Promenades autour d'un village
Au village de ***, 27 et 28 juillet.
Nous voici dans nos torrents et dans nos rochers. Amyntas est venu au-devant de nous à pied avec Moreau, jusqu'au joli bois entre le chatelier et la croix. Ils rendent l'âme, notre cheval aussi.
On fait halte. La chaleur devient torride dès qu'on s'engage dans les vallons qui conduisent à la Creuse.
Cette fois, nous avons quelque peine à remiser la voiture. Les récoltes sont presque finies, les granges sont pleines.
Nous descendons à la Creuse et nous la remontons jusqu'à l'embouchure du torrent de notre village. Il n'y a pas pour une heure de marche, et c'est en somme le plus beau coin de la gorge. La Creuse y est resserrée et traverse deux ou trois petits chaos très-romantiques.
J'ai vu autrefois ce paysage encore plus beau: on a abattu de grands chênes qui le complétaient. On a fait un nouveau pont, qui sera encore emporté comme celui que nous passions autrefois pour aller à la Prune-au-Pot, un vieux manoir qui a eu l'honneur d'héberger Henri IV, et qui est très-bien conservé.
La Creuse est terrible quelquefois. Je l'ai vue bien méchante. En ce moment, elle est si basse et si tranquille, que l'on a besoin de regarder la position de ses énormes blocs de granit pour se persuader que c'est elle qui les a apportés là.
Le village se présente encore mieux en montant qu'en descendant. On y arrive par des prairies délicieuses.
Nous y voilà. Décidément, on est ici plus démonstratif que chez nous. Nous sommes déjà reçus comme de vieux amis, et nous trouvons Amyntas lié avec tout le monde.
Un artiste éminent, qui a découvert aussi le village, et dont le nom se recommande de lui-même, est invité par nous à déjeuner le lendemain sur le rocher, et nous recommençons la partie de pêche et de friture au bord de la Creuse. Il est ravi de la douceur et de la grâce de cette nature. Il fait rapidement des croquis adorables.
Les peintres qui comprennent le vrai sont d'heureux poëtes. Ils saisissent tout à la fois, ensemble et détails, et résument en cinq minutes ce que l'écrivain dit en beaucoup de pages, ce que le naturaliste ne pénètre qu'en beaucoup de jours d'observation et de fatigue. Ils s'emparent du caractère des choses, et, sans savoir le nom des arbres et la nature des pierres, ils font le portrait des aspects sentis, portrait pénétrant et intelligent, saisissant et fidèle, sans l'effort des pénibles investigations.
Ils écrivent la vie et traduisent le champ de la nature dans une langue dont les difficultés mystérieuses nous échappent, tant elle paraît claire et facile quand ils la possèdent bien.
En regardant ces croquis de M. Grandsire, nous retrouvions toutes les douces émotions de nos rêveries à travers ces promenades enchantées, et, quant à moi, il m'eût été bien impossible de dire comment ce petit bout de papier crayonné si promptement contenait tant de choses auxquelles j'avais songé, et qui m'apparaissaient de nouveau avec la traduction des objets dont j'avais savouré la couleur et la forme.
Nous avons poussé, encore une fois, jusqu'à l'anse du grand rocher noir. Amyntas s'est donné la satisfaction de l'escalader tout entier, pour se réchauffer d'un bain pris résolument avec ses habits dans la Creuse à la manière de Moreau; mais Moreau est amphibie et ne sent ni l'eau ni le soleil, tandis qu'Amyntas s'enrhume comme un simple petit mortel.
Les trente jours de chaleur tropicale qui viennent de passer sur notre beau pays n'ont fait que dilater la verdure; les arbres sont aussi fastueux de feuillage qu'en juin, et, sous leur ombrage épais, les petites sources murmurent encore et les mousses veloutent le rocher. Les buis sauvages qui tapissent les talus ont toujours leur air de fête des Rameaux. Mais les fleurs ont fait leur temps, les prés sont fauchés, les vaches et les chèvres broutent partout, et les moissons achèvent de tomber sous la faucille.
Dans quelques jours, il faudra chercher un reste de vie et de fête dans les endroits incultes. Heureusement, ils ne manquent pas ici, et le féroce mois d'août, si triste et si dur dans nos plaines, ne se fera pas trop sentir dans ces bosquets d'Arcadie.
Mais j'oublie qu'il nous faut partir et laisser la villa d'Amyntas aux réparations urgentes.
Nous ne reviendrons qu'à l'automne, et c'est alors seulement que nous deviendrons assez citoyens de ce village pour en pénétrer les moeurs et les coutumes.
En attendant, voici les nouvelles du jour:
Le marquis fait faire, en dehors du village, au fond du ravin, un cimetière pour la paroisse, qui entasse ses défunts dans l'étroite cour de l'église, comme en plein moyen âge.
Le maître d'école va mieux. Il prend l'air sur son escalier et nous fait bon accueil. Nous caressons un enfant rose et blond, beau comme l'Amour, et nous découvrons qu'il est le fils du pauvre difforme. Nous en félicitons celui-ci. Sa figure anguleuse et pâle rayonne de plaisir. Il sent vivre son âme dans la beauté de cet enfant. Les âmes sont toutes belles en sortant des mains de Dieu, et ce n'est pas le corps apparemment qui a l'initiative dans la génération.
Les femmes et les filles du village sont toujours vaillantes et robustes. Je demande où est une charmante enfant de dix-sept ans qui m'avait frappé par son air de douceur; elle est partie en moisson dans le haut du pays. C'est bien dur pour une jeune fille, et elle n'était pas obligée à cela. Mais, que voulez-vous! elle avait envie d'un capot, et, pour posséder ce morceau de drap dont elle se coiffera l'hiver prochain, elle va moissonner trois semaines sur ces plateaux dévorés du soleil!
Et nous nous trouvions héroïques, nous autres, de nous promener en plein midi sous les hêtres du rivage!
XIII
29 juillet.
La chaleur écrase mes compagnons. Ils font la sieste pendant que je voisine.
Madame Anne, tout en filant sa laine et grondant ses poulets, qui trottent par la chambre, me fait offre de tous ses services de voisinage avec beaucoup de grâce.
—Au reste, ajoute-t-elle, vous ne manquerez de rien au milieu de nous. On n'est pas riche, mais on est de bon coeur. Le monde d'ici oblige sans intérêt, et il y a, dans notre village, des gens gênés qui ne demandent jamais rien et offrent le peu qu'ils ont.
Puis elle me parle de sa famille, dont elle est fière, de ses garçons qui ont été au service, de ceux qui sont restés près d'elle pour cultiver les terres, et de sa défunte fille, mariée à notre ami Moreau; et de son autre fille, madame Anne, qui est la plus aimable personne du monde, cela est certain; et, enfin de sa petite-fille, mademoiselle Marie Moreau, qui est, selon elle, la beauté du village.
Elle ne m'avait pas semblé telle; mais elle arrive sur ces entrefaites, perchée sur les crochets à fourrage d'un grand cheval maigre. Elle est coiffée d'un mouchoir bleu qui cache à demi son front et tombe le long de ses joues. Sous le froid reflet de cette capote improvisée, elle est du ton rose le plus fin et le plus pur; son attitude et son accent sont singulièrement dégagés.
—Grand'mère, donnez-moi à boire! crie-t-elle d'une voix fraîche et forte en s'arrêtant au bas de l'escalier. Je suis crevée de soif.
La grand'mère lui passe un verre d'eau fraîche, qu'elle avale d'un trait, et qu'elle savoure après coup, en faisant claquer sa langue, en riant et en montrant ses deux rangées de petites dents éblouissantes, qui sont le cachet de la race locale. La sueur miroite sur ses joues, son oeil est animé, sa figure hardie et candide.
Elle s'en va charger son cheval au champ, et rapporter le blé à la grange. Ses mouvements sont souples et assurés, son rire est harmonieux; son entrain est d'un garçon, mais sa figure est d'une femme charmante, et, fouaillant son cheval, sur lequel elle se tient, je ne sais comment, perchée sur cette haute cage, elle descend crânement le sentier rapide.
Ainsi vaillante au travail et triomphante au soleil, cette Cérès berrichonne est d'une beauté étrange mais incontestable.
Une autre beauté brune, mais pâle et grave d'expression, un peu lourde et nonchalante d'allures, mérite une mention particulière. Amyntas l'a baptisée la belle Thérance, bien qu'elle ne rendît pas le type du Bourbonnais auquel ce nom se rapporte.
Je vous la nomme ainsi pourtant pour mémoire, car cette beauté doit avoir une histoire quelconque, et nous la saurons pour la raconter s'il y a lieu.
Mais ce n'est pas le moment d'étudier la vie de sentiment ici. La moisson absorbe tout; c'est le point de départ d'une année de richesse ou de gêne. La jeunesse, la beauté ou la grâce, y coopèrent avec autant d'activité que la force virile, et cela se fait si résolument et si gaiement, que l'on ne songe point à plaindre le sexe faible. Il semble que cette épithète serait injurieuse ici, et que la vigueur des muscles soit, comme dans l'oeuvre de Michel-Ange, la base et la cause première de la beauté féminine dans ses types de choix.
Il y a pourtant aussi des types très-fins et très-délicats, probablement peu appréciés, et cette beauté d'expression étonnée et ingénue de l'adolescence que l'on chercherait en vain ailleurs que dans les campagnes.
Dans les villes, la physionomie de l'enfance passe sans transition à celle de la jeune fille sérieuse ou agaçante.
Aux champs, cet âge mixte est comme un temps d'arrêt où l'être attend son complément sans que l'imagination le devance. Ces fillettes maigres ont toutes l'oeil clair et sans regard de leurs chèvres; mais, agiles et fortes déjà, elles n'ont pas l'allure disloquée, et la gaucherie émue de nos filles de douze à quatorze ans.
Les enfants, avec leur joli bonjour, auquel pas un ne manque, même ceux qui savent à peine dire quelques mots, nous gagnent irrésistiblement le coeur. Ceux de chez nous sont naturellement farouches comme des oiseaux, et il faut se donner la peine de les apprivoiser. Pour cela, hélas! il faut les corrompre avec des friandises, comme de petits animaux, ou avec des cadeaux utiles, comme de petits hommes.
Nous avons résisté au désir de gâter ceux d'ici, et nous n'avons encore échangé avec eux que des jeux et des caresses. Nous ne serons pas longtemps si stoïques; mais nous aurons alors la fatuité de pouvoir nous dire que nous avons été aimés pour nous-mêmes au commencement.
Nous partons; car il nous faut, pour une plus longue station, d'humbles conditions d'établissement qui nous permettent de ne pas mener tout à fait la vie d'oisifs au milieu de ces gens laborieux. L'observation n'est pas un état: l'homme qui se sent examiné fuit ou pose. L'observation n'est qu'une occasion qui se prend aux cheveux. Elle passera devant nous quand nous ne serons plus, nous-mêmes, des objets d'étonnement et de curiosité.
Madame Rosalie a enfin trouvé une servante pour l'aider à faire notre soupe.
C'est une grosse fille à l'air doux, que l'on appelle mademoiselle gros comme le bras, et pour cause; c'est la dernière descendante d'une grande famille du pays.
Son père, M. de ——, de la branche des Montmorency-Fosseux, et petit-gendre ou petit-fils des anciens seigneurs de Châteaubrun (tel est le renseignement un peu vague que nous donne notre hôtesse), est aujourd'hui garde champêtre du village.
Il a eu un peu de bien, qu'il a mangé par bon coeur, et il a épousé sa servante. On l'aime beaucoup. Tant il y a que sa fille tient, sans morgue, la queue de la poêle, et que l'on entend, dans la cuisine de l'auberge, la voix de l'hôte disant à sa femme:
—Prie donc mademoiselle de Montmorency d'aller tirer de l'eau à la fontaine!
Nous partons, comblés de politesses et d'amitiés.
Le maître d'école nous force à accepter un pigeonneau, et Moreau remplit notre panier de truites.
Herminea, qui a encore eu un peu de migraine, ne sait à qui entendre, tout le monde voulant savoir si elle est guérie. Nul n'a intérêt à lui complaire, tous sont frappés de sa grâce et de sa douceur, et lui témoignent leur sympathie.
Vraiment, nous ne quittons jamais cet aimable village sans un regret attendri. Y aura-t-il plus tard un revers de médaille, comme à toutes les choses de ce bas monde?
Nous verrons bien!
LE BERRY
I
MOEURS ET COUTUMES
On m'a fait l'honneur ou plutôt l'amitié de me dire quelquefois (car l'amitié seule peut trouver de pareilles comparaisons) que j'avais été le Walter Scott du Berry. Plût à Dieu que je fusse le Walter Scott de n'importe quelle localité! Je consentirais à être celui de Quimper-Corentin, pourvu que je pusse mériter la moitié du parallèle.—Mais ce n'est pas la faute du Berry, s'il n'a pas trouvé son Walter Scott. Toute province, explorée avec soin ou révélée à l'observation par une longue habitude, offre certainement d'amples sujets au chroniqueur, au peintre, au romancier, à l'archéologue. Il n'est point de paysage si humble, de bourgade si ignorée, de population si tranquille, que l'artiste n'y découvre ce qui échappe au regard du passant indifférent ou désoeuvré.
Le Berry n'est pas doué d'une nature éclatante. Ni le paysage ni l'habitant ne sautent aux yeux par le côté pittoresque, par le caractère tranché. C'est la patrie du calme et du sang-froid. Hommes et plantes, tout y est tranquille, patient, lent à mûrir. N'y allez chercher ni grands effets ni grandes passions. Vous n'y trouverez de drames ni dans les choses ni dans les êtres. Il n'y a là ni grands rochers, ni bruyantes cascades, ni sombres forêts, ni cavernes mystérieuses ... des brigands encore moins! Mais des travailleurs paisibles, des pastoures rêveuses, de grandes prairies désertes où rien n'interrompt, ni le jour ni la nuit, le chant monotone des insectes; des villes dont les moeurs sont stationnaires, des routes où, après le coucher du soleil, vous ne rencontrez pas une âme, des pâturages où les animaux passent au grand air la moitié de l'année, une langue correcte qui n'a d'inusité que son ancienneté, enfin tout un ensemble sérieux, triste ou riant, selon la nature du terrain, mais jamais disposé pour les grandes émotions ou les vives impressions extérieures. Peu de goût, et plutôt, en beaucoup d'endroits, une grande répugnance pour le progrès. La prudence est partout le caractère distinctif du paysan. En Berry, la prudence va jusqu'à la méfiance.
Le Berry offre, dans ces deux départements, des contrastes assez tranchés, sans sortir cependant du caractère général. Il y a là, comme dans toutes les étendues de pays un peu considérables, des landes, des terres fertiles, des endroits boisés, des espaces découverts et nus: partant, des différences dans les types d'habitants, dans leurs goûts, dans leurs usages. Je ne me laisserai pas entraîner à une description complète, je n'y serais pas compétent, et je sortirais des bornes de mon sujet, qui est de faire ressortir une sorte de type général, lequel résume, je crois, assez bien le caractère de l'ensemble.
Ce résumé de la couleur essentielle du Berry, je le prends sous ma main, dans le coin que j'habite et dont je ne sors presque plus, dans l'ensemble de vallons et de plaines que j'appelle la vallée Noire, et qui forme géographiquement, en effet, une grande vallée de la surface de quarante lieues carrées environ.
Cette vallée, presque toute fertile et touchant à la Marche et au Bourbonnais vers le midi, est le point le plus reculé de la province et le plus central de la France. Ses tendances stationnaires, l'antiquité de ses habitudes et la conservation de son vieux langage s'expliquent précisément par cette situation. Les routes y sont une invention toute moderne; il n'y a pas plus de vingt ans que les transports et les voyages s'y font avec facilité, et on ne peut pas dire encore qu'ils s'y fassent avec promptitude. Rien n'attire l'étranger chez nous; le voisin y vient à peine; aucune ligne de grande communication ne traverse nos hameaux et nos villes, et ne les met en rapport avec des gens d'un peu loin. Un pays ainsi placé se suffit longtemps à lui-même quand il est productif et salubre. Le petit bourgeois s'imagine que sa petite ville est la plus belle de l'univers, le paysan estime que nulle part sous le ciel ne mûrit un champ aussi bien cultivé que le sien. De là l'immobilité de toutes choses. Les vieilles superstitions, les préjugés obstinés, l'absence d'industrie, l'arcan antique, le travail lent et dispendieux des grands boeufs, le manque de bien-être dont on ne s'aperçoit pas, parce qu'on ne le connaît pas, une certaine fierté à la fois grandiose et stupide, un grand fonds d'égoïsme, et de là aussi certaines vertus et certaine poésie qui sont effacées ailleurs ou remplacées par autre chose.
Le travail de la terre absorbe partout le paysan. Il est soutenu, lent et pénible. Dans notre vallée Noire, on laboure encore à sillons étroits et profonds avec des boeufs superbes et une charrue sans roues, la même dont on se servait du temps des Romains. On moissonne encore le blé à la faucille, travail écrasant pour l'homme et dispendieux pour le fermier. Les prairies naturelles sont magnifiques, mais insuffisantes pour la nourriture des bestiaux, et, par conséquent, pour l'engrais de la terre. Impossible de faire comprendre au cultivateur berrichon qu'un moindre espace de terrain emblédé (comme il dit pour emblavé) rapporterait le triple et le quadruple s'il était abondamment fumé, et que le reste de cette terre amaigrie et épuisée fût consacré à des prairies artificielles. «Mettre du trèfle et de la luzerne là où le blé peut pousser! vous répond-il; ah! ce serait trop dommage!» Il croit que Dieu lui a donné cette bonne terre pour n'y semer jamais que du froment, c'est pour lui le grain sacré; et y laisser pousser autre chose serait une profanation dont le ciel le punirait en frappant son champ de stérilité.
Le paysan de la vallée Noire est généralement trapu et ramassé jusqu'à l'âge de vingt ans. Il grandit tard et n'est complètement développé qu'après l'âge où la conscription s'empare de lui. Il se marie jeune, et est réputé vieux pour le mariage, très-vieux à trente ans. Il est grand et maigre quand il a atteint toute sa force, et reste maigre, droit et fort jusque dans un âge très-avancé. Il n'est pas rare de voir travailler un homme de quatre-vingts ans, et à soixante ans un ouvrier est plus fort et plus soutenu à la peine qu'un jeune homme. Ils ont peu d'infirmités, et ne craignent que le passage du chaud au froid. C'est ce qu'ils appellent la sang-glaçure. Aussi redoutent-ils la transpiration, et nul n'a droit de dire à un ouvrier d'aller plus vite qu'il ne veut. Pourvu qu'il ne s'arrête pas, il a le droit d'aller lentement. Personne ne peut exiger qu'il s'échauffe. «Voudriez-vous donc me faire échauffer?» dirait-il. S'il s'échauffait, il en pourrait mourir.
Il a raison. Nous autres coutumiers d'oisiveté physique, nous avons un grand besoin de mouvement accidentel, et la transpiration sauverait l'homme des villes, dont le sang se glace dans le travail sédentaire. Le paysan, habitué à braver l'ardeur du soleil, est affaibli, surmené, brisé, dès qu'il transpire. C'est un état exceptionnel auquel il faut se garder de l'exposer. Il en résulte presque toujours pour lui fluxion de poitrine ou rhumatisme aigu, et cette dernière maladie est chez lui d'une obstination incroyable. Elle résiste à presque tous les remèdes qui agissent sur nous.
Le paysan de chez nous, ayant des habitations assez saines en général, vivant en bon air, travaillant avec calme et ne manquant presque jamais de son vin aigrelet et léger qu'il boit sans eau, serait dans les meilleures conditions hygiéniques s'il mangeait tous les jours un peu de viande. Mais, lui qui fournit de boeufs gras les marchés de Poissy, il ne mange de la viande que les jours de fête. Beaucoup n'en mangent jamais. Sa maigre soupe au beurre, son pain d'orge trop lourd, ses légumes farineux, sont une nourriture insuffisante, et ses maladies viennent toutes d'épuisement. Après la fauchaille et la moisson, s'il prend les fièvres, il en a pour des mois entiers. Et alors, pour celui qui n'a que ses bras, vient à grands pas la misère.
Les femmes ne connaissent guère le travail. Les enfants en sont mieux soignés; mais le ménage est aux abois quand le chef de la famille est au lit ou pâle et tremblotant sur le seuil de sa cabane. Jusqu'au mariage, les filles sont pastoures ou servantes dans les métairies et dans les villes. Dès qu'elles ont une famille, elles ne quittent plus la maison, elles font la soupe, filent, tricotent ou rapiècent. Tout cela se fait si lentement et si mollement qu'il y a bien du temps perdu, et qu'on regrette l'absence d'une industrie qui les occuperait et les enrichirait un peu, sans les arracher à leurs occupations domestiques.
Jusqu'au mariage, elles sont assez pimpantes et coquettes; même les plus pauvres savent prendre un certain air les jours de fête. Elles sont néanmoins douces et modestes, et, là où le bourgeois n'a point passé, les moeurs sont pures, et patriarcales. Mais le bourgeois, le vieux bourgeois surtout, est l'ennemi de ces vertus rustiques. C'est triste à dire, mais le propriétaire, celui qu'on appelle encore le maître, séduit à peu de frais et impose le déshonneur aux familles par l'intérêt et par la crainte.
Le mariage est la seule grande fête de la vie d'une paysanne. Il y a encore ce généreux amour-propre qui consiste à faire manger la subsistance d'une année dans les trois jours de la noce. Cependant les cérémonies étranges de cette solennité tendent à se perdre. J'ai vu finir celle des livrées, qui se faisait la veille du mariage et qui avait une couleur bien particulière. Je l'ai racontée quelque part, ainsi que celle du chou, qui se fait le lendemain de la noce; mais, cette dernière étant encore en vigueur, je crois devoir y revenir ici.
Ce jour-là, les noceux quittent la maison avec les mariés et la musique; on s'en va en cortège arracher dans quelque jardin le plus beau chou qu'on puisse trouver. Cette opération dure au moins une heure. Les anciens se forment en conseil autour des légumes soumis à la discussion qui précède le choix définitif: ils se font passer, de nez à nez, une immense paire de lunettes grotesques, ils se tiennent de longs discours, ils dissertent, ils consultent, ils se disent à l'oreille des paroles mystérieuses, ils se prennent le menton ou se grattent la tête comme pour méditer; enfin ils jouent une sorte de comédie à laquelle doit se prêter quiconque a de l'esprit et de l'usage parmi les graves parents et invités de la noce.
Enfin le choix est fait. On dresse des cordes qu'on attache au pied du chou dans tous les sens. Un prétendu géomètre ou nécromant (c'est tout un dans les idées de l'assistance) apporte une manière de compas, une règle, un niveau, et dessine je ne sais quels plans cabalistiques autour de la plante consacrée. Les fusils et les pistolets donnent le signal. La vielle grince, la musette braille; chacun tire la corde de son côté, et enfin, après bien des hésitations et des efforts simulés, le chou est extrait de la terre et planté dans une grande corbeille avec des fleurs, des rubans, des banderoles et des fruits. Le tout est mis sur une civière que quatre hommes des plus vigoureux soulèvent et vont emporter au domicile conjugal.
Mais alors apparaît tout à coup un couple effrayant, bizarre, qu'accompagnent les cris et les huées des chiens effrayés et des enfants moqueurs. Ce sont deux garçons dont l'un est habillé en femme. C'est le jardinier et la jardinière. Le mari est le plus sale des deux. C'est le vice qui est censé l'avoir avili; la femme n'est que malheureuse et dégradée par les désordres de son époux. Ils se disent préposés à la garde et à la culture du chou sacré.
«Le mari porte diverses qualifications qui toutes ont un sens. On l'appelle indifféremment le pailloux, parce qu'il est parfois coiffé d'une perruque de paille et qu'il se rembourre le corps de bosses de paille, sous sa blouse; le peilloux, parce qu'il est couvert de peilles (guenilles, en vieux français; Rabelais dit peilleroux et coqueteux quand il parle des mendiants); enfin le païen, ce qui est plus significatif encore.
«Il arrive le visage barbouillé de suie et de lie de vin, quelquefois couronné de pampres comme un Silène antique, ou affublé d'un masque grotesque. Une tasse ébréchée ou un vieux sabot pendu à sa ceinture lui sert à demander l'aumône du vin. Personne ne la lui refuse, et il feint de boire immodérément, puis il répand le vin par terre, en signe de libation, à chaque pas.
«Il tombe, il se roule dans la boue, il affecte d'être en proie à l'ivresse la plus honteuse. Sa pauvre femme court après lui, le ramasse, appelle au secours, arrache les cheveux de chanvre qui sortent en mèches hérissées de sa cornette immonde, pleure sur l'abjection de son mari, et lui fait des reproches pathétiques.
«Tel est le rôle de la jardinière, et ses lamentations durent pendant toute la comédie. Car c'est une véritable comédie libre, improvisée, jouée en plein air, sur les chemins, à travers champs, alimentée par tous les incidents fortuits de la promenade, et à laquelle tout le monde prend part, gens de la noce et du dehors, hôtes des maisons et passants des chemins, durant une grande partie de la journée. Le thème est invariable, mais on brode à l'infini sur ce thème, et c'est là qu'il faut voir l'instinct mimique, la faconde de sang-froid, l'esprit de repartie et même l'éloquence naturelle de nos paysans.
«Le rôle de la jardinière est ordinairement confié à un homme mince, imberbe et à teint frais, qui sait donner une grande vérité à son personnage et jouer le désespoir burlesque avec assez de naturel pour qu'on en soit égayé et attristé en même temps, comme d'un fait réel.
«Après que le malheur de la femme est constaté par ses plaintes, les jeunes gens de la noce l'engagent à laisser là son ivrogne de mari et à se divertir avec eux. Ils lui offrent le bras et l'entraînent. Peu à peu elle s'abandonne, s'égaye, se met à courir tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre, prenant des allures dévergondées. Ceci est une moralité. L'inconduite du mari provoque celle de la femme.
«Le païen se réveille alors de son ivresse. Il cherche des yeux sa compagne, s'arme d'une corde et d'un bâton et court après elle. On le fait courir, on se cache, on passe la païenne de l'un à l'autre, on essaye de distraire et de tromper le jaloux. Enfin, il rejoint son infidèle et veut la battre; mais tout le monde s'interpose. Ne la battez pas, ne battez jamais votre femme! est la formule qui se répète à satiété dans ces scènes.
«Il y a dans tout cela un enseignement naïf, grossier même, qui sent fort son moyen âge, mais qui fait toujours impression sur les assistants. Le païen effraye et dégoûte les jeunes filles qu'il poursuit et feint de vouloir embrasser; c'est de la comédie de moeurs à l'état le plus élémentaire, mais aussi le plus frappant.
«Mais pourquoi ce personnage repoussant doit-il, le premier, porter la main sur le chou dès qu'il est replanté dans la corbeille? Ce chou sacré est l'emblème de la fécondité matrimoniale; mais cet ivrogne, ce vicieux, ce païen, quel est-il? Sans doute il y a là un mystère antérieur au christianisme, la tradition de quelque bacchanale antique. Peut-être ce jardinier n'est-il pas moins que le dieu des jardins en personne, à qui l'antiquité rendait un culte sérieux sous des formes obscènes. En passant par le christianisme primitif, cette représentation est devenue une sorte de mystère, sotie ou moralité, comme on en jouait dans toutes les fêtes[1].»
Quoi qu'il en soit, le chou est porté au logis des mariés et planté de la main du païen sur le plus haut du toit. On l'arrose de vin, et on le laisse là jusqu'à ce que l'orage l'emporte; mais il y reste quelquefois assez longtemps pour qu'en le voyant verdir ou se sécher, on puisse tirer des inductions sur la fécondité ou la stérilité promise à la famille.
Après le chou, on danse et on mange encore jusqu'à la nuit.
La danse est uniformément l'antique bourrée, à quatre, à six ou à huit. C'est un mouvement doux chez les femmes, accentué chez les hommes, très-monotone, toujours en avant et en arrière, entrecoupé d'une sorte de chassé croisé. C'est quasi impossible à danser, si l'on n'est pas né ou transplanté depuis longtemps en Berry. La difficulté, dont on ne se rend pas compte d'abord, vient du sans-gêne des ménétriers, qui vous volent, quand il leur plaît, une demi-mesure; alors, il faut reprendre le pas en l'air pour rattraper la mesure. Les paysans le font instinctivement et sans jamais se dérouter.
La cornemuse à petit ou à grand bourdon est un instrument barbare, et cependant fort intéressant. Privé de demi-tons accidentels, n'ayant juste que la gamme majeure, il serait un obstacle invincible entre les mains d'un musicien. Mais le musicien naturel, le cornemuseux du Berry (formé presque toujours en Bourbonnais) sait tirer de cette impuissance de son instrument un parti inconcevable. Il joue tout ce qu'il entend; majeur ou mineur, rien ne l'embarrasse. Il en résulte des aberrations musicales qui font souvent saigner les oreilles, mais qui parfois aussi frappent de respect et d'admiration par l'habileté, l'originalité, la beauté des modulations ou des interprétations. On est tenté alors de se demander si cette violation hardie des règles n'est pas seulement la violation heureuse de nos habitudes, et si la musique, comme la langue, n'est pas quelque chose à côté et même en dehors de tout ce que nous avons inventé et consacré.
Après la danse, le mariage, la fête, voici la dernière solennité: la mort, la sépulture. Dans un large chemin pierreux, bordé de têtaux sinistres dénudés par l'hiver, par une journée de gelée claire et froide, vous rencontrez quelquefois un char rustique traîné par quatre jeunes taureaux nouvellement liés au joug. C'est le corbillard du paysan. Ses fils conduisent l'attelage, l'aiguillon relevé, le chapeau à la main. De chaque côté viennent les femmes, couvertes, en signe de deuil, de leurs grandes mantes gros bleu, avec le capuchon sur la tête. Elles portent des cierges. Au prochain carrefour, on s'arrêtera pour déposer, au pied de la grande croix de bois qui marque ces rencontres de quatre voies, une petite croix grossièrement taillée dans un copeau. À chaque carrefour, même cérémonie. Cet emblème déposé et planté autour de l'emblème du salut est l'hommage rendu par le mort qui fait sa dernière course à travers la campagne pour gagner son dernier gîte. C'est par là qu'il se recommande aux prières des passants. Il n'est pas de croix de carrefour qui ne soit entourée de ces petites croix des funérailles. Elles y restent jusqu'à ce qu'elles tombent en poussière ou que les troupeaux, moins respectueux que les enfants qui jouent autour sans y toucher, les aient dispersées et brisées sous leurs pieds. Quand le cortège d'enterrement arrive là, on rallume les cierges, on s'agenouille, on psalmodie une prière, on jette de l'eau bénite sur le cercueil, et on se remet en route dans un profond silence. Nulle part je n'ai vu l'appareil de la mort plus grand, plus austère et plus religieux dans son humble simplicité.
Lorsque le christianisme s'introduisit dans les campagnes de la vieille France, il n'y put vaincre le paganisme qu'en donnant droit de cité dans son culte à diverses cérémonies antiques pour lesquelles les paysans avaient un attachement invincible. Tels furent les honneurs rendus aux images et aux statuettes des saints placées dans certains carrefours, ou sous la voûte de certaines fontaines lustrales, ou lavoirs publics. Nous voyons, aux premiers temps du christianisme, des Pères de l'Église s'élever avec éloquence contre la coutume idolâtrique d'orner de fleurs et d'offrandes les statues des dieux. Plus spiritualistes que ne l'est notre époque, ils veulent qu'on adore le vrai Dieu en esprit et en vérité. Ils proscrivent les témoignages extérieurs; ils voudraient détruire radicalement le matérialisme de l'ancien monde.
Mais avec le peuple attaché au passé il faut toujours transiger. Il est plus facile de changer le nom d'une croyance que de la détruire. On apporte une foi nouvelle, mais il faut se servir des anciens temples, et consacrer de nouveau les vieux autels. C'est ainsi qu'en beaucoup d'endroits les pierres druidiques ont traversé la domination romaine et la domination franque, le polythéisme et le christianisme primitif, sans cesser d'être des objets de vénération, et le siége d'un culte particulier assez mystérieux, qui cache ses tendances cabalistiques sous les apparences de la religion officielle.
Ce qu'on eût le plus difficilement extirpé de l'âme du paysan, c'est certainement le culte du dieu Terme. Sans métaphore et sans épigramme, le culte de la borne est invinciblement lié aux éternelles préoccupations de l'homme dont la vie se renferme dans d'étroites limites matérielles. Son champ, son pré, sa terre, voilà son monde. C'est par là qu'il se sent affranchi de l'antique servage. C'est sur ce coin du sol qu'il se croit maître, parce qu'il s'y sent libre relativement, et ne relève que de lui-même. Cette pierre qui marque le sillon où commence pour le voisin son empire, c'est un symbole bien plus qu'une barrière, c'est presque un dieu, c'est un objet sacré.
Dans nos campagnes du centre, où les vieux us règnent peut-être plus qu'ailleurs, le respect de la propriété ne va pas tout seul, et les paysans ont recours, les uns contre les autres, à la religion du passé, beaucoup plus qu'au principe de l'équité publique. On ne se gêne pas beaucoup pour reculer tous les ans d'un sillon la limite de son champ sur celui du voisin inattentif. Mais ce qu'on déplace ainsi, c'est une pierre quelconque, que l'on met en évidence, et qu'au besoin on pourra dire soulevée là par le hasard. Un jour où le propriétaire lésé s'aperçoit qu'on a gagné dix sillons sur sa terre; il s'inquiète, il se plaint, il invoque le souvenir de ses autres jouxtans (on appelle encore la borne du nom latin de jus droit; les enfants s'en servent même dans leurs jeux pour désigner le but conventionnel). Alors, quand le réclamant a assemblé les arbitres, on signale la fraude et on cherche la borne véritable, l'ancien terme qu'à moins d'un sacrilège en lui-même beaucoup plus redoutable que la fraude, le délinquant n'a pu se permettre d'enlever. Il est bien rare qu'on ne le retrouve pas. C'est une plus grosse pierre que toutes les autres, enfoncée à une assez grande profondeur pour que le socle de la charrue n'ait pu la soulever. Cette pierre brute, c'est le dieu antique. Pour l'arracher de sa base, il eût fallu deux choses: une audace de scepticisme dont la mauvaise foi elle-même ne se sent pas souvent capable, et un travail particulier qui eût rendu la trahison évidente; il eût fallu venir la nuit, avec d'autres instruments que la charrue, choisir le temps où la terre est en jachère, et où le blé arraché et foulé, le sillon interrompu, ne peuvent pas laisser de traces révélatrices. Enfin, c'est parfois un rude ouvrage: la pierre est lourde, il faut la transporter et la transplanter plus loin, au risque de ne pouvoir en venir à bout tout seul. Il faut un ou plusieurs complices. On ne s'expose guère à cela pour un ou plusieurs sillons de plus.
Quand l'expertise est faite, quand chacun, ayant donné sa voix, déclare que là doit être le jus primitif, on creuse un peu, et on retrouve le dieu disparu sous l'exhaussement progressif du sol. Le faux dieu est brisé, et la limite est de nouveau signalée et consacrée. Le fraudeur en est quitte pour dire qu'il s'était trompé, qu'une grosse pierre emportée peu à peu par le travail du labourage a causé sa méprise, et qu'il regrette de n'avoir pas été averti plus tôt. Cela laisse bien quelques doutes, mais il n'a pas touché aux vrai jus, il n'est pas déshonoré.
En général, le jus sort de terre de quelques centimètres, et, le dimanche des Rameaux, il reçoit l'hommage du buis bénit, comme celui des Romains recevait un collier ou une couronne de feuillage.
Les eaux lustrales, d'origine hébraïque, païenne, indoue, universelle probablement, reçoivent aussi chaque année des honneurs et de nouvelles consécrations religieuses. Elles guérissent diverses sortes de maux, et principalement les plaies, paralysies et autres estropiaisons. Les infirmes y plongent leurs membres malades au moment de la bénédiction du prêtre; les fiévreux boivent volontiers au même courant. La foi purifie tout.
Cette tolérance du clergé rustique pour les anciennes superstitions païennes ne devrait pas être trop encouragée par le haut clergé. Elle est contraire à l'esprit du véritable christianisme, et beaucoup d'excellents prêtres, très-orthodoxes, souffrent de voir leurs paroissiens matérialiser à ce point l'effet des bénédictions de l'Église. J'en causais, il y a quelques années, avec un curé méridional qui ne se plaisait pas autant que moi à retrouver et à ressaisir dans les coutumes religieuses de notre époque les traces mal effacées des religions antiques. «Quand j'entrai dans ma première cure, me disait-il, je vis le sacristain tirer d'un bahut de petits monstres fort indécents, en bois grossièrement équarri, qu'il prétendait me faire bénir. C'était l'ouvrage d'un charron de la paroisse, qui les avait fabriqués à l'instar d'anciens prétendus bons saints réputés souverains pour toute sorte de maux physiques. Ces modèles avaient été certainement des figures de démons du moyen âge, qui eux-mêmes n'étaient que le souvenir traditionnel des dieux obscènes du paganisme. Mon prédécesseur avait eu le courage de les jeter dans le feu de sa cuisine; mais, depuis ce moment, une maladie endémique avait décimé la commune, et, sans nul doute, selon mes ouailles crédules, la destruction des idoles était la cause du fléau; aussi le charron s'était-il fait fort d'en tailler de tout pareils qui seraient aussi bons quand on les aurait bénits et promenés à la suite du saint sacrement. Je me refusai absolument à commettre cette profanation, et, prenant les nouveaux saints, je fis comme mon prédécesseur, je les brûlai; mais je faillis payer cette hardiesse de ma vie: mes paroissiens s'ameutèrent contre moi, et je fus obligé de transiger. Je fis venir de nouveaux saints, des figures quelconques, un peu moins laides et beaucoup plus honnêtes, que je dus bénir et permettre d'honorer sous les noms des anciens protecteurs de la paroisse; je vis bientôt que le culte des paysans est complètement idolâtrique, et que leur hommage ne s'adresse pas plus à l'Être spirituel dont les figures personnifient le souvenir, que leur croyance n'a pour objet les célestes bienheureux. C'est à la figure même, c'est à la pierre ou au bois façonné qu'ils croient, c'est l'idole qu'ils saluent et qu'ils prient. Mes nouveaux saints n'eurent jamais de crédit sur mon troupeau. Ils n'étaient pas bons, ils ne guérissaient pas. Je ne pus jamais faire comprendre qu'aucune image n'est douée de vertu miraculeuse dans le sens matériel que la superstition y attache. Le conseil de fabrique me savait très-mauvais gré de ne pas spéculer sur la crédulité populaire.»
Ce curé n'est pas le seul à qui j'aie vu déplorer le matérialisme de la religion du paysan. Plusieurs défendent d'employer le buis bénit au coin des champs comme préservatif de la grêle, et de faire des pèlerinages pour la guérison des bêtes; mais on ne les écoute guère, on les trompe même. On extorque leurs bénédictions comme douées d'un charme magique, en leur signalant un but qui n'est pas le véritable. On mêle volontiers des objets bénits aux maléfices, où, sous des noms mystérieux, des divinités étrangères au christianisme sont invoquées tout bas. Le sorcier des campagnes a, dans l'esprit, un singulier mélange de crainte de Dieu et de soumission au diable, dont nous parlerons peut-être dans l'occasion.
Disons, en passant, que le remégeux et la remégeuse sont parfois des êtres fort extraordinaires, soit par la puissance magnétique dont les investit la foi de leur clientèle, soit par la connaissance de certains remèdes fort simples que le paysan accepte d'eux, et qu'il ne croirait pas efficaces venant d'un médecin véritable. La science toute nue ne persuade pas ces esprits avides de merveilles; ils méprisent ce qui est acquis par l'étude et l'expérience; il leur faut du fantastique, des paroles incompréhensibles, de la mise en scène. Certaine vieille sibylle, prononçant ses formules d'un air inspiré, frappe l'imagination du malade, et, pour peu qu'elle explique avec bonheur une médication rationnelle, elle obtient des parents et des amis qui le soignent ce que le médecin n'obtient presque jamais: que ses prescriptions soient observées.
Sans doute, la surveillance de l'État fait bien de proscrire et de poursuivre l'exercice de la médecine illégale, car, dans un nombre infini de cas, les remégeux administrent de véritables poisons. Quelques-uns cependant opèrent des cures trop nombreuses et trop certaines pour qu'il ne soit pas à désirer de voir l'État leur accorder quelque attention. La tradition, le hasard de certaines aptitudes naturelles, peuvent les rendre possesseurs de découvertes qui échappent à la science, et qui meurent avec eux. Les empêcher d'exercer n'est que sagesse et justice, mais éprouver la vertu de leurs prétendus secrets et les leur acheter, s'il y a lieu, ce ne serait pas là une recherche oiseuse ni une largesse inutile.
En dehors de la superstition, le paysan a partout des coutumes locales dont l'origine est fort difficile à retrouver. Le nombre en est si grand, que nous ne saurions les classer avec ordre; nous en prendrons quelques-unes au hasard.
Une des plus curieuses est la cérémonie des livrées de noces, qui varie en France selon les provinces, et qui a été supprimée en Berry depuis une dizaine d'années, à la suite d'accidents graves. Dans un endroit précédent, nous avons raconté la cérémonie toute païenne du chou, qui est encore en vigueur dans notre vallée Noire: c'est la consécration du lendemain des noces. Celle des livrées était la consécration de la veille; elle est fort longue et compliquée, c'est tout un drame poétique et naïf qui se jouait autour et au sein de la demeure de l'épousée.
C'est le soir, à l'heure du souper de la famille. Mais il n'y a point de souper préparé; ce soir-là, chez la fiancée. Les tables sont rangées contre le mur, la nappe est cachée, le foyer est vide et glacé, quelque temps qu'il fasse. On a fermé avec un soin extrême et barricadé d'une manière formidable à l'intérieur toutes les huisseries, portes, fenêtres, lucarne de grenier, soupirail de cave, quand, par hasard, la maison a une cave. Personne n'entrera sans la volonté de la fiancée, ou sans une lutte sérieuse, un véritable siége; ses parents, ses amis, ses voisins, tout son parti est autour d'elle; on attend la prière ou l'assaut du fiancé.
Le jeune marié,—on ne dit jamais autrement, quel que soit son âge, et, en fait, c'est, chez nous, presque toujours un garçonnet à qui le poil follet voltige encore au menton,—vient là avec son monde, ses amis, parents et voisins, son parti en un mot. Près de lui, ce porteur de thyrse fleuri et enrubané, c'est un expert porte-broche, car, sous ces feuillages, il y a une oie embrochée qui fait tout l'objet de la cérémonie; autour de lui sont les porteurs de présents et les chanteurs fins, c'est-à-dire habiles et savants, qui vont avoir maille à partir avec ceux de la mariée.
Le marié s'annonce par une décharge de coups de feu; puis, après qu'on a bien cherché, mais inutilement, un moyen de s'introduire dans la place par surprise, on frappe.—Qui va là?—Ce sont de pauvres pèlerins bien fatigués ou des chasseurs égarés qui demandent place au foyer de la maison.—On leur répond que le foyer est éteint, et qu'il n'y a pas place pour eux à table; on les injure, on les traite de malfaiteurs et de mauvaises gens, sans feu ni lieu; on parlemente longtemps; le dialogue, toujours pittoresque, est parfois rempli d'esprit et même de poésie; enfin on leur conseille de chanter pour se désennuyer, ou pour se réchauffer si c'est une nuit d'hiver, mais à condition qu'on chantera quelque chose d'inconnu à la compagnie qui, du dedans, les écoute.
Alors, une lutte lyrique commence entre les chanteurs du marié et ceux de la mariée, car elle aussi a ses chanteux fins, et, de plus, ses chanteuses expertes, matrones à la voix chevrotante, à qui l'on n'en impose point en donnant du vieux pour du neuf. Si l'on connaît, au dedans, la chanson du dehors, on l'interrompt dès le premier vers en chantant la second, et vite, il faut passer à une autre. Trois heures peuvent fort bien s'écouler, au vent et à la pluie, avant que le parti du marié ait pu achever un seul couplet, tant est riche le répertoire des chansons berrichonnes, tant la mémoire des beaux chanteurs est ornée; chaque réplique victorieuse du dedans est accompagnée de grands éclats de rire d'un côté, de malédictions de l'autre. Enfin l'un des partis est vaincu, et l'on passe à la chanson des noces:
Mariée, ma mignonne!
J'ons de beaux rubans à vous présenter.
Hélas! ma mie, laissez-nous entrer.
À quoi les femmes répondent en fausset:
Ma mère en grand' tristesse;
Moi, je suis une fille de trop grand prix
Pour ouvrir ma porte à ces heures-ci.
Si les paroles sont naïves et la versification par trop libre, en revanche l'air est magnifique dans sa solennité simple et large. Il faut chanter dehors autant de couplets, et nommer chaque fois autant d'objets différents, au troisième vers, qu'il y a de cadeaux de noces.
Ces cadeaux du marié sont ce qu'on appelle les livrées. Il faut annoncer jusqu'au cent d'épingles obligé qui fait partie de cette modeste corbeille de mariage à quoi la mariée incorruptible fait répondre invariablement que son père est en chagrin, sa mère en grande tristesse, et qu'elle n'ouvre point sa porte à pareille heure.
Enfin arrive le couplet final, où il est dit: J'ons un beau mari à vous présenter, et la porte s'ouvre; mais c'est le signal d'une mêlée étrange: le marié doit prendre possession du foyer domestique; il doit planter la broche et allumer le feu; le parti de la mariée s'y oppose, et ne cédera qu'à la force; les femmes se réfugient avec les vieillards sur les bancs et sur les tables; les enfants, effrayés, se cachent dessous, les chiens hurlent, les fusils partent, c'est un combat sans colère, sans coups ni blessures volontaires, mais où le point d'honneur est pris assez au sérieux pour que chacun y déploie toute sa vigueur et toute sa volonté, si bien qu'à force de se pousser, de s'étreindre, de se tordre la broche entre les mains, j'ai vu peu de noces où il n'y eût quelqu'un d'écloppé, au moment où le marié réussissait à allumer une poignée de paille dans la cheminée, où l'oie, déchiquetée dans le combat, prenait enfin possession de l'âtre.
Un jour, la scène fut ensanglantée par un accident sérieux. Un des conviés fut littéralement embroché dans la bataille. Dès lors, la cérémonie tomba en désuétude; on fut d'accord sur tous les points de la supprimer, et nous avons vu la dernière il y a dix ans. On eût pu se borner à supprimer la bataille; mais, la conquête du foyer étant le but symbolique de l'affaire, on jugea que le reste n'aurait plus de sens. Je regrette pourtant les chansons à la porte, et la belle mélodie de: Ouvrez la porte, ouvrez! qui, n'ayant plus d'emploi, se perdra.
Après la broche plantée, venait pour le marié une dernière épreuve: on asseyait trois jeunes filles avec la mariée sur un banc, on les couvrait d'un drap, et, sans les toucher autrement qu'avec une petite baguette, le marié devait, du premier coup d'oeil, deviner et désigner sa femme; lorsqu'il se trompait, il était condamné à ne pas danser avec elle de toute la soirée; car, ensuite, venaient le bal, le souper, et des chansons jusqu'au jour. Une noce comportait trois jours et trois nuits de joie et bombance, sans désemparer d'une heure.
La gerbaude est une cérémonie agricole que l'auteur de cet article a mise sur la scène très-fidèlement; mais ce que le théâtre ne saurait reproduire, c'est la majesté du cadre, c'est la montagne de gerbes qui arrive solennellement, traînée par trois paires de boeufs énormes, tout ornée de fleurs, de fruits et de beaux enfants perchés au sommet des dernières gerbes. C'est parfois un tableau qui se compose comme pour l'oeil des artistes. Tout cela est si beau par soi-même: les grands ruminants à l'oeil fier et calme, la moisson ruisselante, les fleurs souriant sur les épis, et, plus que tout cela, les enfants blonds comme les gerbes, comme les boeufs, comme la terre couverte de son chaume, car tout est coloré harmonieusement dans ces chaudes journées où le ciel lui-même est tout d'or et d'ambre à l'approche du soir.
Avant le départ du charroi de gerbaude, on entend planer d'horizon en horizon une grande clameur dont le voyageur s'étonne. Il regarde, il voit des bandes de moissonneurs et de glaneuses s'élancer, les bras levés vers le ciel et rugissant de triomphe, vers le chargeur qui lève vers le ciel aussi la dernière gerbe avant de la placer sur le faite du char. Il semble que cette population de travailleurs se rue sur lui pour lui arracher la gerbe; on croit qu'on va assister à une bataille furieuse, inique, de tous contre un seul; mais loin de là! c'est une acclamation de joie et d'amitié; c'est une bénédiction enthousiaste et fraternelle.
Pauvres paysans, vous avez du beau et du bon quand même!
II
LES VISIONS DE LA NUIT DANS LES CAMPAGNES
Vous dire que je m'en moque serait mentir. Je n'en ai jamais eu, c'est vrai: j'ai parcouru la campagne à toutes les heures de la nuit, seul ou en compagnie de grands poltrons, et, sauf quelques météores inoffensifs, quelques vieux arbres phosphorescents et autres phénomènes qui ne rendaient pas fort lugubre l'aspect de la nature, je n'ai jamais eu le plaisir de rencontrer un objet fantastique et de pouvoir raconter à personne, comme témoin oculaire, la moindre histoire de revenant.
Eh bien, cependant je ne suis pas de ceux qui disent en présence des superstitions rustiques: mensonge, imbécillité, vision de la peur; je dis phénomène de vision, ou phénomène extérieur insolite et incompris. Je ne crois pour cela ni aux sorciers ni aux prodiges. Ces contes de sorciers, ces explications fantastiques données aux prétendus prodiges de la nuit, c'est le poëme des imaginations champêtres. Mais le fait existe, le fait s'accomplit, qu'il soit un fantôme dans l'air ou seulement dans l'oeil qui le perçoit, c'est un objet tout aussi réellement et logiquement produit que la réflexion d'une figure dans un miroir.
Les aberrations des sens sont-elles explicables? ont-elles été expliquées? Je sais qu'elles ont été constatées, voilà tout: mais il est très-faux de dire et de croire qu'elles sont uniquement l'ouvrage de la peur. Cela peut être vrai en beaucoup d'occasions; mais il y a des exceptions irrécusables. Des hommes de sang-froid, d'un courage naturel éprouvé, et placés dans des circonstances où rien ne semblait agir sur leur imagination, même des hommes éclairés, savants, illustres, ont eu des apparitions qui n'ont troublé ni leur jugement ni leur santé, et dont cependant il n'a pas dépendu d'eux tous de ne pas se sentir affectés plus ou moins après coup.
Parmi grand nombre d'intéressants ouvrages publiés sur ce sujet, il faut noter celui du docteur Brierre de Boismont, qui analyse aussi bien que possible les causes de l'hallucination. Je n'apporterai après ces travaux sérieux qu'une seule observation utile à enregistrer, c'est que l'homme qui vit le plus près de la nature, le sauvage, et après lui le paysan, sont plus disposés et plus sujets que les hommes des autres classes aux phénomènes de l'hallucination. Sans doute, l'ignorance et la superstition les forcent à prendre pour des prodiges surnaturels ces simples aberrations de leurs sens; mais ce n'est pas toujours l'imagination qui les produit, je le répète; elle ne fait le plus souvent que les expliquer à sa guise.
Dira-t-on que l'éducation première, les contes de la veillée, les récits effrayants de la nourrice et de la grand'mère disposent les enfants et même les hommes à éprouver ce phénomène? Je le veux bien. Dira-t-on encore que les plus simples notions de physique élémentaire et un peu de moquerie voltairienne en purgeraient aisément les campagnes? Cela est moins certain. L'aspect continuel de la campagne, l'air qu'il respire à toute heure, les tableaux variés que la nature déroule sous ses yeux, et qui se modifient à chaque instant dans la succession des variations atmosphériques, ce sont là pour l'homme rustique des conditions particulières d'existence intellectuelle et physiologique; elles font de lui un être plus primitif, plus normal peut-être, plus lié au sol, plus confondu avec les éléments de la création que nous ne le sommes quand la culture des idées nous a séparés, pour ainsi dire, du ciel et de la terre, en nous faisant une vie factice enfermée dans le moellon des habitations bien closes. Même dans sa hutte ou dans sa chaumière, le sauvage ou le paysan vit encore dans le nuage, dans l'éclair et le vent qui enveloppent ces fragiles demeures. Il y a sur l'Adriatique des pêcheurs qui ne connaissent pas l'abri d'un toit; ils dorment dans leur barque, couverts d'une natte, la face éclairée par les étoiles, la barbe caressée par la brise, le corps sans cesse bercé par le flot. Il y a des colporteurs, des bohémiens, des conducteurs de bestiaux qui dorment toujours en plein air, comme les Indiens de l'Amérique du Nord. Certes, le sang de ces hommes-là circule autrement que le nôtre; leurs nerfs ont un équilibre différent; leurs pensées, un autre cours; leurs sensations une autre manière de se produire. Interrogez-les, il n'en est pas un qui n'ait vu des prodiges, des apparitions, des scènes de nuit étranges, inexplicables. Il en est parmi eux de très-braves, de très-raisonnables, de très-sincères, et ce ne sont pas les moins hallucinés. Lisez toutes les observations recueillies à cet égard, vous y verrez, par une foule de faits curieux et bien observés, que l'hallucination est compatible avec le plein exercice de la raison.
C'est un état maladif du cerveau; cependant il est presque toujours possible d'en pressentir la cause physique ou morale dans une perturbation de l'âme ou du corps; mais elle est quelquefois inattendue et mystérieuse au point de surprendre et de troubler un instant les esprits les plus fermes.
Chez les paysans, elle se produit si souvent, qu'elle semble presque une loi régulière de leur organisation. Elle les effraye autrement que nous. Notre grande terreur, à nous autres, quand le cauchemar ou la fièvre nous présentent leurs fantômes, c'est de perdre la raison, et plus nous sommes certains d'être la proie d'un songe, plus nous nous affectons de ne pouvoir nous y soustraire par un simple effort de la volonté. On a vu des gens devenir fous par la crainte de l'être. Les paysans n'ont pas cette angoisse; ils croient avoir vu des objets réels; ils en ont grand'peur; mais la conscience de leur lucidité n'étant point ébranlée, l'hallucination est certainement moins dangereuse pour eux que pour nous. L'hallucination n'est, d'ailleurs, pas la seule cause de mon penchant à admettre, jusqu'à un certain point, les visions de la nuit. Je crois qu'il y a une foule de petits phénomènes nocturnes, explosions ou incandescences de gaz, condensations de vapeurs, bruits souterrains, spectres célestes, petits aérolithes, habitudes bizarres et inobservées, aberrations même chez les animaux, que sais-je? des affinités mystérieuses ou des perturbations brusques des habitudes de la nature, que les savants observent par hasard et que les paysans, dans leur contact perpétuel avec les éléments, signalent à chaque instant sans pouvoir les expliquer.
Par exemple, que pensez-vous de cette croyance aux meneurs de loups? Elle est de tous les pays, je crois, et elle est répandue dans toute la France. C'est le dernier vestige de la croyance aux lycanthropes. En Berry, où déjà les contes que l'on fait à nos petits-enfants ne sont plus aussi merveilleux ni aussi terribles que ceux que nous faisaient nos grand'mères, je ne me souviens pas qu'on m'ait jamais parlé des hommes-loups de l'antiquité et du moyen âge. Cependant on s'y sert encore du mot de garou, qui signifie bien homme-loup, mais on en a perdu le vrai sens. Les meneurs de loups ne sont plus les capitaines de ces bandes de sorciers qui se changeaient en loups pour dévorer les enfants: ce sont des hommes savants et mystérieux, de vieux bûcherons, ou de malins gardes-chasse qui possèdent le secret pour charmer, soumettre, apprivoiser et conduire les loups véritables. Je connais plusieurs personnes qui ont rencontré, aux premières clartés de la lune, à la croix des quatre chemins, le père un tel s'en allant tout seul à grands pas, et suivi de plus de trente loups (il y en a toujours plus de trente, jamais moins, dans la légende). Une nuit, deux personnes, qui me l'ont raconté, virent passer dans le bois une grande bande de loups; elles en furent effrayées, et montèrent sur un arbre, d'où elles virent ces animaux s'arrêter à la porte d'une cabane d'un bûcheron réputé sorcier. Ils l'entourèrent en poussant des rugissements épouvantables; le bûcheron sortit, leur parla, se promena au milieu d'eux, et ils se dispersèrent sans lui faire aucun mal. Ceci est une histoire de paysan; mais deux personnes riches, et ayant reçu une assez bonne éducation, gens de beaucoup de sens et d'habileté dans les affaires, vivant dans le voisinage d'une forêt, où elles chassaient fort souvent, m'ont juré, sur l'honneur, avoir vu, étant ensemble, un vieux garde forestier s'arrêter à un carrefour écarté et faire des gestes bizarres. Ces deux personnes se cachèrent pour l'observer, et virent accourir treize loups, dont un énorme alla droit au garde et lui fit des caresses. Celui-ci siffla les autres comme on siffle des chiens, et s'enfonça avec eux dans l'épaisseur du bois. Les deux témoins de cette scène étrange n'osèrent l'y suivre, et se retirèrent aussi surpris qu'effrayés. Avaient-ils été la proie d'une hallucination? Quand l'hallucination s'empare de plusieurs personnes à la fois (et cela arrive fort souvent), elle revêt un caractère difficile à expliquer, je l'avoue: on l'a souvent constatée; on l'appelle hallucination contagieuse. Mais à quoi sert d'en savoir le nom, si on en ignore la cause? Cette certaine disposition des nerfs et de la circulation du sang, qu'on donne pour cause à l'audition ou à la vision d'objets fantastiques, comment est-elle simultanée chez plusieurs individus réunis? Je n'en sais rien du tout.
Mais pourquoi ne pas admettre qu'un homme qui vit au sein des forêts, qui peut, à toutes les heures du jour et de la nuit, surprendre et observer les moeurs des animaux sauvages, aurait pu découvrir, par hasard, ou par un certain génie d'induction, le moyen de les soumettre et de s'en faire aimer? J'irai plus loin: pourquoi n'aurait-il pas un certain fluide, sympathique à certaines espèces? Nous avons vu, de nos jours, de si intrépides et de si habiles dompteurs d'animaux féroces en cage, qu'un effort de plus, et on peut admettre la domination de certains hommes sur les animaux sauvages en liberté.
Mais pourquoi ces hommes cacheraient-ils leur secret, et ne tireraient-ils pas profit et vanité de leur puissance?
Parce que le paysan, en obtenant d'une cause naturelle un effet tout aussi naturel, ne croit pas lui-même qu'il obéit aux lois de la nature. Donnez-lui un remède dont vous lui démontrerez simplement l'efficacité, il n'y aura aucune confiance; mais joignez-y quelque parole incompréhensible en le lui administrant, il en aura la foi. Confiez-lui le secret de guérir le rhume avec la racine de guimauve, et dites-lui qu'il faut l'administrer après trois signes cabalistiques, ou après avoir mis un de ses bas à l'envers, il se croira sorcier, tous le croiront sorcier à l'endroit du rhume. Il guérira tout le monde par la foi autant que par la guimauve, mais il se gardera bien de dire le nom de la plante vulgaire qui produit ce miracle. Il en fera un mystère; le mystère est son élément.
Je ne parlerai pas ici de ce qu'on appelle chez nous et ailleurs le secret, ce serait une digression qui me mènerait trop loin. Je me bornerai à dire qu'il y a un secret pour tout, et presque tous les paysans un peu graves et expérimentés ont le secret de quelque chose, sont sorciers par conséquent, et croient l'être. Il y a le secret des boeufs, que possèdent tous les bons métayers; le secret des vaches, qui est celui des bonnes métayères; le secret des bergères, pour faire foisonner la laine; le secret des potiers, pour empêcher les pots de se fendre au fond; le secret des curés, qui charment les cloches pour la grêle; le secret du mal de tête, le secret du mal de ventre, le secret de l'entorse et de la foulure; le secret des braconniers, pour faire venir le gibier; le secret du feu, pour arrêter l'incendie; le secret de l'eau, pour retrouver les cadavres des noyés, ou arrêter l'inondation; que sais-je? Il y a autant de secrets que de fléaux dans la nature, et de maladies chez les hommes et les animaux. Le secret passe de père en fils, ou s'achète à prix d'argent. Il n'est jamais trahi. Il ne le sera jamais, tant qu'on y croira. Le secret de meneur de loups en est un comme un autre, peut-être.
Une des scènes de la nuit dont la croyance est la plus répandue, c'est la chasse fantastique; elle a autant de noms qu'il y a de cantons dans l'univers. Chez nous, elle s'appelle la chasse à baudet, et affecte les bruits aigres et grotesques d'une incommensurable croupe d'ânes qui braient. On peut se la représenter à volonté; mais, dans l'esprit de nos paysans, c'est quelque chose que l'on entend et qu'on ne voit pas, c'est une hallucination ou un phénomène d'acoustique. J'ai cru l'entendre plusieurs fois, et pouvoir l'expliquer de la façon la plus vulgaire. Dans les derniers jours de l'automne, quand les grands ouragans dispersent les bandes d'oiseaux voyageurs, on entend, dans la nuit, l'immense clameur mélancolique des grues et des oies sauvages en détresse. Mais les paysans, que l'on croit si crédules et si peu observateurs, ne s'y trompent nullement. Ils savent très-bien le nom et connaissent très-bien le cri des divers oiseaux étrangers à nos climats qui se trouvent perdus et dispersés dans les ténèbres. La chasse à baudet n'est rien de tout cela. Ils l'entendent souvent; moi qui ai longtemps vécu et erré comme eux dans la rafale et dans le nuage, je ne l'ai jamais rencontrée. Quelquefois son passage est signalé par l'apparition de deux lunes. Mais je n'ai pas de chance, car je n'ai jamais vu que la vieille lune que nous connaissons tous.
Le taureau blanc, le veau d'or, le dragon, l'oie, la poule noire, la truie blanche, et je ne sais combien d'autres animaux fantastiques, gardent, comme l'on sait, en tous pays les trésors cachés. À l'heure de minuit, le jour de Noël, aussitôt que sonne la messe, ces gardiens infernaux perdent leur puissance jusqu'au dernier son de la cloche qui en annonce la fin. C'est la seule heure dans toute l'année où la conquête du trésor soit possible. Mais il faut savoir où il est, et avoir le temps d'y creuser et de s'en saisir. Si vous êtes surpris dans le gouffre à l'Ite missa est, il se referme à jamais sur vous; de même que si, en ce moment, vous avez réussi à rencontrer l'animal fantastique, la soumission qu'il vous a montrée pendant le temps de la messe fait place à la fureur, et c'est fait de vous.
Cette tradition est universelle. Il y a peu de ruines, châteaux ou monastères, peu de monuments celtiques qui ne recèlent leur trésor. Tous sont gardés par un animal diabolique. M. Jules Canougo, dans un charmant recueil de contes méridionaux, a rendu gracieuse et bienfaisante la poétique apparition de la chèvre d'or, gardienne des richesses cachées au sein de la terre.
Dans nos climats moins riants, autour des dolmens qui couronnent les collines pelées de la Marche, c'est un boeuf blanc, ou un veau d'or, ou une génisse d'argent qui font rêver les imaginations avides; mais ces animaux sont méchants et terribles à rencontrer. On y court tant de risques, que personne encore n'a osé les saisir par les cornes. Et cependant il y a des siècles que les grosses pierres druidiques dansent et grincent sur leurs frêles supports pendant la messe de minuit, pour éveiller la convoitise des passants.
Dans nos vallées ombragées, coupées de grandes plaines fertiles, un animal indéfinissable se promène la nuit à certaines époques indéterminées, va tourmenter les boeufs aux pâturages et rôder autour des métairies qu'il met en grand émoi. Les chiens hurlent et fuient à son approche, les balles ne l'atteignent pas. Cette apparition et la terreur qu'elle inspire n'ont encore presque rien perdu dans nos alentours. Tous nos fermiers, tous nos domestiques y croient et ont vu la bête. On l'appelle la grand'-bête, par tradition, quoique bien souvent elle paraisse de la taille et de la forme d'un blaireau. Les uns l'ont vue en forme de chien de la grandeur d'un boeuf énorme, d'autres en levrette blanche haute comme un cheval, d'autres encore en simple lièvre ou en simple brebis. Ceux qui en parlent avec le plus de sang-froid l'ont poursuivie sans succès, sans trop de frayeur, ne lui attribuant aucun pouvoir fantastique, la décrivant avec peine, parce qu'elle appartient à une espèce inconnue dans le pays, disent-ils, et assurant que ce n'est précisément ni une chienne, ni une vache, ni un blaireau, ni un cheval, mais quelque chose comme tout cela: arrangez-vous! Cependant cette bête apparaît, j'en suis certain, soit à l'état d'hallucination, soit à l'état de vapeur flottante, et condensée sous de certaines formes. Des gens trop sincères et trop raisonnables l'ont vue pour que j'ose dire qu'il n'y a aucune cause à leur vision. Les chiens l'annoncent par des hurlements désespérés et s'enfuient dès qu'elle paraît; cela est certain. Les chiens sont-ils hallucinés aussi? Pourquoi non? Sont-ce des voleurs qui s'introduisent sous ce déguisement? Jamais la bête n'a rien dérobé, que l'on sache. Sont-ce de mauvais plaisants? On a tiré tant de coups de fusil sur la bête, qu'on aurait bien, par hasard, et en dépit de la peur qui fait trembler la main, réussi à tuer ou à blesser quelqu'un de ces prétendus fantômes. Enfin, ce genre d'apparition, s'il n'est que le résultat de l'hallucination, est éminemment contagieux. Pendant quinze ou vingt nuits, les vingt ou trente habitants d'une métairie le voient et le poursuivent; il passe à une autre petite colonie qui le voit absolument de même, et il fait le tour du pays, ayant produit cette contagion sur un très-grand nombre d'habitants.
Mais voici la plus effrayante des visions de la nuit. Autour des mares stagnantes, dans les bruyères comme au bord des fontaines ombragées dans les chemins creux, sous les vieux saules comme dans la plaine nue, on entend au milieu de la nuit le battoir précipité et le clapotement furieux des lavandières. Dans beaucoup de provinces, on croit qu'elles évoquent la pluie et attirent l'orage, en faisant voler jusqu'aux nues, avec leur battoir agile, l'eau des sources et des marécages. Chez nous, c'est bien pire, elles battent et tordent quelque objet qui ressemble à du linge, mais qui, vu de près, n'est autre chose que des cadavres d'enfants. Il faut se garder de les observer et de les déranger, car, eussiez-vous six pieds de haut et des muscles en proportion, elles vous saisiraient, vous battraient et vous tordraient dans l'eau ni plus ni moins qu'une paire de bas.
Nous avons entendu souvent le battoir des lavandières fantastiques résonner dans le silence de la nuit autour des mares désertes. C'est à s'y tromper. C'est une espèce de grenouille qui produit ce bruit formidable. Mais c'est bien triste de faire cette puérile découverte, et de ne plus espérer l'apparition des terribles sorcières tordant leurs haillons immondes à la brume des nuits de novembre, aux premières clartés d'un croissant blafard reflété par les eaux. Un mien ami, homme de plus d'esprit que de sens, je dois l'avouer, sujet à l'ivresse, très-brave cependant devant les choses réelles, mais facile à impressionner par les légendes du pays, fit deux rencontres de lavandières qu'il ne racontait qu'avec une grande émotion.
Un soir, vers onze heures, dans une traîne charmante qui court en serpentant et en bondissant, pour ainsi dire, sur le flanc ondulé du ravin d'Ormous, il vit, au bord d'une source, une vieille qui battait et tordait en silence. Quoique la fontaine soit mal famée, il ne vit rien là de surnaturel, et dit à cette vieille:
—Vous lavez bien tard, la mère!
Elle ne répondit point. Il la crut sourde et s'approcha. La lune était brillante et la source éclairait comme un miroir. Il vit distinctement les traits de la vieille: elle lui était complètement inconnue, et il en fut étonné, parce qu'avec sa vie de cultivateur, de chasseur et de flâneur dans la campagne, il n'y avait pas pour lui de visage inconnu à plusieurs lieues à la ronde. Voici comme il me raconta lui-même ses impressions en face de cette laveuse singulièrement vigilante:
—Je ne pensai à la tradition des lavandières de nuit que lorsque je l'eus perdue de vue. Je n'y pensais pas avant de la rencontrer, je n'y croyais pas, et je n'éprouvais aucune méfiance en l'abordant. Mais, dès que je fus auprès d'elle, son silence, son indifférence à l'approche d'un passant, lui donnèrent l'aspect d'un être absolument étranger à notre espèce. Si la vieillesse la privait de l'ouïe et de la vue, comment était-elle assez robuste pour être venue de loin, toute seule, laver, à cette heure insolite, à cette source glacée où elle travaillait avec tant de force et d'activité? Cela était au moins digne de remarque. Mais ce qui m'étonna encore plus, c'est ce que j'éprouvai en moi-même: je n'eus aucun sentiment de peur, mais une répugnance, un dégoût invincible. Je passai mon chemin sans qu'elle tournât la tête. Ce ne fut qu'en arrivant chez moi que je pensai aux sorcières des lavoirs, et alors, j'eus très-peur, j'en conviens franchement, et rien au monde ne m'eût décidé à revenir sur mes pas.
Une seconde fois, le même ami passait auprès des étangs de Thevet, vers deux heures du matin. Il venait de Linières, où il assure qu'il n'avait ni mangé ni bu, circonstance que je ne saurais garantir; il était seul, en cabriolet, suivi de son chien. Son cheval étant fatigué, il mit pied à terre à une montée et se trouva au bord de la route près d'un fossé où trois femmes lavaient, battaient et tordaient avec une grande activité, sans rien dire. Son chien se serra tout à coup contre lui sans aboyer. Il passa sans trop regarder; mais à peine eut-il fait quelques pas, qu'il entendit marcher derrière lui et que la lune dessina à ses pieds une ombre très-allongée. Il se retourna et vit une de ces femmes qui le suivait. Les deux autres venaient à quelque distance comme pour appuyer la première.
—Cette fois, dit-il, je pensai bien aux lavandières; mais j'eus une autre émotion que la première fois. Ces femmes étaient d'une taille si élevée et celle qui me suivait avait tellement les proportions, la figure et la démarche d'un homme, que je ne doutai pas un instant d'avoir affaire à des plaisants de village, malintentionnés peut-être. J'avais une bonne trique à la main. Je me retournai en disant:
«—Que me voulez-vous?
«Je ne reçus point de réponse; et, ne me voyant pas attaqué, n'ayant pas de prétexte pour attaquer moi-même, je fus forcé de regagner mon cabriolet, qui était assez loin devant moi, avec cet être désagréable sur mes talons. Il ne me disait rien et semblait se faire un malin plaisir de me tenir sous le coup d'une attaque. Je tenais toujours mon bâton prêt à lui casser la mâchoire au moindre attouchement; et j'arrivai ainsi à mon cabriolet avec mon poltron de chien, qui ne disait mot et qui y sauta avec moi. Je me retournai alors, et, quoique j'eusse entendu jusque-là des pas sur les miens et vu une ombre marcher à côté de moi, je ne vis personne. Seulement, je distinguai, à trente pas environ en arrière, à la place où je les avais vues laver, ces trois grandes diablesses sautant, dansant et se tordant comme des folles sur le revers du fossé.
Je vous donne cette histoire pour ce qu'elle vaut; mais elle m'a été racontée de très-bonne foi, et vous le garantis. Mettez cela en partie au chapitre des hallucinations.
L'orme Râteau est un arbre magnifique, qui existait, dit-on, déjà grand et fort, au temps de Charles VII. Comme un orme qu'il est, il n'a pas de loin une grande apparence, et son branchage affecte assez la forme du râteau, dont il porte le nom. Mais ce n'est là qu'une coïncidence fortuite avec la légende traditionnelle qui l'a baptisé. De près, il devient imposant par sa longue tige élancée, sillonnée de la foudre et plantée comme un monument à un vaste carrefour des chemins communaux. Ces chemins, larges comme des prairies, incessamment tondus par les troupeaux du prolétaire, sont couverts d'une herbe courte, où la ronce et le chardon croissent en liberté. La plaine est ouverte à une grande distance, fraîche quoique nue, mais triste et solennelle malgré sa fertilité. Une croix de bois est plantée sur un piédestal de pierre qui est le dernier vestige de quatre statues fort anciennes disparues depuis la révolution de 93. Cette décoration monumentale dans un lieu si peu fréquenté atteste un respect traditionnel; et les paysans des environs ont une telle opinion de l'orme Râteau, qu'ils prétendent qu'on ne peut l'abattre, parce qu'il est sur la carte de Cassini. Mais ce chemin communal, abandonné aujourd'hui aux piétons, et que traverse à de rares intervalles le cheval d'un meunier ou d'un gendarme, était jadis une des grandes voies de communication de la France centrale. On l'appelle encore aujourd'hui le chemin des Anglais. C'était la route militaire, le passage des armées que franchit l'invasion, et que Duguesclin leur fit repasser l'épée dans le dos, après avoir délivré Sainte-Sévère, la dernière forteresse de leur occupation.
Ce détail n'est consigné dans aucune histoire, mais la tradition est là qui en fait foi; et maintenant, voici la légende de l'orme Râteau, qui est jolie, malgré la nature des animaux qui y jouent leur rôle.
Un jeune garçon gardait un troupeau de porcs autour de l'orme Râteau. Il regardait du côté de la Châtre, lorsqu'il vit accourir une grande bande armée qui dévastait les champs, brûlait les chaumières, massacrait les paysans et enlevait les femmes. C'étaient les Anglais, qui descendaient de la Marche sur le Berry et qui s'en allaient ravager Saint-Chartier. Le porcher éloigna son troupeau, se tint à distance et vit passer l'ennemi comme un ouragan. Quand il revint sous l'orme avec son troupeau, la peur qu'il avait ressentie fit place à une grande colère contre les Anglais et contre lui-même.
—Quoi! pensa-t-il, nous nous laissons abîmer ainsi sans nous défendre?... Nous sommes trop lâches! Il y faut aller!
Et, s'approchant de la statue de saint Antoine, qui était une des quatre autour de l'orme:
—Bon saint Antoine, lui dit-il, il faut que j'aille contre ces Anglais, et je n'ai pas le temps de rentrer mes bêtes. Pendant ce temps-là, ces méchants-là nous feraient trop de mal. Prends mon bâton, bon saint, et veille sur mes porcs pendant trois jours et trois nuits; je te les donne en garde.
Là-dessus, le jeune gars mit sa binette de porcher (qui est un court bâton avec un triangle de fer au bout) dans les mains de la statue, et, jetant là ses sabots, s'en courut à Saint-Chartier, où, pendant trois jours et trois nuits, il fit rage contre les Anglais avec les bons garçons de l'endroit, soutenus des bons hommes d'armes de France. Puis, quand l'ennemi fut chassé, il s'en revint à son troupeau; il compta ses porcs, et pas un ne manquait; et cependant il avait passé là bien des traînards, bien des pillards et bien des loups attirés par l'odeur du carnage. Le jeune porcher reprit à saint Antoine son sceptre rustique, le remercia à genoux, et, sans rêver les hautes destinées et la grande mission de Jeanne Darc, content d'avoir au moins donné son coup de main à l'oeuvre de délivrance, il garda ses cochons comme devant.
Une autre tradition plus confuse attribue à l'orme Râteau une moins bénigne influence. Des enfants, saisis de vertige, auraient eu l'horrible idée de jouer leur vie aux petits palets et auraient enterré vivant le perdant sous la pierre de saint Antoine.
Mais voici la légende principale et toujours en crédit de l'orme Râteau. Un monsieur s'y promène la nuit; il en fait incessamment le tour. On le voit là depuis que le monde est monde. Quel est-il? Nul ne le sait. Il est vêtu de noir, et il a vingt pieds de haut. C'est un monsieur, car il suit les modes; on l'a vu au siècle dernier en habit noir complet, culotte courte, souliers à boucles, l'épée au côté; sous le Directoire, on l'a vu en oreilles de chien et en large cravate. Aujourd'hui, il s'habille comme vous et moi; mais il porte toujours son grand râteau sur l'épaule, et gare aux jambes des gens ou des bêtes qui passent dans son ombre. Du reste, pas méchant homme, et ne se faisant connaître qu'à ceux qui ont le secret.
Si vous n'y croyez, allez-y voir. Nous y avons été à l'heure solennelle du lever de la lune; nous l'avons appelé par tous les noms possibles, en lui disant toujours monsieur, très-poliment; mais nous n'avons pas trouvé le nom auquel il lui plaît de répondre, car il n'est pas venu; et, d'ailleurs, il n'aime pas la plaisanterie, et, pour le voir, il faut avoir peur de lui.
Si vous aimez ces contes populaires et si vous voulez chercher plus sérieusement leur origine, lisez un livre à la fois très-savant et très-amusant, qui est l'ouvrage d'une femme, la Normandie romanesque et merveilleuse, par mademoiselle Amélie Bosquet; vous y retrouverez toutes les légendes de la France et celles de votre endroit par conséquent. Vous y apprendrez toute l'histoire des superstitions humaines, variant seulement par quelques détails, selon les localités: ceci est la preuve que l'humanité est encore bien près de son berceau, ou qu'elle est bien tenace et bien uniforme dans son aptitude à passer par le même chemin et à se nourrir des mêmes idées.
Nous avons montré les souvenirs de l'antiquité modifiés dans les idées ou dans les rêves de la race berrichonne par l'influence du christianisme primitif et du moyen âge. Il y a là un monde de fantaisies perdu pour les classes éclairées, et qui tend aussi à s'effacer de la croyance et de la mémoire des classes rustiques. Il n'est donc pas sans intérêt de recueillir les fragments, épars dans toutes les provinces de France, de cette poésie terrible, riante ou burlesque, qui, dans un demi-siècle peut-être, n'aura plus ni bardes, ni rapsodes, ni adeptes.
L'Allemagne passe pour être la terre classique du fantastique. Cela tient à ce que des écrivains anciens et modernes ont fixé la légende dans le poëme, le conte et la ballade. Notre littérature française, depuis le siècle de Louis XIV surtout, a rejeté cet élément comme indigne de la raison humaine et de la dignité philosophique. Le romantisme a fait de vains efforts pour dérider notre scepticisme; nous n'avons su qu'imiter la fantaisie allemande. Le merveilleux slave, bien autrement grandiose et terrifiant, nous a été révélé par des traductions incomplètes qui ne sont pas devenues populaires. On n'a pas osé imiter chez nous des sabbats lugubres et sanglants comme ceux d'Adam Mickiewicz.
La France populaire des campagnes est tout aussi fantastique cependant que les nations slaves ou germaniques; mais il lui a manqué, il lui manquera probablement un grand poëte pour donner une forme précise et durable aux élans, déjà affaiblis, de son imagination.
Une seule province de France est à la hauteur, dans sa poésie, de ce que le génie des plus grands poëtes et celui des nations les plus poétiques ont jamais produit: nous oserons dire qu'elle les surpasse. Nous voulons parler de la Bretagne. Mais la Bretagne, il n'y a pas longtemps que c'est la France. Quiconque a lu les Barza-Breiz, recueillis et traduits par M. de la Villemarqué, doit être persuadé avec moi, c'est-à-dire pénétré intimement de ce que j'avance. Le Tribut de Nomenoé est un poëme de cent quarante vers, plus grand que l'Iliade, plus complet, plus beau, plus parfait qu'aucun chef-d'oeuvre sorti de l'esprit humain. La Peste d'Éliant, les Nains, Desbreiz et vingt autres diamants de ce recueil breton attestent la richesse la plus complète à laquelle puisse prétendre une littérature lyrique. Il est même fort étrange que cette littérature, révélée à la nôtre par une publication qui est dans toutes les mains depuis plusieurs années, n'y ait pas fait une révolution. Macpherson a rempli l'Europe du nom d'Ossian; avant Walter Scott, il avait mis l'Écosse à la mode. Vraiment, nous n'avons pas assez fêté notre Bretagne, et il y a encore des lettrés qui n'ont pas lu les chants sublimes devant lesquels, convenons-en, nous sommes comme des nains devant des géants. Singulières vicissitudes que subissent le beau et le vrai dans l'histoire de l'art!
Qu'est-ce donc que cette race armoricaine qui s'est nourrie, depuis le druidisme jusqu'à la chouannerie, d'une telle moelle? Nous la savions bien forte et fière, mais pas grande à ce point avant qu'elle eût chanté à nos oreilles. Génie épique, dramatique, amoureux, guerrier, tendre, triste, sombre, moqueur, naïf, tout est là! Et au-dessus de ce monde de l'action et de la pensée plane le rêve: les sylphes, les gnomes, les djinns de l'Orient, tous les fantômes, tous les génies de la mythologie païenne et chrétienne voltigent sur ces têtes exaltées et puissantes. En vérité, aucun de ceux qui tiennent une plume ne devrait rencontrer un Breton sans lui ôter son chapeau.
Nous voici bien loin de notre humble Berry, où j'ai pourtant retrouvé, dans la mémoire des chanteurs rustiques, plusieurs romances et ballades exactement traduites, en vers naïfs et bien berrichons, des textes bretons publiés par M. de la Villemarqué. Revendiquerons-nous la propriété de ces créations, et dirons-nous qu'elles ont été traduites du berrichon dans la langue bretonne? Non.—Elles portent clairement leur brevet d'origine en tête. Le texte dit: En revenant de Nantes, etc.
Et ailleurs: Ma famille de Nantes, etc.
Le Berry a sa musique, mais il n'a pas sa littérature, ou bien elle s'est perdue comme aurait pu se perdre la poésie bretonne si M. de la Villemarqué ne l'eût recueillie à temps. Ces richesses inédites s'altèrent insensiblement dans la mémoire des bardes illettrés qui les propagent. Je sais plusieurs complaintes et ballades berrichonnes qui n'ont plus ni rime ni raison, et où, ça et là, brille un couplet d'une facture charmante, qui appartient évidemment à un texte original affreusement corrompu quant au reste.
Pour être privée de ses archives poétiques, l'imagination de nos paysans n'est pas moins riche que celle des Allemands, et ce sens particulier de l'hallucination dont j'ai parlé l'atteste suffisamment.
Une des plus singulières apparitions est celle des meneurs de nuées, autour des mares ou au beau milieu des étangs. Ces esprits nuisibles se montrent aux époques des débordements de rivières, et provoquent le fléau des pluies torrentielles intempestives. Autant qu'on peut saisir leurs formes vagues dans la trombe qu'ils soulèvent, on reconnaît parmi eux, assez souvent, des gens mal famés dans le pays, des gens qui ne possèdent rien, bien entendu, sur la terre du bon Dieu, et qui ne souhaitent que le mal des autres. Réunis aux génies des nuages, armés de pelles ou de balais, vêtus de haillons fangeux et incolores, ils s'agitent frénétiquement, ils dansent et enragent, comme disent les ballades bretonnes; et le voyageur attardé qui les aperçoit sur les flaques brumeuses semées dans les landes désertes, doit se hâter de gagner son gîte, sans les déranger et sans leur montrer qu'il les a vus. Certainement ils se mettraient, en bourrasque, à ses trousses, et il n'y ferait pas bon.
On est étonné de voir combien les scènes de la nature impressionnent le paysan. Il semblerait qu'elles doivent agir davantage sur l'imagination des habitants des villes, et que l'homme, accoutumé dès son enfance à errer ou à travailler le jour et la nuit dans une même localité, en connaît si bien les détails et les différents aspects, qu'il ne puisse plus y ressentir ni étonnement ni trouble. C'est tout le contraire: le braconnier qui, depuis quarante ans, chasse au collet ou à l'affût, à la nuit tombante, voit les animaux même dont il est le fléau, prendre, dans le crépuscule, des formes effrayantes pour le menacer. Le pêcheur de nuit, le meunier qui vit sur la rivière même, peuplent de fantômes les brouillards argentés par la lune; l'éleveur de bestiaux qui s'en va lier les boeufs ou conduire les chevaux au pâturage, après la chute du jour ou avant son lever, rencontre dans sa haie, dans son pré, sur ses bêtes même, des êtres inconnus, qui s'évanouissent à son approche, mais qui le menacent en fuyant. Heureuses, selon nous, ces organisations primitives, à qui sont révélés les secrets du monde surnaturel, et qui ont le don de voir et d'entendre de si étranges choses! Nous avons beau faire, nous autres, écouter des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, nous battre les flancs pour y croire, courir la nuit dans les lieux hantés par les esprits, attendre et chercher la peur inspiratrice, mère des fantômes, le diable nous fuit comme si nous étions des saints: Lucifer défend à ses milices de se montrer aux incrédules.
Les animaux sorciers ne sont pas rares: c'est pourquoi il faut faire attention à ce qu'on dit devant certains d'entre eux. Un métayer de nos environs voyait tous les jours un vieux lièvre s'arrêter à peu de distance de lui, se lécher les pattes, et le regarder d'un air narquois; or, ce métayer finit, en y faisant bien attention, par reconnaître son propriétaire sous le déguisement dudit lièvre. Il lui ôta son chapeau, pour lui faire entendre qu'il n'était point sa dupe et que la plaisanterie était inutile. Mais le bourgeois, qui était malin, parut ne pas comprendre, et continua à le surveiller sous cette apparence.
Cela fâcha le métayer, qui était honnête homme, et que le soupçon blessait d'autant plus, que son maître, lorsqu'il venait chez lui sous figure de chrétien, ne lui marquait aucune méfiance. Il prit son fusil un beau soir, comptant bien lui faire peur, et le corriger de cette manie de faire le lièvre. Il essaya même de le coucher en joue; mais la preuve que cet animal n'était pas plus lièvre que vous et moi, c'est que le fusil ne l'inquiéta nullement, et qu'il se mit à rire.
—Ah çà! écoutez, not' maître! s'écria le brave homme perdant patience; ôtez-vous de là, ou, aussi vrai que j'ai reçu le baptême, je vous flanque mon coup de fusil.
M. Trois-Étoiles ne se le fit pas dire deux fois: il vit que le paysan était émalicé tout de bon, et, prenant la fuite, il ne reparut plus.
On a vu souvent des animaux de ce genre, frappés et blessés, disparaître également; mais, le lendemain, la personne soupçonnée ne se montrait pas, et, si on allait chez elle, on la trouvait au lit, fort endommagée. On aurait pu retirer de son corps le plomb qui était entré dans celui de la bête, car, aussi vrai que ces choses se sont vues, c'était le même plomb.
Un animal plus incommode encore que ceux qui espionnent l'ouvrier des champs, c'est celui qui se fait porter. Celui-là est un ennemi déclaré, qui n'écoute rien, et qui se montre sous diverses formes, quelquefois même sous celle d'un homme tout pareil à celui auquel il s'adresse. En se voyant ainsi face à face avec son sosie, on est fort troublé, et, quelque résistance qu'on fasse, il vous saute sur les épaules. D'autres fois, on sent son poids qui est formidable, sans rien voir et sans rien entendre. La plus mauvaise de ces apparitions est celle de la levrette blanche. Quand on l'aperçoit, d'abord elle est toute petite; mais elle grandit peu à peu, elle vous suit, elle arrive à la taille d'un cheval et vous monte sur le dos. Il est avéré qu'elle pèse deux ou trois mille livres; mais il n'y a point à s'en défendre, et elle ne vous quitte que quand vous apercevez la porte de votre maison. C'est quand on s'est attardé au cabaret qu'on rencontre cette bête maudite. Bien heureux quand elle n'est pas accompagnée de deux ou trois feux follets qui vous entraînent dans quelque marécage ou rivière pour vous y faire noyer.
La cocadrille, bien connue au moyen âge, existe encore dans les ruines des vieux manoirs. Elle erre sur les ruines la nuit, et se tient cachée le jour dans la vase et les roseaux. Si on l'aperçoit alors, on ne s'en méfie point, car elle a la mine d'un petit lézard; mais ceux qui la connaissent ne s'y trompent guère et annoncent de grandes maladies dans l'endroit, si on ne réussit à la tuer avant qu'elle ait vomi son venin. Cela est plus facile à dire qu'à faire. Elle est à l'épreuve de la balle et du boulet, et, prenant des proportions effrayantes d'une nuit à l'autre, elle répand la peste dans tous les endroits où elle passe. Le mieux est de la faire mourir de faim, ou de la dégoûter du lieu qu'elle habite en desséchant les fosses et les marais à eaux croupissantes. La maladie s'en va avec elle.
Le follet, fadet ou farfadet, n'est point un animal, bien qu'il lui plaise d'avoir des ergots et une tête de coq; mais il a le corps d'un petit homme, et, en somme, il n'est ni vilain ni méchant, moyennant qu'on ne le contrariera pas. C'est un pur esprit, un bon génie connu en tout pays, un peu fantasque, mais fort actif et soigneux des intérêts de la maison. En Berry, il n'habite pas le foyer, il ne fait pas l'ouvrage des servantes, il ne devient pas amoureux des femmes. Il hante quelquefois les écuries comme ses confrères d'une grande partie de la France; mais c'est la nuit, au pâturage, qu'il prend particulièrement ses ébats. Il y rassemble les chevaux par troupes, se cramponne à leur crinière, et les fait galoper comme des fous à travers les prés. Il ne paraît pas se soucier énormément des gens à qui ces chevaux appartiennent. Il aime l'équitation pour elle-même; c'est sa passion, et il prend en amitié les animaux les plus ardents et les plus fougueux. Il les fatigue beaucoup, car on les trouve en sueur quand il s'en est servi; mais il les frotte et les panse avec tant de soin, qu'ils ne s'en portent que mieux. Chez nous, on connaît parfaitement les chevaux pansés du follet. Leur crinière est nouée par lui de milliards de noeuds inextricables.
C'est une maladie du crin, une sorte de plique chevaline, assez fréquente dans nos pâturages. Ce crin est impossible à démêler, cela est certain; mais il est certain aussi qu'on peut le couper sans que l'animal en souffre, et que c'est le seul parti à prendre.
Les paysans s'en gardent bien. Ce sont les étriers du follet; et, s'il ne les trouvait plus pour y passer ses petites jambes, il pourrait tomber; et, comme il est fort colère, il tuerait immédiatement la pauvre bête tondue.
Le ministère de l'instruction publique va faire publier le recueil des chants populaires de la France. C'est une très-bonne idée, dont la réalisation devenait nécessaire; mais cela arrive bien tard, nous le craignons. Pour que la recherche fût tant soit peu complète, il faudrait envoyer dans chaque province une personne compétente, exclusivement chargée de ce soin. Les lettrés ou amateurs que l'on va consulter apporteront les récoltes du hasard. Qui donc aura eu le temps et la patience de reconstruire, parmi cent versions altérées d'une chose intéressante, le type primitif? S'il s'agit de recueillir le plus de poésies inédites qu'il sera possible, et, selon nous, toute l'importance, toute l'utilité de cette publication est là, le travail demanderait plusieurs années ou un grand nombre d'explorateurs. Les commentateurs ne manqueront pas; mais les véritables découvertes seront fort rares ou fort incomplètes, si l'on ne procède consciencieusement et par des recherches toutes spéciales.
Notre avis est que la publication du texte musical serait indispensable. Dans la chanson populaire, les paroles se passent si peu de l'air, que, si vous les lisez, elles ne vous disent rien, tandis qu'elles vous surprennent, vous charment ou vous exaltent si vous les entendez chanter. C'est là, d'ailleurs, qu'il y aurait, à coup sûr, des merveilles à découvrir et à sauver du néant qui va les atteindre. La musique a toujours été plus négligée que la littérature par les gouvernements. Elle n'a pas d'archives; combien de chefs-d'oeuvre de maîtres inconnus ont péri et périront chaque jour! sans parler de chefs-d'oeuvre d'illustres maîtres qui n'ont jamais paru, et qui disparaîtront entièrement, faute d'une initiative ministérielle! La spéculation ne fera jamais ce travail de recherche consciencieuse, et jamais ne s'exposera au risque le plus insignifiant pour déterrer les trésors oubliés.
Quoi qu'on en dise, il y a pour les arts, comme pour tous les progrès, des travaux que l'État seul peut entreprendre et diriger, tant que les artistes et les industriels n'auront pas de véritables corporations.
Mais nous voici bien loin de notre sujet; rentrons-y en disant que les paysans sont de grands enfants et de vrais fous, peut-être; mais qu'il n'y a pas de vraie poésie sans un certain dérèglement d'imagination et beaucoup de naïveté.
Le sujet n'est pas épuisé, il est peut-être inépuisable; car chaque jour amène une révélation, et arrache à ce vieux monde de superstitions, qui dure encore au fond des campagnes, un aveu de ses croyances, de ses terreurs, de sa poésie.
Un de mes compatriotes berrichons, M. Laisnel de la Salle, a publié dans ces derniers temps (dans le Moniteur de l'Indre) une série d'excellents articles, qui, réunis en volume, constitueront une histoire spéciale de cette face de la vie rustique et prolétaire: les Traditions, Préjugés, Dictons et Locutions populaires de nos localités. Cet ouvrage n'est pas un résumé de fantaisies, c'est une recherche consciencieuse de faits acquis à la croyance ou à l'habitude générale de nos hameaux et petites villes; ce n'en est pas moins un travail qui amuse et intéresse sans fatiguer l'esprit un seul instant. Nous avons trouvé avec plaisir, dans un des chapitres de ce livre, une mention explicative du grand Bissêtre, dont nous avions beaucoup entendu parler sans pouvoir deviner son origine, bien simple cependant. Mais les explications simples arrivent, on le sait, quand on est las de tirer par les cheveux les commentaires extravagants, et je n'en avais fait que de ceux-là.
«Aux environs de la Châtre, dit notre auteur, le peuple croit qu'une sorte de génie malfaisant (qu'il appelle le grand Bissêtre) préside aux événements qui ont lieu dans les années bissextiles. On dit que, lorsqu'une femme accouche dans l'année où le Bissêtre saute elle met immanquablement au monde une fille ou deux jumeaux, et reste sept ans sans avoir d'enfants.
«À Dijon, en ces sortes d'années,» dit la Monnoye, «le vulgaire pense que Bissêtre cor (court), et qu'ainsi on ne doit rien entreprendre d'important.»
«Bissêtre est donc un vieux mot dérivé de Bissexte, et était synonyme de malheur, infortune.
L'an en sera tout desbauchiet.»
(Molinet.—Le Calendrier.)
«Cette année était bissextile, et le Bissexte tomba de fait sur les traîtres.» (Orderic Vital, lib. XIII.)
«La mauvaise influence de l'année bissextile était proverbiale au moyen âge. Cette superstition remonte aux Romains.—Voyez Macrobe.» (Génin, Lexique comparé.)
«Bissêtre signifie aussi, dans notre patois, enfant vif et turbulent, enfant terrible.»
Dans certaines campagnes, le Bissêtre, et c'est ce qui nous avait empêché de songer à l'année bissextile, n'est pas obligé de courir à certaines époques. Il court les champs, les étangs, les marécages, d'où il fait sortir les pestilences et mauvaises fièvres.
La poule noire est consacrée, dans presque toute la France, aux incantations nocturnes. Chez nous, la manière dont M. Laisnel de la Salle raconte son emploi est à peu près identique dans toute la vallée Noire.
«Ordinairement, dit-il, lorsque les paysans veulent avoir une entrevue avec le diable, ils se rendent à minuit à l'embranchement de quatre chemins, et, là, tenant la poule, ils crient par trois fois:
«—Qui veut acheter ma poule noire?
«J'ignore ce que les anciens pensaient de la poule noire; mais je sais qu'ils appelaient un homme heureux gallinæ filius albæ.»
Après M. Laisnel de la Salle, on n'a plus qu'à glaner; mais on glane longtemps dans un champ aussi fertile que celui de l'imagination populaire.
Le casseux de bois est le fantôme des forêts. On n'a pas l'esprit bien tranquille quand on va faire, de nuit, sa provision de fagots sur la terre du prochain. C'est alors que l'on entend des bruits étranges de chouettes effrayées et de branches cassées par la course des sangliers dans les taillis; c'est alors que, par un temps calme, on sent venir un rapide et inexplicable ouragan qui rase le sol et brise au pied les jeunes arbres; c'est alors que, marchant de tige en tige, à fantastiques enjambées, le gnome à la longue chevelure vient vous dire: «Que fais-tu là?»
Nous avons parlé déjà quelque part du ramasseux de rosée, un propriétaire matinal qui promène sur les prairies un chiffon au moyen duquel toute l'humidité d'un pré passe dans le sien. Mais il ne faut pas croire qu'il suffirait d'imiter cette simple opération pour obtenir d'aussi magnifiques résultats. D'abord, on n'est jamais bien certain quand, à travers la brume blanchâtre, on aperçoit l'opérateur, que ce soit un sorcier ou son domestique, c'est-à-dire le démon qui le sert, et qui s'habille à sa ressemblance. Dans tous les cas, il faut être bien savant pour faire sa fortune de cette manière.
Il n'y a pas longtemps que nous avons découvert chez nous le lubin d'origine normande dont nous avait parlé mademoiselle Amélie Bosquet dans son excellent livre; mais, dans nos champs, au lieu de hanter les cimetières, ce farfadet se montre favorable aux moissons, et sème derrière les bons laboureurs; pourtant il ne faudrait pas le contrarier, car il pourrait bien semer du bédouin et de l'ivraie à la place de froment, si c'était son idée.
Le lupeux est un être franchement désagréable. Un de nos amis, parcourant les steppes marécageux de la Brenne avec un guide, entendit non loin de lui, dans le crépuscule du soir, une voix humaine assez douce, qui, d'un ton enjoué, ou plutôt goguenard, répétait de place en place: Ah! ah! Il regarda de tous côtés, ne vit rien, et dit à l'indigène qui l'accompagnait:
—Voilà quelqu'un de bien étonné. Est-ce à cause de nous?
Le guide ne répondit rien. Ils continuent à marcher. La voix les suivait, et, a chaque mouvement que faisait notre ami, s'écriait: Ah! ah! d'une manière si moqueuse et si gaie, qu'il ne put s'empêcher de rire en lui répondant:
—Eh bien, quoi donc?
—Taisez-vous, pour l'amour du bon Dieu, lui dit son guide en lui serrant le bras; ne lui parlez pas, n'ayez pas l'air de l'entendre. Si vous lui répondez encore une fois, nous sommes perdus.
Notre ami, qui connaît bien les terreurs du paysan, ne s'obstina pas, et, quand ils furent assez loin de l'invisible persifleur:
—Ah çà! lui dit-il, c'est un oiseau, une espèce de chouette?
—Ah bien, oui, dit l'autre, un bel oiseau! C'est le lupeux! Ça commence par rire; ça vous tire de votre chemin, ça vous emmène, et puis ça se fâche et ça vous noie dans les fondrières.
Nous demanderons à M. Laisnel de la Salle de nous parler du lupeux, et de retrouver l'étymologie du nom, qui presque toujours le met avec succès sur la trace originaire de la tradition.
La nuit de Noël est, en tout pays, la plus solennelle crise du monde fantastique. Toujours, par suite de ce besoin qu'éprouvent les hommes primitifs de compléter le miracle religieux par le merveilleux de leur vive imagination, dans tous les pays chrétiens, comme dans toutes les provinces de France, le coup de minuit de la messe de Noël ouvre les prodiges du sabbat, en même temps qu'il annonce la commémoration de l'ère divine. Le ciel pleut des bienfaits à cette heure sacrée; aussi l'enfer vaincu, voulant disputer encore au Sauveur la conquête de l'humanité, vient-il s'offrir à elle pour lui donner les biens de la terre, sans même exiger en échange le sacrifice du salut éternel: c'est une flatterie, une avance gratuite que Satan fait à l'homme. Le paysan pense qu'il peut en profiter. Il est assez malin pour ne pas se laisser prendre au piége; il se croit bien aussi rusé que le diable, et il ne se trompe guère.
Dans notre vallée Noire, le métayer fin, c'est-à-dire savant dans la cabale et dans l'art de faire prospérer le bestiau par tous les moyens naturels et surnaturels, s'enferme dans son étable au premier coup de la messe; il allume sa lanterne, ferme toutes ses huisseries avec le plus grand soin, prépare certains charmes, que le secret lui révèle, et reste là, seul de chrétien, jusqu'à la fin de la messe.
Dans ma propre maison, à moi qui vous raconte ceci, la chose se passe ainsi tous les ans, non pas sous nos yeux, mais au su de tout le monde, et de l'aveu même des métayers.
Je dis: Non pas sous nos yeux, car le charme est impossible si un regard indiscret vient le troubler. Le métayer, plus défiant qu'il n'est possible d'être curieux, se barricade de manière à ne pas laisser une fente; et, d'ailleurs, si vous êtes là quand il veut entrer dans l'étable, il n'y entrera point; il ne fera pas sa conjuration, et gare aux reproches et aux contestations s'il perd des bestiaux dans l'année: c'est vous qui lui aurez causé le dommage.
Quant à sa famille, à ses serviteurs, à ses amis et voisins, il n'y a pas de risque qu'ils le gênent dans ses opérations mystérieuses. Tous convaincus de l'utilité souveraine de la chose, ils n'ont garde d'y apporter obstacle. Ils s'en vont bien vite à la messe, et ceux que leur âge ou la maladie retient à la maison ne se soucient nullement d'être initiés aux terribles émotions de l'opération. Ils se barricadent de leur côté, frissonnant dans leur lit si quelque bruit étrange fait hurler les chiens et mugir les troupeaux.
Que se passe-t-il donc alors entre le métayer fin et le bon compère Georgeon? Qui peut le dire? Ce n'est pas moi; mais bien des versions circulent dans les veillées d'hiver, autour des tables où l'on casse les noix pour le pressoir; bien des histoires sont racontées, qui font dresser les cheveux sur la tête.
D'abord, pendant la messe de minuit, les bêtes parlent, et le métayer doit s'abstenir d'entendre leur conversation. Un jour, le père Casseriot, qui était faible à l'endroit de la curiosité, ne put se tenir d'écouter ce que son boeuf disait à son âne.
—Pourquoi que t'es triste, et que tu ne manges point? disait le boeuf.
—Ah! mon pauvre vieux, j'ai un grand chagrin, répondit l'âne. Jamais nous n'avons eu si bon maître, et nous allons le perdre!
—Ce serait grand dommage, reprit le boeuf, qui était un esprit calme et philosophique.
—Il ne sera plus de ce monde dans trois jours, reprit l'âne, dont la sensibilité était plus expansive, et qui avait des larmes dans la voix.
—C'est grand dommage, grand dommage! répliqua le boeuf en ruminant.
Le père Casseriot eut si grand'peur, qu'il oublia de faire son charme, courut se mettre au lit, y fut pris de fièvre chaude, et mourut dans les trois jours.
Le valet de charrue Jean, de Chassignoles, a vu une fois, au coup de l'élévation de la messe, les boeufs sortir de l'étable en faisant grand bruit, et se jetant les uns contre les autres, comme s'ils étaient poussés d'un aiguillon vigoureux; mais il n'y avait personne pour les conduire ainsi, et ils se rendirent seuls à l'abreuvoir, d'où, après avoir bu d'une soif qui n'était pas ordinaire, ils rentrèrent à l'étable avec la même agitation et la même obéissance. Curieux et sceptique, il voulut en savoir le fin mot. Il attendit sous le portail de la grange, et en vit sortir, au dernier coup de la cloche, le métayer, son maître, reconduisant un homme qui ne ressemblait à aucun autre homme, et qui lui disait:
—Bonsoir, Jean; à l'an prochain!
Le valet de charrue s'approcha pour le regarder de plus près; mais qu'était-il devenu? Le métayer était tout seul, et, voyant l'imprudent:
—Par grand bonheur, mon gars, lui dit-il, que tu ne lui as point parlé; car, s'il avait seulement regardé de ton côté, tu ne serais déjà plus vivant à cette heure!
Le valet eut si grand'peur, que jamais plus il ne s'avisa de regarder quelle main mène boire les boeufs pendant la nuit de Noël.
III
LES TAPISSERIES DU CHÂTEAU DE BOUSSAC
Le Berry n'est pas ce qu'on le juge quand on l'a traversé seulement par les routes royales, dans ses parties plates et tristes, de Vierzon à Châteauroux, à Issoudun ou à Bourges. C'est vers la Châtre qu'il prend du style et de la couleur; c'est vers ses limites avec la Marche qu'il devient pittoresque et vraiment beau.
En remontant l'Indre jusque vers les hauteurs où il cache sa source, on arrive à Sainte-Sévère, ancienne ville bâtie en précipice sur le versant rapide au fond duquel coule la rivière. Jusqu'à nos jours, il était presque courageux de descendre la rue principale et de traverser le gué. À présent, routes et ponts se hâtent de rendre la circulation facile et sûre aux sybarites de la nouvelle génération. Sainte-Sévère est illustre dans les annales du Berry et dans celles de la France; c'est la dernière place de guerre qui fut arrachée aux Anglais sur notre ancien sol. Ils y soutinrent un assaut terrible, où le brave Duguesclin, aidé de ses bons hommes d'armes et des rudes gars de l'endroit les battit en brèche avec fureur. Ils furent forcés promptement de se rendre et d'évacuer la forteresse, qui élève encore ses ruines formidables et le squelette de sa grande tour sur un roc escarpé. Nous l'avons vue entière et fendue de haut en bas par une grande lézarde garnie de lierre; monument glorieux pour le pays, et superbe pour les peintres. Mais, durant l'avant-dernier hiver, la moitié de la tour fendue s'écroula tout à coup avec un fracas épouvantable, qui fut entendu à plusieurs lieues de distance. Telle qu'elle est maintenant, cette moitié de tour est encore belle et menaçante pour l'imagination; mais, comme elle est trop menaçante en réalité pour les habitations voisines, et surtout pour le nouveau château bâti au pied, il est probable qu'avant peu, soit par la main des hommes, soit par celle du temps, elle aura entièrement disparu. On a longtemps conservé dans l'église de Sainte-Sévère le dernier étendard arraché aux Anglais. Nous ignorons s'il y est encore; on nous a dit qu'il était conservé au château par M. le comte de Vilaines, dont le nouveau parc, jeté en pente abrupte sur le flanc du ravin, est une promenade admirable. Non loin de Sainte-Sévère, on entre, par Boussac, dans le département de la Creuse. Mais, jusqu'à Roul-Sainte-Croix, quatre lieues au delà; sur l'arête élevée des collines qui forment comme une limite naturelle aux deux provinces du Berry et de la Marche, on foule encore l'ancien sol berruyer. Les paysans parlent presque tous la langue d'oc et la langue d'oil, et, dans sa sauvagerie marchoise, la campagne conserve encore quelque chose de la naïveté berrichonne.
Boussac est un précipice encore plus accusé que Sainte-Sévère. Le château est encore mieux situé sur les rocs perpendiculaires qui bordent le cours de la petite Creuse. Ce castel, fort bien conservé, est un joli monument du moyen âge, et renferme des tapisseries qui mériteraient l'attention et les recherches d'un antiquaire.
J'ignore si quelque indigène s'est donné le soin de découvrir ce que représentent ou ce que signifient ces remarquables travaux ouvragés, longtemps abandonnés aux rats, ternis par les siècles, et que l'on répare maintenant à Aubusson avec succès. Sur huit larges panneaux qui remplissent deux vastes salles (affectées au local de la sous-préfecture), on voit le portrait d'une femme, la même partout, évidemment; jeune, mince, longue, blonde et jolie; vêtue de huit costumes différents, tous à la mode de la fin du XVe siècle. C'est la plus piquante collection des modes patriciennes de l'époque qui subsiste peut-être en France: habit du matin, habit de chasse, habit de bal, habit de gala et de cour, etc. Les détails les plus coquets, les recherches les plus élégantes y sont minutieusement indiqués. C'est toute la vie d'une merveilleuse de ce temps-là. Ces tapisseries, d'un beau travail de haute lisse, sont aussi une oeuvre de peinture fort précieuse, et il serait à souhaiter que l'administration des beaux-arts en fit faire des copies peintes avec exactitude pour enrichir nos collections nationales, si nécessaires aux travaux modernes des artistes.
Je dis des copies, parce que je ne suis pas partisan de l'accaparement un peu arbitraire, dans les capitales, des richesses d'art éparses sur le sol des provinces. J'aime à voir ces monuments en leur lieu, comme un couronnement nécessaire à la physionomie historique des pays et des villes. Il faut l'air de la campagne de Grenade aux fresques de l'Alhambra. Il faut celui de Nîmes à la Maison Carrée. Il faut de même l'entourage des roches et des torrents au château féodal de Boussac; et l'effigie des belles châtelaines est là dans son cadre naturel.
Ces tapisseries attestent une grande habileté de fabrication et un grand goût mêlés à un grand savoir naïf chez l'artiste inconnu qui en a tracé le dessin et indiqué les couleurs. Le pli, le mat et les lustrés des étoffes, la manière, ce qu'on appellerait aujourd'hui le chic dans la coupe des vêtements, le brillant des agrafes de pierreries, et jusqu'à la transparence de la gaze, y sont rendus avec une conscience et une facilité dont les outrages du temps et de l'abandon n'ont pu triompher.
Dans plusieurs de ces panneaux, une belle jeune enfant, aussi longue et ténue dans son grand corsage et sa robe en gaîne que la dame châtelaine, vêtue plus simplement, mais avec plus de goût peut-être, est représentée à ses côtés, lui tendant ici l'aiguière et le bassin d'or, là un panier de fleurs ou des bijoux, ailleurs l'oiseau favori. Dans un de ces tableaux, la belle dame est assise en pleine face, et caresse de chaque main de grandes licornes blanches qui l'encadrent comme deux supports d'armoiries. Ailleurs, ces licornes, debout, portent à leurs côtés des lances avec leur étendard. Ailleurs encore, la dame est sur un trône fort riche, et il y a quelque chose d'asiatique dans les ornements de son dais et de sa parure splendide.
Mais voici ce qui a donné lieu à plus d'un commentaire: le croissant est semé à profusion sur les étendards, sur le bois des lances d'azur, sur les rideaux, les baldaquins et tous les accessoires du portrait. La licorne et le croissant sont les attributs gigantesques de cette créature fine, calme et charmante. Or, voici la tradition.
Ces tapisseries viennent, on l'affirme, de la tour de Bourganeuf, où elles décoraient l'appartement du malheureux Zizim; il en aurait fait présent au seigneur de Boussac, Pierre d'Aubusson, lorsqu'il quitta la prison pour aller mourir empoisonné par Alexandre VI. On a longtemps cru que ces tapisseries étaient turques. On a reconnu récemment qu'elles avaient été fabriquées à Aubusson, où on les répare maintenant. Selon les uns, le portrait de cette belle serait celui d'une esclave adorée dont Zizim aurait été forcé de se séparer en fuyant à Rhodes; selon un de nos amis, qui est, en même temps, une des illustrations de notre province[2], ce serait le portrait d'une dame de Blanchefort, nièce de Pierre d'Aubusson, qui aurait inspiré à Zizim une passion assez vive, mais qui aurait échoué dans la tentative de convertir le héros musulman au christianisme. Cette dernière version est acceptable, et voici comment j'expliquerais le fait: lesdites tentures, au lieu d'être apportées d'Orient et léguées par Zizim à Pierre d'Aubusson, auraient été fabriquées à Aubusson par l'ordre de ce dernier, et offertes à Zizim en présent pour décorer les murs de sa prison, d'où elles seraient revenues, comme un héritage naturel, prendre place au château de Boussac. Pierre d'Aubusson, grand maître de Rhodes, était très-porté pour la religion, comme chacun sait (ce qui ne l'empêcha pas de trahir d'une manière infâme la confiance de Bajazet); on sait aussi qu'il fit de grandes tentatives pour lui faire abandonner la foi de ses pères. Peut-être espéra-t-il que son amour pour la demoiselle de Blanchefort opérerait ce miracle. Peut-être lui envoya-t-il la représentation répétée de cette jeune beauté dans toutes les séductions de sa parure, et entourée du croissant en signe d'union future avec l'infidèle, s'il consentait au baptême. Placer ainsi sous les yeux d'un prisonnier, d'un prince musulman privé de femmes, l'image de l'objet désiré, pour l'amener à la foi, serait d'une politique tout à fait conforme à l'esprit jésuitique. Si je ne craignais d'impatienter mon lecteur, je lui dirais tout ce que je vois dans le rapprochement ou l'éloignement des licornes (symboles de virginité farouche, comme on sait) de la figure principale. La dame, gardée d'abord par ces deux animaux terribles, se montre peu à peu placée sous leur défense, à mesure que les croissants et le pavillon turc lui sont amenés par eux. Le vase et l'aiguière qu'on lui présente ensuite ne sont-ils pas destinés au baptême que l'infidèle recevra de ses blanches mains? Et, lorsqu'elle s'assied sur le trône avec une sorte de turban royal au front, n'est-elle pas la promesse d'hyménée, le gage de l'appui qu'on assurait à Zizim pour lui faire recouvrer son trône, s'il embrassait le christianisme, et s'il consentait à marcher contre les Turcs à la tête d'une armée chrétienne? Peut-être aussi cette beauté est-elle la personnification de la France. Cependant, c'est un portrait, un portrait toujours identique, malgré ses diverses attitudes et ses divers ajustements. Je ne demanderais, maintenant que je suis sur la trace de cette explication, qu'un quart d'heure d'examen nouveau desdites tentures pour trouver, dans le commentaire des détails que ma mémoire omet ou amplifie à mon insu, une solution tout aussi absurde qu'on pourrait l'attendre d'un antiquaire de profession.
Car, après tout, le croissant n'a rien d'essentiellement turc, et on le trouve sur les écussons d'une foule de familles nobles en France. La famille des Villelune, aujourd'hui éteinte, et qui a possédé grand nombre de fiefs en Berry, avait des croissants pour blason. Ainsi nous avons cherché, et il reste à trouver: c'est le dernier mot à des questions bien plus graves.
À deux lieues de Boussac, à travers des sentiers de sable fin semé de rochers, et souvent perdus dans la bruyère, on arrive aux pierres Jomâtres, ou Jo-math, comme disent nos savants, ou Jomares, comme disent les rustiques. C'est un véritable cromlech gaulois, dont j'ai peut-être beaucoup trop parlé dans un roman intitulé Jeanne, mais que l'on peut toujours explorer avec intérêt, qu'on soit artiste ou savant. Le lieu est austère, découvert et imposant, sous un ciel vaste et jeté au sein d'une nature pâle et dépouillée qui a un grand cachet de solitude et de tristesse.
V
LES BORDS DE LA CREUSE
L'histoire des manoirs féodaux des bords de la Creuse n'offre, durant tout le moyen âge, qu'un série de petites guerres de voisin à voisin, et l'on pourrait dire de cousin à cousin. Il ne paraît pas que ces turbulents hobereaux aient pris souvent parti dans les grandes guerres civiles qui désolaient la France. Leurs exploits se tournaient vers les croisades, où plusieurs ont acquis du renom et dépensé leur bien. Aussitôt rentrés chez eux, ils n'avaient plus pour aliment à leur activité que les procès, presque toujours dénoués à main armée. Ils se mariaient dans le pays, c'est-à-dire que toutes les familles nobles étaient assez étroitement alliées les unes aux autres; mais il ne paraît pas que ce fût une raison pour s'entendre. Il n'est guère de succession qui n'ait donné lieu à des querelles, à des combats et à des assauts plus ou moins meurtriers.
Il résulte de la petitesse des intérêts personnels qui se sont débattus dans ces romantiques demeures, que l'histoire des châtellenies berruyères et marchoises, bien que très-agitée, est sans attrait réel. Quelques épisodes comiques, quelques discussions et conventions bizarres entre les couvents et les châteaux, à propos de redevances et de dîmes contestées, viennent seuls rompre la monotonie de ces éternelles escarmouches.
Après la féodalité, les vieilles forteresses prennent parti dans les guerres de religion, mais presque toujours avec un caractère de personnalité fort étroit. C'est pourquoi l'on peut dire que nul pays n'a moins d'histoire que le bas Berry. Le dernier siége que soutint le vieux manoir de Gargilesse fut livré contre un partisan du grand Condé. L'affaire dura vingt-quatre heures; un gendarme y fut blessé, la petite garnison se rendit faute de vivres. La puissance des hobereaux s'en allait pièce à pièce devant les idées et les besoins d'unité que Richelieu avait semés, et que les orgies de la Fronde ne pouvaient étouffer, comme leurs vieilles forteresses s'en allaient pierre à pierre devant les ressources nouvelles de l'artillerie de campagne. Richelieu avait décrété et commencé la destruction de tous ces nids de vautours; Louis XIV l'acheva.
Ce qui n'a pas du tout d'histoire, c'est le rivage agreste de cette partie de la Creuse encaissée entre deux murailles de micaschiste et de granit, depuis les rochers Martin jusqu'aux ruines de Châteaubrun. Là n'existe aucune voie de communication qui ait pu servir aux petites années des anciens seigneurs. Le torrent capricieux et tortueux, trop hérissé de rochers quand les eaux sont basses, trop impétueux quand elles s'engouffrent dans leurs talus escarpés, n'a jamais été navigable. On peut donc s'y promener à l'abri de ces réflexions, tristes et humiliantes pour la nature humaine, que font naître la plupart des lieux à souvenirs. Ces petits sentiers, tantôt si charmants quand ils se déroulent sur le sable fin du rivage ou parmi les grandes herbes odorantes des prairies, tantôt si rudes quand il faut les chercher de roche en roche dans un chaos d'écroulements pittoresques, n'ont été tracés que par les petits pieds des troupeaux et de leurs pâtours. C'est une Arcadie, dans toute la force du mot.
Si l'on suit la Creuse jusqu'à Croyent, où elle est encore plus encaissée et plus fortifiée par les rochers en aiguille, on en a pour une journée de marche dans ce désert enchanté. Une journée d'Arcadie au coeur de la France, c'est tout ce que l'on peut demander au temps où nous vivons.
Mais, quand nous disons ce désert, c'est dans un sens que nous devrions nous reprocher comme trop aristocratique, car ce pays est fréquenté par une population de pêcheurs, de meuniers et de gardeurs de troupeaux. Mais c'est assez l'habitude des gens qui ont la prétention d'appartenir à la civilisation, de se croire seuls quand ils n'ont affaire qu'à des esprits rustiques, étrangers à leurs préoccupations. Sans dédaigner en aucune façon ces êtres naïfs, et très-souvent excellents, on peut cependant dire avec quelque raison qu'ils font partie de la nature vierge qui leur sert de cadre. Ils ont pour nous le mérite de ne rien déranger à son harmonie et de ne pas voir au delà de ses étroits horizons. On n'a pas à craindre qu'ils ne racontent la légende du manoir dont les ruines se dressent au sommet de leurs collines. Ils l'ont si bien oubliée, qu'ils s'étonnent d'une question à ce sujet. Ils ont un mot qui résume pour eux toute l'histoire du monde; ce mot, c'est dans les temps, mot vague et mystérieux, qui couvre pour eux un abîme impénétrable, inutile à creuser, «Cet endroit a été habité dans les temps.—Dans les temps, on dit qu'il s'y est fait du mal.—Il paraît que, dans les temps, le monde se battait toujours.» N'en demandez pas davantage: le pourquoi et le comment n'existent pas.
On est donc très-étonné de trouver quelquefois, chez cet homme rustique, une certaine préoccupation et une certaine notion, que l'on pourrait appeler divinatoire, des événements primitifs dont la terre a été le théâtre et dont l'homme n'a pas été le témoin. Le paysan se demande quelquefois la cause de ces formes capricieuses et de ces accidents pittoresques qui tourmentent le sol sous ses pas. Il vous dit que le feu a tout cuit dans la terre, et que les pierres ont poussé, dans les temps, comme poussent maintenant les arbres; notion très-juste, à coup sûr, dans une région qui porte la trace de soulèvements considérables.
D'où vient cette tradition dans des esprits complètement incultes? Du raisonnement et de la comparaison. On se tromperait bien si l'on supposait que le paysan ne réfléchit pas. Il rêve plus qu'il ne pense, il est vrai; mais sa rêverie est pleine de hardiesses d'autant plus ingénieuses qu'elles ne sont pas entravées par les notions d'autrui.
Si une race d'hommes mérite le bonheur, c'est à coup sûr la race agricole. Ce bonheur serait si peu exigeant! Quand on regarde la frugalité de ses habitudes et que l'on écoute ses plaintes, on s'étonne du peu qu'il faudrait pour satisfaire l'ambition du paysan: celui-ci rêve de deux vaches qu'il pourrait mettre dans son pré; celui-là, d'un bout de pré qui suffirait à ses deux vaches. On a tort de croire que rien ne contenterait l'avidité croissante du paysan. Il ne désire généralement que ce qu'il peut cultiver lui-même: si, par exception, son esprit s'inquiète des besoins de la civilisation, il s'en va, il cesse d'être paysan.
Le fait d'une haute sagesse économique serait d'entretenir chez le paysan cet amour de la terre et du chez soi, auquel il renonce avec tant de répugnance ou par suite d'instincts tellement exceptionnels.
Quels services ne rend-il pas, en effet, à la société, cet homme sobre et patient que rien ne rebute, et qui porte l'effort constant de sa vie dans des solitudes où nul autre que lui ne voudrait planter sa tente? Rien ne le rebute dans cette tâche d'isolement et de labeur. Donnez-lui ou confiez-lui à de bonnes conditions un peu de terre, fût-ce sur la cime d'un rocher ou sur le bord d'un torrent dévastateur, il trouvera moyen de s'y installer. Il ne vous demandera ni chemin, ni vastes établissements, ni dépenses sérieuses. Acclimaté et habitué à tous les inconvénients de la région où il est né, il persiste à travailler et à vivre quelquefois dans des conditions devant lesquelles reculeraient des colonies amenées à grands frais. Les grandes découvertes modernes de l'agriculture, les machines et le drainage, ne sont applicables qu'aux plaines. Dans les régions accidentées où les transports ne se font qu'à dos de mulet, la bêche, c'est-à-dire le bras de l'homme, peut seul tirer parti de ces précieux filons de terre extrafine qui glissent et s'accumulent dans les intervalles des rochers. Qui de nous voudrait se charger de disputer, sa vie durant, ce terreau à la roche qui l'enserre, et d'habiter cette chaumière isolée au bord du précipice? Le paysan s'y plaît cependant, hiver comme été; il s'y acharne contre l'eau fougueuse et la pierre obstinée! Creuser et briser, voilà toute sa vie. C'est une vie d'ermite, c'est un travail de castor. Cet homme aurait le droit d'être sauvage. Loin de là, il est doux, hospitalier, enjoué; il prend en amitié le passant qui regarde son labeur et admire sa montagne. Ce que nous disons là ne s'applique pas en particulier aux bords de la Creuse, qui ne sont que des gorges profondes, sillonnant de vastes plateaux fertiles et praticables; mais, si nous avons raison relativement à d'étroits espaces dont le paysan sait, à force de patience, utiliser les escarpements, combien notre sollicitude ne doit-elle pas s'étendre à des populations entières, oubliées et perdues dans les montagnes arides qui sillonnent d'autres parties de la France!
GARGILESSE
Grâce à une bonne tendance générale, les artistes et les poëtes commencent à savoir et à dire que la France est un des plus beaux pays du monde, et qu'il n'est pas nécessaire, comme on l'a cru trop longtemps et comme la mode le prétend encore, de franchir les Alpes pour trouver la nature belle et le ciel doux. Si, comme toutes les vastes contrées, la France a de vastes espaces encore incultes et frappés d'une apparente stérilité, ou des plaines uniformes fatigantes de richesses matérielles pour l'oeil du voyageur désintéressé, elle a aussi, dans les plis de ses montagnes, dans le mouvement de ses collines, et dans les sinuosités de ses rivières, des grandeurs réelles, des oasis délicieuses et des paysages enchantés. Tout le monde connaît maintenant les endroits pittoresques fréquentés par les savants et les artistes, l'âpre caractère des sites bretons, les splendeurs étranges du Dauphiné, les riants jardins de Touraine, et les volcans d'Auvergne, et les herbages splendides de Normandie, etc.
Le centre de la France est moins connu et moins fréquenté. Le Berry, le Bourbonnais et la Marche sont comme des noyaux qui envoient le rayonnement et ne le reçoivent pas. Une partie de ces populations émigre, et rien n'attire vers elles. Bourges, la ville centrale de la nationalité française, est une ville morte, sans activité expansive, sans autre individualité que la force d'inertie qui caractérise les vieux Berruyers. Il ne semble pas qu'un point central puisse être un point d'isolement. Il en est pourtant ainsi. La stagnation des habitudes et des idées est remarquable dans cette ancienne métropole et dans les populations environnantes.
À part les monuments de Bourges, qui sont d'un grand intérêt, nous ne conseillerons d'ailleurs à personne d'aller chercher par là les délices de la promenade. Si l'on traverse le Berry, il faudra éviter aussi le navrant pays de Brenne et les froides plaines d'Issoudun et de Châteauroux. Ceux qui voyagent en poste ou en wagon ne verront jamais de cette région que ce qu'elle a de morne et de stupéfiant. Pourtant, si l'on se dirige en chemin de fer jusqu'à Argenton, et que l'on veuille descendre, en voiture ou à cheval, le cours de la Creuse pendant deux lieues, on arrivera dans cette partie du bas Berry où il faut nécessairement aller à pied ou à âne, mais dont le charme vous dédommage amplement des petites fatigues de la promenade.
C'est une gentille et mignonne Suisse qui se creuse tout à coup sous vos pieds, quand vous avez descendu deux ou trois amphithéâtres de collines douces et d'un large contour. Vous vous trouvez alors en face d'une déchirure profonde, revêtue de roches micaschisteuses d'une forme et d'une couleur charmantes; au fond de cette gorge coule un torrent furieux en hiver, un miroir tranquille en été: c'est la Creuse, où se déverse un torrent plus petit, mais pas beaucoup plus sage à la saison des pluies, et non moins délicieux quand viennent les beaux jours. Cet affluent, c'est la Gargilesse, un bijou de torrent jeté dans des roches et dans des ravines où il faut nécessairement aller chercher ses grâces et ses beautés avec un peu de peine.
Depuis quelques années, le petit village de Gargilesse, situé près du confluent de ces eaux courantes, est devenu le rendez-vous, le Fontainebleau de quelques artistes bien avisés. Il en attirera certainement peu à peu beaucoup d'autres, car il le mérite bien. C'est un nid sous la verdure, protégé des vents froids par des masses de rochers et des aspérités de terrain fertile et doucement tourmenté. Des ruisseaux d'eau vive, une vingtaine de sources, y baignent le pied des maisons et y entretiennent la verdeur plantureuse des enclos.
Quelque rustiquement bâti que soit ce village, son vieux château perché sur le ravin et son église romane d'un très beau style, fraîchement réparée par les soins du gouvernement, lui donnent un aspect confortable et seigneurial. La fertilité du pays, la rivière poissonneuse, l'abondance de vaches laitières et de volailles à bon marché, assurent une nourriture saine au voyageur. Les gîtes propres sont encore rares; mais les habitants, naturellement hospitaliers et obligeants, commencent à s'arranger pour accueillir convenablement leurs hôtes.
Une fois installé chez ces braves gens, on n'a que l'embarras du choix pour les promenades intéressantes et délicieuses. En remontant le cours de la Creuse par des sentiers pittoresques, on trouve, à chaque pas, un site enchanteur ou solennel. Tantôt le rocher du Moine, grand prisme à formes basaltiques, qui se mire dans des eaux paisibles; tantôt le roc des Cerisiers, découpure grandiose qui surplombe le torrent et que l'on ne franchit pas sans peine quand les eaux sont grosses.
Ces rivages riants ou superbes vous conduisent à la colline escarpée où se dresse l'imposante ruine de Chateaubrun. Son enceinte est encore entière, et vous trouvez là une solitude absolue. Ce serait l'idéal du silence, sans les cris aigus des oiseaux de proie et le murmure des cascades de la Creuse.
Toute cette région jouit d'une température exceptionnelle, et particulièrement le village de Gargilesse, bâti, comme nous l'avons dit, dans un pli du ravin et abrité de tous côtés par plusieurs étages de collines. La présence de certains papillons et de certains lépidoptères qui ne se rencontrent, en France, qu'aux bords de la Méditerranée, est une preuve frappante de cette anomalie de climat, enfermée pour ainsi dire sur un espace de quelques lieues, dans le ravin formé par la Creuse. C'est comme une serre chaude au milieu des plateaux élevés et froids qui unissent le bas Berry à la Marche; et c'est ici le lieu de dire que la France manque d'une statistique des localités salubres et bienfaisantes qu'elle renferme à l'insu de la Faculté de médecine. On n'a encore trouvé rien de mieux à conseiller aux personnes menacées de phthisie, que le littoral piémontais, où les riches seuls peuvent se réfugier, et où il n'est pas prouvé que l'air salin de la mer, engouffré dans la corniche des hautes montagnes, ne soit pas beaucoup trop violent pour les poitrines délicates.
Jusqu'à présent, les antiquaires, les naturalistes et les peintres ont seuls la bonne fortune et le bon esprit de pénétrer dans ces oasis dont nous parlons et dont nous pouvons signaler au moins une dans le rayon de nos promenades. Combien ne découvrirait-on pas de ces abris naturels dans les différentes provinces! Est-ce qu'un voyage médical entrepris dans ce but par une commission compétente, et devant amener l'établissement de maisons de santé sur un grand nombre de points de notre territoire, ne serait pas digne de l'attention du gouvernement? Ce serait une source de bien-être pour ces petites populations, en même temps qu'une immense économie pour les familles médiocrement aisées qui demandent, pour un de leurs membres languissant et menacé, un refuge contre nos rigoureux hivers. Il faut, nécessairement que ce refuge soit à leur portée, et certainement chaque province, chaque département peut-être, en renferme au moins un. Mais qui le sait ou qui le remarque? Il faudrait le trouver et le signaler. L'expérience seule des habitants et des proches voisins les initie à ce bienfait qu'ils ne proclament pas, la plupart ignorant peut-être qu'à quelques lieues de leur clocher le climat change et la vigne gèle, tandis que chez eux elle fleurit et prospère. Nous avons remarqué qu'à Gargilesse on était, cette année, en avance de quinze jours, pour la fauchaille de la moisson, sur des localités situées à très-peu de distance. Quinze jours, c'est énorme; c'est la différence de Florence à Paris. Et, si nous parlons de l'Italie, nous ferons remarquer que, dans presque toutes ses villes renommées et recherchées, il faut payer un tribut souvent grave, quelquefois mortel, à l'insalubrité ou à l'excitation du climat. Le voyage, long ou rapide, produit chez les malades, ou une fatigue funeste, ou une secousse de trop brusque transition, où les nerfs s'exaltent. Les accès de fièvre de Rome et de Venise sont terribles. Ce qu'on appelle la distraction du déplacement, c'est-à-dire l'émotion et l'agitation, n'est un remède que pour ceux qui ont la force de le supporter. Et, en effet, au physique comme au moral, il n'y a que les natures énergiques qui supportent la transplantation et qui se retrempent en changeant de milieu.
C'est donc risquer le tout pour le tout que d'envoyer les malades en Italie. Il faudrait trouver l'Italie à la porte de chaque ville de France, et elle y est, nous en sommes certain. À le bien prendre, l'Italie, c'est-à-dire ce que nous nous imaginons de l'Italie, comme saveur et beauté de climat, est loin d'être partout sur le sol de la Péninsule. On peut même affirmer que, dans cette longue chaîne de montagnes entre deux mers qui forme son territoire, il faut beaucoup chercher pour trouver une exposition qui ne soit ou très-froide, ou brûlée d'un soleil dévorant. Nous avons de ces inégalités de température en France; raison de plus pour chercher, sur un espace bien autrement vaste et assani par la culture, les sites heureux où règnent les bénignes influences, la facilité des transports, la vie à bon marché, et le grand avantage d'être à proximité de ses devoirs et de ses affections.
FIN
NOTES:
La Mare au diable.
M. de la Touche, qui a chanté en beaux vers et décrit en noble prose les grâces et les grandeurs des sites du Berry et de la Marche.