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Poésies populaires Serbes: Traduites sur les originaux avec une introduction et des notes

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Les Turcs n'osèrent entrer sous la tente, que Maxime, la jeune femme, n'eût lié les mains de Grouïtza, et autour du cou ne lui eût attaché une chaîne formée de trente anneaux et pesant quarante okas; alors les Turcs sur lui se précipitèrent. Grouïtza fit un bond, emportant sur lui les trois Turcs, et en quatrième Maxime sa femme, et il allait se déprendre des Turcs, mais il songea au petit Étienne: «Dieu tout puissant ait pitié de moi! pensa-t-il; les Turcs emmèneront mon enfant en esclavage, ils en feront un musulman, et que deviendra mon âme pécheresse?» et il se rendit pour l'enfant.

Quand les Turcs furent maîtres de Grouïtza, ils donnèrent à sa femme un cheval blanc, et prirent le chemin d'Andrinople. Pendant qu'ils marchaient, le petit Étienne dit en gémissant: «Beau papa, Grouïtza Novakovitch, les pieds d'Étienne ne sont pas forts; déjà je ne puis plus suivre les chevaux, et les Turcs ne veulent pas me laisser dans la montagne, ils me frappent de leurs fouets sur les yeux.» Grouïtza verse des larmes: «Étienne, mon cher enfant, répond-il, que peut pour toi ton père? il a les mains liées. Va prier ta mère de te prendre sur son cheval.» L'enfant commence à la prier: «Maxime, ma chère mère, prends-moi sur ton bon cheval, les pieds d'Étienne ne sont pas forts, et je ne puis plus marcher avec les chevaux.» Mais l'infâme lui lance un coup de fouet: «Va-t-en, vilaine engeance, si j'avais voulu te prendre sur mon cheval, je ne vous aurais pas livrés aux Turcs.»

Quand ils eurent atteint Andrinople, les Turcs dressèrent deux tentes de soie, l'une pour Grouïtza et Étienne, l'autre pour Maxime, la jeune femme. Deux d'entre eux s'en allèrent à la ville, pendant que le troisième restait pour faire la garde, et ils se rendirent chez le pacha: «Seigneur Pacha d'Andrinople, lui dirent-ils, nous avons fait une belle capture, et cette capture c'est Grouïtza Novakovitch, avec Étienne son fils, et Maxime sa femme; c'est une dame d'une telle beauté, que nulle autre n'en approche; elle a un visage digne de Tzarigrad.» Et le pacha de fouiller dans ses poches, et de leur donner cent ducats: «Voici, mes enfants, cent ducats, mangez, buvez jusqu'au matin; et demain, quand vous m'amènerez vos captifs, vous aurez une récompense, l'un un agalouk, l'autre un spahilouk.» Les Turcs prirent les cent ducats, puis s'en allèrent par la ville, cherchant de l'hydromel sucré, mais ils n'en purent trouver que chez une tavernière, nommée Mara, qui était la soeur adoptive de Grouïtza: «Cousine Mara, lui dirent-ils, donne-nous de l'hydromel; nous avons fait une belle capture, et cette capture c'est Grouïtza Novakovitch, avec son petit Étienne, et Maxime sa femme. Quelle beauté c'est, que cette jeune dame! Et autant elle est belle, autant elle est richement habillée.»

En les entendant, Mara la tavernière verse des larmes, qu'elle dérobe aux Turcs à l'aide de sa manche: «Malheur (pense-t-elle) à toi, Grouïtza, mon frère en Dieu, trois fois tu m'as secourue dans le malheur, trois fois tu me délivras de la servitude, et dans la servitude te voici tombé!» Elle donne aux Turcs de l'hydromel, mais elle y verse moitié bendjelouk[13], leur préparant un lourd sommeil, pendant lequel Grouïtza put se dégager les mains. Puis les deux jeunes Turcs s'en allèrent, emportant l'hydromel sucré.

Arrivés à la tente, ils se mirent à boire, Maxime leur servant l'hydromel, et chacun, alors qu'elle lui présentait la coupe, lui donnait un baiser et lui prenait le sein. Tous trois s'enivrèrent, s'enivrèrent comme la terre noire, et tombèrent dans un sommeil semblable à la mort. La jeune Maxime alors se levant, songea en elle-même: «Si je me couche avec deux seulement, je causerai du dépit au troisième,» et quand elle eût bien réfléchi, elle croisa les bords de son vêtement et ses blanches mains, et s'étendit (de manière) à toucher la tête des trois Turcs.

Quand ce fut vers le minuit, le petit Étienne se mit à pleurer. «Hélas! père, dit-il, j'ai bien faim.—Étienne, mon cher enfant, lui répond Grouïtza, que peut faire pour toi ton père? on lui a lié les mains; va dans la tente de ta mère, dérobe-lui un couteau, et reviens couper les cordes qui lient mes mains; alors je te donnerai à manger.» Or, l'enfant était de race de haïdouk, et il avait le coeur vaillant et libre: il va auprès de sa mère dans la tente, et lui dérobe un couteau; mais le voici dans un grand embarras; le couteau était pesant et l'enfant bien faible; à peine s'il put le traîner jusqu'à son père, des deux mains à peine le soulever. Il appuie le couteau sur les cordes, mais le couteau, en les tranchant, pénètre dans la main droite de Grouïtza. L'enfant gémit comme un serpent venimeux: «Ah! père, je t'ai coupé la main!—Ne crains rien, Étienne, mon enfant, dit Novakovitch, ce n'est pas des mains de ton père que coule le sang, c'est de la corde qu'il sort.»

Quand Grouïtza eut les mains libres, il sauta sur ses pieds, fit le signe de la croix sacrée, et prononça le nom de saint Nicolas, le nom de Pâques et du Saint Évangile, puis prenant son sabre, il entra dans la tente où étaient les Turcs, écarta de dessus eux là couverture de soie, et il ne leur trancha point le col blanc, mais les coupa par la ceinture, de trois en faisant six. Puis il courut à Andrinople, chez sa soeur Mara, la tavernière, et ayant rapporte du vin et de la rakia, avec du pain blanc et de la viande grasse de bélier, il s'assit sous la tente de soie, et quand il eût mangé ainsi avec Étienne, il se mit à chanter d'une voix claire et haute. Maxime s'éveilla, et voulut réveiller les trois Turcs: «Levez-vous, dit-elle, maudite soit votre mère! Voici Grouïtza qui chante, tout lié qu'il est.» Mais quand elle eût écarté la couverture de soie, et vu les Turcs fendus en deux, elle demeura debout à réfléchir: «Dieu clément! que faire et que devenir? Malheureuse, si je veux fuir, les chevaux même n'échappent pas à Grouïtza, bien moins une femme!» Croisant les bords de ses vêtements et ses blanches mains, elle va d'elle-même trouver Grouïtza, franchit la portière de la tente, et baise la soie qui couvrait la poitrine de son mari: «Mon seigneur Grouïtza Novakovitch, (dit-elle), les Turcs m'avaient jeté un sortilège.» Mais Grouïtza lui réplique: «Maxime, créature perfide, vivants les Turcs t'avaient ensorcelée, et morts ils t'ont renvoyée vers moi.» Puis il lève la tente de soie, s'avance plus haut dans la montagne, jusqu'au lieu où il avait campé, et dresse de nouveau la tente; après quoi il dit à Maxime: «Créature perfide, lequel aimes-tu le mieux de m'éclairer avec un flambeau, ou de baiser mon sabre?—Seigneur, lui répondit Maxime, je ne puis baiser ton sabre, car il est plein de souillures, mais je veux tenir le flambeau pour l'éclairer, quand même je ne devrais point dormir[14].» Alors Grouïtza se lève et la saisit par les cheveux, il la dépouille de ses habits de soie et de velours, et après lui avoir enlevé le mouchoir qui lui couvrait la tête, et le collier qu'elle avait au col, et ne lui laissant que la chemise, il l'enduit de cire et de goudron, de soufre et de poudre rapide, puis l'enveloppant de coton délicat, il verse sur elle de l'eau-de-vie forte, l'enterre jusqu'à la ceinture, et ayant mis le feu aux cheveux, il s'assied et boit du vin frais, tandis que sa femme l'éclaire d'une triste lumière.

Quand elle fut brûlée jusqu'à ses yeux noirs, Maxime commença à dire: «Mon seigneur Grouïtza Novakovitch, si tu ne regrettes point mes cheveux blonds, qu'a si souvent pressés ta main, comment ne regrettes-tu pas mes yeux noirs? Assez souvent aussi tu les as baisés.» Lorsqu'elle fut brûlée jusqu'à son blanc visage, elle dit encore: «Grouïtza, mon seigneur, si tu ne regrettes point mes yeux noirs, comment n'as-tu pas regret de mon blanc visage, car il n'a point son égal, et ton père, épris pour lui d'admiration, t'a fait riche.» Grouïtza alors lui répond: «Maxime, créature perfide, il est vrai, et je le sais bien, que, ton visage n'a point d'égal, et que dans son admiration, mon père m'a richement doté, mais j'aime mieux qu'il soit consumé par le feu que s'il me livrait aux Turcs.» Quand elle fut brûlée jusqu'à ses seins blancs, le petit Étienne fondit en pleurs: «Beau papa, voilà les seins de ma mère brûlés, les seins qui m'ont nourri, père, et qui ont fait que je marche.» En voyant pleurer le petit Étienne, Grouïtza Novakovitch s'émut de pitié, et les larmes lui coulérent des yeux; il éteignit ce qui n'était point encore consumé, et soigneusement l'inhuma.

IX

THADÉE DE SÈGNE.

Extrait.

L'aube n'avait pas encore blanchi, ni l'étoile du matin montré son visage, quand les portes de Sègne s'ouvrirent, et il en sortit une petite troupe de trente-quatre compagnons (haïdouks), qui commencèrent à gravir la montagne.

* * * * *

Iovan de Kotar court vers le berger, et il ramène un bélier de neuf ans, et un fort bouc de sept ans. Thadée de Sègne les écorche vifs tous les deux, puis les lâche parmi les branches des sapins. Au contact des branches le bouc commence à crier, tandis que le bélier reste muet, ne pousse pas une plainte. «O Thadée, chef de notre troupe, dit alors Iovan de Kotar, pourquoi lâcher des animaux écorchés?» et Thadée de Sègne lui répond: «Voyez-vous, mes chers frères, quels tourments endurent ces animaux; eh bien! il en faut souffrir de plus grands aux mains des Turcs, quand ils s'emparent de nos braves. Celui qui peut les supporter, qu'il le fasse en silence, frères, comme ce bélier écorché dans la forêt; celui qui ne croit pas pouvoir les souffrir, je lui pardonne au nom de Dieu; qu'il s'en retourne à Sègne sur la frontière.»

X

LA FEMME DU HAÏDOUK VOUKOÇAR.

Extrait.

Voukoçar est surpris dans son sommeil par un Turc d'Oudbigua, qui l'emmène à sa maison et le laisse languir pendant trois ans dans un cachot. Au bout de ce temps, le haïdouk, désespérant d'être rendu à la liberté, écrit à sa jeune femme pour l'engager à se remarier. Mais celle-ci «éclate de rire» à cette invitation, et après s'être fait couper les cheveux, et s'être revêtue de somptueux habits d'homme et d'un splendide équipement de guerre, elle se rend à Oudbigna, chez le Turc. Elle se présente à lui, la menace à la bouche, comme un messager impérial chargé de le conduire, lui et son prisonnier, devant le sultan. Alil Boïtchitch (c'est le nom du Turc), frappé de terreur, la reçoit, l'héberge et remplit même à son égard des offices serviles.

Quand il fit jour et que le soleil parut, elle prit ses armes brillantes, et montant son grand cheval, elle se rendit à la porte du cachot. Là elle trouve le geôlier, auquel elle fait sauter la tête, puis frappant la porte de sa masse: «Sors, s'écrie-t-elle, homme du sultan; le tzar m'a envoyé pour que je vous conduise devant lui, toi et Alil.»

Les tourments avaient abattu le haïdouk, il était résigné à perdre sa tête, et sortit de la froide prison. Elle le frappe de sa lourde masse, le frappe deux à trois fois, afin de ne pas éveiller les soupçons des Turcs, puis elle appelle Alil Boïtchitch: «Amène, dit-elle, un cheval au haïdouk, et pour toi trouves-en un aussi.» Le Turc rentre dans sa blanche maison, et en ramène un fort cheval, de l'autre main tenant un sabre forgé, et une bourse de cinq cents ducats: «Voilà pour toi, messager impérial, ne me conduis pas devant le tzar.» Sans tarder alors, la jeune femme jette le haïdouk sur le cheval, puis s'élance à travers la campagne.

Quand ils furent dans la verte forêt, ils arrivèrent à un carrefour, d'où partaient deux chemins, l'un allant à Stambol, l'autre vers le littoral uni. Là, dit la belle jeune femme: «Allons, regarde, connais-tu ces armes?» Quand le haïdouk les eut considérées: «Je les connais, dit-il, mais c'est en vain; et toi, d'où te sont-elles venues?—C'est ta femme qui me les a apportées, je l'ai prise pour ma fidèle épouse.» Lorsque le haïdouk Voukoçar entendit ces paroles, le fièvre le prit; mais la belle jeune femme lui dit: «N'aie point de crainte, mon cher seigneur, je suis ta fidèle épouse, mais pardonne-moi ces coups de masse, j'ai ainsi vengé bien des coups de pied[A].»

[Note A: Ceux qu'elle avait reçus de son mari.]

XI

LE VIEUX VOUÏADIN.

Une fille maudissait ses yeux: «Mes yeux noirs, puissiez-vous ne point voir! partout vous regardiez, et aujourd'hui vous n'avez pas vu les Turcs de Liévo ramenant des haïdouks de la montagne: Vouïadin avec ses deux fils…»

Quand ils furent près de Liévo, et qu'ils l'aperçurent, la ville maudite, et sa blanche tour, ainsi parla le vieux Vouïadin: «Mes fils, mes faucons, voyez-vous le maudit Liévo, et la tour qui y blanchit! c'est là qu'on va vous frapper et vous torturer, briser vos jambes et vos bras, et arracher vos yeux noirs; mes fils, mes faucons, ne montrez point un coeur de veuve, mais faites preuve d'un coeur héroïque; ne trahissez pas un seul de vos compagnons, ni les recéleurs chez qui nous avons hiverné, hiverné, et laissé nos richesses; ne trahissez point les jeunes tavernières, chez qui nous avons bu du vin vermeil, bu du vin en cachette.»

Lorsqu'ils arrivèrent à Liévo, la ville de plaine, les Turcs les mirent en prison, et trois jours les y laissèrent, délibérant sur les supplices qu'ils leur infligeraient. Au bout de trois jours blancs, on fit sortir le vieux Vouïadin, on lui rompit les jambes et les bras, et comme on allait lui arracher ses yeux noirs, les Turcs lui dirent: «Révèle-nous, débauché, vieux Vouïadin, révèle-nous le reste de ta bande, et les recéleurs que vous avez visités, chez qui vous avez hiverné, hiverné et laissé vos richesses, dis-nous les jeunes tavernières, chez qui vous buviez du vin vermeil, buviez du vin en cachette.»

Mais le vieux Vouïadin leur répond: «Ne raillez point, Turcs de Liévo; ce que je n'ai point confessé pour mes pieds rapides, qui savaient échapper aux chevaux, ce que je n'ai point confessé pour mes mains vaillantes qui brisaient les lances et saisissaient les sabres nus, je ne le dirai point pour mes yeux perfides qui m'induisaient à mal, en me faisant voir du sommet des montagnes, en me faisant voir au bas les chemins par où passaient les Turcs et les marchands.»

XII

LE PETIT RADOÏTZA.

Bon Dieu, la grande merveille! est-ce le tonnerre qui gronde, ou la terre qui tremble? Est-ce la mer qui se brise sur les écueils, ou les Vilas qui se battent dans la montagne?—Ce n'est point le tonnerre qui gronde, ni la terre qui tremble, ce n'est point la mer qui se brise sur les écueils ou les Vilas qui se battent dans la montagne, mais les canons qui grondent à Zadar, où l'aga Békir-Aga fait réjouissance, pour avoir pris le petit Radoïtza. Ensuite il le jette au fond d'un cachot, où sont vingt prisonniers, tous pleurant, sauf un seul qui chante et dit à ses compagnons: «Ne craignez point, mes chers frères; peut-être Dieu enverra-t-il quelque brave pour nous délivrer.» Mais quand Radoïtza entra parmi eux, tous d'une commune voix éclatèrent en sanglots et en imprécations contre Radoïtza: «Radoïtza, sois-tu livré aux supplices! C'est en toi que nous espérions, de toi que nous attendions notre délivrance, et voici que tu viens nous rejoindre! Quel brave maintenant nous tirera d'ici?» Mais le petit Radoïtza leur répond: «Ne craignez point, mes chers frères, mais demain, dès l'aube, appelez l'aga Békir, et dites-lui que Radé est mort: peut-être ordonnera-t-il qu'on m'enterre.»

Quand le jour eût paru et que le soleil brilla, les vingt prisonniers s'écrièrent: «Dieu t'anéantisse, aga Békir-Aga, pour nous avoir amené Radoïtza; pourquoi ne l'avoir point pendu hier? Il a expiré cette nuit au milieu de nous; nous fera-t-il mourir de puanteur?» On ouvrit les portes de la prison, et on emporta Radoïtza: «Emportez-le, dit l'aga aux prisonniers, et l'enterrez.» Mais sa femme commença à dire: «Par Dieu, Radoïtza n'est pas mort, il ne feint que de l'être[15], allumez-lui du feu sur la poitrine (pour voir) s'il ne bougera point, le brigand.» Mais Radoïtza avait un coeur héroïque, il ne remua ni ne fit un mouvement. Et la femme de l'aga reprit: «Radé n'est point mort, il ne feint que de l'être, prenez un serpent étalé au soleil, et mettez-le dans le sein de Radoïtza; peut-être aura-t-il peur et bougera-t-il, le brigand.» On prit un serpent échauffé par le soleil, et on le mit dans le sein de Radé; mais il avait un coeur héroïque, il ne remua, ni n'eut peur. Et la femme de l'aga dit encore: «Radé n'est point mort, il ne feint que de l'être, prenez vingt clous, et les lui enfoncez sous les ongles: peut-être qu'il remuera, le brigand.» Et on prit vingt clous, et on les lui enfonça sous les ongles, mais là encore Radé montra un coeur ferme, il ne bougea, ni n'exhala un soupir. Pour la quatrième fois, la femme de l'aga dit: «Radé n'est point mort, que les filles forment un kolo[16], et en tête la belle Haïkouna, peut-être lui sourira-t-il.» Les filles se rassemblèrent en ronde, ayant à leur tête la belle Haïkouna: autour de Radé elle conduisait la ronde, et en dansant sautait par-dessus lui; et comme elle est charmante, que Dieu la confonde! de toutes elle est la plus grande et la plus belle, c'est sa beauté qui anime le kolo, que par sa taille elle domine, le collier suspendu à son col résonne, et on entend le frémissement de ses pantalons de soie. En l'apercevant, le petit Radoïtza la regarde de l'oeil droit, et du gauche il sourit dans sa moustache; ce que voyant la jeune Haïkouna, elle prit un mouchoir de soie, qu'elle jeta sur le visage de Radé, afin que les autres filles ne vissent rien, puis elle dit à son père: «Mon pauvre père, ne souille point ton âme d'un péché, mais qu'on emporte le captif et qu'on l'enterre.» Mais la femme de l'aga s'écrie: «N'allez point l'enterrer, le brigand, mais jetez-le dans la mer profonde, et nourrissez les poissons de belle chair de haïdouk.» L'aga le prit et le lança dans la mer profonde.

Mais Radé était un merveilleux nageur, il s'en alla bien loin à la nage, puis sortit sur le rivage de la mer, en s'écriant: «Allons mes dents blanches et fines, retirez moi ces clous de dessous les ongles.» Et s'asseyant, il mit ses pieds en croix, et en retira les clous qu'il plaça ensuite dans son sein. Radé pourtant ne voulait pas se tenir tranquille: quand la sombre nuit fut arrivée, il prit le chemin de la maison de Békir-Aga, et s'arrêta un instant devant la fenêtre. En ce moment l'aga était à table, soupant, et il disait à sa femme: «Ma dame, ma fidèle épouse, voilà neuf ans que Radé s'est fait haïdouk, et que je ne pouvais souper tranquille, par crainte du petit Radoïtza. Grâce à Dieu, il n'est plus là, et je m'en suis défait: demain je veux pendre ces vingt autres, dès que le jour paraîtra.»

Or Radé entendait et voyait; il se précipite dans la chambre, saisit par le col l'aga encore à table, et lui fait voler la tête de dessus les épaules; puis saisissant la femme de l'aga, il tire de sa poitrine les clous, et les enfonce sous les ongles de la Turque; mais il en avait à peine enfoncé la moitié, qu'elle expira, la chienne: «C'est pour que tu saches, lui crie-t-il, les tourments que causent les clous.» Puis, prenant la jeune Haïkouna: «Haïkouna, coeur de ma poitrine, trouve-moi les clefs de la prison, que je délivre les vingt prisonniers.» Haïkouna trouva les clefs, et il fit sortir les captifs. Ensuite il lui dit encore: «Haïkouna, ma chère âme, trouve-moi les clefs de la dépense, que je cherche quelque chose pour mes frais de route, j'ai un long voyage à faire, et il faut que j'aie de quoi boire en chemin.» Elle lui ouvrit le coffre aux talaris: «Mon cher coeur, lui dit Radé, que ferai-je de ces fers à cheval? je n'ai point de chevaux pour les leur mettre.» Elle ouvrit le coffre aux ducats, et il partagea les ducats parmi la troupe; puis prenant la jeune Haïkouna, il l'emmena dans la terre de Serbie, la conduisit dans une blanche église, et, d'Haïkouna en ayant fait Angelia, il la prit pour sa fidèle épouse.

XIII

RADÉ DE SOKOL ET ACHIN-BEY.

(L'hivernage des haïdouks.)

Trois amis boivent du vin dans la montagne, sous les verts sapins: l'un était Radé de Sokol, le second, Sava des bords de la Save et le troisième, Paul de la plate Sirmie; avec eux boivent leurs quatre-vingt-dix compagnons.

Quand de vin vermeil ils se furent rassasiés, Radé de Sokol commença à dire: «Écoutez-moi, mes amis; l'été se passe, et le triste hiver arrive, les feuilles sont tombées, et il ne reste que la forêt (nue), mais par la forêt on ne peut plus aller; où chacun de nous passera-t-il l'hiver? chez quel ami dévoué?» Paul de Sirmie lui répond: «Ami Radé de Sokol, je passerai l'hiver à Ioug, la blanche cité, chez mon ami Drachko, le capitaine. Chez lui déjà j'ai séjourné durant sept hivers, et j'y passerai celui-ci encore, et avec moi mes soixante compagnons.» Sava, des bords unis de la Save, dit ensuite: «Pour moi, j'hivernerai chez mon père, dans sa cave profonde, aux bords de la Save, et avec moi mes trente compagnons; mais toi, frère, Radé de Sokol, où veux-tu hiverner, as-tu quelqu'un de ta parenté?» Radé leur réplique: «Écoutez-moi, mes amis, je n'ai plus de parents, mais j'ai un pobratime en Dieu, le bey Achin de Sokol; chez lui, frères, j'ai passé neuf hivers en neuf années, et celui-ci sera le dixième. Mais écoutez-moi, frères. Quand le triste hiver sera passé, l'hiver passé et le jour de saint George venu, que la forêt se sera revêtue de feuilles, et la terre d'herbes et de fleurs, que l'alouette chantera parmi les buissons sur les bords de la Save, et qu'on entendra les loups dans la montagne, alors, frères, il sera temps de nous réunir, au lieu même où nous nous séparons aujourd'hui: celui qui ce jour là ne serait point au rendez-vous, attendez-le une semaine; celui qui au bout d'une semaine ne serait pas venu, attendez-le quinze jours; mais qui après deux semaines n'aura point paru, cherchez-le, frères, dans son quartier d'hiver.» Cela dit, ils se levèrent, se baisèrent sur leur blanc visage, et saisissant son long fusil chacun se mit en marche.

Radé vers le soir arriva à Sokol, devant la cour d'Achin-Bey, et il secoua le marteau de la porte. Le bey dormait dans sa blanche maison, ayant sa femme à ses côtés, mais la Turque l'éveille: «Seigneur, bey Achin-Bey, quelqu'un frappe à la porte, il me semble reconnaître la main du haïdouk, du haïdouk ton pobratime, Radé de Sokol.» Le bey saute sur ses pieds légers, ouvre la porte de la maison, et en sortant va ouvrir celle de la cour. Le Turc accueillit son pobratime en Dieu, sur leurs blancs visages ils se baisèrent, puis s'enquirent de leur santé, et rentrèrent dans la maison. La boula aussi vint à la rencontre de Radé, lui baisa la main, prit sa légère carabine, et apporta le souper à Radé, qui était assis sur la molle couche.

Le haïdouk commença à souper, et, en soupant, à boire du vin frais; puis, quand de vin il fut rassasié, il ôta sa ceinture: le voilà qui en tire trois mesures d'or, chacune de trois cents ducats; il en offre deux à son frère en Dieu: «Voilà pour toi, mon frère en Dieu, parce que tu me nourriras cet hiver.» Il jette la troisième sous l'oreiller et mettant la main dans son dolama, il en tire trois rangs de ducats, et les donnant à la femme du bey: «Voilà pour toi, ma chère belle-soeur, il y a longtemps que je ne t'ai fait visite, ni apporté de présents.» Il lui donne encore un réseau de perles: «Voilà pour toi, ma chère belle-soeur, car tu me serviras cet hiver, et laveras le linge fin.» Puis il met le dolama sous l'oreiller, et laisse à ses côtés deux couteaux tranchants. Le haïdouk était épuisé de fatigue: il s'endormit comme un jeune agneau, Achin-Bey à ses côtés. Mais la boula l'éveille et lui dit: «Seigneur bey Achin-Bey, écoute bien ce que je vais dire: demain les Turcs te reprocheront de nourrir un haïdouk de la forêt; donne donc la mort à ton pobratime.» Le bey se laissa séduire, et prenant un des couteaux de Radé, il en égorgea son frère en Dieu; mais il avait oublié de retirer de dessous l'oreiller le dolama aux plaques de métal; puis il prit le corps de Radé et le jeta au bas de la maison pour être dévoré des aigles et des corbeaux.

Ainsi fut-il, mais pas long temps ne dura, l'hiver s'écoula et le printemps vint, la forêt se revêtit de feuilles, et la terre noire d'herbes et de fleurs, l'alouette chantait parmi les buissons sur les bords de la Save, et les loups hurlaient dans les rochers autour du Tzèr. Les haïdouks alors le gravirent, et arrivèrent au rendez-vous: Paul de la Sirmie le premier, Sava le second, et avec eux leurs quatre-vingt-dix compagnons; mais Radé de Sokol ne paraît point. Ils l'attendirent deux semaines, puis s'en allèrent de là en troupe, et prirent le chemin de Sokol. Arrivés devant la cour d'Achin-Bey, Paul secoua le marteau de la porte. Le bey était dans sa blanche maison, à souper avec sa femme, et la boula lui dit: «Quelqu'un frappe, descends de la maison et va ouvrir la porte de la cour.»

Le bey descendit, et ouvrit les portes, mais grande fut son épouvante, quand il vit deux harambachas et avec eux quatre-vingt-dix hommes. Il prit la fuite du côté de la maison, mais Paul de la Sirmie le poursuit et l'arrête à l'entrée; puis il lui demande: «Qu'est-ce donc, bey, qui t'épouvante? nous sommes de la bande de Radé de Sokol, et nous sommes venus pour nous réunir: conduis-nous vers Radé. Mais le bey leur répond: «Par Dieu, harambachas, il y a longtemps que Radé n'est plus: il est mort en hiver, le jour de Saint-Sava, je l'ai enterré alors, et distribué son bien en aumônes aux infirmes et aux aveugles.—Si tu as dissipé son bien, réplique Sava des bords unis de la Save, où est son dolama aux plaques de métal, et les deux couteaux tranchants de Radé?» Puis tirant un fouet à triple lanière, il commence à en frapper la jeune femme du bey; vaincue par la douleur, la boula ouvrit la porte du tchardak et apporta le vêtement et les armes. Quand les haïdouks virent le dolama tout taché de sang, ils saisirent le bey Achin-Bey, l'emmenèrent hors de la maison, dans la cour, au milieu de la troupe, et à coups de sabre ils le taillèrent et le mirent en pièces, pour venger leur frère en Dieu; puis ils pillèrent la maison du bey, et partirent en santé et en joie.

NOTES

I. [Note 1: Cette pièce est beaucoup plus ancienne que les suivantes, et semble antérieure à l'arrivée des Turcs, bien que le mot même de haïdouk paraisse dériver du turc haidoud, brigand. Leur établissement dans les pays Serbes n'a fait que donner une nouvelle impulsion et, quelquefois une direction patriotique à un métier qui là, comme ailleurs, a existé de toute éternité.]

I. [Note 2: Prédrag signifie le très-cher, et Nénad, l'inespéré.]

I. [Note 3: Voyez les notes du n° V, première partie.]

I. [Note 4: Littéralement: «Elle apporte devant lui un doux service,» c'est-à-dire, suivant la coutume encore existante, des confitures, de l'eau-de-vie de prunes et le café, alors inconnu. Ce sont les femmes et surtout les jeunes filles qui, dans les grandes occasions, sont chargées de cet office.]

I. [Note 5: C'est à couvert, en effet, que les haïdouks montrent toute leur bravoure, et la manière de combattre, qui leur est commune avec les Montenégrins, est bien décrite dans une pésima de ceux-ci qui date du siècle dernier.

«….. Les Turcs brûlèrent bien des villages et ne firent pas peu d'esclaves; mais une male fortune leur échut, car ils ne savent pas, eux, se cacher à l'abri d'un arbre ou derrière un rocher, comme le font les Montenégrins. Et le Bosniaque s'écrie: «Arrête, Montenégrin, coeur de souris! Viens nous mesurer en rase campagne, au lieu de te sauver comme une souris dans un tronc d'arbre!» Mais de derrière l'arbre un coup de fusil part, et le Turc tombe frappé d'un côté où il ne s'y attendait pas.» (Piévannia Tzèrno-gorska, etc., chants du Montenégro et de l'Hertzégovine, recueillis par Miloutinovitch, Buda, 1833, p. 180.)

En 1849, après la fin de la guerre de Hongrie, lorsque les débris de la légion polonaise traversèrent un coin de la Serbie pour se rendre à Choumla, ils arrivèrent à l'improviste, à cheval, mais sans armes, sur une clairière de forêt, où s'exerçait une milice de paysans. Fidèles à leur tactique, ceux-ci eurent disparu en un clin d'oeil, et à l'abri des arbres environnants firent pleuvoir des balles sur les Polonais, qui eurent quelque peine à faire reconnaître qu'ils étaient désarmés.]

I. [Note 6: Allusion à la vendette qu'il suppose devoir exister désormais entre les deux familles.—A part le motif du voyage du haïdouk et sa fin tragique, cette pièce a beaucoup d'analogie avec une des ballades sur Robin Hood; et le green wood des outlaws est bien la zéléna gora des haïdouks.]

III. [Note 7: Le texte porte, en un seul mot, Djaferbegovitza. Au moyen de la finale ovitza ou itza, on forme ainsi des noms féminins, par exemple, konsoulovitza, la femme du consul, la consulesse, pachinitza, la femme du pacha.]

III. [Note 8: C'est la traduction littérale du mot dragoskoup.]

IV. [Note 9: Ou vinou kief zadobiché, «(quand) ils eurent trouvé le kief dans le vin.» Le mot turc de kief, rendu ici par belle humeur, marque cet état de béatitude où l'on est plongé après un bon dîner, ou en buvant une tasse de café aromatique, alors qu'accroupi sur un divan, on aspire lentement la fumée de son tchibouk. Un Anglais dirait en pareille occasion que: He feels very comfortable.]

VI. [Note 10: Le mot employé ici est bochtchalouk, qui désigne un cadeau fait ordinairement aux gens de noce, et qui se compose d'une chemise, de larges caleçons ou pantalons de dessous et d'une serviette, le tout de fine toile de coton, mêlée de soie, à la mode turque, et de bas de laine épais, à dessins de diverses couleurs.]

VII. [Note 11: Manuel ou Manoïlo. Ce personnage est le héros de plusieurs autres chants.]

VII. [Note 12: Au texte stara planina, la vieille montagne.]

VIII. [Note 13: Bendjelouk, nom turc de quelque plante narcotique.]

VIII. [Note 14: Ces expressions sont fort claires, et cependant M. Vouk remarque que dans les chants populaires, où elles se rencontrent assez fréquemment, elles ne sont jamais comprises dans leur sens figuré. Mais c'est ici le cas de ne pas entendre à demi-mot.]

XII. [Note 15: Littéralement «mais il s'est rendu immobile.»]

XII. [Note 16: Le mot kolo, qui signifie roue, et que l'on peut par conséquent rendre fort exactement par celui de ronde, est le nom générique des danses nationales serbes, qui s'exécutent en rond, bien que, dans quelques-unes, les deux extrémités du rond ne se touchent point. Elles consistent en général dans un mouvement alternatif d'avance et de recul, exécuté au moyen de pas divers, mais le plus souvent d'un caractère monotone. Les deux sexes s'y mêlent librement, les danseurs se tenant soit par la main, soit à l'aide d'un mouchoir noué autour de la ceinture. A défaut de cornemuse (gaïdé) ou de flageolet, ils chantent des rondes spéciales, absolument comme font chez nous les enfants.]

IV

POÉSIES HÉROÏQUES DIVERSES

I

LA CONSTRUCTION DE SCUTARI (SKADAR).

Trois frères bâtissaient une ville, trois frères, les Merniavtchévitch; l'un était le roi Voukachine, le second le voïvode Ougliécha, et le troisième était Goïko. La ville qu'ils construisaient était Scutari sur la Boïana; trois ans ils y travaillèrent, avec trois cents ouvriers, sans pouvoir poser les fondations, et moins encore élever les murailles: ce que les ouvriers avaient édifié pendant le jour, la Vila venait la nuit le renverser.

Quand commença la quatrième année, la Vila cria de la montagne: «Ne te tourmente point, roi Voukachine, ne consume pas tes richesses; tu ne saurais bâtir les fondations, et moins encore édifier les murailles, à moins de trouver deux (personnes à) noms semblables, à moins de trouver Stoïa et Stoïan[1], le frère et la soeur, et en les murant dans les fondations, celles-ci se soutiendront, et ainsi tu pourras édifier la ville.»

Quand le roi Voukachine eût entendu ces paroles, il appela son serviteur Decimir: «Decimir, mon cher enfant, jusqu'ici tu as été mon serviteur fidèle, et désormais (tu seras) mon enfant chéri: attelle, mon fils, des chevaux à une voiture, et emportant six charges d'or, va jusqu'au bout du monde chercher deux (personnes à) noms semblables; cherche Stoïan et Stoïa, le frère et la soeur, et enlève-les, ou les achète pour de l'or, et ramène-les à Scutari sur la Boïana, pour que nous les murions dans les fondations: peut-être celles-ci alors tiendront, et pourrons-nous édifier la forteresse[A].»

[Note A: Decimir part en effet, mais après un voyage de trois années qui l'a conduit au bout du monde, il revient annoncer l'inutilité de ses recherches.]

Le roi Voukachine appela Rad l'architecte, et Rad appela les trois cents ouvriers. Le roi édifie Scutari sur la Boïana, le roi l'édifie, la Vila le renverse, elle ne laisse point bâtir les fondations, et moins encore élever la cité, puis de la montagne elle s'écrie: «M'écouteras-tu, roi Voukachine? Ne te tourmente point, ne consume pas tes richesses, tu ne saurais bâtir les fondations, et moins encore élever la cité. Mais voici que vous êtes trois frères, ayant chacun une fidèle épouse. Celle qui viendra demain à la Boïana, apporter le repas des ouvriers[2], murez-la dans les fondations, et celles-ci se soutiendront, et ainsi vous pourrez bâtir les murailles.»

A ces paroles, le roi Voukachine appela ses deux frères: «Écoutez, mes chers frères, voici ce qu'a dit la Vila de la montagne. Il ne sert de rien de consumer nos richesses, la Vila ne nous laissera point bâtir les fondations, et moins encore élever la ville. Mais nous sommes, a dit la Vila de la montagne, trois frères, ayant chacun une fidèle épouse. Celle qui viendra demain à la Boïana, apporter le repas des ouvriers, murons-la dans les fondations, ainsi celles-ci se soutiendront, et nous édifierons la cité. Mais engageons à Dieu, mes frères, notre parole solennelle, que nul de nous n'avertira sa femme, et que nous laisserons au hasard (à décider) laquelle viendra à la Boïana.» Et chacun engagea à Dieu sa foi, de ne rien dire à son épouse.

La nuit cependant tomba; ils s'en retournèrent à leurs blanches maisons, soupèrent comme il convient à des seigneurs, puis allèrent se coucher chacun avec sa femme. Mais si tu voyais la grande merveille! Le roi Voukachine viola sa parole, et il fut le premier à dire: «Prends bien garde, ma fidèle épouse, de ne pas venir demain à la Boïana, ni d'apporter le repas des ouvriers, car tu y perdrais la vie, on te murerait dans les fondations de la forteresse[B].»

[Note B: Ougliécha fait la même révélation à sa femme.]

Le jeune Goïko ne trahit point sa foi, et ne révéla point (le secret) à son épouse. Le matin venu, les trois Merniavtchévitch se levèrent de bonne heure, et s'en allèrent vers la Boïana, à la forteresse.

Le temps arriva de porter le dîner. Or le tour était à dame la reine. Elle alla trouver sa belle-soeur, la femme d'Ougliécha: «Écoute (dit-elle), je suis prise d'un mal de tête, toi, tu es bien portante, tandis que je ne puis me remettre, porte aux ouvriers leur dîner.»—La femme d'Ougliécha lui répondit:«Dame reine, ma belle-soeur, et moi, je suis prise d'un mal à la main, tu es en santé, je ne puis me remettre, mais adresse-toi à (notre) plus jeune belle-soeur[C].»

[Note C: Elle va en effet lui faire la même demande.]

«Écoute, dame reine, répondit la jeune femme de Goïko, je serais heureuse de t'obéir, mais mon petit enfant n'est pas encore baigné, et mon linge n'est pas lavé.—Va, ma belle-soeur reprit la reine, et porte aux ouvriers leur dîner; je laverai ton linge, et notre belle-soeur baignera l'enfant.» La jeune femme n'a plus rien à dire, et elle part portant le dîner.

Quand elle fut au bord de la Boïana, Goïko Merniavtchévitch l'aperçut, et le coeur du jeune homme se serra, il eut pitié de sa chère petite épouse, il eut pitié de son enfant au berceau, qui n'était né que depuis un mois, et les larmes coulèrent sur son visage. La svelte jeune femme le vit (pleurer), elle s'avança jusqu'à lui, d'un pas léger, et d'une voix douce lui dit: «Qu'as-tu, mon bon seigneur, que les larmes coulent sur tes joues?—Il y a un malheur, ma chère petite femme, j'avais une pomme d'or qui vient de tomber dans la Boïana; voilà ce qui m'afflige, et de quoi je ne me puis consoler.» Elle ne comprend point, la jeune femme, mais elle dit à son seigneur: «Prie Dieu qu'il te donne la santé, et tu fondras une autre pomme, et plus belle.»

Cependant la douleur du héros devenait plus cruelle, et il détourna la tête pour ne plus voir sa femme; sur cela arrivèrent les deux Merniavtchévitch; les beaux-frères de la jeune femme de Goïko, et l'ayant prise par ses blanches mains, ils l'emmenèrent vers la forteresse pour l'y emmurer, et appelèrent Rad l'architecte qui appela à grands cris les trois cents ouvriers, et la svelte jeune femme souriait croyant que c'était un jeu. L'ayant poussée pour l'enfermer dans la muraille, les ouvriers apportèrent du bois et des pierres, et maçonnèrent jusqu'à la hauteur de son genou, et la svelte jeune femme souriait, espérant encore que ce n'était qu'un jeu. Les trois cents ouvriers apportèrent et bois et pierre, et maçonnèrent jusqu'à la hauteur de sa ceinture, et alors pierre et bois commençant à la serrer, elle vit le malheur qui l'attendait, et avec un gémissement amer, pareil au sifflement d'un serpent, elle se mit à implorer ses chers beaux-frères: «Ne me faites point, si vous croyez en Dieu, enfermer dans le mur, jeune comme je suis.»—Ainsi elle priait, mais de rien ne lui servit; car ses beaux-frères ne la regardèrent même point. Alors surmontant la honte et la crainte, elle supplia son mari: «Ne permets pas, mon bon seigneur, qu'ils me fassent périr, jeune comme je suis; mais va trouver ma vieille mère, ma mère est assez riche, et tu pourras acheter un homme ou une femme esclave, que vous enterrerez dans les fondations.»—Ainsi elle priait, mais de rien ne lui servit.

Et quand elle vit que ses supplications étaient inutiles, elle s'adressa à Rad l'architecte: «Mon frère en Dieu, architecte Rad, laisse une ouverture devant ma poitrine, et par là tire mes blanches mamelles, afin qu'on apporte mon petit Iova, et qu'il puisse s'y allaiter.» Rad, qu'elle appelle frère, accède à cette prière; il lui laisse devant la poitrine une ouverture, et tire par là les mamelles, afin, quand viendra le petit Iova, qu'il puisse s'y allaiter. L'infortunée implore encore une fois Rad: «Mon frère en Dieu, architecte Rad, laisse-moi une ouverture devant les yeux, afin que je puisse voir jusqu'à ma blanche maison, quand on m'apportera Iova, et qu'au logis on le remportera.»—Rad accéda encore à sa prière, et lui laissa devant les yeux une ouverture, afin qu'elle pût voir jusqu'à sa blanche maison, quand on lui apporterait Iova, et qu'au logis on le remporterait.

Et ainsi on l'enferma dans la muraille, puis on apporta l'enfant dans son berceau, et durant une semaine elle l'allaita. Au bout de la semaine, sa voix s'éteignit, mais l'enfant trouva toujours sa nourriture, et elle l'allaita une année entière.

Ainsi qu'il en fut alors, il en est encore aujourd'hui, et là toujours coule de la nourriture, comme une merveille et comme un remède pour la femme (mère) qui n'a point de lait[3].

II

DOÏTCHIN L'INFIRME.

Le voïvode Doïtchin tombe malade à Salonique, la blanche cité. Neuf ans entiers la maladie le tient, et Salonique ne sait plus rien de Doïtchin, on croit qu'il est trépassé.

Le bruit de cette merveille au loin se répandit, au loin jusque dans le pays des Maures, et vint jusqu'à Ouço, le Maure; sur-le-champ il sella son cheval noir et partit tout droit pour Salonique. Arrivé devant la ville, il planta sa tente au milieu d'une vaste plaine, et demanda qu'on fît sortir des champions pour se mesurer avec lui, et soutenir le combat à la manière des braves. Mais à Salonique il ne reste plus de braves, pour sortir contre lui: Il y avait Doïtchin, qui est infirme; il y avait Douka, qui a le bras malade; il y a Élie, adolescent inexpérimenté, qui n'a jamais vu de combat et en a encore moins livré pour son compte; et pourtant il fût sorti, si sa mère ne l'en eût empêché: «N'y va point, Élie, garçon sans expérience, le Maure te trompera, il te tuera, innocent que tu es, et ta mère restée seule devra se soutenir elle-même.»

Quand le noir Maure vit qu'il n'y avait plus à Salonique de champions en état de le combattre, il frappa sur la ville une contribution: chaque maison devait fournir un mouton, une fournée de pain blanc, une charge de vin rouge, une coupe d'eau-de-vie distillée, avec vingt jaunes ducats, et une belle fille, fille ou nouvelle mariée, venant à peine d'être emmenée par son mari, et encore vierge[4]. Tout Salonique acquitta le tribut, et le tour vint à la maison de Doïtchin. Or Doïtchin n'avait personne avec lui, que sa fidèle épouse et Ielitza, sa chère soeur. Les pauvrettes rassemblèrent le montant du tribut, mais elles n'avaient personne pour le porter, et le Maure n'aurait pas voulu le recevoir sans Ielitza, la belle jeune fille. Dans leur misère elles se désolaient. Alors Ielitza alla s'asseoir au chevet de son frère, et les larmes qu'elle versait tombant sur le visage de Doïtchin, l'infirme revint à lui et se mit à dire: «Ma maison, que le feu te brûle! voilà l'eau qui te traverse bien promptement, je ne puis même mourir en paix.—O mon frère, Doïtchin l'infirme, répondit la jeune Ielitza, ce n'est point l'eau qui traverse ta maison, mais ce sont les larmes de ta soeur (que tu sens).—Qu'y a-t-il, ma soeur, au nom de Dieu? le pain vous manque-t-il, le pain ou le vin rouge, ou l'or ou la blanche toile? ou n'as-tu plus de quoi broder sur ton métier[A]?»

[Note A: La jeune fille raconte ici longuement en 32 vers tout ce qui s'est passé, puis elle termine ainsi;]

«Nous avons rassemblé les objets du tribut, mais il n'y a personne pour le porter, car le Maure ne voudra pas les recevoir sans Ielitza, ta soeur. Or, écoute-moi, infirme Doïtchin, je ne puis être au Maure, frère, tant que tu vivras.—O Salonique, puisse le feu te consumer! s'écria alors Doïtchin, pour n'avoir point de braves qui sortent combattre le Maure, et me permettent de mourir en paix;»—puis il appela sa femme. «Angelia, dit-il, ma fidèle épouse, mon alezan est-il encore en vie?—Seigneur, infirme Doïtchin, ton alezan est encore en vie, et j'ai eu soin de le bien nourrir.—Angelia, ma fidèle épouse, va prendre le robuste coursier, et conduis-le chez mon pobratime, Pierre, le maréchal, afin qu'il le ferre à crédit; j'irai combattre le Maure, j'irai, dussé-je ne point revenir.»

Sa femme aussitôt lui obéit; prenant le robuste coursier, elle le conduisit chez Pierre, le maréchal, et quand Pierre la vit venir, il lui dit: «Svelte Angelia, est-ce que mon pobratime est trépassé, que tu mènes vendre son cheval?—Pierre, le maréchal, répondit Angelia, ton pobratime n'est pas mort; il est revenu un peu à la santé, et (demande) que tu lui ferres à crédit son cheval, afin qu'il puisse aller combattre le Maure; à son retour, il te payera.—Angelia, ma chère belle-soeur, je ne ferre point les chevaux à crédit; à moins que tu ne m'abandonnes tes yeux noirs, pour que je les baise, en attendant que ton mari soit de retour, et me paye mon travail.»—Angelia, la méchante et la maudite, s'enflamme comme un feu vivant, et emmenant le cheval, sans qu'il fût ferré, le ramène à l'infirme Doïtchin. «Angelia, ma fidèle épouse, lui demanda son mari, mon pobratime a-t-il ferré le cheval?—Seigneur, infirme Doïtchin, Dieu anéantisse ton pobratime! il ne ferre point les chevaux à crédit, mais il demande mes yeux noirs, pour les baiser, en attendant que tu lui payes son travail; pour moi je ne puis être au forgeron, Doïtchin, toi vivant.»—Lorsqu'il eut ouï ces paroles, le malade dit à Angelia: «Selle-moi mon robuste cheval, et apporte-moi ma lance de guerre;»—puis appelant Ielitza: «Ma chère soeur, apporte une pièce de toile, et serre-moi depuis les cuisses jusqu'aux côtes, de crainte que mes os ne se déplacent et ne glissent les uns sur les autres.»—Toutes deux promptement lui obéirent: sa femme selle le robuste cheval, et apporte la lance de guerre; sa soeur apporta la toile, et elles serrèrent l'infirme Doïtchin des cuisses aux côtes, et après lui avoir ceint son sabre, elles amenèrent le destrier de combat, hissèrent sur son dos le malade et lui mirent aux mains sa lance de guerre.

Le bon cheval reconnaît son maître, et il commence à caracoler avec vigueur; Doïtchin le pousse par la tcharchia, et il bondissait avec tant de force, qu'il faisait sauter les pierres du pavé, si bien que les marchands de Salonique disaient: «Gloire à Dieu l'unique! Depuis que Doïtchin est mort, jamais plus brave guerrier n'a traversé Salonique la blanche cité ni monté un meilleur cheval.»

Doïtchin sortit dans la vaste plaine, du côté de la tente du noir Maure. Quand Ouço l'aperçut, de peur il sauta sur ses pieds et lui dit: «Doïtchin que Dieu anéantisse! es-tu donc encore en vie? Viens, camarade, que nous buvions du vin; laisse de côté noise et dispute, je t'abandonne le tribut de Salonique.»—Mais l'infirme Doïtchin lui répondit: «Avance, noir Maure, avance, débauché, te battre à la manière des braves, livrer combat n'est pas si facile que de boire du vin vermeil, et de carresser les filles de Salonique.—Mon frère en Dieu, voïvode Doïtchin, reprit le noir Maure, laisse-là noise et dispute, et descends de cheval, que nous buvions ensemble; je t'abandonne le tribut et les filles de Salonique, et je te jure par le vrai Dieu, que jamais plus je ne reviendrai ici.»—Quand l'infirme Doïtchin vit que le Maure n'osait sortir, il poussa son cheval contre la tente, et d'un coup de lance la renversa. Alors si tu avais vu la merveille! Sous la tente étaient trente jeunes filles, et au milieu d'elles le noir Maure. Ouço voyant que Doïtchin ne voulait point le lâcher, sauta sur le dos de son cheval, sa lance de guerre à la main; et tous deux, pressant leurs coursiers, s'élancèrent dans la vaste plaine.—«Frappe (le premier), débauché, s'écria l'infirme Doïtchin, frappe, que tu n'aies point à te plaindre.»—Le noir Maure lance son javelot, mais l'alezan était fait à la guerre, il s'inclina jusque sur l'herbe verte, le javelot par-dessus lui passa et rencontrant la terre noire, s'y enfonça à moitié, l'autre moitié tombant brisée. Ce que voyant le Maure, il tourna le dos, et prit la fuite, tout droit vers la blanche Salonique, poursuivi par l'infirme Doïtchin. Déjà il en touchait la porte, quand Doïtchin l'atteignit, et le traversant de sa lance de guerre, le cloua contre la porte de la cité, puis d'un coup de sabre lui ayant tranché la tête, il la mit sur la pointe de son sabre, en arracha les yeux qu'il plaça dans un mouchoir délicat, et jeta la tête dans l'herbe verte. Ensuite il alla par la rue, et quand il fut à la maison de son pobratime, Pierre, le maréchal, il l'appela: «Viens, mon pobratime, que je te paye ton travail pour m'avoir ferré mon cheval, l'avoir ferré à crédit.—Mon pobratime, infirme Doïtchin, répondit le maréchal, je n'ai pas ferré ton cheval, j'ai seulement un peu plaisanté, et Angelia, la méchante et la maudite, s'est enflammée comme un feu vivant, et a emmené le cheval sans qu'il fût ferré.—Viens ici, reprit Doïtchin, que je te paye ton travail.»—Et comme il sortait de sa boutique, l'infirme Doïtchin brandissant son sabre, trancha la tête au forgeron, et mettant la tête sur la pointe de son sabre, il en arracha les yeux, les plaça dans le mouchoir et jeta la tête sur le pavé.

Tout droit il s'en va à sa blanche maison, descend de cheval à la porte, puis s'étant assis sur sa molle couche, il tire (du mouchoir) les yeux du Maure, et les jette à sa chère soeur: «Tiens, ma soeur, voici les yeux du Maure, pour que tu saches que tu n'auras point à les baiser, ma soeur, moi vivant.»—Puis prenant les yeux du maréchal et les donnant à sa femme: «Voici, Angelia, les yeux du forgeron, afin que tu saches que tu n'auras point à les baiser, ma femme, moi vivant.»—Cela il dit, et rendit l'âme.

III

LE PARTAGE DES IAKCHITCH[5].

La lune gronde l'étoile du matin: «Où as-tu été, où as-tu passé le temps, passé le temps, ces trois jours blancs?» L'étoile du matin ainsi s'excuse: «J'ai été, j'ai passé le temps au-dessus de la blanche cité de Belgrad, à regarder une grande merveille. Deux frères partageaient leur patrimoine, Dimitri et Bogdan Iakchitch. Amiablement ils se mirent d'accord, et divisèrent l'héritage: Dmitar a pris la Valachie, la Valachie et la Moldavie, et tout le Banat jusqu'au cours du Danube; Bogdan a pris la Sirmie, terre plate, la terre de Sirmie et les plaines qui bordent la Save et la Serbie jusqu'à la ville d'Oujitza. Dmitar a pris la partie inférieure de la cité (de Belgrad) et Néboïcha, la tour qui est sur le Danube. Bogdan a pris la partie inférieure de la cité, avec l'église de Roujitza[6] qui est au centre. Mais pour peu de chose les frères se sont brouillés, pour si peu de chose que ce n'est rien: à propos d'un cheval noir et d'un faucon. Dmitar réclame le cheval par droit d'aînesse[7], le noir cheval et le faucon gris, Bogdan; aucun des deux ne veut céder.

Lorsqu'au matin l'aurore a lui, Dmitar monte sur son grand cheval noir, et il prend son faucon gris, puis s'en va chasser dans la montagne. Mais (d'abord) il appelle sa femme Angelia:—«Angelia, mon épouse fidèle, empoisonne-moi mon frère Bogdan: si tu ne veux l'empoisonner, ne m'attends plus dans notre blanche maison.»—Angelia a entendu ces paroles, et elle demeure dans le trouble et l'affliction, elle pense en elle-même et elle se dit: «Que va faire ce coucou gris[A]! Si j'empoisonne mon beau-frère, devant Dieu c'est un grand péché, et devant les hommes honte et opprobre; de moi petits et grands diront: Voyez-vous cette malheureuse, elle a empoisonné son beau-frère; si je ne lui donne pas du poison, je ne puis plus attendre mon mari au logis.»—Elle a tout pesé, elle prend une résolution, elle s'en va dans les celliers, et prend une coupe d'or massif qu'elle avait apportée de chez son père. Elle l'emplit de vin pourpre, puis la porte à son beau-frère, lui baise et le pan de l'habit et la main, et devant lui s'incline jusqu'à terre: «Accepte (dit-elle), mon cher beau-frère, accepte et la coupe et le vin, accorde-moi le cheval et le faucon.»—Bogdan se sentit ému et il lui accorde cheval et faucon.

[Note A: C'est à dire elle-même. Le coucou est pour les Serbes la personnification de la douleur et du deuil. D'après une des traditions qu'on raconte touchant son origine, ce serait une femme qui, après la mort de son frère, l'aurait tant pleuré qu'elle aurait été transformée en cet oiseau. «Aussi, dit M. Vouk, il n'y a presque point, jusqu'aujourd'hui, de femme serbe ayant perdu un frère, qui ne fonde en larmes au chant du coucou.»]

«Dimitri chasse tout le jour dans la forêt, mais sans faire de capture; le hasard vers le soir le conduit au bord d'un lac vert dans la forêt, sur le lac est une sarcelle aux ailes dorées, Dmitar lance son faucon gris, pour qu'il prenne la sarcelle aux ailes dorées, mais l'oiseau, sans perdre un moment, attaque le faucon gris, et lui brise l'aile droite. Quand Dimitri Iakchitch voit cela, vite il dépouille ses beaux habits, puis se précipite dans le lac paisible, et en retirant le faucon, il lui demande: «Comment es-tu mon faucon gris, comment es-tu sans ton aile?»—Et l'oiseau lui répond avec un sifflement: «Je suis, sans mon aile, comme un frère sans son frère.»

«Alors Dimitri se souvint que sa femme devait lui empoisonner son frère. Il saute sur son grand cheval noir, et court en hâte vers la cité de Belgrad, de crainte de n'y plus trouver son frère vivant. Quand il est arrivé au pont de Tchekmek, il pousse son cheval pour qu'il le franchisse; au coursier les jambes ont manqué sur le pont, ses deux jambes de devant sont rompues. Quand Dimitri se voit dans cet embarras, il ôte la selle de dessus son cheval noir, l'attache à sa masse noueuse, et vite gagne la cité de Belgrad; comme il arrive, il appelle son épouse: «Angelia, ma fidèle épouse, oh! tu ne m'as pas empoisonné mon frère!»—Angelia lui répond: «Je ne t'ai pas empoisonné ton frère, mais avec ton frère je t'ai réconcilié.»

IV

LES IAKCHITCH ÉPROUVENT LEURS FEMMES.

Les deux jeunes Iakchitch boivent du vin, Dimitri et Bogdan Iakchitch. Quand de vin ils se furent rassasiés, Bogdan dit à Dimitri: «Mitar, mon cher frère, lorsque nous demeurions ensemble, et que notre mère gouvernait la maison, alors notre demeure était blanche (brillante), des hôtes nombreux nous visitaient, les knèzes de la Sirmie venaient chez nous, et en personne le tzar serbe Étienne; mais depuis, frère que nous avons grandi, et que nos femmes gouvernent la maison, notre maison s'est obscurcie, les hôtes nous ont abandonnés, et nous n'avons plus la visite des knèzes de Sirmie, non plus que du tzar serbe Étienne. Qui en est cause? Puisse Dieu le lui valoir!» Et Dimitri dit à son frère: «Bogdan Iakchitch, mon cher frère, cela vient de ta fidèle épouse, de Voukoçava, puisse Dieu le lui valoir!»—Grand fut le chagrin de Bogdan, et il reprit: «Mitar, mon cher frère; allons éprouver nos femmes: nous verrons si cela vient de la tienne, frère, ou de la mienne.»

Ce qu'ils avaient dit, ils le firent; ils s'en vinrent à la maison de Bogdan, qui entre près de sa femme, tandis que Dimitri restait auprès de la fenêtre, pour écouter ce qui se dirait. Or Bogdan ainsi parla: «Youkoçava, ma fidéle épouse, je voudrais te dire quelque chose, mais je ne sais si ce sera à ton gré.»—Et doucement sa femme lui répondit: «Seigneur, Bogdan Iakchitch, dis, mon âme, ce qu'il te plaira; je n'ai pas encore enfreint ta volonté, et jamais je ne l'enfreindrai.—Voukoçava, ma fidèle épouse, reprit Bogdan, le roi de Bude marie son fils, et il a invité notre frère Dimitri aux noces. Mitar demande un cheval et des armes, avec nos vêtements turcs, et une selle à plaques d'argent; les lui donnerai-je, ma chère âme?—Donne-lui, mon âme, donne à ton frère et le cheval et les armes, les habits turcs, et encore la selle aux plaques d'argent; moi j'y ajouterai la chabraque, que pour toi j'avais brodée encore chez mon père, et dont jamais je ne t'ai parlé, parce qu'elle n'était point achevée, mais je viens de finir de la (broder) en or, et avec elle je donnerai les colliers qui sont à mon cou, l'un de jaunes ducats, l'autre de blanches perles; je veux les entrelacer dans la crinière du cheval, afin d'émerveiller les conviés du roi.»

Dimitri auprès de la fenêtre entendait ce que disait la dame sa belle-soeur, et d'attendrissement ses larmes coulaient.

Ensuite ils se rendirent à sa maison, où Bogdan restait près de la fenêtre pour écouter, tandis que Dimitri entrait près de sa femme, à laquelle il dit: «Militza, ma chère petite dame, je voudrais te dire quelque chose, mais je ne sais si ce sera à ton gré.»—Et doucement sa femme lui répondit: «Dis, mon âme, tout ce qu'il te plaira.—Militza, ma fidèle épouse, le roi de Bude marie son fils, et il a invité Bogdan aux noces, Bogdan demande un cheval et des armes, avec nos vêtements turcs, et une selle garnie d'argent: les lui donnerai-je, ma chère âme?»—Mais voici comment répondit la dame Militza: «A lui des chevaux? que (plutôt) les loups les dévorent! à lui des armes? que les Turcs les enlèvent! à lui des habits? qu'il en soit dépouillé (par la mort)!»

Quand Dimitri eût entendu ces paroles, il la saisit par son col blanc, et si doucement l'eût-il touchée, les deux yeux lui sautèrent (de leurs orbites); mais Bogdan Iakchitch s'élançant, prit Dimitri par la main:—«Que fais-tu, Mitar? Dieu te le rende! songe à tes petits faucons[A]: tu trouveras pour toi une meilleure épouse, mais jamais pour eux de mère; ne souille point ta main de sang. Et voici que tu viens de nous séparer, mon frère!»

[Note A: Tes jeunes enfants; expression figurée qui se rencontre fréquemment.]

V

DONS MOSCOVITES ET CADEAUX TURCS.

Des lettres traversent le pays, traversent le pays et les cités, tant qu'elles parviennent au divan, aux mains du sultan des Turcs Mouyezid. C'étaient des lettres de Moscou la lointaine, et avec elles des présents magnifiques: pour le sultan lui-même une table d'or, sur la table une mosquée d'or, et autour un serpent enroulé, portant sur la tête une escarboucle, à (la lumière de) laquelle on voyait pour marcher au milieu d'une nuit sombre et sans lune, comme en plein jour, quand le soleil luit; pour le fils du sultan, Ibrahim, il y avait deux sabres tranchants avec des cordons dorés, et aux cordons des pierreries; pour la plus âgée des sultanes, il y avait un berceau d'or, surmonté d'un faucon gris.

Or, quand ces dons arrivèrent au sultan, il en ressentit du trouble et de l'inquiétude, car il n'avait rien à offrir en retour: il avait beau songer, il ne trouvait pas d'expédient; à quiconque venait le visiter, le sultan vantait les présents qu'il avait reçus du grand tzar de Moscou, espérant en obtenir quelque conseil, sur ce qu'il avait à envoyer au pays des Moscovites.

Le pacha Sokolovitch vient le visiter, et il lui vante les présents; là-dessus arrivent un hodja et un kadi, et après qu'ils l'ont humblement salué, qu'ils lui ont baisé la main et les genoux, le sultan à eux s'adresse: «Hodja et kadi, mes serviteurs, ne pourriez-vous me conseiller, sur ce qu'il convient d'envoyer au pays des Moscovites, en retour de ces présents et au nom de mon Empire?»—Mais modestement ils firent cette réponse: «Sultan souverain, cher seigneur, nous ne sommes point capables de te conseiller, et ne pouvons te donner d'avis: mais appelle le vieux patriarche, et il t'instruira de ce qu'il convient d'envoyer.»

Dès qu'il eût entendu ces paroles, le sultan envoya en hâte un kavas, pour mander le vieux patriarche, et le vieillard étant venu, le sultan lui vanta les présents qu'il avait reçus, puis il lui dit: «Mon serviteur, vieux patriarche, ne pourrais-tu m'enseigner ce qu'il faut envoyer au pays des Moscovites?—Sultan impérial, soleil resplendissant, je ne suis point capable de t'enseigner: car c'est Dieu lui-même qui t'a instruit; tu as, ô sultan, dans ton Empire, des présents à donner en retour qui ne te sont d'aucun usage, et qui aux Moscovites seraient fort agréables: Envoie-leur la crosse de Sava Nemanitch, la couronne d'or du tzar Constantin, avec les habits de saint Jean, et l'étendard porte-croix du knèze des Serbes, Lazare; à toi seigneur, cela n'est d'aucun usage, et d'eux sera fort bien venu.»

Quand le sultan eût entendu ces paroles, il fit préparer les présents, et les remit aux cavaliers moscovites. Le vieux patriarche accompagne ceux-ci, et il leur donne ces instructions: «Dieu vous accompagne, cavaliers moscovites; ne suivez point le grand chemin, mais prenez par la forêt, à travers la montagne, car une force nombreuse vous poursuivra, pour vous enlever ces reliques chrétiennes. Pour moi, j'ai sacrifié ma tête, et déjà mon corps a succombé, mais il n'en sera point de même de mon âme, si Dieu le permet.»—Puis d'eux il se sépara.

Quand le sultan eut remis les présents, à chacun il s'en vantait et le pacha Sokolovitch étant venu, le sultan lui dit: «Sais-tu, pacha, mon fidèle serviteur, ce que j'ai envoyé au pays des Moscovites: j'y ai envoyé la crosse de Sava Nemanitch, la couronne d'or du tzar Constantin, avec l'étendard porte-croix du knèze des Serbes, Lazare, et les habits de saint Jean; cela ne m'était d'aucun usage, et sera d'eux fort bien venu.» Aussitôt le pacha Sokolovitch lui demande: «Sultan impérial, soleil resplendissant, qui t'a donné ce conseil?»—Le sultan lui dit franchement et ouvertement: «C'est le vieux patriarche qui m'a conseillé.—Sultan impérial, soleil resplendissant, reprit le pacha d'une voix calme, puisque tu envoyais ces reliques chrétiennes, pourquoi n'y pas joindre les clefs de Stambol? plus tard tu les enverras dans la honte (d'une défaite).»—Le sultan comprit le pacha, et il lui dit: «Va, pacha, mon fidèle serviteur, assemble des janissaires turcs, poursuis les cavaliers moscovites, mets-les à mort, et leur enlève les reliques chrétiennes.»

Le pacha se hâte d'obéir, il assemble des janissaires turcs, et s'élance par le grand chemin à la poursuite des cavaliers moscovites, mais jamais ils ne les atteignirent, et ils durent s'en revenir. Le pacha jura au sultan, qu'il n'avait point vu les Moscovites, et le sultan alors lui dit: «Va, mon fidèle serviteur, et mets à mort le vieux patriarche.»

Le pacha se hâta d'obéir, il saisit le vieillard, et il allait lui donner la mort quand celui-ci lui dit: «Pardon pour un peu de temps, seigneur pacha, ne me tue point sur la terre ferme; car, moi mort, il commencera une sécheresse, qui durera trois ans sans interruption.»—Ayant ouï ces paroles, le pacha l'emmena sur la mer azurée, et il allait lui donner le coup mortel quand le vieillard lui dit: «Pardon pour un peu de temps, si tu crois en Dieu, ne me tue point sur la mer azurée; car, moi mort, un orage éclatera; la mer et les lacs se soulèveront, et submergeront les vaisseaux et les galères, et la terre à ses quatre coins.»

Le vieillard mentait, mais le pacha ne se laissa point tromper; il brandit son sabre, et trancha la tête du vieux patriarche: Dieu lui donne place en son paradis! et à nous, frères, joie et santé[8].

VI

IANKO DE CATTARO ET ALIL FILS DE MOUÏO[9].

Ianko de Cattaro écrit une lettre, et l'envoie vers la rocheuse Kladoucha, aux mains d'Alil, fils de Mouïo: «O Turc, jeune Alil, on te vante dans la rocheuse Kladoucha, et moi on me vante à Cattaro, la ville de plaine, viens donc te mesurer avec moi, que l'on voie quel est de nous deux le plus brave guerrier. Je t'offre à choisir trois endroits pour la rencontre: d'abord tu peux rester à Kladoucha devant ta maison, afin que ta vieille mère te voie, ô Turc, ou succomber, ou me donner la mort; le second rendez-vous que je t'assigne est devant ma propre maison, d'où ma fidèle épouse pourra me voir, ô Turc, ou succomber ou te donner la mort; le troisième est sous le Kounar dans la plaine de Cattaro, sur la limite entre le pays des Turcs et celui des chrétiens, là où la terre est altérée de sang, et les corbeaux (affamés) de la chair des guerriers. Viens, Alil, au lieu que tu choisiras; mais si tu n'oses accepter le combat, prends une quenouille avec du lin et un fuseau de buis, et file-moi des pantalons et une chemise, pour que je laisse en repos Angelia, mon épouse.»

Quand la lettre fut remise à Alil, il la lut debout, puis descendu de la blanche tour, il se promenait avec anxiété dans la cour, les bras croisés sur la poitrine, lorsque parut Mouïo de Kladoucha, qui venait de la verte terrasse, vêtu d'un caftan vert. Le Turc était brave, il regarda son fils et lui demanda: «Qu'as-tu, mon fils, jeune Alil? qui te provoque au combat, que te voilà si abattu?»—Alil prend dans sa poche la feuille de blanc papier, et la remet à son père. Mouïo la lit, et voyant ce qu'elle contenait, il porte la main à sa poche et en tire douze ducats, qu'il donne au jeune messager, en lui tenant ce discours: «Écoute-moi, jeune Giaour, salue de ma part Ianko de Cattaro: qu'il m'attende sous le mont Kounar, je lui mènerai mon Alil, le premier dimanche qui va venir, afin que le sabre à la main ils se disputent la victoire.»—Ensuite il rentre dans la blanche maison, et prenant de l'encre et du papier, commence à écrire des lettres sur son genou: la première qu'il trace est adressée au Turc Ranko de Kovatchi: «Mon oncle (lui dit-il), rassemble dans la plaine de Kovatchi cinq cents braves, et rends-toi avec eux vers la rocheuse Kladoucha, devant ma maison, afin, en cas de danger, d'assister mon fils Alil, qu'Ianko de Cattaro a défié au combat[A].» Après avoir expédié ses lettres, Mouïo demeura quelque temps dans sa blanche maison. Mais bientôt un bruit s'éleva, on entendit les tambours retentissants, et Mouïo regardant au loin dans la campagne, la vit occupée par une armée puissante sous la conduite de deux chefs, Talé Boudalina et Ranko de Kovatchi, suivis juste de mille guerriers. Mouïo s'avança loin à leur rencontre, et ramena les agas à sa maison, laissant dans la plaine la puissante armée. Il ne s'était écoulé que peu de temps, quand voici venir Ibrahim Nakitch et avec lui Osman Tankovitch, conduisant aussi mille guerriers. Alil alla loin à leur rencontre, et laissant la puissante armée dans la plaine, ramena les agas à la blanche maison.

[Note A: Le Turc écrit encore trois autres lettres, contenant identiquement la même réquisition.]

Pendant qu'avec eux Mouïo était à boire du vin, Alil alla s'équiper, revêtir ses habits et ses armes….. puis les serviteurs lui amenèrent son cheval blanc, sur le dos duquel il s'élança, et descendant vers le camp dans la plaine, il mit en marche la puissante armée et gravit le mont Kounar, où le rejoignirent Mouïo et les chefs turcs. On traversa la forêt de Kounovitza et on descendit dans la plaine de Cattaro, où Ianko était arrivé au rendez-vous, accompagné de quatre serdars, que suivaient deux mille guerriers, tous gens de la plaine de Cattaro et tous braves renommés.

Quand les Turcs arrivèrent dans la plaine, Ianko appela le petit Stoïan: «Va, mon fils, lui dit-il, au camp des Turcs, salue de ma part Mouïo de Kladoucha, et invite-le à amener son fils Alil au lieu marqué pour le combat, afin que nos sabres se disputent la victoire, et que les deux armées voient qui d'abord mettra l'autre en défaut, qui le premier donnera la mort à son adversaire.»—Stoïan se hâte d'obéir et se rend au camp turc, vers la tente de Mouïo de Kladoucha. Devant Mouïo il s'incline humblement: «Qu'y a-t-il, bâtard d'Ianko? lui demande le Turc, pourquoi Ianko t'a-t-il envoyé?»—Stoïan lui répond: «Mon père m'envoie te saluer de sa part, et t'inviter à amener ton Alil au lieu marqué pour le combat, afin que leurs sabres se disputent la victoire.—C'est bien, mon fils, bâtard d'Ianko, Alil va s'avancer au combat.»—Puis sautant sur ses pieds légers, il va équiper le jeune Alil, et lui amène son bon cheval blanc. Le Turc s'élance sur le coursier, et s'avance fièrement vers le lieu marqué, pour y attendre Ianko de Cattaro; à sa droite, épaule contre épaule, il a Ranko de Kovatchi, puis Talé Boudalina, et à sa gauche, épaule contre épaule, marche le Turc Ibrahim Nakitch, puis Osman Tankovitch, pendant que derrière lui venait Mouïo suivi de deux cents hommes, tous pour être témoins du combat qui va s'engager. Mais voici venir Ianko de Cattaro sur un fougueux cheval gris, et portant sur l'épaule sa lance de guerre…..

Quand Ianko arrive au lieu marqué, il appelle le fils de Mouïo: «Écoute, jeune Alil, frappe le premier, afin de n'avoir point de regret.»—Mais le jeune Turc lui répond: «Frappe le premier, Ianko de Cattaro, c'est toi qui as provoqué le combat, c'est toi qui as porté le défi.»—A ces paroles, Ianko rassemblant la bride de son cheval, et le frappant de la botte et de l'éperon, le fait partir bondissant sur la plaine; de l'épaule il détache son javelot et le lance contre Alil. Mais le Turc était habile dans le combat, saisissant au vol le javelot, il le brisa en deux, puis prenant le sien, il le lança contre Ianko. Ianko avait un cheval de guerre, l'animal avait creusé une fosse, assez grande pour contenir deux Alil; il s'enfonça dans la fosse, et le javelot passant par-dessus lui, alla se briser dans la terre. Voyant rompu son javelot de guerre, Ianko tira son épée, Alil tira son sabre de Damas, et tous deux fondirent l'un sur l'autre. Alil porte un coup, mais Ianko le parant, reçoit sur son épée le sabre tranchant, qui est brisé en deux. Alil aussi a la main coupée, elle tombe sur l'herbe verte. Ianko le frappe une seconde fois, et l'atteignant au visage, il le lui fend jusqu'à la mâchoire, tellement qu'on vit briller les dents au fond de la bouche; un troisième coup il lui porte, qui le fend jusqu'à la ceinture de soie, puis il le précipite en bas de son cheval blanc.

Dieu clément, la grande merveille! Quand le chef des Turcs eût succombé, la colère gagna sa nombreuse parenté, et il s'éleva dans la plaine un tumulte. Pendant une demi-journée on se battit, les Serbes défirent l'armée des Turcs, et la poussèrent dans les forêts du Kounar. Peu d'entre eux s'échappèrent, il n'y eut que Talé le débauché qui se sauva grâce à son cheval gris, et avec lui Osman Tankovitch. Parmi les Serbes, peu succombèrent, mais Tzvian Charitch était blessé, et Vouk Mandouchitch avait disparu. Ianko se met à sa recherche et l'appelle: «Où es-tu, Vouk, ma main droite? mon expédition a réussi.»—Comme Ianko l'appelait, voici venir Mandouchitch conduisant Mouïo de Kladoucha, les mains liées derrière le dos; il l'amenait à Ianko, et le lui offre en présent. «Voici, dit-il, une pomme d'or; fais-en ce qu'il te plaira.» Ianko était de noble race, il renvoya Mouïo avec ces paroles: «Retourne, Mouïo, dans la rocheuse Kladoucha, garde-toi de mentir, mais raconte ce qui s'est passé, pour moi je t'accorde la vie.»

Le Turc retourne à Kladoucha, les mains liées, et Ianko avec sa troupe vers sa blanche maison, pendant trois et quatre jours il la fête, puis chacun reprend le chemin de son logis, tandis que Ianko reste à boire du vin avec Stoïan dans sa blanche maison.

VII

LA FUITE DE KARAGEORGE[10].

La Vila s'écrie du sommet du Roudnik au-dessus de l'Iacenitza, le mince ruisseau, elle appelle George Pétrovitch, à Topola, dans la plaine: «Insensé, George Pétrovitch, où es-tu en ce jour? Puisses-tu n'être nulle part[A]! Si tu bois du vin à la méhana, puisse ce vin s'écouler sur toi de blessures[B]! Si tu es couché au lit près de ta femme, puisse ta femme rester veuve! Tu ne vois donc pas, fusses-tu privé de la vue! que les Turcs ont envahi ton pays?» Et George lui répond: «Tais-toi, Vila, que la peste étouffe! tant que j'aurai Velko sur le Timok, et Miloch[11] à Ravagne, tant que Lazare Montap occupera le fort retranchement de Déligrad, je ne crains ni tzar ni vizir.» La Vila alors reprend: «Fuis, George, malheur à ta mère! Velko[12] a succombé sur le Timok; Miloch a été battu à Ravagne, et pour Montap, les Turcs l'ont enfermé dans le fort retranchement de Déligrad, puis ils se sont avancés vers la Morava, ont traversé la rivière à son embouchure, et les voici déjà à Godomine. George, ils couvrent la plaine de Godomine, cheval contre cheval, guerrier contre guerrier; leurs étendards sont (nombreux) comme les nuages, leurs tentes comme les blanches brebis, et les lances de guerre sont semblables à une noire forêt. N'espère en personne, George, personne ne peut te secourir; mais charge mulets et chevaux, sur les mulets (place) tes nombreuses richesses, sur les chevaux, du drap non taillé, et retire-toi, George, dans la Sirmie, terre plate.»

[Note A: C'est-à-dire, avoir péri.]

[Note B: Forte ellipse, facile, mais longue à suppléer.]

Quand George Pétrovitch eut entendu ces paroles, les larmes coulèrent de son blanc visage, il frappa de la main son genou, et le drap neuf éclata au genou, et les bagues d'or à ses doigts: «Malheur à moi (s'écria-t-il), Dieu clément! moi que les Turcs ont pris vivant, lorsque j'avais tant de voïvodes!» Puis il charge chevaux et mulets, et passe dans la Sirmie, terre plate. Lorsqu'il eut traversé l'eau, il se retourna du côté de son pays: «Dieu te conserve, terre de la Choumadia! Si Dieu et la fortune des braves le permettent, un an ne se passera point, sans que de nouveau je te visite, ô mon pays!» Puis George pénétra dans la Sirmie.

Les Turcs alors s'emparèrent du pays, et y commirent des violences, faisant captives les sveltes Choumadiennes, mettant à mort les jeunes Choumadiens. S'il eût été donné à quelqu'un d'être là, et d'entendre les gémissements de douleur, et les hurlements des loups, dans la montagne, et les chants des Turcs dans les villages!

Ainsi fut-il pendant une année, et la moitié de la suivante aussi s'écoula. Alors la Vila des bords de la Save s'écria de nouveau, appelant George Pétrovitch: «Où es-tu, George? Puisses-tu n'être nulle part! Ne sais-tu pas que l'an dernier tu as fait voeu de revoir la Choumadia et ta blanche maison à Topola? Si tu voyais où en est ta maison! pillée, consumée par le feu; (si tu voyais) comme ton église est ruinée, tes vignes sans culture, tes chemins défoncés et tes pieuses fondations abattues.»

—«Ma soeur en Dieu, Vila de la Save, répond George Pétrovitch, salue de ma part ma Choumadia, et mon parrain le knèze Miloch; qu'il poursuive les Turcs par les villages, je lui enverrai assez de poudre et de plomb, et de pierres tranchantes de Silistrie. Pour moi, je m'en vais vers le tzar des Moscovites, pour le servir pendant une année, et peut-être me renverra-t-il là-bas, pour que je visite la terre de la Choumadia, et à Topola ma blanche maison.»

NOTES

I. [Note 1: Il y a ici quelque jeu de mot fondé sur le rapport des noms propres, Stoïan et Stoïa, avec le verbe stoïati, se tenir debout.]

I. [Note 2: Ceci se rapporte à une coutume bien ancienne,—comme on le voit par ce passage,—et tellement générale que la loi a dû l'adopter et la consacrer (Code civil serbe, §§ 159, 520, etc., etc.). Chez les paysans de la principauté, les fils et petits-fils ne se séparent point d'ordinaire de leur père ou aïeul; non plus que les frères ne se quittent après la mort du père. Il s'établit entre eux une association domestique connue sous le nom de zadrouga, ayant pour chef et administrateur (staréchina), non toujours le plus âgé, mais celui que sa capacité a fait choisir. Chaque membre de la communauté (zadrougar) a ses fonctions; les femmes entre autres sont à tour de rôle de semaine. La rédoucha, outre le soin de ses enfants, a pour fonction l'entretien de la maison, la fabrication du pain, la préparation de la nourriture pour tous, et, à l'époque des travaux agricoles, l'obligation de la porter dans les champs aux zadrougars, c'est-à-dire, comme on voit, aux ouvriers gagés, etc.—L'autorité du staréchina n'est d'ailleurs nullement absolue et n'a point d'analogie avec la puissance paternelle, car il ne fait aucun acte d'administration et ne peut engager la communauté que du consentement de tous.]

I. [Note 3: «On prétend qu'aujourd'hui encore, de l'ouverture où passaient les mamelles de la pauvre jeune femme, il suinte une substance blanchâtre, semblable à de la craie, et que les femmes qui n'ont pas de lait, ou qui ont mal au sein, la recueillent pour la boire mêlée avec de l'eau. Actuellement encore, les Serbes racontent qu'il est impossible de construire un grand édifice, à moins d'enfermer ainsi quelqu'un, homme ou femme, dans les fondations; c'est pourquoi tous ceux qui le peuvent évitent de s'approcher de l'emplacement d'une construction, dans la pensée que l'ombre humaine même peut être ainsi emmurée, ce qui entraînerait la mort.» (Note de M. Vouk.)]

II. [Note 4: Ainsi que je l'ai dit ailleurs, une fiancée reste sous la garde du dévèr et sans aucune communication, même de paroles, avec son mari, jusqu'à l'arrivée à la maison conjugale, séparée quelquefois de celle de ses parents par plusieurs journées de marche. C'est là seulement qu'a lieu la consommation du mariage.

Ce chant a le plus grand rapport, pour le fond et aussi dans quelques détails, avec ceux intitulés Marko Kralievitch et le Maure, et Marko abolit l'impôt sur les mariages. Partout il s'agit d'atteintes à l'honneur des femmes, grief le plus insupportable des peuples conquis.]

III. [Note 5: Cette famille des Iakchitch, qui paraît avoir une existence historique, est le sujet de plusieurs autres chants, également fort anciens.]

III. [Note 6: Cette tour et cette petite église existent encore. L'église ou chapelle, convertie en poudrière, se trouve dans la partie basse de la citadelle; la Néboïcha (ce qui veut dire: ne crains pas) est cette construction hexagone, enclavée dans le mur de la forteresse, au bord du Danube, et qui servait jadis de prison d'État.]

III. [Note 7: Ou plutôt par droit de staréchina, car il s'agit ici du partage d'une communauté domestique ou zadrouga. Voy. la note 2, N° I.]

V. [Note 8: «C'est, dit M. Vouk dans une note, une croyance universelle parmi le peuple serbe, que les Turcs ont eu en leur possession les objets antiques et sacrés mentionnés dans la pésma, lesquels ont été plus tard transportés en Russie.» Puis il cite les fragments d'un autre chant où «Madame Élisabeth,» l'impératrice de Russie, écrit une lettre au sultan Soleïman, pour le sommer de lui restituer son héritage, dans lequel sont énumérés lesdits objets.—Mise en regard des circonstances politiques actuelles, cette ancienne légende n'a-t-elle pas un sens curieux et profond?]

VI. [Note 9: «Il s'agit ici d'Ianko Mitrovitch, père du célèbre guerrier Stoïan Iankovitch, et qui a dû vivre vers le milieu du XVIIe siècle, car les Vénitiens reconnurent publiquement la bravoure de son fils Stoïan, et le nommèrent serdar ou chef des Morlaques en 1669.» (Note de M. Vouk.)—J'ai traduit ce poëme, comme spécimen d'une classe de chants qui célèbrent ainsi des combats singuliers entre chrétiens et musulmans, où l'auteur du défi appartient tantôt à l'une, tantôt à l'autre nation, mais où l'avantage reste bien entendu toujours à celle dont le poëte fait partie. On remarquera ici comme ailleurs encore, comment les Serbes, devenus musulmans, ont conservé leurs noms de famille slaves, tout en prenant des prénoms turcs.]

VII. [Note 10: Cette pièce se rapporte à l'année 1813, et c'est la plus récente du présent recueil. George Pétrovitch, surnommé par les Turcs Kara (noir, en serbe tzèrni), à cause de l'effroi qu'il leur inspirait, et père de Son Altesse régnante, le prince Alexandre, a été, comme on sait, le premier chef suprême des Serbes dans leur guerre d'indépendance contre la Porte Ottomane.

P. S. Je laisse subsister les lignes qui précèdent, bien que rendues désormais inexactes par les événements. Au moment où je corrige cette épreuve, le prince Alexandre Karadjordjévitch vient (mardi 22 décembre 1858 [3 janvier 1859]) de quitter Belgrade, par une révolution qui a mis à sa place le knèze Miloch.]

VII. [Note 11: Ce knèze est Miloch Obrénovitch, prince héréditaire de Serbie de 1817 à 1839, et que la Skoupchtina ou Assemblée nationale a élu de nouveau ou plutôt acclamé dans sa séance du 12 (23) décembre 1858.—Le prince Miloch, né vers 1780, a en effet guerroyé contre les Turcs (Janissaires et Dahis) dès les premières années de ce siècle, et resté seul des chefs importants après la fuite de Karageorge en Autriche (1813), il est devenu en 1815, la tête de l'insurrection définitive des Serbes. La pésma, dans son cadre poétique, est donc parfaitement fidèle à l'histoire.]

VII. [Note 12: Le portrait de ce haïdouk, qui périt en effet bravement dans la défense d'une redoute, se voit fréquemment à Belgrade.]

V

CHANTS DOMESTIQUES

I

LA FEMME DE HAÇAN-AGA[1].

Que voit-on de blanc dans la verte montagne? Est-ce de la neige, où sont-ce des cygnes? Si c'était de la neige, elle serait déjà fondue, (si c'étaient) des cygnes, ils auraient pris leur vol. Ce n'est ni de la neige, ni des cygnes, mais la tente de l'aga Haçan-Aga. Haçan a reçu de cruelles blessures; sa mère et sa soeur sont venues le visiter, mais sa femme, par pudeur, ne pouvait le faire. Quand il fut guéri de ses blessures, il fit dire à sa fidèle épouse: «Ne m'attends plus dans ma blanche maison, ni dans ma maison, ni dans ma famille.» La Turque venait d'entendre ces paroles, et elle demeurait encore dans la pensée de sa misère, quand le pas d'un cheval s'arrêta devant la maison. Haçan-Aguinitza[2] alors s'enfuit, pour se briser le cou en se jetant de la fenêtre. Après elle courent ses deux petites filles: «Reviens-t'en, chère maman, ce n'est pas notre père, Haçan-Aga, mais notre oncle, Pintorovitch-Bey.» Et Haçan-Aguinitza revint sur ses pas, et se pendant au cou de son frère: «La grande honte, mon frère, (dit-elle) de me séparer[3] de cinq enfants!» Le bey garde le silence, il ne dit mot, mais fouillant dans sa poche de soie, il en tire (et lui remet) la lettre de répudiation, afin qu'elle reprenne son douaire entier, et qu'elle revienne avec lui chez sa mère. Quand la Turque eut lu la lettre, elle baisa ses deux fils au front, ses deux filles sur leurs joues vermeilles, mais pour le petit enfançon au berceau, elle ne pouvait du tout s'en séparer. Son frère, la prenant par la main, à grand'peine l'éloigna de l'enfant, puis, la plaçant derrière lui sur son cheval, partit avec elle pour sa blanche maison.

Chez ses parents elle ne demeura que peu de temps, peu de temps, pas même une semaine. La Turque était belle et de bonne famille, pour sa beauté on la demanda de toutes parts, et avec le plus d'instance, le kadi d'Imoski. La dame supplie son frère:

«Veuille ne me donner à personne, de peur que mon pauvre coeur ne se brise, par pitié de mes petits orphelins.» Mais le bey de cela n'eut point souci, et l'accorda au kadi d'Imoski. La Turque supplia encore son frère, d'écrire sur une feuille de blanc papier, pour l'envoyer au kadi d'Imoski: «L'accordée[4] (disait-elle) te salue courtoisement, et courtoisement te demande par cette lettre, quand tu rassembleras les nobles svats, et que tu viendras la chercher dans sa blanche maison, d'apporter une longue couverture (voile) pour elle afin qu'en passant devant la demeure de l'aga, elle ne voie point ses petits orphelins.» Dès que la lettre parvint au kadi, il rassembla de nobles svats, et partit pour chercher l'accordée. Chez elle le cortége arriva à bon port, et sans encombre avec elle repartit. Mais comme on passait devant la maison de l'aga, les deux filles virent leur mère de la fenêtre, et ses deux fils au-devant d'elle sortirent: «Reviens avec nous, chère maman, lui dirent-ils, que nous te donnions à dîner.» A ces paroles, Haçan-Aguinitza dit au stari svat: «Stari svat, mon frère en Dieu! fais arrêter les chevaux près de la maison, que je donne quelque chose à mes orphelins.» On arrêta les chevaux près de la maison. A ses enfants elle fit de beaux cadeaux: à chaque garçon, des couteaux dorés, à chaque fille, une longue robe de drap; pour l'enfançon au berceau, elle lui envoya des habits d'indigent (d'orphelin). Le cavalier[5] Haçan-Aga avait tout vu; il appela ses deux fils: «Venez ici, mes orphelins, puisqu'elle ne veut pas avoir pitié de vous, votre mère au coeur de pierre.» En entendant ces mots, Haçan-Aguinitza frappa contre terre de son blanc visage et à l'instant rendit l'âme, de douleur et de souci pour ses orphelins.

[Note 1: Ce chant, publié d'abord en 1774, par l'abbé Fortis, dans son Voyage en Dalmatie, avec une version italienne, puis traduit en allemand sur cette version par Goethe, en 1789, fut comme l'introduction dans le monde littéraire des poésies serbes: c'est en partie à ce titre que je le traduis. Il appartient, d'ailleurs, à cette classe de chants qui, d'un caractère tout domestique, se déclament cependant avec accompagnement de la gouslé.]

[Note 2: Aguinitza, femme d'un aga.]

[Note 3: En la répudiant.]

[Note 4: Le texte porte, ici et dans la suite du récit, dévoïka, fille, vierge. Le mot que j'ai substitué convient mieux à la mère de cinq enfants, et était d'ailleurs dans la pensée du poëte.]

[Note 5: Iounak.]

II

MODESTIE.

Militza avait de longs cils, qui ombrageaient ses joues vermeilles, ses joues et son blanc visage. Pendant trois ans je l'avais regardée, sans pouvoir jamais voir à loisir ses yeux, ses yeux noirs ni son blanc visage.

Je rassemblai le kolo des filles —et du kolo était la jeune Militza— pour avoir occasion de regarder ses yeux. Tandis que le kolo se jouait sur l'herbe, le ciel d'abord serein s'obscurcit, les éclairs brillaient à travers les nuées: les filles lèvent toutes les yeux vers le ciel, Militza seule les a devant soi inclinés vers l'herbe verte.

D'une voix douce alors lui dirent les filles: «O Militza, notre compagne, es-tu donc folle, ou sage par-dessus toutes, que tu as les yeux fixés sur l'herbe verte, et ne les lèves point avec nous vers le ciel, où les éclairs sillonnent les nues?» Mais la jeune Militza leur répond: «Je ne suis ni folle, ni sage par-dessus toutes: je ne suis point non plus la Vila, qui rassemble les nuages, mais une fille, qui regarde devant soi.»

III

UNE BEAUTÉ SERBE[1].

Devant la maison se dansait un merveilleux kolo, ayant pour chef la soeur de Stoïan: et quelle beauté c'est, que Dieu l'en punisse! elle est plus belle que la blanche Vila, ses yeux sont deux pierres précieuses, ses joues deux roses vermeilles, ses sourcils des sangsues marines, ses cils, des ailes d'hirondelle, ses blanches dents sont deux rangées de perles; elle est mince comme un rameau et grande comme un sapin; quand elle danse, on dirait d'un paon qui marche, quand elle parle, c'est comme un pigeon qui roucoule, et quand elle sourit, il semble que le soleil brille…

[Note 1: Extrait d'une pièce héroïque (t. III, n° 35).]

IV

O fillette, ô Miléva, assieds-toi à mon côté. Nous ne sommes point des sauvages, et nous savons où l'on embrasse: les veuves entre les yeux, et les fillettes entre les seins.

V

Ma compagne, soeur de mon bien-aimé, salue ton frère, et pour moi embrasse-le, demande-lui pourquoi il est fâché contre moi.— Et après tout, de lui il me soucie peu: il y a encore assez de forêts debout[1], et de jeunes messieurs sans amoureuse. L'or trouvera bien un orfèvre, et (l'amant) qui m'est destiné m'arrivera.

[Note 1: Nésétchèn, non coupées; c'est-à-dire: où ceux qui ont besoin de bois en trouveront.]

VI

Oh! dans les longues nuits, qui n'a point d'yeux noirs à baiser, le sommeil ne lui tombe point sur les yeux, mais le chagrin lui tombe dans le coeur.

VII

O fillette, or de ta mère, est-ce que l'on te bat, est-ce que l'on te gronde? Si je savais, ma chère âme, qu'on te bat et qu'on te gronde, à cause de mes fréquentes visites, plus souvent (encore) j'irais te visiter, peut-être ta mère te chasserait-elle, te chasserait-elle vers ma blanche maison.

VIII

Deux fleurs croissaient dans le jardin, un narcisse et une jacinthe bleue. Le narcisse[1] part pour Doliana, et seule dans le jardin reste la jacinthe bleue. Le narcisse mande de Doliana: «Mon âme, jacinthe du jardin, comment te trouves-tu dans le jardin toute seule?» Du jardin répond la jacinthe: «Tout grand qu'est le ciel, fût-il une feuille de papier, toute grande qu'est la forêt, fût-elle de qalams[2], toute vaste qu'est la mer, fût-elle d'encre, et dussé-je écrire durant trois ans tout le jour, je ne retracerais pas mon chagrin.»

[Note 1: Pour conserver la vérité poétique, il a fallu, dans la traduction, transposer les noms des deux fleurs, car, en serbe, le mot (zéléna kada) qui signifie narcisse est du féminin, et réciproquement pour le nom de la jacinthe (zoumboul), qui est du masculin.]

[Note 2: Roseaux à écrire]

IX

L'aube blanchit, les coqs chantent, laisse, mon âme, laisse-moi partir.— Ce n'est point l'aube, mais c'est la lune, repose encore, mon agneau, près de moi.—

    Les vaches meuglent autour de la maison,
    laisse, mon âme, laisse-moi partir.—
    Ce n'est point les vaches (qu'on entend), mais l'appel à la prière,
    repose encore, mon agneau, près de moi.—

    Les Turcs appellent à la mosquée,
    laisse, mon âme, laisse-moi partir.—
    Ce ne sont point les Turcs, mais les loups,
    repose encore, mon agneau, près de moi.—

    Les enfants crient devant la maison,
    laisse, mon âme, laisse-moi partir.—
    Il n'y a point d'enfants devant la maison,
    repose encore, mon agneau, près de moi.

Ma mère m'appelle sur la porte, laisse, mon âme, laisse-moi partir.— Ta mère n'est point sur la porte, repose encore, mon agneau, près de moi.

X

J'ai planté des roses dans Noviçad. O petite rose, ô (cause de) mon chagrin, je ne te cueille point, je ne te donne point à mon amant, car mon amant s'est fâché contre moi, il passe à côté de ma maison, comme un esclave auprès d'un tombeau turc[1].

[Note 1: C'est-à-dire d'un air de mépris.]

XI

LA FEMME DU PETIT RADOÏTZA.

Une blanche Vila du milieu de la forêt s'écrie: «Petit village, pourquoi es-tu si triste? pourquoi les danses ont-elles cessé?» Et une autre Vila lui répond: «Tais-toi, Vila, que ton gosier soit malade! Comment veux-tu qu'on soit gai, quand le petit Radoïtza est mort, celui qui conduisait les kolos? Il a laissé une épouse en deuil, il a laissé une jeune orpheline, bien jeune, de quarante jours, et il a recommandé l'enfant à sa femme: —Mon épouse, si tu ne veux être maudite, ne te remarie point de trois ans, jusqu'à ce que mon orpheline ait grandi.»

* * * * *

Il ne s'était pas écoulé une semaine[1], que, la lune s'élevant au-dessus de la forêt, la femme de Radoïtza ainsi l'interrogea: «O lune, mon voyageur nocturne, toi qui passes au-dessus des villages et des cités, as-tu vu mon orpheline? Est-elle nue, ou a-t-elle des habits? a-t-elle les pieds nus, ou chaussés? a-t-elle faim, ou est-elle rassasiée? la baigne-t-on le matin à l'aurore? ne sort-elle pas de son doux somme, et ne tourne-t-elle pas les yeux vers sa mère, regardant par où elle va venir, venir lui donner ses douces mamelles?»— Et la lune à Hélène répond: «O petite Hélène, femme de Radoïtza, je passe au-dessus des villages et des cités, et j'ai vu ton orpheline: elle n'est pas nue, mais elle a des habits; elle n'a pas les pieds nus, mais chaussés, elle n'est pas affamée, mais rassasiée; et le matin à l'aurore on la baigne; elle ne sort pas du doux sommeil, pour tourner les yeux vers sa mère, pour regarder par où elle va venir, venir lui donner ses douces mamelles; mais elle est altérée de tes soins.» Quand Hélène ouït ces paroles, elle gémit de douleur, comme un serpent, et le chagrin lui brisa le coeur, morte elle tomba sur la terre noire.

[Note 1: Depuis que la veuve a été forcée par sa mère de revenir chez celle-ci, en abandonnant son enfant aux soins de ses belles-soeurs.—Je supprime trente et un vers, ou moins intéressants, ou qui se trouvent textuellement répétés dans la suite.]

XII

LA MALADIE DE MOUÏO.

Les Turcs vont au bain, et les femmes en sortent; devant les hommes marche le tzarévitch Mouïo, devant les femmes l'épouse de Mahmoud-Pacha. Comme il est beau le tzarévitch! plus belle encore est la pachinitza; et si belle qu'elle soit, la chienne! ses habits lui siéent encore mieux. Mouïo, le tzarévitch, devient malade (d'amour) pour la dame, l'épouse du pacha; il s'en retourne malade à son blanc palais, et s'étend sur sa molle couche.

Toutes les dames vinrent à leur tour visiter le tzarévitch Mouïo; seule ne vint l'épouse de Mahmoud. La dame sultane lui fait dire: «Es-tu donc plus grande dame que moi? voici mon Mouïo qui se meurt; toutes les dames lui ont fait visite, et toi tu ne veux ni venir, ni le visiter.» Quand la pachinitza eut oui ces paroles, elle retroussa ses manches et le pan de sa robe, et prépara des présents[1] dignes d'un seigneur…. des figues du bord de la mer, du raisin de Mostar; puis elle s'habille de ses plus beaux atours, et se rend au palais impérial: sans permission elle entre dans le palais, et sans salut dans la galerie supérieure, où gît le tzarévitch malade. Là elle s'assied au chevet de Mouïo, lui essuie la sueur du front, puis à la sultane elle dit: «La maladie dont souffre ce jeune homme mon frère aussi l'a eue, et moi-même, la femme du pacha Mahmoud! Il n'est pas malade, mais amoureux.»—

A peine Mouïo a-t-il ouï ces paroles, qu'il saute sur ses pieds légers, ferme sur elle la galerie[2], et pendant trois jours blancs il la caresse. Quand le quatrième jour eût lui, Mahmoud-Pacha écrit une lettre menue, qu'il envoie au seigneur sultan: «Sultan impérial, cher seigneur! une sarcelle dorée de chez moi s'est envolée, et a pris l'essor vers ton palais, voilà de cela trois jours blancs; rends-lui la liberté, si tu reconnais un Dieu!»— A Mahmoud-Pacha le sultan répond: «Par Dieu, Mahmoud-Pacha, mon serviteur, j'ai chez moi un faucon non dressé; ce qu'il a une fois pris, il ne le lâche plus.»

[Note 1: Ponoudé, présents qu'on offre à un malade. Ce sont des friandises turques, dont les quatre vers omis contiennent les noms, également turcs.]

[Note 2: Dans une autre version que j'ai entendue, le faux malade commence par éconduire sa mère, circonstance qui n'a pas été exprimée ici, mais qui se suppose.]

XIII

LA FEMME D'IOVO MORNIAKOVITCH.

La belle Ikonia se vantait au bain parmi les filles: «Il n'y en a pas une seconde qui ait trouvé un mari tel qu'est le mien, Iovo Morniakovitch: où qu'il aille, il me conduit par la main, où qu'il s'asseye, sur ses genoux il me place; quand il jure, ce n'est que par mon nom; quand je dors en haut dans le tchardak, il marche doucement de peur de m'éveiller; et pour m'éveiller, il me baise au visage: debout, mon coeur (dit-il), le soleil est levé!»—

Quand Anna la veuve eut ouï ce discours, elle se para de ses plus beaux atours, se mit du blanc et du rouge, et farda ses sourcils délicats; puis elle sortit par la porte de la cour au-devant d'Iovo qui revenait du bazar: «Par Dieu! Iovo Morniakovitch, lui dit-elle, qu'as-tu à faire d'une épouse stérile? mais prends-moi, moi qui suis veuve, je te donnerai chaque année un fils aux mains et aux cheveux dorés[1].»—

Iovo par Anna se laissa séduire, il la prit pour sa fidèle épouse; et elle lui donna chaque année un fils aux mains et aux cheveux dorés. Quand la belle Ikonia le sut, vite elle courut au nouveau bazar, et acheta des cordons de soie, puis dans le jardin elle se pendit à un jaune oranger. La nouvelle vint à Iovo Morniakovitch: «La belle Ikonia s'est pendue.»— «Qu'elle se pende, j'en ai une plus belle.»

[Note 1: L'expression de zlatna, dorée, appliquée aux mains, indique, paraît-il, la vigueur.]

XIV

Une fille était au pied de la montagne, de son visage toute la montagne était illuminée, et elle se mit à parler à son visage: «O mon visage, ô mon souci, si je savais, mon blanc visage, qu'un vieux mari dût le baiser, j'irais dans la verte montagne, j'en cueillerais toute l'absinthe, et de l'absinthe j'exprimerais le suc, pour t'en laver, mon visage, afin, quand le vieillard te baiserait, qu'il en sentît l'amertume.

«Mais si je savais, mon blanc visage, qu'un jeune mari dût te baiser, j'irais dans le vert jardin, j'en cueillerais toutes les roses, et des roses j'exprimerais le suc, pour t'en laver, mon visage, afin, quand le jeune homme te baiserait, de l'embaumer.»

XV

Palissade, puisses-tu te briser! et toi, tchardak, que le feu te brûle! tant, jeunette, je m'ennuie, de me promener seule dans le tchardak, de dormir seule sur ma couche. Je me retourne de droite à gauche, mais personne ni à droite, ni à gauche; j'enroule autour de moi la froide couverture, et dans la couverture j'enveloppe mes douleurs. Mais, par Dieu! je ne veux point rester orpheline; je vendrai au fripier mes habits, j'achèterai un cheval et un faucon, et avec le cheval tout son harnais; je m'en irai à Stambol, la forteresse, servir le tzar pendant neuf ans, et j'obtiendrai en récompense neuf agalouks, et deviendrai pacha de Saraïevo. Quelle loi étrange alors j'établirais! (on aurait) pour une piastre un garçon, pour un ducat une fille; les veuves pour un fourneau de pipe, les vieilles veuves pour de vieux pots cassés.

XVI

Deux amants dans la prairie s'embrassent, ils croient que personne ne les voit; mais la verte prairie les avait vus, et elle le dit au blanc troupeau, le troupeau le répète à son pasteur, le pasteur au voyageur du chemin, le voyageur le redit au marinier sur l'eau, le marinier à sa barque de noyer, la barque le raconte à la froide rivière, et la rivière à la mère de la fillette. La fillette en malédictions s'emporte: «Prairie, puisses-tu ne plus verdir! blanc troupeau, que les loups te dévorent! toi, berger, que les Turcs t'exterminent! voyageur, que tes pieds se paralysent! marinier, que l'eau t'emporte! barque légère, que le feu te brûle! et toi, rivière, que tes eaux tarissent!»

XVII

Je traversai une forêt, j'en traversai deux et trois, et quand j'arrivai au quatrième bois de pins, voici que les pins de la montagne avaient leurs vertes feuilles; sous un pin était une molle couche, et sur la couche était ma maîtresse endormie. Par pitié je ne voulus point l'éveiller, ni de joie je ne voulus l'embrasser, mais au Dieu Très-Haut je fis cette prière: «Permets, mon Dieu, que le vent de la mer détache une feuille de ce pin, et qu'elle tombe sur le visage de ma bien-aimée.» Dieu m'accorda le vent de la mer, qui détacha une feuille de pin, et sur le visage de ma bien-aimée elle tomba. Celle qui m'est chère alors s'éveilla, nos baisers et nos caresses durèrent jusqu'à l'aurore, sans que ma mère le sût, ni la sienne, mais seulement le ciel serein au-dessus de nous, et sous nos corps notre molle couche.

XVIII

LE CERF ET LA VILA.

Un cerf, broute l'herbe par delà la montagne, un jour il broute, le suivant il se sent mal, et le troisième il commence à gémir. Du milieu des rochers la Vila lui demande: «O cerf, bête des bois et des monts, quelle si grande douleur est la tienne, que, paissant l'herbe au bas de la montagne, un jour tu paisses, le suivant tu te sentes mal, et le troisième tu exhales tes plaintes?» Le cerf à la Vila répond d'une voix douce: «Vila de la montagne, ma soeur! ma douleur est grande, j'avais avec moi ma biche, qui s'en est allée dans la montagne vers la fontaine, s'en est allée, et ne revient pas; ou elle s'est égarée en quelque endroit, ou les chasseurs l'ont prise, ou bien elle m'a abandonné tout à fait, et s'est éprise d'un autre cerf. Si elle a perdu le chemin, fasse Dieu qu'elle me retrouve bientôt! si les chasseurs l'ont prise; que Dieu leur donne un sort pareil au mien! mais si elle m'a abandonné, et s'est éprise d'un autre cerf, fasse Dieu que les chasseurs la prennent!»

XIX

Dans la prairie est dressée une blanche tente, sous la tente (abonde) l'herbe fine et verte, sur l'herbe (est étendu) un tapis soyeux, avec des coussins de velours bleu, sur lesquels est assis le noble bey Iergetch. Par là passe une fille giaour (allant) à l'eau, et le noble bey Iergetch lui dit: «Ne va pas, fille giaour, de si bonne heure à l'eau.» —«C'est ma vieille mère qui m'ordonne de me lever chaque matin pour en aller chercher.»

Le lendemain quand elle passa encore, le noble bey Iergetch l'arrêta: «Reste donc, fille giaour, que je voie tes yeux noirs (comme) les prunelles sauvages, que je baise ton blanc visage, pareil au soleil, que je discoure avec ta bouche de miel.— Mais la jeune infidèle lui réplique: «Où sont mes neuf jeunes frères pour qu'ils saisissent le noble bey Iergetch, et qu'ils lui mettent de lourds fers aux pieds? et s'ils ont pitié de lui, parce qu'il est jeune, qu'ils me le livrent à moi, fillette, je le jetterai dans de cruelles chaînes, dans mes bras.»

XX

Sais-tu, mon âme, quand tu étais à moi, dans mon sein tu versais des larmes amères, et au milieu de tes pleurs, tu disais: «Dieu anéantisse toute maîtresse, qui garde sa foi à un amant; de même que le ciel est pur, tantôt pur, et tantôt nuageux, telle est la foi des amants (jeunes gens): avant de vous posséder, je te prendrai[1]; et quand ils vous ont possédée: attends à l'automne.» L'automne se passe et l'hiver commence, mais alors avec une autre il s'entretient.

[Note 1: Pour femme.]

XXI

Nuit sombre, tu es pleine de ténèbres! plus plein encore de chagrin est mon coeur. Je nourris ma douleur, et ne la dis à personne: je n'ai point de mère à qui la conter, ni de soeur, à qui me plaindre; un amant seulement, il est loin de moi: le temps d'arriver, et il est plus de minuit; le temps de m'éveiller, les chanteurs chantent; le temps de m'embrasser, l'aube blanchit: «L'aube blanchit, ami, il faut partir.»

XXII

Une fille au jour de la Saint-George faisait cette prière: «Jour de Saint-George, quand tu reviendras, chez ma mère puisses-tu ne plus me trouver: (mais) soit mariée, soit ensevelie, plutôt mariée qu'ensevelie.»

XXIII

Que ne suis-je, pauvrette, un frais ruisseau! je sais ou j'aurais ma source: au bord de la Save, la froide rivière, (là) ou passent les bateaux de blé; afin de voir mon cher amant, (de voir) si au gouvernail s'épanouit la rose, si dans sa main sèche l'oeillet, que j'ai, pauvrette, cueillis samedi, et que dimanche je donnai à celui que j'aime.

XXIV

ÉLOGE DE LA VIOLETTE.

La violette se disait à elle-même:— «Je suis la première fleur de l'année; et bien que j'aie le col onduleux, pourtant j'exhale un doux parfum. Si les fillettes savaient ce qu'est le parfum de la violette, toutes elles cueilleraient mes fleurs, et viendraient m'arroser.»

XXV

LE DÉFAUT DE LA VIOLETTE.

La violette elle-même se louait, d'être du monde la fleur la première et la plus belle, quand la rose lui dit:— «Il est vrai, violette, que tu es la fleur des fleurs, mais tu serais plus belle encore, si tu n'avais un petit défaut: celui d'avoir la tête de travers (la tige courbe).»

XXVI

Violette, je voudrais te cueillir, mais je n'ai pas d'amant, à qui te donner. Je te donnerais bien à Ali-Bey, mais Ali-Bey est un orgueilleux garçon; il ne porte pas toutes les fleurs, (mais) seulement la rose et l'oeillet.

XXVII

ô Tzetigna, orgueilleuse rivière! c'est faussement qu'hier tu jurais, que tu ne portais point de barques. Ce matin assez tard je passais, quand je vis sur toi jusqu'à trois barques: dans l'une étaient des gens de noce, dans la seconde, le garçon et la fille (les fiancés), et dans la troisième, un frère avec sa soeur. La soeur pour son frère brodait des manches[1], le frère cousait pour sa soeur un dolman bleu; et la soeur dit tout bas à son frère: «Mets, mon frère, des boutons au corsage (le long de la poitrine), afin qu'il ne puisse passer même un homme, encore moins la main d'un frère étranger[2].» Le frère à la soeur tout bas répondit: «Que tu es sotte encore, ma soeur! lorsque s'approchera la main d'un frère étranger, d'eux mêmes s'ouvriront les boutons.»

[Note 1: Les larges manches des chemises des paysans.]

[Note 2: C'est-à-dire d'un étranger, d'un homme.]

XXVIII

Une fille s'élevait contre le soleil: «Soleil resplendissant, je suis plus belle que toi, et que toi et que ton frère, ton frère, le brillant astre des nuits[1], et que ta soeur l'étoile voyageuse, qui parcourt le ciel serein, comme un berger devant ses brebis.» Le soleil resplendissant se plaignit à Dieu, et Dieu doucement lui répondit: «Soleil resplendissant, mon enfant chéri, ne t'attriste point, ne te mets pas en colère, aisément nous châtierons cette maudite fillette: toi, de tes rayons hâle-lui le visage, et moi, je lui enverrai un mauvais sort, un mauvais sort, de petits beaux-frères, une méchante belle-mère, et un pire beau-père[2]; et elle se souviendra de celui contre qui elle s'élevait.»

[Note 1: On me passera cette périphrase. En serbe, la lune, mécétz, est du masculin.]

[Note 2: Dans la position bien subordonnée des femmes serbes, ce sont là, en effet, de grandes calamités.]

XXIX

La jeune femme de Voukoman se promenait dans son jardin et dans son parterre, quand une fleur s'accrocha à sa robe. «OEillet, chère fleurette, lui dit-elle, à ma robe ne t'attache point, car tu fleuris et tu portes du fruit, mais moi voilà neuf années, pauvrette, que je suis mariée, sans que je fleurisse, que je porte de fruit, sans savoir ce que c'est qu'un homme.»

Elle croyait que nul ne l'entendait, mais sa chère belle-mère l'avait entendue, et à son fils ainsi elle parla: «Voukoman, mon unique enfant, ma bru dans le parterre s'est plainte, que voici neuf années déjà depuis qu'elle est la femme de Voukoman, et qu'elle ne fleurit point, ne porte pas de fruit, et ne sait ce que c'est qu'un homme; n'es-tu donc point, mon fils, un homme? n'as-tu pas d'énergie dans le coeur? —Ma vieille, ma chère mère, répondit Voukoman, il semble que je mérite ce reproche, mais je vais te dire la vérité. Le jour où tu me marias, ma mère, quand vous eûtes laissé les deux époux, je voulus baiser le visage de ma femme, mais elle me supplia par le nom de frère, de vivre ensemble comme frère et soeur.»

—Voukoman, mon unique enfant, plût à Dieu que je ne t'eusse marié, ni aujourd'hui, ni il y a neuf ans! Le jour où ton père m'amena chez lui, moi aussi je lui donnai deux fois le nom de frère, mais trois fois il me frappa (en disant): je ne t'ai point emmenée pour être ma soeur, c'est pour femme que je t'ai prise.»

Il ne s'était pas encore écoulé un an, quand la femme de Voukoman eut un enfant, eut un enfant et justement un garçon.

XXX

Que le temps me paraît long, à demeurer assise à la fenêtre, à toujours regarder sur la mer grise, sur la mer grise, et sa plaine unie, si mon amant y va voguant, si son pavillon flotte au vent, s'il joue de la tamboura, et sur la tamboura s'il me chante.

XXXI

    Une fille est assise au bord de la mer,
    et elle se dit à elle-même:
    «Ah! Dieu cher et bon,
    y a-t-il rien de plus vaste que la mer?
    Y a-t-il rien de plus large que la plaine?
    Y a-t-il rien de plus rapide que le cheval?
    Y a-t-il rien de plus doux que le miel?
    Y a-t-il rien de plus cher qu'un frère?»

Et un poisson du milieu de l'eau lui dit: «Fille simple et sotte, le ciel est plus vaste que la mer, la mer est plus large que la plaine; les yeux sont plus rapides que le cheval; le sucre est plus doux que le miel; et plus cher que le frère est l'amant.»

XXXII

BOLOZANOVITCH.

Djoul[1] la Turque convie à une assemblée, elle y invite toutes les dames, et prie aussi une fille promise, promise à Bolozanovitch. Celui-ci la chercha, un jour d'été jusqu'à midi, la chercha sans pouvoir la trouver; et ne pouvant résister à son coeur, il alla vers Djoul, la dame turque: «Ma soeur en Dieu! jeune femme, donne-moi une fine chemise, celle que tu portes le premier dimanche de la lune; mets-moi de l'antimoine sur les sourcils, une coiffure noire sur mes noirs cheveux, et du rouge sur mon blanc visage; fais-moi de fines tresses comme à une fille, de cinq jusqu'à neuf (tresses); et donne-moi une quenouille dorée avec un fuseau de buis, et une quenouille de lin d'Égypte, puis laisse-moi entrer dans ton assemblée, que je voie la fille qui m'est promise.»

La Turque agréa la prière faite au nom de Dieu, elle lui donna une fine chemise, etc., etc.[2], puis elle ajouta ce bon conseil: «Libertin que tu es, Bolozanovitch, quand tu entreras dans mon assemblée, les vieilles, baise-les aux mains, les jeunes femmes sur leurs bouches de miel, et les filles à la gorge, au-dessous du collier.»

Le libertin agréa le conseil; quand il arriva dans l'assemblée, il baisa les vieilles aux mains, les jeunes femmes sur leurs bouches de miel, et les filles à la gorge au-dessous du collier; et à son accordée quand il arriva, il lui fit une blessure au-dessous de la gorge, et la jeune accordée s'écria: «Dames de cette assemblée, mes compagnes, frappez-le de vos fuseaux et de vos quenouilles, c'est ce libertin de Bolozanovitch.»

[Note 1: Pour gul, en turc. rose.]

[Note 2: Je supprime la description trop minutieuse du costume.]

XXXIII

QUERELLE A PROPOS D'UN MOUCHOIR.

Une querelle éclate entre époux et femme, entre le jeune Omer-Bey et la beyine[1], au milieu de la nuit, sur leur molle couche. Encore si c'eût été pour quelque chose, peu importerait, mais c'est à propos d'un mouchoir brodé, brodé d'or, lavé à l'eau de rose, tant qu'il embaumait la maison, et la chambre où dormait Omer-Bey; c'étaient ses maîtresses qui le lui avaient donné. Omer à sa femme se justifiait: «Tu sais bien que j'ai une soeur, une chère soeur, la femme de Zekir-Bey, c'est d'elle que je tiens ce mouchoir brodé, brodé d'or, lavé à l'eau de rose.»—

La béyine n'eut pas plus tôt entendu cela, que sautant sur ses pieds légers, elle prit de l'encre et du papier, et écrivit cette lettre à sa belle-soeur: «Ma belle-soeur, femme de Zékir-Bey, longue vie à ton mari, et n'aie point à le regretter[2]! As-tu donné à ton frère un mouchoir brodé, brodé d'or, lavé à l'eau de rose, tant qu'il embaume la maison, et la chambre où dort Omer-Bey?»

La béyine regarde la lettre, la regarde, et verse des pleurs. «Dieu clément, aie pitié de moi! Si je déclare la vérité, je rendrai mon frère odieux à sa femme; et si j'atteste une fausseté, je crains de perdre mon mari, Dieu le fera périr.» Tout elle pèse, puis s'arrête à un parti, (eh bien! qu'il meure!) Elle prend de l'encre et du papier, et écrit à sa belle soeur une lettre: «Ma belle-soeur, femme d'Omer-Bey, longue vie à mon mari, et que je n'aie point à le regretter! J'ai donné à mon frère un mouchoir brodé, brodé d'or, lavé à l'eau de rose, tant qu'il embaume la maison, et la chambre où dort Omer-Bey.»

[Note 1: Beijovitsa, femme d'un bey, ou beg.]

[Note 2: C'est-à-dire: qu'il vive, si tu me dis la vérité: sinon qu'il meure. Voilà pourquoi, plus bas, la belle-soeur craint de perdre son mari, danger, pourtant, auquel elle aime mieux s'exposer que de troubler le ménage de son frère.]

XXXIV

LA SOEUR QUI ÉPROUVE SON FRERE.

Qu'entend-on de ce côté? sont-ce les cloches qui sonnent, sont-ce les coqs qui chantent?….. Les cloches ne sonnent pas, les coqs ne chantent point, mais une soeur mande à son frère: «Je suis, frère, esclave chez les Turcs, rachète-moi, frère, du joug turc; pour moi ils ne demandent pas beaucoup, trois litras d'or et deux de perles.» Et le frère fait répondre à sa soeur: «J'ai besoin de l'or pour la bride de mon cheval, afin, lorsque je le monte, qu'il soit beau, j'ai besoin des perles pour le collier de ma belle, fin, quand je l'embrasse, qu'elle me plaise.» Alors sa soeur lui envoie dire: «Je ne suis pas, frère, esclave des Turcs, mais je suis, frère, la tzarine des Turcs.»

XXXV

L'INCENDIE DE TRAVNIK.

Quelle est cette vapeur qui couvre Travnik? est-ce qu'il brûle, est-ce que la peste le ravage? ou Iagna l'a-t-elle embrasé de ses yeux?— Il ne brûle pas et la peste ne le ravage point, mais les yeux d'Iagna l'ont embrasé; il y a eu de consumé deux boutiques neuves, deux boutiques et deux tavernes neuves, et le tribunal où siège le kadi.

XXXVI

«Ma mie es-tu donc mariée?» —«Je le suis, ami, et j'ai mis au monde un enfant, et c'est ton nom que je lui ai donné, afin, quand je l'appelle, que ma langueur se passe; car je ne lui dis point: Viens vers moi, mon fils; mais: Viens vers moi, ami.»

XXXVII

Montagne noire, que tu es pleine d'ombre! mon coeur, que tu es plein de chagrin! voir près de soi son amant, le voir et ne pas lui donner un baiser!

XXXVIII

Un jeune garçon non (encore) marié, à Dieu fait la prière, de le changer en perle au bord de la mer, là où les filles viennent à l'eau; afin qu'elles le mettent dans leur sein, qu'elles l'enfilent à une soie verte, afin qu'elles le pendent à leur col, et qu'il entende ce que dit chacune, si elle parle de son amant, et si sa mie aussi parle de lui.

Ce qu'il demandait, Dieu le lui a accordé: il a été changé en perle au bord de la mer, là où les filles viennent à l'eau. Elles mettent la perle dans leur sein, elles l'enfilent à une soie verte, à leur col elles la suspendent, et lui, il écoute ce que dit chacune, chacune parlait de son amant, et de lui parlait sa mie.

XXXIX

«O fillette, rose vermeille, ni plantée, ni greffée, ni arrosée d'eau fraîche; ni cueillie, ni respirée, ni baisée, ni caressée; te donnerai-je, mon âme, des baisers?»

—«Tu le peux jeune homme, à ton gré; mon jardin est près de ta prairie; je viendrai arroser mon jardin, toi, viens attacher là tes chevaux; donne-moi des baisers, jeune homme, à ton gré, mais ne me mords point le visage. de crainte qu'à ma mère ne me trahissent mes joues»

XL

Une petite troupe s'est mise en marche, petite oui, mais ardente. A sa tête est le porte-étendard Mouïo, il porte son drapeau, et chante en turc: «Malheur à celui chez qui je prendrai mon gîte! je lui tuerai ses boeufs sous son chariot, et je tuerai le bélier qui porte la clochette; je me ferai donner du vin de trois ans, et de la rakia de quatre années; et ce seraient là ses moindres maux, mais sans nouvelle mariée je ne souperai point, et sans pucelle je ne veux pas dormir.»

Mouïo en était là de son discours, quand un fusil part de dessous le vert taillis, le coup avait bien frappé Mouïo, au milieu des plaques qui ornaient sa large poitrine, il tombe sur l'herbe verte, et de la forêt un brave lui crie: «Tu voulais, Mouïo, une belle fille, n'en est-ce pas une belle que tu as, une fille jolie, l'herbe verte.»

XLI

LE BASILIC ET LA ROSÉE.

Le basilic aux feuilles menues se plaignait: «Rosée silencieuse, que ne tombes-tu sur moi?» —«Pendant deux matinées j'ai tombé sur toi, celle-ci je l'ai passée à me distraire, à regarder une grande merveille: une Vila et un aigle se disputaient touchant cette verte montagne; la Vila disait: La montagne est à moi. —«Non, disait l'aigle, elle m'appartient. La Vila brisa l'aile de l'aigle, et les jeunes aiglons gémirent amèrement, (ils) gémissaient, car ils étaient en péril, quand une hirondelle ainsi les consola: «Ne gémissez point, jeunes aiglons, je vous porterai dans la terre des Indes, où l'amarante croît jusqu'au genou des chevaux, et le trèfle jusqu'à leur épaule, où le soleil ne disparaît jamais.— Là-dessus les aiglons s'apaisèrent.»

XLII

LES ADIEUX.

L'aurore blanchissait, le jour allait naître, et un guerrier sellait son cheval pour partir. Sa vieille mère but à son voyage, but, tout en versant des larmes et en pleurant doucement elle dit: «Dieu permette, mon fils, qu'en santé tu partes, qu'en santé tu partes et tu reviennes, et qu'en vie tu retrouves ta vieille mère!»—

Sa fidèle épouse lui ceint le sabre, lui ceint le sabre, tout en versant des larmes, et en pleurant doucement elle dit: «Dieu permette, ami, qu'en santé tu partes, qu'en santé tu partes et tu reviennes, et qu'en vie tu retrouves ta vieille mère, en vie, sous la terre noire! et ta fidèle épouse, dans une blanche maison, dans une blanche maison, mais dans une autre, dans une autre maison, chez un autre époux.»

XLIII

«O Danube! fleuve tranquille, pourquoi n'es-tu pas limpide? est-ce un cerf qui t'a troublé avec son bois, ou le voïvode Mirtchéta? —Ce n'est ni un cerf qui avec son bois m'a troublé, ni le voïvode Mirtchéta; mais des fillettes, petits démons, qui viennent chaque matin cueillir des glaïeuls et laver leur blanc visage.»

XLIV

Écoute, fillette, écoute, ma belle, tes yeux sont les sauvages prunelles du rivage, et moi jeune homme je suis le marchand de la mer. qui trafique en prunelles du rivage.

    Écoute, fillette, écoute, ma belle,
    tes dents sont des perles menues,
    et moi jeune homme je suis le marchand de la mer,
    qui trafique en perles menues.

Écoute, fillette, écoute, ma belle, tes mains sont du doux coton, et moi, jeune homme je suis le marchand de la mer qui achète le doux coton.

XLV

«O fille de Smederevo, descends et viens ici, que je voie ton visage. —O jeune homme, sois-tu vermeil[1]! Es-tu allé au bazar? y as-tu vu une feuille de papier? tel est mon visage. Es-tu allé dans quelque taverne? y as-tu vu du vin vermeil? telles sont mes joues. Es-tu allé par la plaine? y as-tu vu des prunelles sauvages? tels sont mes yeux. As-tu été le long de la mer? y as-tu vu des sangsues? tels sont mes sourcils.»

[Note 1: C'est-à-dire beau; des joues rosées sont, à ce qu'il paraît, une des conditions de la beauté masculine.]

XLVI

AMULETTE POUR LES FILLES.

Mon amant a une haleine d'ambre, de sa main blanche et de son qalam il écrit pour les filles de fines amulettes, voici dans l'une d'elles ce qu'il écrit: «Qui ne veut point de toi, ne t'impose pas à lui; qui t'aime, ne lui dis point: Je ne veux pas.»

XLVII

Ma mère, marie-moi jeune, avant que ne m'ait poussé la barbe, une barbe épaisse et des moustaches; car les filles alors diraient en me montrant à leur mère: «Voilà, mère, un ours qui sort du bois; ou: Voilà un lièvre qui sort des choux.»

XLVIII

«O mon Miyo[1], où as-tu été cette nuit?» «—Ma chère, j'ai eu mal à la tête.» «—Ne te l'ai-je pas dit, Michel; ne bois point d'eau, n'aime pas une veuve, car toute eau donne la fièvre, (toute) veuve a le coeur chagrin; mais bois du vin, et aime une fille.»

[Note 1: Diminutif de Michel.]

XLIX

Épanouis-toi, rose, sans songer à moi, garçon, j'ai pris pour femme une veuve, plus âgée que moi, où qu'elle aille, elle pleure son premier mari: «Mon premier mari, mon premier bien! avec toi que j'étais heureuse! de bonne heure je me couchais, et tard je me levais; pour m'éveiller, tu me baisais sur les yeux, (en disant:) debout, mon coeur, le soleil est levé, notre vieille mère est debout, elle a balayé la maison et apporté de l'eau[1].»

[Note 1: La même idée est traitée dans plusieurs autres pièces.]

L

Virginité, mon empire! j'étais reine[1], tant que je fus vierge: s'il m'était donné de revenir en arrière, je saurais maintenant être (rester) vierge.

[Note 1: Tzar.]

LI

Chantons, dansons, tant que nous n'avons point de mari, car lorsque nous en prendrons, il nous faudra laisser ces chansons au dressoir, et les airs turcs dans la boîte, il faudra raccommoder pantalons et chemises, et plus vous les raccommodez pour le diable, plus Satan les déchire.

LII

Rose je suis rose, tant que je n'aurai point de mari; un mari quand je prendrai, ma rose tombera. Fleur je suis fleur, tant que je n'aurai point d'enfant; un enfant quand j'aurai, ma fleur sera flétrie.

LIII

Un faucon vole au-dessus de Saraïevo, il cherche de l'ombre pour y prendre le frais. Il trouve un pin au milieu de Saraïevo: sous le pin est une fraîche fontaine, au bord de la fontaine une veuve, Zoumboul[1], et une fille, la gentille Roujitza[2], le faucon commence à songer, s'il aimera Zoumboul, la veuve, ou Roujitza, la gentille vierge. A tout il songe, puis il prend une résolution, et tout bas il dit: «Mieux vaut l'or, même un peu abîmé, que l'argent récemment forgé;» et il donne un baiser à Zoumboul, la veuve, vive est la colère de Roujitza, la fillette: «Saraïevo, puisses-tu fleurir sans donner de fruits! pourquoi la coutume en toi est-elle née, que les jeunes courtisent les veuves, et les froids vieillards les belles vierges?»

[Note 1: En turc, jacinthe.]

[Note 2: En serbe, petite rose.]

LIV

LES DEUX TOURTERELLES.

Une tourterelle avait amassé du millet, vers elle vint une autre tourterelle: «Donne-moi, ma soeur, un grain.» —«Je n'en donne, ma soeur, pas un seul; il fallait amasser, et non dormir; j'ai amassé, et n'ai point dormi, je n'ai pas pris mes ébats dans la forêt, ni caché ma tête sous le taillis.»

LV

A L'EMPEREUR NAPOLÉON[1].

Dans Mitrovitza, la ville au bord de la Save, est assise une fille, qui se parle ainsi: «O Français, puissant Empereur, renvoie-nous les garçons, les filles seules sont restées; et gâtés se sont les coings et les pommes, et les chemises brodées d'or.»

[Note 1: Cette pièce rappelle l'époque où les Français occupaient
Raguse et les provinces Illyriennes.]

LVI

LA PESTE

«Saraïevo, pourquoi t'es-tu obscurci? est-ce que le feu t'a consumé, la peste t'a-t-elle ravagé, ou l'eau de la Miliatzka t'a-t-elle submergé?» —«Si le feu m'eût consumé, il eût (du moins) renouvelé mes blanches maisons; si la rivière m'eût inondé, du moins, elle eût nettoyé mes rues; mais c'est la peste qui m'a dévoré, mettant à bas et jeunes et vieux, et séparant tous ceux qui s'aimaient.»

LVII

AGNÈS (IAGNA) LA FILLE UNIQUE.

Dieu clément, la grande merveille! une mère a enfanté neuf filles, et elle en porte une dixième dans son sein, demandant à Dieu de mettre au monde un garçon; mais quand son terme fut venu ce fut d'une dixième fille qu'elle devint mère.

    Quand le moment du baptême arriva,
    le parrain demanda à la vieille mère:
    «Quel nom donnerons-nous à l'enfançon?»
    La vieille mère irritée répondit:
    «Appelle-la Agnès, puisse le diable l'emporter!»

Agnès devint svelte et grande, blanche et rose de visage, et quand on fut pour la marier, elle prit un seau et alla vers la fontaine. Mais une fois dans la verte forêt, voici la Vila qui du bois lui crie: «Entends-tu, Agnès, la très-belle! jette ton seau dans l'herbe verte et viens vers moi dans la forêt, car ta mère à nous t'a donnée[1], encore petit enfant qu'on porte sur les bras.»

A ces mots, Agnès, la fille unique, jette son seau dans l'herbe verte, et s'enfonce dans la forêt. Après elle court sa vieille mère: «Reviens au logis, Agnès, mon unique fille.» Mais la jeune fille lui répond: «Va-t'en, toi qui as renié Dieu, en m'abandonnant (au démon), encore petit enfant qu'on porte sur les bras.»

[Note 1: C'est le seul exemple que j'aie rencontré de cette assimilation entre les Vilas et les mauvais esprits reconnus par le dogme chrétien.]

LVIII

Le jeune Iovo se promenait dans le tchardak, quand sous lui le tchardak se rompit et il eut le bras droit brisé. Vite il se trouva un médecin, un médecin, la Vila de la montagne, mais qui demandait beaucoup pour la cure: à la mère (elle demandait), sa main droite; à la soeur, ses cheveux avec le ruban (qui les maintient); et à l'épouse, un collier de perles.

La mère donna sa main droite, la soeur, ses cheveux avec le ruban; mais l'épouse refusa le collier: «Je ne donne point, par Dieu, mes blanches perles, je les ai apportées de chez mon père[1].»

La Vila de la montagne s'en irrite, elle empoisonne la nourriture d'Iovo, et Iovo meurt. Oh! désespoir pour sa mère! Les trois femmes[2] se lamentaient, l'une gémissait sans fin ni trêve, l'autre le soir et le matin, la troisième quand il lui venait à l'esprit. Celle qui gémissait sans fin ni trêve, c'était la pauvre mère d'Iovo; celle qui gémissait le soir et le matin, c'était la soeur affligée d'Iovo; celle qui gémissait quand il lui venait à l'esprit, c'était la jeune femme d'Iovo.

[Note 1: Cela signifie qu'elles sont sa propriété et ne sont point à son mari.]

[Note 2: Il y a au texte koukavitzé, coucous. Cet oiseau, ainsi que je l'ai dit ailleurs, est l'emblème du deuil et de l'affliction.]

LIX

Sous Bude des brebis étaient à l'ombre, de la ville un pan de mur s'écroula et tua des brebis à la laine soyeuse, ainsi que deux jeunes bergers, Chékièr-Marko et Andrio-Zlato[1]. Marko fut pleuré par son père et par sa mère, mais André n'eut (pour le regretter) ni père, ni mère, rien qu'une fille du village, qui disait en se lamentant: «Hélas! André, mon or pur, si je te chantais dans une chanson, la chanson va de bouche en bouche, et elle passerait dans des bouches profanes; si je brodais ton nom sur des manches, une manche bien vite se déchire, et ton nom périrait; si je l'écrivais sur du papier, le papier va de main en main, et il arriverait dans des mains profanes.»

[Note 1: Chékièr et zlato ne sont pas des noms, mais des épithètes de tendresse, signifiant sucre et or. Le premier surtout ne pouvait se traduire.]

LX

«O fillette, mon âme, quel parfum exhale ton sein? celui du coing ou de l'orange, de l'immortelle ou du basilic?» —«Par Dieu! jeune homme, ce qui parfume mon sein, ce n'est ni le coing, ni l'orange, ni l'immortelle, ni le basilic, mais une âme virginale.»

LXI

—«Fillette, ma violette mignonne, je t'aimerais, mais tu es petite. —Aime-moi, ami, à mon tour je deviendrai grande: menue comme un grain est la perle, pourtant elle se porte à un col royal; petite est la caille, pourtant elle lasse coursiers et chasseurs.»

LXII

Pierre Doïtchin, le ban de Varadin, boit du vin. il en a bu pour trois cents ducats en un jour, et encore avec cela (pour) son cheval noir et sa masse dorée. Le roi Mathias, le seigneur du pays, le querelle: «Dieu t'anéantisse, Pierre Doïtchin, ban de Varadin! voilà que tu as bu pour trois cents ducats en un jour, et avec cela (pour) ton cheval noir et ta masse dorée?» Mais Pierre Doïtchin, le ban de Varadin, lui répond: «Ne me querelle point, roi Mathias, seigneur du pays! si tu avais été à la taverne où je fus, et embrassé comme moi la tavernière qui est là, tu aurais bu Pest la ville de plaine et Bude l'acropole.»

LXIII

Un amandier s'élevait haut et svelte, au-dessous dormait Mehmed-Aga avec la jeune Fatime; pour couche, ils ont la terre noire et l'herbe humide; pour couverture, le ciel serein et les étoiles brillantes; et pour coussin, chacun les bras blancs de l'autre.

LXIV

Si je pouvais me changer en mouche je saurais où passer l'hiver: je me poserais sur le visage d'une veuve ou sur les seins blancs d'une fille.

LXV

LA TZETIGNIENNE ET LE PETIT RADOITZA

Trente habitants de Tzétigné sont à boire au bord de la Tzétigna, la calme et froide rivière, et c'est une fille de Tzétigné qui leur sert le vin. A mesure qu'à chacun elle présentait le verre, il n'étendait pas la main pour prendre le vin, mais pour toucher le sein de la jeune fille, tant que celle-ci se prit à dire: «J'en atteste Dieu, vous trente Tzétigniens, si je puis être votre servante à tous; je ne puis être votre épouse à tous, mais celle du brave seulement qui s'élancera dans la rivière à la nage, couvert de ses habits et de ses armes, et la traversera d'une rive à l'autre; celui-là m'aura pour sa fidèle épouse.»

Tous à ces mots baissèrent la tête, les regards fixés sur la terre; seul, le petit Radoïtza ne baissa point la tête, mais s'élançant sur ses pieds légers, il saisit ses armes brillantes, acheva de revêtir ses habits. et s'élança dans la Tzétigna. Le brave nagea tout droit, il traversa d'une rive à l'autre; mais comme il revenait au bord opposé, il s'enfonça un peu sous l'eau, il n'enfonça point parce qu'il était fatigué, mais il s'enfonça pour mettre à l'épreuve sa belle et savoir si elle voulait être sa fidèle épouse. Quand la jeune Tzétignienne vit cela, elle descendit dans la rivière; ce que voyant le petit Radoïtza, il s'avança en nageant vers la rive, et sortant de l'eau il prit la jeune fille, la prit par sa blanche main et l'emmena à sa blanche maison.

LXVI

LE TCHÉLÉBI MOUÏO ET FATIME LIOUBOVITCH.

Fatime Lioubovitch était à broder dans le jardin sous le jaune oranger, là vint à passer le tchélébi Mouïo, qui la salua au nom de Dieu: «Dieu t'assiste, Fatime Lioubovitch! prends-moi, pour toi cela vaudra mieux[1].» —«Es-tu fou, tchélébi Mouïo, pour domestique je ne te voudrais pas et moins encore pour que tu baises mon visage.» —«Si de moi tu ne veux, Fatime, vrai comme ma tête est vivante sur mes épaules, je publierai partout où j'irai que tu portes un enfant dans ton sein.» Fatime pourtant n'en tient pas de compte, mais continue de broder sur son métier. Mouïo mortifié s'éloigne et traverse la vaste campagne, mais voici que la nouvelle lui arrive que le pacha a planté sa tente, qu'il l'a plantée dans la plaine de Rakitno, et qu'avec lui il a des agas et des spahis. Là se dirige le tchélébi Mouïo, devant le pacha humblement il s'incline, lui baise le genou et le bas (de son caftan), et le pacha lui tient ce discours: «Comment te va, tchélébi Mouïo? as-tu traversé l'Hertzégovine? as-tu visité la maison des Lioubovitch? comment vont les neuf frères? sont-ils en santé et en joie?» —«J'ai passé par l'Hertzégovine, et visité la maison des Lioubovitch, en santé sont les neuf frères, en santé ils sont, mais non en joie, car ils ont une soeur unique, qui porte un enfant dans son sein: c'est l'enfant du pacha de Bosnie.» Le pacha de Novi-Bazar se met à rire: «C'est bien, puisqu'il est de bonne race.» Pourtant le pacha avait grand dépit, vite il écrit une lettre menue, et dans la lettre à Fatime il disait: «Trouve-toi vite dans la plaine de Rakitno.» Puis il appelle son tatar, et l'expédie vers la maison des Lioubovitch. Quand le tatar à la maison arriva et que la jeune Fatime l'aperçut, aussitôt pressentant quelque malheur, elle se dirigea en hâte vers Rakitno. Là devant le pacha humblement elle s'incline, lui baise la main et le bas du caftan; mais voyant que le pacha la regardait de travers, elle ôte sa jaune tunique et reste nue dans sa fine chemise: «Sois un juge équitable, seigneur pacha, sois un juge équitable et que Dieu te conserve! pourrais-je ici cacher une pomme, comment donc un enfant sous ma ceinture? Si tu ne veux être un juge équitable, je suis venue pieds nus à Rakitno, pieds nus j'irai jusqu'au sultan, je me plaindrai au sultan à Stamboul, afin qu'il te fasse mettre à mort.» Quand le pacha eut entendu Fatime, une violente colère s'empara de lui, et il fit de l'oeil un signe au bourreau qui abattit la tête de Mouïo. Il prit Fatime pour son épouse et en fit une jeune pachinitza.

[Note 1: Que de rester chez tes frères.]

FIN

TABLE DES MATIÈRES

INDEX EXPLICATIF des noms de personnes et de lieux, et des mots étrangers qui se rencontrent dans l'ouvrage

INTRODUCTION
NOTES

TRANSCRIPTION de quelques sons de la langue Serbe

LA BATAILLE DE KOÇOVO

      Notice
       I.
      II. La Chute de l'Empire Serbe
     III.
      IV.
       V.
          Notes

MARKO KRALIEVITCH

       Notice
       Note
       I. Ouroch et les Merniavtchévitch
      II. Marko et la Vila
     III. Marko et le faucon
      IV. Les noces de Marko
       V. Marko reconnaît le sabre de son père
      VI. Marko et le bey Kostadin
     VII. Marko et Alil-Aga
    VIII. Marko et la fille du roi des Maures
      IX. Marko va à la chasse avec les Turcs
       X. Marko laboureur
      XI. Mort de Marko
     XII. La Soeur du capitaine Léka (analyse)
          NOTES

LES HAÏDOUKS
NOTICE

       I. Prédrag et Nénad
      II. Starina Novak et le knèze Bogoçav
     III. Novak et Radivoï vendent Grouïtza
      IV. Starina Novak et le brave Radivoï
      V. Grouïtza et le Maure
      VI. Grouïtza et le pacha de Zagorié
     VII. Le Mariage de Grouïtza Novakovitch
    VIII. Trahison de la femme de Grouïtza
      IX. Thadée de Sègne (extrait)
       X. La femme du haïdouk Voukoçar
      XI. Le Vieux Vouïadin
     XII. Le Petit Radoïtza
    XIII. Radé de Sokol et Achin-Bey (l'hivernage des
          haïdouks)
          NOTES

POÉSIES HÉROÏQUES DIVERSES

    I. La Fondation de Scutari
    II. Doïtchin l'infirme
    III. Le Partage des Iakchitch
    IV. Les Iakchitch éprouvent leurs femmes
    V. Dons moscovites et cadeaux turcs
    VI. Ianko de Cattaro et Alil fils de Mouïo
    VII. La Fuite de Karageorge
    NOTES

CHANTS DOMESTIQUES (I-LXVI)

FIN DE LA TABLE.

End of Project Gutenberg's Poésies populaires Serbes, by Auguste Dozon

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