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Rapport sur une mission botanique exécutée en 1884 dans la région saharienne, au nord des grands chotts et dans les îles de la côte orientale de la Tunisie

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V

Séjour à Gafsa. — Ascension du Djebel Hattig.

Quelques jours de repos nous étant indispensables avant de reprendre notre route vers Gabès, nous utilisons de notre mieux le temps que nous laissent notre ravitaillement et les soins nécessaires à nos collections, en explorant l’oasis et les environs de Gafsa.

Gafsa, qui, en 1874, avait été le point extrême de mon voyage au Sud, m’avait fourni à cette époque une ample récolte de plantes parmi lesquelles plusieurs types de Desfontaines qui n’y avaient pas été revus. Mais j’avais dû renoncer à aborder les montagnes voisines, notamment le Djebel Hattig, une des plus élevées. Pour combler cette lacune dans mes recherches antérieures, le 17 mai, accompagnés de M. Gessard, pharmacien militaire, M. Valéry Mayet et moi, nous entreprenons l’ascension de cette montagne, qui se dresse au sud-ouest de Gafsa, pour se relier à la longue chaîne allant rejoindre, au sud de l’Algérie, le massif des monts Aurès. Partis dès six heures du matin, et évitant, sur la recommandation pressante d’un officier, les balles de la compagnie franche en train de tirer à la cible, nous abordons peu après les terrains dolomitiques riches en plantes qui constituent les premières pentes abruptes de la montagne. Tournant ensuite un second mamelon, nous suivons, à mi-flanc, des assises de roches, formant gradins du côté de la plaine, et par lesquelles nous espérons atteindre facilement le sommet. Nous n’avons malheureusement pas compté sur une succession dissimulée de coupures semblables aux feuillets d’un paravent à demi fermé, qui allonge considérablement notre parcours, en offrant partout de sérieuses difficultés de passage. Après plusieurs heures de cette monotone et fatigante gymnastique, nous nous arrêtons pour reprendre quelques forces, puis, las de voir surgir indéfiniment ces malencontreuses coupures, nous nous décidons à gagner la crête en gravissant des rochers presque à pic. Nous évitons ainsi la chaleur intense que vient modérer une agréable brise et pouvons nous diriger vers le point culminant, plus sûrement et avec moins de fatigue ; cependant, à une heure, nous sommes encore loin du but, et ce n’est qu’après avoir franchi une dernière et plus profonde coupure que nous finissons par escalader péniblement le véritable sommet où nous ne parvenons qu’à trois heures du soir, c’est-à-dire après neuf heures d’une marche très pénible. De ce point, la vue embrasse un immense espace de pays, au nord, à l’est et au sud, l’horizon étant borné à l’ouest par les montagnes qui se succèdent dans la direction de Feriana.

Le baromètre holostérique marque 689 millimètres, et le thermomètre frondé 23°,4, ce qui donne une altitude d’environ 950 mètres. La température, modérée, est rendue encore plus agréable par la brise soufflant de l’est. Les broussailles abritent quelques plantes intéressantes, beaucoup d’insectes et de nombreux sauriens. Des Gundis s’enfuient rapidement à notre approche ; quelques empreintes de fossiles se montrent dans la roche dolomitique, mais les mollusques vivants sont très rares. Nous nous applaudissons d’avoir poursuivi jusqu’au bout notre ascension, malgré la lassitude à laquelle succombe notre spahi Abd-er-Rahman ; les Arabes sont peu aptes à gravir les hauteurs ; de même, en 1874, lors de l’ascension que j’ai faite du Djebel Arbet, à mi-chemin du sommet, les guides du pays renoncèrent à me suivre.

Après quelques instants de halte, nous effectuons notre retour, en gagnant par des pentes de roches inclinées, glissantes et dangereuses, le fond d’une vallée creusée entre le Djebel Hattig et les montagnes situées à l’ouest. Là nous trouvons un sentier frayé, mais qui nous oblige à contourner entièrement la montagne, et ce n’est qu’après une marche forcée de près de trois heures que nous rentrons au camp, harassés et accablés par la chaleur et la soif, mais en revanche très satisfaits de notre excursion.

Nos récoltes botaniques au Djebel Hattig nous ont fourni un grand nombre d’espèces parmi lesquelles nous citerons :

  • Notoceras Canariense R. Br.
  • Farsetia Ægyptiaca Turr.
  • Moricandia suffruticosa Coss. et DR.
  • Matthiola oxyceras DC. var. basiceras Coss. et Kral.
  • Cleome Arabica L.
  • Reseda Duriæana J. Gay.
  • —— propinqua R. Br.
  • Silene tridentata Desf.
  • Lavatera maritima L
  • Erodium arborescens Willd.
  • Fagonia Sinaica Boiss.
  • Rhamnus lycioides L.
  • Rhus oxyacanthoides Dum.-Cours.
  • Argyrolobium uniflorum Jaub. et Spach.
  • Anagyris fœtida L.
  • Pteranthus echinatus Desf.
  • Ferula Vesceritensis Coss. et DR.
  • Malabaila Numidica Coss., nouveau pour la Tunisie.
  • Deverra scoparia Coss. et DR.
  • Eryngium ilicifolium Desf.
  • Galium petræum Coss. et DR.
  • Pyrethrum fuscatum Willd.
  • Cladanthus Arabicus Cass.
  • Senecio Decaisnei DC.
  • Leyssera capillifolia DC.
  • Asteriscus pygmæus Coss. et DR.
  • Amberboa crupinoides DC.
  • Atractylis prolifera Boiss. var. ou espèce nouvelle.
  • —— citrina Coss. et Kral.
  • Catananche arenaria Coss. et DR.
  • Andryala Ragusina L. var. ramosissima.
  • Apteranthes Gussoneana Mik.
  • Celsia laciniata Poir.
  • Teucrium ramosissimum Desf.
  • Caroxylon articulatum Moq.-Tand.
  • Traganum nudatum Delile.
  • Atriplex mollis Desf.
  • Euphorbia Bivonæ Steud.
  • —— glebulosa Coss. et DR.
  • Forskahlea tenacissima L.
  • Ephedra fragilis Desf.
  • Andropogon laniger Desf.
  • Pennisetum dichotomum Delile.
  • —— Orientale Rich.
  • Arthratherum obtusum Nees.
  • —— ciliatum Nees.
  • Festuca tuberculosa Coss. et DR. (Catapodium tuberculosum Moris), nouveau pour la Tunisie.
  • Cheilanthes odora Sw.
  • Notochlæna Vellea Desv.

Gafsa, au point de vue zoologique, est l’une des localités les plus intéressantes que nous ayons visitées. On peut citer, parmi les mammifères, de nombreuses Gerboises et une Gerbille (Meriones albipes), dont il a été pris une femelle avec trois petits. Au Djebel Hattig, les Mouflons et les Gundis sont abondants.

Parmi les oiseaux, nous noterons, comme à Tozzer, le gentil et familier Bou-Habibi et d’abondantes Huppes qui peuplent l’oasis.

Les reptiles sont particulièrement nombreux. Notons, parmi les Chéloniens, l’Emys leprosa, qui habite les sources et les canaux d’irrigation (saguïa). Parmi les Sauriens :

  • Chamæleo vulgaris.
  • Hemydactylus verruculatus.
  • Tropidocalotes Tripolitanus.
  • Agama inermis.
  • Uromastix Acanthinurus.
  • Ophiops elegans.
  • Acanthodactylus Boskianus.
  • —— Savignyi.
  • Eremias guttulata.
  • Eremias pardalis (Scincoïde nouveau pour la Tunisie).
  • Sphenops capistratus.
  • Gongylus ocellatus.
  • Euprepes Savignyi (Scincoïde qui vit dans les Joncs et les Cypéracées du bord des saguïas et des fossés).
  • Plestiodon Aldrovandi.

Parmi les Ophidiens :

  • Psammophis sibilans.
  • Tropidonotus viperinus.
  • Periops Algirus.
  • Cœlopeltis insignitus.
  • Echis carinata.
  • Echidna Mauritanica (Vipera Euphratica).
  • Cerastes Ægyptiacus.

Et parmi les Batraciens :

  • Discoglossus pictus.
  • Rana viridis.
  • Bufo pantherinus.
  • —— viridis.

Dans l’oued et les sources chaudes, particulièrement dans la piscine romaine du Dar-el-Bey, vit abondamment un élégant Chromis, poisson particulier aux eaux sahariennes, avec de nombreux mollusques des genres Melania et Melanopsis, communs dans presque toute cette région.

Parmi les insectes nous devons signaler : Anthia venator, le plus grand carabique de la faune saharienne : Calosoma Olivieri, C. Maderæ, Brachinus Africanus, Micipsa Mulsanti, Julodis cicatricosa, et un gros Criquet aux ailes jaunes, Eremobia insignis, volant partout comme un oiseau. Les Arachnides ne nous ont fourni que de grands Galéodes : Galeodes Olivieri, Rhax melanus, R. ochropus, et d’énormes Scorpions, appartenant à quatre espèces : Buthus Europæus et australis, déjà vus sur la côte, et B. Maurus et Æneas, espèces plus désertiques.

L’Helix Doumeti habite aussi le Djebel Hattig.

Au point de vue géologique, nous n’aurons à signaler, après le gisement de calcaires gris surmonté de dolomies et de grès du Djebel Hattig, que le massif de poudingue grossier à cailloux siliceux qui émerge, à Gafsa même, au milieu des terrains argilo-sableux de la plaine située au pied de cette montagne.

VI

De Gafsa au Bir Marabot : El-Guettar, Oum-el-Asker, bords du Chott El-Fedjedj, Oum-Ali, Djebel Berd, Bir Marabot.

Le 18 et le 19 mai sont employés à compléter nos approvisionnements et à reformer notre convoi.

Le 20, nous quittons définitivement Gafsa, en prenant la direction d’El-Guettar. Notre caravane est constituée comme à notre départ de Sfax, car nos chameliers ont tenu à nous attendre pour continuer le voyage avec nous ; notre personnel s’est seulement accru d’un spahi appartenant à la garnison de Gafsa, qui nous a été donné comme conducteur par le colonel d’Orcet, et du frère de ce spahi qui, connaissant beaucoup mieux le pays, lui sert à son tour de guide.

De plus, nous sommes accompagnés par un habitant de Gafsa, dont la femme malade de la fièvre et le petit garçon atteint d’une ophtalmie ont reçu la veille une consultation du docteur Bonnet ; la confiance de ce brave homme dans le savoir du « thebib francis » est si complète qu’il a sollicité la grâce de nous suivre, avec son fils aîné et son jeune enfant, en dépit des fatigues et des privations que nous lui prédisons.

Au delà du large lit de l’Oued Baïech que nous avons franchi au-dessus du barrage du général Philebert, nous cheminons longtemps entre de fertiles jardins, où les arbres fruitiers se mêlent à de splendides groupes de Dattiers et d’Oliviers. Nous laissons à gauche l’oasis de Lella, située au pied des montagnes, et, prenant la grande route de Gabès, nous débouchons bientôt dans une vaste plaine pierreuse dénuée de toute végétation arborescente. Cette plaine, que j’avais déjà traversée en 1874 et dont j’avais conservé un souvenir désagréable, offre une assez grande similitude avec celle de la Crau dans les Bouches-du-Rhône ; et, comme pour accentuer cette ressemblance, un vent des plus violents se met à souffler, soulevant des tourbillons de poussière qui nous enveloppent à chaque instant, arrêtant parfois même notre marche et surtout celle du convoi. La récolte de quelques bonnes plantes nous dédommage un peu de l’ennui de la route ; quant aux insectes, il ne peut en être question ; ils se sont tous mis à l’abri du vent.

A mesure que nous avançons vers El-Guettar, nous nous rapprochons du pied du Djebel Arbet, dont j’avais fait l’ascension en 1874 en y endurant une chaleur torride et une soif ardente. A plus de 1100 mètres d’élévation, c’est-à-dire au sommet, se trouve actuellement un poste de télégraphie optique qui correspond avec Gafsa. Vers une heure, nous atteignons le poste de la compagnie de discipline qui réside à El-Guettar, et, dès que notre convoi nous a rejoints, nous nous empressons de dresser nos tentes à l’abri des premiers groupes d’Oliviers qui se sont montrés à nous. Le lieu est des mieux choisis, bien que le vent, une véritable tempête de l’est, rende l’établissement de notre campement des plus difficiles. Puis, après le repas et notre visite à l’officier commandant le poste, je me dirige, en dépit du mauvais temps, vers le pied du Djebel Arbet où je fais une fructueuse herborisation, pendant que M. Valéry Mayet se livre, de son côté, à la chasse des insectes et des reptiles.

Les environs d’El-Guettar et surtout la base du Djebel Arbet ou Orbata sont riches en plantes. Aussi, malgré le mauvais temps et la brièveté de notre séjour, nous avons pu y récolter un grand nombre d’espèces, parmi lesquelles nous citerons :

  • Matthiola oxyceras DC. var. basiceras Coss. et Kral.
  • Conringia Orientais Andrz.
  • Ammosperma teretifolium Boiss. (Brassica teretifolia Desf.).
  • Farsetia Ægyptiaca Turr.
  • Neslia paniculata Desv.
  • Reseda propinqua R. Br.
  • Erodium arborescens Willd.
  • —— guttatum Willd.
  • Retama sphærocarpa Boiss.
  • Astragalus corrugatus Bert. var. tenuirugis.
  • Eryngium (espèce peut-être nouvelle).
  • Callipeltis Cucullaria Stev.
  • Scabiosa Monspeliensis Jacq.
  • Leyssera capillifolia DC.
  • Senecio Decaisnei DC.
  • Senecio coronopifolius Desf.
  • Chamomilla aurea J. Gay.
  • Asteriscus aquaticus Mœnch.
  • Cyrtolepis Alexandrina DC. var.
  • Centaurea furfuracea Coss. et DR.
  • Zollikoferia angustifolia Coss. et DR.
  • —— resedifolia Coss. var.
  • Echinospermum Vahlianum Lehm.
  • Linaria fallax Coss.
  • —— laxiflora Desf.
  • Celsia laciniata Poir. var.
  • Scrophularia arguta Ait.
  • Andrachne telephioides L.
  • Euphorbia glebulosa Coss. et DR.
  • Forskahlea tenacissima L.
  • Andropogon laniger Desf.
  • Chloris villosa Pers.

La faune entomologique des environs d’El-Guettar est la même que celle de Gafsa, mais on y rencontre aussi quelques espèces monticoles telles que : Gonocleonus Heros et Pimelia Tunetana. Le Calosoma Olivieri y est mêlé, comme à Gafsa, au C. Maderæ du Nord de la Régence. On y retrouve aussi une espèce prise à Tozzer : Ocnera grisescens.

D’après les renseignements fournis par le lieutenant commandant le détachement de disciplinaires, l’Hyène serait commune dans le massif du Djebel Arbet. C’est aussi d’après la description que m’en avaient faite les indigènes à El-Guettar en 1874, que je crus pouvoir indiquer l’existence du Naja en Tunisie, fait dont nous avons eu la confirmation au Redir d’El-Aïa.

Comme renseignement géologique, nous signalerons, au pied même du Djebel Arbet, un calcaire dur renfermant de gros nodules de silex, parfois géodiques, qui se détachent de la roche par désagrégation.

L’heure avancée nous a ramenés, M. Valéry Mayet et moi, au camp où nous attend une nuit des moins agréables et des plus anxieuses, la fureur du vent nous faisant craindre, à tout instant, de voir les amarres de nos tentes se casser et celles-ci se renverser sur nous.

El-Guettar ayant déjà été visité par moi dans ma mission de 1874, il y a moins d’intérêt à y séjourner, et le 21, à neuf heures du matin, nous faisons route pour les montagnes d’Oum-el-Asker. En traversant la sebkha d’El-Guettar, dont les grandes pluies des jours précédents ont accru la quantité d’eau au point d’en rendre le passage difficile en certains endroits, nous recueillons : Delphinium pubescens var. dissitiflorum, Statice pruinosa, S. globulariæfolia, S. echioides, S. Thouini var.

Des collines de nature désertique, qui succèdent à la sebkha, nous offrent une flore assez riche. Laissant sur notre gauche une tombe de marabout, isolée dans une plaine herbeuse au-dessus de laquelle tournoient de nombreux rapaces (Busards), nous arrivons à l’entrée des gorges d’Oum-Ghafa. Là nous sommes en plein terrain calcaire, et le lit desséché du torrent est creusé à travers de puissants bancs d’énormes huîtres (Ostrea proboscidea) enchâssées dans une sorte de molasse jaunâtre sableuse qui paraît appartenir à l’étage sénonien (Rolland). Nous faisons halte à l’entrée d’une gorge sauvage, près d’un redir creusé dans le rocher et rempli d’une eau dont l’aspect n’a rien d’engageant et qui est peuplée de tortues (Emys leprosa). La gorge étant impraticable pour les animaux, nous tournons la montagne par la droite, afin de gagner les défilés pittoresques du Djebel Cheguieïga, dans lesquels nous engage un chemin parsemé de tables d’un calcaire poli et glissant contenant quelques fossiles. Sortant enfin de cet affreux chaos de rochers, nous nous trouvons dans une coupure large d’environ 300 mètres, entre deux énormes falaises à pic, des plus étranges par leur forme et leur coloration. Ce passage, sorte de disjonction de la montagne, porte le nom de Fedj El-Kheïl et est des plus curieux à étudier. Nous y établissons notre campement pour la nuit, et nous y trouvons de nombreux fossiles, notamment des Nummulites et un Nautile d’assez grande taille, le premier que nous ayons encore rencontré.

Le massif du Djebel Cheguieïga, que nous n’avons fait que traverser, nous a fourni une intéressante récolte de plantes, parmi lesquelles nous noterons :

  • Lonchophora Capiomontiana DR.
  • Ammosperma teretifolium Boiss.
  • Diplotaxis pendula DC.
  • Capparis spinosa L. var. Fontanesii.
  • Reseda Duriæana J. Gay.
  • Erodium arborescens Willd.
  • —— hirtum Willd.
  • —— glaucophyllum Ait.
  • Lathyrus Clymenum L.
  • Hippocrepis bicontorta Lois.
  • Hedysarum carnosum Desf.
  • Reaumuria vermiculata L.
  • Pteranthus echinatus Desf.
  • Gymnocarpon decandrum Forsk.
  • Gymnarrhena micrantha Desf.
  • Pyrethrum fuscatum Willd.
  • Calendula stellata Cav. var. hymenocarpa.
  • Microlonchus Duriæi Spach.
  • Amberboa Lippii DC.
  • —— crupinoides DC.
  • Zollikoferia quercifolia Coss. et Kral.
  • —— angustifolia Coss. et DR.
  • Echinospermum Vahlianum Lehm.
  • Arnebia decumbens Coss. et Kral. var. macrocalyx.
  • Plantago ovata Forsk.
  • Caroxylum articulatum Moq.-Tand.
  • Traganum nudatum Delile.

A peine sommes-nous installés sur ce point, d’où la vue embrasse une vaste étendue vers le sud, que nous recevons la visite du cheïkh d’un douar voisin, lequel, réparant la maladresse de son frère, chef lui-même d’un autre douar où l’on avait refusé de vendre un mouton à nos spahis, vient nous en offrir plusieurs et insiste pour nous faire accepter chez lui la diffa le lendemain à notre passage.

Le 22, dès l’aube, nous achevons d’explorer les alentours accidentés de notre campement, et nous éprouvons une désagréable surprise à la vue d’une Vipère-à-cornes qui est venue pendant la nuit s’abriter sous une caisse, à l’entrée même de l’une de nos tentes ; le redoutable serpent est immédiatement puni de cette audace par son immersion dans l’alcool. Ce reptile est abondant dans ces lieux pierreux, et la présence du Naja dans la plaine du Bled Cegui, qui précède l’Oum-el-Asker, nous est affirmée par le cheïkh du douar voisin.

La coupure du Fedj El-Kheïl est des plus curieuses, car elle montre à nu les diverses couches superposées qui forment le Djebel Cheguieïga. A la base, des calcaires noirs très durs, puis des marnes rouges ferrugineuses, et enfin des dolomies surmontant le tout et formant la crête. Au pied de ces escarpements on trouve de nombreux fossiles ; c’est là que j’ai recueilli le Nautile dont il est question plus haut. Les Dolomies du sommet se délitent à certains endroits et forment des dentelures capricieuses, qui, vues d’une certaine distance, prennent l’aspect de murailles en ruine.

La flore du Fedj El-Kheïl est presque identique à celle du Djebel Cheguieïga, dont il n’est du reste qu’une coupure ; nous ne citerons donc que les quelques espèces suivantes : Capparis spinosa var., Deverra chlorantha, Galium petræum, Rhanterium suaveolens, Celsia laciniata, Plantago ovata, Panicum Teneriffæ.

Nous récoltons en outre une curieuse monstruosité du Caroxylum articulatum, qui donne à cette espèce l’apparence d’une plante en fleur ou en fruit.

A neuf heures et demie le signal du départ est donné. Une vaste plaine d’aspect désertique, ondulée par de basses collines, s’ouvre devant nous. Elle est parsemée de douars et bornée au sud par les montagnes d’Oum-El-Asker que nous devrons franchir pour atteindre les bords du Chott El-Fedjedj. Nous ne tardons pas à arriver au douar des Sidi-Djeimia, fraction de la tribu des Hammema ; c’est là que nous sommes invités à prendre une diffa qui nous est offerte avec beaucoup de cordialité, mais que nous payons largement par de nombreuses consultations données aux malades ; les enfants étant en majorité, le chocolat est substitué dans bien des cas aux médicaments spéciaux qui nous manquent ; à défaut de guérison radicale, ce remède produit un excellent effet moral et ne manque pas de grossir le nombre des clients qui se succèdent indéfiniment ; mais le temps presse et, prenant congé de notre hôte, nous continuons notre marche vers l’Oum-el-Asker.

Au sommet d’un monticule que nous gravissons pour mieux jouir de la vue des dentelures étranges formées par les crêtes dolomitiques des montagnes de Cheguieïga que nous avons quittées le matin, nous recueillons quelques silex taillés, épars à la surface d’un terrain sablonneux. Plus loin, sur un assez long parcours et près des bords d’un oued à sec qui se dirige vers la plaine de Bled-Cegui, nous traversons les ruines d’une cité antique qui a dû avoir une assez grande importance.

Nous arrivons enfin aux montagnes d’Oum-el-Asker, dans lesquelles nous pénétrons par un étroit couloir que nos montures ont peine à franchir ; on s’aperçoit à ce moment que les chameliers, ayant pris les devants pendant notre halte chez les Djeimia, se sont trompés de route, ce qui nous oblige à nous arrêter environ une heure pour envoyer à leur recherche. Au mauvais passage de l’entrée des gorges succède un chemin frayé qui semble devenir meilleur à mesure que nous avançons, mais bientôt nous sommes engagés dans un second défilé réellement dangereux, et forcés de suivre le lit desséché d’un oued dans lequel des eaux torrentueuses, actuellement absentes, ont mis à nu les couches tabulaires d’un calcaire dur et glissant sur lequel les chevaux, les mulets et les chameaux ont grand’peine à assurer leurs pieds. Ces roches blanches ou grises, qui paraissent inférieures aux bancs d’huîtres que nous avons trouvés la veille, renferment de nombreuses Turritelles fossiles dont il est difficile de se procurer des échantillons, en raison de la dureté de la roche.

Après deux heures d’efforts et de fatigues, pendant lesquelles nos bêtes de charge font de dangereuses chutes, nous rencontrons le Redir Zitoun, petite flaque d’eau bourbeuse dans un trou de rocher. Malgré la mauvaise qualité de cette eau, on est bien forcé de se résoudre à s’en désaltérer, car il n’y a pas de choix ; de plus, en dépit de la défense qui leur en a été faite, nos chameliers, comme toujours, s’empressent de laisser souiller le redir par leurs animaux. D’après l’observation barométrique qui donne 728mm,5, le Redir Zitoun est à environ 360 mètres d’altitude ; il est situé dans un repli de la chaîne d’Oum-el-Asker, à peu près vers le milieu de son épaisseur. Son nom lui vient sans doute des deux ou trois Oliviers rabougris qui y existent encore.

Prolonger la halte serait téméraire, car il est déjà cinq heures du soir et on nous dit que nous n’avons pas encore franchi les passages les plus dangereux, ce dont nous ne tardons pas du reste à nous convaincre, car à partir de ce point, non seulement on rencontre partout les mêmes roches glissantes, mais il faut le plus souvent suivre un sentier à peine tracé qui monte et descend alternativement le long du lit encaissé de l’oued. En plusieurs endroits le sentier domine ce dernier de plus de 30 mètres à pic ; à diverses reprises on se voit même dans la dure nécessité de décharger en partie les bêtes de somme, pour éviter des accidents, et malgré ces prudentes manœuvres, qui ne laissent pas que de retarder considérablement la marche de notre convoi, les conducteurs ne peuvent, aux plus mauvais passages, éviter les chutes de plusieurs animaux. La capture faite à la main, par M. Valéry Mayet, d’une Vipère-à-cornes blottie dans un creux de rocher, nous cause un moment d’émotion qui fait diversion aux ennuis de notre difficile trajet. Enfin, après trois heures d’efforts pénibles, nous atteignons l’extrémité de ce dangereux défilé, véritable passage des Thermopyles dans lequel il suffirait, non pas de trois cents Spartiates, mais d’une poignée de fantassins embusqués pour arrêter toute une armée. Un chemin relativement bon nous fait rapidement descendre dans la plaine du Bled Cherb qui borde le Chott El-Fedjedj, mais la nuit nous force à interrompre la marche et à dresser nos tentes, en pleine obscurité, avec un vent des plus violents et dans un terrain pierreux où nous ne pouvons fixer les piquets qu’à grand’peine. Cette journée a été la plus hérissée de difficultés de tout notre voyage.

Les quelques plantes à noter parmi celles que nous avons récoltées durant le trajet périlleux du défilé d’Oum-el-Asker sont les suivantes : Helianthemum Tunetanum, H. sessiliflorum, Frankenia thymifolia, Deverra chlorantha, Amberboa Lippii, Anarrhinum brevifolium, Scrophularia canina, Statice pruinosa.

Outre plusieurs Vipères-à-cornes prises dans les endroits rocheux, nous avons noté le Bufo viridis qui se montre au Redir Zitoun, dans l’eau livide duquel nous avons pêché aussi quatre Crustacés intéressants : d’abord un Estheria nouveau pour la science, décrit récemment par M. Simon sous le nom de E. Mayeti ; ensuite trois branchiopodes, les Apus cancriformis, A. Numidicus et Branchipus stagnalis.

Parmi les Hémiptères, nous rencontrons pour la première fois une Cigale (Cicada Querula) de moyenne taille, qui se retrouvera partout dans notre trajet jusqu’au Bir Marabot. Un Coléoptère algérien (Bolboceras Bocchus) est également trouvé pour la première fois dans notre voyage, ainsi qu’un Blaps probablement nouveau.

Dans la première portion du défilé, un calcaire gris noir, très dur, affleure dans le fond du ravin, alternant avec un calcaire blanc ou jaunâtre d’une dureté excessive et prenant sous l’action de l’eau un poli des plus dangereux pour la marche de l’homme et des animaux. Nous y avons recueilli quelques Inoceramus et des Cératites appartenant à l’étage sénonien que nous avons déjà signalé à Kriz et au Djebel Toumiet.

Comme toutes les nuits, le vent d’est a fait rage, ébranlant sans répit nos tentes que nous nous estimons heureux de n’avoir pas vu enlever par la tourmente, et le 23 mai, à six heures du matin, nous nous empressons d’abandonner ce campement inhospitalier, non toutefois sans en avoir attentivement exploré les environs où nous trouvons en abondance plusieurs espèces d’Helianthemum épanouissant leurs fleurs charmantes aux premiers rayons du soleil.

Laissant derrière nous les montagnes d’Oum-el-Asker, dont les couches, sur ce versant, plongent dans la direction sud, tandis que jusque-là, depuis et y compris les massifs du Bou-Hedma et de l’Arbet, elles sont inclinées dans le sens opposé, nous cheminons dans le Bled Cherb vers le campement de Bir Beni-Zid où nous avions espéré pouvoir arriver dès la veille. L’immense plaine qui s’étend devant nous se confond avec le chott où se produisent de curieux effets de mirage. Les moindres objets y prennent parfois des proportions fantastiques, simulant des ruines, des collines, ou des lignes de grands arbres, aux yeux du voyageur qui s’aventure imprudemment sur ce sol mouvant et dangereux. D’après des récits légendaires, des caravanes entières, trompées par ces images, ont disparu dans des fondrières insondables. Au bout d’une heure de marche environ, nous rencontrons une ruine romaine aussi importante que curieuse. C’est un grand édifice rectangulaire, plus long que large, dont l’intérieur présente quatre voûtes accolées. Les murs extérieurs sont formés de cinq assises de gros blocs taillés, surmontés de l’appareil réticulaire. La troisième assise, entièrement couverte de sculptures représentant des losanges, est la portion la plus remarquable de cet étrange édifice, auquel nos guides indigènes, qui, soit dit en passant, connaissent fort peu le pays, ne donnent aucun nom particulier. Cette ruine et la rencontre de quelques plantes que nous n’avions pas encore vues (le Reseda Alphonsi entre autres) atténuent un peu la monotonie d’une marche en ligne droite sur un terrain uniformément plat, occupé par des Tamarix rabougris, des Anabasis et autres Salsolacées.

A midi et demie, nous atteignons le Bir Beni-Zid, réunion de trois puits non maçonnés, dont l’eau, quoique légèrement saumâtre, est encore l’une des meilleures que nous ayons trouvées depuis notre départ de Gafsa ; dans l’un d’eux vit un Chara qui nous paraît intéressant.

L’existence d’eau potable en cet endroit, plus encore que la crainte de ne pouvoir atteindre dans la même journée un autre lieu de campement, nous détermine à y séjourner jusqu’au lendemain. Du reste, après les fatigues endurées la veille au passage de l’Oum-el-Asker, il est prudent de ne fournir qu’une courte étape, pour laisser prendre un peu de repos aux hommes et aux animaux.

Le reste de la journée est employé à la préparation des récoltes des jours précédents et à l’exploration du pays. Depuis le matin, nous apercevions dans la plaine un objet paraissant dépasser de cinq à six mètres tout ce qui l’environne et affectant la forme de deux piliers ; accompagné d’un spahi, je me dirige, aussi directement que me le permet la mobilité du terrain, sur ce point qui m’intrigue et me paraît à peine distant d’un demi-kilomètre ; mais j’ai déjà fait plus de trois kilomètres sur un sol uni et glissant, quand soudain nos deux chevaux s’enfoncent jusqu’au poitrail dans la vase argileuse ; mettant immédiatement pied à terre, nous dégageons nos montures par un vigoureux effort, car le danger est sérieux, et remettant les chevaux sur un terrain plus solide à la garde de mon spahi, je profite de toutes les touffes d’Atriplex et d’autres Salsolacées qui m’offrent un point d’appui pour continuer, en décrivant de nombreux détours, à me rapprocher de l’objet qui pique ma curiosité depuis si longtemps. Parvenu enfin au but, ma déception est grande en me trouvant en face de deux buissons de Tamarix pauciovulata, hauts d’un mètre et demi environ et isolés au milieu d’une partie du terrain que les eaux semblent n’avoir laissé à découvert que depuis peu de jours. J’avais fait à peu près cinq kilomètres depuis le campement, dans le sol fangeux, sans rien découvrir d’intéressant et j’estimai non moins inutile qu’imprudent de pousser plus avant dans le chott, dont je connais maintenant les dangers. Mon retour s’effectue cependant sans nouvel accident, grâce à de grandes précautions et à de nombreux zigzags rendus nécessaires par le peu de consistance de ce sol glissant, couvert d’innombrables empreintes de pieds de Gazelles.

Au Bir Beni-Zid et sur les bords du Chott El-Fedjedj, nous avons recueilli entre autres espèces :

  • Reseda Alphonsi Müll. Arg.
  • Dianthus serrulatus Desf. var. grandiflorus.
  • Zygophyllum cornutum Coss.
  • Tamarix pauciovulata J. Gay.
  • Aizoon Hispanicum L.
  • Nitraria tridentata Desf.
  • Gymnarrhena micrantha Desf.
  • Amberboa Lippii DC.
  • Anchusa hispida Forsk.
  • Arnebia decumbens Coss. et Kral. var. macrocalyx.
  • Echinospermum Vahlianum Lehm.
  • Limoniastrum Guyonianum DR.
  • Arthrocnemum macrostachyum Moq.-Tand.
  • Caroxylum tetragonum Moq.-Tand.
  • Anabasis articulata Moq.-Tand. ?
  • Halocnemum strobilaceum M.-Bieb.
  • Suæda vermiculata Forsk.
  • Atriplex mollis Desf.
  • Panicum Teneriffæ R. Br.
  • Sphenopus divaricatus Rchb.
  • Chara fœtida A. Br. ?

Les Gazelles, nous venons de le dire, hantent les bords du chott, et les Gerboises abondent dans les terrains argilo-sableux du Bled Cherb.

Parmi les oiseaux, citons de nombreuses Tourterelles, des Gangas, toujours les mêmes Traquets, diverses Alouettes, et le Bruant Proyer, qui fait constamment entendre son cri strident.

Les reptiles sont peu abondants ; nous ne prenons que le Cœlopeltis insignitus, ophidien qui se trouve partout.

Dans la classe des insectes, nous constatons l’abondance, sur les Jujubiers (Zizyphus Lotus), du Julodis cicatricosa. Citons encore le Calosoma Olivieri, qui, à la lumière, vient jusque sous nos tentes, et de nombreuses Cigales semblables à celle déjà signalée à l’Oum-el-Asker.

Par exception, la nuit est calme, ce qui nous permet de laisser très tard la tente ouverte, sans que nos bougies s’éteignent ; nous en profitons pour faire d’abondantes captures d’insectes nocturnes que la clarté attire en foule, mais, lorsque les feux sont éteints, nous payons chèrement cette bonne aubaine par les attaques de trop nombreux moustiques qui troublent notre sommeil pendant toute la nuit.

Le lendemain, 24 mai, à huit heures du matin, nous reprenons notre voyage à travers une plaine sablonneuse, très herbeuse sur certains points, et parsemée de touffes de Jujubier sauvage (Zizyphus Lotus) qui forment les seuls buissons un peu élevés. Au ciel légèrement voilé du matin succède un soleil ardent qui, avec l’absence de brise, rend la marche très pénible. La plaine devient de plus en plus nue à mesure que nous avançons et depuis longtemps nous cherchons en vain un point favorable à la grande halte ; ni une flaque d’eau, ni un seul arbre ne se montrent sur notre passage ; de guerre lasse, vers midi, nous devons nous contenter du peu d’ombre que projettent sur le sable brûlant quelques touffes de Jujubiers un peu plus élevées que les autres. Plus nous avançons, plus la plaine et la solitude semblent grandir. Pour faire diversion à la monotonie du trajet, je fais un temps de galop jusqu’au pied d’un mamelon dont la teinte jaune rougeâtre a attiré mon attention depuis longtemps ; j’y reconnais un calcaire tertiaire renfermant des coquilles fossiles. Je trouve à mon retour le convoi divisé en deux parties, la seconde si éloignée que durant une heure nous la croyons égarée. Après un temps d’arrêt, l’ordre s’étant rétabli, nous cheminons dans une plaine très cultivée, circonscrite par des montagnes peu élevées, plaine dans laquelle nous rencontrons des Arabes du Nefzaoua en train de dépiquer leur blé à l’aide de quatre chameaux attachés ensemble en ailes de moulin. D’après les renseignements que nous recueillons de la bouche de ces cultivateurs, l’eau manque absolument dans la plaine, mais nous devons trouver à peu de distance, disent-ils, un redir où elle est abondante et bonne. Prenant alors à gauche, suivant leurs indications, nous nous engageons dans un pays montueux, en nous dirigeant vers le nord ; mais ce n’est guère qu’après avoir fait un trajet d’environ douze kilomètres, par de mauvais chemins, que nous atteignons, à la tombée de la nuit, le Redir Timiat, où nous installons nos tentes dans un sol pierreux, à proximité d’un creux de rocher rempli d’une eau relativement bonne. L’exploration de ce point, très curieux surtout sous le rapport géologique, prend toute la matinée du 25 mai. Situé au milieu d’un cirque de montagnes dolomitiques dont les crêtes sont curieusement découpées et dentelées, le lit du ravin dans lequel se trouve le Redir Timiat met à nu des calcaires très riches en fossiles. Certaines roches abondent en Nummulites, tandis que d’autres renferment des bivalves et des Turrilites de grande dimension, mais fort difficiles à détacher. Ces couches paraissent être inférieures au terrain de dolomie et aux bancs d’Huîtres signalés à l’Oum-Guehafa.

Le Redir Timiat est l’un des points les plus intéressants que nous ayons visités, en raison de l’abondance des fossiles qui s’y trouvent dans un calcaire à Orbitolines de l’étage urgo-aptien (Rolland) ; ils sont mis à nu par les eaux dans le lit même du torrent, à sec au moment de notre passage, excepté dans le redir. Parmi les fossiles recueillis, nous citerons : Trigonia f. aliformis, Nerinea Pauli, Pholadomya Darassi.

La flore et la faune vivantes du Redir Timiat ne sont pas moins riches que la faune fossile ; nous voudrions y rester plus longtemps, mais, bien que la distance qui nous sépare du Redir Oum-Ali ne soit pas très grande, nous levons le camp à midi, dans la crainte de rencontrer des passages aussi dangereux que celui du Khanget Oum-el-Asker, dont nous conserverons longtemps le souvenir.

Nous avons retrouvé au Redir Timiat les mêmes Cigales qu’à l’Oum-el-Asker, des Branchipus dans le redir, et au bord même, le Pentodon pygidialis, lamellicorne saharien, courant sur le sol après la pluie.

Parmi les plantes de cette station, qui forment une longue liste, nous citerons seulement :

  • Reseda Alphonsi Müll. Arg.
  • —— propinqua R. Br.
  • Silene apetala Willd.
  • Haplophyllum tuberculatum Adr. Juss.
  • Hedysarum carnosum Desf.
  • Pteranthus echinatus Desf.
  • Nitraria tridentata Desf.
  • Eryngium, espèce nouvelle ?
  • Deverra scoparia Coss. et DR.
  • Callipeltis Cucullaria Stev.
  • Asteriscus pygmæus Coss. et DR.
  • Pyrethrum fuscatum Willd.
  • Amberboa Lippii DC.
  • Heliotropium undulatum Vahl.
  • Statice Thouini Viv. var.
  • Euphorbia glebulosa Coss. et DR.
  • Ephedra fragilis Desf.
  • Asphodelus viscidulus Boiss.
  • Panicum Teneriffæ R. Br.
  • Pennisetum asperifolium Kunth.
  • Chloris villosa Pers., du Sahara algérien, signalé à Gafsa par Desfontaines et trouvé en 1883 à l’Oued Cherichira.
  • Pappophorum scabrum Kunth., plante de Biskra et du Cap, nouvelle pour la Tunisie.

Tandis que l’on roule les tentes, un vent d’est, qui souffle avec rage et avec accompagnement de gouttes de pluie, amène la perte du baromètre Fortin qu’il renverse sur un rocher pendant que je procède à l’observation quotidienne. Dorénavant, nous ne pourrons donc plus contrôler les indications données par les anéroïdes et les holostériques ; heureusement que l’un de nos holostériques n’a jamais donné que des écarts insignifiants avec le Fortin.

Pendant que nous gravissons la montagne, la pluie prend de l’intensité et nous fait craindre des avaries dans notre bagage ; mais le beau temps a déjà reparu lorsque nous franchissons la grande muraille qui traverse le col de Fedj Oum-Ali ; par un chemin très dangereux quoique très frayé, nous sommes conduits rapidement au Redir Oum-Ali, où nous trouvons de l’eau en abondance et un bel emplacement pour dresser nos tentes. Ce point est des plus remarquables par la puissance des dépôts alluvionnaires qui occupent tout le fond de la vallée et qui sont profondément ravinés dans tous les sens par les eaux pluviales. Avant d’arriver au redir, nous avions déjà rencontré un assez grand nombre de silex taillés ; en parcourant les alentours du campement, nous ne tardons pas à constater que nous sommes au centre d’une station préhistorique des plus importantes. Des lames ou grattoirs gisent par centaines sur le sol sableux, tandis que des haches, des nucleus, des percuteurs, appartenant tous à l’âge de la pierre taillée, sont semés sur les pentes et principalement autour de gros blocs qui ont dû constituer des enceintes.

Durant toute la nuit, un vent furieux ne cesse de nous assaillir, précédant un orage assez violent accompagné d’une forte pluie qui dure même le lendemain, 26 mai, de sept heures à midi. En dépit de la contrariété que nous cause le mauvais temps, nous poursuivons nos recherches de silex taillés, que favorisent le lavage et la dénudation du sol par l’écoulement des eaux de pluie. Poussant mes investigations à quelque distance du camp, je suis assez heureux pour rencontrer de véritables ateliers de fabrication, tandis que, d’un autre côté, M. Bonnet découvre un foyer culinaire où les instruments sont mêlés aux débris de cendre et de charbon et à des amas d’escargots calcinés (Helix candidissima var.) identiques à ceux qui vivent actuellement dans le pays.

A la faveur d’un ciel redevenu beau, nous consacrons l’après-midi de ce même jour à l’exploration du pays jusqu’à la grande muraille que nous avons rencontrée sur notre passage et qui nous avait du reste été indiquée avant notre départ de Gafsa. Cette singulière construction, dont l’origine romaine ne laisse aucun doute, mesure en moyenne 4 mètres de hauteur sur 1m,50 d’épaisseur à la base. Partant des rochers à pic qui s’élèvent au-dessus du col qu’elle coupe, et suivant une arête rocheuse, elle se prolonge jusqu’au fond de la vallée où elle est terminée par les restes d’un barrage construit avec d’énormes blocs taillés ; sa longueur totale est d’environ 300 mètres. A la rencontre de la route, dont elle commande le passage, existait un petit bastion carré, dont on peut encore apprécier facilement la forme et les proportions. On voit aussi sur une partie de sa longueur une sorte de retrait à mi-hauteur ayant servi sans doute de chemin de ronde. Une légende arabe donne à ce mur une origine fantaisiste ; elle aurait été construite par une veuve qui avait deux fils, dont l’un, plein de vertus et de respect pour les volontés maternelles, ne cessa de vivre auprès d’elle dans les montagnes auxquelles il a laissé son nom d’Oum-Ali, tandis que l’autre, devenu un aventurier redouté, aurait fait sa résidence habituelle dans les défilés d’Oum-el-Asker, qui ont également hérité de son nom. La muraille aurait été destinée à interdir à ce dernier les domaines de son frère Ali dans la plaine de Cegui, au pied même du Djebel Oum-Ali. Telle est la légende arabe, mais il est beaucoup plus probable que ce mur a été construit par les Romains sur le seul passage praticable conduisant au Nefzaoua, soit comme limite de province, soit comme moyen de défense contre les incursions des peuplades indigènes, soit enfin dans le but de faire payer un droit d’entrée aux marchandises provenant des pays non occupés.

Aux alentours de la muraille un chaos de rochers dolomitiques et d’amas de poudingues et d’alluvions rouges donne au site l’aspect le plus sauvage. Il eût été intéressant d’y séjourner et d’y chasser, car les oiseaux y sont nombreux ainsi que les mammifères, entre autres les Mouflons, dont on rencontre partout les traces surtout aux abords du redir où ils viennent boire en troupes pendant la nuit.

M. Valéry Mayet et moi, nous rencontrons sur le sol, auprès de la muraille, une grande pierre de grès, ovale, longue de 45 centimètres et large de 25 centimètres, bombée d’un côté, plate et unie sur l’autre face. Cette pierre, d’une forme régulière due évidemment au travail de l’homme, nous intrigue au point de vue de sa destination, mais elle est trop volumineuse pour que nous puissions la transporter au campement, dont nous sommes malheureusement assez éloignés. A dix mètres plus loin, une seconde pierre en tout semblable à la première, mais de dimensions beaucoup moindres (8 centimètres sur 15 centimètres), s’offre à nos regards et je m’empresse de m’en emparer. Nous ne pouvons regarder ces deux objets que comme étant destinés à broyer le grain.

Outre les énormes dépôts d’alluvion argilo-sableux, profondément ravinés par les eaux et renfermant d’innombrables silex taillés, nous signalerons à l’Oum-Ali quelques filons de gypse, des grès et des dolomies sur les crêtes comme aux alentours du Redir Timiat, qui n’en est du reste que peu éloigné.

La halte de deux jours que nous avons faite en cet endroit nous a permis de récolter un grand nombre de plantes, mais comme la liste complète contiendrait de nombreuses espèces vulgaires communes à tout le pays, nous n’en extrairons que les espèces suivantes :

  • Delphinium peregrinum L. var. halteratum.
  • Matthiola livida DC.
  • Farsetia Ægyptiaca Turr.
  • Helianthemum Kahiricum Delile.
  • Reseda Alphonsi Müll. Arg.
  • —— Duriæana J. Gay.
  • —— propinqua R. Br.
  • Erodium arborescens Willd.
  • —— hirtum Willd.
  • Rhus oxyacanthoides Dum.-Cours.
  • Astragalus tenuifolius Desf.
  • Anthyllis tragacanthoides Desf.
  • Hedysarum carnosum Desf.
  • Gymnocarpon decandrum Forsk.
  • Ferula Vesceritensis Coss. et DR.
  • Eryngium ilicifolium Desf.
  • —— espèce nouvelle ?
  • Callipeltis Cucullaria Stev.
  • Asteriscus pygmæus Coss. et DR.
  • Anacyclus Alexandrinus DC. var.
  • Calendula gracilis DC.
  • Carduncellus eriocephalus Boiss.
  • Atractylis prolifera Boiss. var.
  • —— citrina Coss. et Kral.
  • Centaurea contracta Viv.
  • Zollikoferia quercifolia Coss. et Kral.
  • Convolvulus Siculus L.
  • Anchusa hispida Forsk.
  • Celsia laciniata Poir.
  • Linaria simplex DC.
  • Anarrhinum brevifolium Coss. et Kral.
  • Scrophularia arguta Ait.
  • Euphorbia glebulosa Coss. et DR.
  • —— falcata L.
  • Forskahlea tenacissima L.
  • Asphodelus tenuifolius Cav.
  • Pancratium sp. sans fleurs et sans fruits.
  • Notochlæna Vellea Desv.

Le Redir d’Oum-Ali est une station fort intéressante. De nombreuses traces y indiquent la présence en grand nombre de l’Hyène, du Chacal, du Mouflon et du Gundi.

Les reptiles paraissent y être peu abondants ; nous y signalerons cependant le Cœlopeltis insignitus et le Gongylus ocellatus. Parmi les insectes : Calosoma Olivieri et C. indagator, Cicindela Ægyptiaca, Pimelia Tunetana, Purpuricenus Desfontainei (joli Longicorne trouvé sur le Rhus oxyacanthoides), un Cebrio inconnu pris sur une Graminée. On y trouve aussi d’énormes Scorpions et un Galéode noir à pieds rouges, Rhax ochropus. Les Helix des groupes candidissima et melanostoma ainsi que l’H. Doumeti y sont en abondance.

Ce n’est pas sans regret que nous sommes contraints, le 27 mai, à une heure du soir, de quitter notre campement d’Oum-Ali. Un séjour plus prolongé dans cette localité eût été fécond en résultats, mais le temps presse, car il nous faut atteindre ce jour même le Bir Marabot, d’où nous devons nous diriger sur le Djebel Berd que nous tenons à visiter avant de reprendre la route de Gabès.

Ayant franchi un dernier col, moins élevé que celui où se trouve la grande muraille, nous entrons dans le Bled Cegui, plaine fertile, cultivée partiellement par les Arabes. Quelques champs que nous traversons se font remarquer par une curieuse variété de blé, offrant des épis très longs, très serrés de grain, et absolument dépourvus de barbes. Nous nous détournons un peu sur la gauche pour examiner un petit bâtiment romain, sorte de campanile carré, rehaussé à sa partie supérieure de colonnettes plates et cannelées ; plusieurs autres monuments analogues se succèdent de distance en distance dans cette vaste plaine ; on peut supposer qu’ils jalonnaient en quelque sorte une route allant sans doute de la cité dont les ruines se voient à Oglet Mehamla à celle dont nous avons rencontré les vestiges avant d’arriver au Khanget El-Asker. La traversée du Bled Cegui, vaste plaine où la fertilité du sol est révélée par des prairies naturelles très herbeuses, des cultures et l’abondance du Cynara Cardunculus, ne nous a fourni cependant que peu d’espèces de plantes intéressantes :

  • Ferula Vesceritensis Coss.
  • Callipeltis Cucullaria Stev.
  • Senecio Decaisnei DC.
  • Carduus Arabicus DC.
  • Amberboa crupinoides DC.
  • —— Lippii DC.
  • Heliotropium supinum L.
  • Anarrhinum brevifolium Coss. et Kral.
  • Euphorbia calyptrata Coss. et DR., espèce existant en Algérie, nouvelle pour la Tunisie.

Nous constaterons aussi, plus tard, dans la portion de la plaine avoisinant le massif des montagnes des Aïeïcha, la présence du Gommier (Acacia tortilis), par pieds isolés, restes d’une ancienne forêt se reliant sans doute à celle du Tahla en contournant les montagnes. Plus loin, tandis que nous recueillons, sur une petite éminence, quelques silex taillés, une troupe de plus de trente Gazelles fuit rapidement à notre approche. La grosse Alouette huppée, la Caille bédouine (Turnix tachydromus), le Bruant Proyer et diverses espèces de Traquets foisonnent dans les champs d’orge et les plantureux herbages où domine l’Hedysarum carnosum, plante fourragère qui y atteint des proportions exceptionnelles et qu’il serait sans doute avantageux de multiplier par la culture. Après trois heures de marche, nous arrivons à la grande route de Gafsa à Gabès, puis, tournant à l’ouest, nous atteignons bientôt, en côtoyant le lit d’un oued sans eau, la station du Bir Marabot, située entre plusieurs monticules couronnés par des restes d’antiques constructions ; là, près de ce puits profond dont l’eau est potable, nous établissons notre camp à côté d’un petit bordj abandonné. Pendant que l’on dresse les tentes, je me dirige vers un plateau allongé à l’extrémité duquel j’aperçois une ruine romaine. Mon attention ne tarde pas à être éveillée par un grand nombre de silex taillés dont quelques-uns fort remarquables. Je suis, à n’en pas douter, sur l’emplacement d’un atelier, et plus j’approche de l’édifice en ruines, plus les instruments deviennent nombreux ; enfin, au pied même de cette construction sous laquelle existe une cave voûtée qui a pu être une citerne, je recueille plusieurs grattoirs et poinçons encore au milieu des éclats de la pierre d’où ils ont été extraits ; je rencontre aussi, à différentes places, des fragments de quartz cristallisé, débris de géodes qui ont dû être brisées dans le but de fabriquer des instruments avec les fragments du silex qui en formait l’enveloppe. Ces géodes proviennent sans doute des montagnes du massif des Aïeïcha, situées à une faible distance, et ont été transportées par l’homme, à moins toutefois, ce qui est moins probable, qu’elles n’aient été entraînées par les crues des oueds qui descendent des flancs de ces montagnes. A mon retour, nous tenons conseil et décidons que le lendemain, tandis que nous irons camper au pied du Djebel Berd, éloigné du Bir Marabot de huit kilomètres seulement, le brigadier et deux hommes de l’escorte se rendront à Gafsa pour chercher les vivres dont nous aurons besoin jusqu’à Gabès. L’Arabe qui nous a suivis jusqu’ici avec son enfant malade se décide enfin à se séparer du « thebib francis » auquel il témoigne toute sa gratitude pour les soins donnés à l’enfant pendant le trajet pénible que nous venons de faire. Je dois reconnaître que la présence de ce compagnon volontaire a été plus d’une fois gênante pour nous, mais, en revanche, il y a tout lieu de croire que l’occupation française y aura gagné un chaud partisan.

A six heures du matin, le 28 mai, nous sommes en route pour le Djebel Berd, côtoyant des collines couvertes de vestiges de constructions qui sont terminées sur le bord d’un petit oued, sans eau comme les autres, par une sorte de retranchement dont on peut suivre encore aisément la ligne d’enceinte en maçonnerie. A mesure que nous montons, le chemin devient difficile et la chaleur gênante. Un certain nombre de reptiles et beaucoup d’insectes sont capturés, mais la flore est pauvre et monotone. Nous franchissons des couches effondrées de dolomie, puis, côtoyant un ravin dépourvu d’eau, nous arrivons vers dix heures, par une série de plates-formes que circonscrivent des restes d’enceintes en pierre sèche, sur un petit plateau voisin d’un redir suffisamment pourvu d’eau et nous y installons notre tente.

Les sommets du Djebel Berd se dressant en face de nous, il nous est facile, du point où nous sommes, de nous fixer sur la meilleure route à suivre pour les atteindre, ce que nous comptons faire dans l’après-midi. Mais tandis que, le repas fini, nous explorons les alentours du campement, le ciel se charge de gros nuages venant du nord et, vers une heure et demie, un violent orage éclate avec un fracas épouvantable, déversant sur nous une pluie diluvienne qui envahit notre tente malgré la rigole qui l’entoure. En quelques instants, le ravin redevenu torrent roule d’énormes quartiers de rochers, et nous voyons arriver, avec la rapidité d’un cheval lancé au galop, une vraie nappe d’eau qui débouche par tous les replis du terrain. Nous pouvons alors nous rendre exactement compte de l’action dévastatrice des eaux sur ces pentes escarpées, à peu près dénudées ou tout au moins dépourvues de végétation arborescente, et lorsque, au bout d’une heure environ, la pluie ayant cessé, notre vue peut embrasser de nouveau la plaine, nous la voyons en grande partie transformée en nappe d’eau. Le ciel étant redevenu serein, M. Valéry Mayet et moi nous nous mettons en devoir d’opérer une reconnaissance dans la montagne à la recherche des passages les plus commodes pour en atteindre le lendemain le point culminant. Séduits bientôt par la fraîcheur de la température qui rend la marche moins pénible, récoltant sur les plantes ou sur le sol les insectes qui commencent à reparaître, et recueillant de nombreux fossiles dans les marnes friables, nous gravissons successivement de monticule en monticule, de crête en crête, et arrivons finalement, après avoir franchi plusieurs passages dangereux, à une coupure à pic large de quelques mètres, qui seule nous sépare de la pente terminale. Ce dernier obstacle est rendu plus dangereux par la nature friable de la roche de gypse cristallisé qui s’éboule sous nos pieds et se détache dans nos mains. Être arrivés si près du but et renoncer à l’atteindre, par la seule crainte de franchir un obstacle de quelques mètres au delà duquel toute difficulté va cesser, nous paraît indigne de nous ; aussi, profitant d’aspérités moins friables, nous n’hésitons pas longtemps à braver le danger, espérant pouvoir accomplir le jour même ce que nous avions projeté pour le lendemain. Mais, le mauvais pas franchi, un contretemps plus sérieux vient s’opposer à la réalisation de ce projet ; un brouillard épais, qui monte de la vallée, enveloppe soudain la montagne ; le jour tire sur son déclin et nous ignorons complètement la topographie du Djebel Berd ; quelque dur qu’il puisse être de renoncer à un but presque atteint, mes souvenirs, ma vieille expérience des montagnes, et les dangers que j’ai trop souvent courus en pareille circonstance, me font un devoir de m’opposer énergiquement à une nouvelle tentative. Ne voulant pas reprendre le chemin dangereux par lequel nous sommes montés, nous opérons la retraite vers le fond de la vallée par un éboulis de calcaire mélangé de gypse que nous ne pouvons traverser sans prendre de sérieuses précautions pour ne pas être entraînés avec les débris de pierre qui roulent sous nos pas. Nous nous trouvons alors au centre d’un grand cirque formé par les rochers à pic des crêtes du sommet et des contre-forts de la montagne. N’oubliant pas le but de nos recherches, malgré les difficultés de la marche, nous avons le regret de constater sur ce point la pauvreté et la monotonie de la flore et de la faune, mais nous sommes frappés de la quantité extraordinaire de traces de Mouflons imprimées sur le terrain. Le nombre de ces ruminants est si grand qu’ils ont tracé sur les pentes de la montagne des sentiers aussi battus que ceux que font les moutons aux alentours des bergeries. A plusieurs reprises même, il nous arrive de maudire ces sentiers, si frayés qu’ils nous conduisent à des impasses et retardent par des contremarches notre rentrée au campement que nous avons grand’peine à atteindre avant la nuit.

Le lendemain matin, dès cinq heures, escortés d’un de nos spahis, nous sommes déjà, M. Valéry Mayet et moi, en train de gravir la montagne, l’abordant cette fois par le côté opposé à celui que nous avions suivi la veille. La portion que nous visitons est beaucoup plus couverte de broussailles, mais la flore n’en est pas pour cela plus variée. Nous abandonnons au bout de peu de temps un large chemin très frayé qui paraît se diriger vers la plaine du Bled Cegui et nous montons directement vers la crête que nous ne tardons pas à atteindre et que nous suivons jusqu’au sommet.

Sur le versant sud, quelques pieds isolés de Pistacia Atlantica se font remarquer par leur verdure plus tendre que celle des buissons qui les entourent ; ce sont les seuls arbres que l’on aperçoive. De véritables champs d’Erodium arborescens en pleine floraison sont d’un effet merveilleux. Nous n’avions encore jamais rencontré cette plante en aussi grande abondance.

Autour des fleurs de ce bel Erodium, voltigent de nombreux Lépidoptères intéressants ; ce sont, principalement, un Papilio du groupe Machaon, des Pieris et des Anthocharis ; nous regrettons de n’avoir ni le temps ni les engins nécessaires pour en faire la chasse. Le grand Martinet noir se livre à de rapides évolutions, rasant parfois le sol, et quelques rapaces planent au-dessus de nous en ayant soin de se tenir hors de la portée du fusil. A huit heures, nous avons atteint le point culminant, indiqué par une pyramide topographique de trois mètres de haut, bâtie à pierres sèches. De là, nous jouissons d’un coup d’œil imposant ; la vue embrasse toutes les plaines environnantes limitées, au sud, par les Djebels Oum-Ali et Oum-el-Asker, au nord par le massif du Djebel Arbet et des Aïeïcha ; on voit au loin Gafsa et El-Guettar, et, près de ce dernier village, la sebkha dont il y a quelques jours nous avons traversé une partie. A la satisfaction que nous éprouvons à contempler sous un ciel splendide ce magnifique panorama, vient se mêler un regret ; c’est celui de constater que le sommet sur lequel nous nous trouvons n’est pas le plus élevé du massif du Djebel Berd, qui est divisé en deux par une large coupure ; le véritable sommet, qui nous paraît d’une centaine de mètres plus haut que celui où nous sommes, appartient à la portion ouest du massif. Pour explorer ce côté de la montagne, peut-être le plus intéressant, il ne faudrait pas moins de trois jours que nous ne pouvons pas y consacrer.

Continuant à suivre la crête afin de descendre par un escarpement situé plus à l’ouest, nous dépassons la croupe par laquelle nous étions montés la veille. Ce n’est pas sans quelque danger que, nous aidant des mains, nous sautons les degrés formés par des roches gypseuses friables. Un faux pas de notre spahi manque de causer un déplorable accident, car, dans sa chute, les chiens du fusil qu’il porte en bandoulière se rabattent en frappant sur le roc et la charge passe à quelques décimètres de la tête de M. Valéry Mayet qui se trouve en arrière.

Après une heure d’efforts pour atteindre le ravin, notre trajet est encore considérablement allongé par une série d’érosions profondes qu’il nous faut successivement franchir et parfois contourner avant d’arriver au fond de la vallée. La chaleur est très forte dans ces gorges abritées, mais heureusement la pluie tombée la veille a laissé dans les ruisseaux assez d’eau pour que nous puissions nous désaltérer, et nous avons enfin la chance de trouver sur notre route un énorme pied de Juniperus Phœnicea à l’ombre duquel nous pouvons faire une halte de quelques instants.

La flore du Djebel Berd ou Berda est moins riche, au moins dans la portion que nous en avons explorée, que ne pourraient le faire supposer sa situation méridionale et son altitude (environ 1100 mètres). Le temps nous a manqué pour en visiter tous les versants et pour en aborder la partie occidentale, séparée du reste du massif par une coupure profonde. Nous noterons cependant les espèces suivantes :

  • Lonchophora Capiomontiana DR.
  • Moricandia suffruticosa Coss. et DR.
  • Diplotaxis pendula DC.
  • Rapistrum bipinnatum Coss. et Kral.
  • Helianthemum Kahiricum Delile.
  • —— virgatum Pers. var. asperum.
  • Reseda Alphonsi Müll. Arg.
  • —— stricta Pers.
  • Dianthus serrulatus Desf.
  • Erodium hirtum Willd.
  • —— arborescens Willd., formant de véritables champs sur la crête.
  • —— —— var. incisum.
  • —— glaucophyllum Ait.
  • Haplophyllum linifolium Adr. Juss.
  • Pistacia Atlantica Desf.
  • Hedysarum carnosum Desf.
  • Tamarix pauciovulata J. Gay.
  • Pteranthus echinatus Desf.
  • Reaumuria vermiculata L.
  • Deverra chlorantha Coss. et DR.
  • Carum Mauritanicum Boiss. et Reut.
  • Callipeltis Cucullaria Stev.
  • Pyrethrum fuscatum Willd.
  • Asteriscus pygmæus Coss. et DR.
  • Senecio coronopifolius Desf.
  • Atractylis prolifera Boiss. var.
  • Zollikoferia quercifolia Coss. et Kral.
  • Apteranthes Gussoneana Mik.
  • Caroxylum articulatum Moq.-Tand.
  • Euphorbia Bivonæ Steud.
  • Scilla villosa Desf., spécial à la Tunisie.

De retour au campement à midi, nous fixons la levée du camp à trois heures du soir ; mais au moment où nous nous apprêtons à replier la tente, un nouvel orage, aussi violent que celui de la veille, fond sur la montagne et nous oblige à retarder le départ de plus d’une heure. Dès que la pluie cesse et pendant que l’on procède au chargement, je fouille les alentours du campement et j’ai la chance de rencontrer et de tuer d’un coup de fusil un bel Echidna Mauritanica, grande Vipère des plus dangereuses, que la pluie avait sans doute mise en mouvement. C’est ce même reptile que l’on trouve assez abondamment au pied de la montagne de Zaghouan où il nous avait été donné en 1883. La classe des reptiles nous a encore fourni une Couleuvre extrêmement effilée, de couleur grise (Periops Algira). Notons aussi le Bufo pantherinus.

Le sommet donne les mêmes insectes que le Djebel Hattig, mais la base de la montagne est plus riche : de nombreuses Cigales, l’Ephippiger Oudrianus, beaucoup d’Ascalaphus, le Julodis cicatricosa, le Purpuricenus Desfontainei, un Drilus et un Sitaris non déterminés. Les Lépidoptères sont nombreux et intéressants ; beaucoup d’Anthocharis et de genres voisins, et un fort beau Papilio dont la chenille vit sur les Deverra.

On retrouve au Djebel Berd la plupart des étages géologiques des Aïeïcha et du Djebel Sened. L’Ostrea Mermeti y abonde dans les marnes feuilletées grises. Des gisements importants de gypse cristallisé alternent avec ces marnes sur les contreforts escarpés de la montagne, dont les couches supérieures, qui paraissent être tertiaires, sont inclinées vers le sud, c’est-à-dire dans le sens inverse de celles des autres massifs montagneux.

Après avoir essuyé plusieurs averses durant le trajet, nous sommes de retour au Bir Marabot à cinq heures et demie du soir. En dépit de la pluie, j’utilise les quelques heures de jour qui restent encore à explorer un mamelon surmonté d’un petit bordj, situé de l’autre côté du lit de l’oued. De nombreux silex taillés et des masses de débris entassés autour des rochers ne me permettent pas de douter qu’il n’ait existé sur ce point un autre établissement et un atelier préhistoriques des plus importants. La pluie et l’approche de la nuit me forcent à interrompre ma fructueuse récolte de silex taillés, mais je me promets bien d’y revenir, ce que je ne manque pas de faire le lendemain matin 30 mai. Mes recherches sont de nouveau couronnées de succès et je rentre avant midi, chargé d’instruments en silex, dont quelques-uns fort remarquables par la finesse des retouches.

VII

Du Bir Marabot à Gabès : Bir Zellouza, Oglet Mehamla, Gueraat El-Fedjedj, Oudref. — Séjour à Gabès.

Le 30 mai, à une heure du soir, nous reprenons définitivement la direction de Gabès, distant de trois étapes. La route que nous suivons, non sans faire plusieurs pointes à droite ou à gauche, traverse longitudinalement la vaste et fertile plaine de Cegui, limitée au nord par le massif des Aïeïcha, au sud par les chaînes de basses montagnes qui bordent le Chott El-Fedjedj dont elles nous interceptent la vue. La principale reconnaissance que nous faisons, sur la gauche, dans la direction des montagnes des Aïeïcha, est motivée par le désir d’examiner de près un arbre isolé que nous supposions avec raison être un Gommier (Acacia tortilis), arbre que nous n’avons plus rencontré depuis que nous avons quitté le Bled Tahla. L’existence dans la plaine de quelques individus épars de cette espèce nous fait supposer que la majeure partie des arbres que nous apercevons au pied des montagnes situées à notre gauche sont aussi des Gommiers. L’Acacia tortilis occupe donc une étendue de pays beaucoup plus considérable que je ne l’avais supposé en 1874, car nous avons maintenant la certitude qu’il croît non seulement dans la plaine du Tahla, mais encore tout autour du puissant massif de montagnes qui comprend les Djebels Madjoura, Bou-Hedma, Arbet, El-Aïeïcha et Beni-Amrham. S’il est beaucoup moins abondant au pourtour de ce massif que dans le Bled Tahla même, cela tient sans doute à ce que les terres y sont depuis longtemps beaucoup plus cultivées et que le pays étant plus habité à l’extérieur qu’à l’intérieur de ce massif, l’œuvre de déboisement s’est accomplie plus activement.

Durant le trajet de quelques kilomètres que nous faisons pour reconnaître les Gommiers, nous remarquons, épars dans les champs et les terres vagues, un assez grand nombre d’instruments en silex de plus grandes dimensions que ceux que nous avons rencontrés jusqu’ici, et nous capturons abondamment le magnifique Bupreste (Julodis cicatricosa) qui couvre en certains endroits les buissons de Retam (Retama Rætam) et de Jujubier (Zizyphus Lotus).

Plus nous avançons, plus le pays devient fertile et cultivé ; de nombreux troupeaux paissent dans la plaine et les douars se multiplient. Nous apercevons sur notre droite un monument analogue à l’espèce de columbarium que nous avons rencontré dans cette même plaine entre le Djebel Oum-Ali et le Bir Marabot.

Nous n’arrivons au Bir Zellouza (le puits de l’Amandier) qu’à sept heures du soir, après avoir longtemps cherché ce point où nous devons passer la nuit. Les puits, surmontés d’une sorte d’armature carrée en bois, y sont nombreux, mais l’eau en est mauvaise, tandis qu’elle nous avait été signalée comme bonne. Ce motif nous décide à camper de préférence à deux ou trois cents mètres en arrière, auprès d’un redir où l’eau, grossie par les pluies des jours précédents, est aussi savoureuse qu’abondante. Le pays est couvert de belles cultures et peuplé d’une multitude d’oiseaux (Gangas, Pigeons, Alouettes, Tourterelles, Traquets, Moineaux et autres passereaux) qu’attire l’eau des puits et du redir. La halte au Redir Zellouza ne nous offre rien d’intéressant comme plantes. En revanche nous y retrouvons en grande abondance, dans les eaux du redir, les curieux Apus cancriformis et Numidicus déjà recueillis au Redir Zitoun dans le Djebel Oum-el-Asker, et nous y prenons, courant dans la vase, deux individus d’un superbe Carabique jaune tacheté de noir, nouveau pour la Tunisie, que M. Valéry Mayet rapporte au Brachinus nobilis. Peu avant d’arriver au redir, nous avions retrouvé en grand nombre, sur les Retam et les Acacia tortilis, le splendide Julodis cicatricosa.

Le lendemain matin, dernier jour du mois de mai, une abondante rosée couvre toutes les herbes. Nous quittons, vers huit heures, le Bir Zellouza, cédant la place à une compagnie d’artillerie qui vient d’arriver et de dresser ses tentes à quelques pas des nôtres. Les officiers ne nous faisant pas l’honneur de venir nous visiter, nous agissons de même et poursuivons notre route vers Oglet Mehamla. A notre gauche, entre la montagne des Beni-Amrham et celles des Aïeïcha, on distingue fort bien le col d’El-Affaï où passe la route de Gafsa par El-Aïeïcha. A droite, nous voyons le Djebel Ghedifa, qui termine la chaîne comprenant le Djebel Oum-Ali. Les Gommiers se montrent toujours de distance en distance par pieds isolés, dans la plaine sur la gauche, c’est-à-dire vers les montagnes des Aïeïcha. Après avoir traversé en partie une sebkha desséchée, dans le but d’examiner deux lambeaux de terrasses de quatre mètres de haut, restes de l’ancien niveau du terrain, qui nous apparaissaient de loin sous la forme de deux monuments en ruine, nous rencontrons la route d’El-Affaï par laquelle nous arrivons, à midi, à Oglet Mehamla, point de séparation des deux routes de Gafsa à Gabès. Le sol de la sebkha, limoneux et glissant, est couvert de Salsolacées, d’Atriplex, de Limoniastrum et d’Æluropus littoralis.

Les seules plantes intéressantes que nous ont offertes les environs de l’Oglet Mehamla sont : Acacia tortilis (un ou deux pieds rabougris, les derniers que nous trouvons), Marrubium deserti et Haplophyllum tuberculatum.

Oglet Mehamla, où réside actuellement et en permanence un poste de correspondance, est une réunion de puits d’origine romaine, mais dont les margelles en pierre ont été refaites par les Français à l’aide de matériaux empruntés aux édifices de l’antique cité dont les ruines occupent un vaste espace à côté même du poste et du retranchement. On dirait un assemblage de dunes de sable devant lesquelles on pourrait passer indifférent, n’étaient les restes, encore debout, d’un temple, d’un théâtre et de plusieurs édifices à colonnes assez importants. Quelques fouilles qui ont été pratiquées sur ce point ont mis à découvert divers débris curieux, entre autres une pierre carrée portant un relief assez grossier représentant des slouguis (lévriers) chassant un lièvre ; une seconde pierre semblable représente une urne gardée par deux slouguis.

La visite des ruines et l’exploration des environs d’Oglet Mehamla occupent le peu d’heures que nous laisse le soin de nos collections.

On doit noter à Oglet Mehamla l’extrême abondance des gros Scarabées sacrés (Ateucus sacer) qui viennent le soir se heurter par centaines sur la toile de nos tentes. Les dunes de sable fournissent les mêmes espèces que celles de Gafsa et de la plaine de la Madjoura, en y ajoutant toutefois une toute petite Cigale, Cicada annulata, que nous devons retrouver jusqu’à Gabès, et un joli Buprestide (Acmæodera vicina) que l’on prend sur les fleurs du Convolvulus althæoides. Ces deux captures sont faites à l’Oued Rhoda.

Nous voyons sur divers points le Catharte alimoche tournoyer dans les airs, et nous capturons en fait de reptiles : Agama inermis, Plestiodon Aldrovandi, ainsi que quelques autres des espèces déjà citées.

Le vent et la pluie viennent bientôt interrompre notre exploration et, dans le milieu de la nuit, nous sommes réveillés par des coups de tonnerre accompagnant une forte averse qui, heureusement, dure peu et se borne à rafraîchir sensiblement la température et à amener sous la tente quantité de Bufo viridis.

Nous quittons Oglet Mehamla le 1er juin, à sept heures et demie du matin. Le pays désertique que nous traversons durant les premières heures est d’une navrante monotonie ; point ou presque pas de végétation arborescente ; cependant, un pied de Gommier est signalé avant de passer un col qui nous conduit au Djebel Rhoda, au delà duquel nous ne rencontrerons plus cette curieuse espèce.

Nous faisons halte à l’Oued Rhoda, oued à sec, à l’abri de quelques fortes touffes de Damouk (Rhus oxyacanthoides) qui nous font payer cher leur ombrage en nous déchirant les vêtements et les mains.

Sur une petite éminence voisine, que sa disposition en forme de plateau nous fait présumer avoir servi de castrum, nous trouvons quelques silex taillés. De la direction est que nous suivions jusqu’alors, la route a brusquement dévié au sud et elle continue à être très frayée et bordée de ruines romaines situées à peu de distance les unes des autres. Sur notre gauche, un plateau très étendu est couvert de sépultures très anciennes et, à un kilomètre et demi plus loin, nous rencontrons, sur le bord de la route même, un édifice en forme de columbarium assez bien conservé. Presque en face se trouvent d’importantes ruines dont l’une montre encore les restes d’une sorte d’abreuvoir. Nous atteignons peu après la Gueraat El-Fedjedj où nous devons camper. C’est une sorte de bassin marécageux qui reçoit toutes les eaux provenant des hauteurs voisines ; la dépression est assez sensible et suffisamment circonscrite de toutes parts pour que, quelques mois avant notre passage, par suite de pluies abondantes, une colonne française campée sur ce point ait couru de sérieux dangers. Vers le milieu de cette dépression, couverte en ce moment d’une herbe très rase, broutée qu’elle est par de nombreux troupeaux, se trouvent plusieurs puits aux trois quarts éboulés, où viennent s’alimenter d’eau les populations très nombreuses qui habitent les environs. Quelques-uns de ces puits sont même abandonnés et remplis d’une eau boueuse qui exhale une odeur fétide. Tandis que le camp se dresse et que nous herborisons dans le marais, dont la flore offre quelque intérêt, quatre de nos mulets, instinctivement attirés par l’eau, tombent dans une de ces excavations où ils manquent de se noyer ; on les en retire à grand’peine, mais sans accident. Redoutant l’influence fiévreuse du marécage, nous avons fait dresser les tentes à quelque distance, au grand désespoir de nos chameliers qui manifestent une vive crainte des serpents ; nous ajoutons à cette précaution quelques pilules de quinine, moyennant quoi, sauf l’ennui que nous causent de trop nombreux moustiques, nous passons sans inconvénient la nuit sur ce point malsain.

La dépression marécageuse de Gueraat El-Fedjedj nous fournit entre autres espèces : Senebiera lepidioides (nouveau pour la Tunisie), Astragalus Kralikianus, Lythrum thymifolium, Tamarix Gallica, Bellis annua, Chamomilla aurea, Francœuria laciniata, Caroxylum articulatum, Andrachne telephioides, etc.

Elle paraît devoir être très riche en insectes au printemps, mais la saison étant déjà avancée, elle ne nous offre rien de bien intéressant et rien qui n’ait été déjà pris à Tunis ou à Sfax ; seulement les spécimens s’y montrent très abondants. Nous citerons entre autres : Sciagona Europæa, Scarites planus, Brachynus nobilis et immaculicornis, Cicindela Ægyptiaca, Eunectes sticticus, etc. Les puits donnent quelques Crustacés branchiopodes (Brachypus) déjà trouvés au Redir Zitoun dans le Djebel Oum-Ali et un Estheria nouveau, remarquable par sa coquille anguleuse, et décrit par M. Simon sous le nom d’E. angulata.

Le 2 juin, tandis que, dès le matin, une grande animation règne autour des puits où les femmes des douars viennent par groupes faire leur provision d’eau, mes compagnons explorent le terrain de la gueraat, couvert en grande partie de buissons de Tamarix. Quant à moi, je retourne à cheval, accompagné d’un spahi, à quelques kilomètres en arrière, dans le désir d’examiner plus attentivement que je n’ai pu le faire la veille les sépultures et le plateau que j’ai déjà mentionnés. J’y reconnais une vaste nécropole où, sur beaucoup de points, toutes les tombes se touchent ; elles sont formées de pierres plates enfoncées de champ en terre ; les encaissements ainsi construits sont recouverts de dalles naturelles brutes et généralement arrondies à leurs deux extrémités. Sept à huit monticules, qui paraissent être des amas de matériaux de construction plutôt que des dolmens, sont espacés assez régulièrement de trois à quatre cents mètres, formant autour de cette nécropole comme les vedettes d’une ligne d’enceinte du côté du nord et de l’est. Quelques silex taillés se rencontrent dans les environs, mais rien ne révèle positivement l’origine ou la date probable de cette vaste nécropole qui mériterait d’être sérieusement fouillée. Peut-être ce vaste champ de repos a-t-il eu pour origine une grande bataille livrée sur ce point qui commande la route de Gabès (Tacape) à Gafsa (Capsa), ancienne capitale et dernier refuge de Jugurtha. Après avoir parcouru en divers sens, pendant plus d’une heure, la nécropole en question, avec le regret de ne pouvoir m’y livrer à des fouilles sérieuses, je reviens à travers champs dans l’espoir de rencontrer quelques ruines intéressantes, mais rien ne s’offre plus à mon attention, si ce n’est les colonnes de poussière lancées par les femmes des douars que notre approche remplit d’effroi.

Le chargement étant effectué, vers deux heures du soir, nous quittons la Gueraat El-Fedjedj pour tâcher d’arriver à Oudref avant la nuit. Le passage d’un col (Fedj El-Fedjedj) nous amène bientôt dans le bassin même du Chott El-Fedjedj, dont l’immense nappe blanche se déroule à nos pieds ; au loin nous apercevons les hauteurs qui bordent le Nefzaoua et séparent la Tunisie de la Tripolitaine. Les montagnes peu élevées que nous venons de franchir et que nous laissons ensuite à notre gauche présentent un chaos des plus curieux dans lequel diverses couches géologiques, de nature très tranchée, s’enchevêtrent de la façon la plus bizarre ; certaines d’entre elles plongent même verticalement. Les dolomies se montrent une dernière fois, mais à une hauteur bien moins grande que celle où nous les avions vues jusqu’ici. La position, l’inclinaison et l’enchevêtrement des couches variées qui forment ce dernier chaînon de montagnes révèlent d’une façon très nette l’effrondrement auquel est due la vaste et profonde faille occupée actuellement par le chott.

Descendant bientôt dans une plaine parsemée de douars nombreux, nous ne tardons pas à rencontrer une série de petites excavations également espacées entre elles et suivant une ligne à peu près droite. Intrigués d’abord par ces trous dont le creusement est récent, nous ne tardons pas à y reconnaître les derniers puits de sondages exécutés par la Mission Roudaire. Une plaine de sable, où la marche est des plus pénibles, nous offre un certain nombre de plantes ayant de l’intérêt, ce qui ralentit notre course. Peu après, nous abordons les petits monticules, formés de gypse érodé par les eaux pluviales, qui entourent le marais d’où sortent les sources abondantes de l’oasis d’Oudref. Ces sources, qui sont dirigées par des canaux dans les cultures de l’oasis, donnent une eau limpide, légèrement salée, et à la température de 25 degrés. Tournant l’oasis, nous entrons dans le village et nous nous rendons chez le caïd qui s’empresse de nous désigner un point de campement sur la place principale, mais, malgré son vif désir de nous y voir installer, nous préférons retourner sur nos pas à travers des jardins complantés de magnifiques Dattiers et camper sur un terrain découvert, en dehors de l’oasis et à proximité du ruisseau d’écoulement des sources. Ce ruisseau et le marais d’où il sort nous fournissent le lendemain matin de bonnes plantes aquatiques.

L’oasis d’Oudref avec ses eaux dormantes ou courantes, sortant d’un terrain d’argile entouré de sables et de massifs gypseux, nous a offert une assez grande quantité de plantes dont beaucoup appartiennent aux flores désertique et littorale ; citons entre autres :

  • Delphinium pubescens DC. var. dissitiflorum.
  • Erucaria Ægiceras J. Gay.
  • Zygophyllum album Desf.
  • Medicago sativa L., probablement naturalisé.
  • Argyrolobium uniflorum Jaub. et Spach.
  • Reaumuria vermiculata L.
  • Deverra chlorantha Coss. et DR.
  • —— tortuosa DC.
  • Scabiosa arenaria Forsk.
  • Filago Mareotica Delile, que nous n’avions pas revu depuis Sfax.
  • Rhanterium suaveolens Desf.
  • Carduncellus eriocephalus Boiss.
  • Carduus Arabicus DC.
  • Zollikoferia resedifolia Coss.
  • Spitzelia radicata Coss. et Kral.
  • Anarrhinum brevifolium Coss. et Kral.
  • Marrubium deserti Noë.
  • Statice globulariæfolia Desf.
  • —— pruinosa L.
  • Echinopsilon muricatus Moq.-Tand.
  • Thymelæa microphylla Coss. et DR.
  • Zannichelia macrostemon J. Gay.
  • Potamogeton pectinatus L.
  • Æluropus littoralis Parlat. var. repens.
  • Festuca Memphitica Coss.
  • Chara gymnophylla A. Br.

Les eaux du ruisseau et des sources qui l’alimentent sont peuplées d’un intéressant petit poisson, le Cyprinodon Calaritanus Bonelli, difficile à pêcher. Nous prenons aussi une tortue d’eau (Emys leprosa), un Caméléon et l’Agama inermis.

Un énorme hérisson est rendu par nous à la liberté faute de place.

En insectes, signalons : Brachytrupes megacephalus, le gros Grillon déjà trouvé à l’Oued Bateha et la vulgaire Taupe-Grillon (Gryllotalpus vulgaris). Rien de saillant comme Coléoptères : Cicindela Maura, C. Ægyptiaca, Cybister Africanus, etc. Comme à Tozzer, l’oued est peuplé d’une petite crevette (Palæmon varians).

La veille, avant d’arriver à l’oasis, nous avions fait aussi la capture du Blaps divergens, Coléoptère que nous n’avions pas encore rencontré.

Quittant Oudref, à deux heures du soir, pour faire la dernière étape avant Gabès, nous laissons à notre gauche un village et une seconde petite oasis. Nous passons près d’un petit lac dont les eaux limpides réjouissent la vue, et arrivons bientôt par une route des plus commodes au passage de l’Oued Rhan, celui-là même dont le cours serait utilisé par l’un des derniers tracés du canal Roudaire. Cet oued, auquel on peut difficilement donner le nom de cours d’eau, n’est, à proprement parler, qu’un ravin étroit et assez profond, occupé en différents endroits par des flaques d’une eau boueuse et fétide. Les berges, presque à pic des deux côtés, sont constituées par un terrain argileux fortement imprégné de sel. Du point assez élevé où nous nous trouvons, nous pouvons apercevoir, avec une certaine satisfaction, la mer que nous avons quittée depuis le 17 avril.

Les habitations se multiplient à mesure que nous approchons de Gabès ; le dernier village que nous rencontrons n’en est plus qu’à deux kilomètres environ, et bientôt nous pénétrons dans l’oasis, dont nous avons grand plaisir à trouver les beaux ombrages. Les Dattiers y sont généralement moins beaux et moins serrés que dans l’oasis de Gafsa et surtout dans celle de Tozzer ; mais nous remarquons qu’ils y sont l’objet d’une culture encore beaucoup plus soignée et qu’ils sont plantés en lignes régulières dans la plupart des jardins. On reconnaît à première vue que la culture des arbres fruitiers, des légumes et des céréales prime celle du Dattier dont les produits sont loin d’atteindre la valeur de ceux de Tozzer et des oasis d’El-Oudian. La Vigne y est aussi plus abondante et y donne de beaux raisins ; mais rien n’égale en développement les Abricotiers, dont les fruits savoureux et innombrables sont largement appréciés par nous, altérés que nous sommes par la chaleur et les eaux saumâtres que nous buvons depuis quelque temps. La route que nous suivons nous fait traverser dans toute sa largeur l’oasis de Djara, qui n’est, à vrai dire, qu’une succession de jardins séparés les uns des autres par des palissades en frondes de Palmiers entremêlées de plantes grimpantes et d’arbustes, et par de larges rigoles d’irrigation. Avant d’arriver à l’oued, nous côtoyons un ravin sauvage, de l’effet le plus pittoresque, aboutissant à un vieux pont de construction romaine. Là, nous jouissons du spectacle animé et ravissant d’une multitude de femmes vêtues d’étoffes aux couleurs voyantes et variées, dans l’eau jusqu’au-dessus du genou et caquetant bruyamment en lavant leur linge. Une nuée d’enfants des deux sexes, à peu près nus, se livrent à leurs ébats, les pieds dans l’eau limpide et tiède de ce rapide et important cours d’eau. La scène qui s’offre à nos regards, avec son encadrement de ruines et de beaux Palmiers, inspirerait une belle toile à un peintre coloriste ; aussi, malgré notre vif désir de nous installer dans un logis plus confortable que la tente sous laquelle nous vivons depuis deux mois, nous ne pouvons nous empêcher de jouir, pendant quelques instants, de ce spectacle plein d’originalité et d’attrait. L’oued une fois franchi, nous avons encore à traverser un vaste espace, presque entièrement occupé par des cimetières indigènes et coupé, en divers endroits, de profondes excavations ; puis une large voie nouvellement construite nous mène au faubourg de Coquinville, quartier européen en voie de construction, près duquel se trouvent les établissements militaires. C’est là que, par ordre supérieur, nous sommes installés dans un large baraquement inoccupé, où, si nous ne trouvons pas un confortable des plus complets, nous avons du moins un toit qui nous abrite et un vaste espace pour étaler, préparer et mettre en ordre les récoltes faites depuis Sfax pendant notre long voyage. Quant à notre escorte, dont nous allons bientôt avoir le regret de nous séparer, elle est logée sous nos deux tentes dans le campement dit des Isolés, c’est-à-dire réservé aux troupes de passage.

Nous voici arrivés au terme de notre excursion sur le continent. Partis de Sfax le 16 avril, nous sommes à Gabès le 3 juin, c’est-à-dire après quarante-huit jours d’existence sous la tente et au moins quarante de marche et d’explorations, ce qui représente une somme d’environ douze cents kilomètres parcourus. Quelques jours de repos nous sont indispensables après les fatigues incessantes que nous avons eu à subir dans les quinze derniers jours, depuis notre départ de Gafsa. Il nous faut, en outre, préparer notre voyage à Djerba et à Zarzis, et mettre en ordre nos récoltes pour les expédier à Sfax, dont nous avons fait notre centre d’opérations. Malgré ces occupations, Gabès et ses environs, quoique fort bien explorés par M. Kralik, au point de vue botanique, pendant le séjour qu’il y a fait en 1854, nous fourniront quelques bonnes trouvailles zoologiques et même botaniques. L’accueil si cordial qui nous est fait par le colonel de la Roque, commandant supérieur, qui s’intéresse vivement à notre mission et nous donne de précieux renseignements sur ce pays qu’il connaît à fond, la réception non moins aimable du général Allegro, gouverneur de la province de l’Arad, nous feront trouver trop courte notre halte à Gabès.

Durant ce séjour, nous faisons une excursion à Ras-el-Oued et nous sommes assez heureux pour récolter, abondamment et en parfait état de floraison, le Prosopis Stephaniana, intéressante Mimosée connue en Tunisie seulement sur ce point où M. Kralik n’avait pu en recueillir que des échantillons sans fleurs. Cet arbuste est confiné dans un ravin étroit, où il est malheureusement brouté par les chèvres et les moutons. Il y forme de petits buissons qui, sans la dent meurtrière des bestiaux, s’élèveraient sans doute à un mètre environ. Quelques rameaux portent encore des fruits de l’année précédente. Rentrés à Gabès, nous avons une preuve désobligeante du goût des animaux pour cette plante, car, durant la visite que nous faisons au colonel de la Roque, le cheval d’un spahi de notre escorte dévore à belles dents la botte d’échantillons que nous en avions suspendue à l’une de nos selles, ne nous en laissant que quelques-uns encore en état d’être préparés.

A Gabès, nous avons retrouvé la flore littorale de Sfax, plus quelques plantes désertiques des environs de Gafsa. La saison était déjà trop avancée pour que nous pussions faire de bonnes récoltes dans cette localité admirablement explorée par M. Kralik et visitée avant nous par notre collègue M. A. Letourneux ; nous ne citerons donc que peu de plantes, parmi lesquelles : Pistacia vera (cultivé), Hedysarum coronarium, Pulicaria Arabica var. longifolia, Atriplex parvifolia, Potamogeton pectinatus ; mais la plante la plus intéressante, sans contredit, de notre récolte à Gabès, a été le Prosopis (Lagonychium) Stephaniana, espèce orientale, d’Égypte, des provinces transcaucasiennes, de Syrie, de l’Asie Mineure, de Chypre, du Turkestan et de l’Afghanistan.

Nous retrouvons également à Gabès la faune de Gafsa, moins les espèces monticoles du Djebel Hattig.

Le Naja Haje y existe, ainsi que le Cerastes Ægyptius, dont un beau spécimen a été pris à dix heures du soir, à quelques mètres de la tente de nos hommes, c’est-à-dire en plein campement. Outre ces reptiles, nous avons capturé le Cœlopeltis insignitus et l’Acanthodactylus Boskianus.

Les eaux limpides et chaudes de l’oued nous ont fourni, comme celles d’Oudref, le Cyprinodon Calaritanus.

Parmi les mollusques, nous avons à noter, indépendamment des Melania, Melanopsis, Bythinia et Physa, que nous avons déjà trouvés dans d’autres localités, une espèce du genre Neritina, que nous voyions pour la première fois et qui avait déjà été récoltée avant nous par M. A. Letourneux.

Les alluvions anciennes de l’oued recèlent aussi bon nombre d’espèces subfossiles, parmi lesquelles des Planorbis et des Auricula étudiés depuis par M. Bourguignat.

Comme crustacés, nous avons retrouvé une Crevette d’eau douce, la même sans doute que celle d’Oudref et de Tozzer.

Nous citerons parmi les insectes : un Pimelia nouveau, déjà pris à Tozzer (P. confusa), les Scarites striatus, Cicindela Maura, Probosca viridana, etc. ; et, sur les Tamarix de la rive droite de l’oued, les Cryptocephalus acupunctatus et fulgurans.

Les matériaux servant aux constructions nouvelles et provenant des montagnes voisines m’ont fourni quelques intéressants fossiles, parmi lesquels le genre Roudairia, de création récente, de grands spécimens d’Inoceramus et des Chactetes, appartenant à l’étage sénonien. Enfin, durant notre court séjour, nous visitons, sous la conduite du colonel de la Roque, les ruines de l’ancienne cité de Tacape, dont l’emplacement est situé sur une petite éminence, en face de l’oasis de Menzel, près de la rive gauche de l’oued. L’enceinte fortifiée de la ville antique se distingue encore très bien, et les fouilles qui y ont été exécutées dernièrement ont mis à découvert des restes de constructions et d’édifices importants, des fours, etc. Le sol de cet emplacement est jonché de débris de poteries communes et de vases samiens, de morceaux de marbre appartenant aux variétés les plus estimées, de fragments de mosaïques, etc. Il y aurait, sans doute, sur ce point, beaucoup de choses intéressantes à exhumer.

Le 8 juin, nos préparatifs de départ sont terminés, et une partie de nos caisses expédiées directement en France par les transatlantiques. Nous rendons notre matériel militaire, et nous faisons nos adieux aux hommes qui nous escortaient depuis Sfax. Durant ce long et fatigant trajet, nous n’avons eu qu’à nous louer d’eux ; le brigadier Crabos a toujours montré de l’énergie, de la présence d’esprit et un tact remarquable dans la direction du détachement. La plupart de ces braves gens ont montré un grand empressement à nous seconder dans nos recherches et nos chasses ; quelques-uns d’entre eux sont même passés maîtres dans la capture des reptiles qui les effrayaient beaucoup au commencement du voyage. Ils y sont maintenant si bien accoutumés, que la veille, à dix heures du soir, l’un d’eux nous avait apporté une Vipère-à-cornes toute vivante qu’il venait de prendre à quelques pas de leur tente. Ces hommes nous quittent à regret, et, de notre côté, nous ne demanderions pas mieux que de les garder plus longtemps ; mais les ordres de service ne le permettent pas, bien qu’ils eussent pu rendre encore bien des services à la Mission.

OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES DE GAFSA À GABÈS.


El-Guettar, 21 mai, 9h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 740mm,0
Baromètre Fortin 740mm,0
Thermomètre du baromètre + 21°,8
Thermomètre frondé + 22°,0
Vent. — Sud-est violent (6).
État du ciel. — Couvert (8), brumeux.
 
Violente bourrasque vers 3h 30 du matin ; elle reprend vers 7 heures du matin.
Fedj El-Kheïl, 22 mai, 9h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 727mm,1
Thermomètre minima de la nuit + 14°,0
Vent. — Nord fort (5).
État du ciel. — Nuageux (5).
Redir Zitoun, 22 mai, 5 heures soir.
Baromètre holostérique no 2 728mm,5
Bled Cherb, 23 mai, 6 heures matin.
Thermomètre frondé + 22°,0
Vent. — Est très fort (5).
État du ciel. — Voilé, nuageux (5).
Bir Beni-Zid, 24 mai, 6h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 760mm,0
Baromètre Fortin 760mm,0
Thermomètre du baromètre + 23°,0
Thermomètre frondé + 22°,0
Minima de la nuit + 18°,5
Vent. — Est modéré (3).
État du ciel. — Brumeux (3).
Redir Timiat, 25 mai, 8h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 746mm,5
Thermomètre frondé + 19°,5
Minima de la nuit + 14°,0
Vent. — Ouest modéré (3).
État du ciel. — Couvert (8), quelques gouttes de pluie.
Le Fortin renversé par le vent se brise contre une pierre.
Bir Oum-Ali, 26 mai.
Violent orage et pluie abondante de 7 heures du matin à midi.
Bir Oum-Ali, 27 mai, midi.
Baromètre holostérique no 2 746mm,0
Thermomètre frondé + 22°,0
Minima de la nuit + 12°,3
Vent. — Est fort (4).
État du ciel. — Nuageux (5).
Bir Marabot, 28 mai.
Température minima de la nuit + 11°,5
Orage violent vers 2 heures du soir.
Campement au pied du Djebel Berd, 29 mai, 5h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 730mm,0
Température minima de la nuit + 13°,0
Vent. — Nul.
Sommet du Djebel Berd, 29 mai, 9 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 698mm,0
Thermomètre frondé + 19°,5
État du ciel. — Beau (3).
 
Orage assez fort vers 3 heures du soir.
Gueraat El-Fedjedj, 2 juin, 7 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 758mm,0
Thermomètre frondé + 19°,9
Minima de la nuit + 16°,5
Vent. — Est modéré (3).
État du ciel. — Couvert (8), brouillard sur les hauteurs. — Rosée.

VIII

Départ de Gabès pour l’île de Djerba. — Escale à Tripoli. — Excursions à Djerba et à Zarzis. — Retour à Gabès.

Le 8 juin, à midi, nous prenons passage sur l’Abd-el-Kader qui doit nous transporter à Djerba. A cinq heures du soir, nous sommes en face d’Houmt-Souk, ville principale de l’île. Le bateau mouille à quatre kilomètres au large, le fond ne lui permettant pas d’approcher la terre de plus près ; il doit repartir à six heures pour Tripoli et revenir à Houmt-Souk le surlendemain matin. Être si près de Tripoli et manquer volontairement l’occasion de voir cette ville, nous paraît si peu raisonnable que nous n’hésitons pas à faire cette pointe en dehors de notre itinéraire officiel.

Le lendemain, 9 juin, à six heures du matin, le paquebot est mouillé à l’entrée du port de Tripoli, rade naturelle sûre et commode, abritée par des rochers qui forment ceinture. Avec quelques travaux exécutés pour relier les rochers et des dragages, on ferait de ce port, à peu de frais, un des meilleurs refuges de la côte barbaresque. Est-ce une anecdote vraie ou une histoire faite à plaisir, nous ne le savons, mais il paraîtrait que le pacha gouverneur aurait répondu que ces roches étaient trop vieilles et trop usées pour supporter des constructions nouvelles !

Nous descendons à terre immédiatement et notre premier soin est de rendre visite à M. Féraud, consul de France, qui nous accueille avec une grande affabilité et nous donne d’intéressants détails sur le pays et sur l’influence prépondérante qu’y exerce le représentant de la France. M. Féraud est amateur d’archéologie ; aussi l’hôtel du consulat est-il devenu l’asile d’un grand nombre d’antiquités que nous avons plaisir à examiner. Ensuite nous parcourons la ville, qui ne ressemble en rien aux cités de la côte tunisienne. Parmi les nombreux restes romains qu’elle renferme, le plus remarquable est, sans contredit, l’arc de Trajan qui a été décrit et dessiné il y a un siècle par l’un de mes aïeux, J.-B. Adanson (frère du naturaliste), lequel, après avoir été attaché à diverses légations du Levant, mourut à Tunis, victime de la peste.

Tripoli est une ville encore entièrement turque, quoique les chrétiens et les israélites y soient en très grand nombre. Plus encore qu’à Tunis, chaque corps d’état est cantonné dans des rues spéciales que nous visitons rapidement, car, sur le temps très limité que nous avons à passer à terre, nous voulons consacrer une couple d’heures à voir les environs immédiats de la ville ; nous les trouvons bien inférieurs comme fertilité, comme culture et comme pittoresque, aux belles oasis de Gabès. Ici le terrain sableux ou argilo-sableux semble manquer d’eau ; aussi les Dattiers et les arbres et arbustes qu’ils abritent ont-ils une apparence terne et flétrie, accentuée encore par l’abondante poussière qui couvre les routes. Dans les jardins, cependant, grâce à l’arrosage que l’on pratique au moyen de puits et de guerbas analogues à celles de Tunisie, les légumes croissent assez vigoureusement. Dès les premiers pas que nous faisons vers la campagne, nous sommes intrigués par une espèce de gros arbre vert, au tronc tourmenté, que de loin nous prenons d’abord pour un Casuarina, mais que nous reconnaissons être un Tamarix articulata. Cet arbre, que nous n’avons pas vu en Tunisie, paraît commun à Tripoli où il acquiert d’assez fortes proportions. Après un coup d’œil rapidement jeté sur l’oasis, nous rentrons en ville en passant près d’un camp de troupes turques établi sous les ombrages d’un bois de vieux Oliviers. Sur la plage du port, de nombreux groupes de chameaux prennent leur repas ou font la sieste, à l’exemple des soldats qui gardent la porte fortifiée par laquelle nous rentrons en ville. Nous n’avons plus guère que le temps de prendre congé du Consul français et de nous rendre à bord, le paquebot partant à six heures du soir. Nous jetons un dernier regard sur les murs crénelés de la citadelle pendant que le steamer, doublant les roches de l’entrée du port, prend la direction de Djerba, où nous arrivons le lendemain 10 juin, à sept heures du matin.

Le canot de la Compagnie transatlantique nous transporte à terre, où nous sommes accueillis avec empressement par l’agent français et par les autorités indigènes d’Houmt-Souk, notamment par le caïd, vieux serviteur dévoué depuis longtemps à la France que sa famille sert de père en fils dans les fonctions d’agent consulaire. La ville est distante du port de près de deux kilomètres que nous faisons à pied, tandis que nos bagages sont transportés au fort où nous devons trouver un logis pendant notre séjour.

Houmt-Souk n’est pas une ville à proprement parler ; à peine pourrait-on donner le nom de gros village à cet assemblage de quelques rues tortueuses et étroites, entouré de cimetières et de villas construites par les Européens. Ce qui en fait la capitale de l’île, c’est le marché qui s’y tient, marché où se vendent surtout les étoffes de laine et de soie fabriquées dans l’île de Djerba dont elles sont la principale industrie. Plus encore peut-être que dans le reste de la Tunisie, le commerce est ici entre les mains des juifs, dont la colonie, assez considérable, habite un faubourg spécial. Une longue avenue de plus d’un kilomètre et demi, établie depuis l’occupation française, conduit à la forteresse située sur le bord de la mer, non loin du port. C’est là, nous l’avons déjà dit, que l’autorité militaire nous donne un asile que nous aurions difficilement trouvé dans la ville.

Nous consacrons l’après-midi à faire une première exploration sur la côte nord-ouest. Bien que la végétation soit déjà très avancée, nous recueillons la majeure partie des plantes que nous avons déjà récoltées aux îles Kerkenna. La flore y est donc à la fois désertique et maritime. Le tapis végétal est, du reste, profondément modifié par la culture, l’île presque entière n’étant qu’un grand réseau de champs et de jardins entourant des fermes ou des habitations peu distantes les unes des autres. La plupart de ces maisons, simulant de longues galeries voûtées, très basses, quelquefois en contre-bas du sol, sont occupées par des ateliers de tissage dont les métiers, très primitifs, sont mus à l’aide des mains et des pieds par les ouvriers indigènes. Dans cette partie de l’île, les Oliviers forment l’essence dominante, et leur grosseur, autant que leur décrépitude, permet de leur attribuer plusieurs siècles d’existence.

Le lendemain, 11 juin, nous montons à cheval de bonne heure pour faire une reconnaissance dans la direction du sud-est. Traversant d’abord le faubourg juif qui se distingue par une écœurante malpropreté, nous suivons ensuite un chemin bordé de champs cultivés complantés d’Oliviers, de Figuiers, de Mûriers et de quelques Dattiers. De même que dans la partie visitée par nous la veille, nous rencontrons de nombreuses habitations disséminées au milieu des champs, et surtout beaucoup de maisons en ruine. La Vigne est cultivée partout, mais beaucoup de ceps sont à l’état de décrépitude et redevenus presque sauvages par suite de l’abandon du vignoble. Vers onze heures, une pluie fine et froide nous surprend au milieu de dunes de sable en partie fixées par d’anciennes cultures ; les Oliviers deviennent plus rares, mais les Mûriers, les Figuiers et les Dattiers sont abondants. L’Aloe vulgaris borde partout les champs et les carrés de vignes. La flore est peu variée et presque exclusivement maritime.

Après avoir déjeuné à l’abri d’un Mûrier dont les fruits sucrés et juteux remplacent pour nous le dessert, nous laissons sur notre droite Houmt-Cedrien, et poussons une pointe jusqu’au bord de la mer où nous recueillons, entre autres plantes, le Diotis maritima ; mais le temps devenant de plus en plus mauvais, nous sommes bientôt contraints de battre en retraite et de rentrer à Houmt-Souk par une large route bordée d’Oliviers séculaires. Beaucoup de ces vieux arbres, groupés en cercle, paraissent être des rejetons ayant remplacé le tronc primitif, ce qui laisse supposer que les plantations de Djerba remontent à une époque très ancienne, peut-être à celle de la domination romaine. Du reste, de nombreuses constructions en ruine et une multitude de champs abandonnés semblent prouver que l’île a été jadis beaucoup plus peuplée et surtout beaucoup plus cultivée encore qu’elle ne l’est actuellement.

La pluie, qui a continué pendant la nuit, ne cesse le lendemain 12 juin que vers midi, ce qui nous force à nous borner à l’exploration du bord de la mer à proximité d’Houmt-Souk. Nous retrouvons sur le rivage la même formation remaniée que nous avons déjà vue aux îles Kerkenna. Comme dans cette dernière localité, le Strombus Mediterraneus et plusieurs autres types disparus sont associés, à l’état fossile, aux restes subfossiles des espèces vivant actuellement sur la côte. Cette formation quaternaire, que l’on voit sur le littoral nord plus particulièrement, et qui offre un grand nombre d’espèces parmi lesquelles figurent des Mactra, Arca, Cardita, etc. qui ne vivent plus dans la Méditerranée, associées à d’autres qui y vivent encore, ne manque pas d’intérêt. Comme à Kerkenna, la côte semble être en travail d’affaissement, après avoir subi un relèvement à la fin de l’époque quaternaire.

Le mauvais temps nous ayant empêchés de traverser l’île pour nous embarquer à l’autre extrémité comme nous en avions le projet, nous nous sommes assurés, dès le matin, d’un moyen de transport par mer pour nous rendre à Zarzis. C’est vers minuit que nous montons à bord d’une grande felouque frétée à cet effet, comptant bien lever l’ancre avant deux heures du matin et être rendus à Zarzis vers huit heures ; malheureusement, le vent faisant complètement défaut, nous sommes encore à louvoyer en face d’Houmt-Souk vers une heure de l’après-midi, lorsque le vent se lève et nous permet enfin de marcher, bien que la mer soit mauvaise. A quatre heures du soir, nous débarquons à Zarzis. Nous sommes recommandés par M. Matteï à son gendre M. Carleton, fixé depuis longtemps à Zarzis, et au khalifa par le général Allegro, qui y est propriétaire de vastes terrains et d’une maison où nous sommes logés ; nous prendrons notre repas du soir dans la forteresse avec les sous-officiers attachés au poste télégraphique installé depuis l’occupation française. Les quelques heures qui nous restent avant la nuit sont employées à visiter les plantations de Vignes entreprises sur les terres appartenant au général Allegro, et nous constatons que les ceps ont été trop espacés les uns des autres ; nous pensons que pour réussir, ce vignoble, situé à une faible distance du rivage, aurait besoin d’être garanti de l’influence du vent marin par une haie de Tamarix, arbustes qui croissent bien au bord de la mer et constituent d’excellents abris ; à cette condition, la Vigne, qui pousse du reste vigoureusement dans ce terrain sablonneux, pourrait peut-être donner des produits lucratifs.

Zarzis n’est qu’une bourgade composée de quelques maisons habitées par un très petit nombre d’Européens et par une population indigène d’origine berbère. L’idiome parlé par cette dernière est difficilement compris par les autres Arabes, et il est très difficile de se faire entendre, même avec les mots les plus usuels, car les gens de Zarzis les prononcent d’une façon particulière. Les habitants, quoique cultivateurs, se livrent aussi à l’industrie de la pêche des éponges qui abondent sur ce point de la côte, plus encore que dans les parages des Kerkenna.

En parcourant les terrains avoisinant le village, nous remarquons l’abondance particulière des débris d’un purpurifère, le Murex Trunculus (variété à bouche rose fortement colorée), qui forme, paraît-il, non loin de cette localité, des bancs assez étendus pour que la pêche de ce mollusque devienne, à un moment de l’année, la principale occupation de la population qui s’en nourrit. Cette espèce étant l’une de celles que l’on croit avoir fourni la pourpre des anciens, on pourrait supposer qu’à l’époque romaine, la pêche en devait être faite dans un but commercial et industriel.

La faune entomologique ne diffère pas de celle des Kerkenna et de Sfax. Le Morica octocostata ainsi que le Blaps nitens habitent sous toutes les pierres.

Cette localité ayant été visitée avant nous par MM. Letourneux et Lataste, nous n’y avons séjourné que quelques heures, et nous n’aurons pas de liste de plantes à donner. Nous nous bornons à constater que la flore y a, dans son ensemble, un caractère beaucoup plus septentrional que ne le ferait supposer la latitude de cette partie de la côte ; ce fait pourrait tenir à l’orientation de la pente du terrain. L’Onopordon Espinæ, que nous y avons retrouvé, est l’espèce la plus intéressante que nous ayons à noter.

La forteresse de Zarzis, construite sur un rocher taillé à pic, est d’origine romaine, ainsi que le démontre l’appareil employé dans les assises inférieures de cet édifice rectangulaire, isolé de tous côtés par d’anciens fossés assez profonds. Elle sert actuellement de résidence à deux sous-officiers français chargés du service télégraphique, en compagnie desquels, après avoir pris notre repas, nous passons le reste de la soirée.

Nous devions reprendre la felouque pour retourner le lendemain à Djerba et débarquer à El-Kantara, mais le docteur Bonnet ayant été très fatigué par la mer, et redoutant pour lui un nouveau trajet en barque, je juge plus prudent de modifier cet itinéraire, car nous pouvons facilement atteindre par voie de terre un point assez rapproché de la côte sud de Djerba pour n’avoir plus à faire qu’une heure environ de navigation. Nous prescrivons en conséquence au patron de la felouque d’avoir à nous attendre en face d’El-Kantara, le lendemain à onze heures du matin.

D’après ce nouveau programme, le 14 juin nous quittons Zarzis à sept heures du matin, escortés et guidés par quatre cavaliers indigènes, et montés nous-mêmes sur des chevaux mis à notre disposition par le khalifa, dont nous prenons congé ainsi que de M. Carleton et des télégraphistes.

Nous n’avons pas à regretter ce trajet par terre qui nous permet de constater de nouveau, dans l’ensemble de la flore, un caractère beaucoup moins méridional que ne semblerait le comporter la position géographique de Zarzis. Tandis qu’à Gabès et à Sfax, situés plus au nord, la végétation saharienne domine, à peine voit-on ici quelques Dattiers dans les jardins, et la majorité des plantes spontanées appartiennent à la flore des environs de Sousa et à celle de la presqu’île du Cap Bon.

A deux kilomètres à peu près de la ville, nous abandonnons la large route que nous suivions entre de fertiles jardins, pour prendre une direction nord, à travers un plateau pierreux couvert de broussailles basses et rabougries. Nous sommes bientôt attirés sur la gauche par des ruines importantes, qui témoignent de l’ancienne prospérité de ce pays actuellement très peu peuplé. Si nous disposions de plus de temps, nous pourrions en quelques heures visiter les ruines de Tina, réputées des plus remarquables et dans lesquelles gisent encore, dit-on, de nombreuses statues de marbre. Vers dix heures, nous traversons un village entouré de jardins irrigués avec soin à l’aide de puits. Les femmes, qui ne s’enfuient pas à notre approche, y sont vêtues d’étoffes voyantes, et les enfants y sont presque tous nus ou à peu près. De ce point la vue embrasse tout le bras de mer qui sépare Djerba de la terre ferme, et nous apercevons distinctement, à l’extrémité de la pointe orientale de l’île, le Bordj Castel, tandis que se montrent, à l’ouest de la baie, les fortins isolés de Bordj El-Bab et de Bordj Trik-el-Djemel, sur lesquels nous nous dirigeons à travers des terrains bas et couverts de broussailles maritimes. Nous avons bientôt atteint le rivage et, peu après, nous nous arrêtons près de la grande chaussée romaine qui reliait jadis Djerba à la terre ferme ; c’est là que nous avions donné rendez-vous à notre felouque ; mais, bien qu’il soit déjà onze heures, et que nous ayons pendant longtemps cru distinguer une voile se dirigeant vers El-Kantara, nous ne trouvons personne à l’endroit désigné : un de ces effets de mirage dont on ne peut se rendre compte que lorqu’on en a été la dupe avait fait revêtir aux moindres objets des proportions considérables et des formes trompeuses auxquelles nous nous étions laissé prendre. Durant cinq longues heures, l’estomac creux, sans rien avoir à mettre sous la dent, croyant à chaque instant voir s’approcher une barque dont l’image s’évanouissait l’instant d’après, tirant en vain des coups de fusil pour attirer l’attention des hommes de notre felouque, nous restons sur la plage sous l’ardeur d’un soleil brûlant. Cette situation est rendue encore plus désagréable par l’impossibilité de nous faire comprendre des hommes qui nous ont escortés et qui, en bons musulmans, attendent avec un calme désespérant qu’Allah veuille bien intervenir. Las de nous morfondre, nous prenons le sage parti d’utiliser notre temps, en cherchant des mollusques à mer basse, en faisant la chasse aux insectes et aux orthoptères et en récoltant des plantes, parfois aussi en nous livrant à un sommeil qui trompe notre faim.

Tenter le passage en suivant l’ancienne chaussée romaine est chose impossible, cette chaussée étant en partie submergée, même à marée basse, et interrompue par une large et profonde coupure qui donne passage aux bateaux, à environ trois cents mètres de la rive opposée. Nous croyons pourtant voir distinctement une grande barque, à l’ancre de l’autre côté de la chaussée, et cette barque, pensons-nous, doit être la nôtre. Cependant, tandis que le soleil baisse et que la marée commence à remonter, l’un des hommes de l’escorte, sans doute un peu inspiré par Allah et beaucoup, certainement, par son désir de retourner à Zarzis, se met résolument à suivre la chaussée, entrant parfois dans l’eau jusqu’à la ceinture ; il revient enfin au bout d’une heure, annonçant qu’une nacelle montée par deux de nos matelots rame énergiquement vers nous. Le mirage s’atténuant à mesure que le soleil baisse, nous ne tardons pas en effet à voir s’avancer un frêle esquif, et, à six heures du soir, nous opérons, à cheval, notre embarquement, mais non sans nous mouiller quelque peu, le défaut de fond ne permettant pas à la nacelle d’approcher de la rive à plus de deux cents mètres. Nous rémunérons les services de nos hommes d’escorte, heureux de recouvrer leur liberté, et voguons enfin à force de rames sur une eau unie comme une glace et dont la limpidité de cristal et le peu de profondeur nous permettent de voir distinctement tous les êtres, plantes, zoophytes, mollusques ou crustacés, qui tapissent le fond de ce bras de mer ; parmi ces êtres figurent de nombreux spongiaires, appartenant tous à des espèces sans valeur commerciale et analogues aux sujets que nous avons trouvés en grande quantité sur le rivage.

La satisfaction que nous éprouvons de débarquer sur l’île de Djerba ne doit pas être de longue durée, car nous n’y trouvons ni felouque, ni ville d’El-Kantara ; la felouque est mouillée à un kilomètre de l’autre côté de la chaussée, et El-Kantara n’est constitué que par une cahute de pêcheurs et par une maisonnette dont la porte est close et qui sert de bureau au commandant du port, lequel n’y vient qu’accidentellement et habite Houmt-Cedouich, à douze kilomètres dans l’intérieur. C’est donc là qu’il faut nous rendre pour profiter de l’hospitalité qui doit nous être offerte par ce haut fonctionnaire. La cahute étant des plus malpropres et le pain manquant totalement, les vivres étant restés à bord de la felouque, nous jugeons qu’il vaut encore mieux faire les douze kilomètres à pied que de passer en cet endroit la nuit qui nous enveloppe déjà. Nous partons donc, guidés par un indigène qui veut bien charger sur son âne notre petit bagage indispensable. A dix heures du soir et harassés de fatigue, nous voyons poindre la lumière, non d’un village, mais de la villa isolée du commandant du port, auquel nous sommes chaudement recommandés, mais qui, surpris d’une visite aussi tardive, nous fait attendre près de trois quarts d’heure, dans une obscurité profonde, au milieu de ses jardins ; après quoi, nous sommes installés par le maître de céans dans un logis séparé de sa maison et destiné aux étrangers. Ce brave homme ne comprend qu’avec beaucoup de peine que nous soyons restés complètement à jeun depuis notre départ de Zarzis, c’est-à-dire depuis sept heures du matin. Cependant un composé de mots arabes et sabirs bien combinés l’ayant mis au fait de notre situation critique, quelques œufs durs, des dattes et autres comestibles viennent, au bout d’une autre demi-heure d’attente, calmer les exigences de nos estomacs. Après une aussi rude journée, les nattes et le mince matelas mis à notre disposition, avec une parfaite courtoisie du reste, nous paraissent si moelleux que nous nous abandonnons sans peine à un sommeil réparateur.

Malgré les fatigues de la veille, le 15 juin, nous sommes sur pied de bonne heure. Une abondante rosée couvre les jardins qui entourent notre logis et que nous trouvons relativement soignés. Ils sont complantés de nombreux arbres fruitiers et d’Oliviers archiséculaires. Nous constatons une fois de plus que l’île entière de Djerba n’est qu’un vaste réseau de jardins et de cultures au milieu desquels sont disséminées des habitations. Aussi ce pays fournit-il des fruits et des légumes en abondance à Gabès, à Sfax, et même beaucoup plus loin sur la côte de Tunisie. Le sol sableux ou argilo-sableux est rendu fertile par des engrais et arrosé par de nombreuses guerbas semblables à toutes celles que l’on trouve dans la Régence et sans l’aide desquelles on ne pourrait obtenir aucun produit en dehors des olives. Bien que notre hôte ait son logis particulier peu éloigné de celui où nous avons passé la nuit, nous n’y pénétrons pas ; il paraît même nous en tenir soigneusement à distance, sans doute pour dérober ses nombreuses femmes aux regards dangereux des « roumis ». Sa vigilance ne parvient pourtant pas à empêcher celles-ci de faire de fréquentes allées et venues de la maison à la guerba, d’où, sous prétexte de puiser de l’eau, elles ne se font pas faute d’examiner avec curiosité les hôtes insolites de leur seigneur et maître.

Le peu d’intérêt que nous offrent les terres cultivées et d’autre part le désir que nous avons de consacrer quelques heures à la visite des importantes ruines que nous avons entrevues la veille à la faveur du crépuscule nous poussent à regagner El-Kantara le plus promptement possible. Ce désir est du reste favorisé par notre hôte, qui nous procure un assortiment de bourriquots que nous nous empressons d’enfourcher, après toutefois avoir fait emplette, sur le souk, de vivres en quantité suffisante pour subvenir aux besoins de la journée.

Chemin faisant, nous récoltons quelques bonnes plantes, parmi lesquelles le bel Onopordon Espinæ en fleur, et le Convolvulus supinus, intéressante espèce découverte par M. Espina en 1854.

A deux kilomètres avant d’arriver à la mer, nous trouvons les restes d’un mur antique, dirigé en ligne droite pendant près d’un kilomètre, déviant ensuite, et paraissant être la fondation d’une vaste enceinte. Il traverse actuellement des terrains marécageux, près des ruines d’une cité qui a dû être des plus florissantes. Nous passons plus de deux heures à visiter en détail les restes de divers monuments et de gigantesques édifices qu’il y aurait le plus grand intérêt à déblayer. Partout existent des pavages entiers en mosaïque du travail le plus soigné, partout des débris de revêtement et de colonnes en marbres précieux. Le plus considérable de ces monuments est situé vers le milieu des ruines, sur le bord de la mer à laquelle il paraît avoir fait face. D’énormes fûts et chapiteaux de colonnes en marbre cipolin et des entablements en marbre blanc de la plus belle qualité, ornés de sculptures d’un admirable travail, ne laissent aucun doute sur l’importance de cet édifice, qui occupait un espace considérable et dans lequel se révèle l’architecture grecque. Au milieu des débris gisent encore des fragments de statues en marbre. L’état de ces immenses ruines, la position des colonnes renversées, laisseraient à supposer que la destruction de cette ville, qui a dû être un centre commercial riche et populeux, peut être attribuée à un cataclysme, à un tremblement de terre probablement. Nous signalerons spécialement, parmi les débris que nous avons rencontrés, un splendide morceau d’entablement en marbre blanc, digne de figurer avec honneur dans les collections du musée du Louvre. A peu de distance, des fouilles ont mis à découvert les restes de plusieurs maisons dans l’une desquelles nous avons trouvé une multitude d’objets en os, stylets, etc., qui semblent indiquer un atelier de tabletterie. Ce n’est qu’à regret que nous quittons ces lieux si dignes d’être explorés et où nous voudrions avoir le temps et les moyens d’exécuter des fouilles réservées aux membres de la Mission archéologique. — Ayant regagné le lieu d’embarquement, où nous attendait un repas de poisson préparé par nos matelots, nous ne tardons pas à remonter dans le canot qui nous avait amenés la veille et qui doit nous conduire à bord de notre felouque obstinément restée à son mouillage.

Il est déjà près d’une heure quand la chaloupe quitte la terre. Nous franchissons le goulet qui coupe en deux la chaussée romaine et passons tout auprès du fortin isolé appelé Bordj Trik-el-Djemel (le fort du chemin du chameau) ; nous faisons approcher notre barque autant que possible de cette construction et nous remarquons que, non seulement la portion servant de base construite en gros blocs, mais encore une partie de celle bâtie en petits matériaux, se trouvent au-dessous du niveau de la mer ; de plus, le haut-fond formant chaussée, qui devait jadis relier le fortin à la côte, est à plusieurs mètres sous l’eau. Le rapprochement de ce fait avec ceux déjà constatés aux îles Kerkenna, et le nom significatif de Trik-el-Djemel, viennent à l’appui de l’hypothèse que la côte tout entière, depuis le cap Bon jusqu’au sud de Djerba, est soumise à un mouvement d’abaissement lent, mais continu. Il est cependant à noter que si l’ossature de la côte s’abaisse, le fond du bras de mer qui sépare l’île du continent tend au contraire à diminuer de profondeur, ou tout au moins ne s’approfondit pas, en raison de l’apport considérable de sables dû aux vents venant de terre et aux courants côtiers. Il y a là deux phénomènes inverses qui, principalement au fond du golfe de Gabès, modifient lentement le régime de la côte : affaissement lent de l’ossature d’une part et exhaussement du fond par les dépôts de sables et de vases d’autre part ; d’où il résulte que, tandis que les géologues soutiendront que la côte s’abaisse, les hydrographes au contraire donneront la preuve que les fonds s’amoindrissent.

Une fois rembarqués sur la felouque, nous sommes rapidement poussés vers le port d’Adjim par une brise modérée à laquelle vient s’ajouter le courant produit par le retrait de la marée. Une escale de quatre heures est nécessaire pour que la mer remonte et nous permette de sortir du détroit par lequel nous rentrerons dans le golfe de Gabès. Pour utiliser notre temps, nous descendons à terre et tombons en plein marché, ce qui donne une grande animation au village d’Adjim. Une population bigarrée s’agite et crie beaucoup. Les constructions sont d’une architecture différente de toutes celles que nous avons rencontrées jusque-là ; beaucoup d’entre elles sont flanquées de pavillons carrés élevés d’un ou deux étages ; quelques-unes en présentent à leurs quatre angles. Les femmes portent aussi un costume et surtout une coiffure particuliers : le premier caractérisé par des étoffes rayées de deux couleurs, la seconde consistant en un chapeau de paille pointu, rappelant complètement l’ancienne coiffure grecque appelée Πέτασος. Par contre, rien de bien intéressant comme productions naturelles : la flore, pauvre par suite de la culture, et les insectes, peu abondants et peu variés, ne nous fournissent qu’une maigre récolte.

Après le repas pseudo-civilisé qui nous est offert, dans une maison relativement très confortable, par le fils du commandant du port, avec force excuses sur l’absence de son père, nous regagnons notre felouque un peu avant la nuit, et franchissons lestement la passe qui sépare la rade d’Adjim de la pleine mer. Il est à remarquer que la côte, qui partout ailleurs est basse et sablonneuse, s’élève brusquement sur ce point où elle devient abrupte et rocheuse. Un îlot allongé, qui se montre à notre droite, abrite des vents de nord-ouest et de la lame le port d’Adjim, qui est garanti également des vents de terre par l’élévation du rivage continental. En raison de la profondeur de l’eau, il semble que ce point est spécialement désigné pour constituer le principal port de l’île que nous allons quitter.

On retrouve dans l’île de Djerba une végétation très analogue à celle des îles Kerkenna, qui sont situées sensiblement plus au nord. Quelques plantes d’un caractère plus désertique viennent pourtant s’y mêler. On doit en outre tenir compte des modifications que la culture, fort ancienne dans cette île, et jadis beaucoup plus étendue qu’à l’époque présente, a dû faire subir à la végétation spontanée. Malgré la saison déjà un peu trop avancée, nous y avons fait d’abondantes récoltes. La liste suivante, bien que très abrégée, fera ressortir le caractère maritimo-désertique de la flore :

  • Delphinium peregrinum L. var. halteratum.
  • Nigella arvensis L.
  • Glaucium flavum Crantz.
  • Matthiola oxyceras DC. var. basiceras.
  • Koniga Lybica R. Br.
  • Brassica Tournefortii Gouan.
  • Cakile maritima Scop.
  • Enarthrocarpus clavatus Delile.
  • Rapistrum Orientale DC.
  • Cleome Arabica L.
  • Helianthemum sessiliflorum Desf.
  • —— —— var. ellipticum.
  • Reseda propinqua R. Br.
  • Silene succulenta Forsk.
  • —— Nicæensis All.
  • Hypericum crispum L.
  • Erodium glaucophyllum Ait.
  • —— laciniatum Cav. var. pulverulentum.
  • Zygophyllum album Desf.
  • Tribulus terrestris L.
  • Peganum Harmala L.
  • Ononis longifolia Willd.
  • —— serrata Forsk.
  • —— reclinata L.
  • Trigonella maritima L.
  • Astragalus Gombo Coss. et DR.
  • Lotus Creticus L.
  • Neurada procumbens L.
  • Lœflingia Hispanica L.
  • Reaumuria vermiculata L.
  • Aizoon Canariense L.
  • Daucus parviflorus Desf.
  • Deverra tortuosa DC.
  • Fœniculum vulgare Gærtn.
  • Smyrnium Olusatrum L.
  • Crucianella angustifolia L.
  • Nolletia chrysocomoides Cass.
  • Helichrysum decumbens Camb. ?
  • Phagnalon rupestre DC.
  • Filago Mareotica Delile.
  • Rhanterium suaveolens Desf.
  • Atractylis flava Desf.
  • —— prolifera Boiss.
  • Centaurea contracta Viv.
  • —— dimorpha Viv.
  • Onopordon ambiguum Fres.
  • Echinops spinosus L.
  • Zollikoferia resedifolia Coss.
  • Coris Monspeliensis L.
  • Heliotropium undulatum Vahl.
  • Echiochilon fruticosum Desf.
  • Linaria fruticosa Desf.
  • Marrubium Alysson L.
  • Salvia lanigera Poir.
  • Atriplex Halimus L.
  • Suæda fruticosa Forsk.
  • Polygonum equisetiforme Sibth. et Sm.
  • Thymelæa microphylla Coss. et DR.
  • Euphorbia Terracina L.
  • —— serrata L.
  • —— Paralias L.
  • Morus nigra L., cultivé.
  • Ficus Carica L., subspontané et cultivé.
  • Cyperus schœnoides Griseb.
  • Scirpus Holoschœnus L.
  • Phalaris paradoxa L.
  • Arthratherum ciliatum Nees.
  • Kœleria pubescens P. B.

Dans la partie sud, entre El-Kantara et Houmt-Cedouich, nous citerons en outre :

  • Frankenia pulverulenta L.
  • Ononis Sicula Guss.
  • Calycotome intermedia DC.
  • Asteriscus aquaticus Mœnch.
  • Chrysanthemum coronarium L.
  • Onopordon Espinæ Coss.
  • Spitzelia sp.
  • Convolvulus supinus Coss. et Kral.
  • Limoniastrum monopetalum Boiss.
  • Statice echioides L.
  • Euphorbia cornuta Pers.
  • Crozophora verbascifolia Adr. Juss.
  • Æluropus littoralis Parl. var. repens.

La zoologie du nord de l’île fournit peu d’espèces intéressantes. Les seuls reptiles sont : Gongylus ocellatus, Platydactylus muralis et Hemidactylus verruculatus. En insectes, un hanneton nouveau : Pachydema Doumeti, décrit par M. Valéry Mayet ; c’est la faune de Sfax et aucune des espèces désertiques de Gabès ne s’y rencontre. Dans le sud, à El-Kantara et à Houmt-Cedouich, nous avons trouvé : Lampyris attenuata, Cryptocephalus curvilinea, vivant sur les Limoniastrum. Le Cicindela Latreillei, décrit par Dejean vers 1820 et qui depuis n’avait pas été retrouvé, croyons-nous, est la capture la plus intéressante ; c’est une espèce des plages maritimes déjà vue à Zarzis et abondante à El-Kantara ; malheureusement, par suite de son agilité et de l’absence des filets restés à bord de la felouque, nous n’avons pu en prendre que quelques individus. Signalons aussi d’énormes scorpions (Buthus australis), les plus gros que nous ayons encore capturés ; ils atteignent 9 à 10 centimètres de long.

Vers onze heures du soir, la marée basse nous force à jeter l’ancre, nos marins ayant pour habitude de ne pas s’écarter beaucoup de la côte. Du reste un orage se forme dans le nord-ouest, et, vers minuit, la foudre éclate tout autour de nous ; la pluie, qui s’en mêle à son tour, nous oblige à nous réfugier dans l’entrepont où nous passons une partie de la nuit en compagnie des rats et au milieu de toutes sortes d’ustensiles que l’obscurité profonde où nous nous trouvons ne nous permet pas de distinguer.

Avant le jour, on largue la voile, mais la brise, déjà si faible que nous marchons à peine, ne tarde pas à faire place à un calme plat ; nous n’avançons plus du tout et sommes réduits à nous morfondre en contemplant la limpidité merveilleuse des eaux du golfe de Gabès, dont aucun souffle léger ne vient rider la surface. Dans ces conditions, à bord d’un bateau à voiles, on est bien forcé de s’armer de patience. Six heures se passent ainsi ; enfin, vers une heure du soir, le calme est remplacé par une assez bonne brise, à la faveur de laquelle nous pouvons courir des bordées qui nous font arriver à Gabès à trois heures, heureux encore de n’avoir pas subi un plus long retard.

Nous voici déjà au 16 juin et la végétation est trop avancée dans cette région chaude, malgré la prolongation exceptionnelle de la période pluvieuse, pour nous permettre d’espérer dorénavant de fructueuses excursions. Nous avons cependant encore, pour remplir notre programme, à revoir les îles Kerkenna et à nous rendre, avant notre retour en France, à l’îlot de Djezeïret Djamour (Zembra). Comme le bateau de Sfax part de Gabès le lendemain à cinq heures du soir, nous nous hâtons de nous rendre aux baraquements où nous avons laissé en partant la plus grande partie de notre bagage et de nos récoltes, mais nous avons la désagréable surprise de voir que tout a été déménagé en notre absence et que l’on nous a assigné, comme faveur toute spéciale, le local exigu réservé aux sous-officiers en punition. Pendant notre excursion à Djerba, le bataillon ayant été remplacé par un autre, le nouveau commandant avait trouvé bon de disposer du local que nous occupions pour le transformer en salle de spectacle ; il nous en a donc mis à la porte sans plus de façon et oppose un refus aussi formel qu’autoritaire à nos observations polies. C’est la seule fois que nous avons à nous plaindre de l’autorité militaire, de laquelle nous avons au contraire toujours reçu le meilleur accueil, l’aide la plus empressée et le plus ferme appui durant l’accomplissement de notre mission.

Froissé à juste titre de la façon cavalière avec laquelle le commandant du camp traite une mission scientifique officielle, j’ai recours au commandant supérieur, le colonel de la Roque, au général Allegro, gouverneur de l’Arad, et à l’intendant militaire de la Judie, dont nous avions, par discrétion, décliné les offres hospitalières à notre premier passage à Gabès ; nous les retrouvons encore plus obligeants que la première fois et nous prions nos hôtes d’accepter ici le témoignage de notre gratitude pour leur réception courtoise que nous ne saurions oublier.

IX

Nouveau séjour à Sfax. — Deuxième excursion aux îles Kerkenna. — Rentrée à Tunis.

Le mardi 17 juin, à trois heures du soir, une partie de nos collections ayant été directement expédiée en France, nous prenons congé du colonel de la Roque qui tient à nous accompagner à bord du bateau, et à cinq heures, nous voguons vers Sfax où nous débarquons le lendemain dans la matinée. Un séjour d’une semaine, entre deux passages de paquebots, nous est nécessaire pour revoir et mettre définitivement en ordre les collections que nous y avons laissées lors de notre départ pour l’intérieur, et pour faire une nouvelle visite aux îles Kerkenna où j’ai à cœur d’explorer quelques-uns des îlots situés au nord de la grande île.

Tandis que mes deux compagnons restent à Sfax pour s’occuper des collections et se livrer à de nouvelles recherches dans les environs de cette ville, je pars le 20 juin, au lever du jour, sur une barque de la Compagnie transatlantique mise à ma disposition, avec son obligeance habituelle, par mon vieil ami Janino Matteï, qui tient à m’accompagner lui-même pour me faire profiter de son expérience et de sa profonde connaissance du pays.

Cette fois, au lieu de passer par l’étroit goulet d’El-Kantara, nous doublons la petite île de Djira et, longeant toute la côte orientale des deux îles, nous allons directement mouiller en face d’El-Ataïa, point où l’absence de brise alternant avec des vents contraires ne nous permet d’arriver qu’à la nuit. Durant cette traversée, trop longue pour un si faible trajet, je peux observer à loisir le fond, que je trouve semblable à celui de l’ouest des îles ; c’est un plateau rocheux, sillonné de coupures étroites plus profondes ; on dirait autant de canaux ayant une direction perpendiculaire aux îles ; cette configuration cesse un peu au large pour faire place à un fond de sable uni. La végétation sous-marine y est extrêmement abondante et me fait regretter de n’avoir ni le temps ni les engins nécessaires pour draguer les nombreux mollusques et zoophytes qui doivent y faire leur demeure. Cependant le soir, à l’aide d’un hameçon, nous ramenons quelques beaux échantillons des spongiaires qui se montrent très abondants et à peu de profondeur autour de la barque.

Nous passons à bord une nuit des plus calmes, et le 21, dès l’aube, nous nous apprêtons à débarquer sur l’îlot le plus rapproché, qui n’est séparé de l’île que par un bras de mer si insignifiant et si peu profond à certains endroits que les chameaux peuvent le traverser. J’ai le regret de trouver la végétation tellement avancée que c’est à peine si l’on peut distinguer quelques plantes des plus vulgaires. Cet îlot n’est élevé que de quatre à cinq mètres tout au plus au-dessus de la marée haute ; il est de forme allongée, d’environ un kilomètre de long, sur trois à quatre cents mètres de large. Le centre en est occupé en partie par des ruines de murailles, et il y existe plusieurs puits alignés dans le sens de la longueur de l’îlot. Les indigènes y entretiennent quelques cultures et s’y établissent avec leurs troupeaux aux alentours des puits dans les murs desquels je recueille l’Adiantum Capillus-Veneris. Les restes d’enceinte que l’on rencontre, ainsi que de nombreuses sépultures creusées dans le tuf, au bord même de la mer, sur le rivage qui fait face à l’île, prouvent que l’îlot a jadis été habité, à l’époque sans doute où il n’était pas séparé de cette dernière. Quelques-uns de ces tombeaux ont été détruits en partie par la mer qui les bat journellement. Je vois dans ces faits une preuve nouvelle de l’abaissement général de cette partie de la côte.

De cet îlot qui porte le nom de Khemchi, nous nous dirigeons sur plusieurs autres, sortes de lambeaux formant une chaîne de récifs vers l est. Tous ont dû, comme le premier, faire partie de la grande île. Désireux d’en examiner la nature, je fais diriger la barque sur le plus avancé dans la mer, et comme on ne peut accoster, il faut, pour y descendre, se mettre à l’eau ou emprunter les épaules des matelots. Cet îlot n’a guère que quelques ares de surface et n’émerge pas de plus de deux à trois mètres ; aussi l’on voit distinctement que la mer le balaie en grande partie dans les gros temps. Il n’est cependant pas dépourvu de toute végétation ; quelques Graminées des terrains salés (des Agropyrum principalement) le Crithmum maritimum, des Atriplex et autres Salsolacées, y forment un tapis végétal sur lequel les Pétrels et les Puffins viennent déposer leurs œufs.

La visite de cet îlot minuscule ne nous ayant pas pris grand temps, nous gagnons la pleine mer dans la direction de celui qui termine au nord le groupe des Kerkenna. Nous l’abordons vers deux heures du soir. Celui-ci est beaucoup plus important que les premiers, mais n’est guère plus élevé au-dessus de la mer. Son étendue peut être d’environ deux kilomètres sur 600 à 700 mètres de large. Il est un peu rocheux du côté qui fait face au nord et marécageux sur celui qui regarde la grande île. Un abondant tapis de Salsolacées, d’Atriplex et de Limoniastrum monopetalum le couvre en grande partie, et de nombreux oiseaux de mer l’habitent. Je recueille quelques œufs de ces derniers à la grande fureur des femelles, qui ne cessent de me poursuivre en poussant des cris rauques ou aigus et en effleurant parfois mon chapeau de leurs ailes et de leur bec. — Une sorte de marabout s’élève à l’extrémité nord-est de l’îlot. Comme sur celui de Khemchi, on y voit de nombreuses traces d’enceintes qui paraissent fort anciennes, mais il n’y existe point de cultures. Seuls, des touffes de Nitraria tridentata et quelques pieds de Rhus oxyacanthoides, dont le plus élevé atteint à peine deux mètres, dominent les Salsolacées, qui sont recueillies par les indigènes pour faire de la soude ; le nom de Coucha, donné à cet îlot, proviendrait de cette industrie. Comme à Khemchi, la saison trop avancée ne me permet pas de faire une récolte botanique fructueuse.

Rembarqués à trois heures et demie, nous faisons voile vers l’anse servant de port à Cherki que nous avons visité lors de notre premier voyage. Une brise assez forte se lève, le ciel se charge en quelques instants de gros nuages noirs, le tonnerre gronde dans le lointain, et bientôt nous avons à essuyer un grain qui n’a pas tardé à nous atteindre. Nous devons donc renoncer à aborder le plus grand des îlots ; le laissant sur notre gauche, nous gagnons au plus vite l’abri de Cherki où nous arrivons à six heures du soir, pour y passer la nuit.

Le 22 au matin, le calme étant rétabli dans l’atmosphère, nous nous disposons de bonne heure à lever l’ancre. Un reste de brise, qui chasse le brouillard, nous permet tout d’abord de doubler facilement la pointe qui abrite Cherki au sud, mais cette brise cesse bientôt et notre navigation devient d’une lenteur désespérante. La mer est si calme et les eaux si transparentes, que l’on aperçoit les moindres détails du fond, à plus de six ou huit mètres de profondeur, aussi distinctement que s’il n’y avait que quelques décimètres d’eau. Ce fond est sableux et riche en spongiaires ; dans les portions où il s’élève et permet à une abondante végétation de croître, une multitude de Pinna maritima sont plantées verticalement, entre-bâillant leurs énormes valves. On ne voit que peu d’autres mollusques, mais les parties herbeuses doivent recéler des Gastéropodes, tandis que les Acéphales doivent être abondants dans le sable vaseux.

Vers onze heures, nous sommes en face de Bordj-el-Ksar, vieille construction romaine relevée en partie par les musulmans et actuellement abandonnée. Une série de loges s’étend sur une assez grande longueur au niveau même de la mer et m’est signalée comme étant les ruines d’un ancien établissement balnéaire, ce dont je doute à première vue. Mon désir d’éclaircir le fait et de visiter le château, non moins que celui de me rendre compte de la nature et de la végétation de cette rive de l’île, me pousse à descendre à terre, ce que nous effectuons en faisant décrire à notre barque de nombreux circuits entre les palissades des pêcheries, et en touchant le fond à diverses reprises. A peine avons-nous mis pied à terre, que d’innombrables débris de poteries, de marbres polis et de mosaïques s’offrent à nos regards. Je ne tarde pas à acquérir la certitude que les prétendues loges balnéaires ne sont que d’anciennes citernes surmontées jadis par une ligne de constructions qui devaient être en bordure sur un quai détruit par la mer. Les citernes et les maisons ont, de même, été démolies ou éventrées, et la roche de gypse friable, entamée, forme aujourd’hui une falaise à pic au-dessus d’une plage basse et caillouteuse. A cinquante mètres environ dans la mer, on voit encore les traces des jetées du port qui existait jadis et qui est obstrué aujourd’hui par les débris des constructions. Cet envahissement par la mer qui ronge peu à peu la falaise est une nouvelle preuve de l’affaissement graduel de la côte. Le bordj est construit sur une petite éminence dominant les terrains voisins, divisés en carrés par de vieux murs d’enceintes de jardins au milieu desquels on voit encore des vestiges de constructions et quelques arbres. Les Anciennes voies de cette ville détruite sont parfaitement visibles ; l’une d’elles, d’une grande largeur, venait aboutir directement au port, au-dessous du mamelon que surmonte le château. Bordj-el-Ksar devait être une cité florissante et commerçante, dont une portion composée de villas entourées par des jardins. Une sorte de columbarium est encore debout à quelques centaines de mètres du bordj. Partout gisent à la surface du sol des fragments de poteries, de marbres et de mosaïques. Des fouilles y seraient intéressantes à faire, mais il faudrait pour cela un temps et des moyens d’exécution dont je ne dispose pas. J’y ai rencontré des enduits de stuc portant les traces de peintures à fresque, et les restes d’un four destiné probablement à transformer en plâtre le sulfate de chaux cristallisé formant en grande partie la roche de la falaise qui se délite journellement sous l’influence de l’humidité saline.

Après deux heures de séjour à Bordj-el-Ksar, nous faisons voile pour Sfax où nous sommes poussés en quelques heures par une brise du nord, qui devient assez forte au passage du chenal profond séparant les îles de la terre ferme.

Les journées du 23 et du 24 juin sont passées à Sfax et absorbées par nos préparatifs de départ, et, le 25, nous prenons définitivement congé des autorités et de M. Matteï, et nous nous embarquons pour la Goulette où nous arrivons le 28, après avoir fait escale pendant une demi-journée à Sousa, cette intéressante ville dont la ceinture de murailles crénelées, blanches comme du lait, peut être comparée à une fine broderie.

X

Excursion à Djezeïret Djamour. — Retour en France.

Rentrés à Tunis, nous préparons sans retard notre excursion à Djezeïret Djamour (île Zembra) dont la visite doit terminer notre mission. Cette petite île, située à près de cinquante kilomètres au nord-est de la Goulette et à dix kilomètres environ de l’extrémité de la presqu’île du Cap Bon, n’avait pas pu être explorée par la Mission botanique de 1883, malgré l’intérêt qu’elle paraissait offrir ; elle nous était donc tout spécialement recommandée.

Partis de la Goulette, M. Valéry Mayet et moi, le jeudi 2 juillet à une heure du matin, sur une grande barque pontée frétée pour nous par les soins de M. Cubissol, vice-consul français, nous sommes forcés, faute de vent, de louvoyer toute la journée le long de la presqu’île du Cap Bon. Vers quatre heures du soir seulement, grâce à une forte brise qui se lève inopinément, nous parvenons, après deux heures employées à courir des bordées, à atterrir sur le seul point accessible de cet immense rocher isolé, dont la cime est élevée de près de 450 mètres, et qui, à sa partie septentrionale, plonge d’une hauteur à pic de près de 250 mètres dans la mer.

L’île n’offrant aucune ressource et n’étant habitée que par une seule famille de bergers pêcheurs, possédant un troupeau d’une centaine de chèvres et une bande de porcs, nous devrons passer la nuit et prendre nos repas à bord de la barque ancrée au milieu des vestiges d’un vieux port, remontant sans doute à l’époque carthaginoise. Toutefois, nous nous empressons de débarquer pour utiliser les quelques heures de jour qui restent encore à faire une première reconnaissance dans l’espèce de vallon qui, dans sa partie méridionale, sépare en deux parties la montagne dont est formé cet îlot, détaché du massif montagneux du Cap Bon. Cette excursion préliminaire, en nous fixant sur la topographie de l’île, nous permet de combiner une course plus étendue, projetée pour le lendemain. Dès nos premiers pas sur le rivage, nous avons la satisfaction de découvrir, au milieu de buissons de Calycotome villosa et de touffes de Senecio Cineraria, l’une des plantes les plus intéressantes qu’ait encore fournies notre voyage : c’est le Poterium spinosum, appartenant à la flore du bassin oriental de la Méditerranée, et qui est là à sa station la plus occidentale. Il forme des buissons épineux, aussi désagréables à traverser que ceux du Zizyphus Lotus, et vit dans les sables marins où, quoique très abondant, il est confiné dans un espace de quelques centaines de mètres carrés, au voisinage du rivage. Sur ce même point, en s’enfonçant dans le vallon jusqu’aux premières pentes de la montagne, il existe des vestiges de constructions, révélant l’existence d’un ancien centre d’habitations ou tout au moins d’établissements assez importants.

L’îlot, comme nous venons de le dire, est séparé en deux portions, orientale et occidentale, par le vallon qui, venant mourir au point de notre mouillage, s’élève graduellement sur une longueur d’environ un kilomètre jusqu’à la crête d’une falaise d’à peu près 150 mètres d’élévation qui plonge brusquement dans la mer. Le sol de cette vallée est argilo-siliceux et recouvert, sur beaucoup de points, d’une couche d’humus dans laquelle croissent abondamment des broussailles où dominent le Lentisque, le Myrte et le Cistus Monspeliensis, ainsi que quelques Bruyères en arbre.

L’approche de la nuit mettant fin à notre promenade, nous regagnons au plus vite la barque où nous attend notre modeste repas du soir. Quant au repos de la nuit, il est troublé sans relâche par les mugissements d’un vent furieux et les cris stridents, semblables à des miaulements de chats, poussés par des milliers d’oiseaux de mer, Puffins, Pétrels ou Stercoraires, qui ont leurs nids dans les falaises de l’île, dont ils sont les véritables possesseurs.

Le lendemain matin, 3 juillet, nous entreprenons de bonne heure l’exploration de l’ensemble de l’île. Prenant d’abord à droite de la vallée, nous gravissons des rochers abrupts où nous cueillons, non sans courir quelques dangers, plusieurs des plantes les plus intéressantes découvertes par la Mission de 1883 au Cap Bon, notamment une espèce nouvelle de Scabiosa (S. farinosa Coss.) et un Dianthus voisin du Dianthus Bisignani, que M. Cosson considère comme nouveau (D. Hermæensis Coss.). Puis, tournant la pointe orientale de l’île, nous en atteignons, après mille difficultés, le sommet méridional. Longeant ensuite la crête que nous avons visitée la veille, nous rencontrons quelques ruines d’anciennes constructions, et, après avoir franchi entre des rochers un passage dangereux, nous descendons dans une dépression faisant face à l’est, dépression dans laquelle sourd une source peu abondante dont l’eau est sensiblement saumâtre. Autour de cet endroit humide, la végétation est des plus plantureuses : d’énormes pieds de Cirsium giganteum s’élancent du milieu des roches éboulées, le Senecio Cineraria montre partout à profusion ses feuilles tomenteuses blanches et ses capitules d’or, tandis que l’Anthyllis Barba-Jovis, les Phillyrea, les Lentisques, les Cistes de Montpellier et les Palmiers-nains croissent jusqu’au sommet de rochers abrupts qu’escalade sans peine un troupeau de chèvres. De nombreux Lapins, qui nous paraissent en tout semblables à ceux de France, fuient sur notre passage, justifiant la réputation faite à Djezeïret Djamour pour leur abondance, et une multitude d’oiseaux de mer, qui ont fait leurs nids dans les anfractuosités des rochers, tournoient sur nos têtes en poussant des cris d’alarme. Le site est des plus sauvages, et d’autant plus pittoresque, que nous dominons alors de deux cents mètres à pic le flot qui bat furieusement le pied des falaises. C’est dans cette partie de notre exploration, qui se continue par un sentier scabreux courant sur le flanc septentrional de l’île, que nous trouvons à la fois, sur les roches escarpées, le Dianthus déjà indiqué, le Brassica insularis atteignant les proportions d’un petit arbrisseau et le Brassica Gravinæ, et que nous recueillons, malheureusement sans fleurs et sans fruits, l’intéressant Iberis semperflorens, plante nouvelle pour la flore du Nord de l’Afrique et qui n’était signalée jusqu’ici que dans la Sicile et l’Italie méridionale. Sous un rocher surplombant, nous trouvons un petit gisement de sulfate d’alumine, puis, profitant d’une coupure naturelle entre les rochers à pic, nous gagnons à la force du poignet un des points les plus élevés de l’île. Ce n’est pas sans satisfaction, après avoir franchi ce mauvais passage, que nous pouvons enfin marcher sur un terrain plus sûr et moins incliné.

Au pied d’une immense muraille de rochers dolomitiques, se trouve une petite source dont l’eau, retenue dans un bassin creusé par les bergers, nous invite à prendre quelque nourriture et à nous reposer environ une heure. Nous y recueillons l’Asplenium Adiantum-nigrum, le Ceterach officinarum, et, sur un terrain dénudé par le feu, nous trouvons de nombreux pieds de l’Erodium maritimum, plante occidentale nouvelle pour la flore tunisienne et dont la limite à l’est avait été jusqu’ici la Sardaigne orientale. L’eau de la source sortirait plus abondamment au moyen de quelques travaux faciles à exécuter, et il est probable que jadis elle a été utilisée et amenée dans le voisinage du port par une conduite dont on retrouve encore quelques vestiges dans la partie basse de l’île.

Notre halte achevée, nous nous mettons en devoir d’atteindre le point désigné comme le plus élevé de Djezeïret Djamour ; mais déjà le vent, qui n’a cessé de souffler violemment, amène rapidement des nuées qui enveloppent bientôt les sommets et dérobent à nos yeux les cimes les plus hautes. La pointe où nous sommes porte le nom de Pico d’Acqua Santa, et domine les falaises du nord-ouest ; le baromètre holostérique y marque 728 millimètres, et la température y est de + 24 degrés centigrades ; à trois heures du soir, nous avons observé, sur le bord même de la mer, au même instrument, 765 millimètres avec la même température ; ce sommet aurait donc environ 450 mètres d’altitude, hauteur importante, eu égard au peu d’étendue de l’îlot qui se dresse presque à pic au-dessus de la mer. Est-ce réellement le point culminant de l’île ? Le brouillard nous empêchant d’atteindre une seconde cime, nous ne saurions l’affirmer.

La pente par laquelle nous nous mettons en devoir de redescendre est couverte d’épaisses broussailles, mais nous n’y rencontrons que des buissons élevés de deux à trois mètres ; les vrais arbres y font totalement défaut, par suite des coupes fréquentes du maquis, objet d’une exploitation permanente de la part des Italiens, qui transportent journellement des fagots, nous ne savons au juste à quelle destination, mais peut-être bien à la pêcherie de thons, dite Tonara, établie sur la côte de la presqu’île du Cap Bon. Environ à moitié de la hauteur de la montagne, nous remarquons des traces d’anciens travaux que l’on dirait avoir constitué une sorte de barrage pour retenir, dans une dépression naturelle actuellement à peu près comblée, soit les eaux de la source d’Acqua Santa, soit les eaux d’écoulement des pentes avoisinantes.

Désireux de rentrer au plus vite à Tunis où nous attend le lendemain le Ministre Résident, qui nous a gracieusement invités à déjeuner à la Marsa, nous pressons en vain nos marins de partir sans délai ; prétextant la violence du vent, et en réalité dans le but de prendre un chargement de fromages et d’embarquer plusieurs chasseurs qui étaient venus tuer des lapins pour les vendre à Tunis, ils ne se décident à lever l’ancre qu’à neuf heures du soir et par une brise tout aussi violente que dans la journée. Sous son impulsion, nous filons rapidement jusque vers onze heures du soir, par un clair de lune splendide qui nous permet de voir pendant longtemps le rocher de Djamour. Mais, vers minuit, la brise ayant molli tout à coup, nous cessons d’avancer, et, à l’aube, lorsque nous croyions être en vue de la Goulette, nous nous apercevons avec stupeur que nous sommes encore dans les parages de l’îlot, et que, par un calme plat, nous dérivons, sous l’action des courants, dans la direction de Porto-Farina. Cette fastidieuse navigation, contre laquelle nous ne pouvons rien, se prolongeant jusqu’à midi, ce n’est qu’à deux heures du soir que nous passons en vue de la Marsa et du cap Carthage, et à quatre heures seulement, que nous débarquons à la Goulette, où nous eussions été rendus dans la nuit sans l’obstination malencontreuse du patron de notre barque.

Sauf l’incident peu agréable qui nous a empêchés de nous rendre à l’invitation du Ministre, nous n’avons qu’à nous féliciter de cette excursion, l’une des plus importantes de tout le voyage, au point de vue de ses résultats scientifiques.

C’est surtout à Djezeïret Djamour que nous avons eu à regretter que la saison fût trop avancée pour les herborisations. Malgré le mauvais état de la végétation, dû à la saison et à une sécheresse contrastant avec l’humidité exceptionnelle que nous avions trouvée dans le Sud, nous avons cependant fait quelques découvertes d’un véritable intérêt. Nous croyons donc utile de donner la liste presque complète des plantes que nous avons recueillies ou observées :

  • Clematis Flammula L.
  • —— cirrhosa L.
  • Glaucium luteum Scop.
  • Fumaria Bastardi Boreau.
  • Iberis semperflorens L., nouveau pour la flore des États Barbaresques.
  • Brassica insularis Moris.
  • —— Gravinæ Ten.
  • Capparis spinosa L. var. rupestris.
  • Helianthemum guttatum Pers.
  • Cistus salviæfolius L.
  • —— Monspeliensis L.
  • Dianthus Hermæensis Coss. (D. Bisignani aff.).
  • Vitis vinifera L., reste de cultures anciennes.
  • Erodium maritimum L’Hérit., nouveau pour la Tunisie.
  • Pistacia Lentiscus L.
  • Calycotome villosa Link.
  • Anthyllis Barba-Jovis L.
  • Poterium spinosum L., nouveau pour la Tunisie.
  • Myrtus communis L.
  • Ecbalium Elaterium Rich.
  • Polycarpon Bivonæ J. Gay.
  • Sedum cæruleum Vahl.
  • —— dasyphyllum L. var. glanduliferum.
  • —— tuberosum Coss. et Lx., déjà trouvé à El-Haouiria par la Mission de 1883.
  • Umbilicus horizontalis Guss.
  • Mesembryanthemum crystallinum L.
  • Daucus gummifer Lmk.
  • Crithmum maritimum L.
  • Lonicera implexa Ait.
  • Scabiosa farinosa Coss., découvert en 1883 par MM. Letourneux et Reboud, au Cap Bon et au Djebel Abd-er-Rahman.
  • Logfia Gallica Coss. et G. de St-P.
  • Asteriscus maritimus Mœnch.
  • Inula viscosa Ait.
  • —— graveolens Desf.
  • Senecio Cineraria DC.
  • Cirsium giganteum Spreng.
  • Seriola lævigata L.
  • Hyoseris radiata L.
  • Campanula dichotoma L.
  • Arbutus Unedo L.
  • Erica multiflora L.
  • —— arborea L.
  • Anagallis arvensis L.
  • Phillyrea media L.
  • Nerium Oleander L.
  • Erythræa ramosissima Pers.
  • —— Centaurium L. var. fruticulosa.
  • Heliotropium Europæum L.
  • Echium maritimum Willd.
  • Mentha Pulegium L.
  • Statice virgata Willd.
  • —— echioides L.
  • Salsola Tragus L.
  • Polygonum maritimum L.
  • Daphne Gnidium L.
  • Thymelæa hirsuta Endl.
  • Ficus Carica L. subsp.
  • Parietaria diffusa Mert. et Koch.
  • Morus nigra L., reste de cultures.
  • Quercus Ilex L. ?
  • Juniperus Phœnicea L.
  • Allium pallens L.
  • Pancratium maritimum L.
  • Chamærops humilis L.
  • Arum Italicum Mill.
  • Lagurus ovatus L.
  • Polypogon subspathaceus Req.
  • Ammophila arenaria Link.
  • Melica minuta L.
  • Asplenium Adiantum-nigrum L. var.
  • Ceterach officinarum C. Bauh.

Trois des espèces les plus intéressantes de cette liste sont l’Iberis semperflorens, le Poterium spinosum et l’Erodium maritimum, toutes trois nouvelles pour la Tunisie et la côte africaine septentrionale, car elles paraissent faire de la presqu’île du Cap Bon, dont Djezeïret Djamour n’est qu’un lambeau détaché, un lien entre la flore du bassin occidental et celle du bassin oriental de la région méditerranéenne. L’existence de ces plantes à Djezeïret Djamour nous paraît démontrer, ainsi que l’admet notre savant ami M. E. Cosson, que la presqu’île du Cap Bon a été reliée à la Sicile, antérieurement à la distribution actuelle des végétaux, par un continent dont les îles actuellement existantes ne sont que des témoins.

Djezeïret Djamour paraît être formé de calcaires gris semblables à ceux que l’on rencontre au Cap Bon. Un grès grossier se montre cependant sur quelques points dans la dépression qui partage l’îlot, du nord-est au sud-ouest, dans sa partie la plus étroite. Les couches sont redressées vers le nord-ouest et coupées à pic au-dessus de la mer, sauf sur un petit espace, le seul où il soit possible d’aborder. Nous n’y avons rencontré aucun fossile, mais nous y avons constaté des traces d’oxyde de fer, et, sur un point de l’escarpement nord-ouest, des efflorescences jaunâtres qui paraissent alunifères. La petite source située dans une dépression au nord est légèrement salée.

Le fait zoologique le plus saillant observé dans l’îlot de Djamour est la présence en quantité innombrable du Lapin, qui y est l’objet d’un trafic avec Tunis. Les individus de ce rongeur que nous avons pu nous procurer ne nous ont montré aucun caractère qui le distingue de l’espèce d’Europe. Le Lapin se trouve aussi dans l’îlot voisin (Zembretta) et dans l’îlot situé près de Sousa et qui, à cause de son abondance, est appelé Conigliera (du nom italien du lapin : coniglio), tandis qu’il n’existe en Tunisie sur aucun point de la terre ferme.

Nous signalerons aussi l’abondance extrême des oiseaux de mer (Puffins, Pétrels, Stercoraires) qui nichent par milliers dans les rochers du nord-ouest de l’îlot.

Il est regrettable que la brièveté de notre séjour à Djamour ne nous ait pas permis de nous livrer à la recherche des mollusques marins, car quelques débris de coquilles, entre autres des Patella Lamarckii et P. Oculus, de très grande taille, ainsi que des Purpura Hæmastoma et P. Bezoar, nous font présumer qu’il y aurait beaucoup à trouver en explorant le rivage et les roches qui entourent l’îlot. Quant aux mollusques terrestres, l’extrême sécheresse en a rendu la recherche infructueuse.

La saison était également trop avancée pour les chasses entomologiques, et notre court séjour ne nous a procuré qu’un coléoptère intéressant, mais en grande abondance, le Philax Tuniseus Leurat, que nous n’avions pas rencontré sur le continent.

Notre excursion à l’îlot de Djamour termine, ainsi que nous l’avons dit déjà, la série des recherches dévolues à notre groupe d’explorateurs. Du reste, la saison avancée et les chaleurs ne nous eussent plus permis d’obtenir des résultats sérieux.

Le samedi 5 juillet, nous quittons la terre d’Afrique, et le 7 au matin nous débarquons dans le port de Marseille, après un voyage de 106 jours, dont plus de 90 ont été exclusivement consacrés aux explorations. Enfin, les membres du groupe dont j’avais eu l’honneur de diriger les recherches se séparent à Marseille, après avoir adressé au Ministère de l’instruction publique, pour être remis aux mains du Président de la Commission scientifique, les résultats de leurs récoltes.

Je crois pouvoir dire, en terminant cet historique de notre voyage, que nous avons conscience, mes collègues et moi, d’avoir apporté dans l’accomplissement de la mission qui nous avait été confiée le dévouement le plus absolu à la science. Rien n’a été négligé par nous pour obtenir les résultats les plus fructueux, eu égard à la grande étendue de pays que nous avions à parcourir et aux ressources trop limitées mises à notre disposition. Trop souvent, nous avons eu à regretter le manque de temps ou de moyens d’action. C’est ainsi que l’exploration des montagnes de Ceket et de Sened, et en général de toute la région du Tahla, ainsi que celle du Djebel Berd, aurait exigé au moins le double du temps que nous avons pu y consacrer. Le fond de la mer, entre l’île de Djerba et la côte, dans le canal des Kerkenna, et surtout autour de la petite île de Djamour, aurait pu donner lieu à de fructueux dragages, que nous n’avions pas le moyen d’exécuter. Ces dragages auraient certainement fait connaître des crustacés, des mollusques et des zoophytes qui eussent offert de l’intérêt. De même, la capture des mammifères et celle des oiseaux ont dû être forcément négligées, leur préparation exigeant beaucoup de temps et ne pouvant être exécutée que par une personne spécialement chargée de cette opération. Nous avons pu, toutefois, rapporter de nombreux reptiles, ainsi qu’un certain nombre d’échantillons de roches et de fossiles qui pourront fournir des indications sur les terrains du pays que nous avons exploré. Ces derniers ont été soumis à l’examen de M. Rolland, et les mollusques terrestres ont été communiqués à M. Bourguignat, l’un des savants auteurs du Prodrome de la malacologie de la Tunisie.


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