Quatrevingt-Treize
XV. NE PAS METTRE DANS LA MÊME POCHE UNE MONTRE ET UNE CLEF
Le marquis de Lantenac n'était pas si loin qu'ils le croyaient.
Il n'en était pas moins entièrement en sûreté et hors de leur atteinte.
Il avait suivi Halmalo.
L'escalier par où Halmalo et lui étaient descendus, à la suite des autres fugitifs, se terminait tout près du ravin et des arches du pont par un étroit couloir voûté. Ce couloir s'ouvrait sur une profonde fissure naturelle du sol qui d'un côté aboutissait au ravin, et de l'autre à la forêt. Cette fissure, absolument dérobée aux regards, serpentait sous des végétations impénétrables. Impossible de reprendre là un homme. Un évadé, une fois parvenu dans cette fissure, n'avait plus qu'à faire une fuite de couleuvre, et était introuvable. L'entrée du couloir secret de l'escalier était tellement obstruée de ronces que les constructeurs du passage souterrain avaient considéré comme inutile de la fermer autrement.
Le marquis n'avait plus maintenant qu'à s'en aller. Il n'avait pas à s'inquiéter d'un déguisement. Depuis son arrivée en Bretagne, il n'avait pas quitté ses habits de paysan, se jugeant plus grand seigneur ainsi.
Il s'était borné à ôter son épée, dont il avait débouclé et jeté le ceinturon.
Quand Halmalo et le marquis débouchèrent du couloir dans la fissure, les cinq autres, Guinoiseau, Hoisnard Branche-d'Or, Brin-d'Amour, Chatenay et l'abbé Turmeau, n'y étaient déjà plus.
—Ils n'ont pas été longtemps à prendre leur volée, dit Halmalo.
—Fais comme eux, dit le marquis.
—Monseigneur veut que je le quitte?
—Sans doute. Je te l'ai dit déjà. On ne s'évade bien que seul. Où un passe, deux ne passent pas. Ensemble nous appellerions l'attention. Tu me ferais prendre et je te ferais prendre.
—Monseigneur connaît le pays?
—Oui.
—Monseigneur maintient le rendez-vous à la Pierre-Gauvaine?
—Demain. A midi.
—J'y serai. Nous y serons.
Halmalo s'interrompit.
—Ah! monseigneur, quand je pense que nous avons été en pleine mer, que nous étions seuls, que je voulais vous tuer, que vous étiez mon seigneur, que vous pouviez me le dire, et que vous ne me l'avez pas dit! Quel homme vous êtes!
Le marquis reprit:
—L'Angleterre. Il n'y a plus d'autre ressource. Il faut que dans quinze jours les Anglais soient en France.
—J'aurai bien des comptes à rendre à monseigneur. J'ai fait ses commissions.
—Nous parlerons de tout cela demain.
—A demain, monseigneur.
—A propos, as-tu faim?
—Peut-être, monseigneur. J'étais si pressé d'arriver que je ne sais pas si j'ai mangé aujourd'hui.
Le marquis tira de sa poche une tablette de chocolat, la cassa en deux, en donna une moitié à Halmalo et se mit à manger l'autre.
—Monseigneur, dit Halmalo, à votre droite, c'est le ravin; à votre gauche, c'est la forêt.
—C'est bien. Laisse-moi. Va de ton côté.
Halmalo obéit. Il s'enfonça dans l'obscurité. On entendit un bruit de broussailles froissées, puis plus rien. Au bout de quelques secondes il eût été impossible de ressaisir sa trace. Cette terre du Bocage, hérissée et inextricable, était l'auxiliaire du fugitif. On ne disparaissait pas, on s'évanouissait. C'est cette facilité des dispersions rapides qui faisait hésiter nos armées devant cette Vendée toujours reculante, et devant ses combattants si formidablement fuyards.
Le marquis demeura immobile. Il était de ces hommes qui s'efforcent de ne rien éprouver; mais il ne put se soustraire à l'émotion de respirer l'air libre après avoir respiré tant de sang et de carnage. Se sentir complètement sauvé après avoir été complètement perdu; après la tombe, vue de si près, prendre possession de la pleine sécurité; sortir de la mort et rentrer dans la vie, c'était là, même pour un homme comme Lantenac, une secousse; et, bien qu'il en eût déjà traversé de pareilles, il ne put soustraire son âme imperturbable à un ébranlement de quelques instants. Il s'avoua à lui-même qu'il était content. Il dompta vite ce mouvement qui ressemblait presque à de la joie.
Il tira sa montre, et la fit sonner. Quelle heure était-il?
A son grand étonnement, il n'était que dix heures. Quand on vient de subir une de ces péripéties de la vie humaine où tout a été mis en question, on est toujours stupéfait que des minutes si pleines ne soient pas plus longues que les autres. Le coup de canon d'avertissement avait été tiré un peu avant le coucher du soleil, et la Tourgue avait été abordée par la colonne d'attaque une demi-heure après, entre sept et huit heures, à la nuit tombante. Ainsi, ce colossal combat, commencé à huit heures, était fini à dix. Toute cette épopée avait duré cent vingt minutes. Quelquefois une rapidité d'éclair est mêlée aux catastrophes. Les événements ont de ces raccourcis surprenants.
En y réfléchissant, c'est le contraire qui eût pu étonner; une résistance de deux heures d'un si petit nombre contre un si grand nombre était extraordinaire, et certes elle n'avait pas été courte, ni tout de suite finie, cette bataille de dix-neuf contre quatre mille.
Cependant il était temps de s'en aller, Halmalo devait être loin, et le marquis jugea qu'il n'était pas nécessaire de rester là plus longtemps. Il remit sa montre dans sa veste, non dans la même poche, car il venait de remarquer qu'elle y était en contact avec la clef de la porte de fer que lui avait rapportée l'Imânus, et que le verre de sa montre pouvait se briser contre cette clef; et il se disposa à gagner à son tour la forêt.
Comme il allait prendre à gauche, il lui sembla qu'une sorte de rayon vague pénétrait jusqu'à lui.
Il se retourna, et, à travers les broussailles nettement découpées sur un fond rouge et devenues tout à coup visibles dans leurs moindres détails, il aperçut une grande lueur dans le ravin. Il y marcha, puis se ravisa, trouvant inutile de s'exposer à cette clarté; quelle qu'elle fût, ce n'était pas son affaire après tout; il reprit la direction que lui avait montrée Halmalo et fit quelques pas vers la forêt.
Tout à coup, profondément enfoui et caché sous les ronces, il entendit sur sa tête un cri terrible; ce cri semblait partir du rebord même du plateau au-dessus du ravin. Le marquis leva les yeux, et s'arrêta.
LIVRE CINQUIEME
IN DAEMONE DEUS
I. TROUVÉS, MAIS PERDUS
Au moment où Michelle Fléchard avait aperçu la tour rougie par le soleil couchant, elle en était à plus d'une lieue. Elle qui pouvait à peine faire un pas, elle n'avait point hésité devant cette lieue à faire. Les femmes sont faibles, mais les mères sont fortes. Elle avait marché.
Le soleil s'était couché; le crépuscule était venu, puis l'obscurité profonde; elle avait entendu, marchant toujours, sonner au loin, à un clocher qu'on ne voyait pas, huit heures, puis neuf heures. Ce clocher était probablement celui de Parigné. De temps en temps elle s'arrêtait pour écouter des espèces de coups sourds, qui étaient peut-être un des fracas vagues de la nuit.
Elle avançait droit devant elle, cassant les ajoncs et les landes aiguës sous ses pieds sanglants. Elle était guidée par une faible clarté qui se dégageait du donjon lointain, le faisait saillir, et donnait dans l'ombre à cette tour un rayonnement mystérieux. Cette clarté devenait plus vive quand Les coups devenaient plus distincts, puis elle s'effaçait.
Le vaste plateau où cheminait Michelle Fléchard n'était qu'herbe et bruyère, sans une maison ni un arbre; il s'élevait insensiblement, et, à perte de vue, appuyait sa longue ligne droite et dure sur le sombre horizon étoilé. Ce qui la soutint dans cette montée, c'est qu'elle avait toujours la tour sous les yeux.
Elle la voyait grandir lentement. Les détonations étouffées et les lueurs pâles qui sortaient de la tour avaient, nous venons de le dire, des intermittences; elles s'interrompaient, puis reprenaient, proposant on ne sait quelle poignante énigme à la misérable mère en détresse.
Brusquement elles cessèrent; tout s'éteignit, bruit et clarté; il y eut un moment de plein silence, une sorte de paix lugubre se fit.
C'est en cet instant-là que Michelle Fléchard arriva au bord du plateau.
Elle aperçut à ses pieds un ravin dont le fond se perdait dans une blême épaisseur de nuit; à quelque distance, sur le haut du plateau, un enchevêtrement de roues, de talus et d'embrasures qui était une batterie de canons, et devant elle, confusément éclairé par les mèches allumées de la batterie, un énorme édifice qui semblait bâti avec des ténèbres plus noires que toutes les autres ténèbres qui l'entouraient.
Cet édifice se composait d'un pont dont les arches plongeaient dans le ravin, et d'une sorte de château qui s'élevait sur le pont, et le château et le pont s'appuyaient à une haute rondeur obscure, qui était la tour vers laquelle cette mère avait marché de si loin.
On voyait des clartés aller et venir aux lucarnes de la tour, et, à une rumeur qui en sortait, on la devinait pleine d'une foule d'hommes dont quelques silhouettes débordaient en haut jusque sur la plate-forme.
Il y avait près de la batterie un campement dont Michelle Fléchard distinguait les vedettes, mais, dans l'obscurité et dans les broussailles, elle n'en avait pas été aperçue.
Elle était parvenue au bord du plateau, si près du pont qu'il lui semblait presque qu'elle y pouvait toucher avec la main. La profondeur du ravin l'en séparait. Elle distinguait dans l'ombre les trois étages du château du pont.
Elle resta un temps quelconque, car les mesures du temps s'effaçaient dans son esprit, absorbée et muette devant ce ravin béant et cette bâtisse ténébreuse. Qu'était-ce que cela? Que se passait-il là? Etait-ce la Tourgue? Elle avait le vertige d'on ne sait quelle attente qui ressemblait à l'arrivée et au départ. Elle se demandait pourquoi elle était là.
Elle regardait, elle écoutait.
Subitement elle ne vit plus rien.
Un voile de fumée venait de monter entre elle et ce qu'elle regardait. Une âcre cuisson lui fit fermer les yeux. A peine avait-elle clos les paupières qu'elles s'empourprèrent et devinrent lumineuses. Elle les rouvrit.
Ce n'était plus la nuit qu'elle avait devant elle, c'était le jour; mais une espèce de jour funeste, le jour qui sort du feu. Elle avait sous les yeux un commencement d'incendie.
La fumée de noire était devenue écarlate, et une grande flamme était dedans; cette flamme apparaissait, puis disparaissait, avec ces torsions farouches qu'ont les éclairs et les serpents.
Cette flamme sortait comme une langue de quelque chose qui ressemblait à une gueule et qui était une fenêtre pleine de feu. Cette fenêtre, grillée de barreaux de fer déjà rouges, était une des croisées de l'étage inférieur du château construit sur le pont. De tout l'édifice on n'apercevait que cette fenêtre. La fumée couvrait tout, même le plateau, et l'on ne distinguait que le bord du ravin, noir sur la flamme vermeille.
Michelle Fléchard, étonnée, regardait. La fumée est nuage, le nuage est rêve; elle ne savait plus ce qu'elle voyait. Devait-elle fuir? Devait-elle rester? Elle se sentait presque hors du réel.
Un souffle de vent passa et fendit le rideau de fumée, et dans la déchirure la tragique bastille, soudainement démasquée, se dressa visible tout entière, donjon, pont, châtelet, éblouissante, horrible, avec la magnifique dorure de l'incendie, réverbéré sur elle de haut en bas. Michelle Fléchard put tout voir dans la netteté sinistre du feu.
L'étage inférieur du château bâti sur le pont brûlait.
Au-dessus on distinguait les deux autres étages encore intacts, mais comme portés par une corbeille de flammes. Du rebord du plateau, où était Michelle Fléchard, on en voyait vaguement l'intérieur à travers des interpositions de feu et de fumée. Toutes les fenêtres étaient ouvertes.
Par les fenêtres du second étage qui étaient très grandes, Michelle Fléchard apercevait, le long des murs, des armoires qui lui semblaient pleines de livres, et, devant une des croisées, à terre, dans la pénombre, un petit groupe confus, quelque chose qui avait l'aspect indistinct et amoncelé d'un nid ou d'une couvée, et qui lui faisait l'effet de remuer par moments.
Elle regardait cela.
Qu'était-ce que ce petit groupe d'ombre?
A de certains instants, il lui venait à l'esprit que cela ressemblait à des formes vivantes, elle avait la fièvre, elle n'avait pas mangé depuis le matin, elle avait marché sans relâche, elle était exténuée, elle se sentait dans une sorte d'hallucination dont elle se défiait instinctivement; pourtant ses yeux de plus en plus fixes ne pouvaient se détacher de cet obscur entassement d'objets quelconques, inanimés probablement, et en apparence inertes, qui gisait là sur le parquet de cette salle superposée à l'incendie.
Tout à coup le feu, comme s'il avait une volonté, allongea d'en bas un de ses jets vers le grand lierre mort qui couvrait précisément cette façade que Michelle Fléchard regardait. On eût dit que la flamme venait de découvrir ce réseau de branches sèches; une étincelle s'en empara avidement, et se mit à monter le long des sarments avec l'agilité affreuse des traînées de poudre. En un clin d'oeil, la flamme atteignit le second étage. Alors, d'en haut, elle éclaira l'intérieur du premier. Une vive lueur mit subitement en relief trois petits êtres endormis.
C'était un petit tas charmant, bras et jambes mêlés, paupières fermées, blondes têtes souriantes.
La mère reconnut ses enfants.
Elle jeta un cri effrayant.
Ce cri de l'inexprimable angoisse n'est donné qu'aux mères. Rien n'est plus farouche et rien n'est plus touchant. Quand une femme le jette, on croit entendre une louve; quand une louve le pousse, on croit entendre une femme.
Ce cri de Michelle Fléchard fut un hurlement. Hécube aboya, dit Homère.
C'était ce cri que le marquis de Lantenac venait d'entendre.
On a vu qu'il s'était arrêté.
Le marquis était entre l'issue du passage par où Halmalo l'avait fait échapper, et le ravin. A travers les broussailles entre-croisées sur lui, il vit le pont en flammes, la Tourgue rouge de la réverbération, et, par l'écartement de deux branches, il aperçut au-dessus de sa tête, de l'autre côté, sur le rebord du plateau, vis-à-vis du château brûlant et dans le plein jour de l'incendie, une figure hagarde et lamentable, une femme penchée sur le ravin.
C'était de cette femme qu'était venu ce cri.
Cette figure, ce n'était plus Michelle Fléchard, c'était Gorgone. Les misérables sont les formidables. La paysanne s'était transfigurée en Euménide. Cette villageoise quelconque, vulgaire, ignorante, inconsciente, venait de prendre brusquement les proportions épiques du désespoir. Les grandes douleurs sont une dilatation gigantesque de l'âme; cette mère, c'était la maternité; tout ce qui résume l'humanité est surhumain; elle se dressait là, au bord de ce ravin, devant cet embrasement, devant ce crime, comme une puissance sépulcrale; elle avait le cri de la bête et le geste de la déesse; sa face, d'où tombaient des imprécations, semblait un masque de flamboiement. Rien de souverain comme l'éclair de ses yeux noyés de larmes; son regard foudroyait l'incendie.
Le marquis écoutait. Cela tombait sur sa tête; il entendait on ne sait quoi d'inarticulé et de déchirant, plutôt des sanglots que des paroles.
—Ah! mon Dieu! mes enfants! Ce sont mes enfants! Au secours! au feu! au feu! au feu! Mais vous êtes donc des bandits! Est-ce qu'il n'y a personne là? Mais mes enfants vont brûler! Ah! voilà une chose! Georgette! mes enfants! Gros-Alain, René-Jean! Mais qu'est-ce que cela veut dire? Qui donc a mis mes enfants là? Ils dorment. Je suis folle! C'est une chose impossible. Au secours!
Cependant un grand mouvement se faisait dans la Tourgue et sur le plateau. Tout le camp accourait autour du feu qui venait d'éclater. Les assiégeants, après avoir eu affaire à la mitraille, avaient affaire à l'incendie. Gauvain, Cimourdain, Guéchamp donnaient des ordres. Que faire? Il y avait à peine quelques seaux d'eau à puiser dans le maigre ruisseau du ravin. L'angoisse allait croissant. Tout le rebord du plateau était couvert de visages effarés qui regardaient.
Ce qu'on voyait était effroyable.
On regardait, et l'on n'y pouvait rien.
La flamme, par le lierre qui avait pris feu, avait gagné l'étage d'en haut. Là elle avait trouvé le grenier plein de paille et elle s'y était précipitée. Tout le grenier brûlait maintenant. La flamme dansait; la joie de la flamme, chose lugubre. Il semblait qu'un souffle scélérat attisait ce bûcher. On eût dit que l'épouvantable Imânus tout entier était là changé en tourbillon d'étincelles, vivant de la vie meurtrière du feu, et que cette âme monstre s'était faite incendie.
L'étage de la bibliothèque n'était pas encore atteint, la hauteur de son plafond et l'épaisseur de ses murs retardaient l'instant où il prendrait feu, mais cette minute fatale approchait; il était léché par l'incendie du premier étage et caressé par celui du troisième. L'affreux baiser de la mort l'effleurait. En bas une cave de lave, en haut une voûte de braise; qu'un trou se fît au plancher, c'était l'écroulement dans la cendre rouge; qu'un trou se fît au plafond, c'était l'ensevelissement sous les charbons ardents. René-Jean, Gros-Alain et Georgette ne s'étaient pas encore réveillés, ils dormaient du sommeil profond et simple de l'enfance, et, à travers les plis de flamme et de fumée qui tour à tour couvraient et découvraient les fenêtres, on les apercevait dans cette grotte de feu, au fond d'une lueur de météore, paisibles, gracieux, immobiles, comme trois enfants-Jésus confiants endormis dans un enfer; et un tigre eût pleuré de voir ces roses dans cette fournaise et ces berceaux dans ce tombeau.
Cependant la mère se tordait les bras:
—Au feu! je crie au feu! on est donc des sourds qu'on ne vient pas! on me brûle mes enfants! arrivez donc, vous les hommes qui êtes là. Voilà des jours et des jours que je marche, et c'est comme ça que je les retrouve! Au feu! Au secours! des anges! dire que ce sont des anges! Qu'est-ce qu'ils ont fait, ces innocents-là! moi on m'a fusillée, eux on les brûle! Qui est-ce donc qui fait ces choses-là! Au secours! sauvez mes enfants! est-ce que vous ne m'entendez pas? Une chienne, on aurait pitié d'une chienne! Mes enfants! Mes enfants! ils dorment! Ah! Georgette! je vois son petit ventre à cet amour! René-Jean! Gros-Alain! c'est comme cela qu'ils s'appellent. Vous voyez bien que je suis leur mère. Ce qui se passe dans ce temps-ci est abominable. J'ai marché des jours et des nuits. Même que j'ai parlé ce matin à une femme. Au secours! au secours! au feu! On est donc des monstres! C'est une horreur! l'aîné n'a pas cinq ans, la petite n'a pas deux ans. Je vois leurs petites jambes nues. Ils dorment, bonne sainte Vierge! la main du ciel me les rend et la main de l'enfer me les reprend. Dire que j'ai tant marché! Mes enfants que j'ai nourris de mon lait! moi qui me croyais malheureuse de ne pas les retrouver! Ayez pitié de moi! Je veux mes enfants, il me faut mes enfants! C'est pourtant vrai qu'ils sont là dans le feu! Voyez mes pauvres pieds comme ils sont tout en sang. Au secours! Ce n'est pas possible qu'il y ait des hommes sur la terre et qu'on laisse ces pauvres petits mourir comme cela! au secours! à l'assassin! Des choses comme on n'en voit pas de pareilles. Ah! les brigands! Qu'est-ce que c'est que cette affreuse maison-là? On me les a volés pour me les tuer! Jésus misère! Je veux mes enfants. Oh! je ne sais pas ce que je ferais! Je ne veux pas qu'ils meurent! au secours! au secours! au secours! Oh! s'ils devaient mourir comme cela, je tuerais Dieu!
En même temps que la supplication terrible de la mère, des voix s'élevaient sur le plateau et dans le ravin:
—Une échelle!
—On n'a pas d'échelle!
—De l'eau!
—On n'a pas d'eau!
—Là-haut, dans la tour, au second étage, il y a une porte!
—Elle est en fer.
—Enfoncez-la!
—On ne peut pas.
Et la mère redoublait ses appels désespérés:
—Au feu! au secours! Mais dépêchez-vous donc! Alors, tuez-moi! Mes enfants! mes enfants! Ah! l'horrible feu! qu'on les en ôte, ou qu'on m'y jette!
Dans les intervalles de ces clameurs on entendait le pétillement tranquille de l'incendie.
Le marquis tâta sa poche et y toucha la clef de la porte de fer. Alors, se courbant sous la voûte par laquelle il s'était évadé, il rentra dans le passage d'où il venait de sortir.
II. DE LA PORTE DE PIERRE A LA PORTE DE FER
Toute une armée éperdue autour d'un sauvetage impossible; quatre mille hommes ne pouvant secourir trois enfants; telle était la situation.
On n'avait pas d'échelle en effet; l'échelle envoyée de Javené n'était pas arrivée; l'embrasement s'élargissait comme un cratère qui s'ouvre; essayer de l'éteindre avec le ruisseau du ravin presque à sec était dérisoire; autant jeter un verre d'eau sur un volcan.
Cimourdain, Guéchamp et Radoub étaient descendus dans le ravin; Gauvain était remonté dans la salle du deuxième étage de la Tourgue où étaient la pierre tournante, l'issue secrète et la porte de fer de la bibliothèque.
C'est là qu'avait été la mèche soufrée allumée par l'Imânus; c'était de là que l'incendie était parti.
Gauvain avait amené avec lui vingt sapeurs. Enfoncer la porte de fer, il n'y avait plus que cette ressource. Elle était effroyablement bien fermée.
On commença par des coups de hache. Les haches cassèrent. Un sapeur dit:
—L'acier est du verre sur ce fer-là.
La porte était en effet de fer battu, et faite de doubles lames boulonnées ayant chacune trois pouces d'épaisseur.
On prit des barres de fer et l'on essaya des pesées sous la porte. Les barres de fer cassèrent.
—Comme des allumettes, dit le sapeur.
Gauvain, sombre, murmura:
—Il n'y a qu'un boulet qui ouvrirait cette porte. Il faudrait pouvoir monter ici une pièce de canon.
—Et encore! dit le sapeur.
Il y eut un moment d'accablement. Tous ces bras impuissants s'arrêtèrent. Muets, vaincus, consternés, ces hommes considéraient l'horrible porte inébranlable. Une réverbération rouge passait par-dessous. Derrière, l'incendie croissait.
L'affreux cadavre de l'Imânus était là, sinistre victorieux.
Encore quelques minutes peut-être, et tout allait s'effondrer.
Que faire? Il n'y avait plus d'espérance.
Gauvain exaspéré s'écria, l'oeil fixé sur la pierre tournante du mur et sur l'issue ouverte de l'évasion:
—C'est pourtant par là que le marquis de Lantenac s'en est allé!
—Et qu'il revient, dit une voix.
Et une tête blanche se dessina dans l'encadrement de pierre de l'issue secrète.
C'était le marquis.
Depuis bien des années Gauvain ne l'avait pas vu de si près. Il recula.
Tous ceux qui étaient là restèrent dans l'attitude où ils étaient, pétrifiés.
Le marquis avait une grosse clef à la main, il refoula d'un regard altier quelques-uns des sapeurs qui étaient devant lui, marcha droit à la porte de fer, se courba sous la voûte et mit la clef dans la serrure. La serrure grinça, la porte s'ouvrit, on vit un gouffre de flamme, le marquis y entra.
Il y entra d'un pied ferme, la tête haute.
Tous le suivaient des yeux, frissonnants.
A peine le marquis eut-il fait quelques pas dans la salle incendiée que le parquet miné par le feu et ébranlé par son talon s'effondra derrière lui et mit entre lui et la porte un précipice. Le marquis ne tourna pas la tête et continua d'avancer. Il disparut dans la fumée.
On ne vit plus rien.
Avait-il pu aller plus loin? Une nouvelle fondrière de feu s'était-elle ouverte sous lui? N'avait-il réussi qu'à se perdre lui-même? On ne pouvait rien dire. On n'avait devant soi qu'une muraille de fumée et de flamme. Le marquis était au delà, mort ou vivant.
III. OU L'ON VOIT SE REVEILLER LES ENFANTS QU'ON A VUS SE RENDORMIR
Cependant les enfants avaient fini par ouvrir les yeux.
L'incendie, qui n'était pas encore entré dans la salle de la bibliothèque, jetait au plafond un reflet rose. Les enfants ne connaissaient pas cette espèce d'aurore-là. Ils la regardèrent. Georgette la contempla.
Toutes les splendeurs de l'incendie se déployaient; l'hydre noire et le dragon écarlate apparaissaient dans la fumée difforme, superbement sombre et vermeille. De longues flammèches s'envolaient au loin et rayaient l'ombre, et l'on eût dit des comètes combattantes, courant les unes après les autres. Le feu est une prodigalité; les brasiers sont pleins d'écrins qu'ils sèment au vent; ce n'est pas pour rien que le charbon est identique au diamant. Il s'était fait au mur du troisième étage des crevasses par où la braise versait dans le ravin des cascades de pierreries; les tas de paille et d'avoine qui brûlaient dans le grenier commençaient à ruisseler parles fenêtres en avalanches de poudre d'or, et les avoines devenaient des améthystes, et les brins de paille devenaient des escarboucles.
—Joli! dit Georgette.
Ils s'étaient dressés tous les trois.
—Ah! cria la mère, ils se réveillent!
René-Jean se leva, alors Gros-Alain se leva, alors Georgette se leva.
René-Jean étira ses bras, alla vers la croisée et dit:
—J'ai chaud.
—Ai chaud, répéta Georgette.
La mère les appela.
—Mes enfants! René! Alain! Georgette!
Les enfants regardaient autour d'eux. Ils cherchaient à comprendre. Où les hommes sont terrifiés, les enfants sont curieux. Qui s'étonne aisément s'effraye difficilement; l'ignorance contient de l'intrépidité. Les enfants ont si peu droit à l'enfer que, s'ils le voyaient, ils l'admireraient.
La mère répéta:
—René! Alain! Georgette!
René-Jean tourna la tête; cette voix le tira de sa distraction; les enfants ont la mémoire courte, mais ils ont le souvenir rapide; tout le passé est pour eux hier; René-Jean vit sa mère, trouva cela tout simple, et, entouré comme il l'était de choses étranges, sentant un vague besoin d'appui, il cria:
—Maman!
—Maman! dit Gros-Alain.
—M'man! dit Georgette.
Et elle tendit ses petits bras.
Et la mère hurla:—Mes enfants!
Tous les trois vinrent au bord de la fenêtre; par bonheur, l'embrasement n'était pas de ce côté-là.
—J'ai trop chaud, dit René-Jean.
Il ajouta:
—Ça brûle.
Et il chercha des yeux sa mère.
—Viens donc, maman!
—Don, m'man, répéta Georgette.
La mère échevelée, déchirée, saignante, s'était laissé rouler de broussaille en broussaille dans le ravin. Cimourdain y était avec Guéchamp, aussi impuissants en bas que Gauvain en haut. Les soldats, désespérés d'être inutiles, fourmillaient autour d'eux. La chaleur était insupportable, personne ne la sentait. On considérait l'escarpement du pont, la hauteur des arches, l'élévation des étages, les fenêtres inaccessibles, et la nécessité d'agir vite. Trois étages à franchir. Nul moyen d'arriver là. Radoub, blessé, un coup de sabre à l'épaule, une oreille arrachée, ruisselant de sueur et de sang, était accouru; il vit Michelle Fléchard.
—Tiens, dit-il, la fusillée, vous êtes donc ressuscitée!
—Mes enfants! dit la mère.
—C'est juste, répondit Radoub; nous n'avons pas le temps de nous occuper des revenants. Et il se mit à escalader le pont, essai inutile, il enfonça ses ongles dans la pierre, il grimpa quelques instants; mais les assises étaient lisses, pas une cassure, pas un relief, la muraille était aussi correctement rejointoyée qu'une muraille neuve, et Radoub retomba. L'incendie continuait, épouvantable; on apercevait, dans l'encadrement de la croisée toute rouge, les trois têtes blondes. Radoub, alors, montra le poing au ciel, comme s'il y cherchait quelqu'un du regard, et dit: C'est donc ça une conduite, bon Dieu! La mère embrassait à genoux les piles du pont en criant: Grâce!
De sourds craquements se mêlaient aux pétillements du brasier. Les vitres des armoires de la bibliothèque se fêlaient, et tombaient avec bruit. Il était évident que la charpente cédait. Aucune force humaine n'y pouvait rien. Encore un moment et tout allait s'abîmer. On n'attendait plus que la catastrophe. On entendait les petites voix répéter: Maman! maman! On était au paroxysme de l'effroi.
Tout à coup, à la fenêtre voisine de celle où étaient les enfants, sur le fond pourpre du flamboiement, une haute figure apparut.
Toutes les têtes se levèrent, tous les yeux devinrent fixes. Un homme était là-haut, un homme était dans la salle de la bibliothèque, un homme était dans la fournaise. Cette figure se découpait en noir sur la flamme, mais elle avait des cheveux blancs. On reconnut le marquis de Lantenac.
Il disparut, puis il reparut.
L'effrayant vieillard se dressa à la fenêtre maniant une énorme échelle. C'était l'échelle de sauvetage déposée dans la bibliothèque qu'il était allé chercher le long du mur et qu'il avait traînée jusqu'à la fenêtre. Il la saisit par une extrémité, et, avec l'agilité magistrale d'un athlète, il la fit glisser hors de la croisée, sur le rebord de l'appui extérieur jusqu'au fond du ravin. Radoub, en bas, éperdu, tendit les mains, reçut l'échelle, la serra dans ses bras, et cria:
—Vive la République!
Le marquis répondit:—Vive le Roi!
Et Radoub grommela:—Tu peux bien crier tout ce que tu voudras, et dire des bêtises si tu veux, tu es le bon Dieu.
L'échelle était posée; la communication était établie entre la salle incendiée et la terre; vingt hommes accoururent, Radoub en tête, et en un clin d'oeil ils s'étagèrent du haut en bas, adossés aux échelons, comme les maçons qui montent et qui descendent des pierres. Cela fit sur l'échelle de bois une échelle humaine. Radoub, au faîte de l'échelle, touchait à la fenêtre. Il était, lui, tourné vers l'incendie.
La petite armée, éparse dans les bruyères et sur les pentes, se pressait, bouleversée de toutes les émotions à la fois, sur le plateau, dans le ravin, sur la plate-forme de la tour.
Le marquis disparut encore, puis reparut, apportant un enfant.
Il y eut un immense battement de mains.
C'était le premier que le marquis avait saisi au hasard. C'était
Gros-Alain.
Gros-Alain criait:—J'ai peur.
Le marquis donna Gros-Alain à Radoub, qui le passa derrière lui et au-dessous de lui à un soldat qui le passa à un autre, et, pendant que Gros-Alain, très effrayé et criant, arrivait ainsi de bras en bras jusqu'au bas de l'échelle, le marquis, un moment absent, revint à la fenêtre avec René-Jean qui résistait et pleurait, et qui battit Radoub au moment où le marquis le passa au sergent.
Le marquis rentra dans la salle pleine de flammes. Georgette était restée seule. Il alla à elle. Elle sourit. Cet homme de granit sentit quelque chose d'humide lui venir aux yeux. Il demanda:—Comment t'appelles-tu?
—Orgette, dit-elle.
Il la prit dans ses bras, elle souriait toujours, et au moment où il la remettait à Radoub, cette conscience si haute et si obscure eut l'éblouissement de l'innocence, le vieillard donna à l'enfant un baiser.
—C'est la petite môme! dirent les soldats; et Georgette, à son tour, descendit de bras en bras jusqu'à terre parmi des cris d'adoration. On battait des mains, on trépignait; les vieux grenadiers sanglotaient, et elle leur souriait.
La mère était au pied de l'échelle, haletante, insensée, ivre de tout cet inattendu, jetée sans transition de l'enfer dans le paradis. L'excès de joie meurtrit le coeur à sa façon. Elle tendait les bras, elle reçut d'abord Gros-Alain, ensuite René-Jean, ensuite Georgette, elle les couvrit pêle-mêle de baisers, puis elle éclata de rire et tomba évanouie.
Un grand cri s'éleva:
—Tous sont sauvés!
Tous étaient sauvés, en effet, excepté le vieillard.
Mais personne n'y songeait, pas même lui peut-être.
Il resta quelques instants rêveur au bord de la fenêtre, comme s'il voulait laisser au gouffre de flamme le temps de prendre un parti. Puis sans se hâter, lentement, fièrement, il enjamba l'appui de la croisée, et, sans se retourner, droit, debout, adossé aux échelons, ayant derrière lui l'incendie, faisant face au précipice, il se mit à descendre l'échelle en silence avec une majesté de fantôme. Ceux qui étaient sur l'échelle se précipitèrent en bas, tous les assistants tressaillirent, il se fit autour de cet homme qui arrivait d'en haut un recul d'horreur sacré comme autour d'une vision. Lui, cependant, s'enfonçait gravement dans l'ombre qu'il avait devant lui; pendant qu'ils reculaient, il s'approchait d'eux; sa pâleur de marbre n'avait pas un pli, son regard de spectre n'avait pas un éclair; à chaque pas qu'il faisait vers ces hommes dont les prunelles effarées se fixaient sur lui dans les ténèbres, il semblait plus grand, l'échelle tremblait et sonnait sous son pied lugubre, et l'on eût dit la statue du commandeur redescendant dans le sépulcre.
Quand le marquis fut en bas, quand il eut atteint le dernier échelon et posé son pied à terre, une main s'abattit sur son collet. Il se retourna.
—Je t'arrête, dit Cimourdain.
—Je t'approuve, dit Lantenac.
LIVRE SIXIEME
C'EST APRES LA VICTOIRE QU'A LIEU LE COMBAT
I. LANTENAC PRIS
C'était dans le sépulcre en effet que le marquis était redescendu.
On l'emmena.
La crypte-oubliette du rez-de-chaussée de la Tourgue fut immédiatement rouverte sous l'oeil sévère de Cimourdain; on y mit une lampe, une cruche d'eau et un pain de soldat, on y jeta une botte de paille, et, moins d'un quart d'heure après la minute où la main du prêtre avait saisi le marquis, la porte du cachot se refermait sur Lantenac.
Cela fait, Cimourdain alla trouver Gauvain; en ce moment-là l'église lointaine de Parigné sonnait onze heures du soir; Cimourdain dit à Gauvain:
—Je vais convoquer la cour martiale. Tu n'en seras pas. Tu es Gauvain et Lantenac est Gauvain. Tu es trop proche parent pour être juge, et je blâme Egalité d'avoir jugé Capet. La cour martiale sera composée de trois juges, un officier, le capitaine, Guéchamp, un sous-officier, le sergent Radoub, et moi, qui présiderai. Rien de tout cela ne te regarde plus. Nous nous conformerons au décret de la Convention; nous nous bornerons à constater l'identité du ci-devant marquis de Lantenac. Demain la cour martiale, après-demain la guillotine. La Vendée est morte.
Gauvain ne répliqua pas une parole, et Cimourdain, préoccupé de la chose suprême qui lui restait à faire, le quitta. Cimourdain avait des heures à désigner et des emplacements à choisir. Il avait comme Lequinio à Granville, comme Tallien à Bordeaux, comme Châlier à Lyon, comme Saint-Just à Strasbourg, l'habitude, réputée de bon exemple, d'assister de sa personne aux exécutions; le juge venant voir travailler le bourreau; usage emprunté par la Terreur de 93 aux parlements de France et à l'inquisition d'Espagne.
Gauvain aussi était préoccupé.
Un vent froid soufflait de la forêt. Gauvain, laissant Guéchamp donner les ordres nécessaires, alla à sa tente qui était dans le pré de la lisière du bois, au pied de la Tourgue, et y prit son manteau à capuchon, dont il s'enveloppa. Ce manteau était bordé de ce simple galon qui, selon la mode républicaine, sobre d'ornements, désignait le commandant en chef. Il se mit à marcher dans ce pré sanglant où l'assaut avait commencé. Il était là seul. L'incendie continuait, désormais dédaigné; Radoub était près des enfants et de la mère, presque aussi maternel qu'elle; le châtelet du pont achevait de brûler, les sapeurs faisaient la part du feu, on creusait des fosses, on enterrait les morts, on pansait les blessés, on avait démoli la retirade, on désencombrait de cadavres les chambres et les escaliers, on nettoyait le lieu du carnage, on balayait le tas d'ordures terrible de la victoire, les soldats faisaient, avec la rapidité militaire, ce qu'on pourrait appeler le ménage de la bataille finie. Gauvain ne voyait rien de tout cela.
A peine jetait-il un regard, à travers sa rêverie, au poste de la brèche doublé sur l'ordre de Cimourdain.
Cette brèche, il la distinguait dans l'obscurité, à environ deux cents pas du coin de la prairie où il s'était comme réfugié. Il voyait cette ouverture noire. C'était par là que l'attaque avait commencé, il y avait trois heures de cela; c'était par là que lui Gauvain avait pénétré dans la tour; c'était là le rez-de-chaussée où était la retirade; c'était dans ce rez-de-haussée que s'ouvrait la porte du cachot où était le marquis. Ce poste de la brèche gardait ce cachot.
En même temps que son regard apercevait vaguement cette brèche, son oreille entendait confusément revenir, comme un glas qui tinte, ces paroles: Demain la cour martiale, après-demain la guillotine.
L'incendie, qu'on avait isolé et sur lequel les sapeurs lançaient toute l'eau qu'on avait pu se procurer, ne s'éteignait pas sans résistance et jetait des flammes intermittentes; on entendait par instants craquer les plafonds et se précipiter l'un sur l'autre les étages croulants; alors des tourbillons d'étincelles s'envolaient comme d'une torche secouée, une clarté d'éclair faisait visible l'extrême horizon, et l'ombre de la Tourgue, subitement gigantesque, s'allongeait jusqu'à la forêt.
Gauvain allait et venait à pas lents dans cette ombre et devant la brèche de l'assaut. Par moments il croisait ses deux mains derrière sa tête recouverte de son capuchon de guerre. Il songeait.
II. GAUVAIN PENSIF
Sa rêverie était insondable.
Un changement à vue inouï venait de se faire.
Le marquis de Lantenac s'était transfiguré.
Gauvain avait été témoin de cette transfiguration.
Jamais il n'aurait cru que de telles choses pussent résulter d'une complication d'incidents, quels qu'ils fussent. Jamais il n'aurait, même en rêve, imaginé qu'il pût arriver rien de pareil. L'imprévu, cet on ne sait quoi de hautain qui joue avec l'homme, avait saisi Gauvain et le tenait. Gauvain avait devant lui l'impossible devenu réel, visible, palpable, inévitable, inexorable.
Que pensait-il de cela, lui, Gauvain?
Il ne s'agissait pas de tergiverser; il fallait conclure.
Une question lui était posée; il ne pouvait prendre la fuite devant elle.
Posée par qui?
Par les événements.
Et pas seulement par les événements.
Car lorsque les événements, qui sont variables, nous font une question, la justice, qui est immuable, nous somme de répondre.
Derrière le nuage, qui nous jette son ombre, il y a l'étoile, qui nous jette sa clarté.
Nous ne pouvons pas plus nous soustraire à la clarté qu'à l'ombre.
Gauvain subissait un interrogatoire.
Il comparaissait devant quelqu'un.
Devant quelqu'un de redoutable.
Sa conscience.
Gauvain sentait tout vaciller en lui. Ses résolutions les plus solides, ses promesses les plus fermement faites, ses décisions les plus irrévocables, tout cela chancelait dans les profondeurs de sa volonté.
Il y a des tremblements d'âme.
Plus il réfléchissait à ce qu'il venait de voir, plus il était bouleversé.
Gauvain, républicain, croyait être, et était, dans l'absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler.
Au-dessus de l'absolu révolutionnaire, il y a l'absolu humain.
Ce qui se passait ne pouvait être éludé; le fait était grave; Gauvain faisait partie de ce fait; il en était; il ne pouvait s'en retirer; et, bien que Cimourdain lui eût dit:—«Cela ne te regarde plus,»—il sentait en lui quelque chose comme ce qu'éprouve l'arbre au moment où on l'arrache de sa racine.
Tout homme a une base; un ébranlement à cette base cause un trouble profond; Gauvain sentait ce trouble.
Il pressait sa tête dans ses deux mains, comme pour en faire jaillir la vérité. Préciser une telle situation n'était pas facile; simplifier le complexe, rien de plus malaisé; il avait devant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire le total; faire l'addition de la destinée, quel vertige! Il l'essayait; il tâchait de se rendre compte; il s'efforçait de rassembler ses idées, de discipliner les résistances qu'il sentait en lui, et de récapituler les faits.
Il se les exposait à lui-même.
A qui n'est-il pas arrivé de se faire un rapport, et de s'interroger, dans une circonstance suprême, sur l'itinéraire à suivre, soit pour avancer, soit pour reculer?
Gauvain venait d'assister à un prodige.
En même temps que le combat terrestre, il y avait eu un combat céleste.
Le combat du bien contre le mal.
Un coeur effrayant venait d'être vaincu.
Etant donné l'homme avec tout ce qui est mauvais en lui, la violence, l'erreur, l'aveuglement, l'opiniâtreté malsaine, l'orgueil, l'égoïsme, Gauvain venait de voir un miracle.
La victoire de l'humanité sur l'homme.
L'humanité avait vaincu l'inhumain.
Et par quel moyen? de quelle façon? comment avait-elle terrassé un colosse de colère et de haine? quelles armes avait-elle employées? quelle machine de guerre? Le berceau.
Un éblouissement venait de passer sur Gauvain. En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes les inimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur et le plus furieux du tumulte, à l'heure où le crime donnait toute sa flamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes où tout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu'on ne sait plus où est le juste, où est l'honnête, où est le vrai; brusquement, l'Inconnu, l'avertisseur mystérieux des âmes, venait de faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurs humaines, la grande lueur éternelle.
Au-dessus du sombre duel entre le faux et le relatif, dans les profondeurs, la face de la vérité avait tout à coup apparu.
Subitement la force des faibles était intervenue.
On avait vu trois pauvres êtres, à peine nés, inconscients, abandonnés, souriants, ayant contre eux la guerre civile, le talion, l'affreuse logique des représailles, le meurtre, le carnage, le fratricide, la rage, la rancune, toutes les gorgones, triompher; on avait vu l'avortement et la défaite d'un infâme incendie, chargé de commettre un crime; on avait vu les préméditations atroces déconcertées et déjouées; on avait vu l'antique férocité féodale, le vieux dédain inexorable, la prétendue expérience des nécessités de la guerre, la raison d'état, tous les arrogants partis-pris de la vieillesse farouche, s'évanouir devant le bleu regard de ceux qui n'ont pas vécu; et c'est tout simple, car celui qui n'a pas vécu encore n'a pas fait le mal, il est la justice, il est la vérité, il est la blancheur, et les immenses anges du ciel sont dans les petits enfants.
Spectacle utile; conseil; leçon; les combattants frénétiques de la guerre sans merci avaient soudainement vu, en face de tous les forfaits, de tous les attentats, de tous les fanatismes, de l'assassinat, de la vengeance attisant les bûchers, de la mort arrivant une torche à la main, au-dessus de l'énorme légion des crimes, se dresser cette toute-puissance, l'innocence.
Et l'innocence avait vaincu.
Et l'on pouvait dire: Non, la guerre civile n'existe pas, la barbarie n'existe pas, la haine n'existe pas, le crime n'existe pas, les ténèbres n'existent pas; pour dissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l'enfance.
Jamais, dans aucun combat, Satan n'avait été plus visible, ni Dieu.
Ce combat avait eu pour arène une conscience.
La conscience de Lantenac.
Maintenant il recommençait, plus acharné et plus décisif encore peut-être, dans une autre conscience.
La conscience de Gauvain.
Quel champ de bataille que l'homme!
Nous sommes livrés à ces dieux, à ces monstres, à ces géants, nos pensées.
Souvent ces belligérants terribles foulent aux pieds notre âme.
Gauvain méditait.
Le marquis de Lantenac, cerné, bloqué, condamné, mis hors la loi, serré, comme la bête dans le cirque, comme le clou dans la tenaille, enfermé dans son gîte devenu sa prison, étreint de toutes parts par une muraille de fer et de feu, était parvenu à se dérober. Il avait fait ce miracle d'échapper. Il avait réussi ce chef-d'oeuvre, le plus difficile de tous dans une telle guerre, la fuite. Il avait repris possession de la forêt pour s'y retrancher, du pays pour y combattre, de l'ombre pour y disparaître. Il était redevenu le redoutable allant et venant, l'errant sinistre, le capitaine des invisibles, le chef des hommes souterrains, le maître des bois. Gauvain avait la victoire, mais Lantenac avait la liberté. Lantenac désormais avait la sécurité, la course illimitée devant lui, le choix inépuisable des asiles. Il était insaisissable, introuvable, inaccessible. Le lion avait été pris au piège, et il en était sorti.
Eh bien, il y était rentré.
Le marquis de Lantenac avait volontairement, spontanément de sa pleine préférence, quitté la forêt, l'ombre, la sécurité, la liberté, pour rentrer dans le plus effroyable péril, intrépidement, une première fois, Gauvain l'avait vu, en se précipitant dans l'incendie au risque de s'y engouffrer, une deuxième fois, en descendant cette échelle qui le rendait à ses ennemis, et qui, échelle de sauvetage pour les autres, était pour lui échelle de perdition.
Et pourquoi avait-il fait cela?
Pour sauver trois enfants.
Et maintenant qu'allait-on en faire de cet homme?
Le guillotiner.
Ainsi, cet homme, pour trois enfants, les siens? non; de sa famille? non; de sa caste? non; pour trois petits pauvres, les premiers venus, des enfants trouvés, des inconnus, des déguenillés, des va-nu-pieds, ce gentilhomme, ce prince, ce vieillard, sauvé, délivré, vainqueur, car l'évasion est un triomphe, avait tout risqué, tout compromis, tout remis en question, et, hautainement, en même temps qu'il rendait les enfants, il avait apporté sa tête, et cette tête, jusqu'alors terrible, maintenant auguste, il l'avait offerte.
Et qu'allait-on faire?
L'accepter.
Le marquis de Lantenac avait eu le choix entre la vie d'autrui et la sienne; dans cette option superbe, il avait choisi sa mort.
Et on allait la lui accorder.
On allait le tuer.
Quel salaire de l'héroïsme!
Répondre à un acte généreux par un acte sauvage!
Donner ce dessous à la révolution!
Quel rapetissement pour la république!
Tandis que l'homme des préjugés et des servitudes, subitement transformé, rentrait dans l'humanité, eux, les hommes de la délivrance et de l'affranchissement, ils resteraient dans la guerre civile, dans la routine du sang, dans le fratricide!
Et la haute loi divine de pardon, d'abnégation, de rédemption, de sacrifice, existerait pour les combattants de l'erreur, et n'existerait pas pour les soldats de la vérité!
Quoi! ne pas lutter de magnanimité! se résigner à cette défaite, étant les plus forts, d'être les plus faibles, étant les victorieux, d'être les meurtriers, et de faire dire qu'il y a, du côté de la monarchie, ceux qui sauvent les enfants, et du côté de la république, ceux qui tuent les vieillards!
On verrait ce grand soldat, cet octogénaire puissant, ce combattant désarmé, volé plutôt que pris, saisi en pleine bonne action, garrotté avec sa permission, ayant encore au front la sueur d'un dévouement grandiose, monter les marches de l'échafaud comme on monte les degrés d'une apothéose! Et l'on mettrait sous le couperet cette tête, autour de laquelle voleraient suppliantes les trois âmes des petits anges sauvés! et, devant ce supplice infamant pour les bourreaux, on verrait le sourire sur la face de cet homme, et sur la face de la république la rougeur!
Et cela s'accomplirait en présence de Gauvain, chef! Et pouvant l'empêcher, il s'abstiendrait! Et il se contenterait de ce congé altier,—cela ne te regarde plus!—Et il ne se dirait point qu'en pareil cas, abdication, c'est complicité! Et il ne s'apercevrait pas que, dans une action si énorme, entre celui qui fait et celui qui laisse faire, celui qui laisse faire est le pire, étant le lâche!
Mais cette mort, ne l'avait-il pas promise? lui, Gauvain, l'homme clément, n'avait-il pas déclaré que Lantenac faisait exception à la clémence, et qu'il livrerait Lantenac à Cimourdain?
Cette tête, il la devait. Eh bien, il la payait. Voilà tout.
Mais était-ce bien la même tête?
Jusqu'ici Gauvain n'avait vu dans Lantenac que le combattant barbare, le fanatique de royauté et de féodalité, le massacreur de prisonniers, l'assassin déchaîné par la guerre, l'homme sanglant. Cet homme-là, il ne le craignait pas; ce proscripteur, il le proscrirait; cet implacable le trouverait implacable. Rien de plus simple, le chemin était tracé et lugubrement facile à suivre, tout était prévu, on tuera celui qui tue, on était dans la ligne droite de l'horreur. Inopinément, cette ligne droite s'était rompue, un tournant imprévu révélait un horizon nouveau, une métamorphose avait eu lieu. Un Lantenac inattendu entrait en scène. Un héros sortait du monstre; plus qu'un héros, un homme. Plus qu'une âme, un coeur. Ce n'était plus un tueur que Gauvain avait devant lui, mais un sauveur. Gauvain était terrassé par un flot de clarté céleste. Lantenac venait de le frapper d'un coup de foudre de bonté.
Et Lantenac transfiguré ne transfigurerait pas Gauvain! Quoi! ce coup de lumière serait sans contre-coup! L'homme du passé irait en avant, et l'homme de l'avenir en arrière! L'homme des barbaries et des superstitions ouvrirait des ailes subites, et planerait, et regarderait ramper sous lui, dans de la fange et dans de la nuit, l'homme de l'idéal! Gauvain resterait à plat ventre dans la vieille ornière féroce, tandis que Lantenac irait dans le sublime courir les aventures!
Autre chose encore.
Et la famille!
Ce sang qu'il allait répandre,—car le laisser verser, c'est le verser soi-même,—est-ce que ce n'était pas son sang, à lui Gauvain? Son grand-père était mort, mais son grand-oncle vivait; et ce grand-oncle, c'était le marquis de Lantenac. Est-ce que celui des deux frères qui était dans le tombeau ne se dresserait pas pour empêcher l'autre d'y entrer? Est-ce qu'il n'ordonnerait pas à son petit-fils de respecter désormais cette couronne de cheveux blancs, soeur de sa propre auréole? Est-ce qu'il n'y avait pas là, entre Gauvain et Lantenac, le regard indigné d'un spectre?
Est-ce donc que la révolution avait pour but de dénaturer l'homme? Est-ce pour briser la famille, est-ce pour étouffer l'humanité, qu'elle était faite? Loin de là. C'est pour affirmer ces réalités suprêmes, et non pour les nier, que 89 avait surgi. Renverser les bastilles, c'est délivrer l'humanité; abolir la féodalité, c'est fonder la famille. L'auteur étant le point de départ de l'autorité, et l'autorité étant incluse dans l'auteur, il n'y a point d'autre autorité que la paternité; de là la légitimité de la reine-abeille qui crée son peuple, et qui, étant mère, est reine; de là l'absurdité du roi-homme, qui, n'étant pas le père, ne peut être le maître; de là la suppression du roi; de là la république. Qu'est-ce que tout cela? C'est la famille, c'est l'humanité, c'est la révolution. La révolution, c'est l'avènement des peuples; et, au fond, le Peuple, c'est l'Homme.
Il s'agissait de savoir si, quand Lantenac venait de rentrer dans l'humanité, Gauvain, allait, lui, rentrer dans la famille.
Il s'agissait de savoir si l'oncle et le neveu allaient se rejoindre dans la lumière supérieure, ou bien si à un progrès de l'oncle répondrait un recul du neveu.
La question, dans ce débat pathétique de Gauvain avec sa conscience, arrivait à se poser ainsi, et la solution semblait se dégager d'elle-même: sauver Lantenac.
Oui, mais la France?
Ici le vertigineux problème changeait de face brusquement.
Quoi! la France était aux abois! la France était livrée, ouverte, démantelée! elle n'avait plus de fossé, l'Allemagne passait le Rhin; elle n'avait plus de muraille, l'Italie enjambait les Alpes et l'Espagne les Pyrénées. Il lui restait le grand abîme, l'Océan. Elle avait pour elle le gouffre. Elle pouvait s'y adosser, et, géante, appuyée à toute la mer, combattre toute la terre. Situation, après tout, inexpugnable. Eh bien non, cette situation allait lui manquer. Cet Océan n'était plus à elle. Dans cet Océan, il y avait l'Angleterre. L'Angleterre, il est vrai, ne savait comment passer. Eh bien, un homme allait lui jeter le pont, un homme allait lui tendre la main, un homme allait dire à Pitt, à Craig, à Cornwallis, à Dundas, aux pirates: venez! un homme allait crier: Angleterre, prends la France! Et cet homme était le marquis de Lantenac.
Cet homme, on le tenait. Après trois mois de chasse, de poursuite, d'acharnement, on l'avait enfin saisi. La main de la révolution venait de s'abattre sur le maudit; le poing crispé de 93 avait pris le meurtrier royaliste au collet; par un de ces effets de la préméditation mystérieuse qui se mêle d'en haut aux choses humaines, c'était dans son propre cachot de famille que ce parricide attendait maintenant son châtiment; l'homme féodal était dans l'oubliette féodale; les pierres de son château se dressaient contre lui et se fermaient sur lui, et celui qui voulait livrer son pays était livré par sa maison. Dieu avait visiblement édifié tout cela; l'heure juste avait sonné; la révolution avait fait prisonnier cet ennemi public; il ne pouvait plus combattre, il ne pouvait plus lutter, il ne pouvait plus nuire; dans cette Vendée où il y avait tant de bras, il était le seul cerveau; lui fini, la guerre civile était finie; on l'avait; dénouement tragique et heureux; après tant de massacres et de carnages, il était là, l'homme qui avait tué, et c'était son tour de mourir.
Et il se trouverait quelqu'un pour le sauver!
Cimourdain, c'est-à-dire 93, tenait Lantenac, c'est-à-dire la monarchie, et il se trouverait quelqu'un pour ôter de cette serre de bronze cette proie! Lantenac, l'homme en qui se concentrait cette gerbe de fléaux qu'on nomme le passé, le marquis de Lantenac était dans la tombe, la lourde porte éternelle s'était refermée sur lui, et quelqu'un viendrait, du dehors, tirer le verrou! ce malfaiteur social était mort, et avec lui la révolte, la lutte fratricide, la guerre bestiale, et quelqu'un le ressusciterait!
Oh! comme cette tête de mort rirait!
Comme ce spectre dirait: c'est bon, me voilà vivant, imbéciles!
Comme il se remettrait à son oeuvre hideuse! Comme Lantenac se replongerait, implacable et joyeux, dans le gouffre de haine et de guerre! comme on reverrait, dès le lendemain, les maisons brûlées, les prisonniers massacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées!
Et après tout, cette action qui fascinait Gauvain, Gauvain ne se l'exagérait-il pas?
Trois enfants étaient perdus; Lantenac les avait sauvés.
Mais qui donc les avait perdus?
N'était-ce pas Lantenac?
Qui avait mis ces berceaux dans cet incendie?
N'était-ce pas l'Imânus?
Qu'était-ce que l'Imânus?
Le lieutenant du marquis.
Le responsable, c'est le chef.
Donc l'incendiaire et l'assassin, c'était Lantenac.
Qu'avait-il donc fait de si admirable?
Il n'avait point persisté, rien de plus.
Après avoir construit le crime, il avait reculé devant. Il s'était fait horreur à lui-même. Le cri de la mère avait réveillé en lui ce fond de vieille pitié humaine, sorte de dépôt de la vie universelle, qui est dans toutes les âmes, même les plus fatales. A ce cri, il était revenu sur ses pas.
De la nuit où il s'enfonçait, il avait rétrogradé vers le jour. Après avoir fait le crime, il l'avait défait. Tout son mérite était ceci: n'avoir pas été un monstre jusqu'au bout.
Et pour si peu, lui rendre tout! lui rendre l'espace, les champs, les plaines, l'air, le jour, lui rendre la forêt dont il userait pour le banditisme, lui rendre la liberté dont il userait pour la servitude, lui rendre la vie dont il userait pour la mort!
Quant à essayer de s'entendre avec lui, quant à vouloir traiter avec cette âme altière, quant à lui proposer sa délivrance sous condition, quant à lui demander s'il consentirait, moyennant la vie sauve, à s'abstenir désormais de toute hostilité et de toute révolte; quelle faute ce serait qu'une telle offre, quel avantage on lui donnerait, à quel dédain on se heurterait, comme il souffletterait la question par la réponse! comme il dirait: Gardez les hontes pour vous. Tuez-moi!
Rien à faire en effet avec cet homme, que le tuer ou le délivrer. Cet homme était à pic: il était toujours prêt à s'envoler ou à se sacrifier; il était à lui-même son aigle et son précipice. Ame étrange.
Le tuer? quelle anxiété! le délivrer? quelle responsabilité!
Lantenac sauvé, tout serait à recommencer avec la Vendée comme avec l'hydre tant que la tête n'est pas coupée. En un clin d'oeil, et avec une course de météore, toute la flamme, éteinte par la disparition de cet homme, se rallumerait. Lantenac ne se reposerait pas tant qu'il n'aurait point réalisé ce plan exécrable, poser, comme un couvercle de tombe, la monarchie sur la république et l'Angleterre sur la France. Sauver Lantenac, c'était sacrifier la France; la vie de Lantenac, c'était la mort d'une foule d'êtres innocents, hommes, femmes, enfants, repris par la guerre domestique; c'était le débarquement des Anglais, le recul de la révolution, les villes saccagées, le peuple déchiré, la Bretagne sanglante, la proie rendue à la griffe. Et Gauvain, au milieu de toutes sortes de lueurs incertaines et de clartés en sens contraires, voyait vaguement s'ébaucher dans sa rêverie et se poser devant lui ce problème: la mise en liberté du tigre.
Et puis, la question reparaissait sous son premier aspect; la pierre de Sisyphe, qui n'est pas autre chose que la querelle de l'homme avec lui-même, retombait: Lantenac, était-ce donc le tigre?
Peut-être l'avait-il été; mais l'était-il encore? Gauvain subissait ces spirales vertigineuses de l'esprit revenant sur lui-même, qui font la pensée pareille à la couleuvre. Décidément, même après examen, pouvait-on nier le dévouement de Lantenac, son abnégation stoïque, son désintéressement superbe? Quoi! en présence de toutes les gueules de la guerre civile ouvertes, attester l'humanité! quoi! dans le conflit des vérités inférieures, apporter la vérité supérieure! quoi! Prouver qu'au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions, au-dessus des questions terrestres, il y a l'immense attendrissement de l'âme humaine, la protection due aux faibles par les forts, le salut dû à ceux qui sont perdus par ceux qui sont sauvés, la paternité due à tous les enfants par tous les vieillards! Prouver ces choses magnifiques, et les prouver par le don de sa tête! Quoi! être un général et renoncer à la stratégie, à la bataille, à la revanche! Quoi! être un royaliste, prendre une balance, mettre dans un plateau le roi de France, une monarchie de quinze siècles, les vieilles lois à rétablir, l'antique société à restaurer, et dans l'autre, trois petits paysans quelconques, et trouver le roi, le trône, le sceptre et les quinze siècles de monarchie légers, pesés à ce poids de trois innocences! quoi! tout cela ne serait rien! quoi! celui qui a fait cela resterait le tigre et devrait être traité en bête fauve! non! non! non! ce n'était pas un monstre l'homme qui venait d'illuminer de la clarté d'une action divine le précipice des guerres civiles! le porte-glaive s'était métamorphosé en porte-lumière. L'infernal Satan était redevenu le Lucifer céleste. Lantenac s'était racheté de toutes ses barbaries par un acte de sacrifice; en se perdant matériellement il s'était sauvé moralement; il s'était refait innocent; il avait signé sa propre grâce. Est-ce que le droit de se pardonner à soi-même n'existe pas? Désormais il était vénérable.
Lantenac venait d'être extraordinaire. C'était maintenant le tour de
Gauvain.
Gauvain était chargé de lui donner la réplique.
La lutte des passions bonnes et des passions mauvaises faisait en ce moment sur le monde le chaos; Lantenac, dominant ce chaos, venait d'en dégager l'humanité; c'était à Gauvain maintenant d'en dégager la famille.
Qu'allait-il faire?
Gauvain allait-il tromper la confiance de Dieu?
Non. Et il balbutiait en lui-même:—Sauvons Lantenac.
Alors c'est bien. Va, fais les affaires des Anglais. Déserte. Passe à l'ennemi. Sauve Lantenac et trahis la France.
Et il frémissait.
Ta solution n'en est pas une, ô songeur!—Gauvain voyait dans l'ombre le sinistre sourire du sphinx.
Cette situation était une sorte de carrefour redoutable où les vérités combattantes venaient aboutir et se confronter, et où se regardaient fixement les trois idées suprêmes de l'homme, l'humanité, la famille, la patrie.
Chacune de ces voix prenait à son tour la parole, et chacune à son tour disait vrai. Comment choisir? chacune à son tour semblait trouver le joint de sagesse et de justice, et disait: Fais cela. Etait-ce cela qu'il fallait faire? Oui. Non. Le raisonnement disait une chose; le sentiment en disait une autre; les deux conseils étaient contraires. Le raisonnement n'est que la raison; le sentiment est souvent la conscience; l'un vient de l'homme, l'autre de plus haut.
C'est ce qui fait que le sentiment a moins de clarté et plus de puissance.
Quelle force pourtant dans la raison sévère!
Gauvain hésitait.
Perplexités farouches.
Deux abîmes s'ouvraient devant Gauvain. Perdre le marquis? ou le sauver? Il fallait se précipiter dans l'un ou dans l'autre.
Lequel de ces deux gouffres était le devoir?
III. LE CAPUCHON DU CHEF
C'est au devoir en effet qu'on avait affaire.
Le devoir se dressait; sinistre devant Cimourdain, formidable devant
Gauvain.
Simple devant l'un; multiple, divers, tortueux, devant l'autre. Minuit sonna, puis une heure du matin.
Gauvain s'était, sans s'en apercevoir, insensiblement rapproché de l'entrée de la brèche.
L'incendie ne jetait plus qu'une réverbération diffuse et s'éteignait.
Le plateau, de l'autre côté de la tour, en avait le reflet, et devenait visible par instants, puis s'éclipsait, quand la fumée couvrait le feu. Cette lueur, ravivée par soubresauts et coupée d'obscurités subites, disproportionnait les objets et donnait aux sentinelles du camp des aspects de larves. Gauvain, à travers sa méditation, considérait vaguement ces effacements de la fumée par le flamboiement et du flamboiement par la fumée. Ces apparitions et ces disparitions de la clarté devant ses yeux avaient on ne sait quelle analogie avec les apparitions et les disparitions de la vérité dans son esprit.
Soudain, entre deux tourbillons de fumée une flammèche envolée du brasier décroissant éclaira vivement le sommet du plateau et y fit saillir la silhouette vermeille d'une charrette. Gauvain regarda cette charrette; elle était entourée de cavaliers qui avaient des chapeaux de gendarme. Il lui sembla que c'était la charrette que la longue-vue de Guéchamp lui avait fait voir à l'horizon, quelques heures auparavant, au moment où le soleil se couchait. Des hommes étaient sur la charrette et avaient l'air occupés à la décharger. Ce qu'ils retiraient de la charrette paraissait pesant, et rendait par moments un son de ferraille; il eût été difficile de dire ce que c'était; cela ressemblait à des charpentes; deux d'entre eux descendirent et posèrent à terre une caisse qui, à en juger par sa forme, devait contenir un objet triangulaire. La flammèche s'éteignit, tout rentra dans les ténèbres; Gauvain, l'oeil fixe, demeura pensif devant ce qu'il y avait là dans l'obscurité.
Des lanternes s'étaient allumées, on allait et venait sur le plateau, mais les formes qui se mouvaient étaient confuses, et d'ailleurs Gauvain d'en bas, et de l'autre côté du ravin, ne pouvait voir que ce qui était tout à fait sur le bord du plateau.
Des voix parlaient, mais on ne percevait pas les paroles. Çà et là, des chocs sonnaient sur du bois. On entendait aussi on ne sait quel grincement métallique pareil au bruit d'une faulx qu'on aiguise.
Deux heures sonnèrent.
Gauvain lentement, et comme quelqu'un qui ferait volontiers deux pas en avant et trois pas en arrière, se dirigea vers la brèche. A son approche, reconnaissant dans la pénombre le manteau et le capuchon galonné du commandant, la sentinelle présenta les armes. Gauvain pénétra dans la salle du rez-de-chaussée, transformée en corps de garde. Une lanterne était pendue à la voûte. Elle éclairait juste assez pour qu'on pût traverser la salle sans marcher sur les hommes du poste, gisant à terre sur de la paille, et la plupart endormis.
Ils étaient couchés là; ils s'y étaient battus quelques heures auparavant; la mitraille, éparse sous eux en grains de fer et de plomb, et mal balayée, les gênait un peu pour dormir; mais ils étaient fatigués, et ils se reposaient. Cette salle avait été le lieu horrible; là on avait attaqué; là on avait rugi, hurlé, grincé, frappé, tué, expiré; beaucoup des leurs étaient tombés morts sur ce pavé où ils se couchaient assoupis; cette paille qui servait à leur sommeil buvait le sang de leurs camarades; maintenant c'était fini, le sang était étanché, les sabres étaient essuyés, les morts étaient morts; eux ils dormaient paisibles. Telle est la guerre. Et puis, demain, tout le monde aura le même sommeil.
A l'entrée de Gauvain, quelques-uns de ces hommes assoupis se levèrent, entre autres l'officier qui commandait le poste. Gauvain lui désigna la porte du cachot:
—Ouvrez-moi, dit-il.
Les verrous furent tirés, la porte s'ouvrit.
Gauvain entra dans le cachot.
La porte se referma derrière lui.
LIVRE SEPTIÈME
FÉODALITÉ ET RÉVOLUTION
I. L'ANCÊTRE
Une lampe était posée sur la dalle de la crypte, à côté du soupirail carré de l'oubliette.
On apercevait aussi sur la dalle la cruche pleine d'eau, le pain de munition et la botte de paille. La crypte étant taillée dans le roc, le prisonnier qui eût eu la fantaisie de mettre le feu à la paille eût perdu sa peine; aucun risque d'incendie pour la prison, certitude d'asphyxie pour le prisonnier.
A l'instant où la porte tourna sur ses gonds, le marquis marchait dans son cachot; va-et-vient machinal propre à tous les fauves mis en cage.
Au bruit que fit la porte en s'ouvrant puis en se refermant, il leva la tête, et la lampe qui était à terre entre Gauvain et le marquis éclaira ces deux hommes en plein visage.
Ils se regardèrent, et ce regard était tel qu'il les fit tous deux immobiles.
Le marquis éclata de rire et s'écria:
—Bonjour, monsieur. Voilà pas mal d'années que je n'ai eu la bonne fortune de vous rencontrer. Vous me faites la grâce de venir me voir. Je vous remercie. Je ne demande pas mieux que de causer un peu. Je commençais à m'ennuyer. Vos amis perdent le temps, des constatations d'identité, des cours martiales, c'est long toutes ces manières-là. J'irais plus vite en besogne. Je suis ici chez moi. Donnez-vous la peine d'entrer. Eh bien, qu'est-ce que vous dites de tout ce qui se passe? C'est original, n'est-ce pas? Il y avait une fois un roi et une reine; le roi, c'était le roi; la reine, c'était la France. On a tranché la tête au roi et marié la reine à Robespierre; ce monsieur et cette dame ont eu une fille qu'on nomme la guillotine, et avec laquelle il paraît que je ferai connaissance demain matin. J'en serai charmé. Comme de vous voir. Venez-vous pour cela? Avez-vous monté en grade? Seriez-vous le bourreau? Si c'est une simple visite d'amitié, j'en suis touché. Monsieur le vicomte, vous ne savez peut-être plus ce que c'est qu'un gentilhomme. Eh bien, en voilà un; c'est moi. Regardez ça. C'est curieux; ça croit en Dieu, ça croit à la tradition, ça croit à la famille, ça croit à ses aïeux, ça croit à l'exemple de son père, à la fidélité, à la loyauté, au devoir envers son prince, au respect des vieilles lois, à la vertu, à la justice; et ça vous ferait fusiller avec plaisir. Ayez, je vous prie, la bonté de vous asseoir. Sur le pavé, c'est vrai; car il n'y a pas de fauteuil dans ce salon; mais qui vit dans la boue peut s'asseoir par terre. Je ne dis pas cela pour vous offenser, car ce que nous appelons la boue, vous l'appelez la nation. Vous n'exigez sans doute pas que je crie Liberté, Egalité, Fraternité? Ceci est une ancienne chambre de ma maison; jadis les seigneurs y mettaient les manants; maintenant les manants y mettent les seigneurs. Ces niaiseries-là se nomment une révolution. Il paraît qu'on me coupera le cou d'ici à trente-six heures. Je n'y vois pas d'inconvénient. Par exemple, si l'on était poli, on m'aurait envoyé ma tabatière, qui est là-haut dans la chambre des miroirs, où vous avez joué tout enfant et où je vous ai fait sauter sur mes genoux. Monsieur, je vais vous apprendre une chose, vous vous appelez Gauvain, et, chose bizarre, vous avez du sang noble dans les veines, pardieu, le même sang que le mien, et ce sang qui fait de moi un homme d'honneur fait de vous un gueusard. Telles sont les particularités. Vous me direz que ce n'est pas votre faute. Ni la mienne. Parbleu, on est un malfaiteur sans le savoir. Cela tient à l'air qu'on respire; dans des temps comme les nôtres, on n'est pas responsable de ce qu'on fait, la révolution est coquine pour tout le monde; et tous vos grands criminels sont de grands innocents. Quelles buses! A commencer par vous. Souffrez que je vous admire. Oui, j'admire un garçon tel que vous, qui, homme de qualité, bien situé dans l'état, ayant un grand sang à répandre pour les grandes causes, vicomte de cette Tour-Gauvain, prince de Bretagne, pouvant être duc par droit et pair de France par héritage, ce qui est à peu près tout ce que peut désirer ici-bas un homme de bon sens, s'amuse, étant ce qu'il est, à être ce que vous êtes, si bien qu'il fait à ses ennemis l'effet d'un scélérat et à ses amis l'effet d'un imbécile. A propos, faites mes compliments à monsieur l'abbé Cimourdain.
Le marquis parlait à son aise, paisiblement, sans rien souligner, avec sa voix de bonne compagnie, avec son il clair et tranquille, les deux mains dans ses goussets. Il s'interrompit, respira longuement, et reprit:
—Je ne vous cache pas que j'ai fait ce que j'ai pu pour vous tuer. Tel que vous me voyez, j'ai trois fois, moi-même, en personne, pointé un canon sur vous. Procédé discourtois, je l'avoue; mais ce serait faire fond sur une mauvaise maxime que de s'imaginer qu'en guerre l'ennemi cherche à nous être agréable. Car nous sommes en guerre, monsieur mon neveu. Tout est à feu et à sang. C'est pourtant vrai qu'on a tué le roi. Joli siècle.
Il s'arrêta encore, puis poursuivit:
—Quand on pense que rien de tout cela ne serait arrivé si l'on avait pendu Voltaire et mis Rousseau aux galères! Ah! les gens d'esprit, quel fléau! Ah çà, qu'est-ce que vous lui reprochez à cette monarchie? c'est vrai, on envoyait l'abbé Pucelle à son abbaye de Corbigny, en lui laissant le choix de la voiture et tout le temps qu'il voudrait pour faire le chemin; et quant à votre monsieur Titon, qui avait été, s'il vous plaît, un fort débauché, et qui allait chez les filles avant d'aller aux miracles du diacre Pâris, on le transférait du château de Vincennes au château de Ham en Picardie, qui est, j'en conviens, un assez vilain endroit. Voilà les griefs; je m'en souviens; j'ai crié aussi dans mon temps; j'ai été aussi bête que vous.
Le marquis tâta sa poche comme s'il y cherchait sa tabatière, et continua:
—Mais pas aussi méchant. On parlait pour parler. Il y avait aussi la mutinerie des enquêtes et des requêtes; et puis ces messieurs les philosophes sont venus, on a brûlé les écrits au lieu de brûler les auteurs, les cabales de la cour s'en sont mêlées; il y a eu tous ces benêts, Turgot, Quesnay, Malesherbes, les physiocrates, et caetera, et le grabuge a commencé. Tout est venu des écrivailleurs et des rimailleurs. L'Encyclopédie! Diderot! d'Alembert! Ah! les méchants bélîtres! Un homme bien né comme ce roi de Prusse, avoir donné là-dedans! Moi, j'eusse supprimé tous les gratteurs de papier. Ah! nous étions des justiciers, nous autres. On peut voir ici, sur le mur, la marque des roues d'écartèlement. Nous ne plaisantions pas. Non, non, point d'écrivassiers! Tant qu'il y aura des Arouet, il y aura des Marat. Tant qu'il y aura des grimauds qui griffonnent, il y aura des gredins qui assassinent; tant qu'il y aura de l'encre, il y aura de la noirceur; tant que la patte de l'homme tiendra la plume de l'oie, les sottises frivoles engendreront les sottises atroces. Les livres font les crimes. Le mot chimère a deux sens, il signifie rêve, et il signifie monstre. Comme on se paye de billevesées! Qu'est-ce que vous nous chantez avec nos droits? Droits de l'homme! droits du peuple! Cela est-il assez creux, assez stupide, assez imaginaire, assez vide de sens! Moi, quand je dis: Havoise, soeur de Conan II, apporta le comté de Bretagne à Hoël, comte de Nantes et de Cornouailles, qui laissa le trône à Alain Fergant, oncle de Berthe, qui épousa Alain le Noir, seigneur de la Roche-sur-Yon, et en eut Conan le Petit, aïeul de Guy ou Gauvain de Thouars, notre ancêtre, je dis une chose claire, et voilà un droit. Mais vos drôles, vos marauds, vos croquants, qu'appellent-ils leurs droits? Le déicide et le régicide. Si ce n'est pas hideux! Ah! les maroufles! J'en suis fâché pour vous, monsieur; mais vous êtes de ce fier sang de Bretagne; vous et moi, nous avons Gauvain de Thouars pour grand-père; nous avons encore pour aïeul ce grand duc de Montbazon qui fut pair de France et honoré du collier des ordres, qui attaqua le faubourg de Tours et fut blessé au combat d'Arques, et qui mourut grand-veneur de France en sa maison de Couzières en Touraine, âgé de quatre-vingt-six ans. Je pourrais vous parler encore du duc de Laudunois, fils de la dame de la Garnache, de Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, et de Henri de Lenoncourt, et de Françoise de Laval-Boisdauphin. Mais à quoi bon? Monsieur a l'honneur d'être un idiot, et il tient à être l'égal de mon palefrenier. Sachez ceci, j'étais déjà un vieil homme que vous étiez encore un marmot. Je vous ai mouché, morveux, et je vous moucherai encore. En grandissant, vous avez trouvé moyen de vous rapetisser. Depuis que nous ne nous sommes vus, nous sommes allés chacun de notre côté, moi du côté de l'honnêteté, vous du côté opposé. Ah! je ne sais pas comment tout cela finira; mais messieurs vos amis sont de fiers misérables. Ah! oui, c'est beau, j'en tombe d'accord, les progrès sont superbes, on a supprimé dans l'armée la peine de la chopine d'eau infligée trois jours consécutifs au soldat ivrogne; on a le maximum, la Convention, l'évêque Gobel, monsieur Chaumette et monsieur Hébert, et l'on extermine en masse tout le passé, depuis la Bastille jusqu'à l'almanach. On remplace les saints par les légumes. Soit, messieurs les citoyens, soyez les maîtres, régnez, prenez vos aises, donnez-vous-en, ne vous gênez pas. Tout cela n'empêchera point que la religion ne soit la religion, que la royauté n'emplisse quinze cents ans de notre histoire, et que la vieille seigneurie française, même décapitée, ne soit plus haute que vous. Quant à vos chicanes sur le droit historique des races royales, nous en haussons les épaules. Chilpéric, au fond, n'était qu'un moine appelé Daniel; ce fut Rainfroy qui inventa Chilpéric pour ennuyer Charles Martel; nous savons ces choses-là aussi bien que vous. Ce n'est pas la question. La question est ceci: être un grand royaume; être la vieille France, être ce pays d'arrangement magnifique, où l'on considère premièrement la personne sacrée des monarques, seigneurs absolus de l'état, puis les princes, puis les officiers de la couronne, pour les armes sur terre et sur mer, pour l'artillerie, direction et surintendance des finances. Ensuite il y a la justice souveraine et subalterne, suivie du maniement des gabelles et recettes générales, et enfin la police du royaume dans ses trois ordres. Voilà qui était beau et noblement ordonné; vous l'avez détruit. Vous avez détruit les provinces, comme de lamentables ignorants que vous êtes, sans même vous douter de ce que c'était que les provinces. Le génie de la France est composé du génie même du continent, et chacune des provinces de France représentait une vertu de l'Europe; la franchise de l'Allemagne était en Picardie, la générosité de la Suède en Champagne, l'industrie de la Hollande en Bourgogne, l'activité de la Pologne en Languedoc, la gravité de l'Espagne en Gascogne, la sagesse de l'Italie en Provence, la subtilité de la Grèce en Normandie, la fidélité de la Suisse en Dauphiné. Vous ne saviez rien de tout cela; vous avez cassé, brisé, fracassé, démoli, et vous avez été tranquillement des bêtes brutes. Ah! vous ne voulez plus avoir de nobles! Eh bien, vous n'en aurez plus. Faites-en votre deuil. Vous n'aurez plus de paladins, vous n'aurez plus de héros. Bonsoir les grandeurs anciennes. Trouvez-moi un d'Assas à présent! Vous avez tous peur pour votre peau. Vous n'aurez plus les chevaliers de Fontenoy qui saluaient avant de tuer, vous n'aurez plus les combattants en bas de soie du siège de Lérida; vous n'aurez plus de ces fières journées militaires où les panaches passaient comme des météores; vous êtes un peuple fini; vous subirez ce viol, l'invasion; si Alaric II revient, il ne trouvera plus en face de lui Clovis; si Abdérame revient, il ne trouvera plus en face de lui Charles Martel; si les Saxons reviennent, ils ne trouveront plus devant eux Pépin; vous n'aurez plus Agnadel, Rocroy, Lens, Staffarde, Nerwinde, Steinkerque, la Marsaille, Raucoux, Lawfeld, Mahon; vous n'aurez plus Marignan avec François Ier; vous n'aurez plus Bouvines avec Philippe-Auguste faisant prisonnier, d'une main, Renaud, comte de Boulogne, et de l'autre, Ferrand, comte de Flandre. Vous aurez Azincourt, mais vous n'aurez plus pour s'y faire tuer, enveloppé de son drapeau, le sieur de Bacqueville, le grand porte-oriflamme! Allez! Allez! faites! Soyez les hommes nouveaux. Devenez petits!
Le marquis fit un moment silence, et repartit:
—Mais laissez-nous grands. Tuez les rois, tuez les nobles, tuez les prêtres, abattez, ruinez, massacrez, foulez tout aux pieds, mettez les maximes antiques sous le talon de vos bottes, piétinez le trône, trépignez l'autel, écrasez Dieu, dansez dessus! c'est votre affaire. Vous êtes des traîtres et des lâches, incapables de dévouement et de sacrifice. J'ai dit. Maintenant faites-moi guillotiner, monsieur le vicomte. J'ai l'honneur d'être votre très humble.
Et il ajouta:
—Ah! je vous dis vos vérités! Qu'est-ce que cela me fait? Je suis mort.
—Vous êtes libre, dit Gauvain.
Et Gauvain s'avança vers le marquis, défit son manteau de commandant, le lui jeta sur les épaules, et lui rabattit le capuchon sur les yeux. Tous deux étaient de même taille.
—Eh bien, qu'est-ce que tu fais? dit le marquis.
Gauvain éleva la voix et cria:
—Lieutenant, ouvrez-moi.
La porte s'ouvrit.
Gauvain cria:
—Vous aurez soin de refermer la porte derrière moi.
Et il poussa dehors le marquis stupéfait.
La salle basse, transformée en corps de garde, avait, on s'en souvient, pour tout éclairage, une lanterne de corne qui faisait tout voir trouble, et donnait plus de nuit que de jour. Dans cette lueur confuse, ceux des soldats qui ne dormaient pas virent marcher au milieu d'eux, se dirigeant vers la sortie, un homme de haute stature ayant le manteau et le capuchon galonné de commandant en chef; ils firent le salut militaire, et l'homme passa.
Le marquis, lentement, traversa le corps de garde, traversa la brèche, non sans s'y heurter la tête plus d'une fois, et sortit.
La sentinelle, croyant voir Gauvain, lui présenta les armes.
Quand il fut dehors, ayant sous ses pieds l'herbe des champs, à deux cents pas de la forêt, et devant lui l'espace, la nuit, la liberté, la vie, il s'arrêta et demeura un moment immobile comme un homme qui s'est laissé faire, qui a cédé à la surprise, et qui, ayant profité d'une porte ouverte, cherche s'il a bien ou mal agi, hésite avant d'aller plus loin, et donne audience à une dernière pensée. Après quelques secondes de rêverie attentive, il leva sa main droite, fit claquer son médius contre son pouce et dit: Ma foi!
Et il s'en alla.
II. LA COUR MARTIALE
La porte du cachot s'était refermée. Gauvain était dedans.
Tout alors dans les cours martiales était à peu près discrétionnaire. Dumas, à l'Assemblée législative, avait esquissé une ébauche de législation militaire, retravaillée plus tard par Talot au conseil des Cinq-Cents, mais le code définitif des conseils de guerre n'a été rédigé que sous l'empire. C'est de l'empire que date, par parenthèse, l'obligation imposée aux tribunaux militaires de ne recueillir les votes qu'en commençant par le grade inférieur. Sous la révolution cette loi n'existait pas.
En 1793, le président d'un tribunal militaire était presque à lui seul tout le tribunal; il choisissait les membres, classait l'ordre des grades, réglait le mode du vote; il était le maître en même temps que le juge.
Cimourdain avait désigné, pour prétoire de la cour martiale, cette salle même du rez-de-chaussée où avait été la retirade et où était maintenant le corps de garde. Il tenait à tout abréger, le chemin de la prison au tribunal et le trajet du tribunal à l'échafaud.
A midi, conformément à ses ordres, la cour était en séance avec l'apparat que voici: trois chaises de paille, une table de sapin, deux chandelles allumées, un tabouret devant la table.
Les chaises étaient pour les juges et le tabouret pour l'accusé. Aux deux bouts de la table il y avait deux autres tabourets, l'un pour le commissaire-auditeur qui était un fourrier, l'autre pour le greffier qui était un caporal.
Il y avait sur la table un bâton de cire rouge, le sceau de la République en cuivre, deux écritoires, des dossiers de papier blanc, et deux affiches imprimées, étalées toutes grandes ouvertes, contenant l'une, la mise hors la loi, l'autre, le décret de la Convention.
La chaise du milieu était adossée à un faisceau de drapeaux tricolores; dans ces temps de rude simplicité, un décor était vite posé, et il fallait peu de temps pour changer un corps de garde en cour de justice.
La chaise du milieu, destinée au président, faisait face à la porte du cachot.
Pour public, les soldats.
Deux gendarmes gardaient la sellette.
Cimourdain était assis sur la chaise du milieu, ayant à sa droite le capitaine Guéchamp, premier juge, et à sa gauche le sergent Radoub, deuxième juge.
Il avait sur la tête son chapeau à panache tricolore, à son côté son sabre, dans sa ceinture ses deux pistolets. Sa balafre, qui était d'un rouge vif, ajoutait à son air farouche.
Radoub avait fini par se faire panser. Il avait autour de la tête un mouchoir sur lequel s'élargissait lentement une plaque de sang.
A midi, l'audience n'était pas encore ouverte, une estafette, dont on entendait dehors piaffer le cheval, était debout près de la table du tribunal. Cimourdain écrivait. Il écrivait ceci:
«Citoyens membres du Comité de salut public.
«Lantenac est pris. Il sera exécuté demain.»
Il data et signa, plia et cacheta la dépêche, et la remit à l'estafette, qui partit.
Cela fait, Cimourdain dit d'une voix haute:
—Ouvrez le cachot.
Les deux gendarmes tirèrent les verrous, ouvrirent le cachot, et y entrèrent.
Cimourdain leva la tête, croisa les bras, regarda la porte, et cria:
—Amenez le prisonnier.
Un homme apparut entre les deux gendarmes, sous le cintre de la porte ouverte.
C'était Gauvain.
Cimourdain eut un tressaillement.
—Gauvain! s'écria-t-il.
Et il reprit:
—Je demande le prisonnier.
—C'est moi, dit Gauvain.
—Toi?
—Moi.
—Et Lantenac?
—Il est libre.
—Libre!
—Oui.
—Evadé?
—Evadé.
Cimourdain balbutia avec un tremblement:
—En effet, ce château est à lui, il en connaît toutes les issues, l'oubliette communique peut-être à quelque sortie, j'aurais dû y songer, il aura trouvé moyen de s'enfuir, il n'aura eu besoin pour cela de l'aide de personne.
—Il a été aidé, dit Gauvain.
—A s'évader?
—A s'évader.
—Qui l'a aidé?
—Moi.
—Toi!
—Moi.
—Tu rêves!
—Je suis entré dans le cachot, j'étais seul avec le prisonnier, j'ai ôté mon manteau, je le lui ai mis sur le dos, je lui ai rabattu le capuchon sur le visage, il est sorti à ma place et je suis resté à la sienne. Me voici.
—Tu n'as pas fait cela!
—Je l'ai fait.
—C'est impossible.
—C'est réel.
—Amenez-moi Lantenac!
—Il n'est plus ici. Les soldats, lui voyant le manteau de commandant, l'ont pris pour moi et l'ont laissé passer. Il faisait encore nuit.
—Tu es fou.
—Je dis ce qui est.
Il y eut un silence. Cimourdain bégaya:
—Alors tu mérites…
—La mort, dit Gauvain.
Cimourdain était pâle comme une tête coupée. Il était immobile comme un homme sur qui vient de tomber la foudre. Il semblait ne plus respirer. Une grosse goutte de sueur perla sur son front.
Il raffermit sa voix et dit:
—Gendarmes, faites asseoir l'accusé.
Gauvain se plaça sur le tabouret.
Cimourdain reprit:
—Gendarmes, tirez vos sabres.
C'était la formule usitée quand l'accusé était sous le poids d'une sentence capitale.
Les gendarmes tirèrent leurs sabres.
La voix de Cimourdain avait repris son accent ordinaire.
—Accusé, dit-il, levez-vous.
Il ne tutoyait plus Gauvain.
III. LES VOTES
Gauvain se leva.
—Comment vous nommez-vous? demanda Cimourdain.
Gauvain répondit:
—Gauvain.
Cimourdain continua l'interrogatoire.
—Qui êtes-vous?
—Je suis commandant en chef de la colonne expéditionnaire des
Côtes-du-Nord.
—Etes-vous parent ou allié de l'homme évadé?
—Je suis son petit-neveu.
—Vous connaissez le décret de la Convention?
—J'en vois l'affiche sur votre table.
—Qu'avez-vous à dire sur ce décret?
—Que je l'ai contresigné, que j'en ai ordonné l'exécution, et que c'est moi qui ai fait faire cette affiche au bas de laquelle est mon nom.
—Faites choix d'un défenseur.
—Je me défendrai moi-même.
—Vous avez la parole.
Cimourdain était redevenu impassible. Seulement son impassibilité ressemblait moins au calme d'un homme qu'à la tranquillité d'un rocher.
Gauvain demeura un moment silencieux et comme recueilli.
Cimourdain reprit:
—Qu'avez-vous à dire pour votre défense?
Gauvain leva lentement la tête, ne regarda personne, et répondit:
—Ceci: une chose m'a empêché d'en voir une autre; une bonne action, vue de trop près, m'a caché cent actions criminelles; d'un côté un vieillard, de l'autre des enfants, tout cela s'est mis entre moi et le devoir. J'ai oublié les villages incendiés, les champs ravagés, les prisonniers massacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées, j'ai oublié la France livrée à l'Angleterre; j'ai mis en liberté le meurtrier de la patrie. Je suis coupable. En parlant ainsi, je semble parler contre moi; c'est une erreur. Je parle pour moi. Quand le coupable reconnaît sa faute, il sauve la seule chose qui vaille la peine d'être sauvée, l'honneur.
—Est-ce là, repartit Cimourdain, tout ce que vous avez à dire pour votre défense?
—J'ajoute qu'étant le chef, je devais l'exemple, et qu'à votre tour, étant les juges, vous le devez.
—Quel exemple demandez-vous?
—Ma mort.
—Vous la trouvez juste?
—Et nécessaire.
—Asseyez-vous.
Le fourrier, commissaire-auditeur, se leva et donna lecture, premièrement, de l'arrêté qui mettait hors la loi le ci-devant marquis de Lantenac; deuxièmement, du décret de la Convention édictant la peine capitale contre quiconque favoriserait l'évasion d'un rebelle prisonnier. Il termina par les quelques lignes imprimées au bas du décret, intimant défense «de porter aide et secours» au rebelle susnommé «sous peine de mort», et signées: le commandant en chef de la colonne expéditionnaire, GAUVAIN.
Ces lectures faites, le commissaire-auditeur se rassit.
Cimourdain croisa les bras et dit:
—Accusé, soyez attentif. Public, écoutez, regardez, et taisez-vous. Vous avez devant vous la loi. Il va être procédé au vote. La sentence sera rendue à la majorité simple. Chaque juge opinera à son tour, à haute voix, en présence de l'accusé, la justice n'ayant rien à cacher.
Cimourdain continua:
—La parole est au premier juge. Parlez, capitaine Guéchamp.
Le capitaine Guéchamp ne semblait voir ni Cimourdain, ni Gauvain. Ses paupières abaissées cachaient ses yeux immobiles fixés sur l'affiche du décret et la considérant comme on considérerait un gouffre.
Il dit:
—La loi est formelle. Un juge est plus et moins qu'un homme; il est moins qu'un homme, car il n'a pas de cur; il est plus qu'un homme, car il a le glaive. L'an 414 de Rome, Manlius fit mourir son fils pour le crime d'avoir vaincu sans son ordre. La discipline violée voulait une expiation. Ici, c'est la loi qui a été violée; et la loi est plus haute encore que la discipline. Par suite d'un accès de pitié, la patrie est remise en danger. La pitié peut avoir les proportions d'un crime. Le commandant Gauvain a fait évader le rebelle Lantenac. Gauvain est coupable. Je vote la mort.
—Ecrivez, greffier, dit Cimourdain.
Le greffier écrivit: «Capitaine Guéchamp: la mort.»
Gauvain éleva la voix.
—Guéchamp, dit-il, vous avez bien voté, et je vous remercie.
Cimourdain reprit:
—La parole est au deuxième juge. Parlez, sergent Radoub.
Radoub se leva, se tourna vers Gauvain et fit à l'accusé le salut militaire. Puis il s'écria:
—Si c'est ça, alors, guillotinez-moi, car j'en donne ici ma nom de Dieu de parole d'honneur la plus sacrée, je voudrais avoir fait, d'abord ce qu'a fait le vieux, et ensuite ce qu'a fait mon commandant. Quand j'ai vu cet individu de quatre-vingts ans se jeter dans le feu pour en tirer les trois mioches, j'ai dit: Bonhomme, tu es un brave homme! Et quand j'apprends que c'est mon commandant qui a sauvé ce vieux de votre bête de guillotine, mille noms de noms, je dis: Mon commandant, vous devriez être mon général, et vous êtes un vrai homme, et moi, tonnerre! je vous donnerais la croix de Saint-Louis, s'il y avait encore des croix, s'il y avait encore des saints, et s'il y avait encore des louis! Ah çà! est-ce qu'on va être des imbéciles, à présent? Si c'est pour des choses comme ça qu'on a gagné la bataille de Jemmapes, la bataille de Valmy, la bataille de Fleurus et la bataille de Wattignies, alors il faut le dire. Comment! voilà le commandant Gauvain qui depuis quatre mois mène toutes ces bourriques de royalistes tambour battant, et qui sauve la république à coups de sabre, et qui a fait la chose de Dol où il fallait joliment de l'esprit, et, quand vous avez cet homme-là, vous tâchez de ne plus l'avoir! et, au lieu d'en faire votre général, vous voulez lui couper le cou! je dis que c'est à se jeter la tête la première par-dessus le parapet du Pont-Neuf, et que vous-même, citoyen Gauvain, mon commandant, si, au lieu d'être mon général, vous étiez mon caporal, je vous dirais que vous avez dit de fichues bêtises tout à l'heure. Le vieux a bien fait de sauver les enfants, vous avez bien fait de sauver le vieux, et si l'on guillotine les gens parce qu'ils ont fait de bonnes actions, alors va-t'en à tous les diables, je ne sais plus du tout de quoi il est question. Il n'y a plus de raison pour qu'on s'arrête. C'est pas vrai, n'est-ce pas, tout ça? Je me pince pour savoir si je suis éveillé. Je ne comprends pas. Il fallait donc que le vieux laisse brûler les mômes tout vifs, il fallait donc que mon commandant laisse couper le cou au vieux. Tenez, oui, guillotinez-moi. J'aime autant ça. Une supposition, les mioches seraient morts, le bataillon du Bonnet-Rouge était déshonoré. Est-ce que c'est ça qu'on voulait? Alors mangeons-nous les uns les autres. Je me connais en politique aussi bien que vous qui êtes là, j'étais du club de la section des Piques. Sapristi! nous nous abrutissons à la fin! Je résume ma façon de voir. Je n'aime pas les choses qui ont l'inconvénient de faire qu'on ne sait plus du tout où on en est. Pourquoi diable nous faisons-nous tuer? Pour qu'on nous tue notre chef! Pas de ça, Lisette. Je veux mon chef! Il me faut mon chef! Je l'aime encore mieux aujourd'hui qu'hier. L'envoyer à la guillotine, mais vous me faites rire! Tout ça, nous n'en voulons pas. J'ai écouté. On dira tout ce qu'on voudra. D'abord, pas possible.
Et Radoub se rassit. Sa blessure s'était rouverte. Un filet de sang qui sortait du bandeau coulait le long de son cou, de l'endroit où avait été son oreille.
Cimourdain se tourna vers Radoub.
—Vous votez pour que l'accusé soit absous?
—Je vote, dit Radoub, pour qu'on le fasse général.
—Je vous demande si vous votez pour qu'il soit acquitté.
—Je vote pour qu'on le fasse le premier de la république.
—Sergent Radoub, votez-vous pour que le commandant Gauvain soit acquitté, oui ou non?
—Je vote pour qu'on me coupe la tête à sa place.
—Acquittement, dit Cimourdain. Ecrivez, greffier.
Le greffier écrivit: «Sergent Radoub: acquittement.»
Puis le greffier dit:
—Une voix pour la mort. Une voix pour l'acquittement. Partage.
C'était à Cimourdain de voter.
Il se leva. Il ôta son chapeau et le posa sur la table.
Il n'était plus pâle ni livide. Sa face était couleur de terre.
Tous ceux qui étaient là eussent été couchés dans des suaires que le silence n'eût pas été plus profond.
Cimourdain dit d'une voix grave, lente et ferme:
—Accusé Gauvain, la cause est entendue. Au nom de la république, la cour martiale, à la majorité de deux voix contre une….
Il s'interrompit, il eut comme un temps d'arrêt; hésitait-il devant la mort? hésitait-il devant la vie? toutes les poitrines étaient haletantes. Cimourdain continua:
—… Vous condamne à la peine de mort.
Son visage exprimait la torture du triomphe sinistre. Quand Jacob dans les ténèbres se fit bénir par l'ange qu'il avait terrassé, il devait avoir ce sourire effrayant.
Ce ne fut qu'une lueur, et cela passa. Cimourdain redevint de marbre, se rassit, remit son chapeau sur sa tête, et ajouta:
—Gauvain, vous serez exécuté demain, au lever du soleil.
Gauvain se leva, salua et dit:
—Je remercie la cour.
—Emmenez le condamné, dit Cimourdain.
Cimourdain fit un signe, la porte du cachot se rouvrit, Gauvain y entra, le cachot se referma. Les deux gendarmes restèrent en faction des deux côtés de la porte, le sabre nu.
On emporta Radoub, qui venait de tomber sans connaissance.
IV. APRÈS CIMOURDAIN JUGE, CIMOURDAIN MAITRE
Un camp, c'est un guêpier. En temps de révolution surtout. L'aiguillon civique, qui est dans le soldat, sort volontiers et vite, et ne se gêne pas pour piquer le chef après avoir chassé l'ennemi. La vaillante troupe qui avait pris la Tourgue eut des bourdonnements variés, d'abord contre le commandant Gauvain quand on apprit l'évasion de Lantenac. Lorsqu'on vit Gauvain sortir du cachot où l'on croyait tenir Lantenac, ce fut comme une commotion électrique, et en moins d'une minute tout le corps fut informé. Un murmure éclata dans la petite armée, ce premier murmure fut:—Ils sont en train de juger Gauvain. Mais c'est pour la frime. Fiez-vous donc aux ci-devant et aux calotins! Nous venons de voir un vicomte qui sauve un marquis, et nous allons voir un prêtre qui absout un noble!—Quand on sut la condamnation de Gauvain, il y eut un deuxième murmure:—Voilà qui est fort! notre chef, notre brave chef, notre jeune commandant, un héros! C'est un vicomte, eh bien, il n'en a que plus de mérite à être républicain! Comment! lui, le libérateur de Pontorson, de Villedieu, de Pont-au-Beau! le vainqueur de Dol et de la Tourgue! celui par qui nous sommes invincibles! celui qui est l'épée de la république dans la Vendée! l'homme qui depuis cinq mois tient tête aux chouans et répare toutes les sottises de Léchelle et des autres! ce Cimourdain ose le condamner à mort! pourquoi? parce qu'il a sauvé un vieillard qui avait sauvé trois enfants! un prêtre tuer un soldat!—
Ainsi grondait le camp victorieux et mécontent. Une sombre colère entourait Cimourdain. Quatre mille hommes contre un seul, il semble que ce soit une force; ce n'en est pas une. Ces quatre mille hommes étaient une foule, et Cimourdain était une volonté. On savait que Cimourdain fronçait aisément le sourcil, et il n'en fallait pas davantage pour tenir l'armée en respect. Dans ces temps sévères, il suffisait que l'ombre du Comité de salut public fût derrière un homme pour faire cet homme redoutable et pour faire aboutir l'imprécation au chuchotement et le chuchotement au silence. Avant comme après les murmures, Cimourdain restait l'arbitre du sort de Gauvain comme du sort de tous. On savait qu'il n'y avait rien à lui demander et qu'il n'obéirait qu'à sa conscience, voix surhumaine entendue de lui seul. Tout dépendait de lui. Ce qu'il avait fait comme juge martial, seul, il pouvait le défaire comme délégué civil. Seul il pouvait faire grâce. Il avait pleins pouvoirs; d'un signe il pouvait mettre Gauvain en liberté; il était le maître de la vie et de la mort; il commandait à la guillotine. En ce moment tragique, il était l'homme suprême.
On ne pouvait qu'attendre.
La nuit vint.
V. LE CACHOT
La salle de justice était redevenue corps de garde; le poste était doublé comme la veille; deux factionnaires gardaient la porte du cachot fermée.
Vers minuit, un homme, qui tenait une lanterne à la main, traversa le corps de garde, se fit reconnaître et se fit ouvrir le cachot.
C'était Cimourdain.
Il entra et la porte resta entr'ouverte derrière lui.
Le cachot était ténébreux et silencieux. Cimourdain fit un pas dans cette obscurité, posa la lanterne à terre, et s'arrêta. On entendait dans l'ombre la respiration égale d'un homme endormi. Cimourdain écouta, pensif, ce bruit paisible.
Gauvain était au fond du cachot, sur la botte de paille. C'était son souffle qu'on entendait. Il dormait profondément.
Cimourdain s'avança avec le moins de bruit possible, vint tout près et se mit à regarder Gauvain; une mère regardant son nourrisson dormir n'aurait pas un plus tendre et plus inexprimable regard. Ce regard était plus fort peut-être que Cimourdain; Cimourdain appuya, comme font quelquefois les enfants, ses deux poings sur ses yeux, et demeura un moment immobile. Puis il s'agenouilla, souleva doucement la main de Gauvain et posa ses lèvres dessus.
Gauvain fit un mouvement. Il ouvrit les yeux, avec le vague étonnement du réveil en sursaut. La lanterne éclairait faiblement la cave. Il reconnut Cimourdain.
—Tiens, dit-il, c'est vous, mon maître.
Et il ajouta:
—Je rêvais que la mort me baisait la main.
Cimourdain eut cette secousse que nous donne parfois la brusque invasion d'un flot de pensées; quelquefois ce flot est si haut et si orageux qu'il semble qu'il va éteindre l'âme. Rien ne sortit du profond coeur de Cimourdain. Il ne put dire que:—Gauvain!
Et tous deux se regardèrent; Cimourdain avec des yeux pleins de ces flammes qui brûlent les larmes, Gauvain avec son plus doux sourire.
Gauvain se souleva sur son coude et dit:
—Cette balafre que je vois sur votre visage, c'est le coup de sabre que vous avez reçu pour moi. Hier encore vous étiez dans cette mêlée à côté de moi et à cause de moi. Si la providence ne vous avait pas mis près de mon berceau, où serais-je aujourd'hui? dans les ténèbres. Si j'ai la notion du devoir, c'est de vous qu'elle me vient. J'étais né noué. Les préjugés sont des ligatures, vous m'avez ôté ces bandelettes, vous avez remis ma croissance en liberté, et de ce qui n'était déjà plus qu'une momie, vous avez refait un enfant. Dans l'avorton probable vous avez mis une conscience. Sans vous, j'aurais grandi petit. J'existe par vous. Je n'étais qu'un seigneur, vous avez fait de moi un citoyen; je n'étais qu'un citoyen, vous avez fait de moi un esprit; vous m'avez fait propre, comme homme, à la vie terrestre, et, comme âme, à la vie céleste. Vous m'avez donné, pour aller dans la réalité humaine, la clef de vérité, et, pour aller au delà, la clef de lumière. O mon maître, je vous remercie. C'est vous qui m'avez créé.
Cimourdain s'assit sur la paille à côté de Gauvain et lui dit:
—Je viens souper avec toi.
Gauvain rompit le pain noir, et le lui présenta. Cimourdain en prit un morceau; puis Gauvain lui tendit la cruche d'eau.
—Bois le premier, dit Cimourdain.
Gauvain but et passa la cruche à Cimourdain qui but après lui. Gauvain n'avait bu qu'une gorgée; Cimourdain but à longs traits.
Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdain buvait. Signe du calme de l'un et de la fièvre de l'autre. On ne sait quelle sérénité terrible était dans ce cachot. Ces deux hommes causaient.
Gauvain disait:
—Les grandes choses s'ébauchent. Ce que la révolution fait en ce moment est mystérieux. Derrière l'oeuvre visible il y a l'oeuvre invisible. L'une cache l'autre. L'oeuvre visible est farouche, l'oeuvre invisible est sublime. En cet instant je distingue tout très nettement. C'est étrange et beau. Il a bien fallu se servir des matériaux du passé. De là cet extraordinaire 93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple de civilisation.
—Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoire sortira le définitif. Le définitif, c'est-à-dire le droit et le devoir parallèles, l'impôt proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement, aucune déviation, et, au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. La république de l'absolu.
—Je préfère, dit Gauvain, la république de l'idéal.
Il s'interrompit, puis continua:
—O mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour? Mettre tout en équilibre, c'est bien; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre république dose, mesure et règle l'homme; la mienne l'emporte en plein azur; c'est la différence qu'il y a entre un théorème et un aigle.
—Tu te perds dans le nuage.
—Et vous dans le calcul.
—Il y a du rêve dans l'harmonie.
—Il y en a aussi dans l'algèbre.
—Je voudrais l'homme fait par Euclide.
—Et moi, dit Gauvain, je l'aimerais mieux fait par Homère.
Le sourire sévère de Cimourdain s'arrêta sur Gauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.
—Poésie. Défie-toi des poètes.
—Oui, je connais ce mot. Défie-toi des souffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toi des fleurs, défie-toi des constellations.
—Rien de tout cela ne donne à manger.
—Qu'en savez-vous? l'idée aussi est nourriture. Penser, c'est manger.
—Pas d'abstraction. La république c'est deux et deux font quatre. Quand j'ai donné à chacun ce qui lui revient….
—Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas.
—Qu'entends-tu par là?
—J'entends l'immense concession réciproque que chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale.
—Hors du droit strict, il n'y a rien.
—Il y a tout.
—Je ne vois que la justice.
—Moi, je regarde plus haut.
—Qu'y a-t-il donc au-dessus de la justice?
—L'équité.
Par moments ils s'arrêtaient comme si des lueurs passaient.
Cimourdain reprit:
—Précise, je t'en défie.
—Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui? contre d'autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulez l'impôt proportionnel. Je ne veux point d'impôt du tout. Je veux la dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value sociale.
—Qu'entends-tu par là?
—Ceci: d'abord supprimez les parasitismes; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vos richesses; vous jetez l'engrais à l'égout, jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France, supprimez les vaines pâtures; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d'hommes, toute l'Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d'eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d'eau, d'huile, de feu; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu'est-ce que l'océan? une énorme force perdue. Comme la terre est bête! ne pas employer l'océan!
—Te voilà en plein songe.
—C'est-à-dire en pleine réalité.
Gauvain reprit:
—Et la femme? qu'en faites-vous?
Cimourdain répondit:
—Ce qu'elle est. La servante de l'homme.
—Oui. A une condition.
—Laquelle?
—C'est que l'homme sera le serviteur de la femme.
—Y penses-tu? s'écria Cimourdain, l'homme serviteur! jamais. L'homme est maître. Je n'admets qu'une royauté, celle du foyer. L'homme chez lui est roi.
—Oui. A une condition.
—Laquelle?
—C'est que la femme y sera reine.
—C'est-à-dire que tu veux pour l'homme et pour la femme….
—L'égalité.
—L'égalité! y songes-tu? les deux êtres sont divers.
—J'ai dit l'égalité. Je n'ai pas dit l'identité.
Il y eut encore une pause, comme une sorte de trêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs. Cimourdain la rompit.
—Et l'enfant! à qui le donnes-tu?
—D'abord au père qui l'engendre, puis à la mère qui l'enfante, puis au maître qui l'élève, puis à la cité qui le virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis à l'humanité qui est la grande aïeule.
—Tu ne parles pas de Dieu.
—Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie, humanité, est un des échelons de l'échelle qui monte à Dieu.
Cimourdain se taisait, Gauvain poursuivit:
—Quand on est au haut de l'échelle, on est arrivé à Dieu. Dieu s'ouvre; on n'a plus qu'à entrer.
Cimourdain fit le geste d'un homme qui en rappelle un autre.
—Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons réaliser le possible.
—Commencez par ne pas le rendre impossible.
—Le possible se réalise toujours.
—Pas toujours. Si l'on rudoie l'utopie, on la tue. Rien n'est plus sans défense que l'oeuf.
—Il faut pourtant saisir l'utopie, lui imposer le joug du réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée abstraite doit se transformer en idée concrète; ce qu'elle perd en beauté, elle le regagne en utilité; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu. C'est là ce que j'appelle le possible.
—Le possible est plus que cela.
—Ah! te revoilà dans le rêve.
—Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l'homme.
—Il faut le prendre.
—Vivant.
Gauvain continua:
—Ma pensée est: Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l'homme reculât, il lui aurait mis un oeil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l'aurore, de l'éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l'arbre nouveau. Chaque siècle fera son oeuvre, aujourd'hui civique, demain humaine. Aujourd'hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c'est le même mot. L'homme ne vit pas pour n'être point payé; Dieu en donnant la vie contracte une dette; le droit, c'est le salaire inné; le salaire, c'est le droit acquis.
Gauvain parlait avec le recueillement d'un prophète. Cimourdain écoutait. Les rôles étaient intervertis, et maintenant il semblait que c'était l'élève qui était le maître.
Cimourdain murmura:
—Tu vas vite.
—C'est que je suis peut-être un peu pressé, dit Gauvain en souriant.
Et il reprit:
—O mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l'école. Vous rêvez l'homme soldat, je rêve l'homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde….
Il s'interrompit:
—Je fonderais une république d'esprits.
Cimourdain regarda le pavé du cachot, et dit:
—Et en attendant que veux-tu?
—Ce qui est.
—Tu absous donc le moment présent?
—Oui.
—Pourquoi?
—Parce que c'est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu'elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies! La civilisation avait une peste, ce grand vent l'en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement? Il est chargé d'un si rude balayage! Devant l'horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.
Gauvain continua:
—D'ailleurs, que m'importe la tempête, si j'ai la boussole, et que me font les événements, si j'ai ma conscience!
Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix solennelle:
—Il y a quelqu'un qu'il faut toujours laisser faire.
—Qui? demanda Cimourdain.
Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.
Ils se turent encore.
Cimourdain reprit:
—Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n'est plus le possible, c'est le rêve.
—C'est le but. Autrement, à quoi bon la société? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu'un paradis bête. Mais non, point d'enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n'ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l'abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d'être l'intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu'elle; ajouter, c'est augmenter; augmenter, c'est grandir. La société, c'est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n'est pas la loi de l'homme. Non, non, non, plus de parias, plus d'esclaves, plus de forçats, plus de damnés! Je veux que chacun des attributs de l'homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès; je veux la liberté devant l'esprit, l'égalité devant le coeur, la fraternité devant l'âme. Non! plus de joug! l'homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d'homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s'envole. Je veux….
Il s'arrêta. Son oeil devint éclatant.
Ses lèvres remuaient. Il cessa de parler.
La porte était restée ouverte. Quelque chose des rumeurs du dehors pénétrait dans le cachot. On entendait de vagues clairons, c'était probablement la diane; puis des crosses de fusil sonnant à terre, c'étaient les sentinelles qu'on relevait; puis, assez près de la tour, autant qu'on en pouvait juger dans l'obscurité, un mouvement pareil à un remuement de planches et de madriers, avec des bruits sourds et intermittents qui ressemblaient à des coups de marteau.
Cimourdain, pâle, écoutait. Gauvain n'entendait pas.
Sa rêverie était de plus en plus profonde. Il semblait qu'il ne respirât plus, tant il était attentif à ce qu'il voyait sous la voûte visionnaire de son cerveau. Il avait de doux tressaillements. La clarté d'aurore qu'il avait dans la prunelle grandissait.
Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda:
—A quoi penses-tu?
—A l'avenir, dit Gauvain.
Et il retomba dans sa méditation. Cimourdain se leva du lit de paille où ils étaient assis tous les deux. Gauvain ne s'en aperçut pas. Cimourdain, couvant du regard le jeune homme pensif, recula lentement jusqu'à la porte, et sortit Le cachot se referma.
VI. CEPENDANT LE SOLEIL SE LÈVE
Le jour ne tarda pas à poindre à l'horizon.
En même temps que le jour, une chose étrange, immobile, surprenante, et que les oiseaux du ciel ne connaissaient pas, apparut sur le plateau de la Tourgue au-dessus de la forêt de Fougères.
Cela avait été mis là dans la nuit. C'était dressé, plutôt que bâti. De loin sur l'horizon c'était une silhouette faite de lignes droites et dures ayant l'aspect d'une lettre hébraïque ou d'un de ces hiéroglyphes d'Egypte qui faisaient partie de l'alphabet de l'antique énigme.
Au premier abord, l'idée que cette chose éveillait était l'idée de l'inutile. Elle était là parmi les bruyères en fleur. On se demandait à quoi cela pouvait servir. Puis on sentait venir un frisson. C'était une sorte de tréteau ayant pour pieds quatre poteaux. A un bout du tréteau, deux hautes solives, debout et droites, reliées à leur sommet par une traverse, élevaient et tenaient suspendu un triangle qui semblait noir sur l'azur du matin. A l'autre bout du tréteau, il y avait une échelle. Entre les deux solives, en bas, au-dessous du triangle, on distinguait une sorte de panneau composé de deux sections mobiles qui, en s'ajustant l'une à l'autre, offraient au regard un trou rond à peu près de la dimension du cou d'un homme. La section supérieure du panneau glissait dans une rainure, de façon à pouvoir se hausser ou s'abaisser. Pour l'instant, les deux croissants qui en se rejoignant formaient le collier étaient écartés. On apercevait au pied des deux piliers portant le triangle une planche pouvant tourner sur charnière et ayant l'aspect d'une bascule. A côté de cette planche il y avait un panier long, et entre les deux piliers, en avant, et à l'extrémité du tréteau, un panier carré. C'était peint en rouge. Tout était en bois, excepté le triangle qui était en fer. On sentait que cela avait été construit par des hommes, tant c'était laid, mesquin et petit; et cela aurait mérité d'être apporté là par des génies, tant c'était formidable.
Cette bâtisse difforme, c'était la guillotine.
En face, à quelques pas, dans le ravin, il y avait un autre monstre, la Tourgue. Un monstre de pierre faisant pendant au monstre de bois. Et, disons-le, quand l'homme a touché au bois et à la pierre, le bois et la pierre ne sont plus ni bois ni pierre, et prennent quelque chose de l'homme. Un édifice est un dogme, une machine est une idée.
La Tourgue était cette résultante fatale du passé qui s'appelait la
Bastille à Paris, la Tour de Londres en Angleterre, le Spielberg en
Allemagne, l'Escurial en Espagne, le Kremlin à Moscou, le château
Saint-Ange à Rome.
Dans la Tourgue étaient condensés quinze cents ans, le moyen âge, le vasselage, la glèbe, la féodalité; dans la guillotine une année, 93; et ces douze mois faisaient contre-poids à ces quinze siècles.
La Tourgue, c'était la monarchie; la guillotine, c'était la révolution.
Confrontation tragique.
D'un côté, la dette; de l'autre, l'échéance. D'un côté, l'inextricable complication gothique, le serf, le seigneur, l'esclave, le maître, la roture, la noblesse, le code multiple ramifié en coutumes, le juge et le prêtre coalisés, les ligatures innombrables, le fisc, les gabelles, la mainmorte, les capitations, les exceptions, les prérogatives, les préjugés, les fanatismes, le privilège royal de banqueroute, le sceptre, le trône, le bon plaisir, le droit divin; de l'autre, cette chose simple, un couperet.
D'un côté, le noeud; de l'autre, la hache.
La Tourgue avait été longtemps seule dans ce désert. Elle était là avec ses mâchicoulis d'où avaient ruisselé l'huile bouillante, la poix enflammée et le plomb fondu, avec ses oubliettes pavées d'ossements, avec sa chambre aux écartèlements, avec la tragédie énorme dont elle était remplie; elle avait dominé de sa figure funeste cette forêt, elle avait eu dans cette ombre quinze siècles de tranquillité farouche, elle avait été dans ce pays l'unique puissance, l'unique respect et l'unique effroi; elle avait régné; elle avait été, sans partage, la barbarie; et tout à coup elle voyait se dresser devant elle et contre elle, quelque chose,—plus que quelque chose,—quelqu'un d'aussi horrible qu'elle, la guillotine.
La pierre semble quelquefois avoir des yeux étranges. Une statue observe, une tour guette, une façade d'édifice contemple. La Tourgue avait l'air d'examiner la guillotine.
Elle avait l'air de s'interroger.
Qu'était-ce que cela?
Il semblait que cela était sorti de terre.
Et cela en était sorti en effet.
Dans la terre fatale avait germé l'arbre sinistre. De cette terre, arrosée de tant de sueurs, de tant de sang, de cette terre où avaient été creusées tant de fosses, tant de tombes, tant de cavernes, tant d'embûches, de cette terre où avaient pourri toutes les espèces de morts faits par toutes les espèces de tyrannies, de cette terre superposée à tant d'abîmes, et où avaient été enfouis tant de forfaits, semences affreuses, de cette terre profonde, était sortie, au jour marqué, cette inconnue, cette vengeresse, cette féroce machine porte-glaive,et 93 avait dit au vieux monde:—Me voilà.
Et la guillotine avait le droit de dire au donjon:—Je suis ta fille.
Et en même temps le donjon, car ces choses fatales vivent d'une vie obscure, se sentait tué par elle.
La Tourgue, devant la redoutable apparition, avait on ne sait quoi d'effaré. On eût dit qu'elle avait peur. La monstrueuse masse de granit était majestueuse et infâme, cette planche avec son triangle était pire. La toute-puissante déchue avait l'horreur de la toute-puissante nouvelle. L'histoire criminelle considérait l'histoire justicière. La violence d'autrefois se comparait à la violence d'à-présent; l'antique forteresse, l'antique prison, l'antique seigneurie, où avaient hurlé les patients démembrés, la construction de guerre et de meurtre, hors de service et hors de combat, violée, démantelée, découronnée, tas de pierres valant un tas de cendres, hideuse, magnifique et morte, toute pleine du vertige des siècles effrayants, regardait passer la terrible heure vivante. Hier frémissait devant Aujourd'hui, la vieille férocité constatait et subissait la nouvelle épouvante, ce qui n'était plus que le néant ouvrait des yeux d'ombre devant ce qui était la terreur, et le fantôme regardait le spectre.
La nature est impitoyable; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l'abomination humaine; elle accable l'homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale; elle ne lui fait grâce ni d'une aile de papillon ni d'un chant d'oiseau; il faut qu'en plein meurtre, en pleine vengeance, en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées; il ne peut se soustraire à l'immense reproche de la douceur universelle et à l'implacable sérénité de l'azur. Il faut que la difformité des lois humaines se montre toute nue au milieu de l'éblouissement éternel. L'homme brise et broie, l'homme stérilise, l'homme tue; l'été reste l'été, le lys reste le lys, l'astre reste l'astre.
Ce matin-là, jamais le ciel frais du jour levant n'avait été plus charmant. Un vent tiède remuait les bruyères, les vapeurs rampaient mollement dans les branchages, la forêt de Fougères, toute pénétrée de l'haleine qui sort des sources, fumait dans l'aube comme une vaste cassolette pleine d'encens; le bleu du firmament, la blancheur des nuées, la claire transparence des eaux, la verdure, cette gamme harmonieuse qui va de l'aigue-marine à l'émeraude, les groupes d'arbres fraternels, les nappes d'herbes, les plaines profondes, tout avait cette pureté qui est l'éternel conseil de la nature à l'homme. Au milieu de tout cela s'étalait l'affreuse impudeur humaine; au milieu de tout cela apparaissaient la forteresse et l'échafaud, la guerre et le supplice, les deux figures de l'âge sanguinaire et de la minute sanglante; la chouette de la nuit du passé et la chauve-souris du crépuscule de l'avenir. En présence de la création fleurie, embaumée, aimante et charmante, le ciel splendide inondait d'aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire aux hommes: Regardez ce que je fais et ce que vous faites.
Tels sont les formidables usages que le soleil fait de sa lumière.
Ce spectacle avait des spectateurs.
Les quatre mille hommes de la petite armée expéditionnaire étaient rangés en ordre de combat sur le plateau. Ils entouraient la guillotine de trois côtés, de façon à tracer autour d'elle, en plan géométral, la figure d'un E; la batterie placée au centre de la plus grande ligne faisait le cran de l'E. La machine rouge était comme enfermée dans ces trois fronts de bataille, sorte de muraille de soldats repliée des deux côtés jusqu'aux bords de l'escarpement du plateau; le quatrième côté, le côté ouvert, était le ravin même, et regardait la Tourgue.
Cela faisait une place en carré long, au milieu de laquelle était l'échafaud. A mesure que le jour montait, l'ombre portée de la guillotine décroissait sur l'herbe.
Les artilleurs étaient à leurs pièces, mèches allumées.
Une douce fumée bleue s'élevait du ravin; c'était l'incendie du pont qui achevait d'expirer.
Cette fumée estompait sans la voiler la Tourgue dont la haute plate-forme dominait tout l'horizon. Entre cette plate-forme et la guillotine il n'y avait que l'intervalle du ravin. De l'une à l'autre on pouvait se parler.
Sur cette plate-forme avaient été transportées la table du tribunal et la chaise ombragée de drapeaux tricolores. Le jour se levait derrière la Tourgue et faisait saillir en noir la masse de la forteresse et, à son sommet, sur la chaise du tribunal et sous le faisceau de drapeaux, la figure d'un homme assis, immobile et les bras croisés.
Cet homme était Cimourdain. Il avait, comme la veille, son costume de délégué civil, sur la tête le chapeau à panache tricolore, le sabre au côté et les pistolets à la ceinture.
Il se taisait. Tous se taisaient. Les soldats avaient le fusil au pied et baissaient les yeux. Ils se touchaient du coude, mais ne se parlaient pas. Ils songeaient confusément à cette guerre, à tant de combats, aux fusillades des haies si vaillamment affrontées, aux citadelles prises, aux batailles gagnées, aux victoires, et il leur semblait maintenant que toute cette gloire leur tournait en honte. Une sombre attente serrait toutes les poitrines. On voyait sur l'estrade de la guillotine le bourreau qui allait et venait. La clarté grandissante du matin emplissait majestueusement le ciel.
Soudain on entendit ce bruit voilé que font les tambours couverts d'un crêpe. Ce roulement funèbre approcha; les rangs s'ouvrirent, et un cortège entra dans le carré, et se dirigea vers l'échafaud.
D'abord, les tambours noirs, puis une compagnie de grenadiers, l'arme basse, puis un peloton de gendarmes, le sabre nu, puis le condamné,—Gauvain.
Gauvain marchait librement. Il n'avait de cordes ni aux pieds ni aux mains.
Il était en petit uniforme; il avait son épée.
Derrière lui venait un autre peloton de gendarmes.
Gauvain avait encore sur le visage cette joie pensive qui l'avait illuminé au moment où il avait dit à Cimourdain: Je pense à l'avenir. Rien n'était ineffable et sublime comme ce sourire continué.
En arrivant sur le lieu triste, son premier regard fut pour le haut de la tour. Il dédaigna la guillotine.
Il savait que Cimourdain se ferait un devoir d'assister à l'exécution. Il le chercha des yeux sur la plate-forme. Il l'y trouva.
Cimourdain était blême et froid. Ceux qui étaient près de lui n'entendaient pas son souffle.
Quand il aperçut Gauvain, il n'eut pas un tressaillement.
Gauvain cependant s'avançait vers l'échafaud.
Tout en marchant, il regardait Cimourdain et Cimourdain le regardait. Il semblait que Cimourdain s'appuyât sur ce regard.
Gauvain arriva au pied de l'échafaud. Il y monta. L'officier qui commandait les grenadiers l'y suivit. Il défit son épée et la remit à l'officier; il ôta sa cravate et la remit au bourreau.
Il ressemblait à une vision. Jamais il n'avait apparu plus beau. Sa chevelure brune flottait au vent; on ne coupait pas les cheveux alors. Son cou blanc faisait songer à une femme, et son oeil héroïque et souverain faisait songer à un archange. Il était sur l'échafaud, rêveur. Ce lieu-là aussi est un sommet. Gauvain y était debout, superbe et tranquille. Le soleil, l'enveloppant, le mettait comme dans une gloire.
Il fallait pourtant lier le patient. Le bourreau vint, une corde à la main.
En ce moment-là, quand ils virent leur jeune capitaine si décidément engagé sous le couteau, les soldats n'y tinrent plus; le coeur de ces gens de guerre éclata. On entendit cette chose énorme, le sanglot d'une armée. Une clameur s'éleva. Grâce! grâce! Quelques-uns tombèrent à genoux; d'autres jetaient leurs fusils et levaient les bras vers la plate-forme où était Cimourdain. Un grenadier cria en montrant la guillotine:
—Reçoit-on des remplaçants pour ça? Me voici.—Tous répétaient frénétiquement: Grâce! grâce! et des lions qui auraient entendu cela eussent été émus ou effrayés, car les larmes des soldats sont terribles.
Le bourreau s'arrêta, ne sachant plus que faire.
Alors une voix brève et basse, et que tous pourtant entendirent, tant elle était sinistre, cria du haut de la tour:
—Force à la loi!
On reconnut l'accent inexorable. Cimourdain avait parlé. L'armée frissonna.
Le bourreau n'hésita plus. Il s'approcha tenant sa corde.
—Attendez, dit Gauvain.
Il se tourna vers Cimourdain, lui fit, de sa main droite encore libre, un geste d'adieu, puis se laissa lier.
Quand il fut lié, il dit au bourreau:
—Pardon. Un moment encore.
Et il cria:
—Vive la République!
On le coucha sur la bascule. Cette tête charmante et fière s'emboîta dans l'infâme collier. Le bourreau lui releva doucement les cheveux, puis pressa le ressort; le triangle se détacha et glissa lentement d'abord, puis rapidement; on entendit un coup hideux…
Au même instant on en entendit un autre. Au coup de hache répondit un coup de pistolet. Cimourdain venait de saisir un des pistolets qu'il avait à sa ceinture, et, au moment où la tête de Gauvain roulait dans le panier, Cimourdain se traversait le coeur d'une balle. Un flot de sang lui sortit de la bouche, il tomba mort.
Et ces deux âmes, soeurs tragiques, s'envolèrent ensemble, l'ombre de l'une mêlée à la lumière de l'autre.