Propos de ville et propos de théâtre
SILHOUETTES LITTÉRAIRES
I
le monsieur qui s'occupe de littérature
Le monsieur qui s'occupe de littérature est devenu depuis quelques années un type assez fréquent. On le rencontre un peu partout, mais particulièrement dans les lieux publics. Dans les cafés où se rassemblent les cabotins de la rampe et de la presse, tous les bons à rien faire, tous les bons à rien dire, toutes les paresses, toutes les impuissances, toutes les médiocrités, tous ceux qui donnent au public une si fâcheuse opinion de l'art auquel ils font semblant d'appartenir. Le monsieur qui s'occupe de littérature possède quelquefois une certaine aisance. Il est bien vêtu, et recherche la société des hommes de lettres avec autant de soin que les dames aux camélias en mettent à les éviter.
On le supporte dans les compagnies lettrées parce qu'il est généralement poli, et surtout parce qu'il possède toute sorte de moyens ingénieux pour chatouiller les houppes sensibles de la vanité des uns et des autres. Il a des formules de louange appropriées spécialement au caractère du personnage auquel il s'adresse. Avec celui-ci, il joue la familiarité brutale qui s'exprime sans ambage; avec tel autre, il fera arriver son compliment par les sinuosités d'une périphrase habilement ménagée; avec celui-là, qui affecte l'indifférence ou le dédain en matière d'éloge, il trouvera, pour irriter cet amour-propre sincèrement ou faussement blasé, des expressions qui sont, pour ainsi dire la sauce anglaise de l'enthousiasme; avec un autre, il emploiera le système de la comparaison et lui dira, par exemple, à propos d'un roman récemment publié: «Mon cher, je ne puis vous dire que cela, c'est du Balzac écrit.» Comme il a fait une étude spéciale du cœur humain des gens de lettres, il a surtout remarqué que la meilleure manière de leur dire du bien d'eux-mêmes était de leur dire du mal des autres. Le Monsieur qui s'occupe de littérature aime à traiter les écrivains. Quand il en rencontre un de sa connaissance sur le boulevard, il l'emmène volontiers dîner, et choisit dans le restaurant la place où il sera le mieux en vue.
Dans les théâtres, où il assiste à toutes les pièces nouvelles, il affecte de n'en suivre la représentation qu'avec indifférence. Il laisse échapper tout haut ses impressions par des demi-mots, des gestes qui attirent sur lui l'attention des voisins.—Si c'est une pièce historique que l'on représente, il signale les anachronismes. Si c'est un vaudeville, il se plaint du style.—Si c'est un drame, il dira que l'ouvrage manque de gaîté. S'il a amené un ami avec lui, il en fait un compère qui lui donnera la réplique, de manière à amener naturellement les révélations des mystères de coulisse. Il causera tout haut, émaillant sa conversation de noms propres et de mots qui ne le sont pas. Il affectera de lorgner les femmes en réputation, qui garnissent les avant-scènes et les premières loges, et il les saluera de manière à faire supposer qu'elles font partie de ses souvenirs ou de ses espérances.
Pendant les entr'actes, il court du foyer aux corridors. Il va saluer le grand feuilleton qui promène dans les groupes l'obèse majesté de son omnipotence; il prend le bras du moyen feuilleton, et le félicite sur l'article qu'il a fait le dernier lundi. Il appelle le petit feuilleton par son nom de baptême, et le complimente sur l'article qu'il fera lundi prochain. Le monsieur qui s'occupe de littérature va dans le monde, où il a beaucoup de succès, et se donne une grande importance C'est là qu'il est roi, c'est là qu'il triomphe. Dès qu'il paraît, on l'entoure; il devient le centre de la curiosité: si une personne étrangère témoin de l'empressement qui l'accueille, s'informe pour savoir qui il est, la maîtresse de la maison répond avec orgueil:—C'est monsieur un tel, un de mes familiers, un homme charmant, il s'occupe de littérature. Quand il a bien examiné l'assemblée, et qu'il est convaincu qu'il ne court aucun risque d'être démenti, le personnage amène alors dans la causerie une habile transition pour mettre la littérature sur le tapis.
Une fois qu'il a abordé ce sujet, on ne peut plus le lui faire abandonner, ou bien alors c'est un travail aussi difficile que de faire quitter le piano à un pianiste qui s'est fait prier pour s'y mettre, et ils se font tous prier.—Roman, théâtre, critique, il a tout vu, tout lu. Il est même dans le secret des ouvrages inédits—il assistait le matin à la lecture intime du roman de notre célèbre romancier.... Il y a surtout un chapitre magnifique sur ceci, un passage admirable sur cela. Il a été le seul qui ait osé faire quelques observations. Il a remarqué qu'il y avait trop de citations latines dans l'ouvrage, de façon que cela le faisait plutôt ressembler à un roman en latin, dans lequel il y aurait trop de citations françaises.—Il a aussi observé une ou deux erreurs historiques, et relevé deux vices grammaticaux: en faisant ces corrections, il a même fait jaillir une tache d'encre sur la manchette de sa chemise—et ce disant, il retourne son parement, dégage sa manche et fait voir la tache.—Tout le monde se lève dans le salon pour regarder la tache; les personnes qui sont trop éloignées montent sur les chaises.
Dans la journée, il a été à la répétition générale de la pièce des Français,—Il s'est disputé avec l'auteur, qui ne voulait pas consentir à faire les coupures qu'il lui indiquait.—Il lui a pris son manuscrit de force et l'a emporté chez lui pour faire des changements.—Il faudra qu'il passe la nuit à ce travail; mais enfin il faut bien obliger un confrère.—Il y a surtout la scène cinquième du quatrième acte; il craint d'être obligé de la recommencer entièrement.—Notez bien qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce qu'il dit.—La tache d'encre était préméditée, sa répétition, les changements, les coupures, il a entendu raconter cela dans la journée et s'attribue le rôle actif qu'un autre a ou n'a pas joué. En si beau chemin, on ne s'arrête pas.—Tout à l'heure, en sortant d'une première, il a rencontré le critique ***, qui n'avait pas assisté à la représentation; celui-ci l'a prié de lui faire une centaine de lignes pour son feuilleton.—Il a bien envie de l'envoyer promener.—Chose a pris depuis quelque temps la fâcheuse habitude de le charger de ses corvées.—Cependant, il ne peut refuser ce service à un ami avec qui il est à tu et à toi.—D'abord, il profitera de l'occasion pour être agréable à Eugène, avec qui il a deux opéras-comiques en train; c'est de Scribe qu'il veut parler.
En passant, il saluera mademoiselle *** qui a la mauvaise habitude de vouloir jouer tous ses rôles en costume Louis XV, sous prétexte que la poudre lui va bien, et il glissera en même temps un mot d'éloge à la petite J... qui a été charmante pour lui au souper de madame O... où M... a tiré un feu d'artifice d'esprit étourdissant. Quand le Monsieur qui s'occupe de littérature a bavardé pendant deux heures, il s'excuse auprès de la compagnie d'avoir aussi longtemps causé boutique, et fait semblant de vouloir passer à un autre motif de conversation.—Les dames se mettent à causer chiffons, les hommes Bourse ou politique. Mais, tout à coup, le monsieur qui s'occupe de littérature tire son mouchoir de poche et pousse un cri d'étonnement—Qu'est-ce donc? qu'y a-t-il?—Parbleu! s'écrie le monsieur, c'est ce farceur de Dumas, qui est monté chez moi tantôt, et qui m'a encore laissé son mouchoir en place du mien,—il n'en fait jamais d'autres; c'est le onzième qu'il me change ainsi.—Tout le monde veut voir le mouchoir du célèbre romancier.—Il y a même des fanatiques, qui souhaiteraient se moucher dedans.—Grâce à ce mouchoir, prémédité comme la tache d'encre, la conversation a été reprise à propos de littérature, et le monsieur qui s'en occupe continue à être le lion de la soirée.
Au demeurant, c'est là un personnage inoffensif; car cette manie n'est qu'un des innocents déguisements que peut prendre la vanité d'un homme désœuvré.—Mais il arrive presque toujours un moment où le monsieur qui s'occupe de littérature désire que la littérature s'occupe de lui.—De passif qu'il était jusque-là, il essaie de devenir actif.—il ne se borne pas à écrire un sonnet acrostiche sur la première page d'un album neuf, comme cela est en usage depuis qu'il y a des albums.—Il se met un jour à faire de la copie, et en poursuit l'impression avec une activité à nulle autre pareille.—Moyennant finances, il trouve un libraire qui consent à lui imprimer un volume, en tête duquel le monsieur qui s'occupe de littérature met une préface qui commence invariablement par ces mots: «Cédant aux nombreuses sollicitations de quelques amis d'un goût sûr et approuvé, l'auteur de ce volume se présente pour la première fois devant le public, etc., etc.»—Ici, le personnage devient nuisible et dangereux.—Ce n'est plus le monsieur qui s'occupe de littérature, c'est l'homme de lettres amateur,—désigné quelquefois plus communément et plus justement, sous le nom de Charançon de lettres.
II
le charançon
Pareil à l'insecte qui ronge les récoltes, il s'introduit dans la littérature pour y causer des ravages.
On ne sait comment, il arrive on ne sait d'où.
Pour unique mise de fonds, il apporte l'aplomb, qui est l'audace des sots, et la mémoire, qui est la science des ignorants; non pas, grand Dieu! qu'il remarque ce qu'il voit ou ce qu'il entend dire, ce serait alors de l'observation; il surmoule les observations des autres. C'est le Charançon qui a le premier pratiqué le pastiche, car il est incapable de rien inventer qui soit marqué à son propre coin, fût-ce même une sottise.
Les admirations vivement senties entraînent quelquefois les esprits les mieux doués et les talents les plus individuels à l'imitation des œuvres qui répondent plus particulièrement à leurs sympathies: mais dans ces cas, la copie devient alors une façon de glorifier le modèle.
Le Charançon imite grossièrement, maladroitement; son pastiche n'est pas une copie, c'est une caricature. Ces difformes parodies ressemblent à leurs modèles, comme ressemblent aux œuvres d'art les odieux plâtres, colportés sur les quais et les boulevards par les Piémontais, pendant la morte saison de la fumisterie.
Toutes les comparaisons qui pourraient peindre l'activité, la souplesse, la ruse, l'insistance, la servilité ne suffiraient pas à donner une idée complète de tout le mal que le Charançon se donne pour arriver à se produire, n'importe où, n'importe comment. Pour accélérer ses débuts il possède, d'ailleurs des facilités qui manquent quelquefois aux hommes de lettres véritables,—il a des relations.
Les relations sont les escaliers par lesquels, dans toutes les conditions, on arrive, sans se donner trop de mal, à atteindre les étages supérieurs.
En littérature particulièrement, les relations servent les personnes au préjudice de l'art.
Les relations s'imposent ou se sollicitent.
Dans le premier cas, elles sont honorables et ne peuvent que flatter l'amour-propre.
Dans le second cas, elles humilient.—Un homme qui a le sentiment de sa valeur souffrira péniblement si, pour la constater, il a besoin de requérir l'appui des imbéciles ou des niais, qui sont une force comme toute majorité.
Le Charançon est invulnérable de ce côté; son amour-propre, habillé de toile imperméable, peut impunément recevoir toutes les averses de dédain qui pleuvent sur lui. Grâce à ses relations, il entre dans la littérature comme les gens qui arrivent en retard à la porte d'un théâtre, rompent avec violence la queue formée, et se mettent à la tête, de façon à pénétrer les premiers dans la salle, sans avoir eu les ennuis de l'attente.
Par exemple, madame une telle l'aura un soir recommandé à monsieur un tel, qui aura parlé à celui-ci, qui l'aura présenté à celui-là, et un beau matin on lui aura dit dans un journal:—apportez-nous quelque chose.
Le Charançon ne se le fait pas dire deux fois: dès le lendemain, il arrive avec son article dans la main, et il court avertir ses amis et connaissances qu'il va écrire dans tel on tel journal. On a vu souvent des travaux d'hommes de lettres sérieux rester longtemps dans les cartons de la rédaction, mais la copie du Charançon n'y fait jamais long séjour.
Dès qu'on a commis l'imprudence de lui recevoir quelque chose, il ne quitte pas les bureaux. Du matin au soir, il surveille et presse son insertion. Pour se débarrasser de ses intolérables persécutions, on lui annonce un beau jour que son article est à l'imprimerie.
Ce jour-là, si vous le rencontrez dans la rue, il vous abordera pour vous laisser aussitôt en criant: «Pardon si je vous quitte aussi vite, mais il faut que j'aille corriger mes épreuves.»
Voyez-le entrer à l'imprimerie: quel air affairé, quelle importance il se donne; demandez au compositeur ce qu'il pense des Charançons de lettres quand ils viennent corriger leur premier article; demandez au prote, qu'ils assomment de leurs recommandations saugrenues.
—Prenez bien garde à cet alinéa; il est de la dernière importance;—remarquez bien ce changement,—n'allez pas oublier cette parenthèse,—et ceci,—et cela,—et leur nom qu'ils ne trouvent jamais assez gros!
Enfin le jour de la publication arrive: le Charançon n'a pas dormi; dès le matin, il est dans la rue, guettant l'ouverture des cabinets littéraires.
Voyez-vous ce monsieur qui tient un journal dans ses mains qui tremblent?—Voyez-vous ses yeux grands ouverts, sa bouche grande ouverte aussi?—- C'est un Charançon qui lit son premier article imprimé! Tout à coup il devient pâle, la sueur mouille son visage, il frappe du poing. Il vient de découvrir un bourdon ou une coquille; il court au journal; il entre dans les bureaux comme un ouragan; il se plaint avec violence.
On a dénaturé son article, on compromet sa réputation, etc., etc., etc. S'il ne se retenait pas, il imiterait, dans son désespoir, ce poëte italien qui se suicida à cause d'une virgule changée de place dans la composition d'un de ses livres. Pour une lettre retournée, le Charançon exigerait volontiers qu'on recommençât le tirage du numéro.
Il se calme cependant, sur la promesse d'un erratum. Et, prenant autant d'exemplaires que peuvent en contenir ses poches, il en va faire la distribution dans la ville.
Le soir, il parcourt les cafés. Chaque fois qu'un consommateur demande le journal où il se trouve imprimé, il suit des yeux les mouvements de son visage pendant sa lecture, et si elle ne se continue pas jusqu'à la colonne où se trouve son article, il ne peut cacher son dépit.
Du jour où le Charançon a eu un article imprimé, ce ne sont plus des talons qu'il a à ses souliers, ce sont des piédestaux.
Dès qu'il a constaté son existence par une première publication, il utilise ce précédent pour se faire comprendre parmi les collaborateurs des feuilles éphémères destinées à mourir du CROUP littéraire à l'âge de deux ou trois numéros. Dans ces journaux qui ne font que s'entr'ouvrir, le caissier demeure, pour les rédacteurs, constamment caché dans les nuages de l'incognito le plus épais.
Mais le Charançon, qui travaille seulement pour la gloire, ne demande pas d'abord à être payé.
Un Charançon, qui faisait valoir cette raison, comprise du rédacteur en chef d'un journal qui rétribue largement ses écrivains, en reçut cette réponse:
—Monsieur, mon journal n'est pas assez riche pour se permettre d'avoir de la rédaction gratis; adressez-vous aux publications qui peuvent se procurer le luxe de se passer de public.
Peu à peu cependant, à force d'intrigue, à force de se remuer, le Charançon finit par acquérir ce qu'on pourrait appeler une réputation de prospectus.
Il a fourré l'annonce de ses ouvrages dans tous les spécimens. Il se montre plus exigeant, il croit à son avenir, et il parvient même à y faire croire quelques autres.
Le jour où il a fait imprimer quatre cents lignes, il les collectionne et les offre à la Société des gens de lettres, avec une demande de réception dans son sein.—S'il est reçu, il se hâte de faire graver des cartes, sur lesquelles il ajoute après son nom:
Membre de la Société des gens de lettres.
III
le rédacteur pour tout faire
Il existe, à Paris, un grand nombre de ménages peu fortunés, où l'on prend une bonne pour tout faire. Les servantes qui acceptent ces conditions sont ordinairement des disciples anonymes de M. Cousin, car leur engagement les oblige à pratiquer l'éclectisme le plus étendu.
La servante pour tout faire fait d'abord le ménage et tout ce qui se rattache à cette occupation:
Elle fait la cuisine;
Elle fait les commissions;
Elle fait la lessive et le repassage;
Elle fait les corsets et les robes de Madame;
Elle fait les gilets et les culottes de Monsieur.
Et quelquefois même, s'il y a un nouveau-né dans la maison, on essaye de l'utiliser comme nourrice.
Dire qu'elle excelle dans sa multiple besogne, je n'oserais pas l'affirmer.
Elle reçoit ordinairement de quinze à vingt-cinq francs par mois, et elle est nourrie.
Il existe, de même, à Paris, des journaux peu riches—pauvreté n'est pas vice—ou n'ayant pas le moyen de subventionner un spécialiste pour chacune des matières que sa feuille est appelée à traiter, le propriétaire prend un rédacteur pour tout faire.
C'est ordinairement un homme de lettres, bachelier comme Lindor, et qui s'est essayé tour à tour dans tous les genres de littérature, sans avoir positivement réussi dans aucun.
Ces diverses tentatives, dans lesquelles il a échoué isolément, ne l'ont point découragé. Il met en pratique la devise affirmant que l'union fait la force. Et, n'ayant pas été heureux dans les spécialités, il brûle un cierge à M. Cousin, et se dévoue à l'éclectisme.
C'est alors qu'il accepte les fonctions de rédacteur pour tout faire, et il fait tout en effet, sans hésitation et sans balancier.
Il fait du roman et de la nouvelle.
Il fait des comptes-rendus:
Dramatiques,
Lyriques,
Scientifiques,
Académiques.
Il fait des chroniques:
Parisiennes,
Provinciales,
Étrangères.
Il parle également et à volonté;
Médecine,
Usine,
Cuisine.
Il parle chemins de fer,
Religion,
Industrie,
Modes,
Libre-échange.
Il rédige le premier-Paris,
Le filet,
L'entre-filet,
L'annonce,
La réclame.
Et il compose pour chaque numéro:
Des logogriphes,
Des charades,
Des rébus
Et des calembours.
Quelquefois même, c'est lui qui dessine la vignette du journal—et c'est encore lui qui la grave.
Enfin, c'est un véritable touche-à-tout.
Il touche même quelquefois des appointements qui varient de 70 à 125 francs par moi—il n'est ni nourri, ni couché, ni blanchi; il ne reçoit d'étrennes que lorsqu'il songe à s'en donner.
Mais il est en même temps son rédacteur en chef et sa rédaction.
Ce qui l'oblige à être très-respectueux envers lui-même.
À se céder le pas quand il entre ou sort de son bureau.
À se saluer quand il se rencontre,
Et à se déposer sa carte le jour de l'an.
Mais, en revanche, il possède le droit:
De recevoir tous ses articles, et de ne pas les faire attendre sur le marbre.
De n'y jamais faire de coupures,
Et de les trouver également jolis.
Tous les jours il va à la Bibliothèque, et y prend un picotin d'érudition, pour les besoins de la matière dont il aura à s'occuper dans son numéro.
S'il est trop pressé, il fait faire sa besogne par un collaborateur à deux branches, qui lui sert également pour se rogner les ongles et moucher la chandelle.
En qualité de rédacteur en chef, il est de toutes les premières, et siège aux stalles de la critique. Comme son journal ne possède qu'une influence relative, il arrive quelquefois que les administrations lui adressent seulement des coupons de corridors ou de carreaux de loges, auquel cas, il va paisiblement voir la pièce au café, et en suit religieusement l'intrigue en jouant aux dominos.
S'il a souvent le double blanc, c'est que la pièce est bonne; s'il a le double six, c'est que la pièce est mauvaise.
Inventeur de ce critérium, il en indiqua fraternellement la commodité à un critique très-influent, qui n'attend qu'une occasion de lui prouver sa reconnaissance, en lui étant le plus confraternellement désagréable qu'il se pourra.
Mais, bonne ou mauvaise, la critique du rédacteur pour tout faire est généralement obligeante: dire ou faire du mal lui serait pénible, ou même embarrassant. C'est la seule chose qu'il ne sache pas ou ne veuille pas faire. Sa plume est un outil, et jamais une arme.
Quand il rencontre un confrère, il a toujours un mot aimable à lui dire à propos de ce qu'il a publié récemment. L'amabilité se retrouvera au bout de sa plume le jour où il se rassemblera autour de sa table de rédaction pour faire le journal. Le rédacteur pour tout faire semble posséder le don d'ubiquité,—il est partout en même temps;—il fait honnêtement et discrètement son métier, sans prétentions et sans bruit.
Ce n'est pas cependant qu'il ne possède, comme tous les humains bien organisés, la petite dose d'amour-propre qui est nécessaire à l'homme pour vivre,—comme l'air et le soleil.
Aussi, quand un abonné s'est fait inscrire dans la journée, il se serre la main à lui-même, et se dit, avec un légitime orgueil, en prenant un maintien et une voix de rédacteur en chef:
—Votre dernier article a fait de l'effet.
Et il a, en effet, différentes raisons pour être convaincu que c'est son article et pas celui d'un autre.
Quand il a exercé ses fonctions pendant quelque temps, il tente de se constater à lui-même son influence, en essayant de faire engager sa maîtresse dans un petit théâtre.—Il réussit ordinairement.
Quelquefois il songe à se marier,—et jamais à être de l'Académie.
On ne lui connaît ni ennemi ni envieux.—Christophe-Colomb lui-même ne pourrait pas lui en découvrir un.
IV
le caudataire
Comme son nom l'indique, ce personnage est celui qui tend à se coudre aux individualités, possédant, soit la célébrité, la réputation, ou même la simple notoriété.
Cette sorte de sigisbéisme naît quelquefois de la sympathie que l'on éprouve pour les œuvres d'un écrivain, et de l'attachement que vous inspire sa personne. Comme toute chose sincère, ce sentiment est alors honorable et mérite le respect, même dans ce que peut avoir d'outré, l'admiration caniche du caudataire désintéressé.
Le plus souvent aussi, ce n'est que l'exploitation réglée de l'orgueil légitime de ceux qui ont su se conquérir un nom, par la vanité ridicule de ceux qui ne s'appellent pas.
Les millions en moins, le caudataire ressemble aux anciens rustauds de finance qui consentaient à vider l'humiliation à pleine tasse, et à verser les écus à plein sac, pour être aperçus du vulgaire, montant dans les carrosses des grands seigneurs. Le seul désir du caudataire est aussi de monter dans les carrosses de la renommée—ne fût-ce que par derrière.
Les romanciers en vogue, les auteurs dramatiques, rois de la coulisse, les journalistes en puissance de feuilleton ont leurs caudataires, et particulièrement les coupe-toujours de la critique, qui débitent la galette et le flanc de la réclame.
Le nombre des caudataires varie en proportion de la réputation ou de l'influence que peuvent exercer sur le public les célébrités des divers genres de littérature.
Les fonctions du caudataire sont purement honorifiques, mais en revanche elles sont fatigantes.—Cependant c'est une charge très-courue. On ne l'obtient pas du premier coup. Il faut faire une espèce de stage avant de devenir titulaire.
Plusieurs qualités sont requises pour être bon caudataire; comme au jeu des enfants: «Bonjour, maître, quel métier veux-tu être? Il faut, tire-li-faut d'abord n'être pas bon à autre chose, et avoir du temps à perdre.» Si le caudataire possède une opinion, il devra lui attacher une pierre au cou et la jeter dans l'endroit le plus profond de la Seine.
Adopter en tout, et proclamer partout et toujours le système du maître qu'il veut suivre; avoir dans sa poche du drap de toutes les couleurs, afin de changer de cocarde littéraire en même temps que celui-ci.
S'il possède un caractère irritable, il devra le tamponner de patience, s'il ne veut pas souffrir des ruades et rebuffades qui pourront résulter de la mauvaise humeur de l'homme célèbre, quand celui-ci aura éprouvé des désagréments familiers à son état.
Renoncer à toute initiative en matière de jugement sur les productions des confrères, et attendre que le son se soit fait entendre pour faire écho.
Assister à la conception et confection du roman, drame ou feuilleton du maître; entendre chapitre par chapitre, scène par scène, phrase par phrase, les vagissements de l'œuvre nouvelle, la caresser au berceau du manuscrit, lui faire des risettes, lui offrir des morceaux de sucre ou des bonbons, et avoir pour elle tous les soins que demande un nouveau-né qui pousse sa première dent.
Ne pas craindre de se coucher tard pour tenir compagnie au maître le soir, ni de se lever matin pour être le premier à lui apporter le bulletin de l'enthousiasme du public à propos de l'œuvre récemment publiée; avoir de la mémoire pour se rappeler le nom des tièdes, afin qu'il leur soit marqué un mauvais point.—Au besoin, chercher querelle à l'un d'eux, et se battre en duel avec lui: Être complaisant et agile comme un lévrier ou un troisième collaborateur, qui fait les courses dans les vaudevilles (commissionnaire sans médaille.)
Si le maître a la goutte, se plaindre de la sciatique; et, lorsqu'il est enrhumé du cerveau, se procurer une fluxion de poitrine.
Voilà quelques-unes des charges, voici maintenant les avantages.
Ils ne s'obtiennent que graduellement et suivant les principes d'une hiérarchie qui a ses lois.
Il existe des caudataires autorisés à aborder dans les lieux publics l'homme célèbre qu'ils y rencontrent, à se promener avec lui bras dessus bras dessous sur le boulevard ou dans les foyers des spectacles,—à lui demander du feu pour allumer son cigare ou une place dans sa loge—ou ce qu'il compte faire prochainement.
Ces avantages sont médiocres, ils se résument à faire dire par les gens qui vous rencontrent:
--- Tiens! quel est donc ce monsieur qui se promène avec ***?
Mais, pour quelques caudataires, cette simple remarque suffit. Il a été vu. Pour lui, l'homme célèbre joue le rôle d'un bec de gaz et lui prête sa lumière.
Le second grade procure l'honneur d'une familiarité plus intime. Aussi l'homme célèbre abandonnera avec son caudataire les formules de politesse qui restent de la froideur dans les relations;—il sera avec lui fraternellement grossier et franchement mal appris. Seulement il lui permettra de l'accompagner partout, à la condition que, moralement, celui-ci aura le soin de rester quelques pas derrière lui.—Il ne se fâchera pas si le caudataire l'aborde quand il sera en compagnie; il commencera à lui donner son avis pour avoir une façon nouvelle de faire connaître le sien.—Il le brutalisera même en public, et le caudataire recueillera alors l'avantage d'entendre dire à côté de lui—quel est donc ce particulier que *** bourre comme ça?—ce ne peut être qu'un ami intime ou un domestique.
Quand il aura franchi ces deux degrés, le caudataire arrivera enfin au comble de ses vœux. L'homme célèbre le fera grand d'Espagne littéraire, en lui accordant le droit de rester couvert devant lui. Il l'attachera à sa personne et le nommera caudataire de première classe, il le fera chevalier de ses ordres, et celui-ci aura ses entrées grandes et petites.
Il possédera son rond de serviette à la table de l'homme célèbre. Sa vanité pourra se donner des indigestions de tutoiement. Il aura atteint le point culminant du favoritisme. Il fera partie du mobilier, et si le mobilier est vendu, on le vendra avec.
Le caudataire intime obtiendra alors de temps en temps une mention dans un roman. On profilera sa silhouette dans une pièce, ou bien on lui jettera au bas de la colonne d'un feuilleton, un bout d'éloge banal, qu'on n'oserait offrir à personne, et qu'on lui mettra dans la main comme un sou démonétisé. Car, en réalité, l'homme célèbre peut accepter ce servilisme; mais, comme son caudataire ne possède aucun talent et aucune dignité, il professera bien souvent pour lui le sentiment, qui est précisément le revers de l'estime.
V
les jérémies
Elle est nombreuse et s'augmente chaque jour cette insupportable famille des Jérémies littéraires, qui, traitant leur gueuserie et leur paresse en tout lieu, corbeaux du découragement, croassent leur plainte monotone.
—Ô muse marâtre! s'écrie celui-ci.
—Ô public crétin! ajoute celui-là.
—Ô critique zoïle! hurle cet autre.
Et si, par malheur, il vous arrive de tomber dans un de leurs conclaves, véritables clubs de harpies, vous aurez le mal de mer en les écoutant les uns et les autres parler de ceux qu'ils appellent leurs confrères, et qui sont parvenus à approcher de près ou de loin le but auquel ils se proposaient d'atteindre.
—Prenez au hasard, dans le tas, le plus braillard d'entre ces convulsionnaires, mettez-le sur la sellette, et dites lui:
—D'où viens-tu?
—Qu'as-tu fait?
—Que veux-tu?
Pénétrez dans sa biographie,—l'histoire de l'un sera celle de tous.
Le Jérémie est un fruit sec littéraire, et, le plus ordiremont,—il greffe sur l'impuissance, cette maladie honteuse de l'intelligence qu'on appelle l'envie.
Pareil aux oisifs qui, pour occuper leur paresse, entrent dans le premier endroit dont ils trouvent la porte ouverte, il sera entré, un beau jour, dans la littérature par désœuvrement.
De vocation, il n'en a aucune.
Il commence cette périlleuse lutte, sans plus d'émotion qu'il entamerait une partie de piquet. Son ignorance même devient pour lui un brevet d'outrecuidance.
À peine consentirait-il, en manière de mise en train, à acheter une main de papier.
L'œuvre achevée, chose ordinairement sans forme et sans fond,—mannequin d'idée, grotesquement vêtu de loques de style ramassé sous les piliers des halles littéraires, il s'étonnera que le fœtus ne marche pas tout seul, et il commencera à s'alarmer à propos, de l'indifférence coupable du siècle en matière de chef-d'œuvre—inédit?
Alors, montrant le poing au ciel, et montant sur toutes les tables d'estaminet pour insulter les astres, le Jérémie, entre la chope et la pipe, commencera à déplorer son malheureux sort de poëte.
Avec des sons de mandoline enragée, il répétera toutes les vieilles rengaines auxquelles ont servi de type les trépas de Gilbert et de Malfilâtre—qui ont eu le malheur de rester les patrons des incompris qui ont toujours leurs noms à la bouche, et ne cessent de soupirer à propos de ces deux victimes de l'art:
—Ô muse marâtre!
Quelque âme charitable, se laissant prendre à cette comédie, consent quelquefois à patroner l'œuvre du Jérémie et lui ouvre la voie de la publicité.
Il arrive nécessairement ce qui devait arriver.
Le public ne s'en préoccupe pas,—le chef-d'œuvre n'est feuilleté que par le vent, qui court des bordées dans les nécropoles littéraires des quais.
C'est alors que le Jérémie, qui se baissait à l'avance pour passer sous les arcs de triomphe dont il jalonnait son chemin, commence le second couplet de sa lamentation.
—Ô public crétin!
Quant à la presse, elle demeure silencieuse, ou, forcée par des sollicitations, elle détachera sur le nez de l'auteur une dédaigneuse pichenette.
C'est alors que le Jérémie s'écriera par toute la ville, en agitant ses grands bras:
—Ô critique zoïle!
À compter de ce moment, le Jérémie n'a plus qu'une jouissance et qu'un bonheur dans le monde.
Justement châtié dans sa vanité et dans son impuissance, s'il connaît un endroit où l'on travaille, il ira chaque jour y traîner son désœuvrement découragé, et répéter de sa plus dolente voix:
—À quoi bon se donner tant de mal? qui est-ce qui se préoccupe de l'art aujourd'hui? quel est le sort des poëtes dans une société où le veau d'or est roi? Souviens-toi de Gilbert, de Malfilâtre, et de tant d'autres,—sans me compter moi-même.
Ô muse marâtre!
Ô public crétin!
Ô critique zoïle!
VI
un succès de première
La scène se passe à la suite d'un de ces succès coups de foudre qui, dès la première soirée, signent à une œuvre dramatique une feuille de route de cent cinquante ou deux cents représentations.
Le rideau vient de se baisser; entre deux salves, on est venu proclamer le nom victorieux qui devra bientôt, selon l'expression du poëte, «voltiger aîlé sur la bouche des hommes.»
La critique, qui s'en va bras dessus bras dessous, se reconduit dans la personne de ses membres, échangeant entre eux le mot d'ordre pour l'honorable conspiration de la louange unanime et méritée qui aboutira le lundi suivant. Du bourdon à l'humble clochette, chacun est heureux d'avoir à fournir une note à l'hosanna de l'enthousiasme.
Sous le péristyle du théâtre, et dans l'attitude qu'on prête aux chevaux d'Hippolyte, les directeurs des théâtres rivaux supputent avec inquiétude le résultat arithmétique d'un succès qui se dispose à mettre pendant six mois les mains dans la poche du public, et qui menace de faire pendant si longtemps une rude saignée à leur bordereau quotidien.
Derrière eux, les groupes d'auteurs échangent d'un air navré les propos les plus condoléants. On supposerait qu'ils viennent d'être frappés par un malheur commun. La rancune de celui-ci, s'accouplant avec l'impuissance de celui-là! le dernier four de l'un donnant le bras à la chute de l'autre, ils se retirent lentement, parlant tout bas, comme s'ils étaient honteux de s'entendre.
Derrière eux vient la foule, qui se répand dans les rues, semant sur son passage mille rumeurs qui préparent le succès, et en colportent la nouvelle par toutes les voix, de l'on dit sonore,—qui est la trompette de la moderne Renommée.
Sur le théâtre, tout est sens dessus dessous.
Les employés font des cabrioles de jubilation, et, parmi les trappes du plancher scénique, se livrent à la périlleuse gymnastique de l'enthousiasme.
Les machinistes—machinent, pour embaumer le lendemain matin le réveil de l'auteur, un bouquet dans lequel on fera entrer tout le quai aux Fleurs.
Le directeur a complètement perdu la tête.
Dans un nuage d'or, il voit passer le plan figuratif de tous les châteaux qui battent réclame de leur situation et dépendances dans les colonnes des Petites-Affiches. Il embrasse l'auteur, il l'appelle son ami,—son sauveur.—Il s'arrache les cheveux de désespoir, parce qu'il n'a point songé à lui offrir une primé avant le succès.
—Maintenant il serait trop tard.
Pour récompenser cet oubli, il lui commande sur-le-champ un nouvel ouvrage, quitte à répondre, quand celui-ci l'apportera:
—Mon cher ami, je suis désespéré; mais je n'ai pas de place. Songez donc que voilà 150 fois qu'on joue votre ouvrage.—J'espère que vous n'avez pas à vous plaindre de moi. Dieu merci j'ai assez fait mousser votre pièce. Il ne faut pas songer qu'à soi dans ce monde.—Je serais fort désolé qu'on pût dire que vous avez monopolisé mon théâtre.
Il y en a même qui vous répondent tout simplement:
—Votre succès m'a rendu un mauvais service.—Dès qu'ils sentent du lard dans un endroit, les rats y viennent; depuis que vous m'avez fait faire de l'argent, tous mes créanciers me tombent sur le dos.—Encore une affaire pareille, et je serai obligé de faire faillite.
L'ingratitude, qui est l'indépendance du cœur, comme dit un impressario, est d'ailleurs une vertu directoriale, et il en est dans le nombre de ces messieurs dont c'est à proprement parler, la seule qualité.
Les artistes qui ont contribué au succès de l'œuvre, vont se visiter dans leur loge et se font mutuellement cadeau d'un petit piédestal.
Pendant dix minutes, la conversation roule sur ces trois mots:
Superbe, magnifique, admirable!
Dans les corridors, tutoiement et embrassement général.
Au milieu du foyer, l'auteur, appuyé contre la cheminée, déboutonne son frac devenu trop étroit pour contenir cette indigestion de gloire, et met intérieurement une rallonge aux félicitations que lui viennent offrir ses amis.
Ceux-ci ont mis dans leur poche le crêpe qu'ils avaient apporté, dans la charitable intention de prendre le deuil de l'ouvrage en cas de décès.—D'aucuns même, les intimes, eussent sollicité l'honneur de tenir les cordons du poêle.
Le bonheur forcé est si vif qu'on en voit qui changent de couleur.
Celui-ci est vert-pomme,—celui-là rouge,—celui-là jaune comme un citron;—on dirait le spectre solaire de l'envie.
Tous entourent le triomphateur et font de lui une espèce de Laocoon de l'amitié littéraire. Ils le serrent, l'enlacent, l'embrassent, gonflent son orgueil avec le gaz de l'hyperbole, et puis entre la parenthèse de deux caresses, répandent brusquement dans la joie en ébullition la goutte d'eau froide de la réticence, et par leurs critiques essaient de reprendre à deux mains ce que la louange avait donné d'une seule.
Au milieu de ces hypocrites démonstrations, un bravo loyal résonne parfois, comme une pièce d'or dans un sac de jetons.
Il est vrai que c'est justement celui-là qui n'est pas entendu ou pas écouté.
En sortant du théâtre, l'auteur rencontre quelquefois deux ou trois de ses amis, qui s'excusent de n'avoir pas été le complimenter au foyer, sous le prétexte qu'ils se sont trouvés indisposés.
Et, en effet, pendant la représentation, il était visible à tous les yeux qu'ils ne se sentaient pas bien.
NOTES DE VOYAGE
À Monsieur Bourdin, rédacteur en chef du Figaro.
Tu te rappelles, mon cher ami, que le 22 juillet au soir, et au moment où je m'y attendais le moins, m'ayant rencontré sur le boulevard, tu m'as prié de prendre ta place parmi la députation des journalistes et chroniqueurs parisiens, invités par la Compagnie du chemin de fer du Nord à assister aux courses annuelles de Boulogne. Outre que j'ai toujours été partisan de l'imprévu, le nom de mes futurs compagnons de voyage m'a décidé à accepter ta proposition, et une demi-heure après t'avoir quitté, je me présentai à la portière du wagon-salon réservé à l'émigration littéraire.
*
* *
Chacun commençait à s'installer suivant ses habitudes de voyage; mais tous ces petits arrangements, où se révélaient naïvement l'instinct d'égoïsme du voyageur amoureux de ses aises, furent bientôt troublés par l'arrivée du retardataire et gigantesque Nadar.—Comme chacun le sait, Nadar est pourvu d'un appareil de locomotion qui lui permet de régler sa démarche sur le pas des Dieux. Aussi, en le voyant paraître, chacun se demande avec inquiétude où Nadar pourra mettre ses jambes.—En effet, ces deux colossales perpendiculaires importunent et bouleversent toutes les combinaisons d'angles et d'horizontalité. Pendant une demi-heure, on s'exerce inutilement à une sorte de jeu de patience, dont les membres des voyageurs sont les pièces.—On fait appel à la science.—Un prix de vingts-cinq cigares est offert à celui qui résoudra le difficile problème d'installer Nadar.—Les calculs scientifiques n'ayant pas abouti,—Nadar trouve un biais,—trois ou quatre de ses amis resteront debout dans le wagon;—de celle manière il pourra s'allonger à son aise.—La proposition est repoussée par ces messieurs, qui accusent Nadar d'abuser des droits que donne l'amitié.
Nadar répond par cet axiome:
—En wagon, il n'y a pas d'amis, il n'y a que des coins.
Au moment de partir, un riche étranger, qui a entendu dire que notre wagon était habité par des journalistes parisiens, propose cinq mille francs pour faire le voyage dans notre société.—L'administration refuse. On se met en route. À la station de Breteuil, le convoi s'arrête, et nous sommes régalés d'une aubade d'un joueur d'orgue du pays, qui a déjà doté deux de ses filles avec ses recettes quotidiennes. Favorisé par l'administration, qui lui accorde ses entrées sur la voie au passage de tous les trains, cet instrumentiste est, dit-on, au mieux avec les employés supérieurs de la compagnie.—Dans ses fréquents voyages, M. de Rothschild ne manque jamais à s'arrêter à Breteuil, et gratifie du prix de la place qu'il occupe la sérénade nasillarde qui lui est donnée à son passage.
Entre Breteuil et Amiens,—on essaye de dormir,—mais il n'y a pas moyen.
Amiens. Vingt minutes d'arrêt.—La population altérée du wagon se précipite vers le buffet,—et y produit l'effet d'une éponge qui tomberait dans une fontaine.—Quelques pâtés de canards succèdent aux rafraîchissements.—On demande la carte,—et l'on apprend qu'elle a été payée cinq mille francs par le riche étranger du débarcadère, qui a voulu, à l'instar de François Ier, être une fois dans sa vie le restaurateur des lettres.
La cloche du départ se fait entendre: on remonte en voiture,—et, à la liberté d'espace dont chacun jouit, on s'aperçoit qu'il manque—quelqu'un et quelque chose.—Ce quelqu'un et ce quelque chose,—c'est Nadar et ses jambes.—Tout le wagon entonne à l'unanimité, sur une musique vague, un hymne à l'indépendance, qui commence, comme tous les hymnes de ce genre, par ces paroles:
«Libres du joug qui nous oppresse.»
Cet enthousiasme est troublé par un double cri d'épouvante échappé à un des voyageurs, qui, en se penchant à la portière, vient d'apercevoir Nadar marchant sur la voie et suivant le train, au petit pas, en fumant son cigare.—Au premier arrêt,—il se fait ouvrir la portière, et se réallonge de nouveau d'un pôle à l'autre du wagon; le désordre se rétablit.
Abbeville.—Lever du soleil,—salué par un chœur formidable de deux millions de canards qui barbottent dans les marais de la route.—S..... fait observer judicieusement que la présence de ces oiseaux n'est peut-être pas étrangère à l'industrie des pâtés, qui est une richesse de la contrée.—On ne lui dit pas le contraire.—L'heure de la justice semble à la fin venue.—Nadar vient d'épuiser sa provision de cigares, et se livre à l'emprunt;—on lui refuse:—il propose comme transaction de rester debout pendant tout le temps qu'il fumera.—Douze porte-cigares lui sont tendus.—Nadar se lève, tout le monde peut s'asseoir.
Entre Abbeville et Boulogne, dont nous sommes encore éloignés d'une vingtaine de lieues, quelqu'un propose de charmer les dernières heures du voyage par un jeu quelconque. Ce vœu n'est pas plus tôt exprimé, qu'un sixain de cartes se trouve comme par miracle éparpillé sur la table.—La partie s'engage avec une fureur douce.—Nadar a la veine: dans un moment, il a cinq mille francs devant lui;—le ponte est intimidé;—*** se consulte et ne tient pas le coup, dans la crainte d'un refait. Tout à coup une voix qui sort du wagon voisin, et qu'on reconnaît pour celle du riche étranger, crie: Banco!—Nadar abat deux as de pique;—*** se félicite de sa prudence,—et le riche étranger, auquel on a notifié sa perte, envoie à Nadar, par un employé du train, une enveloppe chargée sur laquelle il a écrit: Enchanté d'avoir fait votre connaissance. Tel est le dernier épisode de notre voyage.
Quant aux courses où j'ai assisté, je t'avouerai que c'est un plaisir auquel je ne crois pas devoir être parfaitement initié.—S....., qui est passé maître en matière de sport, s'est donné beaucoup de mal pour m'en expliquer tous les termes et tous les usages. J'ai eu beau me mettre une carte au chapeau, je n'ai rien compris aux cérémonies du pesage, ni au jargon de ces petits gnomes, habillés en glaces panachées, qu'on appelle des jockeys, et qui n'ont d'autre industrie que d'être plus légers qu'une douzaine de bouchons. Un attelage de dix percherons traînant un bloc de dix à vingt mille kilogrammes, et faisant saillir leur robuste musculature sous l'effort, me paraît un spectacle plus intéressant que le plus merveilleux handicap. À l'issue du banquet qui nous a été offert à l'hôtel des Bains,—Et qui a clos cette journée hospitalière,—Nadar m'a appris qu'il partait pour Londres le soir même, et qu'il m'attachait à sa suite.—À toi donc, je t'écrirai de l'autre côté de la Manche.
II
Comme je te l'ai dit, mon cher ami, il est décidé que Nadar et moi nous partons pour Londres à la marée de deux heures. Étant très-fatigués de la journée de plaisir que nous avons passée à Boulogne, nous nous sommes rendus à minuit à bord de la Panthère pour y choisir nos places. T'étonnerai-je beaucoup en te disant que Nadar cherche la meilleure?—Non!—Malheureusement il a été prévenu. Presque tous les voyageurs sont déjà embarqués et ont retenu les cadres les mieux disposés.—Je dois pour ma part me contenter d'une case inférieure, ce qui ne laisse pas d'être inquiétant lorsqu'on ignore les habitudes maritimes du passager qui vous servira de plafond.—Pendant que je m'installai dans le salon demi-réfectoire, demi-dortoir, du chief-cabin, plusieurs Anglais entourent la table à manger et s'y font servir les productions les plus variées de la race porcine. Un volumineux gentleman, qui semble moulé sur la corpulente nature de sir John Falstaff, se sistingue surtout parmi les convives par son appétit pantagruélique. Après avoir épuisé un fort tirage de sandwichs au jambon, cet insulaire, à la fois carnivore et frugivore, demande un melon, qu'il pèse et mange en deux bouchées comme il eût fait d'un abricot.—Je plaignais instinctivement le voyageur qui aurait la mauvaise chance de se trouver au-dessous de lui, lorsque je vis l'insulaire appeler deux garçons et se faire hisser dans le cadre au-dessus du mien.
Mon superposé a-t-il le melon heureux? J'en doute, car voici le garçon qui commence la distribution des soucoupes sans tasses, et le locataire de l'entresol en réclame deux. Je commence à mal augurer de mon voisinage, et je propose diplomatiquement à Nadar de lui faire le sacrifice de mon rez-de-chaussée. Il refuse! Parmi les passagers, il s'en trouve qui font la traversée pour la première fois. Ils s'interrogent les uns les autres sur les précautions éprendre. Chacun dit la sienne.
Celui-ci raconte qu'ayant l'habitude d'aller sur les chevaux de bois des Champs-Élysées, il ne sera pas incommodé.
Celui-là a une provision de pastilles préservatrices.
Un autre affirme qu'il faut fermer les yeux. Un autre qu'il faut au contraire les ouvrir et les tenir fixés sur le même point.
Au même instant un grand mouvement se fait entendre sur le pont. La cloche sonne pour les retardataires. Une vibration lente et régulière ébranle toutes les parties du paquebot. Les palettes des roues se mettent en mouvement; le capitaine crie: All right. Nous sommes en route.
Tout va bien tant que nous sommes dans le port. Mais au moment où nous franchissons la passe, quelques personnes commencent à se moucher, ce qui en mer comme au théâtre est un signe d'émotion. Un petit bonhomme de huit ans auquel un garçon vient d'apporter un ustensile de prévoyance demande à son père à quoi peut servir ce récipient.
Son père le lui explique par une démonstration.
Deux passagers qui se racontaient des histoires curieuses, afin de se distraire,—manquent mutuellement de mémoire.—Peu à peu leur récit devient pâle;—eux aussi.
—Mon voisin de droite demande du thé.
Mon voisin de gauche se mouche—trop tard.
Nous prenons le large, et la Panthère, se croyant à Mabille, commence à chalouper.—Aussi l'usage de la porcelaine se répand-il assez généralement dans les masses.—Mon voisin d'en haut, qui s'était endormi, se réveille au moment où il rêvait qu'il venait de prendre une purgation.—Il demande à être monté sur le pont.
Sauvé, mon Dieu!
*
* *
Au jour naissant, nous commençons à voir la côte anglaise surgir à l'horizon, comme une ligne blanche et mince. Une heure après, nous sommes à l'embouchure de la Tamise.
La Panthère, en entrant dans des eaux plus calmes, reprend des allures pacifiques qui permettent aux passagers de réparer par le sommeil les fatigues de la nuit. Mais déjà on les invite à montre sur le pont, car c'est l'heure où, suivant les habitudes du bord, le dortoir masculin se transforme en salle à manger. Nadar, qui n'a pas encore faim et qui a encore sommeil, demande un délai et se l'accorde. Le bruit de la machine le gênant un peu pour se rendormir, il fait même prier le mécanicien de stopper. Malheureusement, le bruit de la mécanique empêche également le mécanicien d'entendre les ordres de Nadar, et le steamer continue sa route.—Cependant un flot de ladies et de miss affamées, dont le sybaritisme prolongé de Nadar retarde la réfection, se presse à la porte du chief-cabin, et hésitent à entrer en apprenant qu'un voyageur s'y trouve encore couché; une humble adresse est présentée à Nadar.—En apprenant qu'il fait attendre des dames,—il se lève spontanément, mû par le ressort national de la galanterie française.
En une seconde, l'essaim affamé entoure la table, qui ploie déjà sous une montagne de nourriture et qu'arrosé un fleuve de thé. En une autre seconde, la montagne est aplanie et le fleuve est tari. Ce spectacle m'a rappelé les beaux travaux gastronomiques que j'ai vu quelquefois exécuter par M. Ch. Monselet. Les hommes succèdent aux femmes et ne le leur cèdent en rien. Je retrouve parmi eux le formidable insulaire dont le voisinage m'avait tant alarmé.—Son insuccès ne l'a pas fait renoncer à entreprendre une lutte nouvelle avec son indigeste adversaire; et, obstiné comme un plaideur qui a perdu son procès en instance,—il en appelle,—en se faisant servir un melon deux fois plus gros que celui de la veille.—Bien qu'il ait eu la précaution de tempérer, par une copieuse libation de sherrey, la dangereuse crudité du fruit de nos vergers, cette fois encore, la récidive ne lui est pas heureuse et son appel est rejeté.
Cependant nous avions fait du chemin.—Déjà l'embouchure de la Tamise est franchie, et la Panthère file comme une flèche entre les rives du large fleuve sillonné de nombreux bateaux pêcheurs qui rentrent dans les petits ports du voisinage.
Le père du petit garçon dont j'ai déjà parlé, jaloux de faire briller les talents géographiques de son fils, l'arme d'une longue vue, et l'invite à désigner, au fur et à mesure que nous passerons devant, toutes les villes, ports, bourgs, villages et hameaux, ainsi qu'à faire connaître le chiffre exact de leur population, leur production spéciale et les faits historiques se rattachant à chacun d'eux. L'enfant, qui est en vacances, et pour qui cette fonction de cicérone équivaut à une rentrée en classe, montre d'abord peu de soumission aux désirs paternels, et commence, la mémoire un peu troublée, une explication qui n'est pas d'accord avec Malte-Brun. Quelques voyageurs, possédant des Guides, se permettent de relever quelques erreurs commises par le jeune collégien, entre autres celle qui place Dublin sur la Tamise.—Blessé dans son amour-propre, le père soutient l'opinion de son fils,—et celui-ci profite de la discussion pour aller se cacher derrière un panier de prunes, auquel il a remarqué une fuite qu'il n'hésite pas à encourager.
L'approche de Londres se fait sentir à chaque tour de roue. Nous en sommes encore éloignés de plusieurs lieues, et déjà la vapeur carbonique qui s'élève plane au-dessus de nous, et nous couvre de cette impalpable poussière qu'on appelle la pluie sèche. Il fait, au reste, un temps magnifique, et, comme il y a sans doute quelque fête aux environs, nous nous croisons à tout moment avec des bateaux à vapeur chargés d'une population endimanchée et joyeuse qui pousse en passant de vigoureux hurrahs. À la hauteur de Gravesend, le gouvernement anglais nous envoie à bord des ambassadeurs chargés de l'indiscrète mission de visiter nos bagages. Il faut déclarer, à la louange de la douane britannique, qu'elle ne ressemble pas à la nôtre. Le douanier français, à la frontière surtout, procède à la visite des malles avec la brutale impatience d'un mari jaloux qui fouille dans les tiroirs de sa femme pour y chercher les objets de contrebande conjugale.—L'employé de la douane anglaise, au contraire, visite, mais ne bouleverse pas.—Sa curiosité est minutieuse, mais polie.—Il aide les voyageurs à refermer leur malle, à reboucler leur valise, et s'il aperçoit dans un sac de nuit une chemise à laquelle il manque des boutons,—il s'offre volontiers de les recoudre.
Pendant la visite de la douane, nous sommes arrivés à Greenwich, où se trouve le célèbre hôpital des invalides de la marine, et déjà commence à se dérouler le merveilleux spectacle qui a fait tant de fois comparer la Tamise à une forêt de mâts. J'aurais là une belle occasion de me livrer au dithyrambe, si c'était mon instrument. Mais tu ne m'as pas donné, mon cher ami, la mission de découvrir que l'Angleterre était la première nation maritime du globe. Je passe la main à un maître du genre descriptif intelligent. Si tu as quelques minutes à perdre ou plutôt à gagner, ouvre les Caprices et Zig-Zags de Théophile Gautier, et tu y trouveras le tableau fidèle de la route de Greenwich à Londres, qui nous apparaît au premier détour de la rivière; il est certaines formules vulgaires qui, mieux que toutes les recherches du langage académique, excellent à exprimer certaines impressions.
«J'ai reçu le coup de poing,» me disait un jour en se frappant la poitrine un ouvrier dont l'imagination venait d'être vivement frappée par un grand spectacle.—Cette figure brutale rend parfaitement la nature de l'étonnement que m'a causé la vue de cette ville, où le gigantesque paraît se multiplier lui-même. Moi aussi,—j'avais reçu le coup de poing.—Pendant qu'on jette les amarres, je cherche Nadar pour lui faire partager mon enthousiasme, et je le trouve à l'avant du bateau en conversation réglée avec une de ses connaissances, qu'il vient de voir passer à London-Bridge, auprès duquel nous sommes arrêtés.—Le débarquement s'opère, et nous voici sur le quai, où les pisteurs des hôtels français commencent à nous assaillir.—Leur loquacité et leur esprit de ruse restent pourtant bien loin de ce que j'ai vu à la descente du chemin de fer dans certaine ville du midi de la France.
À Marseille, notamment, où un aubergiste, furieux de me voir suivre son concurrent, lui vida sur l'épaule un cornet rempli de punaises, qu'il me montra ensuite comme un échantillon de l'hospitalité que je rencontrerais à l'hôtel rival,—j'eus la bonhomie de me laisser prendre à cette supercherie, qui obtint le succès que son auteur en avait espéré, car il m'emmena triomphalement à son hôtellerie en me vantant la propreté qui y régnait.
J'étais cependant à peine à table, que je vis grouiller sur la nappe deux ou trois insectes nocturnes, que je montrai à mon hôte, en lui reprochant son abus de confiance.
—Monsieur, me répondit-il gravement, je ne puis nier qu'il y en ait quelques-unes ici, comme partout; mais si je leur tolère la salle à manger, je leur interdis la chambre à coucher. Monsieur peut être tranquille; il dormira bien.
Nadar a jeté nos bagages dans un cab, et remet au cocher l'adresse d'un hôtel qui nous a été indiqué.
Cette première course à travers les rues de Londres est quelque chose d'assez inquiétant, quand on en a peu l'habitude, car le cab est un véhicule enragé, auprès desquels nos coupés parisiens ne sont que des coches.
Nous arrivons dans Leceister-square, où nous devons habiter, et, après quelques instants accordés à notre toilette,—nous nous lançons à pied dans les rues de Londres.
—À propos, me demanda Nadar, sais-tu un peu d'anglais?
—Je sais: To be or not to be.
—Eh bien! je suis plus riche que toi; j'en sais une quinzaine de mots.—Nous les partagerons en frères.
III
Un journaliste français rencontrant à Londres un de ses compatriotes qui habite cette ville depuis longtemps, s'étonnait que celui-ci éprouvât encore de la difficulté à se faire comprendre.
—Si tu savais comme ces gens-là ont la tête dure, lui répondit l'ami; voilà six ans que je vis avec eux et ils n'ont pas pu apprendre le français.
Je regrette d'autant plus vivement cette lacune dans l'éducation de nos voisins d'outre-Manche, que Nadar m'a appris un anglais de fantaisie qui n'a pas cours à Londres: aussi je me trouve aussi embarrassé dans ce pays que pourrait l'être dans le nôtre un étranger qui aurait appris le français en lisant les faits divers de la Patrie.
*
* *
Je viens de rencontrer Lherminier, qui m'a conseillé d'acheter un dictionnaire de conversation franco-anglaise.—C'est un recueil de dialogues par demandes et par réponses, dans lequel, dit la préface, toutes les circonstances de la vie sont prévues, depuis les plus solennelles jusqu'aux plus familières.—Je remarque, en effet, des chapitres intitulés:—Réception à la cour,—Audience du ministre,—Demande en mariage. Malheureusement, le dictionnaire de conversation ressemble à ces instruments à vent dont il est impossible déjouer si on ne possède pas ça que les musiciens appellent l'embouchure. Or, l'embouchure d'une langue, c'est sa prononciation.—Et comme je n'ai pas l'embouchure de l'anglais,—la pantomime est encore ma meilleure ressource pour me faire comprendre.
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* *
Si le Dictionnaire de conversation a prévu les cas exceptionnels d'une réception royale, ou d'une audience ministérielle, soit dédain, soit oubli volontaire, il se montre moins prévoyant à propos des circonstances familières, et il en résulte quelquefois un certain embarras pour le voyageur. Aujourd'hui même me trouvant dans un des beaux quartiers de Londres, je désirais, pour dès motifs étrangers à la misanthropie d'Alceste, rencontrer un endroit écarté.—Ne connaissant pas les ressources du quartier dans lequel je me trouvais, j'abordai un policeman avec l'intention de l'interroger. Mais ce fut inutilement que je cherchai la phrase dans mon dictionnaire. Sa pruderie restait muette sur cet article! Dans cette circonstance éminemment familière, la pantomime me parut un moyen de traduction trop expressif pour que j'osasse en faire usage avec le policeman qui, d'ailleurs, me parut manquer d'initiative.
Cependant, comme il y avait urgence, j'allai peut-être me risquer à braver le no comit nuisance, prohibitif inscrit sur la muraille, lorsque je fus soudainement retenu par un souvenir.—Quelques jours auparavant, j'avais vu à Paris un Anglais surpris par un sergent de ville au moment où il semblait lire de trop près les affiches de spectacle. Ignorant sans doute combien nos lois sont paternelles pour ces petits délits qui sont dans la nature, le délinquant parut frappé d'une invincible terreur, et je n'oublierai jamais l'accent avec lequel il demanda au sergent de ville «quel siouplice lui était réservé?» Il ne fallut pas moins que le rappel de ce fait pour m'arrêter sur le bord d'une contravention dont les suites pouvaient être dangereuses. Heureusement que je rencontrai un compatriote qui m'emmena à Westminster, où se trouve un office spécial.
Si l'on en croit les statisticiens et la foule qui encombre incessamment tous les lieux publics où l'on débite de la boisson, la population de Londres est une éponge qui absorbe quotidiennement une quantité de liquide suffisante pour mettre à flot le Great-Britain, navire du port de dix mille billards.—Cependant il s'en faut que les conséquences naturelles de cette absorbtion prodigieuse aient été prévues dans une juste mesure. On pourrait croire, au contraire qu'il y a à Londres un parti pris de provoquer à la contravention, et que le no comit nuisance est un piège tendu par le fisc.—On est quelquefois obligé de marcher pendant une heure avant de rencontrer un endroit où l'on puisse, à l'abri de la pruderie britannique, se livrer tranquillement à l'antithèse de la soif.—Encore ces refuges hospitaliers qui avoisinent les monuments sont tellement encombrés, que, pour être sûr d'y trouver une place, ce n'est pas imprudent de la prendre la veille en location. Si M. de Rambuteau eût été lord-maire, il est certain que cet état de chose l'eût frappé, et sans doute il aurait pensé à utiliser au profit de la population de Londres les nombreuses colonnes monumentales qui font ressembler cette ville à un immense jeu de quilles dont le dôme de Saint-Paul est la boule.
*
* *
J'ai vu tant de fois les monuments de Londres servir de décors au mélodrame, et j'éprouve si peu la nostalgie de l'Ambigu, de la Gaîté et de la Porte-Saint-Martin, que j'avais d'abord conçu le projet de ne point visiter les curiosités historiques de la ville. Mais, profitant de la circonstance qui m'avait attiré vers Westminster, j'ai réfléchi que je manquerais à tous mes devoirs de touriste si je n'entrais pas dans le vieil édifice où repose, parmi tant d'illustres personnages, le corps de l'immortel auteur de Richard III.
*
* *
En sortant de Westminster, mon compatriote, familier avec les curiosités de Londres, m'a amené dans le quartier des mouchoirs volés. Figure-toi la Cité des Mystères de Paris restituée par un architecte ami du sombre et de la malpropreté. Le nom de ce quartier indique suffisamment l'industrie qu'on y exerce, et que les habitants ne songent même pas à dissimuler, car j'ai vu des enseignes où on lisait;
À LA RENOMMÉE DU POINT D'ANGLETERRE
un tel, receleur,
Tient tout ce qui concerne son état.
Ce commerçant, recelait même un caisson aux armes royales, avec le By appointement traditionnel, ce qui pourrait faire supposer qu'il était autorisé par le gouvernement. La maison la mieux fournie et la plus en vogue est l'ancienne maison Sheppard, traduite plusieurs fois devant les assises, et tout récemment par M. André de Goy. Au moment où je passais devant ses magasins, on opérait le déballage d'objets provenant de l'exposition de Manchester.
De nombreux commis s'occupaient à préparer la mise en vente. Les uns effaçaient les initiales gravées sur les bijoux, les autres tondaient les chiens volés dans les parcs, pour en métamorphoser la race. J'ai vu devant mes yeux un superbe épagneul écossais, dont un ciseau ingénieux a fait en moins de cinq minutes, un pointer. Des femmes étaient particulièrement employées à démarquer les pièces de linge.—Et jamais vaudevilliste ayant besoin d'une idée ne fut plus habile à démarquer le sujet d'un livre et à faire un torchon avec de la dentelle.
La vocation des Sheppard est tellement éternisée, qu'un jeune baby de quelques mois, qui était au sein de sa nourrice, a interrompu son repas pour venir me prendre mon mouchoir dans ma poche. Je dois au reste déclarer qu'on me proposa immédiatement d'entrer dans l'arrière-boutique,—où on me le rendrait,—moyennant dix pences.
C'est dans ce quartier que s'élève le Conservatoire des voleurs.—Là, du matin au soir, une multitude de jeunes gens,—l'espoir de Newgate, se livrent à l'étude préparatoire de la distraction.—Les cours sont faits par d'habiles praticiens.—Il y a une chaire de mouchoir, une chaire de montre, une chaire de bourse.—Les expériences se font sur un mannequin à ressort,—Ce qui rend les études quelquefois très-dures,—c'est que le mannequin qui représente toujours un gentleman—est armé d'une canne, et au moindre faux mouvement de l'opérateur—le gentleman lève sa canne et la laisse retomber.—Un professeur d'ivresse simulée est attaché à l'établissement.—Il enseigne aux élèves—l'art du zigzag ingénieux—que le pick-pocket emploie dans les rues pour heurter les passants et les dévaliser.—Des professeurs de boxe et de gymnastique perfectionnent les aptitudes des élèves en leur apprenant l'art de ne pas se laisser prendre—ou pendre.—Le Conservatoire des voleurs de Londres est un des établissements les mieux tenus de l'Europe. Il y a chaque année un concours,—où assistent les directeurs de bandes qui ont besoin de renouveler leur troupe.
Le dernier concours a mis en relief des sujets merveilleux qui pourront, avant peu, être appréciés par le public. On parle surtout d'un jeune homme qui peut voler une montre en dix-sept langues. Bien que ce concours ait été très animé, il était attristé par le jugement prononcé récemment contre le directeur du Conservatoire, arrêté dans le Strand au moment où il démontrait un coup difficile.—Il devrait être pendu le soir même.—C'est une perte.
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Au voleur!—mon cher Bourdin,—le compatriote qui me pilotait est un faux compatriote. C'est un ancien lauréat du Conservatoire qui travaille les étrangers. Je lui avais inspiré quelque confiance, sans doute,—et, sans que je m'en sois aperçu, il a opéré dans mes poches un travail pneumatique qui a parfaitement réussi. Je n'ai pas même de quoi acheter un carnet pour recueillir mes observations. Adresse-moi, au plus vite, une lettre—chargée,—très chargée,—et surtout aie le soin d'écrire mon nom en gros caractères, car la poste française a l'ingénieuse habitude d'apposer son timbre sur cette partie principale de l'adresse.
Chargée! très chargée!
IV
Te rappelles-tu, mon cher ami, de cette époque déjà lointaine où nous n'aurions pas pu, comme aujourd'hui, concourir au prix de cent mille francs, fondé par M. Lob, le Véron de la chimie capillaire.—Possédant déjà quelque teinture d'orthographe, nous collaborions avec une audacieuse activité à une feuille, où, par exception, notre prose était payée à raison de huit francs l'arpent,—ce qui mettait nos lignes au prix des poires d'Angleterre.—Le fondateur de ce journal, où, par prudence, on ne lisait jamais: La suite à demain, disparut un jour en nous devant plusieurs hectares de copie.—Nous commençâmes d'abord par nous arracher les cheveux,—distraction qui ne nous est plus permise,—puis nous prîmes en collaboration le parti de passer cette banqueroute aux profits et pertes.
Cependant, trois mois après,—un samedi,—le dernier du carnaval, et comme nous regrettions avec mélancolie de ne pas pouvoir le graisser, on nous apporta une lettre dans laquelle nous étions convoqués, comme créancier du journal, à venir toucher 75% de notre créance.—Ah! conviens-en! jamais rentrée, même celle de Bouffé, ne fut plus heureuse.—Je t'ai rappelé cet épisode de notre jeunesse pour te faire comprendre la nature de l'émotion que j'ai éprouvée hier en recevant ta lettre chargée,—pas assez cependant, pour que je n'aie point pu l'emporter moi-même.—Il était temps,—je commençais à devenir aussi gêneur pour les employés de la poste anglaise que peut l'être un débutant littéraire qui veut faire passer son premier feuilleton,—et tu sais si ça tient, ces bêtes-là!
Mais puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle.
J'ai cependant vu le moment où j'allais me trouver fort embarrassé pour faire traduire en argent anglais le souvenir de la patrie contenu dans ta lettre, non pas que les traducteurs manquent ici;—ils y sont même fort nombreux.—Mais c'était un samedi, et ce jour-là, dès quatre heures de l'après-midi, non-seulement tous les comptoirs de change, mais encore tous les magasins sont fermés.—J'allai chez un garçon de ma connaissance, qui tient dans le Strand le dépôt d'une grande maison parisienne, et je le priai de me donner la monnaie de mon billet.—Il m'ouvrit sa caisse,—un monument qui paraissant destiné à loger le Pérou, et qui cependant ne contenait qu'une somme contre laquelle le dernier mendiant de Londres n'aurait pas voulu troquer sa journée.—Si vous étiez venu cinq minutes plus tôt, me dit mon ami, j'avais dix mille francs en or. Mais je viens de les envoyer à la Banque. Il m'apprit alors que c'était une mesure de précaution adoptée par tous les commerçants de Londres.—À la fin de la journée, chacun d'eux, dans la crainte d'être volé, ne conserve chez lui que la somme indispensable à ses besoins, et envoie sa recette du jour passer la nuit à la banque de son quartier, d'où il la retire chaque matin.
Frappé d'une non-valeur momentanée, mon billet de banque me devenait aussi inutile qu'un billet de l'Ambigu pourrait l'être à Londres—et même à Paris. Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'étais à la veille d'un de ces dimanches anglais durant lesquels le tour du cadran semble plus long à faire que le tour du monde. Je fus heureusement sorti d'embarras par l'obligeance du docteur Verdé-Delisle, qui vient de mettre tout le monde médical en émoi, par la publication d'un livre contre la vaccine, à laquelle il attribue l'abâtardissement de la race moderne en Europe. Ce qu'il y a de singulier, c'est que le Docteur Delisle, qui est un révolutionnaire par conviction, est, avec Fonta, un des plus beaux grêlés de France.
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Aujourd'hui dimanche,—fidèle à ses traditions d'ennui dominical,—la ville s'est réveillée au milieu d'un brouillard mieux imité qu'au théâtre de la Porte-Saint-Martin.—C'est une sorte de brume opaque, où les bruits de la rue s'absorbent;—on sent, en marchant dans les rues, palpiter dans l'air, autour de soi, les grandes ailes de hibou du spleen britannique.—À aucun prix on ne pourrait, avant une heure de l'après-midi, se faire ouvrir une boutique, pas même celle d'un armurier, si l'on avait l'envie bien naturelle de se brûler la cervelle, ne fût-ce que pour faire un peu de bruit au milieu de ce silence. Toute la population de Londres émigre dans les environs; aussi, après les offices, tous les pauvres abandonnent-ils les églises pour se réunir aux stations de chemins de fer ou de bateaux vapeur.—Gavarni nous a initiés à ces types de gueuserie, où toutes les races soumises à la domination anglaise ont leurs représentants, depuis l'Irlandais, fils de la famine, jusqu'à l'Indien, fils du soleil.
Nous avons été passer la journée à la campagne, qui est bien telle qu'on la représente dans les gravures de steeple-chase.—J'ai vu Richemond, où lord Ward avait, quelques jours auparavant, donné en l'honneur des beaux yeux d'une cantatrice,—qui sera bientôt une lady,—un magnifique banquet, auquel assistait toute la troupe du Théâtre-Italien.—Après Richemond, nous avons visité Hampton-Court, dont le parc est une merveille. La célèbre galerie de Hampton-Court est actuellement dénudée par les emprunts de l'exposition de Manchester. C'est là qu'on voit la plus belle collection des Holbein connus,—et plusieurs cartons de Raphaël, parmi lesquels celui de la Pêche miraculeuse et de la Transfiguration.
De Hampton-Court à Windsor, la route est charmante, mais elle est accidentée de nombreuses barrières, où un impôt qui varie de six pences à un demi-shelling est prélevé sur tous les équipages. Un paysagiste en quête de pittoresque ne ferait pas fortune dans cette campagne unie et joliette.—Ma grande préoccupation était de voir des chaumières et des paysans, mais les chaumières sont des maisons de campagne bâties sur un modèle uniforme; quant aux paysans, ils sont tous en habit noir, et ils mettent des cravates blanches jusqu'à leur charrue. En approchant de Windsor, le pays s'accidente un peu. On sait qu'il y a lutte, comme beauté de points de vue, entre la terrasse de Windsor et celle de Saint-Germain. L'opinion des touristes est partagée, mais je vote pour Saint-Germain, où il y a le pavillon Henri IV, dans lequel on dîne, tandis que Castle-Hotel est une gargote solennelle que le duc de Wellington et la duchesse de Kent n'auraient certainement point recommandée par une patente autographe, s'ils y avaient mangé un certain potage à la queue de bœuf que la beauté du paysage ne m'a pas fait digérer.
À la station de Windsor, nous nous sommes rencontrés avec des gardes de la reine, qui se sont mis à regarder Nadar avec la considération que les phénomènes se doivent entre eux. Tu sais que ces soldats sont les plus beaux hommes de l'Angleterre. L'un d'eux, qui était sergent, s'est approché de notre monumental ami pour se mesurer avec lui.—L'avantage de la taille est resté à Nadar, mais il a failli le payer cher. Le sergent, qui était recruteur, lui a tendu une demi-couronne à l'effigie de la reine d'Angleterre, et Nadar, croyant qu'il lui en demandait la monnaie, allait prendre la pièce, lorsque le docteur Delisle l'arrêta soudain, et lui expliqua que, en Angleterre, dès qu'on avait accepté d'un recruteur une pièce de monnaie à l'effigie du souverain régnant, on faisait partie de l'armée anglaise.
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J'ai été hier passer la soirée à la fameuse taverne de Nicholson's, où a lieu, comme tu le sais, la parodie de tous les procès curieux jugés par les tribunaux anglais. C'est une sorte de cour d'appel comique où l'opinion casse quelquefois les arrêts rendus par les magistrats; anomalie assez étrange à constater dans un pays où le respect de la loi est souvent poussé jusqu'à l'exagération. On donnait ce soir-là, à la demande du public, la représentation d'une affaire de conversation criminelle, qui avait récemment jeté quelque émoi dans la cité.—Un mécanicien, possédant, comme le dit Quinola, plutôt l'amour de la mécanique que la mécanique de l'amour, s'était, après un an de mariage, séparé amiablement de sa femme.—Les deux époux vivaient sous le même toit, mais ne partageaient point la même chambre, et n'avaient de rapport entre eux que pour regretter l'association légale de leurs incomptabilités.—En attendant que la loi sur le divorce lui eût rendu le libre exercice de ses sympathies, la femme encourageait les soins d'un jeune locataire de sa maison, et plusieurs fois l'avait reçu dans son appartement particulier à une heure où le soleil était couché et endormi depuis longtemps. Ces entrevues n'étaient pas sans péril, car elles avaient lieu dans une chambre assez voisine de celle habitée par le mari; mais, en tout pays, les gourmands de fruit défendu le trouvent meilleur s'il est cueilli au nez du garde-champêtre.—Cependant un matin, à l'heure où tous les chats de Londres se réveillent au cri de milk milk, poussé par les marchands de lait, le mécanicien crut, comme Angelo, entendre du bruit dans son mur. Il prêta l'oreille, et sentit quelque chose se dresser sur sa tête. En pareil cas, la loi anglaise est précise, et, avant de faire partie du club que nous plaçons en France sous la présidence de Georges Dandin, il faut prouver qu'on y a des titres.
Aussi la plainte d'un mari n'est-elle admise, judiciairement, qu'après une constatation évidente, et, comme on dit en vénerie, pour juger le délit, il faut l'avoir vu par corps; autrement, le plaignant court le risque d'être considéré comme un vantard. Instruit des exigences de la législation, le mécanicien résolut d'employer les ressources de son art pour arriver, comme Vulcain, son patron mythologique, à la surprise des deux coupables, et, dans le silence du cabinet, il inventa un appareil ingénieux que l'on pourrait appeler le compteur conjugal. Pendant une courte absence de sa femme, il pénétra dans la chambre à coucher de celle-ci, et appliqua au meuble principal de cette pièce un mécanisme dont la présence était habilement dissimulée, et qui communiquait, par un fil conducteur, à une sorte de cadran où se trouvait une aiguille indiquant des chiffres. Ce cadran était placé dans l'alcôve du mari, et restait toute le nuit éclairé par une lampe.
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Un soir, le mécanicien invite deux de ses amis à venir prendre le thé chez lui, et, désignant la chambre voisine de la sienne, habitée par sa femme, il les invite à ne point faire de bruit pour ne pas troubler son repos.—Puis, ayant su les retenir jusqu'à une heure assez avancée, il leur proposa de prendre des actions pour l'exploitation d'un nouveau système de surveillance dont, il voulut sur-le-champ leur expliquer l'usage.—Supposez, leur dit-il, que vous soyez séparés de vos femmes et que vous ayez des doutes sur l'emploi qu'elles font de leur liberté,—surtout à une heure pareille à celle où nous sommes,—mon appareil vous renseigne exactement. Voyez ce cadran.—L'aiguille est arrêtée sur le chiffre indiquant la pesanteur du corps de ma femme, qui est dans la chambre voisine.—Le moindre objet ajouté à ce poids serait indiqué immédiatement par mon cadran.
—Mais, interrompit l'un des invités, il me semble que votre aiguille varie beaucoup: du chiffre 45, la voici qui passe à 90.
—Il est impossible que ma femme ait pu engraisser de quarante-cinq kilos dans une soirée, reprit gravement le mécanicien; et conduisant les deux amis dans la chambre voisine, avant que le poids supplémentaire ait pu se dissimuler, il requit leur témoignage pour constater le flagrant délit devant la loi.—Le juge devant lequel l'affaire avait été portée avait condamné le séducteur à un farthing d'amende (deux liards de notre monnaie).—Quant à la femme, son mari avait été autorisé à la rendre à sa famille.—Le mécanicien a dû partir pour la France, où il compte exploiter son invention.
V
Londres, le...
J'ai assisté hier à une représentation de la troupe italienne au théâtre de la Reine; mademoiselle Alboni chantait la Cenerentola. Cela m'a un peu reposé du Sire de Framboisy, que des commis-voyageurs en médiocrités continentales ont introduit à Londres, malgré la surveillance de la douane. Quelle occasion cependant pour établir un impôt prohibitif ou pour mettre strictement en vigueur les règlements qui protègent l'observation du no comit nuisance!—Quelle bonne humeur saine et mélodieuse dans Cenerentola, et se peut-il vraiment que l'auteur de ce chef-d'œuvre consente à vivre dans Paris,—au milieu de cette ville où les rues n'ont de voix que pour fredonner le Sire de Framboisy, où les salons n'ont de pianos que pour accompagner les Deux Gendarmes.—Mademoiselle Alboni est toujours le plus merveilleux instrument que l'on connaisse, et auquel il ne manque, pour être complet, que de lui manquer quelque chose.—Un défaut rendrait peut-être la virtuose admirable, quand ce ne serait que les jours où elle essayerait de le vaincre.—On m'avait beaucoup vanté la salle du théâtre de la Reine, aussi ai-je éprouvé une déception;—cela est grand, mais non point grandiose;—le style décoratif en est mesquin, et rappelle celui de notre café des Aveugles, où on fait de si bonne musique pour les sourds. Il faut dire aussi qu'il n'y avait qu'une demi-chambrée, quelques amis, comme à l'Odéon les jours de tragédie classique. La saison est terminée et une partie de l'aristocratie est rentrée dans ses terres.
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Les personnes de marque qui sont restées à Londres s'abstiennent de paraître dans les lieux publics pour qu'on ne puisse pas supposer qu'elles n'ont pas encore quitté la ville.—Aussi n'ai-je pu assister à une de ces grandes représentations d'apparat, où la présence de S. M. la reine fait du théâtre une succursale de la cour.—Ces jours-là, l'étiquette s'assied au contrôle, où un lapidaire est installé avec la mission de refuser l'entrée à toutes les dames qui se présenteraient en ayant sur elles moins de cent mille livres de diamants.—Les hommes sont également soumis au frac et à la cravate blanche. Ce n'est pas gênant pour les Anglais, qui, en arrivant au monde, en trouvent une dans leur layette. Mais il arrive quelquefois aux voyageurs, ignorant les usages, de se présenter au théâtre comme ils iraient à l'estaminet, et de se heurter à un refus d'entrée.—Le cas a été prévu,—et dans presque toutes les boutiques qui avoisinent Her Majesty's-Theatre,—on loue des costumes d'opéra.—Les petits industriels vagues, qui rôdent sous le péristyle, font même concurrence aux vestiaires officiels, en abaissant à la portées des petites bourses la location de leurs propres habits noirs et de leurs propres cravates blanches.—Ils ne demandent d'autre gage que le vêtement qu'on dépouille pour mettre le leur.—Mais il y a quelqu'imprudence à les honorer de sa confiance, car pendant que l'on conduit leur habit noir à l'Opéra, il peut arriver qu'un policeman les emmène prendre le thé dans une maison où ils sont reçus même en paletot.—Une fois la saison terminée, l'entrée du théâtre de la Reine est abordable à toutes les classes de la société.—Outre que le prix des places est diminué de moitié, le contrôle se montre moins sévère sur le chapitre du costume—une mise décente est seulement de rigueur, et on serait reçu même avec l'arc-en-ciel autour du cou,—mais il n'en reste plus pour se faire une cravate—Léo Lespès a acheté le dernier coupon.
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Le soir où j'étais au théâtre, je n'ai vu de diamants qu'au jabot de Nadar et de perles que dans la bouche de madame Taglioni. Les loges de l'aristocratie étaient vivement démocratisées, je dirai même qu'au premier flair on respirait dans la salle cette vague odeur du billet donné... Le décor et la mise en scène m'ont paru être à l'Opéra des éléments dramatiques absolument inconnus. J'ai vu, dans le Cenerentola, des toiles auprès desquelles le fameux salon jaune, qui servait de mairie aux amoureux de M. Scribe, eût été une galerie d'Apollon,—et on a apporté sur la scène, pour chanter le duo assis, deux fauteuils sur lesquels un gamin du boulevard n'aurait pas voulu monter, même pour voir le feu d'artifice. Quant aux costumes, ils m'ont paru brodés par la main des fées de l'économie.—Mademoiselle Rosati a dansé Marco Spada avec mademoiselle Taglioni, pour laquelle le public de Londres a une idolâtrie évidente.
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Le jour où a eu lieu la clôture de la saison, la représentation a été égayée par un intermède comique qui n'était pas indiqué sur l'affiche, et dont le directeur du théâtre de la Reine a été le héros. Comme c'est la coutume, à Londres, après l'exécution solennelle du God save the Queen, écouté avec le respect religieux que tous les Anglais portent à leur souveraine, les artistes qui composent la troupe se sont avancés, chacun à leur tour, pour saluer le public privilégié qui leur témoigne à son tour sa sympathie par des bravos et des rappels. Il y a bien dans la salle quelques parents et quelques amis qui donnent le la à l'enthousiasme britannique—mais la cérémonie s'exécute;—on crève quelques paires de gants et on jette quelques bouquets. M. Lumley, qui s'étonne de ne pas encore voir, sur une place de Londres, une colonne monumentale supportant sa statue, avait imaginé de se faire comprendre dans l'ovation que la première aristocratie du monde accordait à ses artistes. Exceptionnellement, il voulait quêter le piédestal de sa dignité directoriale pour se mettre au même rang que son premier ténor ou sa prima donna.
En conséquence,—un nombreux groupe d'amis—attendait l'instant où le dernier artiste aurait achevé sa dernière révérence, pour procurer à M. Lumley le triomphe romain que celui-ci s'était commandé.—À un signal donné, un formidable chœur s'élève dans la salle, au moment où le public se disposait à se retirer:—Lumley! Lumley! Lumley! et au milieu d'un étonnement général.—M. Lumley s'avance sur la scène,—il a le soleil sur son jabot, et l'on voit briller les planètes aux boutonnières de son gilet,—il salue à quatre-vingts degrés, pose la main sur son cœur et se prépare à prononcer un speach; mais l'émotion, ou sa cravate, étranglent son éloquence,—et alors,—ah! dame!—et alors—l'aristocratie, qui n'a point en public l'hilarité expansive,—s'est souvenue qu'elle faisait partie de la joyeuse Angleterre, et elle a fait à M. Lumley un de ces succès—qui coulent un homme,—mais pas en bronze.
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En sortant du théâtre, à minuit, je me suis trouvé au milieu des lumineuses féeries de Hay-Market, qui est la rue de Londres où se trouvent en plus grand nombre les publics-houses, les tavernes élégantes, et tous les établissements où l'on noctambulise—entre un homard et une bouteille de sherrey.
M. Méry,—un jour qu'il était parvenu à retrouver la plume avec laquelle il écrivait jadis Héva et la Guerre de Nizam, a écrit dans les Nuits anglaises vingt pages qu'il peut revendiquer comme étant l'invention de la photographie. Je n'essayerai pas de lutter avec ce passage qui est resté dans toutes les mémoires littéraires comme un bon point à marquer à l'écrivain qui s'en marque lui-même tant de mauvais.—Qu'il vous suffise de savoir que Hay-Market, Piccadilly et les rues avoisinantes sont les principaux docks—de la compagnie de Cythère.—Depuis minuit jusqu'à cinq heures du matin, dans cette rue et dans celles qui l'avoisinent, on trouve l'affluence qu'on remarque à Paris aux Champs-Élysées les jours de feu d'artifice. Sans doute c'est un tableau affligeant pour le moraliste, mais à Londres la morale se couche à neuf heures. À partir de ce moment, le pavé appartient à ceux qui ont l'habitude de le battre, et c'est en battant ce pavé-là, que Shakespeare a rêvé les types immortels de Juliette, de Cordélia, de Desdemone et de toutes les femmes-anges qui peuplent son répertoire.
Un spectacle bien cher à tous ceux dont le tempérament est fait avec une rognure de Gargantua, c'est le luxe apéritif des tavernes et la mise en scène pleine de séductions de leur étalage extérieur où, sous la blanche lumière du gaz, se rassemblent toutes les variétés connues du règne animal.—Les publics-houses de Hay-Market et de Piccadilly sont de préférence ceux où l'on va souper au retour du Wauxhall, de Cremorn et du Casino. Un homard vivant, passant ses longues pinces au travers du grillage de Scott, m'a invité à aller le manger. Scott est la Maison-d'or du quartier. Il est patronné par les jeunes gens de l'aristocratie et par les crinolines de grande circonférence. Le cabinet particulier existe peu dans les tavernes anglaises. Les salons sont divisés en compartiments,—ce qui rend l'isolement absolu à peu près impossible.—Mais ce que la morale y peut gagner, elle le perd dans les parcs qui restent ouverts toute la nuit.—Cependant, depuis quelque temps, l'autorité s'est émue de ces pèlerinages après boire.—Les parcs n'ont point été fermés, mais, sur une pétition de la chaste Diane qui avait sa statue dans Saint-James, on a organisé des rondes, qui assurent à la déesse un repos tranquille, en éloignant de ses regards tout ce qui pourrait lui faire regretter trop vivement l'absence d'Endymion.
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Cependant, on n'a pas encore pu, ou on n'a pas voulu retirer pendant la nuit l'hospitalité des parcs aux nombreux hôtes de ces dortoirs de la belle étoile. Ils y viennent reposer pacifiquement avec leurs femmes et leurs enfants. Chaque famille a son banc ou son arbre accoutumé. Le matin, aux premiers sons de la diane, ils se lèvent comme une troupe familiarisée avec la discipline et se répandent dans les rues où ils vont, pour la plupart, se livrer au productif far niente de la mendicité, profession qui n'est nullement interdite dans le département des Îles Britanniques, car elle est, avec le vagabondage, la soupape de sûreté des deux ou trois cents propriétaires auxquels appartient la ville de Londres.—Les Anglais, il faut le dire, ont l'instinct—de la charité,—tous ceux dont le formidable appétit de jouissances humaines est habitué à mâcher le million,—payent généreusement aux établissements de bienfaisance le droit de digérer avec sécurité.
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Mais l'aumône sur la voie publique est encore très-fréquente.—À Londres, quiconque peut donner donne, et avec bonne grâce comme on lui demande, car j'ai vu un jour un pauvre qui n'osait pas tendre sa main parce qu'il n'avait pas de gants et que c'était dimanche. Les bras croisés entre sa peau et le drap de son habit, il désignait timidement aux passants, par un mouvement de la tête, un chapeau en ruine, au fond duquel on apercevait encore un double chiffre surmonté d'une couronne ducale.—Ce chapeau armorié d'un pauvre honteux, qui n'avait pour oreiller que le pavé de la rue, avait appartenu peut-être à un lord propriétaire du quartier. Tous ceux qui jetaient leur aumône dans cette sébile armoriée, savaient bien qu'elle irait tomber dans le comptoir du dieu Gin.—Mais ils savaient aussi qu'il est le dieu de l'abrutissement résigné, que chaque taverne,—où la misère va s'abreuver, vaut un corps-de-garde,—et qu'en encourageant les pauvres honteux,—on prévient les pauvres hardis. Cela est si vrai, qu'un des principaux magistrats de Londres,—auquel on montrait le recensement de la population, classe par classe,—secouait la tête et disait avec inquiétude:—Que se passe-t-il?—je n'ai pas mon compte de pauvres.
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Je m'aperçois que ces remarques ne sont pas à leur place au milieu de ces lignes frivoles,—- qui auraient pu, sans que personne y perdît, rester dans le carnet, où les jetaient les hasards de la flânerie;—mais il est bien difficile de ne point parler de misère à propos d'un pays où l'haleine d'une population mourant de froid pendant l'hiver suffit pour former un brouillard qui cache la vue du soleil.
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Le gouvernement anglais a du reste le génie de la prévoyance, et, sans compromettre son autorité, il sait à propos faire des concessions.—Tout récemment il avait été question, à l'instigation du clergé, m'a-t-on dit, de supprimer les musiques publiques qui sont le dimanche une récréation populaire.—Il y a eu commencement d'émeute, on a déraciné quelques chênes dans les parcs pour les opposer aux bâtons des policemen. La police a dû rendre au peuple ses orchestres en plein vent.—Mais pour rester d'accord avec le principe religieux, qui en réclamait l'interdiction,—on a seulement permis la musique sacrée.—C'est du moins à ce titre que le Postillon de Longjumeau est exécuté à Londres dans les parcs sous le nom d'Oratorio.—On est devenu également beaucoup moins rigoureux pour les règlements, qui obligeaient les dimanches la stricte fermeture des débits de boisson.—Les portes et les volets, sont bien fermés jusqu'au soir; mais cependant—il y a bien un sésame qui entre-baille l'huis prohibé, s'il ne l'ouvre entièrement.—Je me souviens pour mon compte, d'avoir consommé plusieurs ginger-beer,—à une heure où la loi me condamnait à la soif.
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J'ai été ce soir à Cremorn-Garden,—c'est une imitation de Mabille. Le jardin beaucoup plus grand, mais moins somptueux, contient un théâtre, un cirque et une foule de divertissements.—L'éclairage est mesquin,—est-ce dans un but favorable au mystère? je ne le crois pas, car les labyrinthes et les bosquets sont peu fréquentés. La foule se disperse plus volontiers dans le cirque, vers les jeux, et surtout vers les loteries de bibelots.—La rotonde du bal, où s'élève un orchestre excellent, est, à l'instar de Mabille, l'empire où règne un Pilodo—qui pourrait rendre des points de grêle a à son confrère de Paris.—On m'affirme que c'est pour rappeler le plus possible le roi des bals parisiens, que le chef d'orchestre de Cremorn s'applique cette grêlure postiche, seulement il arrive quelquefois que, dans la chaleur de l'exécution d'un quadrille, le masque tombe et il reste un très-joli garçon, fort apprécié de ses danseuses.—Cremorn, qui est le Parc-aux-Biches de Londres, a, comme Mabille, ses grands et ses petits jours.—On y trouve beaucoup d'émigrées des Folies-Nouvelles et du Café du Cirque.
C'est le fonds de magasin de la galanterie parisienne. Elles ne valent pas à beaucoup près les Anglaises; mais comme elles viennent de France, le pavillon couvre la marchandise.—En résumé, ce bal, comme tous ceux qui existent à Londres, n'a pas l'entrain que l'on remarque quelquefois dans les nôtres.—Les Anglais sont des gens mathématiques et pressés qui ne font rien d'inutile. Aussi ne perdent-ils pas leur temps à faire la cour aux femmes qu'ils rencontrent dans les lieux de plaisir.—S'ils en invitent une pour le quadrille ou la valse,—ils lui présentent non pas la main, mais leur canne ou leur parapluie;—lorsque la femme, en valsant, permet à son cavalier de lui appuyer sa canne derrière le dos, c'est un indice d'espérances. On va ordinairement les arroser d'un verre de boisson froide, qui a le sherrey pour base, et qui se boit avec une paille.—Toute femme qui fréquente les bals apporte sa paille à sherrey dans son corset.—Si, après en avoir fait usage, elle l'offre à son cavalier, c'est comme si le notaire y avait passé.—Tout ceci n'est pas du dernier galant, mais le madrigal n'est pas une monnaie anglaise.—On peut revenir de Cremorn par le penny-boat. Quand la soirée est belle, c'est un charmant voyage d'un quart d'heure. À bord du steamer l'Anglais retrouve la gaieté qu'il n'avait pas au bal.—C'est l'Antée de l'eau, il faut qu'il soit dessus pour qu'il paraisse vivre. Quant à moi—mon retour de Cremorn a été gâté par des Parisiens, qui se racontaient le dernier drame de l'Ambigu.
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Aujourd'hui, à quatre heures, j'ai été pris dans la rue d'une attaque de spleen foudroyant. C'est une espèce de suie morale qui s'attache à toutes vos idées. Il n'est pas de distraction qui puisse vous ramoner l'âme. Il n'y a qu'un remède à ce mal-là:—c'est le départ. Je fais ma malle,—ce ne sera ni long ni lourd.
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L'ami qui me reconduit au chemin de fer m'a glissé dans la poche, en me quittant, une nouvelle à la main anglaise.
Il y a deux jours,—comme il avait fait mauvais temps et que le macadam avait délayé la boue dans la rue, un de ces industriels de la rue avait imaginé de tracer dans Regent-street un chemin praticable pour les piétons.—Chaque personne qui passait lui donnait un penny. Vers la fin du jour, et comme il avait amassé une assez belle recette, le balayeur, ayant quitté la place, prit son balai, et se mit à détruire son travail du matin, en effaçant le passage qu'il avait tracé au milieu de la boue.
—Et bien! lui dit mon ami qui à la même heure mettait les volets à son magasin, que faites-vous donc là?
—Mais je fais comme vous.—je ferme ma boutique. Un gamin de Paris aurait-il mieux dit!
En arrivant à la station de Folkestone où je dois m'embarquer, j'ai acheté pour lire, pendant la traversée, les numéros du Cours de littérature où se trouve l'éloge d'Alfred de Musset par M. de Lamartine.
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Ah!
CAUSERIES DRAMATIQUES
mademoiselle rachel
L'année qui vient de s'achever semble avoir donné pour mot d'ordre à celle qui commence de continuer son hécatombe de victimes choisies. Le Nécrologe de l'an nouveau s'ouvre encore par un nom illustre. Après une maladie dont l'issue, malheureusement trop certaine, n'était cependant pas aussi prochainement attendue, mademoiselle Rachel vient de mourir dans un petit coin de la terre française, qui est le vestibule de l'Italie.—La souveraineté dramatique qu'elle a exercée pendant près de vingt années, ses courses victorieuses à l'étranger, où elle allait populariser les œuvres de notre théâtre national, ont laissé d'elle, partout où elle a passé, un durable souvenir, qui fera de sa mort un événement européen, une date presque historique. On peut le dire sans exagération, c'est une tête couronnée que la mort vient de toucher. On a beaucoup écrit sur mademoiselle Rachel pendant sa vie; car elle était, comme femme et comme artiste, un de ces personnages que leur évidence soumet incessamment aux indiscrètes curiosités de l'opinion. On va sans doute écrire beaucoup à propos de sa mort: la Chronique a ses nécessités, et souvent elle est obligée de faire un pupitre d'un cercueil à peine fermé. Déjà, pour obéir à cette curiosité du public, on a commencé des révélations, qui, tout intéressantes et toutes sympathiques qu'elles puissent être, auraient pu être retardées, sans qu'on eût pour cela manqué de zèle pour la mémoire de la célèbre tragédienne.—Sans doute, l'actualité est un besoin de l'époque; mais il y a des occasions où ce besoin doit sembler pénible à satisfaire.
Quant à nous, n'ayant pas eu l'honneur, souvent envié, de connaître particulièrement mademoiselle Rachel, nous ne pourrons ajouter aucun détail biographique inédit à ceux qui sont déjà connus, et nous sommes obligé de nous restreindre dans les limites discrètes d'une simple appréciation artistique.
Comme tous les talents supérieurs dont l'arrivée imprévue occasionne un déplacement soudain dans les idées et dans les goûts du public, la grande tragédienne, dont Paris accompagne aujourd'hui même les funérailles, a soulevé bien des discussions dans la critique pendant le cours de sa carrière, si hâtivement interrompue.—Peu d'artistes ont éveillé plus de passions; mais si l'admiration ne s'est pas livrée toujours sans résistance, si l'enthousiasme s'enveloppait quelquefois de formules restrictives, une chose qui n'a jamais été contestée à la défunte par aucune voix, ce fut sa nature nativement privilégiée, qui, dès le premier aspect, et avant même qu'elle eût agi ou parlé, lui permettait de révéler cet on ne sait quoi de plus qu'humain, indiquant une de ces rares individualités que l'art destine à la domination des foules.—Aussi la mort de mademoiselle Rachel est-elle plus que la disparition regrettable d'une femme intelligente, jeune, admirée, aimée: elle est pour l'art un véritable sinistre.—Quelque chose était avec elle, qui ne sera plus; et c'est bien véritablement une grande place vide que va faire ailleurs cette petite place qu'on creuse à sa dépouille.—Mademoiselle Rachel est morte à trente-sept ans. On ne peut se défendre d'être profondément attristé par ces rigoureuses préférences du destin, qui semble quelquefois transformer la mort, le doux ange de la délivrance, en une sorte de juge brutal, appliquant avec colère la loi de destruction. Mais si mademoiselle Rachel est morte bien jeune, sa carrière n'en reste pas moins aussi pleinement remplie que puisse le souhaiter l'ambition humaine: son nom reste un des plus sonores qu'ait répétés le siècle. Depuis longtemps la gloire lui avait dit son dernier mot, et, si elle avait encore quelque chose à demander à la vie, ce ne pouvait être que le repos.—Relativement, elle aura donc vécu bien plus que d'autres grands artistes dont l'existence se sera prolongée plus longtemps que la sienne, mais qui auront dépensé une partie de leur vie dans des luttes pénibles et obscures.—Sans doute, elle aussi, a connu les difficiles chemins; mais elle n'a pas eu le temps de s'y lasser.—Elle a eu à lutter, comme tant d'autres: qui dit conquêtes dit combats; mais cette partie de sa biographie reste la plus courte.—Elle commença à régner dès qu'elle fut connue, et jamais peut-être acclamation plus unanime et plus spontanée n'inaugura une nouvelle royauté dans l'art, et ne couronna un plus jeune front.
Dès les premiers jours où elle parut sur le théâtre du Gymnase, vouée alors aux puérils jeux de scène du petit répertoire qui y avait été acclimaté par M. Scribe et ses écoliers, quelques fervents, toujours en quête de l'inconnu, découvrirent dans cette enfant celle qui allait être la grande muse tragique de l'époque.—Une destinée favorable ne permit point cependant que ce début prît les proportions d'un événement.—Si mademoiselle Rachel eût réussi tout d'abord avec éclat dans le genre étroit et faux où elle s'était montrée au public, peut-être le public l'aurait condamnée à y rester, et elle eût été perdue pour le grand art qu'elle était appelée à régénérer.—Heureusement pour elle et pour tout le monde, elle ne fit que traverser le territoire de la comédie bourgeoise. Son grand geste sculptural, ses fières allures, ses hautaines attitudes, cet organe sonore, plein, l'un des plus magnifiques instruments qui eussent depuis longtemps exprimé la passion, firent dissonnance avec les petites phrases, alternées de petits couplets, de ce petit drame.—L'actrice n'eut qu'un succès d'estime. Le directeur du Gymnase crut s'apercevoir qu'un article de l'engagement était pour sa pensionnaire une porte de sortie, et il la lui ouvrit, croyant bien ne laisser partir que la Vendéenne.—Peu de temps après, entrant par hasard à la Comédie-Française, à cette époque un des plus célèbres déserts de l'Europe, il la reconnut.—C'était déjà Camille,—non plus une petite débutante donnant quelques espérances, et qu'il fallait encourager,—mais la grande et fière Romaine de Corneille.
Le lendemain, c'était Hermione; huit jours après, c'était déjà celle qui fut Rachel.—On sait combien le public fut prompt à retourner à ce théâtre, presque délaissé, et avec quelle ferveur passionnée il accueillit la résurrection des vieux maîtres classiques.—Pour qu'un pareil enthousiasme ait pu se maintenir à un degré égal pendant dix-huit ans;—pour avoir su, avec cinq ou six rôles, ramener le culte d'une forme dramatique qui n'était plus dans le goût de l'époque,—il fallait quelque chose de plus qu'un grand talent, il fallait cette puissance souveraine d'un art supérieur.—Le public, encouragé quelquefois par la critique, a tenté de se soustraire à cette domination évidente: il se brouillait avec son actrice;—mais elle demeurait toujours la favorite et, à chacun de leurs raccommodements, l'art gagnait une de ces belles fêtes comme on en voyait souvent à ces heureuses époques, où les sereines distractions de l'intelligence étaient plutôt un besoin véritable qu'une affaire de mode.—Si on recherche quelle a été l'influence de mademoiselle Rachel sur le mouvement dramatique de son époque, il y aura peu de chose à dire qui puisse ajouter à sa gloire.—Elle a restauré passagèrement la tragédie française: rien de plus. En dehors des cinq ou six grandes figures tragiques qu'elle avait fidèlement restituées, elle a peu favorisé le théâtre contemporain, non par crainte d'impuissance, mais par sympathie, peut-être par reconnaissance pour les vieux poëtes, auxquels elle réservait de préférence ses souffles les plus puissants. Cette piété, un peu exclusive envers le passé, ne l'empêcha point quelquefois de prêter l'appui de son talent à des œuvres modernes. Mais ce n'est point là ce qui peut compter pour des services rendus à l'art de son temps.—Sauf de rares exceptions, mademoiselle Rachel avait la coquetterie de l'isolement et du tour de force:—elle protégeait particulièrement de sa présence et de son autorité des pièces—qui n'auraient pu exister sans elle, et il y eut dans quelques-unes de ces créations plus de charité que de dévouement.—Hostile à l'art dramatique, on ne peut point affirmer qu'elle le fut, mais du moins peut-on dire qu'elle se montra quelquefois paresseusement indifférente à l'aider.—Ce qui est certain, c'est que la tragédie est morte de nouveau avec elle. Hermione, Camille, Phèdre, Émilie, toutes les amoureuses, toutes les passionnées, toutes les jalouses, qu'elle faisait vivre, vont reprendre leur immobilité de bas-relief,—et rentrer dans le monde endormi de la tradition,—jusqu'à ce qu'une autre muse inspirée vienne souffler de nouveau sur la poussière qui les recouvrira.
Mademoiselle Rachel ne fut pas seulement une grande artiste dont le nom est destiné à se perpétuer au théâtre:—en dehors de la scène, elle était encore une des plus illustres personnalités de son époque.—Dépouillée du prestige dramatique, elle retrouvait dans le monde une autre souveraineté, qui était reconnue par tous ceux qui eurent l'honneur de l'approcher. C'était la grâce ajoutée à la grâce, disaient ceux qui avaient la réputation de ne dire que la vérité.—On a répété d'elle des mots charmants, qu'elle daignait faire elle-même, et sa correspondance indique une tournure d'esprit qui ne devait pis son originalité au vulgaire jargon des coulisses.—On a raconté quelquefois que les maréchaux de l'empereur Napoléon, lorsqu'ils devaient assister à quelque cérémonie d'apparat, allaient consulter Talma sur la manière de draper leur manteau de cour. Les plus grandes dames d'aujourd'hui auraient pu consulter mademoiselle Rachel sur la manière de s'envelopper dans un châle.—Elle possédait, avec la merveilleuse intuition que donne l'art, le sens intime des grandes élégances de l'attitude et du vêtement.—Dans le moulage qui aurait reproduit les plis formés par son cachemire, un statuaire aurait pu, sans commettre d'anachronisme, couler la tunique destinée à revêtir les lignes harmonieuses d'une figure antique.
Janvier 1858
émile augier[1]
L'accueil qui vient d'être fait à la dernière comédie représentée sur le théâtre de l'Odéon prouve que le public ratifie les honneurs académiques récemment accordés à M. Émile Augier.—Il n'est plus seulement l'élu d'une fraction de la littérature, il est l'élu de l'opinion.
La critique a souvent et justement été rigoureuse envers M. Émile Augier. Après avoir encouragé son premier début, les œuvres qui lui ont succédé ont été discutées avec une certaine sévérité. Mais l'auteur de la Jeunesse ne s'est pas mépris sur les véritables intentions de cette rigueur sympathique. À l'époque où il parut au théâtre, il se présentait—par modestie, sans doute—à la suite d'un écrivain dont les tendances dramatiques avaient un but rétrograde. Après un succès de surprise, qu'elle avait eu le tort d'exagérer, la critique dut combattre cette réaction.—Mais il était trop tard déjà: une école était créée, et, par camaraderie plutôt que par instinct, M. Émile Augier s'était fait le second de M. Ponsard.—Ce fut à rompre cette association antinaturelle que la critique a longtemps travaillé, et jusque dans les agressions dont il était l'objet, M. Augier a pu voir qu'il était traité avec une préférence marquée.
Les efforts de la critique ne furent pas stériles. Tandis que l'auteur de Lucrèce persévérait avec une conviction respectable, comme l'est toute conviction, dans la voie où il savait devoir trouver le succès, M. Émile Augier, emporté par sa véritable nature, s'échappait quelquefois du préau de l'école du bon sens, et s'aventurait à faire de la poésie buissonnière. Ces tentatives, qui d'ailleurs manquaient de franchise, ne furent point toutes heureuses au point de vue du succès banal. Elles auraient pu décourager M. Augier. Elles eurent au contraire pour résultat de l'accoutumer aux périls de la lutte, et de le rendre indifférent aux faciles triomphes qu'on peut obtenir en flattant l'opinion de la majorité, nativement hostile à tout art qui tend à s'élever.
Les commencements de cette seconde période du talent de M. Augier révèlent encore un certain respect pour les traditions de l'école qui le revendiquait comme un de ses chefs. Mais cependant, au milieu des concessions qu'il croit devoir faire encore à son passé, on sent qu'il médite une émancipation complète de toute servitude littéraire. En même temps qu'il agrandit l'horizon de ses idées, il imprime à ses œuvres nouvelles un mouvement dramatique, où la vie commence à remuer: progrès qui lui attire déjà quelques mauvaises notes dans l'école du bon sens.—Son vers, facile et spirituel, s'empreint de poésie, en exprimant des passions autres que celles permises dans le répertoire du théâtre-sermon.—M. Augier semble préluder à sa pièce de la Jeunesse en se faisant jeune lui-même. Ses infidélités à son école deviennent plus fréquentes. Diane, qui semble une tentative de réconciliation avec le romantisme, donne la main à Marion Delorme.—M. Augier pousse même une pointe dans le domaine de la fantaisie, en compagnie d'Alfred de Musset,—et continue de se compromettre aux yeux du parti littéraire qu'il représente, en écrivant une comédie avec M. Jules Sandeau, un romancier, un homme qui écrit en prose. La collaboration de l'esprit alerte de M. Augier avec la délicatesse passionnée de M. Sandeau produisit le Gendre de M. Poirier, comédie charmante, dont le sujet était loin d'être la glorification des instincts bourgeois. Ce fut à la fois un succès dramatique et littéraire, en même temps qu'un rapprochement vers le genre où le théâtre commençait à entrer.—S'il eût été profitable, au point de vue de leur intérêt, que l'association des deux écrivains se perpétuât, elle pouvait être nuisible à leur individualité.—Il y eut une séparation amiable, à la suite de laquelle M. Augier reparut seul avec le Mariage d'Olympe, dont la chute triomphante fut la revanche complète et longtemps attendue du succès de Gabrielle.—Cette pièce n'était plus une transition, mais une franche apostasie des principes de l'école à laquelle il avait appartenu jadis.—Le jour où elle fut représentée, l'auteur reçut sa démission de membre de l'école du bon sens.—Cette rupture définitive fut une véritable fête littéraire, et si le Mariage d'Olympe tomba devant le parterre, la réputation de M. Augier s'éleva singulièrement dans la portion du public qui mesure plutôt une œuvre à sa valeur qu'à son succès.—Une chose importante au théâtre, aussi bien qu'ailleurs, c'est de savoir arriver à temps.—La science de l'à-propos est le talent de ceux qui n'en ont pas.—Des œuvres dont le principal ou l'unique mérite était d'arriver juste à la minute précise où le public désire voir formuler au théâtre des idées qui sont dans l'air ont réussi avec éclat,—tandis que d'autres recevaient un accueil douteux, parce qu'elles se présentaient en avance ou en retard.
L'habent sua fata, que les anciens appliquaient aux livres, peut s'appliquer encore plus justement aux ouvrages dramatiques.—Le caprice du public faisant du théâtre le terrain le plus mouvant où puissent s'aventurer les inventions de l'intelligence, en donnant le Mariage d'Olympe, M. Augier était en retard. Déjà depuis plusieurs années la scène était occupée par toutes les variétés du monde interlope, et ce spectacle avait épuisé l'attention de la foule.—Le mérite de cette comédie et sa moralité même ne purent conjurer l'esprit de réaction dont les clameurs hypocrites de la critique vertueuse animaient les spectateurs. Ils ne voulurent point attendre l'œuvre qui résumait la question sociale, débattue devant eux sous toutes les formes. Cette réaction fut injuste comme l'est souvent toute chose née du caprice; mais si M. Augier en fut victime à un point de vue, l'événement lui fut profitable à un autre, car le Mariage d'Olympe avait prouvé à ceux qui en doutaient encore, qu'il pouvait parler la langue virile de la comédie sérieuse.—La Jeunesse, qu'on vient de représenter à l'Odéon, est-elle un progrès sur les dernières productions du nouvel académicien?—Comme conception dramatique, non; mais comme audace et comme création de caractères, M. Augier indique son intention bien arrêtée de persévérer dans la voie où la critique fit tant d'efforts pour l'attirer. Et d'abord il faut remarquer cette fois qu'il s'est présenté dans les conditions favorables pour réussir.
Cette même mobilité dans l'esprit du public à laquelle il dut un désastre vient de lui préparer un triomphe.—Sera-t-il durable ou passager? On ne sait encore, mais on remarque depuis quelque temps un indice de retour vers une forme dramatique d'où la poésie ne soit pas exclue comme faisant obstacle à l'intérêt.—L'écrivain qui au théâtre fut le précurseur de l'école réaliste a ses caudataires, dont les productions n'obtiennent déjà plus la vogue qui les accueillait jadis.—N'est-ce qu'un temps d'arrêt dans la curiosité? Est-ce lassitude réelle et besoin de changement? Toujours est-il que le moment semble favorable pour l'écrivain dramatique arrivant au théâtre doublé d'un poëte.—C'est ce que nous avons cru deviner dans l'ovation faite à M. Augier, qui, il faut le dire, n'avait jamais été en meilleure veine de poésie.—Le sujet de sa pièce nouvelle est tout moderne: c'est la lutte de l'homme jeune avec les mœurs de l'époque, qui, au nom de ses intérêts de position et de fortune, réclament l'immolation de tous les instincts libres et généreux de l'âge juvénile.—On pourrait contester à M. Augier que son personnage de Philippe Huguet, qui a vingt-huit ans, soit la personnification bien absolue de la jeunesse; à vingt-huit ans la jeunesse est déjà un astre voisin de son déclin. La profession même d'Huguet a dû hâter la maturité de son esprit. Philippe est avocat, et l'étude de la loi est contradictoire avec les aspirations du cœur.—Il est vrai que dès son jeune âge Philippe a été victime de la corruption maternelle,—corruption est le mot, et on n'en peut trouver d'autre pour exprimer le système d'éducation avec lequel madame Huguet a élevé son fils dès son plus jeune âge.—Cette création de la mère corruptrice est toute la pièce.—Balzac, qui ne reculait certainement pas devant la peinture des infirmités sociales, l'eût à peine osé. Madame Huguet s'est mariée pauvre à un homme pauvre, qu'elle aimait et dont elle était aimée; les premiers temps de cette union furent heureux:
Comme nous nous aimions, comme nous étions braves,
Quel superbe dédain des mesquines entraves!
dit elle-même madame Huguet dans la scène où elle explique à son fils les raisons qui l'ont amenée à nourrir sa jeunesse du lait amer de l'expérience.—Mais aux joies de la lune de miel, à la lutte courageuse que les deux époux, soutenus par leur amour, ont entreprise contre la misère, a succédé un de ces découragements qui tôt ou tard finissent par affaiblir les plus robustes affections.
Cette pauvreté, d'autant plus pénible à supporter qu'il fallait la dérober sous l'apparence d'un bien-être factice, s'augmente encore par la naissance de deux enfants, qui sur les modestes revenus du ménage viennent prélever l'impôt de leur éducation.—Restée veuve, madame Huguet a marié sa fille et vit avec son fils; mais en se rappelant les souffrances intimes qui ont altéré son bonheur d'épouse et de mère, elle a juré d'affranchir son fils d'une destinée où la misère pourrait être l'hôte de son foyer.—C'est dans ce but que par le conseil, par l'exemple, elle a éloigné Philippe du vert chemin de sa jeunesse, pour l'entraîner sur la route au bout de laquelle son ambition rêvait la fortune, ce bonheur moderne.—L'intention est maternelle, sans doute, mais ce n'était pas moins une grande audace de risquer sur la scène cette maternité qui, au nom de sa tendresse, s'appliquait à étouffer tous les instincts généreux de son enfant. Cette création scabreuse, et traitée avec un art infini, a été acceptée par le public. Il n'a point voulu y voir ce que l'auteur n'avait pas voulu montrer,—une mère monstrueuse, c'est-à-dire un outrage fait au sentiment le plus sacré de la nature.
Cependant quelques timorés crieront peut-être à l'immoralité. Mais ne serait-il pas temps d'en finir avec ce reproche banal qu'on jette à toutes les œuvres qui s'inspirent un peu vivement des mœurs de leur époque? La nôtre restera grande dans l'histoire, par les grandes choses et les grands noms qu'elle rappelle à l'avenir. Mais on ne peut nier que nous traversons une époque de décadence morale, et que le temps est mauvais pour faire de la scène comique un pâturage où brouterait le troupeau des blancs moutons de madame Deshoulières. La conclusion de la pièce de M. Augier est plus poétique que dramatique. Philippe Huguet, malgré toutes ses concessions aux lâchetés sociales, a cependant gardé, pur de tout contact corrupteur, l'amour qu'il a pour sa cousine. Cette passion comprimée, presque inavouée, éclate tout à coup. Par un beau soleil d'été, au milieu des champs qui exhalent
Cette fraîche senteur des terres retournées,
le jeune homme sent sa jeunesse faire irruption subite dans tout son être. L'intervention des influences de la nature peut être discutée comme moyen dramatique. On trouvera peut-être que Philippe déchire bien vite sa robe d'avocat au premier buisson d'aubépine. Mais ce rajeunissement de l'homme par la jeunesse d'une nature en floraison est une idée poétique, une fiction, si on veut, mais une fiction pleine de charme et qui amène une scène d'amour, une vraie scène d'amour comme on n'en avait pas entendu au théâtre depuis le dialogue de Valentin avec Cécile, dans Il ne faut jurer de rien! Cette scène seule suffirait pour justifier le titre de la Jeunesse que M. Augier a donné à sa pièce. Oui, c'est bien la jeunesse qui parle par ces beaux vers de Philippe à Cyprienne quand il lui avoue son amour:
Quel serment te faut-il de ma métamorphose?
Eh bien! par la beauté de la terre et des cieux,
Par le printemps en fleurs, par l'été radieux;
Mais non par ma jeunesse à la fin déchaînée;
Non, non, par tes douleurs, ô douce résignée,
Je jure qu'il n'est plus ce vieillard, ce pervers,
Qui cherchait d'autres biens que toi dans l'univers.
Moi je suis un jeune homme heureux et sans envie,
Ne demandant à Dieu que de gagner ta vie
Et défiant le sort d'atteindre son bonheur,
Enfoui désormais tout entier dans ton cœur.
Me crois-tu maintenant?—Soyez témoin pour elle,
Bois sombre et plein de mousse où rit la tourterelle.
Ce rire de la tourterelle est, par parenthèse, une faute de naturalisme. Tout le monde sait que ce charmant oiseau des solitudes champêtres exprime au contraire son éternel amour par une sorte de roucoulement à la fois tendre et plaintif.—Ceci n'est pas une critique mais une simple observation.—On prévoit quel dénoûment amène la rencontre de Philippe avec sa cousine: il épouse Cyprienne et vivra auprès d'elle à la campagne. En réalité, cette utopie de l'avocat-laboureur est un peu un dénoûment de convention. Ou madame Huguet n'avait pu parvenir à inoculer à son fils sa fièvre d'ambition et de fortune, et alors il n'aurait pas attendu aussi longtemps pour suivre les penchants de son cœur en épousant sa cousine; ou les influences maternelles auraient préservé Philippe de tout retour juvénile: cette conclusion n'en est donc pas une, dramatiquement. Mais il nous répugne de soumettre à l'appareil de la logique une œuvre qui est avant tout une tentative de poésie. Laissons à d'autres le soin de chagriner le succès d'un homme qui, à son honneur et à celui du public, a su réunir dans cette difficile entreprise de faire écouter et applaudir des vers à une époque où l'on parle une langue en chiffres.
l'esprit du jour
...À propos des pièces en vogue, la critique qui s'en irait en guerre courrait le risque de se compromettre gravement; les petits agneaux lui bêleraient ironiquement au nez, et les vaches landaises ne se laisseraient pas écarter par les plis de sa toge sans la trouer préalablement de quelques coups de corne. Si, persistant dans son réquisitoire, le malheureux critique s'écriait: «Mais la raison! Mais le sens commun! qu'en faites-vous dans tout ceci?» Grassot lui grognerait gnouf-gnouf. S'il tentait de protester au nom du style et de la langue, Lassagne lui montrerait la sienne en lui répondant: Ô mon Dieur-je—et tout serait dit; car, à l'heure où nous sommes, ces deux vocables triomphants suffisent pour répondre à tout. Ils sont l'admiration et la préoccupation de tout un peuple qui tient cependant quelque place sur la carte. Gnouf-gnouf et ô mon Dieur-je résument toute la gaieté et tout l'esprit français. Avant peu, ces deux interjections finiront par former à elles seules le fond de la langue. On se bat presque pour chacune d'elles, comme on se battait jadis sous les réverbères pour le sonnet de Job contre le sonnet d'Uranie. C'est une rage, une fureur, une passion comme les Parisiens seuls savent en avoir pour les choses ridicules.—Il y a maintenant à Paris des professeurs qui enseignent l'art d'imiter la délirante épilepsie de Lassagne, ou l'enrouement épique de Grassot.—Un pharmacien qui inventerait des pastilles antipectorales, dont l'usage communiquerait aux consommateurs l'extinction de voix du célèbre grotesque du Palais-Royal, ferait fortune en moins d'une semaine.—Dans les foyers, dans les ateliers, dans tous les centres où l'art élabore son œuvre sous toutes ses formes: gnouf-gnouf et ô mon Dieur-je sont à l'étude.—C'est en disant gnouf-gnouf que le poëte appelle l'inspiration rebelle.
Gnouf-gnouf, t'en souvient-il, nous voguions en silence,
répètent les cygnes élégiaques qui nagent dans les eaux du lac immortel.—Les Lassagnistes sont un peu moins nombreux. Cependant un jeune homme qui sait adroitement jeter quelque ô mon Dieur-je dans la conversation peut encore se présenter dans un salon.—Si l'Alboni chante, on la fera taire.—Ce sera d'abord une occasion d'éviter l'art, une chose que le public moderne n'aime pas, parce qu'elle offense la vulgarité de ses goûts.
Peut-être trouvera-t-on que c'est là chercher querelle à une innocente manie; mais il y a dans cette manie un symptôme qui caractérise l'esprit du temps: jamais il n'a été plus indifféremment hostile aux œuvres sérieusement dignes d'attirer l'attention; jamais il ne s'est montré plus sympathique à celles qui le sont moins.—L'époque est surtout propice aux exagérations du grotesque et aux extravagances de la parodie. De même que l'acteur qui a le plus de succès est celui-là qui sait le mieux faire subir au masque humain toutes les difformités de la grimace, les œuvres qui exercent sur la foule l'attraction la plus puissante sont celles où la vérité humaine est le plus violemment contorsionnée. Au théâtre, les ouvrages sérieux ou d'apparence sérieuse attirent bien le public, mais on pourrait croire qu'il y vient plutôt par curiosité, par désœuvrement, que par goût. C'est au spectacle et non au théâtre que l'appellent ses véritables instincts.
FIN.
| ŒUVRES COMPLÈTES | ||
| D'HENRY MURGER | ||
| Publiées dans la collection Michel Lévy | ||
| ——— | ||
| SCÈNES DE LA VIE DE BOHÊME | 1 | vol. |
| SCÈNES DE LA VIE DE JEUNESSE | 1 | — |
| LES VACANCES DE CAMILLE | 1 | — |
| LE PAYS LATIN | 1 | — |
| SCÈNES DE CAMPAGNE | 1 | — |
| LES BUVEURS D'EAU | 1 | — |
| LE DERNIER RENDEZ-VOUS | 1 | — |
| LE ROMAN DE TOUTES LES FEMMES | 1 | — |
| PROPOS DE VILLE ET PROPOS DE THÉÂTRE | 1 | — |
| LE SABOT ROUGE | 1 | — |
| MADAME OLYMPE | 1 | — |
| ——— | ||
| LES NUITS D'HIVER, poésies complètes, 4e édition | 1 | vol. |
| DONA SIRÈNE | 1 | — |
| LES ROUERIES DE L'INGÉNUE | 1 | — |
| ——— | ||
| LA VIE DE BOHÊME, comédie en cinq actes. | ||
| LE BONHOMME JADIS, comédie en un acte. | ||
| LE SERMENT D'HORACE, comédie en un acte. | ||
| ——— | ||
| BALLADES ET FANTAISIES, un joli volume in-32. | ||
| ——— | ||
| Émile Colin.—Imprimerie de Lagny. | ||