examinèrent la maison par tous les bouts. Et comme la porte était entr'ouverte, un geai eut enfin l'idée d'y pénétrer. Le mystère fut bien entendu éclairci en un instant : il trouva tous les glands par terre. Notre héros battit des ailes et appela ses camarades : « Arrivez ! arrivez ! criait-il ; ma parole ! cet imbécile n'a-t-il pas eu la prétention de remplir toute la maison avec des glands ? » Ils vinrent tous en masse, formant un nuage bleu ; en découvrant la clef de l'énigme ils s'esclaffèrent de la bêtise de leur camarade.
« Eh bien ! monsieur, après cette aventure, tous les geais restèrent là une grande heure à bavarder comme des êtres humains. Ne me soutenez donc plus qu'un geai n'a pas l'esprit grivois ; je sais trop le contraire. Et quelle mémoire aussi ! Pendant trois années consécutives, je vis revenir, chaque été, une foule de geais des quatre coins des États-Unis : tous admirèrent le trou, d'autres oiseaux se joignirent à ces pèlerins, et tous se rendirent compte de la plaisanterie, à l'exception d'une vieille chouette originaire de Nova-Scotia. Comme elle n'y voyait que du bleu, elle déclara qu'elle ne trouvait rien de drôle à cette aventure ; elle s'en retourna, et regagna son triste logis très désappointée. »
COMMENT J'AI TUÉ UN OURS
On a raconté tant d'histoires invraisemblables sur ma chasse à l'ours de l'été dernier, à Adirondack, qu'en bonne justice je dois au public, à moi-même et aussi à l'ours, de relater les faits qui s'y rattachent avec la plus parfaite véracité. Et d'ailleurs il m'est arrivé si rarement de tuer un ours, que le lecteur m'excusera de m'étendre trop longuement peut-être sur cet exploit.
Notre rencontre fut inattendue de part et d'autre. Je ne chassais pas l'ours, et je n'ai aucune raison de supposer que l'ours me cherchait. La vérité est que nous cueillions des mûres, chacun de notre côté, et que nous nous rencontrâmes par hasard, ce qui arrive souvent. Les voyageurs qui passent à Adirondack ont souvent exprimé le désir de rencontrer un ours ; c'est-à-dire que tous voudraient en apercevoir un, de loin, dans la forêt ; ils se demandent d'ailleurs ce qu'ils feraient en présence d'un animal de cette espèce. Mais l'ours est rare et timide et ne se montre pas souvent.
C'était par une chaude après-midi d'août ; rien ne faisait supposer qu'un événement étrange arriverait ce jour-là. Les propriétaires de notre chalet eurent l'idée de m'envoyer dans la montagne, derrière la maison, pour cueillir des mûres. Pour arriver dans les bois, il fallait traverser des prairies en pente, tout entrecoupées de haies, vraiment fort pittoresques. Des vaches pâturaient paisibles, au milieu de ces haies touffues dont elles broutaient le feuillage. On m'avait aimablement muni d'un seau, et prié de ne pas m'absenter trop longtemps.
Pourquoi, ce jour-là, avais je pris un fusil ? Ce n'est certes pas par intuition, mais par pur amour-propre. Une arme, à mon avis, devait me donner une contenance masculine et contrebalancer l'effet déplorable produit par le seau que je portais ; et puis, je pouvais toujours faire lever un perdreau (au fond j'aurais été très embarrassé de le tirer au vol, et surtout de le tuer). Beaucoup de gens emploient des fusils pour chasser le perdreau ; moi je préfère la carabine qui mutile moins la victime et ne la crible pas de plombs. Ma carabine était une « Sharps », faite pour tirer à balle. C'était une arme excellente qui appartenait à un de mes amis ; ce dernier rêvait depuis des années de s'en servir pour tuer un cerf. Elle portait si juste qu'il pouvait, — si le temps était propice et l'atmosphère calme, — atteindre son but à chaque coup. Il excellait à planter une balle dans un arbre à condition toutefois que l'arbre ne fût pas trop éloigné. Naturellement, l'arbre devait aussi offrir une certaine surface !
Inutile de dire que je n'étais pas à cette époque un chasseur émérite. Il y a quelques années, j'avais tué un rouge-gorge dans des circonstances particulièrement humiliantes. L'oiseau se tenait sur une branche très basse de cerisier. Je chargeai mon fusil, me glissai sous l'arbre, j'appuyai mon arme sur la haie, en plaçant la bouche à dix pas de l'oiseau, je fermai les yeux et tirai ! Lorsque je me relevai pour voir le résultat, le malheureux rouge-gorge était en miettes, éparpillées de tous les côtés, et si imperceptibles que le meilleur naturaliste n'aurait jamais pu déterminer à quelle famille appartenait l'oiseau.
Cet incident me dégoûta à tout jamais de la chasse ; si j'y fais allusion aujourd'hui, c'est uniquement pour prouver au lecteur que malgré mon arme je n'étais pas un ennemi redoutable pour l'ours.
On avait déjà vu des ours dans ces parages, à proximité des mûriers. L'été précédent, notre cuisinière nègre, accompagnée d'une enfant du voisinage, y cueillait des mûres, lorsqu'un ours sortit de la forêt, et vint au-devant d'elle. L'enfant prit ses jambes à son cou et se sauva. La brave Chloé fut paralysée de terreur ; au lieu de chercher à courir, elle s'effondra sur place, et se mit à pleurer et à hurler au perdu. L'ours, terrorisé par ces simagrées, s'approcha d'elle, la regarda, et fit le tour de la bonne femme en la surveillant du coin de l'œil. Il n'avait probablement jamais vu une femme de couleur, et ne savait pas bien au fond si elle ferait son affaire ; quoi qu'il en soit, après réflexion, il tourna les talons et regagna la forêt. Voilà un exemple authentique de la délicatesse d'un ours, beaucoup plus remarquable que la douceur du lion africain envers l'esclave auquel il tend la patte pour se faire extirper une épine. Notez bien que mon ours n'avait pas d'épine dans le pied.
Lorsque j'arrivai au haut de la colline, je posai ma carabine contre un arbre, et me mis en devoir de cueillir mes mûres, allant d'une haie à l'autre, et ne craignant pas ma peine pour remplir consciencieusement mon seau. De tous côtés, j'entendais le tintement argentin des clochettes des vaches, le craquement des branches qu'elles cassaient en se réfugiant sous les arbres pour se mettre à l'abri des mouches et des taons. De temps à autre, je rencontrais une vache paisible qui me regardait avec ses grands yeux bêtes, et se cachait dans la haie. Je m'habituai très vite à cette société muette, et continuai à cueillir mes mûres au milieu de tous ces bruits de la campagne ; j'étais loin de m'attendre à voir poindre un ours. Pourtant, tout en faisant ma cueillette, mon cerveau travaillait et, par une étrange coïncidence, je forgeai dans ma tête le roman d'une ourse qui, ayant perdu son ourson, aurait, pour le remplacer, pris dans la forêt une toute petite fille, et l'aurait emmenée tendrement dans une grotte pour l'élever au miel et au lait. En grandissant, l'enfant mue par l'instinct héréditaire, se serait échappée, et serait revenue un beau jour chez ses parents qu'elle aurait guidés jusqu'à la demeure de l'ourse. (Cette partie de mon histoire demandait à être approfondie, car je ne vois pas bien à quoi l'enfant aurait pu reconnaître son père et dans quel langage elle se serait fait comprendre de lui.)
Quoi qu'il en soit, le père avait pris son fusil, et, suivant l'enfant ingrate, était entré dans la forêt ; il avait tué l'ourse qui ne se serait même pas défendue ; la pauvre bête en mourant avait adressé un regard de reproche à son meurtrier. La morale suivante s'imposait à mon histoire :
« Soyez bons envers les animaux. »
J'étais plongé dans ma rêverie, lorsque par hasard, je levai les yeux et vis devant moi à quelques mètres de la clairière... un ours ! Debout sur ses pattes de derrière, il faisait comme moi, il cueillait des mûres : d'une patte il tirait à lui les branches trop hautes, tandis que de l'autre il les portait à sa bouche ; mûres ou vertes, peu lui importait, il avalait tout sans distinction. Dire que je fus surpris, constituerait une expression bien plate. Je vous avoue en tout cas bien sincèrement que l'envie de me trouver nez à nez avec un ours me passa instantanément. Dès que cet aimable gourmand s'aperçut de ma présence, il interrompit sa cueillette, et me considéra avec une satisfaction apparente. C'est très joli d'imaginer ce qu'on ferait en face de tel ou tel danger, mais en général, on agit tout différemment ; c'est ce que je fis. L'ours retomba lourdement sur ses quatre pattes, et vint à moi à pas comptés. Grimper à un arbre ne m'eût servi à rien car l'ours était certainement plus adroit que moi à cet exercice. Me sauver ? Il me poursuivrait, et bien qu'un ours coure plus vite à la montée qu'à la descente, je pensai que dans les terres lourdes et embroussaillées, il m'aurait bien vite rattrapé.
Il se rapprochait de moi ; je me demandais avec angoisse comment je pourrais l'occuper jusqu'à ce que j'aie rejoint mon fusil laissé au pied d'un arbre. Mon seau était presque plein de mûres excellentes, bien meilleures que celles cueillies par mon adversaire. Je posai donc mon seau par terre, et reculai lentement en fixant mon ours des yeux à la manière des dompteurs. Ma tactique réussit.
L'ours se dirigea vers le seau et s'arrêta. Fort peu habitué à manger dans un ustensile de ce genre, il le renversa et fouilla avec son museau dans cet amas informe de mûres, de terre et de feuilles. Certes, il mangeait plus salement qu'un cochon. D'ailleurs lorsqu'un ours ravage une pépinière d'érables à sucre, au printemps, on est toujours sûr qu'il renversera tous les godets à sirops, et gaspillera plus qu'il ne mange. A ce point de vue, il ne faut pas demander à un ours d'avoir des manières élégantes !
Dès que mon adversaire eut baissé la tête, je me mis à courir ; tout essoufflé, tremblant d'émotion, j'arrivai à ma carabine. Il n'était que temps. J'entendais l'ours briser les branches qui le gênaient pour me poursuivre. Exaspéré par le stratagème que j'avais employé, il marchait sur moi avec des yeux furibonds.
Je compris que l'un de nous deux allait passer un mauvais quart d'heure ! La lucidité et la présence d'esprit dans les circonstances pathétiques de la vie sont faits assez connus pour que je les passe sous silence. Toutes les idées qui me traversèrent le cerveau pendant que l'ours dévalait sur moi auraient eu peine à tenir dans un gros in-octavo. Tout en chargeant ma carabine, je passai rapidement en revue mon existence entière, et je remarquai avec terreur qu'en face de la mort on ne trouve pas une seule bonne action à son acquit, tandis que les mauvaises affluent d'une manière humiliante. Je me rappelai, entre autres fautes, un abonnement de journal que je n'avais pas payé pendant longtemps, remettant toujours ma dette d'une année à l'autre ; il m'était hélas ! impossible de réparer mon indélicatesse car l'éditeur était décédé et le journal avait fait faillite.
Et mon ours approchait toujours ! Je cherchai à me remémorer toutes les lectures que j'avais faites sur des histoires d'ours et sur des rencontres de ce genre, mais je ne trouvai aucun exemple d'homme sauvé par la fuite. J'en conclus alors que le plus sûr moyen de tuer un ours était de le tirer à balle, quand on ne peut pas l'assommer d'un coup de massue. Je pensai d'abord à le viser à la tête, entre les deux yeux, mais ceci me parut dangereux. Un cerveau d'ours est très étroit, et à moins d'atteindre le point vital, l'animal se moque un peu d'avoir une balle de plus ou de moins dans la tête.
Après mille réflexions précipitées, je me décidai à viser le corps de l'ours sans chercher un point spécial.
J'avais lu toutes les méthodes de Creedmoore, mais il m'était difficile d'appliquer séance tenante le fruit de mes études scientifiques. Je me demandai si je devais tirer couché, à plat ventre, ou sur le dos, en appuyant ma carabine sur mes pieds. Seulement dans toutes ces positions, je ne pourrais voir mon adversaire que s'il se présentait à deux pas de moi ; cette perspective ne m'était pas particulièrement agréable. La distance qui me séparait de mon ennemi était trop courte, et l'ours ne me donnerait pas le temps d'examiner le thermomètre ou la direction du vent. Il me fallait donc renoncer à appliquer la méthode Creedmoore, et je regrettai amèrement de n'avoir pas lu plus de traités de tir.
L'ours approchait de plus en plus ! A ce moment, je pensai, la mort dans l'âme, à ma famille ; comme elle se compose de peu de membres, cette revue fut vite passée. La crainte de déplaire à ma femme ou de lui causer du chagrin dominait tous mes sentiments. Quelle serait son angoisse en entendant sonner les heures et en ne me voyant pas revenir ! Et que diraient les autres, en ne recevant pas leurs mûres à la fin de la journée ; Quelle douleur pour ma femme, lorsqu'elle apprendrait que j'avais été mangé par un ours ! Cette seule pensée m'humilia : être la proie d'un ours ! Mais une autre préoccupation hantait mon esprit ! On n'est pas maître de son cerveau à ces moments-là ! Au milieu des dangers les plus graves, les idées les plus saugrenues se présentent à vous. Pressentant en moi-même le chagrin de mes amis, je cherchai à deviner l'épitaphe qu'ils feraient graver sur ma tombe, et arrêtai mon choix sur cette dernière :
CI-GIT UN TEL
MANGÉ PAR UN OURS
LE 20 AOUT 1877.
Cette épitaphe me parut triviale et malsonnante. Ce « mangé par un ours » m'était profondément désagréable, et me ridiculisait. Je fus pris de pitié pour notre pauvre langue ; en effet ce mot « mangé » demandait une explication ; signifiait-il que j'avais été la proie d'un cannibale ou d'un animal ? Cette méprise ne saurait exister en allemand, où le mot « essen » veut dire mangé par un homme et « fressen » par un animal. Comme la question se simplifierait en allemand !
HIER LIEGT
HOCHWOHLGEBOREN
HERR X.
GEFRESSEN
AUGUST 20. 1877.
Ceci va de soi. Il saute aux yeux d'après cette inscription que le Herr X... a été la victime d'un ours, animal qui jouit d'une réputation bien établie depuis le prophète Elisée.
Et l'ours approchait toujours ! ou plus exactement, il était à deux pas de moi. Il pouvait me voir dans le blanc des yeux ! Toutes mes réflexions précédentes dansaient dans ma tête avec incohérence. Je soulevai mon fusil, je mis en joue et je tirai.
Puis, je me sauvai à toutes jambes. N'entendant pas l'ours me poursuivre, je me retournai pour regarder en arrière ; l'ours était couché. Je me rappelai que la prudence recommande au chasseur de recharger son fusil aussitôt qu'il a tiré. C'est ce que je fis sans perdre de vue mon ours. Il ne bougeait pas. Je m'approchai de lui avec précaution, et constatai un tremblement dans ses pattes de derrière ; en dehors de cela, il n'esquissait pas le moindre mouvement. Qui sait s'il ne jouait pas la comédie avec moi ? Un ours est capable de tout ! Pour éviter ce nouveau danger je lui tirai à bout portant une balle dans la tête ; cela me parut plus sûr. Je me trouvais donc débarrassé de mon redoutable adversaire. La mort avait été rapide et sans douleur, et devant le beau calme de mon ennemi, je me sentis impressionné.
Je rentrai chez moi, très fier d'avoir tué un ours.
Malgré ma surexcitation bien naturelle, j'essayai d'opposer une indifférence simulée aux nombreuses questions qui m'assaillirent.
— Où sont les mûres ?
— Pourquoi avez-vous été si longtemps dehors ?
— Qu'avez-vous fait du seau ?
— Je l'ai laissé.
— Laissé ? où ? pourquoi ?
— Un ours me l'a demandé.
— Quelle stupidité !
— Mais non, je vous affirme que je l'ai offert à un ours.
— Allons donc ! vous ne nous ferez pas croire que vous avez vu un ours ?
— Mais si, j'en ai vu un !
— Courait-il ?
— Oui, il a couru après moi !
— Ce n'est pas vrai. Qu'avez-vous fait ?
— Oh ! rien de particulier, — je l'ai tué.
Cris surhumains : « Pas vrai ! » — « Où est-il ? »
— Si vous voulez le voir, il faut que vous alliez dans la forêt. Je ne pouvais pas l'emporter tout seul.
Après avoir satisfait toutes les curiosités de la maisonnée et calmé leurs craintes rétrospectives à mon endroit, j'allai demander de l'aide aux voisins. Le grand chasseur d'ours, qui tient un hôtel en été, écouta mon histoire avec un sourire sceptique ; son incrédulité gagna tous les habitants de l'hôtel et de la localité. Cependant comme j'insistais sans le faire à la pose, et que je leur proposais de les conduire sur le théâtre de mon exploit, une quarantaine de personnes acceptèrent de me suivre et de m'aider à ramener l'ours. Personne ne croyait en trouver un ; pourtant chacun s'arma dans la crainte d'une fâcheuse rencontre, qui d'un fusil, d'un pistolet, un autre d'une fourche, quelques-uns de matraques et de bâtons ; on ne saurait user de trop de précautions.
Mais lorsque j'arrivai à l'endroit psychologique et que je montrai mon ours, une espèce de terreur s'empara de cette foule incrédule. Par Jupiter ! c'était un ours véritable ; quant aux ovations qui saluèrent le héros de l'aventure... ma foi, par modestie, je les passe sous silence. Quelle procession pour ramener l'ours ! et quelle foule pour le contempler lorsqu'il fut déposé chez moi ! Le meilleur prédicateur n'aurait pas réuni autant de monde pour écouter un sermon, le dimanche.
Au fond, je dois reconnaître que mes amis, tous sportsmen accomplis, se conduisirent très correctement à mon égard. Ils ne contestèrent pas l'identité de l'ours, mais ils le trouvèrent très petit. M. Deane, en sa qualité de tireur et de pêcheur émérite, reconnut que j'avais fait là un joli coup de fusil ; son opinion me flatta d'autant plus que personne n'a jamais pris autant de saumons que lui aux États-Unis et qu'il passe pour un chasseur très remarquable.
Pourtant il fit remarquer, sans succès d'ailleurs, après examen de la blessure de l'ours, qu'il en avait déjà vu d'analogues causées par des cornes de vache !!
A ces paroles méprisantes, j'opposai le parapluie de mon indifférence. Lorsque je me couchai ce soir-là, exténué de fatigue, je m'endormis sur cette pensée délicieuse : « Aujourd'hui, j'ai tué un ours ! »
UN CHIEN A L'ÉGLISE
Après le chant du cantique, le Révérend Sprague se retourna et lut une liste interminable « d'annonces », de réunions, d'assemblées, de conférences, selon le curieux usage qui se perpétue en Amérique, et qui subsiste même dans les grandes villes où les nouvelles sont données dans tous les journaux.
Cela fait, le ministre du Seigneur se mit à prier ; il formula une invocation longue et généreuse qui embrassait l'Univers entier, appelant les bénédictions du ciel sur l'Église, les petits enfants, les autres églises de la localité, le village, le comté, l'État, les officiers ministériels de l'État, les États-Unis, les églises des États-Unis, le congrès, le président, les officiers du gouvernement, les pauvres marins ballottés par les flots, les millions d'opprimés qui souffrent de la tyrannie des monarques européens et du despotisme oriental ; il pria pour ceux qui reçoivent la Lumière et la Bonne Parole, mais qui n'ont ni yeux ni oreilles pour voir et comprendre ; pour les pauvres païens des îles perdues de l'océan, et il termina en demandant que sa prédication porte ses fruits et que ses paroles sèment le bon grain dans un sol fertile capable de donner une opulente moisson. Amen.
Il y eut alors un froufrou de robes, et l'assemblée, debout pour la prière, s'assit. Le jeune homme à qui nous devons ce récit ne s'associait nullement à ces exercices de piété ; il se contentait de faire acte de présence... et prêtait une attention des plus médiocres à l'office qui se déroulait. Il était rebelle à la dévotion, et comme il ne suivait la prière que d'une oreille distraite, connaissant par le menu le programme du pasteur, il écoutait de l'autre les bruits étrangers à la cérémonie. Au milieu de la prière une mouche s'était posée sur le banc devant lui, il s'absorba dans la contemplation de ses mouvements ; il la regarda se frotter les pattes de devant, se gratter la tête avec ces mêmes pattes, et la faire reluire comme un parquet ciré ; elle se frottait ensuite les ailes et les astiquait comme si elles eussent été des pans d'habit ; toute cette toilette se passait très simplement, et sans la moindre gêne ; la mouche évidemment se sentait en parfaite sécurité. Et elle l'était en effet, car, bien que Tom mourût d'envie de la saisir, il n'osa pas, convaincu qu'il perdrait irrémédiablement son âme, s'il commettait une action pareille pendant la prière. Mais à peine l'« Amen » fut-il prononcé, Tom avança sa main lentement et s'empara de la mouche.
Sa tante, qui vit le mouvement, lui fit lâcher prise.
Le pasteur commença son prêche et s'étendit si longuement sur son sujet que peu à peu les têtes tombèrent ; Dieu sait pourtant que la conférence était palpitante d'intérêt, car il promettait la récompense finale à un nombre d'élus si restreint qu'il devenait presque inutile de chercher à atteindre le but.
Tom compta les pages du sermon ; en sortant de l'église il ne se doutait même pas du sujet du prêche, mais il en connaissait minutieusement le nombre des feuillets. Cependant cette fois-ci il prit plus d'intérêt au discours. Le ministre esquissa un tableau assez pathétique de la fin du monde, à ce moment suprême où le lion et l'agneau couchés côte à côte se laisseront guider par un enfant. Mais la leçon, la conclusion morale à tirer de cette description grandiose ne frappèrent pas le jeune auditeur ; il ne comprit pas le symbole de cette image, et se confina dans un réalisme terre à terre ; sa physionomie s'illumina et il rêva d'être cet enfant, pour jouer avec ce lion apprivoisé.
Mais lorsque les conclusions arides furent tirées, son ennui reprit de plus belle. Tout d'un coup, une idée lumineuse lui traversa l'esprit ; il se rappela qu'il possédait dans sa poche une boîte qui renfermait un trésor : un énorme scarabée noir à la mâchoire armée de pinces puissantes. Dès qu'il ouvrit la boîte, le scarabée lui pinça vigoureusement le doigt ; l'enfant répondit par une chiquenaude vigoureuse ; le scarabée se sauva et tomba sur le dos, pendant que l'enfant suçait son doigt. Le scarabée restait là, se débattant sans succès sur le dos. Tom le couvait des yeux, mais il était hors de son atteinte. D'autres fidèles, peu absorbés par le sermon, trouvèrent un dérivatif dans ce léger incident et s'intéressèrent au scarabée. Sur ces entrefaites, un caniche entra lentement, l'air triste et fatigué de sa longue réclusion ; il guettait une occasion de se distraire ; elle se présenta à lui sous la forme du scarabée ; il le fixa du regard en remuant la queue. Il se rapprocha de lui en le couvant des yeux comme un tigre qui convoite sa proie, le flaira à distance, se promena autour de lui, et s'enhardissant, il le flaira de plus près ; puis, relevant ses babines épaisses, il fit un mouvement pour le happer, mais il le manqua. Le jeu lui plaisait évidemment, car il recommença plusieurs fois, plus doucement ; petit à petit il approcha sa tête, et toucha l'ennemi avec son museau, mais le scarabée le pinça ; un cri aigu de douleur retentit dans l'église pendant que le scarabée allait s'abattre un peu plus loin, toujours sur le dos, les pattes en l'air. Les fidèles qui observaient le jeu du chien se mirent à rire, en se cachant derrière leurs éventails ou leurs mouchoirs ; Tom exultait de bonheur. Le caniche avait l'air bête et devait se sentir idiot, mais il gardait surtout au cœur un sentiment de vengeance. Se rapprochant du scarabée, il recommença la lutte, cabriolant de tous les côtés, le poursuivant, cherchant à le prendre avec ses pattes ou entre ses dents ; mais ne parvenant pas à son but, il se lassa, s'amusa un instant d'une mouche, d'une demoiselle, puis d'une fourmi, et abandonna la partie, découragé de n'arriver à rien. Enfin, d'humeur moins belliqueuse, il se coucha... sur le scarabée. On entendit un cri perçant, et on vit le caniche courir comme un fou dans toute l'église, de la porte à l'autel, de l'autel vers les bas-côtés ; plus il courait, plus il hurlait. Enfin, fou de douleur il vint se réfugier sur les genoux de son maître, qui l'expulsa honteusement par la porte ; sa voix se perdit bientôt dans le lointain.
Pendant ce temps, l'assistance étouffait ses rires et le pasteur s'interrompit au milieu de son discours. Il le reprit ensuite tant bien que mal en cherchant ses mots, mais dut renoncer à produire le moindre effet sur l'auditoire ; le recueillement des fidèles s'était évanoui, les plus graves conseils du pasteur étaient reçus par eux avec une légèreté mal dissimulée et très peu édifiante.
Lorsque la cérémonie fut terminée, et la bénédiction donnée, chacun se sentit heureux et soulagé.
Tom Sawyer rentra chez lui très satisfait, pensant qu'après tout le service divin avait du bon, lorsque de légères distractions venaient l'agrémenter. Une seule chose le contrariait : il admettait bien que le chien se fût amusé avec son scarabée, mais il avait vraiment abusé de la permission en le faisant s'envoler par la fenêtre.
UNE VICTIME DE L'HOSPITALITÉ
— Monsieur, dis-je, ne m'en voulez pas si je vous ai amené dans ma maison aussi glaciale et aussi triste !
Il faut vous dire tout d'abord que j'ai été assez fou pour amener chez moi un ami, et qui plus est, un malade. Assis en chemin de fer en face de ce monsieur, j'eus l'idée diaboliquement égoïste de lui faire partager avec moi le froid de cette nuit brumeuse.
J'allai à lui et lui tapai sur l'épaule : « Ah ! » s'écria-t-il étonné.
— Venez, lui dis-je, sur un ton engageant et parfaitement hypocrite, et que ma maison soit la vôtre. Il n'y a personne en ce moment, nous y passerons d'agréables moments. Venez donc avec moi.
Aguiché par mon amabilité, cet homme accepta. Mais lorsque nous eûmes causé quelques instants dans la bibliothèque, nous sentîmes le froid.
— Allons, dis-je, faisons un beau feu clair et prenons du thé bien chaud ; cela nous mettra de bonne humeur. Permettez-moi de vous laisser seul pour tout préparer, et distrayez-vous en mon absence. Il faut que j'aille jusque chez Palmer pour lui demander de m'aider. Tout ira très bien.
— Parfait, me répondit mon hôte.
Palmer est mon bras droit. Il habite à quelques centaines de mètres de ma maison, une vieille ferme qui servait de taverne pendant la Révolution. Cette ferme s'est beaucoup délabrée depuis un siècle ; les murs, les planchers ont perdu la notion de la ligne droite et l'allée qui mène à la maison a presque complètement disparu ; aussi le bâtiment paraît-il tout de travers ; quant aux cheminées, elles semblent fortement endommagées par le vent et la pluie. Pourtant c'est une de ces vieilles maisons d'apparence solide qui avec tant soit peu de réparations braveraient les intempéries pendant encore cent ans et même plus. Devant la ferme s'étend une grande pelouse, et on aperçoit dans la cour un puits ancien qui a désaltéré des générations de gens et de bêtes. L'eau en est délicieusement pure et limpide. Lorsque sévirent les chaleurs de l'été dernier, j'y puisai bien souvent de l'eau, me rencontrant avec les mendiants qui venaient se désaltérer d'une gorgée d'eau claire avant de continuer leur route. Certes, vos vins capiteux peuvent faire briller de convoitise les yeux des convives qui se réunissent autour de tables somptueusement servies ; il n'en reste pas moins vrai que l'eau pure et cristalline constitue une boisson exquise pour les pauvres déshérités de l'existence.
En arrivant à la ferme, je m'aperçus qu'il n'y avait pour tout éclairage qu'une triste bougie à la porte, et je frappai discrètement. On ouvrit aussitôt.
— Palmer est-il là ? demandai-je.
— Non, John est absent ; il ne reviendra qu'après dimanche.
Hélas ! hélas ! il ne me restait qu'à m'en retourner ; reprenant à tâtons la route que je distinguais à peine dans le brouillard au milieu des pêchers, je rentrai dans ma lugubre maison.
Mon hôte malade paraissait très affecté.
— Allons ! lui dis-je en lui tapant doucement sur l'épaule, — le secouer plus vigoureusement eût été très déplacé dans le cas présent, — il faut nous débrouiller nous-mêmes ; je n'ai trouvé personne à la ferme.
Allons ! reprenons courage et ayons un peu d'entrain. Remontons-nous le moral, et allumons le feu ; mon voisin est absent, mais nous saurons bien nous passer de lui.
J'allumai donc ma lampe astrale, ma lampe à globe, veux-je dire, dont le piètre fonctionnement est une honte pour l'inventeur. Il faut lever la mèche très haut pour qu'elle donne un peu de lumière, et au bout d'un moment elle fume si bien que la pièce est pleine d'une suie épaisse qui vous prend à la gorge. Au diable cette vilaine invention ! Comme j'aimerais l'envoyer au diable !
Je me rappelai que je trouverais des fagots sous le hangar ; j'en rapportai donc et les mis dans le fourneau de la cuisine que j'allumai ; ensuite je pris la bouilloire, j'allai au puits la remplir, la mis sur le fourneau et j'attendis. Lorsque l'eau fut bien bouillante, je pris la boîte à thé, et coupai dans un gros pain carré des tranches que je fis griller. Au bout de trois quarts d'heure qui me parurent un siècle, je retournai vers mon ami. « Le thé est prêt », lui dis-je. Nous nous transportâmes silencieusement à la cuisine. Je récitai le benedicite ; la lampe fumait, le feu flambait difficilement, le thé était froid ; mon ami tremblait de froid (on me raconta plus tard qu'il avait médit de mon hospitalité. Ingrat personnage !) Après le thé, la principale chose à faire était de nous réchauffer pour ne pas nous laisser mourir. Au fond, mon ami se montra assez vaillant, et lorsqu'il s'agit de bourrer le poêle plusieurs fois, il me proposa son aide. Il essayait de paraître gai, mais sa physionomie restait triste. Pour ma part je riais intérieurement comme un homme qui vient de faire une bonne affaire en achetant un cheval. Et dire que les gens viennent chez vous pour trouver de l'agrément ! Lorsqu'ils sont sous votre toit, vous leur devez le confort sous toutes ses formes. Ils s'attendent à être fêtés, soignés, cajolés et bordés dans leur lit le soir. Le temps qu'ils passent chez les autres représente pour eux un doux « farniente ». Avec quelle satisfaction ils s'effondrent dans un fauteuil, et regardent vos tableaux et vos albums. Comme ils aiment à se promener en baguenaudant, humant avec délices la brise parfumée ! Que la peste les étouffe ! Comme ils attendent le dîner avec un appétit aiguisé. Le dîner ! Quelquefois le menu en est bien difficile à composer, et pendant que les invités sont dans un état de béatitude céleste, le maître de maison se creuse la tête dans une perplexité douloureuse ! Oh ! quelle délicieuse vengeance lorsqu'on peut troubler un peu leur quiétude, et qu'on les voit essayer de dissimuler leur mécontentement le jour où l'hospitalité qu'ils reçoivent chez vous ne répond pas à leur attente. « Mauvaise maison, pensent-ils ; on ne me reprendra pas dans une galère pareille ; j'irai ailleurs à l'avenir, là où je serai mieux traité ! »
Lorsque je vois cela, je me paye la tête de mes invités et m'amuse follement de leur déconfiture. C'est tout naturel, et je trouve très logique qu'ils partagent mes ennuis de maître de maison. Avec notre nature il nous faut des signes visibles et extérieurs de bonté ; l'accueil du cœur ne nous suffit pas. Si vous offrez à un ami un bon dîner ou un verre de vin, s'il a chaud et est bien éclairé chez vous, il reviendra ; sans cela vous ne le reverrez plus ; la nature humaine est ainsi faite ; moi, du moins, je me juge ainsi. Mais ici j'établis une distinction. Si votre ami fait des avantages matériels qu'il peut trouver chez vous plus de cas que des charmes intellectuels, s'il dédaigne votre amitié parce qu'il ne trouve pas chez vous tout le luxe et le confort qu'il aime, alors, ne l'honorez pas du nom d'« Ami ! »
— Allons nous coucher, proposai-je.
— Parfait, répondit mon invité.
— Pas si vite, mon cher, répliquai-je ; les lits ne sont pas faits ; il n'y a pas de femme de chambre dans la maison. Mais qu'est-ce que cela fait ? Cela n'a aucune importance. Je vais m'absenter un instant pendant que vous entretiendrez le feu.
Je monte dans la chambre d'ami ; je n'y trouve rien. Au bout d'une demi-heure, je découvre des oreillers, des draps et des couvertures. Je redescends et je tape joyeusement sur l'épaule de mon ami toujours transi de froid, et je lui dis aimablement : « Venez dans le nid qui vous attend. Vous y dormirez comme un bienheureux et demain vous vous sentirez mieux. »
Je le déshabille, le couche, et en le voyant la tête sur l'oreiller, je lui souhaite : « Bonsoir, bons rêves. »
— Bonsoir, me répond-il avec un faible sourire.
Après avoir regardé le temps par la fenêtre, je gagnai mon lit, qui était fait à la diable. Oh ! l'horrible lune, froide et lugubre ! Phœbé, Diane ou Lune, je te supplie par le nom que tu voudras de ne pas pénétrer dans ma chambre et de ne pas inonder mes yeux de ton pâle sourire ! Au diable ta figure blafarde qui trouble le sommeil et les doux rêves !
Le lendemain matin, j'allai chez mon ami et le traitant comme un prince ou un personnage de marque, je lui demandai avec force détails des nouvelles de sa nuit. Comme c'est un homme intègre, incapable d'altérer la vérité, il m'avoua qu'il avait eu un peu froid. Insupportable personnage ! Je lui avais pourtant donné toutes les couvertures de la maison !
Nous tombions juste sur un dimanche ; or, mon ami qui est un fin rimeur a beaucoup chanté les charmes et la poésie du dimanche à la campagne ; comme le feu n'était pas encore allumé, je le pris par le bras, et lui proposai une promenade sur le gazon ; mais le gazon était couvert de rosée, et il rentra transi pour se réchauffer près du poêle éteint. L'heure du déjeuner approchait, mais je n'avais pas encore solutionné cette question embarrassante. Tout d'un coup, me frappant le front comme si une étincelle en eût jailli, je me précipitai hors de la cuisine, en traversant le jardin au galop, et je frappai à la porte de la ferme.
L'excellente fermière était heureusement visible.
— Madame, lui dis-je, je suis dans un grand embarras. J'ai un ami chez moi, et ne dispose de personne pour nous faire la cuisine ; je n'ai pas la moindre provision ; pouvez-vous me rendre le service de nous préparer le déjeuner, le dîner et le thé pour la journée ?
Très obligeamment elle y consentit, et au bout d'une demi-heure, je conduisis triomphalement mon poète dans cette vieille maison ; la nappe blanche était mise, une chaleur exquise régnait dans la pièce ; du coup, mon ami retrouva toute sa gaieté.
Nous allâmes à l'église, et au retour, son sang, fouetté par la marche, lui avait rendu sa bonne humeur ; lorsqu'il s'assit dans le fauteuil à bascule pour attendre le poulet rôti, il me donna l'illusion du « Bien-être en personne ».
J'étais presque furieux de lui avoir procuré un tel confort !
LES DROITS DE LA FEMME
PAR
ARTHEMUS WARD
L'année dernière, j'avais planté ma tente dans une petite ville d'Indiana. Je me tenais sur le seuil de la porte pour recevoir les visiteurs, lorsque je vis arriver une députation de femmes ; elles me déclarèrent qu'elles faisaient partie de l'Association féministe et réformiste des droits de la femme de Bunkumville, et me demandèrent l'autorisation d'entrer dans ma tente sans payer.
— Je ne saurais vous accorder cette faveur, répondis-je ; mais vous pouvez payer sans entrer.
— Savez-vous qui nous sommes ? cria l'une de ces femmes, créature immense, à l'air rébarbatif, qui portait une ombrelle de cotonnade bleue sous le bras ; savez-vous bien qui nous sommes, monsieur ?
— Autant que j'en puis juger à première vue, répondis-je, il me semble que vous êtes des femmes.
— Sans doute, monsieur, reprit la même femme sur un ton non moins revêche ; mais nous appartenons à la société protectrice des droits de la femme ; cette société croit que la femme a des droits sacrés, et qu'elle doit chercher à élever sa condition.
— Douée d'une intelligence égale à celle de l'homme, la femme vit perpétuellement méprisée et humiliée ; il faut remédier à cette situation, et notre société a précisément pour but de lutter avec une énergie constante contre les agissements des hommes orgueilleux et autoritaires.
Pendant qu'elle me tenait ce discours, cette créature excentrique me saisit par le col de mon pardessus et agita violemment son ombrelle au-dessus de ma tête.
— Je suis loin de mettre en doute, madame, lui dis-je en me reculant, l'honorabilité de vos intentions ; cependant je dois vous faire observer que je suis le seul homme ici, sur cette place publique ; ma femme (car j'en ai une) est en ce moment chez elle, dans mon pays.
— Oui, vociféra-t-elle, et votre femme est une esclave ! Ne rêve-t-elle jamais de liberté ? Ne pensera-t-elle donc jamais à secouer le joug de la tyrannie ? à agir librement, à voter... ? Comment se fait-il que cette idée ne lui vienne pas à l'esprit ?
— C'est tout bonnement, répondis-je un peu agacé, parce que ma femme est une personne intelligente et pleine de bon sens.
— Comment ? comment ? hurla mon interlocutrice, en brandissant toujours son ombrelle ; à quel prix, d'après vous, une femme doit-elle acheter sa liberté ?
— Je ne m'en doute pas, répondis-je ; tout ce que je sais, c'est que pour entrer sous ma tente, il faut payer quinze cents par personne.
— Mais les membres de notre association ne peuvent-ils pas entrer sans payer ? demanda-t-elle.
— Non, certes. Pas que je sache.
— Brute, brute que vous êtes ! hurla-t-elle en éclatant en sanglots.
— Ne me laisserez-vous pas pénétrer ? demanda une autre de ces excentriques en me prenant la main doucement et avec câlinerie : « Oh ! laissez-moi entrer ! Mon amie, voyez-vous, n'est qu'une enfant terrible. »
— Qu'elle soit ce qu'elle voudra, répondis-je, furieux de voir se prolonger cette facétie, je m'en fiche ! Là-dessus elles reculèrent toutes et me traitèrent d'« animal » toutes en chœur.
— Mes amies, dis-je, avant votre départ, je voudrais vous dire quelques mots bien sentis : écoutez-moi bien : La femme est une des plus belles institutions de ce bas monde ; nous pouvons nous en glorifier. Nul ne peut se passer de la femme. S'il n'y avait pas de femmes sur terre, je ne serais pas ici à l'heure actuelle. La femme est précieuse dans la maladie ; précieuse dans l'adversité comme dans le bonheur ! O femme ! m'écriai-je sous l'effluve d'un souffle poétique, tu es un ange quand tu ne cherches pas à sortir de tes attributions ; mais quand tu prétends intervertir les rôles et porter la culotte (ceci soit dit au figuré) ; lorsque tu désertes le foyer conjugal et que, la tête farcie des théories féministes, tu t'élances comme une lionne en courroux, en quête d'une proie à dévorer ; lorsque, dis-je, tu veux te substituer à l'homme, tu deviens un être infernal et néfaste !
— Mes amies ! continuai-je en les voyant partir indignées, n'oubliez pas ce que Arthémus Ward vous dit !