Poèmes
THEORETIKOS
Ce puissant empire n'a que des pieds d'argile.
Toute chevalerie, toute puissance ont abandonné
entièrement notre petite île. Quelque ennemi a dérobé
sa couronne de laurier,
et parmi ses collines s'est tue cette voix qui parlait
de Liberté. Oh! quitte-la, mon âme, quitte-la;
lu n'es point faite pour habiter cette vile demeure
de trafiquants, où chaque jour
on met en vente publique la sagesse et le respect,
où le peuple grossier pousse les cris enragés
de l'ignorance contre ce qui est le legs des siècles.
Cela trouble mon calme; aussi mon désir est-il de
m'isoler dans des rêves d'art et de suprême culture,
sans prendre parti ni pour Dieu, ni pour ses ennemis.
REQUIESCAT
Marche d'un pas léger, elle est tout près, sous la
neige. Parle à voix basse: elle peut entendre croître
les pâquerettes.
Toute sa belle chevelure dorée a pris la teinte de
la rouille; elle qui était jeune, et charmante, elle
n'est que poussière.
Pareille au lis, blanche comme la neige, elle savait
à peine qu'elle était femme si doucement elle
avait grandi.
Les planches du cercueil, une lourde pierre pèsent
sur sa poitrine; seul je me torture le coeur,
mais elle, elle repose.
Silence! Silence! elle ne saurait entendre la lyre
ni le sonnet; toute ma vie est ensevelie ici. Entassons
de la terre par-dessus elle.
Avignon.
SONNET COMPOSÉ EN APPROCHANT DE
L'ITALIE
J'atteignais les Alpes, mon âme brûlait en moi,
à ton nom, Italie, Italie. Et quand je sortis du coeur
de la montagne, et que je vis le pays qui avait été
le désir de ma vie,
je me mis à rire comme un homme qui a gagné
un prix de haute valeur; et rêvant à l'histoire de
ta gloire, j'épiai le jour, jusqu'au moment où,
zébré de blessures enflammées, le ciel de turquoise
prit peu à peu la couleur de l'or poli.
Les pins flottaient comme flotte une chevelure
de femme, et dans les vergers, tout le lacis des
branchages s'épanouissait en flocons d'écume fleurie.
Mais quand j'appris que bien loin de là, dans
Rome, un second Pierre portait des chaînes funestes,
je pleurai de voir si belle une telle contrée.
Turin.
SAN MINIATO
Vous le voyez, j'ai gravi la pente de la montagne
jusqu'à cette sainte maison de Dieu, où jadis allait
et venait le peintre angélique, qui vit les cieux largement
ouverts,
et sur un trône au-dessus du croissant de la
lune, la blanche et virginale Reine de grâce. Marie!
Si je pouvais seulement voir ta face, la mort
ne viendrait jamais trop tôt.
O toi que Dieu couronna d'épines et de douleurs!
Mère du Christ! ô Épouse mystique! Mon coeur est
las de cette vie, et trop accablé de tristesse pour
chanter encore.
O toi, que Dieu couronna d'amour et de flamme,
que couronna le Christ, le très saint; oh! écoute,
avant que le soleil impitoyable n'expose à l'univers
mon péché et ma honte.
AVE, MARIA, GRATIA PLENA
Est-ce ainsi qu'il est venu? Je m'attendais à voir
une scène d'un éclat merveilleux, telle qu'on le
conte au sujet d'un Dieu qui, dans une pluie d'or,
fit tomber les barrières et descendit sur Danaé:
ou bien à une apparition terrible, comme quand
Sémélè, languissante d'amour et de désir inapaisé,
supplia pour voir le corps lumineux du Dieu, et que
la flamme saisit ses membres blancs et l'anéantit entièrement.
C'est avec ces rêves joyeux que je visitai ce lieu
sacré, et maintenant les yeux et le coeur pleins
d'étonnement, je reste immobile devant ce suprême
mystère d'amour,
une jeune fille à genoux, la figure pâle et sans
passion, un ange qui tient un lis en sa main, et au-dessus
d'eux, la colombe, déployant ses ailes.
Florence.
ITALIA
Italie! tu es déchue, bien que toutes hérissées de
lances brillantes, tes armées marchent à grand fracas
des Alpes du Nord jusqu'aux flots siciliens!
Oui, déchue, bien que les nations te saluent reine,
parce que l'on voit l'or faire briller ta richesse
dans toutes les villes, et que sur ton lac de saphir,
d'un air allier, sous le vent qui enfle leurs voiles,
naviguent par milliers tes galères, sous l'unique
drapeau rouge, blanc et vert.
Belle et forte! Mais belle et forte en vain! Porte
ton regard vers le Sud, où Rome, ville profanée,
attend en vêtement de deuil un roi oint par Dieu.
Lève ton regard au ciel; Dieu permettra-t-il une
telle chose? Non, mais quelque Raphaël ceint de
flamme va descendre, et frapper le Profanateur
avec l'épée du châtiment.
SONNET ÉCRIT PENDANT LA SEMAINE SAINTE
A GÈNES
J'errais dans la verte retraite de Scoglietto. Les
oranges à tous les rameaux qui formaient la voûte,
étaient suspendues comme des lampes brillantes
d'or, pour faire honte au jour. Çà et là, un oiseau
surpris, de ses ailes battantes et de ses pieds
éparpillait comme de la neige toutes les fleurs.
À mes pieds de pâles narcisses pareils à des lunes
d'argent; et les vagues arrondies qui rayaient la
baie de saphir, riaient au soleil, et la vie paraissait
très douce.
Au dehors, le jeune enfant de choeur passait
chantant d'une voix claire: «Jésus, le fils de
Marie, a été mis à mort. Oh! venez, et couvrez de
fleurs son tombeau.»
Ah! Dieu! Ah! Dieu! ces charmantes heures
helléniques ont submergé tout souvenir de tes amères
douleurs, de la Croix, de la Couronne, des Soldats
et de la Lance.
ROME QUE JE N'AI POINT VISITÉE
I
Le blé a passé du gris au rouge, depuis que pour
la première fois mon esprit a fui les mornes cités
du Nord, pour voler aux montagnes de l'Italie.
Et maintenant je me retourne du côté du foyer
domestique, car mon pèlerinage est tout à fait terminé,
bien que, ce me semble, ce soleil, rouge
comme le sang, m'indique la route qui mène à
Rome la sainte.
O Dame bénie, qui as sous ton empire les sept
collines, ô Mère sans tache ni souillure, toi qui
portes une triple couronne d'or,
O Roma, Roma, je dépose à tes pieds ce vain
tribut de mon chant, car, hélas! elle est rude et
longue, la route qui conduit à la Voie sacrée.
II
Et pourtant, quelle joie ce serait pour moi que
de tourner mes pas vers le Sud, après avoir suivi le
Tibre jusqu'à son embouchure, de revenir m'agenouiller
dans Fiésole
et d'errer à travers l'épaisse forêt de pins, qui
interrompt le cours de l'Arno aux reflets d'or, pour
voir le brouillard empourpré et la lueur du matin
sur les Apennins,
en passant près de mainte maison enfouie parmi
les vignes, près du verger, près du jardin d'oliviers
gris, jusqu'à ce qu'enfin du haut de la route qui
parcourt la morne Campagna, surgissent les sept
collines qui portent le Dôme.
III
Pour moi, pèlerin des mers du Nord, quelle joie
de me mettre tout seul à la recherche du temple
merveilleux et du trône de Celui qui tient les clefs
redoutables.
Alors que tout brillants de pourpre et d'or, défilent
et prêtres et saints cardinaux, et que porté au-dessus
de toutes les têtes, arrive le doux pasteur du
troupeau.
Quelle joie de voir, avant que je meure, le seul
roi qui soit oint par Dieu, et d'entendre les trompettes
d'argent sonner triomphalement sur son passage.
Ou lorsqu'à l'autel du sanctuaire, il élève le
signe du mystérieux sacrifice et montre aux yeux
mortels un Dieu sous le voile du pain et du vin.
IV
Car quels changements le temps n'amène-t-il
pas? Les cycles des années qui reviennent peuvent
délivrer mon coeur de ses craintes et apprendre à
mes lèvres un chant qu'elles pussent chanter.
Avant que dans ce champ de à-bas, l'or frémissant
soit rassemblé en gerbes poudreuses, avant que les
feuilles écarlates de l'automne voltigent comme
des oiseaux pour tomber sur l'herbe,
J'aurai peut-être parcouru la glorieuse carrière
et saisi la torche encore flambante, et invoqué le
nom sacré de Celui qui maintenant cache sa face.
URBS SACRA ET AETERNA
Rome! quelle page dans l'histoire a été la tienne,
dans les temps d'autrefois où ton épée républicaine
régit le monde entier, pendant une période de bien
des siècles! Alors tu fus la reine couronnée de tes
peuples,
jusqu'au jour où parut dans tes rues le Goth
barbu. Et aujourd'hui, ô cité couronnée par Dieu,
découronnée par l'homme, c'est l'odieux drapeau
rouge, blanc et vert que les brises font flotter sur
tes murs.
En quel temps étais-tu en ta gloire? Alors que tes
aigles avides de pouvoir prenaient leur vol pour saluer
le double soleil et que les nations tremblaient
sous ton sceptre?
Non, ta gloire s'est prolongée jusqu'à ce jour, où
les pèlerins s'agenouillent devant, le Saint unique,
le pasteur captif de l'Eglise de Dieu.
SONNET COMPOSÉ APRÈS L'AUDITION DU
DIES IRAE
CHANTÉ DANS LA CHAPELLE SIXTINE
Non, Seigneur, il n'en est pas ainsi. La blancheur
du lis au printemps, les mélancoliques bois d'oliviers
ou la colombe à la poitrine argentée m'apprennent
plus clairement ta vie et ton amour, que
ces flammes rouges et ces coups de tonnerre, avec
leurs terreurs.
Les vignes empourprées m'apportent de doux
souvenirs de toi: un oiseau qui, le soir, rentre à tire
d'aile vers son nid, me parle de celui qui n'a aucune
place pour se reposer. Je m'imagine que c'est sur toi
que chante le passereau.
Viens plutôt par une soirée d'automne, quand le
rouge et le brun brillent sur les feuilles et que les
campagnes répètent comme un écho la chanson du
passeur.
Viens quand la pleine lune en sa splendeur laisse
tomber son regard sur les rangées de gerbes dorées,
et alors fais ta moisson; nous avons attendu longtemps.
PAQUES
Les trompettes d'argent résonnèrent sous le
Dôme, le peuple avec un respect religieux s'agenouilla
sur le sol, et je vis porté sur les épaules des
hommes, pareil à quelque grande divinité, le saint
Maître de Rome.
Comme un prêtre, il portait une robe plus blanche
que l'écume; comme un roi, il était ceint de pourpre
royale. Trois couronnes d'or s'élevaient bien haut
sur sa tête. Entouré de splendeur et de lumière, le
Pape rentra chez lui.
Mon coeur s'enfuit bien loin dans le passé, à travers
le désert des années, vers un homme qui errait
au bord d'une mer solitaire, et cherchait vainement
un endroit pour se reposer.
«Les renards ont leur tanière, et tout oiseau
a son nid, et moi, moi seul, il me faut errer sans
repos, les pieds meurtris, et boire avec le vin
l'amertume des larmes.»
E TENEBRIS
Descends, ô Christ, et viens à mon aide! Tends-moi
la main, car je vais me noyer dans une mer
plus orageuse que ne fut pour Simon ton lac de
Galilée. Le vin de la vie est répandu sur la table.
Mon coeur est pareil à une contrée ravagée par ta
famine et où ont péri toutes les choses utiles. Et je
sais fort bien que mon âme est destinée à l'Enfer,
s'il me faut cette nuit comparaître devant le trône
du Dieu.
«Il dort peut-être, ou bien il part à cheval pour
la chasse, comme Baal, quand ses prophètes hurlaient
son nom, de l'aurore à midi, sur la cime foudroyée
du Carmel.»
Non, soyons tranquille, avant la nuit venue, je contemplerai
les pieds de bronze, la robe plus blanche
que la flamme, les mains meurtries, et la face empreinte
d'une lassitude tout humaine.
VITA NUOVA
J'étais debout près de la mer où nul ne vendange,
jusqu'à ce que les vagues humides eussent couvert
de leur écume ma face et mes cheveux; les longues
flammes rouges du jour mourant brûlaient à l'occident;
le vent avait un sifflement triste
et les mouettes criardes fuyaient vers la terre:
«Hélas! m'écriai-je, ma vie est pleine de douleur;
et qui donc peut faire provision de fruit ou de
grain doré sur ces plaines stériles qui s'agitent incessamment?»
Mes filets avaient ça et la bien des larges déchirures,
bien des fentes; néanmoins je les jetai pour
tenter ma dernière chance, dans la mer, et j'attendis
la fin.
Quand! ô surprise! quelle soudaine gloire! Et je
vis monter la splendeur argentée d'un corps aux
membres blancs, et cette joie me fit oublier les
tourments du passé.
MADONNA MIA
Jeune fille et lys, elle n'était point faite pour la
douleur de ce monde, avec sa chevelure brune et
douce que ses larmes collaient en tresses, avec ses
yeux pleins de désirs, à demi voilés par les larmes
encore endormies, comme des eaux très bleues qu'on
voit à travers les brouillards de la pluie;
des joues pâles, où nul amour n'avait laissé sa
tache, sa lèvre inférieure rouge, et ramenée en dedans
pour fuir l'amour, et une gorge blanche, plus
blanche que la colombe argentée, et dont le marbre
pâle était rayé d'une veine pourpre. Et pourtant,
quoique mes lèvres ne doivent point cesser de la
louer,
je ne serais point assez hardi pour lui baiser
même les pieds, car je me sens sous l'ombre que
font les ailes du respect,
ainsi que Dante, quand il était debout avec Béatrice,
sous la poitrine enflammée du Lion, et qu'il
voyait le septième ciel de cristal et l'escalier d'or.
LA CHANSON D'ITYS
La Tamise anglaise est bien plus sainte que
Rome. Ces campanules, qui comme une montée
soudaine de la mer, viennent envahir les bocages,
avec, pour écume, la reine des prés et la blanche
anémone pour tacheter les vagues bleues,—Dieu
est ici plus manifeste que là où il se cache, dans
l'étoile au coeur de cristal que porte un moine
blême.
Ces papillons aux reflets violets qui prennent
pour tente ce lis à la teinte de crème, ce sont des
monsignori, et là où s'agitent les roseaux, où un
brochet paresseux se laisse flotter au soleil, les yeux
à demi clos,—voici un vieil évêque mitre, in partibus.
Regardez donc ces brillantes écailles toutes vert
et or.
Le vent, prisonnier qui s'agite sans repos dans
les arbres, joue fort bien le Palestrina. On dirait
que les doigts du puissant maestro sont posés sur
les touches de l'orgue de Maria, et qu'ils y jouent,
quand, aux premières heures d'un matin tout bleu
de Pâques, le Pape, porté sur un brancard tout rouge
comme le sang ou le crime, va
de sa sombre demeure sur le balcon, au-dessus
des portes de bronze, et, dominant la foule serrée
sur la place, ou les fontaines elles-mêmes semblent
dans leur extase jeter en l'air leurs lances d'argent,
étend ses faibles mains vers l'Orient, vers l'Occident,
envoie une vaine paix aux pays qui ne connaissent
nulle paix, le repos aux nations qui ne
connaissent pas le repos.
Et ce rayonnement orangé qui s'attarde et semble
vouloir taquiner la lune, n'est-il pas plus beau que
les pompes les plus brillantes de Rome! Chose
étrange! il y a un an, je me mis à genoux devant
je ne sais quel cardinal en robe rouge, qui portait
l'hostie à travers l'Esquilin!... et maintenant, ces
vulgaires pavots parmi le blé me semblent deux
fois aussi beaux.
Ces champs de pois, d'un vert bleu, que voici là-bas,
frissonnants de la dernière averse, émettent en
cette fraîche soirée des parfums plus doux que ceux
des encensoirs ornés de gemmes flamboyantes que
balancent les jeunes diacres, lorsque le vieux prêtre
ouvre le tabernacle voilé de rideaux, et donne à
Dieu un corps fait avec le fruit banal du blé et de
la vigne.
Le pauvre frère Giovanni, qui braille à la messe,
s'étonnerait certainement ici, car là-haut chante un
petit oiseau brun, et à travers le long et frais gazon
je vois cette gorge vibrante que j'entendis jadis sur
les collines éclairées par les étoiles, dans l'Arcadie
étoilée de fleurs, où le demi-cercle blanc de sable
de la plage de Salamine rejoint la mer.
Charmante est l'hirondelle qui babille sur les toits,
à la pointe du jour, quand le faucheur aiguise la
faux, quand gémissent les colombes, et que la laitière,
quittant son petit lit solitaire, va légère, et
chantonnant, vers le troupeau aux graves mugissements,
qui attend, et avance par-dessus les portes
de la cour, ses vastes mufles débordants d'écume.
Et ils sont charmants les houblons sur les plaines
du Kent, et doux est le vent qui agite le foin fraîchement
coupé, et doux sont les essaims capricieux
des bourdonnantes abeilles, et douce est la génisse
qui souffle dans l'écurie, et les figues vertes près
d'éclater, qui pendent par-dessus le mur de briques
rouges.
Et il est doux d'entendre le coucou railler le
printemps, alors que les dernières violettes flânent
encore près de la source, et il est doux d'entendre
le berger Daphnis chanter la chanson de Linus
dans quelque vallon ensoleillé de la chaude Arcadie
où le blé est de l'or, où les moissonneurs aux
membres légers et sveltes dansent près du troupeau
enfermé dans le parc.
Et il est doux d'entendre à côté de la jeune Lycoris
dans quelque lointaine vallée de l'Illyrie, et
sous une voûte de feuillage sur un tapis d'amaracus,
nous pourrions, nous aussi, perdre dans l'extase un
jour d'été, et nous divertir à qui sera le plus habile
sur le chalumeau, pendant que bien loin au-dessous
de nous, s'irrite la pourpre troublée de la mer.
Mais combien ce serait plus doux si le pied
chaussé de sandales d'argent de quelque Dieu longtemps
caché venait jamais fouler les prairies de
Nuneham; si jamais Faune portant à ses lèvres la
flûte de roseau pouvait lever la tête près des vertes
flaques d'eau! Ah! il serait doux, en effet, de voir
le céleste berger appeler à la pâture son troupeau à
la blanche toison.
Aussi, chante donc pour moi, musicien harmonieux,
quoique tu ne chantes, après tout, que ton
propre requiem. Dis-moi ton récit, infortuné chroniqueur,
conte-moi tes tragédies. Ne dédaigne point
ces retraites nouvelles pour toi, cette campagne anglaise,
car notre île du Nord peut donner de quoi
faire bien des belles couronnes,
que ne connaissent point les prairies grecques;
plus d'une rose telle que vainement un adolescent
la chercherait pendant tout un jour, dans les vallons
d'Eolie, croît en masses touffues sur nos haies,
comme une insouciante courtisane prodigue de sa
beauté; et aussi des lis tels que jamais n'en réfléchit
l'Ilissus étoilent nos ruisseaux, et des nielles bleues
ponctuent le froment vert, et bien qu'elles soient
pour les hirondelles un avertissement de se diriger
vers le Sud, elles ne déploieraient jamais leurs pavillons
d'azur parmi les vignes grecques. Et même
cette petite herbe en haillons rouges, qui invite le
rouge-gorge à pépier, serait une étrangère en Arcadie,
et plus d'une élégie restée muette
dort dans les roseaux qui frangent notre sinueuse
Tamise, et qui la réveillerait, donnerait un enchantement
plus doux que celui qui fit pleurer Syrinx,
et par ici se cachent des orchidées brunes semées
d'abeilles, assez belles pour faire un diadème au
front de Cythérée, et que Cythérée ne connaît
point, et là-bas tout près de ce taureau qui paît,
il est une mignonne asphodèle jaune; le papillon
peut l'apercevoir de loin, bien que la rosée d'un
seul soir d'été suffise à remplir deux fois sa petite
coupe, avant que l'étoile ait rappelé le berger paresseux
à son parc, et sans être prodigue, chaque
pétale est semé de taches d'or
comme si l'opulente maîtresse de Jupiter, Danaé,
sortie toute brûlante encore de ses bras dorés, s'était
penchée pour baiser les pétales tremblants, ou
comme si le jeune Mercure, qui rase de son vol le
gué sombre de Dis, les avait frôlés tout récemment
d'une plume de ses ailes; la tige svelte qui porte la
charge de ses soleils
est à peine plus épaisse que le fil de la Vierge, ou
que la tapisserie argentée de la pauvre Arachné.
Les hommes disent qu'elle s'épanouit sur le tombeau
d'un être auquel je rendis jadis un culte, mais
à moi elle semble me rappeler des souvenirs plus
divins d'ombrages héliconiens hantés des Faunes
et de mers bleues aimées des nymphes
d'une vallée inconnue a Tempé, où Narcisse s'étend
sur le bord d'une rivière transparente, ayant dans sa
chevelure le désordre de la forêt, dans ses yeux le
silence du bois, courtisant cette image mobile qui à
peine baisée se dissout; des souvenirs de Salmacis,
qui n'est ni jeune homme, ni jeune fille, et qui
est pourtant l'un et l'autre, embrasé d'une double
flamme, et jamais satisfait par leur excès même,
car chacune des deux passions, dans son ardeur
éprise, se refuse à se séparer de l'autre, et pourtant
tue l'amour par ce refus;—des souvenirs d'oréades
épiant à travers les feuilles des arbres silencieux
sous le clair de lune,
d'Ariane abandonnée sur le port de Naxos, lorsqu'elle
vit bien loin sur les flots le perfide équipage,
qu'elle agita son écharpe rouge, et appela le
trompeur Thésée, ignorant que tout près derrière
elle était Dionysos sur une panthère couleur
d'ambre,—des souvenirs de ce que vit
le barde aveugle de Méonie, le mur de Troie, la
reine Hélène assise dans la chambre sculptée, ayant
auprès d'elle un amoureux jeune homme aux lèvres
rouges, arrangeant de sa main mignonne la crinière
de son casque, et bien loin de là, la mêlée, les cris,
les plaintes, quand Hector écartait avec son bouclier
la lance et qu'Ajax lançait la pierre,
Ou c'est Persée ailé, qui, de son épée bien trempée,
tranche les serpents entrelacés de la sorcière, ce
sont tous ces contes fixés pour l'éternité sur les petites
urnes grecques, charge plus riche que ne le
fut le plus opulent galion d'Espagne à son retour
des Indes. Car du moins de cette charge il arrive
quelque partie
et je sais bien qu'ils ne sont point du tout
morts, les anciens Dieux de la poésie grecque; ils
ne sont qu'endormis, et dès qu'ils entendront ton
appel, ils s'éveilleront, et se croiront en pleine
Thessalie. Cette Tamise leur sera l'eau de Daulis,
cette fraîche clairière la prairie semée d'iris jaunes
où jadis riait et jouait le jeune Itys.
Si ce fut toi, cher oiseau, qui as fait ton berceau
dans le jasmin, si ce fut toi, qui de l'immobile
feuillage de ton trône, as chanté pour le merveilleux
enfant jusqu'à ce qu'il entendit le cor d'Atalante
retentir faiblement parmi les collines de Cumner,
et que dans ses courses vagabondes par les bois de
Bagley, il rencontrât, le soir, la fontaine des poètes
grecs,
Ah! mignon avocat au simple costume, qui
plaides pour la lune contre le jour, si c'est grâce à
toi que le berger cherche sa compagne, en celle
douce poursuite, alors que Proserpine oublia qu'elle
n'était point en Sicile, et qu'elle s'appuya, toute
émerveillée, contre cette barrière moussue de Sandfort,
Prodige du bois, à l'aile légère, aux yeux
brillants, si jamais tu as consolé par ta mélodie
quelqu'un de ce petit clan, de cette troupe fraternelle
qui aima l'étoile matinale de la Toscane,
plus que le soleil accompli de Raphaël, et qui est
immortelle, chante pour moi, car je l'aime bien,
chante, chante encore! Que le morne univers redevienne
jeune, que les éléments prennent des
formes nouvelles, et que les antiques formes de la
Beauté se promènent parmi les formes simples,
parmi les petits champs sans barrières, comme au
temps où le fils de Latone portait la houlette de
saule, où les moelleuses brebis et les chèvres ébouriffées
suivaient le Dieu presque enfant.
Chante, chante encore! et Bacchus va paraître
ici, à cheval sur son magnifique trône indien, et
au-dessus des tigres geignants, il agitera son bâton
couronné de lierre jaune et d'un cône résineux,
pendant qu'à côté de lui l'effrontée Bassaride jettera
par terre le lion par sa crinière, et attrapera le
faon montagnard.
Chante encore! et je porterai la peau de léopard,
et je déroberai les ailes lunaires d'Astaroth, et sur
son chariot glacé nous pourrons gagner le Cithéron
en une heure, avant que l'écume ait débordé pardessus
le pressoir, avant que le Faune ait cessé de
fouler les grappes; oui, avant que la lampe clignotante
du jour
ait fait fuir la hulotte criarde jusqu'en son nid,
et averti la chauve-souris de reployer ses éventails
membraneux, quelque jeune Ménade, aux seins
couverts de feuilles de vigne, maraudera aux Pans
endormis leurs fruits de faine, si doucement que le
petit sansonnet ne s'éveillera point dans son nid et
aussitôt lançant un rire aigu, et s'élançant d'un
bond,
elle atteindra la verte vallée, où la rosée tombée
se rassemble sous l'orme, et alors comptera son butin;
puis les bruns satyres, bande joyeuse, fouleront
la lysimachie le long du rivage, et là où leur
maître cornu trône en grand appareil, apporteront
des fraises et des prunes duvetées sur une claie
d'osier.
Chante encore! et bientôt, la face fatiguée par la
passion, apparaîtra à travers la fraîche fouillée le
jeune homme serviteur d'Apollon. Le prince tyrien
chassera son sanglier hérissé, parcourra les bois de
châtaigniers tout fleuris, et la vierge aux membres
d'ivoire, aux yeux gris, où brille la fierté, poursuivra
à cheval le daim vêtu de velours.
Chante encore! et je verrai le jeune garçon mourant
teindre de la pourpre de son sang la clochette
de cire dont le poids fait pencher la jacinthe, et à
moi Cypris éplorée viendra conter sa douleur, et je
baiserai sa bouche et ses yeux ruisselants, et je
la conduirai au mystérieux bosquet de myrtes où
gît Adonis.
Redouble d'efforts, ô Itys! Le souvenir, frère de
lait du remords et de la douleur, verse goutte à
goutte le poison dans mon oreille. Oh! être libre!
Brûler ses vieux vaisseaux! Se lancer encore dans
la mêlée des Vagues empanachées de blanc, et livrer
bataille au vieux Protée pour piller les cavernes
fleuries de corail!
Oh! pour Médée et ses parents magiques! pour
le secret du sanctuaire de Colchide! Oh! pour une
feuille de cette pâle asphodèle qui entoure le front
las de Proserpine, et verse le soir des rosées si merveilleuses,
qu'elle rêve des campagnes d'Enna, près
de la lointaine mer de Sicile,
où souvent elle pourchassa l'abeille à la ceinture
d'or, de lis en lis, dans la prairie unie, avant que
son ténébreux maître lui eût fait goûter au fruit
fatal, à ce grain de grenade, avant que les noirs
coursiers l'eussent emportée au loin, jusque dans
le pays vague et sans fleurs, au jour languissant et
sans soleil.
Oh! pour une heure de minuit, avoir pour maîtresse
la Vénus de la petite ferme de Mélos! Oh! si
pour une heure seulement quelque antique statue
s'éveillait à la passion; et que je pusse faire oublier
à l'Aurore de Florence son muet désespoir, m'accoler
à ces membres puissants et faire mon oreiller de
cette poitrine géante!
Chante, chante encore! Je voudrais être ivre de
vie, ivre de la vendange foulée sous le pressoir, de
ma jeunesse; j'oublierais les luttes d'un labeur
stérile, la vallée déchirée, les yeux de Gorgone de la
Vérité, la veillée sans prière, et le cri qui implore
la prière, les dons inféconds, les bras levés, l'air
morne et insensible.
Chante, chante encore! O Niobé emplumée, tu
peux donner de la beauté à la douleur, et dérober
à la joie ses accents les plus mélodieux, tandis que
nous autres, nous n'avons que le silence mort et
sans voix pour guérir nos plaies trop découvertes,
et ne savons que tenir la souffrance emprisonnée
en nos coeurs, que tuer le sommeil sur l'oreiller.
Chante encore plus fort, pourquoi faut-il que je
revoie la face lasse et pâle de ce Christ abandonné,
dont jadis mes mains ont tenu les mains sanglantes,
dont si souvent mes lèvres ont baisé les lèvres
meurtries, et qui maintenant muet, misérable en
son marbre, reste seul dans sa demeure déshonorée,
et pleure, sur moi peut-être.
O mémoire, dépouille ton enveloppe enguirlandée,
brise ton luth aux sons rauques, ô triste Melpomène;
ô souffrance, souffrance, reste close en ta
cellule fermée; et ne double point de tes larmes cette
limpide Castalie! Tais-toi, tais-toi, triste oiseau, tu
offenses la forêt en tourmentant son calme champêtre
de ton chant si ardemment passionné!
Silence, silence, ou s'il est angoissant de se taire,
emprunte au sansonnet des champs son air plus
simple, à lui dont la joyeuse insouciance est mieux
faite pour ces forêts anglaises que ton cri aigu de
désespoir. Ah! tais-toi, et que le vent du Nord
remporte ton lai aux collines rocheuses de la Thrace,
à la baie orageuse de Daulis.
Un instant encore! Les feuilles effarouchées seront
agitées: peut-être Endymion aura traversé la prairie,
épris d'amour pour la lune, et cette tranquille Tamise
aura entendu Pan battre et faire voler l'eau, en
cherchant à tâtons un roseau, pour attirer hors de sa
caverne bleue quelque innocente Naïade, qui, partagée
entre la joie et la peur, prête l'oreille à sa flûte.
Un instant encore! La tourterelle réveillée a roucoulé;
la fille argentée de la mer argentée a enchaîné,
de ses mains amoureuses, son inconstant qui
allait chasser, et Dryopé a écarté les branches de
son chêne pour voir le rétif adolescent aux cheveux
dorés se révolter sous son joug.
Un instant encore! Les arbres se sont inclinés
pour baiser la pâle Daphné qui sort à peine de la
langueur des lauriers tremblants, et Salmacis, dans
son isolement, a mis à nu sa stérile beauté devant
la lune, et à travers la vallée, avec un triste et voluptueux
sourire, est passé Antinoüs; le rouge lotus
du Nil
sort à demi fléchi des boucles noires de sa chevelure,
pour voiler le charme enfoui sous ces paupières
endormies; ou bien c'est, là-bas, sur cette
pente couverte de gazon, l'intangible Artémis aux
membres nus sous sa tunique relevée haut, qui a
commandé à ses chiens de donner de la voix, qui
a débusqué le daim de sa verte reposée par ses
cris aigus et la piqûre de son épée.
Reste calme, reste calme, ô coeur passionné, reste
calme! Oh Mélancolie, ferme ton aile de corbeau,
O Dryade qui sanglotes, ne quitte point le creux
de ta colline pour venir apporter une réponse aussi
découragée. O Marsyas ailé, cesse de te plaindre.
Apollon n'aime point entendre des chants ainsi
troublés par la souffrance.
C'était un rêve: la clairière est déserte. Nul doux
rire de l'Ionie n'agite l'air. La Tamise rampe, paresseuse
et plombée, et du bois épais, redevenu désolé,
désert, a fui le jeune Bacohus avec son bruyant
cortège. Et pourtant du bois de Nuneham vient
toujours cette vibrante mélodie,
si triste, qu'on croirait entendre un coeur humain
se briser dans chaque note distincte. C'est une qualité
que possède parfois la musique, car elle est l'art qui
tient de plus prés aux larmes et au souvenir. Pauvre
Philomèle en deuil, que crains-tu donc? Ta soeur ne
hante point ces campagnes, Pandion n'est pas ici.
Ici jamais on ne voit un maître cruel, armé de la
lame meurtrière, point de tissu formé de sanglants
insignes; ce ne sont que vallées moussues, faites
pour les camarades qui vont à l'aventure, de chauds
vallons où se repose l'étudiant fatigué, son livre à
moitié fermé, et bien des allées sinueuses, où le
soir, les rustiques amants sont heureux d'échanger
leurs naïfs propos.
L'inoffensif lapin gambade avec ses petits sur le
sentier tracé par le halage, où récemment encore,
une troupe de joyeux gars, se bousculant à l'envi,
encourageait de ses cris bruyants les équipes de rameurs;
l'araignée avec ses fils d'argent travaille à
son petit métier, et des sombres murailles à crêtes
de buées rouges
de la ferme isolée part une lueur clignotante.
C'est là que le berger accablé de fatigue pousse son
troupeau bêlant, et le renferme dans le pare formé
de claies. Une clameur assourdie vient de quelque
bateau d'Oxford, arrêté à la barrière de Sandford,
et fait lever en sursaut la poule d'eau de son abri
dans les roseaux; et les ombres obscures s'allongent
sur la colline en voltigeant comme des hirondelles.
Le héron passe, revenant au lac, sa demeure. Le
brouillard bleu se glisse à travers les arbres frissonnants.
Les étoiles silencieuses, mondes d'or, apparaissent
une à une, et pareille à une fleur que chasse
la brise, une lune étincelante parcourt le ciel
brillant. C'est l'arbitre muet de toute ta plainte mélancolique,
enchanteresse.
Elle ne se soucie point de toi; pourquoi s'en soucierait-elle?
Endymion, elle le sait, n'est pas loin.
C'est moi, c'est moi, dont l'âme est comme le roseau,
qui ne saurait jouer de lui-même aucun message,
mais qui chante sur l'ordre d'autrui; c'est moi qui
vais poussé par tous les vents sur le vaste Océan de
la souffrance.
Ah! cet oiseau brun s'est tu; un trille exquis
semble être resté dans le sombre feuillage, et mourir
en accents musicaux. À cela près, l'air est silencieux,
silencieux au point qu'on entendrait la
chauve-souris, aux courtes ailes, errer et tourner
au-dessus des pins, qu'on pourrait compter une à
une chaque gouttelette de rosée qui tombe du calice
débordant de la campanule.
Et bien loin, par la plaine qui s'étale, à travers
les saules groupés, et les buissons bruns, la haute
tour de Magdalen, terminée par une girouette
d'or, masque la longue Grand'Rue de la petite
ville! Attention! voilà que la cloche de la porte de
Christ-Church annonce d'une voix retentissante le
couvre-feu.
IMPRESSION DU MATIN
Le nocturne bleu et or de la Tamise a fait place à
une symphonie en gris. Une barque chargée de foin
couleur d'ocre s'est détachée du quai. Glacial dans
sa froideur,
le brouillard jaune est descendu suivant les ponts,
si bien que les murs des maisons ont pris l'air
d'ombres, et que saint Paul plane comme une
bulle au-dessus de la ville.
Puis soudain s'est éveillé le tapage de la ville,
les rues se sont remplies de charrettes campagnardes
et un oiseau s'est envolé vers les toits luisants et a
chanté.
Mais une femme pâle, et toute seule, dont le jour
baise la chevelure décolorée, allait et venait sous la
clarté crue des becs de gaz, la flamme aux lèvres et
le coeur pétrifié.
PROMENADES DE MAGDALEN
Les petits nuages blancs luttent à la course à
travers le ciel, et les champs sont parsemés de l'or
de la fleur de Mars. L'asphodèle surgit sous les
pieds, et le mélèze orné de franges oscille et se balance
quand le sansonnet pressé passe tout près.
Une délicate odeur se dissémine sur les ailes de
la brise matinale, odeur de feuilles, et de gazon, et
de terra fraîchement retournée. Les oiseaux chantent
gaiement l'heureuse naissance du Printemps, et
sautillent de branche en branche sur les arbres qui
se balancent.
Et partout les bois sont animés par le murmure et
les bruits du printemps, et le bourgeon de rose
éclate sur l'églantine grimpante, et la masse des
crocus est une frissonnante lune de feu, bordée de
toutes parts d'un anneau d'améthyste.
Et le platane dit à demi-voix au pin quelque
conte d'amour, si bien que celui-ci, sans sourire,
s'agite et secoue son manteau vert, et l'obscurité,
dans le creux de l'orme des montagnes, s'illumine
de l'éclat irisé que jette l'arc-en-ciel brillant sur la
gorge et la poitrine argentée de la colombe.
Voyez, là-bas, l'alouette quitte brusquement son
lit dans la prairie en brisant les fils de la Vierge et
les réseaux de la rosée, et filant au cours de la rivière,
pareil à une flamme bleue, le martin-pêcheur
vole comme une flèche et fend l'air.
ATHANASIA
Dans cette grande et maigre demeure de l'Art, où
ne manque aucune des grandes choses que les
hommes ont sauvées du Temps, on apporta le corps
flétri d'une jeune fille morte avant que l'heureuse
jeunesse du monde eût atteint sa floraison. Elle
avait été aperçue par des Arabes isolés, bien cachée
dans le sein ténébreux d'une noire pyramide.
Mais quand on eut déroulé les bandes de lin qui
enveloppaient le corps de l'Égyptienne, voici qu'on
trouva, dans le creux de sa main, une petite graine
qu'on sema dans la terre anglaise, et qui produisit
une merveilleuse neige de fleurs étoilées, et répandit
de riches parfums dans notre air printanier.
Cette fleur attirait par des charmes si étranges,
qu'elle fit entièrement oublier l'asphodèle, et que
la brune abeille, l'amante du lys, délaissa la coupe
dont elle faisait son séjour ordinaire, car on n'eût
point cru que c'était là quelque chose de terrestre,
mais plutôt qu'elle avait été dérobée dans quelque
Arcadie du ciel.
En vain le triste Narcisse, languissant et pâli par
la contemplation de sa propre beauté, se penchait par-dessus
le ruisseau; la libellule pourpre ne trouvait
plus d'attrait à lustrer ses ailes de l'or de sa poussière,
plus de plaisir à baiser la fleur du jasmin, ou
à faire tomber de l'eucharis les perles de rosée.
Par amour d'elle, le passionné rossignol oublia
les montagnes de Thrace et le roi cruel; et la pâle
tourterelle ne songea plus à faire voile à travers les
temps humides, au temps de la floraison. Elle cherchait
à planer autour de cette fleur d'Égypte, avec
son aile d'argent et sa gorge d'améthyste.
Pendant que l'ardent soleil flamboyait au haut
de sa tour bleue, un vent rafraîchissant vint furtivement
du pays des neiges, et le chaud vent du sud
arriva avec de tendres larmes de rosée, et humecta
ses feuilles blanches, lorsque Hespérus surgit dans
ces prairies du ciel à la teinte d'algue marine sur
lesquelles s'allongent les bandes écarlates du couchant.
Mais quand les oiseaux fatigués eurent cessé leurs
chansons amoureuses par les champs déserts que
hantent les lis, quand, large et resplendissante
comme un bouclier d'argent, la lune se balança
dans la hauteur du ciel de saphir, est-ce qu'un rêve
étrange, un mauvais souvenir ne vint point agiter
tous les pétales tremblants de ses fleurs?
Oh! non, à cette fleur magnifique, un millier
d'années ne semblait que la prolongation d'un
beau jour d'été. Elle ne connaissait rien de la marée
des craintes rongeantes, qui changent en un
gris terne l'or de la chevelure chez un jeune homme.
Elle ne connut jamais la terrible aspiration après la
mort, ni le regret que doivent éprouver tous les
mortels d'être nés.
Car nous allons à la mort en jouant de la flûte,
en dansant, et nous ne voudrions point repasser par
la porte d'ivoire, ainsi qu'un fleuve mélancolique,
las de couler, s'élance comme un amant, dans la
terrible mer, et trouve qu'il y a profit à mourir si
glorieusement.
Nous gaspillons notre force majestueuse en luttes
infécondes contre les légions du monde conduites
par le bruyant souci; jamais elle ne sent la décadence,
mais elle puise de la vie dans la pure lumière
du soleil, et dans l'air sublime; nous vivons sous la
puissance ravageuse du Temps; elle est l'enfant de
toute éternité.
SÉRÉNADE
Le vent d'occident souffle fort à travers la sombre
mer Égée, et au pied du secret escalier de marbre, ma
galère tyrienne t'attend. Descends, la voile de
pourpre est déployée. Le veilleur dort dans la
ville. Oh! quitte ton lit brodé de fleurs de lys, ô
ma Dame, descends, descends.
Elle ne viendra pas, je la connais bien; elle n'a
aucun souci des voeux d'un amant, et un homme
n'aurait guère de bien à dire d'une créature si
cruelle et si belle. Le véritable amour n'est qu'un
joujou de femme; elle n'ont jamais connu la douleur
d'un amant, et moi qui aimais autant qu'aimé un
jeune homme, il faut que j'aime en vain, que j'aime
en vain.
O noble pilote, dis-moi la vérité. Est-ce là le
brillant d'une chevelure dorée, ou n'est-ce que le
réseau de la rosée dans ces fleurs de la passion que
voici? Bon marin, viens et dis-moi maintenant:
est-ce là la main de ma Dame? ou n'est-ce que le reflet
de la proue, où n'est-ce encore que le sable
argenté.
Non, non, ce n'est point le réseau de la rosée, ce
n'est point le sable bordé d'argent, c'est vraiment
ma chère Dame, avec sa chevelure d'or et sa main
de lys. O noble pilote, gouverne du côté de Troie
Bon marin, joue de la lourde rame. C'est la Reine
de vie et de joie que nous devons enlever au rivage
grec.
Le ciel décoloré prend une teinte vaguement
bleue; une heure encore, et il fera jour. A bord! à
bord! mon vaillant équipage. O ma Dame, fuyons!
fuyons! O noble Pilote, tourne la proue vers Troie.
Bon matelot, joue activement de la lourde rame. O
toi que j'aime comme n'aime qu'un jeune homme,
ô toi que j'aimerai d'un amour éternel.
ENDYMION
Aux pommiers pendent des fruits d'or, et en Arcadie,
les oiseaux chantent à tue-tête; les brebis
couchées bêlent dans le parc; la chèvre sauvage
court par la forêt. Mais hier il a conté son amour,
je sais qu'il me reviendra. O lune qui surgissez, ô
Dame la lune, soyez une sentinelle pour mon
amant. Il est impossible que vous ne le connaissiez
pas très bien, car il porte des chaussures de
pourpre; il est impossible que vous ne le connaissiez
pas très bien, car il est armé de la houlette pastorale,
et il est aussi doux qu'une colombe, et sa
chevelure est brune et frisée.
Maintenant la tourterelle a cessé les appels
qu'elle adressait à son serviteur aux pieds rouges.
Le loup gris rôde autour de l'étable. Le sénéchal
chanteur du lis est endormi dans la corolle du lis.
et partout les collines violettes sont ensevelies dans
les ténèbres. O lune qui surgissez, ô sainte lune,
arrêtez-vous sur le sommet d'Hélicé, et s'il vous est
agréable d'être témoin de mon fidèle amour, ah! si
vous voyez la chaussure de pourpre, la houlette et
le coudrier, la chevelure brune du jeune homme,
et la peau de chèvre enroulée autour de son bras,
dites-lui que je l'attends ici, dans la ferme où brille
la mèche de roseau.
La rosée qui tombe est froide, glaciale, et nul oiseau
ne chante dans l'Arcadie. Les petits Faunes
ont abandonné la colline, et même l'asphodèle fatiguée
a clos ses portes d'or, et pourtant mon
amant ne revient point près de moi. Lune trompeuse,
lune trompeuse! O lune qui pâlissez! où
donc est allé mon fidèle amant? Où sont les lèvres
de vermillon, la houlette de berger, les chaussures
de pourpre? Pourquoi déployer cet étendard d'argent?
Pourquoi prendre ce voile de brouillards
mobiles? Ah! c'est toi qui possèdes le jeune Endymion,
c'est toi qui possèdes ces lèvres destinées au
baiser.
LA BELLA DONNA DELLA MIA MENTE
Mes membres sont rongés par une flamme. Mes
pieds sont las de voyager, et à force d'invoquer le
nom de ma Dame, mes lèvres ont maintenant désappris
à chanter.
O linotte, dans le buisson de roses sauvages, déploie
ta mélodie sur mon amour. O alouette, chante
plus haut, en l'honneur de l'amour: une dame
passe tout près.
Elle est trop belle pour qu'un homme, quel qu'il
soit, puisse voir ou posséder celle qui charmait son
coeur; plus belle qu'une Reine, qu'une courtisane,
ou que l'eau où la nuit se reflète la lune.
Sa chevelure est retenue par des feuilles de
myrte (feuilles vertes sur sa chevelure dorée). Les
herbes vertes parmi les gerbes jaunes de la moisson
d'automne ne sont pas plus belles.
Ses lèvres, petites, plus faites pour le baiser que
pour exhaler la plainte amère de la douleur, tremblotent
comme fait l'eau du ruisseau, ou comme les
roses après la pluie du soir.
Son cou a la blancheur du mélilot, qui rougit de
plaisir au soleil; la palpitation de la gorge de la linotte
n'est pas plus charmante à contempler.
Ainsi qu'une grenade coupée en deux, avec ses
grains blancs, telle est sa bouche écarlate; ses joues
sont comme la nuance fondue qu'offre la pêche qui
rougit du côté du sud.
O mains entrelacées! O corps délicat et blanc, fait
pour l'amour et la souffrance! O Demeure d'amour!
Opale fleur désolée et battue par la pluie!
CHANSON
Un anneau d'or et une colombe blanche comme
le lait, tels sont les présents qui te conviennent;
puis une corde de chanvre pour votre amour à vous,
pour le pendre à quelque arbre.
Pour vous, une demeure d'ivoire (les roses sont
blanches dans la tonnelle de roses), et pour moi,
un petit lit pour m'étendre (blanche, oh! qu'elle est
blanche la fleur de la ciguë)!
Le myrte et le jasmin pour vous (oh! qu'elle est
belle à voir, la rose rouge!), et pour moi, le cyprès
et la rue (le plus beau de tous est le romarin).
Pour toi, trois amants, aspirants à ta main (l'herbe
verdit sur la tombe d'un mort), pour moi, l'espace
de trois pas dans le sable (qu'on plante des lis du
côté de ma tête)!
IMPRESSIONS
I.—LES SILHOUETTES
La mer est tachée de barres grises, le vent morne
et funèbre chante faux, et pareil à une feuille flétrie,
le reflet de la lune est chassé à travers la baie
orageuse.
Dessiné par un contour net sur le sable pâle, gît le
noir bateau. Un mousse, dans sa joie insouciante,
grimpe à bord. On voit le rire sur sa face et la blancheur
de sa main.
Et là-haut s'entend le cri des courlis, là où par
la prairie enténébrée des hauteurs, passent les
jeunes moissonneurs aux cous hâlés, silhouettes
qui se dessinent sur le ciel.
II.—LA SUITE DE LA LUNE
Pour les sens du dehors, c'est la paix, une paix
rêveuse dans toutes les directions, un silence profond
sur la terre enveloppée d'ombres, un silence
profond là où cessent les ombres.
À part un cri qui réveille un écho perçant, et que
lance un oiseau qui se désole dans sa solitude, un
râle des genêts appelant sa compagne, et la réponse
part de la colline perdue dans le brouillard.
Et soudain, la lune retire des cieux qui s'éclairent,
sa faucille, et fuit vers sa sombre caverne, enveloppée
dans un voile de gaze jaune.
LA TOMBE DE KEATS
Désormais à l'abri de l'injustice du monde et de
sa souffrance, il repose sous le voile bleu de la Divinité.
Enlevé à la vie, quand la vie et l'amour
étaient dans toute leur nouveauté, ainsi gît le plus
jeune des martyrs;
beau comme Sébastien, et comme lui, mis à
mort prématurément. Nul cyprès ne jette son ombre
sur son tombeau, point d'if funéraire, mais de douces
violettes, qui pleurent avec la rosée, tissent sur ses
restes une chaîne qui fleurit sans cesse.
O coeur si fier que brisa la misère, ô lèvres, les
plus douces depuis celles de Mitylène, ô poète
peintre de notre terre anglaise!
Ton nom était écrit sur l'eau,—et il survivra—et
des larmes comme les miennes entretiendront
bien verte ta mémoire, comme le feront celles d'Isabelle
pour l'arbre de son Basile.
THÉOCRITE
VILLANELLE
O chanteur de Perséphoné, dans tes sombres et
désertes prairies, te souviens-tu de la Sicile?
L'abeille voltige encore à travers le lierre, là où
gît solennellement inhumée Amaryllis, ô chanteur
de Perséphoné!
Simaetha invoque Hécate et entend à sa porte
les chiens féroces; te souviens-tu de la Sicile?
Silencieux près de la mer légère et rieuse, le pauvre
Polyphème déplore son destin, ô chanteur de Perséphoné!
Et toujours, dans son émulation enfantine, le
jeune Daphnis défie son camarade: te souviens-tu
de la Sicile?
Le svelte Lacon garde une chèvre pour toi, et
c'est toi qu'attendent les joyeux bergers; ô chanteur
de Perséphoné, te souviens-tu de la Sicile?
DANS LA CHAMBRE D'OR
HARMONIE
Ses mains d'ivoires erraient au hasard du caprice
sur les touches d'ivoire, pareilles au rayon argenté
qui traverse les peupliers quand ils agitent distraitement
leurs pâles feuilles, ou à l'écume mobile
d'une mer sans repos, quand les vagues montrent
leurs dents à la brise volage.
Sa chevelure d'or tombait sur la mer d'or,
comme les délicats fils de la vierge, tissés sur le
disque poli de la pâquerette, ou comme l'hélianthe
qui se tourne vers le soleil, quand la nuit jalouse
a complété l'obscurité, et que la lance du lis s'entoure
d'une auréole.
Et ses douces et rouges lèvres sur ces lèvres, les
miennes brûlaient comme le feu de rubis serti dans
la lampe oscillante d'un reliquaire cramoisi, ou
comme les blessures saignantes de la grenade, ou
le coeur du lotus tout inondé, tout humide du
sang répandu de la vigne rose et rouge...
BALLADE DE MARGUERITE
NORMANDE
—Je suis las de rester en forêt, alors que les
chevaliers se réunissent sur la place du marché.
—Non, ne va pas à la ville aux toits rouges, de
peur que les fers des chevaux de guerre ne te
meurtrissent.
—Mais non, je n'irai point là où chevauchent
les Écuyers, je me bornerai à marcher aux côtés de
ma Dame.
—Hélas! hélas! Tu es par trop téméraire! Le fils
d'un forestier n'est point fait pour manger dans de
l'or.
—M'aimera-t-elle moins parce que, à chaque
Saint-Martin, mon père se montre vêtu d'un justaucorps
vert?
—Peut-être est-elle occupée à broder une tapisserie.
Le fuseau et la navette ne te conviennent
point.
—Ah! si elle travaille à une somptueuse tapisserie,
je pourrais débrouiller les fils à la lumière du feu.
—Peut-être se lance-t-elle à la chasse du daim.
Comment la suivre par monts et par mers?
—Ah! si elle chevauche avec la cour, je pourrais
courir à son côté et souffler le hallali.
—Peut-être est-elle agenouillée dans Saint-Denis
(que Notre-Dame ait grand'pitié de son âme!).
—Ah! si elle prie dans la chapelle solitaire, je
pourrais balancer l'encensoir et sonner la cloche.
—Rentrez, mon fils, vous avez la figure si pâle,
et le père vous remplira une tasse d'ale.
—Mais quels sont ces chevaliers en riches costumes?
Est-ce un spectacle où se rassemblent les
gens riches?
—C'est le roi d'Angleterre, qui a passé la mer
pour venir visiter notre beau pays.
—Mais pourquoi le couvre-feu rend-il un son
aussi, sourd, et pourquoi ces gens en deuil qui se
suivent à la file?
—Oh! c'est Hugues d'Amiens, le fils de ma
soeur, qui gît mort, car son jour est venu.
—Non, non, car je vois distinctement des lis
blancs. Ce n'est point un homme vigoureux qui git
sur la bière.
—C'est la vieille dame Jeannette, qui gardait le
bail; j'étais sûr qu'elle mourrait aux premiers jours
d'automne.
—Dame Jeannette n'avait point ces cheveux d'or
bruni; la vieille Jeannette n'était point une jolie
fille.
—-Ce n'est point quelqu'un de notre sorte, quelqu'un
de notre famille (que Notre-Dame la préserve
de tout péché!).
—Mais j'entends la douce voix de l'enfant qui
chante: «Elle est morte, la Marguerite!»
—Rentre, mon fils, et mets-toi au lit, et laisse
les morts ensevelir leurs morts.
—O mère, vous savez comme je l'aimais sincèrement.
O mère, une seule tombe est-elle assez large
pour deux?
LE SORT DE LA FILLE DU ROI
BRETONNE
Sept étoiles dans l'eau calme, et sept dans le ciel,
sept péchés sur la fille du roi, et ils sont profondément
cachés en son âme.
A ses pieds sont des roses rouges (les roses sont
rouges dans sa chevelure d'or rouge). Et voyez!
encore des roses rouges à l'endroit où se réunissent
sa poitrine et sa ceinture.
Il est beau, le chevalier qui gît, assassiné, parmi
les ajoncs et les roseaux; voyez les maigres poissons
pressés de se repaître des cadavres.
Il est charmant le page qui est étendu ici (du
drap d'or, c'est un beau butin); voyez dans l'air les
noirs corbeaux. Ils sont noirs, oh! ils sont noirs
comme la nuit.
Que font là ces cadavres immobiles, inertes?
(elle a du sang sur la main), pourquoi les lis sont-ils
tachés de rouge? (il y a du sang sur le sable de
la rivière).
Il y a deux hommes qui viennent à cheval du
sud et de l'est, et deux qui viennent du nord et de
l'ouest, festin abondant pour le noir corbeau, sécurité
pour la fille du roi.
Il y a un homme qui l'aime loyalement (rouge,
oh! qu'elle est rouge, la tache de sang); il a creusé
une tombe auprès de l'yeuse sombre (une seule
tombe suffira pour quatre).
Pas de lune au ciel calme; pas de lune dans l'eau
noire. Et sur son âme, elle a sept péchés, lui a un
péché sur la sienne.
AMOR INTELLECTUALIS
Souvent nous avons parcouru les vallées de Castalie,
et entendu les doux accents d'une musique
champêtre jouée sur des flûtes antiques à de vulgaires
inconnus, et souvent nous avons lancé notre
barque sur cette mer
où les neuf Muses ont établi leur empire, et tracé
librement nos sillons à travers la vague et l'écume,
sans déployer nos voiles hésitantes pour gagner
une demeure plus sûre, jusqu'à ce que nous eussions
entièrement chargé notre embarcation.
De ces trésors, de ces dépouilles, voici ce qui reste,
la passion de Sordelio10, le contour suave du jeune
Endymion11, l'important Tamburlaine
poussant devant lui ses haridelles rassasiées de
bien-être12, et mieux que cela, la septuple vision
du Florentin13, et les solennelles harmonies de
Milton au front austère.
SANTA DECCA
Les Dieux sont morts; nous avons cessé d'offrir
à Pallas aux yeux: gris des couronnes de feuilles
d'olivier! L'enfant de Demeter ne reçoit plus la
dîme de nos gerbes, et vers midi les bergers chantent
sans crainte, car Pan est mort; plus de turbulentes
amourettes par les clairières secrètes et
les tortueux asiles. Le jeune Hylas ne cherche plus
les sources; le grand Pan est mort, et c'est le fils
de Marie qui est roi.
Et pourtant, peut-être en cette île que la mer
tient en extase, quelque dieu, mâchant le fruit amer
de la mémoire, reste caché parmi les asphodèles!
O Amour, s'il y en avait encore un, nous ferions
sagement de fuir sa colère! Non! mais, regardez,
les feuilles s'agitent. Restons un instant à épier.
UNE VISION
Deux rois couronnés, et un autre qui se tenait à
l'écart, sans que le vert laurier pesât bien lourd
sur sa tête, mais avec un regard triste, comme s'il
était découragé, fatigué de l'incessant gémissement
de l'homme,
au sujet de péchés que ne saurait effacer une
bêlante victime, avec de longues et douces lèvres
nourries de larmes et de baisers. Il était ceint d'un
vêtement noir et rouge, et à ses pieds j'aperçus une
pierre brisée
d'où sortaient des lis pareils à des colombes,
montant à ses genoux. Et alors, à cette vue, mon
coeur s'allumant d'une flamme,
je criai à Béatrice: «Quels sont-ils?» Et elle
répondit, car elle connaissait bien leurs noms: «Le
premier, c'est Eschyle, le second est Sophocle, et
enfin (large flot de larmes), c'est Euripide.
IMPRESSION DE VOYAGE
La mer avait la couleur du saphir, et le ciel, dans
l'air, brûlait comme une opale chauffée: nous
hissâmes la voile; le vent soufflait avec force du
côté des pays bleus qui s'étendent vers l'Orient.
De la proue escarpée, je remarquai, avec, une attention
plus vive, Zacynthos, et chaque bois d'olivier,
et chaque baie, les falaises d'Ithaque, et le
pic neigeux de Lycaon, et toutes les collines de
l'Arcadie avec leur parure de fleurs.
Le battement de la voile contre le mât, et les
ondulations qui se faisaient dans l'eau sur les côtés,
et les ondulations dans le rire des jeunes filles, à
l'avant,
pas d'autres bruits. Quand l'Occident s'embrasa
et un rouge soleil se balança sur les mers, j'étais,
enfin, sur le sol de la Grèce.
LA TOMBE DE SHELLEY
Comme des torches qui ont fini de se consumer
près du lit d'un malade, les maigres cyprès se
dressent autour de la pierre que le soleil a blanchie.
C'est là que la petite chouette nocturne a établi son
trône, que le lézard léger montre sa tôle-parée de
gemmes, et la où les pavots aux formes de calices
s'embrasent jusqu'au rouge, dans la chambre silencieuse
de cette pyramide que voici, assurément
se tapit dans les ténèbres quelque Sphinx du monde
ancien, farouche gardien de ce séjour aimé des
morts.
Ah! sans doute il est doux de reposer dans le
sein maternel de la Terre, auguste mère de l'éternel
sommeil. Mais combien il est plus doux pour toi
d'avoir une tombe incessamment agitée, dans la
caverne bleue des profondeurs aux échos sonores,
ou bien là où s'engloutissent dans les ténèbres les
immenses vaisseaux heurtés contre les flancs de
quelque falaise rongée par la vague.
Rome.
PRES DE L'ARNO
Le nerprun sur la mer se teinte d'écarlate à la
lumière de l'aurore, bien que les ombres grises de
la nuit enveloppent encore Florence comme d'un
linceul.
La rosée scintille sur la colline et les fleurs
brillent au-dessus de nous. Oui! mais les cigales
ont fui et la petite chanson attique s'est tue.
Seules les feuilles sont doucement agitées par la
molle haleine de la brise, et dans le vallon qu'embaume
l'amandier, on entend le rossignol solitaire.
Le jour viendra bientôt t'imposer silence, ô rossignol,
chante de bon coeur pendant qu'encore sur le
bosquet ombreux se brisent les flèches de la lune.
Avant que d'un pas furtif, dans un brouillard
vert de mer, le matin se glisse à travers la prairie,
et laisse voir aux yeux effarés de l'amour les longs
doigts blancs de l'aube,
gravissant en hâte le ciel d'Orient pour saisir et
mettre à mort la nuit tremblante, sans avoir le
moindre souci de ce qui charme mon coeur ou de
ce que le rossignol pourrait en mourir.
FABIEN DEI FRANCHI
La chambre silencieuse, les ténèbres qui rampent
d'un pas lourd, les morts qui voyagent vite, la
porte qui s'ouvre, les doigts blancs du fantôme posés
sur tes épaules,
et ensuite le duel sans témoin dans la clairière,
les épées brisées, le cri étouffé, le sang, tes grands
yeux pleins de vengeance satisfaite, maintenant
que tout est fini,—ces choses-là suffisent amplement,—mais
tu étais fait
pour une création plus auguste! Léar délirant devait,
à ton commandement, errer sur la lande, pour
suivi par la raillerie criarde de la folie. Pour toi,
Roméo
devrait tendre le piège de son amour et la terreur
désespérée tirer de son fourreau le poignard de Richard;
tu es un trempette que devraient faire résonner
les lèvres de Shakespeare.
PHEDRE
Combien il doit paraître vain et monotone ce
monde banal, pour celui qui, comme toi, aurait pu
converser à Florence avec Mirandola, ou se promener
parmi les frais oliviers de l'Académie!
Tu aurais cueilli dans un verdoyant ruisseau des
roseaux pour faire une flûte au son perçant, à Pan,
le dieu au pied de chèvre, et tu aurais joué avec les
blanches jeunes filles dans ce bosquet phéacien où
la grave Odysseus s'éveilla de son rêve.
Ah! sûrement jadis une urne d'argile attique
contint ta poussière morte, et tu es revenu à la vie
en ce monde vulgaire, si monotone et si vain,
parce que tu étais las du jour sans soleil, et des
plaines ennuyeuses où croît l'asphodèle sans parfum,
et des lèvres sans amour que baisent les hommes
dans l'Hadès.
PORTIA
Je ne m'étonne point que Bassanio ait été assez
téméraire pour risquer tout ce qu'il possédait sur le
plomb14, et que le fier Aragon ait courbé si bas
là tête, que ce coeur ardent du Maroc15 se soit refroidi;
car dans ce somptueux costume lamé d'or, et qui
a plus d'or que le soleil doré, aucune des femmes
contemplées par Véronése n'avait la moitié de la
beauté que je contemple.
Et pourtant tu étais plus belle quand, te protégeant
du bouclier de la sagesse, tu prenais la robe
sévère du légiste, et que tu empêchais les lois de
Venise de livrer
le coeur d'Antonio à ce Juif maudit. O Portia,
accepte mon coeur; il t'appartient de droit, je crois
que je n'élèverai point de chicane sur mon engagement.
LA REINE HENRIETTE-MARIE
Sous la tente solitaire, dans l'espérance de la
victoire, elle reste, les yeux troublés par les
brouillards de la souffrance, pareille à un lis que
l'ondée fait pencher; les cris et les bruits de la bataille,
le ciel ensanglanté,
le fléau de la guerre, le naufrage de la chevalerie
ne sauraient faire naître en son âme fière une vulgaire
crainte. Elle attend bravement son Seigneur,
le Roi, et son âme brûle tout entière d'une extase
de passion.
O chevelure d'or, ô lèvres de pourpre, ô figure
faite pour la séduction et l'amour de l'homme!
Avec toi j'oublie la fatigue et l'inquiétude,
et la roule sans amour où tout repos est inconnu
et le pouls accéléré du Temps, et la mortelle lassitude
de l'âme, ma liberté et mon passé républicain.
GLUKUPICROS ERÔS
Ma chérie, je ne vous blâme point, car j'étais
dans mon tort; si je n'avais point été fait de la
commune argile, j'aurais escaladé les hautes cimes,
encore vierges, connu l'atmosphère plus vivifiante,
le jour plus vaste.
Du désert de ma passion dépensée en vain j'ai
fait sortir un chant meilleur, plus clair, allumé
une flamme plus lumineuse de liberté plus complète,
livré bataille à quelque mal aux têtes
d'hydre.
Si mes lèvres, meurtries par des baisers qui n'en
ont fait jaillir que du sang, avaient pu répondre
par des chants, vous auriez marché avec Bice et les
anges sur cette prairie verdoyante et diaprée.
J'aurais suivi la route où Dante, en la parcourant,
vit briller les soleils des sept cercles! Oui, peut-être
aurais-je vu les cieux s'ouvrir comme ils s'ouvrirent
pour le Florentin.
Et les puissantes nations m'auraient couronné,
moi qui maintenant n'ai ni une couronne, ni un
nom. Et le lever d'une aurore m'aurait trouvé agenouillé
sur le seuil du Temple de la gloire.
J'aurais pris place dans ce cercle de marbre où le
plus ancien est comme le plus jeune des bardes,
où le miel tombe sans cesse de la flûte, où les cordes
de la lyre sont constamment tendues.
Keats a relevé ses boucles virginales au-dessus
de la coupe de vin mêlée de pavots, et sa bouche
immortelle a baisé mon front, et ma main a serré
sa main dans l'étreinte du noble amour.
Et au printemps, dans la saison où la colombe,
de sa poitrine irisée, frôle les fleurs de pommier,
deux jeunes amants, couchés dans le verger, auraient
lu le récit de notre amour,
auraient lu la légende de ma passion, comme
l'amer secret de mon coeur, échangé des baisers
comme nous, mais ne se seraient jamais séparés,
comme nous l'ordonne désormais la destinée.
Car la fleur pourpre de notre vie est dévorée par
lever rongeur de la vérité, et nulle main n'est capable
de réunir les pétales tombés et flétris de la
rose de la jeunesse.
Pourtant, je ne me repens pas de vous avoir
aimée. Adolescent que j'étais, pouvais-je faire autrement,
—car les dents voraces du Temps dévorent,
et les années au pas silencieux pourchassant.
Nous allons, emportés sans gouvernail, au gré
d'une tempête, et quand est passé l'orage de la jeunesse,
plus de lyre, plus de luth, plus de choeur;
alors parait la mort, pilote silencieux.
Et au dedans de la tombe, il n'est plus de plaisir,
car l'orvet s'engraisse de corruption, et le désir,
après un frisson, devient cendre, et l'arbre
de la passion ne porte pas de fruit.
Ah! que pouvais-je faire, sinon vous aimer? La
Mère même de Dieu m'était moins chère, et moins
chère la déesse de Cythère surgissant de la mer
comme un lis d'argent.
J'ai fait mon choix, j'ai vécu mes poèmes, et
bien que ma jeunesse se soit dissipée en jours gaspillés,
j'ai trouvé la couronne de myrte de l'amant
préférable à la couronne de laurier du poète.
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE
Hélas!
Le Jardin d'Eros.
La nouvelle Hélène.
Charmidès.
Panthéa.
Humanitad.
Sonnet à la liberté.
Ave Imperatrix.
A Milton.
Louis-Napoléon.
Sonnet sur le massacre des chrétiens en Bulgarie.
Quantum mutata.
Libertatis sacra fames.
Théoretikos.
Requiescat.
Sonnet composé en approchant de l'Italie.
San Miniato.
Ave, Maria, gratia plena.
Italia.
Sonnet écrit pendant la Semaine Sainte à Gênes.
Rome que je n'ai point visitée.
Urbs sacra et aeterna.
Sonnet composé après l'audition du Dies irae, chanté
dans la Chapelle Sixtine.
Pâques.
E tenebris.
Vita nuova.
Madonna mia.
La chanson d'Itys.
Impression du matin.
Promenades de Magdalen.
Athanasia.
Sérénade.
Endymion.
La Bella donna della mia mente.
Chanson.
Impressions: I.—Les silhouettes.
II.—La fuite de la lune.
La tombe de Keats.
Théocrite, villanelle.
Dans la chambre d'or, harmonie.
Ballade de Marguerite, normande.
Le Sort de la fille du roi, bretonne.
Amor intellectualis.
Santa Decca.
Une vision.
Impression de voyage.
La tombe de Shelley.
Près de I'Arno.
Fabien dei Franchi.
Phèdre.
Portia.
La reine Henriette-Marie.
Glukupicros Erôs.