Récits d'un soldat: Une armée prisonnière; Une campagne devant Paris
XIII
—En avant! crièrent nos officiers.
C'était à la 1re compagnie qu'appartenait le périlleux honneur de prendre la tête de la colonne. Le général Carré de Bellemare et son état-major nous précédaient. Le pont plia sous notre marche. Je ne sais pourquoi, mais en ce moment je me mis à penser au pont d'Arcole, dont j'avais vu tant de gravures, avec le grenadier qui tombe, les bras en avant. Mon coeur se mit à battre. Je serrai nerveusement la crosse de mon fusil. J'avais un peu peur. Par combien d'obus et par quels milliers de balles n'allions-nous pas être accueillis sur ce tablier ouvert à tous les vents! Je me voyais déjà faisant la culbute comme le soldat de la gravure et plongeant dans la rivière. J'ai toujours admiré ceux qui parlent de leur indifférence en pareille occasion; mais est-elle aussi magnifique qu'ils le racontent? Quant à moi, ma vertu n'avait point le tempérament aussi solide, et, si j'étais résolu à faire mon devoir, ma force n'allait point jusqu'à cet oubli de la crainte.
Cependant nous avancions toujours; ni boulets, ni mitraille, rien. Quelle surprise diabolique nous réservait-on? Le fer et le plomb allaient certainement tomber tout à coup dru comme grêle. Point. Le général, qui avait pris la tête, marchait au pas de son cheval, le poing sur la hanche. J'avais les yeux sur son képi aux galons d'or. N'allait-il pas voler dans l'espace? Toujours même silence. Décidément les Prussiens ont le caractère mieux fait que je ne le supposais. Est-ce négligence ou mansuétude? Le pont est franchi; le cheval du général pose ses sabots sur la terre. Nous respirons. Il nous semble que le plus gros de la besogne est fait. Tous à terre et le coeur soulagé, on nous disperse en tirailleurs, et je me porte en avant parmi ces buissons que les mitrailleuses ont fouillés. C'est à présent que les chassepots vont jouer! Les zouaves se jettent de droite à gauche à travers les taillis comme un troupeau de chèvres. Les branches violemment fendues nous couvrent le visage d'éclats de givre. Je vois briller l'épée nue de nos officiers, qui donnent l'exemple.
—C'est comme en Afrique! me dit un vieux zouave tout chargé de chevrons et de médailles, qui s'est évadé comme moi de la presqu'île de Glaires.
Un coup de clairon sonne; nous nous arrêtons net. Pourquoi ce coup de clairon? Immédiatement nous battons en retraite, et ordre nous vient de repasser le pont. Je marche tout en regardant mon voisin, qui regarde le sien. Que se passe-t-il donc? Le canon tonnait toujours. Allait-on nous engager d'un autre côté? Le pont traversé en sens inverse, cinq minutes après on nous le fait repasser en grande hâte; mais alors pourquoi ce premier mouvement de retraite?
Nous étions de nouveau lancés en tirailleurs, et cette fois nous marchions bon train. On ne paraissait pas disposé à nous rappeler; nous avions cette idée, qu'en poussant loin en avant on nous laisserait faire. Le taillis que nous traversions était assez grand et assez épais. Les balles commencèrent à siffler, brisant les branches et faisant pleuvoir les feuilles mortes. Les tirailleurs prussiens nous attendaient. Aussitôt qu'on distinguait un casque à pointe ou une casquette plate, les nôtres répondaient. J'étais trop vieux chasseur, quoique jeune, pour tirer ainsi ma poudre aux moineaux. J'attendais l'occasion de faire un beau coup; il s'en présentait rarement.
Il y avait devant nous un vaste parc dont l'artillerie avait renversé les murs; les Prussiens s'y étaient logés. Un capitaine qui courait nous le montra du bout de son épée. En avant! On s'élance après lui par-dessus les pierres éboulées, on entre par les brèches; on se précipite au milieu des massifs et des avenues. Le parc est vide, l'ennemi a décampé, laissant quelques morts, le nez dans l'herbe. Il y avait de l'autre côté du parc une route où le passage de l'artillerie et des fourgons avait creusé des ornières. A l'appel du clairon, les zouaves s'y rallient. Le beau soleil nous animait et nous égayait, nous avions chaud; nous pensions que rien ne nous était impossible. Afin de ne pas perdre une minute, on se mit à fouiller des maisons qui bordaient la route. Pauvres maisons! les portes en étaient ouvertes, les fenêtres enfoncées. On n'y trouva point d'habitants, et cependant il était clair que les Prussiens s'y étaient installés il n'y avait pas longtemps encore. Une pipe chaude reposait sur une table, une belle pipe en porcelaine blanche avec un portrait de la Marguerite de Faust; j'allais étendre la main sur ce souvenir, il était déjà aux lèvres d'un caporal. Des bouts de cigare encore allumés s'éteignaient partout. Sur le coin d'une table, une omelette entamée refroidissait à côté d'un saucisson dont il ne restait qu'une moitié. Dans la maison voisine, où il y avait encore une persienne qui achevait de brûler dans la cheminée avec les débris d'une commode, un ronflement qui partait d'un coin attira mon attention. Je tirai à moi, avec le sabre-baïonnette de mon chassepot, une couverture qui s'arrondissait sur une boule. Un grognement en sortit. J'avais eu le mouvement un peu brusque: la boule remua, et j'aperçus sur son séant un grand grenadier saxon qui se frottait les yeux; il était ivre-mort, et riait à désarticuler sa mâchoire.
—C'est un farceur! cria un zouave de Paris qui ne croyait à rien, pas même à l'ivrognerie. Il le piqua légèrement de sa baïonnette.
—Ya! ya! murmura le Saxon, et, roulant sur le côté, il s'endormit derechef.
Cependant quelques balles tirées des crêtes, dont nous n'étions plus séparés que par quelques centaines de mètres, cassaient les tuiles et frappaient les murs. Il fallut quitter les maisons et se déployer de nouveau en tirailleurs. Tout en cheminant, nous débusquions quelques vedettes prussiennes qui se repliaient sur les hauteurs en faisant feu. Nous ripostions, et chaque fois que ces vedettes s'en allaient, il tombait quelques-uns des leurs. Les forts tiraient pour appuyer notre mouvement, et les obus qui passaient en sifflant éclataient dans le parc de Villiers. C'était superbe.
Une partie de l'action, vigoureusement engagée, se passait sous nos yeux. C'était plus vif qu'à la Malmaison. Toute ma compagnie était déployée dans les vignes; les compagnies de soutien nous rejoignirent, et la marche en avant se dessina. Il m'était difficile de tirer à coup sûr; je tirai au jugé et en m'efforçant de calculer mes distances. Les Prussiens tenaient ferme et renvoyaient balle pour balle. Elles faisaient sauter les échalas, et souvent rencontraient des jambes et des bras. Quelques zouaves atteints descendaient la côte en traînant le pied; d'autres se couchaient dans les sillons. Des camarades allaient quelquefois les chercher pour les mener aux ambulances, mais pas toujours. Ça me fendait le coeur d'en voir qui remuaient sous les ceps avec un reste de vie, et qu'un pansement aurait pu sauver; mais j'avais du feu dans le sang, et ne songeais qu'à pousser mes cartouches dans le canon de mon fusil. De l'artillerie qui avait passé le pont après nous envoyait des volées d'obus sur Villiers. C'était un beau tapage; on devient fou dans ces moments-là.
Nous étions lentement revenus sur la route; des canons s'y étaient mis en batterie; la nuit commençait à tomber. La batterie tirait par volées. On voyait sortir de la gueule des canons de longues gerbes de feu rouge. Ils étaient placés derrière nous, à 30 mètres à peine de nos épaules. Les éclairs larges et flamboyants passaient sur nos têtes, illuminant tout. Quand la rafale partait, nous éprouvions une secousse terrible; mon dos pliait; il me semblait que j'avais la colonne vertébrale cassée par la décharge. A la nuit noire, on nous fit entrer dans un grand parc où nous devions prendre gîte. Les postes furent désignés, et on plaça les sentinelles. Le sac nous pesait horriblement; les jambes étaient un peu lasses; nous avions marché depuis le matin dans les terres labourées, et le sac au dos, c'est dur. Les tentes montées, il fallut songer au dîner. Je n'avais pas fait mon stage sur les bords de la Meuse pour m'endormir dans le gémissement. Il y avait des champs autour du parc. J'y courus et ramassai des pommes de terre en assez grande quantité pour remplir mon capuchon. Ce n'était pas un magnifique souper, mais enfin c'était quelque chose, et ces pommes de terre cuites sous la cendre, avec un peu de café par-dessus, m'aidèrent à trouver le sommeil.
Quand on est dans les villes, on ne peut pas croire qu'on puisse dormir en face de centaines de canons prêts à tirer, avec les pieds dans l'herbe froide, une pierre sous la tête, et le ventre creux. On se fait à tout. Il faisait encore noir au moment où je m'éveillai. Il était cinq heures du matin. Les étoiles brillaient d'un éclat vif, des buées nous sortaient des narines. Le froid était piquant. Chacun de nous s'agitait autour des tentes qu'on roulait et qu'on chargeait sur les sacs.
—Tu sais, me dit un sergent tandis que j'arrangeais mon petit bagage, nous évacuons nos positions.
—Celles que nous avons prises hier?
—Oui.
—Ce n'est pas possible!
—Tu vas voir.
C'était vrai. L'ordre en était venu dans la nuit. Chacun de nous espérait qu'on marcherait en avant et nous battions en retraite! Cette Marne que nous avions traversée après tant d'hésitation, il fallut la retraverser. Nos officiers sifflaient entre leurs dents. On nous arrêta à l'endroit même où la veille nous avions campé et de nouveau on y dressa les tentes. Le froid devenait terrible. On avait le sentiment de ce qu'on allait souffrir. On n'avait pas besoin d'appeler des corvées pour chercher du bois. Chacun en demandait aux maisons abandonnées ou en coupait dans les taillis. Nous n'étions pas gais. J'avais fait la connaissance d'un soldat qui s'appelait Michel. Me voyant flâner à l'écart, les mains dans mes poches, la tête basse, ce garçon, qui m'avait pris en affection pour quelques paquets de tabac, vint à moi en élargissant un sourire bonasse qu'il avait toujours sur les lèvres. Je vois encore sa tête ronde, ses petits yeux gris et ses grosses oreilles rouges qui saillaient derrière ses joues luisantes. Il avait la mine d'un chantre.
—Ça ne va pas? me dit-il.
—Pas beaucoup.
—C'est l'effet de la retraite. On a froid quand on recule, mais c'est une habitude à prendre. Je ne suis pas un garçon instruit, comme il y en a dans le régiment, vois-tu, mais je crois que reculer est dans le règlement.
Alors, regardant autour de lui comme s'il avait eu peur d'être entendu, il se mit à rire en gonflant ses joues.
Le lendemain matin, une vigoureuse fusillade nous réveilla en sursaut. On sortit des tentes et on courut aux armes. C'étaient les Prussiens qui étaient tombés sur les grand'gardes d'un régiment de ligne, et les avaient surprises. Les soldats qui dormaient, les fusils en faisceau, avaient été tués ou faits prisonniers. Vingt expériences ne les avaient pas corrigés. Personne n'avait appris l'art d'éclairer une armée. Tout ce bruit venait du côté de Petit-Bry. J'y connaissais une petite maison sous les arbres. Un pan de la façade était crevé. Les fenêtres, sans volets et toutes grandes ouvertes, semblaient me regarder. L'ordre nous fut donné de partir immédiatement. Le bataillon passa sous le fort de Nogent, tourna sur la gauche et gagna en grande hâte Joinville-le-Pont en longeant la redoute de Gravelle, qui lançait des obus.
—Tiens! des gardes nationaux, me dit Michel.
Il y en avait en effet plusieurs bataillons réunis autour du village. C'était la première fois que j'en voyais en ligne. Ils paraissaient fort agités, parlaient, gesticulaient, quittaient les rangs. Leurs officiers couraient de tous côtés pour les ramener. Les cantinières ne savaient auquel entendre. Quelques-uns déjeunaient, assis sur des tas de pierres. A la vue des zouaves, les gardes nationaux poussèrent de grandes acclamations. Le petit vin blanc matinal y était pour quelque chose. Ces manifestations enthousiastes redoublèrent de vivacité quand ils nous virent traverser la Marne, après quoi ils se remirent à déjeuner et à causer.
La rivière passée, on nous fit prendre une route qui traverse un bois et gagner les hauteurs de Petit-Bry. Les clameurs des gardes nationaux ne nous arrivaient plus, mais les traces du combat se voyaient partout; des arbres brisés pendaient sur les fossés; des débris de toute sorte jonchaient la terre; une roue de caisson auprès d'un képi; un pan de mur crénelé, noirci par les feux du bivouac, s'appuyait à une maison crevassée. Sur la route, nous nous croisions avec les brancardiers qui revenaient des champs voisins. Ces pauvres frères de la doctrine chrétienne donnaient l'exemple du devoir rempli modestement et sans relâche. Ils l'avaient fait dès le commencement du siège, ils le firent jusqu'à la fin. Ils passaient lentement dans leurs robes noires, portant les morts et les blessés. Leur vue nous rendait graves; nous nous rangions pour leur laisser le bon côté du chemin.
La route était dure et sèche et s'allongeait devant nous. Nous la foulions d'un pas rapide, lorsqu'un général parut, suivi d'un nombreux état-major. C'était le général Trochu. En nous voyant, il s'arrêta, et, nous saluant d'une voix où perçait un accent de satisfaction:—Ah! voilà les zouaves, dit-il; mais le régiment était si pressé d'en venir aux mains que personne ne cria. Il y eut dans les rangs comme un froissement d'armes, et notre marche, déjà rapide, prit une allure plus leste.
Presque aussitôt, et le général en chef toujours en selle, immobile sur le bas côté de la route, un brancard passa portant un soldat blessé. C'était un garçon qui paraissait avoir une vingtaine d'années, un blond presque sans barbe. Il se souleva sur le coude, et la main sur le canon de son fusil:
—En avant! cria-t-il, en avant!
L'effort l'avait épuisé, il retomba.
Les brancards suivaient les brancards. On ne les comptait plus, c'était une file. Il y avait des blessés qui ne remuaient pas, d'autres ouvraient les yeux tout grands pour nous regarder, quelques-uns gémissaient. D'autres brancards venaient portant des formes roides sur lesquelles on avait étendu des capotes. Nous étions sérieux. De petits nuages blancs faisaient la boule sur les hauteurs voisines. Un grondement continu remplissait l'espace, il s'y produisait par intervalles des déchirements.
A un kilomètre à peu près au-dessus de Petit-Bry, on nous arrêta. Il fallut, sur l'ordre des officiers, se coucher à plat ventre et attendre. Nous étions en quelque sorte sur la lisière de la bataille, mais à portée des balles. Il en sifflait par douzaines autour de nous qui nous étaient envoyées par des ennemis invisibles. Quelques-unes écorchaient nos sacs en passant; il ne fallait pas trop souvent lever la tête. Quand on distinguait derrière l'abri d'une haie de petits flocons de fumée blanche, nous tirions au jugé; c'était un amusement qui faisait prendre patience. Il y en avait parmi nous qui fumaient des cigarettes, accoudés sur les deux bras; c'est la pose que prennent les chasseurs quand ils sont à l'affût du canard. J'ai bien vu alors que la curiosité était une passion. On joue sa vie pour mieux voir.
Un grand bruit me fit regarder de côté. C'étaient deux ou trois bataillons de mobiles qu'on dirigeait sur notre gauche. Ils arrivaient tumultueusement, sans ordre, et couraient parmi nous. Je crois bien que dans leur effarement ils ne se doutaient même pas de notre présence. Ils nous marchaient bravement sur le corps. Ce fut alors une explosion; chacun de nous avait un pied de mobile sur la jambe ou sur le bras. On criait, on jurait; les mobiles sautaient de tous côtés. Le rire nous prit; eux couraient toujours. Malheureusement, ce mouvement qui faisait prévoir une attaque avait été vu par les Prussiens; leurs batteries commencèrent à tirer. Bientôt les obus arrivèrent par paquets, ceux-là sifflant, ceux-ci éclatant. Ce fut alors au-dessus de nous une évolution de chutes et de soubresauts qui alternaient avec une sorte de régularité. Ces jeunes mobiles, qui n'avaient certainement jamais vu le feu, se jetaient à plat ventre, tous en bloc, officiers et soldats, puis se relevaient quand la volée de fer avait passé.
—En avant! cria une voix forte.
—En avant! répétèrent nos officiers. En un clin d'oeil nous fûmes sur pied comme enlevés par une secousse électrique, et un vif élan nous porta du côté de l'ennemi. En quelques bonds, ceux qui couraient le plus vite touchèrent aux tranchées où la veille nos grand'gardes avaient été surprises; quelques-uns n'y parvinrent pas. Au moment où j'y arrivais, un grand zouave qui me précédait s'effaça subitement. Je n'eus que le temps, emporté par ma course, de sauter par-dessus son corps qu'un dernier spasme agitait.
Aucun Prussien dans les tranchées; mais quel spectacle nous y attendait! Partout des sacs, des képis, des bidons, des ustensiles de campement, des cartouchières, et parmi tous ces objets des hommes étendus pêle-mêle! Tous les sacs étaient éventrés, laissant éparses sur le sol des lettres par douzaines. Je me baissai et en pris une au hasard. Elle commençait par ces mots: «Mon cher fils, comme c'est ta fête dans quatre jours, je t'envoie dix francs… ta petite soeur y est pour vingt sous. Quand tu écriras, n'en dis rien à ton père…» Je laissai tomber la lettre. Il y avait par terre, devant moi, un pauvre grenadier dont la tête était brisée.
XIV
Une halte nous réunit près d'une espèce de remblai où chacun se tint sur le qui-vive, le doigt sur la gâchette, prêt à faire feu et le faisant quelquefois. Nous avions devant nous des lignes de fumée blanche d'où sortaient des projectiles. J'étais fait à ce bruit, qui n'avait plus le don de m'émouvoir; je savais que la mort qui vole dans ce tapage ne s'en dégage pas aussi souvent qu'on le croit. Tout siffle, tout éclate, et on se retrouve vivant et debout après la bataille, comme le matin au sortir de la tente; mais ce qui m'étonnait encore, c'était le temps qu'on passait à chercher un ennemi qu'on ne découvrait jamais. On ne se doutait de sa présence que par les obus qu'il nous envoyait. Il en venait du fond des bois, des coteaux, des vallons, des villages, et par rafales, et personne ne savait au juste où manoeuvraient les régiments que ces feux violents protégeaient. J'avais présents à la mémoire ces tableaux et ces images où l'on voit des soldats qui combattent à l'arme blanche et se chargent avec furie; au lieu de ces luttes héroïques, j'avais le spectacle de longs duels d'artillerie auxquels l'infanterie servait de témoin ou de complice, selon les heures et la disposition du terrain.
L'inquiétude des premiers moments éteinte, ce que j'éprouvais, c'était l'impatience. Ces temps d'arrêt toujours renouvelés, ces courses qui n'aboutissaient à aucune rencontre, me causaient une sorte d'exaspération morale dont j'avais peine à me défendre. Je commençai à comprendre le sens profond d'un mot qui m'avait été dit par un vieux compagnon à qui je demandais à quoi sert une baïonnette.—Cela sert à faire peur, m'avait-il répondu. Au plus fort de mes réflexions, une balle égratigna la terre à cinq pouces de ma tête, sur ma gauche, et un éclat d'obus rebondit sur un caillou qu'il brisa à ma droite.
—Toi, tu peux être tranquille, me dit un camarade, jamais rien ne t'écorchera la peau.
La nuit se faisait. Un capitaine prit avec lui une section et la plaça en grand'garde. J'étais de ceux qui restaient sur le remblai. On nous permit de nous étendre par terre, à la condition de ne rien déboucler, ni du sac ni de l'équipement, et d'avoir toujours le fusil à portée de la main. J'eus bientôt fait de mettre bas mon sac et de me coucher dans un creux, le chassepot entre les jambes. J'avais les paupières lourdes, et mes yeux se fermaient malgré moi. Il fallait que la fatigue fût terrible pour nous permettre de dormir par le froid qu'il faisait depuis deux ou trois jours. La terre avait la dureté du caillou; le thermomètre, à ce qu'on me dit après, marquait 14 degrés. Au bout d'un certain temps, j'ouvris les yeux; un ciel brillant resplendissait au-dessus de ma tête; les étoiles étaient comme des pointes de feu. Rien ne remuait autour de moi; je me sentais glacé. Je me levai pour marcher un peu et ramener la circulation par l'exercice; mes mains avaient la roideur du bois, elles ne m'obéissaient plus. Comment aurais-je fait s'il m'avait fallu prendre mon chassepot? Quelques coups de canon retentissaient au loin, un grand silence m'entourait.
Je m'écartai du remblai. Mes pieds tout à coup heurtèrent un obstacle qui avait la rigidité d'un tronc d'arbre. Je trébuchai; c'était un cadavre roide et froid, parfaitement gelé. Le corps, que je soulevai, retomba lourdement, tout d'une pièce, sur le sol, avec un bruit dur; d'autres cadavres étaient répandus çà et là dans toutes les attitudes. La vue d'un mur crénelé dont la ligne blanche apparaissait vaguement dans la nuit, me fit reconnaître l'endroit où l'avant-veille on avait déchaîné la moitié du régiment contre le parc de Villiers. Que de morts! Ils portaient presque tous l'uniforme des zouaves. On reconnaissait à la torsion de leurs membres ceux qui avaient fait quelques pas avant d'expirer; d'autres tenaient encore leur fusil avec le geste menaçant du combat. Plusieurs, étendus sur le dos, tournaient leur visage blanc vers le ciel; leurs lèvres ouvertes avaient laissé échapper un dernier cri. Toutes les sensations de la dernière minute se reflétaient comme figées par la mort sur leurs traits immobilisés. Il y avait de la stupeur, du désespoir, de la colère, de l'effroi, puis les contractions de l'agonie. Le sentiment d'une tristesse sans bornes s'empara de moi, tandis que j'errais parmi ces cadavres dans la transparente obscurité de la nuit.
J'allai de l'un à l'autre, cherchant à reconnaître ceux de mes amis que j'avais perdus; il en était deux que je tenais à revoir. Il me fallut retourner un certain nombre de ces morts couchés sur le ventre. Quelques-uns, frappés à la tête, étaient méconnaissables; ils avaient comme un masque rouge sur un visage défiguré. Je me penchai pour les mieux voir: un frisson me prit quand l'un des deux amis que je cherchais m'apparut tordu et replié sur lui-même dans un creux. Il avait trois blessures faites par trois balles: l'une à la jambe, l'autre au bas-ventre; la troisième balle, entrée par la tempe, avait traversé la cervelle. Je m'agenouillai auprès de ce corps durci par la gelée; je n'y voyais plus bien. En passant mes mains sur sa veste, je sentis sous l'épaisseur du drap un objet qui avait échappé aux maraudeurs; c'était le portefeuille du pauvre mort. Je le pris et le serrai dans ma poche; je pleurais et me laissais pleurer. Un jour vint où je pus rapporter ce souvenir à sa famille; elle ne devait avoir pour consolation que de savoir que celui qu'elle regrettait était mort à l'ennemi.
Quand je me relevai, j'avais froid jusqu'à la moelle des os. J'arrivai à un endroit où les cadavres des nôtres avaient été ramassés et couchés sur deux rangs. J'en comptai quarante-sept, parmi lesquels vingt-deux zouaves; le reste appartenait à la ligne et à la mobile, qui avaient solidement donné; je ne savais ce que je faisais en les comptant. Parmi ces morts étendus dans les poses les plus terribles, il y avait un lieutenant-colonel de la mobile éventré par un obus; il paraissait dans la force de l'âge; l'une de ses mains était gantée, l'autre portait la trace d'une abominable mutilation: le quatrième doigt, le doigt annulaire, manquait; la trace de l'amputation était fraîche encore, on le lui avait coupé pour avoir la bague. Je jetai un dernier coup d'oeil sur ce champ funèbre tout rempli de misères, et retournai vers ma compagnie, l'esprit noir, le coeur malade. Je marchai comme un homme ivre, voyant toujours ces faces livides, ces mains violettes, ces yeux éteints, et tous ces morts qui devaient attendre pendant huit jours leur sépulture. Je tombai sur mon sac comme une masse. Il n'y avait pas une demi-heure que je dormais d'un sommeil lourd, lorsqu'un soldat vint me réveiller, et me prévint de la part de l'adjudant qu'une distribution de vivres allait avoir lieu à Petit-Bry, place de l'Église, à une heure du matin. Je me frottai les yeux. Il était onze heures. Si je me rendormais, étais-je bien sûr de me réveiller à temps? La prudence me conseillait de marcher. C'était deux heures de cigarettes à fumer; mais l'idée de m'éloigner du bivouac ne me vint plus.
Un peu avant une heure, grelottant sous ma couverture, je commençai à faire la revue des hommes qui devaient m'accompagner. Je n'y mettais pas moins de rudesse que d'activité; mais ceux que je secouais par les épaules se rendormaient tandis que je tirais leurs camarades par les jambes. L'un grognait, l'autre ronflait, aucun ne bougeait. Je me mis à jouer des pieds et des mains au hasard, marchant dans le tas. Le premier qui se leva voulut crier, je le fis taire d'un coup de poing; en une minute, la corvée était debout, presque éveillée. Marcher en tête de mes hommes, c'était m'exposer à en perdre la moitié chemin faisant. Je pris la queue du cortège et arrivai au lieu du rendez-vous. Il n'y avait personne sur la place de l'église; j'en fis le tour une fois, deux fois, trois fois;—rien, pas un soldat, pas un comptable; le village semblait mort. La corvée maugréait, battait la semelle, courait, frappait du pied. Deux heures sonnèrent, rien encore. Mes hommes allaient et venaient, cognant aux portes. Quelques-uns tombaient dans les coins et s'y rendormaient; j'aurais voulu faire comme eux. Le froid était abominable. J'envoyai dans toutes les directions et, bien sûr enfin qu'il n'y aurait point de distribution à Petit-Bry, je m'en retournai au campement.
Vers six heures du matin, le pétillement de quelques coups de fusil me réveilla; ils partaient de la tranchée, où une section de ma compagnie était de grand'garde et nous couvrait. Chacun de nous prit son rang, sac au dos. La fusillade devint bientôt rapide et vive; les balles prussiennes passaient au-dessus de nos têtes par volées, avec de longs sifflements; tout à coup notre capitaine donna le signal de l'attaque, et criant à gorge déployée: Attaou! attaou! ce mot terrible qui avait retenti à Reischoffen et dont les syllabes arabes signifient Tue! tue! il se précipita en avant. Nous le suivîmes. Il y eut un instant terrible où les balles s'éparpillaient au milieu de nous dru comme la grêle. Comment passe-t-on à travers cette pluie? Mais nous étions lâchés comme une meute de chiens courants, et, bondissant à côté de ceux qui tombaient, toujours guidés par le farouche attaou du capitaine, nous atteignîmes en un instant la tranchée où les fusils à aiguille et les chasse-pots échangeaient leurs coups. Allais-je enfin avoir la joie d'un combat corps à corps? Les Prussiens, qui avaient joué le même jeu que la veille, mais avec moins de succès, et poussé en avant jusqu'à nos postes, resteraient-ils à portée de notre élan?
En attendant qu'un peu de clarté nous permît de les reconnaître, nous tirions à volonté. Ceux-là brûlaient vingt cartouches en cinq minutes; ceux-ci quatre seulement en un quart d'heure. C'est une affaire de tempérament. Les plus lents ne sont pas les moins redoutables; ils ajustent. Ah! si tous les soldats, quand ils épaulent, tiraient seulement à hauteur d'homme, que les batailles finiraient vite!
—Ça ne va pas! me dit Michel en me faisant remarquer que le feu des
Prussiens commençait à mollir.
J'espérais qu'un mouvement impétueux les amènerait jusqu'à la tranchée ou nous jetterait sur eux; mais il fallut enfin me rendre à l'évidence: ils ne tiraient presque plus, bientôt ils ne tirèrent plus du tout, et ordre nous fut donné de cesser le feu. C'était encore une occasion perdue.
Ceux d'entre nous qui avaient de bons yeux se levaient sur la pointe du pied pour regarder au loin dans la plaine; nous étions à demi consolés quand nous avions deviné plus que découvert des points noirs épars dans l'ombre vague qui en estompait l'étendue. Des discussions s'engageaient alors pour savoir si chacun de ces points représentait un ennemi mort. Les plus fougueux voulaient s'en assurer par eux-mêmes; mais on avait ordre de ne point quitter la tranchée.
On la quitta cependant vers neuf heures pour aller tremper quelques débris de biscuit dans du café, à cette même place où la veille tant d'obus avaient plu sur nous, et, à quatre heures, les régiments, les brigades, les divisions, toute l'armée s'ébranla. Je demandai à mon capitaine ce que cela signifiait.
—Cela signifie, me dit-il, que nous abandonnons les positions conquises, et que les hommes tués sont morts.
Le bataillon n'était pas content; il avait compté sur une victoire, et c'était une retraite qu'on lui offrait. On lui fit repasser la Marne sur le même pont de bateaux qu'il connaissait, et il fut ramené à Nogent; on allait retomber dans l'ennui et l'immobilité comme à Courbevoie, à cette différence près qu'au lieu de monter les grand'gardes sur les bords de la Seine, on les monterait dans l'île des Loups, à côté du grand viaduc du chemin de fer.
Sur ce fond d'ennui et de découragement courait une trame légère de mauvaises nouvelles qui nous arrivaient de la province. Comment? Je ne sais pas; c'étaient des rumeurs qui disaient la vérité. Nos conversations le soir, autour d'un morceau de cheval étique, dans les malheureuses maisons où nous avions abrité nos fourniments, n'étaient pas gaies. On riait encore quelquefois, mais pas beaucoup; on sentait que l'état-major ne croyait pas à la possibilité ni même à l'utilité de la défense. Son scepticisme le paralysait, en même temps que la jactance du gouvernement endormait Paris. Aucun de nous ne faisait plus attention à l'échange continuel d'obus qui se faisait entre les lignes prussiennes et la ligne des forts.
Ces jours noirs de décembre, mêlés de coups de vent et de rafales de neige, me semblaient interminables. A des matins brumeux succédaient des soirées froides et des nuits glaciales. Le regard se fatiguait à suivre les lignes sombres des arbres courant aux deux côtés des routes blanches: partout la neige, on songeait à la Russie. La pensée n'avait plus ni ressort, ni chaleur.
Sur ces entrefaites, j'appris qu'on formait un bataillon de francs-tireurs au moyen de quatre compagnies prises dans chacun des quatre régiments de la division, qui se composait alors du 4e régiment de zouaves et du régiment des mobiles de Seine-et-Marne réunis sous le commandement du général Fournès, et du 135e de ligne avec les mobiles du Morbihan embrigadés sous les ordres du colonel Colonieu, faisant fonction de général. J'avais été nommé caporal-fourrier à l'affaire de Champigny; mais, pour entrer dans le corps des francs-tireurs, je n'hésitai pas à déposer un galon et à redevenir simplement caporal. Je voyais dans ces quatre mots: bataillon des francs-tireurs, toute une perspective de combats et d'aventures où les coups de fusil ne manqueraient pas. Je ne voulais pas d'ailleurs me séparer de mon capitaine.
Le hasard donna raison à mes prévisions, et rompit la monotonie de notre existence. La nouvelle se répandit un soir que le lendemain, 20 décembre, nous entrerions en expédition. Comment le savait-on? quelle bouche indiscrète faisait ainsi descendre à l'avance du général en chef au soldat le jour et l'heure des prises d'armes? C'est ce qu'il nous était impossible de deviner; mais quelqu'un, fée ou femme, se chargeait toujours d'avertir l'armée, et le secret, qui avait toute liberté d'aller et de venir, ne tardait pas à franchir les avant-postes. Que de choses ne racontait-on pas entre camarades, le soir, en fumant une pauvre pipe! La confiance était partie. La nouvelle de cette prochaine sortie fut donc accueillie avec une ardeur hésitante; on n'y voyait que l'occasion de remuer un peu. Un sergent, qui tisonnait le feu dans une chambre sans fenêtre, où il ne restait qu'un vase de fleurs artificielles sous son globe de verre, se tourna du côté du narrateur, et d'une voix sèche:
—Où doit-on reculer demain? dit-il.
Ce mot sanglant traduisait les sentiments du soldat. Il ne croyait plus à la victoire, parce qu'il ne croyait plus aux chefs. Dans de telles conditions, les régiments marchent avec la déroute suspendue à la semelle de leurs souliers.
XV
Un mouvement rapprocha mon bataillon du village de Rosny, où les maraudeurs n'avaient laissé ni une porte, ni une persienne, ni un volet. Les maisons avec leurs fenêtres béantes ne cachaient plus un habitant, si ce n'est çà et là quelques misérables fugitifs qui remuaient dans les caves.
Le lendemain, à quatre heures du matin, le régiment s'ébranla, et à la faveur de la nuit noire, traversant le canal de l'Ourcq, il vint camper à 2 kilomètres de la ferme de Groslay, à l'abri de quelques maisons. On savait à peu près que l'affaire du Bourget allait recommencer.
—Et dès qu'on nous aura donné ordre de prendre une position, me dit
Michel, on s'empressera de nous engager à l'abandonner.
Je haussai les épaules.
—Tu verras, reprit-il.
Il y avait dans le corps de logis derrière lequel ma compagnie se massait, des éclaireurs d'un corps franc; on ne manqua pas de les questionner. Un officier, qui avait de grandes bottes molles et des moustaches farouches avec deux revolvers pendus à la ceinture, hocha la tête d'un air d'importance.
—Les Prussiens ont là des retranchements et une pièce de canon, dit-il.
Nous devions nous en emparer coûte que coûte et nous y maintenir. L'ordre vint subitement de nous déployer en tirailleurs. C'était une besogne qui revenait de droit à la compagnie des francs-tireurs. Mon lieutenant prit la gauche; j'étais en serre-file à la droite, et nous marchions fort vite. La rapidité, dans ces occasions, diminue le péril. A peine avais-je fait une centaine de pas, qu'une patrouille de cavalerie vint faire le tour de la ferme. On envoya quelques balles dans le tas, et la patrouille disparut au galop. Il ne fallait plus perdre une minute. Nos officiers néanmoins, qui avaient la responsabilité du mouvement, agissaient avec une certaine circonspection, et nous engageaient, tout en avançant, à nous défiler de la mitraille.
—Gare au canon! disions-nous, et nous marchions toujours.
Rien ne remuait dans la ferme. On en distinguait parfaitement les bâtiments et les enclos. Je vis alors un homme qui était en sentinelle sur un toit; mais à peine l'avais-je aperçu qu'il disparut par une lucarne avec la promptitude d'une grenouille qui saute dans une mare.
On se mit à courir; l'imprudence devenait de la prudence. Il ne fallait pas laisser au fameux canon le loisir de nous viser. Chacun de nous jouait des jambes à qui mieux mieux. Je tenais la tête de l'attaque avec cinq ou six camarades. Les balles allaient partir sans doute. Rien encore; nous redoublons d'élan, nous touchons aux murs, nous entrons et nous apercevons un cheval mort auprès d'un bon feu. De canon point, et d'ennemis pas davantage. Nous étions exaspérés. Il fallait cependant mettre la ferme en état de défense au cas d'un retour offensif; chacun s'y employa. Je roulai force tonneaux le long des murs sur lesquels j'ajustai force planches, ce qui formait un assemblage de tréteaux bons pour la fusillade. Quand j'avais les mains engourdies par le froid, j'allais les réchauffer à un grand feu qui brûlait dans la cour et qu'on alimentait avec mille débris.
Le génie arriva et pratiqua des meurtrières avec des tranchées auprès desquelles on plaça des sentinelles. Au plus fort de cette besogne, et Dieu sait si on la menait bon train, le colonel Colonieu vint nous rendre visite. On apprit ainsi qu'on se battait du côté du Bourget.
A son tour, un officier d'état-major arriva au grand galop et nous demanda où était le général de Bellemare. Nous n'en savions rien. Un autre survint, puis un autre encore, puis un quatrième, puis un cinquième. Toujours même réponse. Il y en avait parmi nous qui trouvaient singulier qu'un officier ne sût pas où rencontrer le général qui commandait la division.
Avec le cinquième officier arriva un premier obus. Il éclata en arrière de la ferme.
—Trop long, dit Michel.
Un second éclata en avant.
—Trop court, reprit-il.
Un troisième tomba sur un toit qu'il effondra; les Prussiens avaient rectifié leur tir.
Un peu d'infanterie se montra au loin; on courut aux meurtrières. Là, je fis connaissance avec un nouveau genre de supplice qui avait son âpreté. Un courant d'air terrible s'établit dans ces ouvertures pratiquées en pleins moellons, et, quand le thermomètre descend à 12 degrés, il acquiert une violence qui coupe le visage et le rend bleu. Les yeux s'enflamment et n'y voient plus.
Cette infanterie que nous avions aperçue n'arrivait pas, mais les obus ne cessaient pas de pleuvoir avec une précision qui ne se démentait plus. Un projectile abattait un pan de mur qui s'écroulait sur ses défenseurs; un autre éclatait dans une tranchée d'où il faisait voler des lambeaux de chair avec des paquets de terre. Un seul obus nous vint en aide en tuant un cheval qui servit au ravitaillement de la compagnie. Nous tenions bon cependant, et, depuis quelques heures, de cinq minutes en cinq minutes, on relayait les camarades aux meurtrières, lorsque, à six heures du soir, ordre vint d'évacuer la ferme. Une main frappa mon épaule.
—Te l'avais-je dit? s'écria Michel.
Je n'avais rien à répondre, et à mon rang, le fusil sur l'épaule, je suivis ma compagnie, qui avait pour mission de couvrir la retraite de la division de Bellemare. Vers neuf heures, nous arrivions à Bondy, où, en attendant les ordres, quelques-uns de nos hommes, harassés de fatigue, dormaient debout, le sac au dos, les mains sur le fusil.
Deux ou trois jours se passèrent là en pleine misère; parfois on avait l'abri de quelque maison à laquelle on arrachait une poutre ou un reste de parquet pour faire du feu; parfois on campait sur la route et dans la neige. Le froid nous rongeait. Il semblait s'immobiliser dans son intensité. On attendait le matin, on attendait le soir; les heures se passaient dans ces longues attentes, l'arme au pied ou les fusils en faisceaux. On s'engourdissait dans l'épuisement.
Ce fut le moment que mon capitaine choisit pour tomber malade. Il traînait depuis quelque temps malgré sa jeunesse et son énergie. Un soir, la fièvre le prit; il eut froid, il eut chaud; il se laissa tomber sur quelques brins de paille et y resta à demi mort. Un médecin qui passait par là s'arrêta et me déclara qu'il avait la petite vérole.—S'il en revient, ce sera drôle.—Il faisait un froid de 14 degrés. Pour remède rien que de l'eau-de-vie et de la neige fondue que je lui faisais boire alternativement. Quand il avait faim, il mâchait un morceau de cheval cru; je lui donnais ce que j'avais sous la main. Je lui demandai s'il voulait être porté à l'ambulance.—Jamais! cria-t-il.—La fièvre le secouait toujours, et ses dents claquaient. Son visage était d'un rouge sombre; mais, comme je n'y voyais pas de boutons, je croyais que le docteur s'était trompé. Le bataillon cependant campait de ci, de là, un jour au bord du canal de l'Ourcq, en plein air, un jour à Noisy-le-Sec, dans une salle de bal. Je ne quittais pas mon capitaine, qui de son côté m'offrait toujours la moitié de sa botte de paille, quand il en avait une; nous dormions sous la même couverture. Le cinquième jour, il était à peu prés rétabli. Le docteur revint et le trouva déchirant à coups de dents un beefsteak de cheval cuit sur un lit de braise et buvant dans une tasse de fer-blanc un mélange de glace et d'eau-de-vie. Il n'en voulait pas croire ses yeux.
—Ma foi, dit-il, vous avez tué la petite vérole, c'est un miracle!
Nous étions alors en cantonnement à la ferme de Londeau, à mi-chemin entre le fort de Rosny et le fort de Noisy-le-Sec. Chacune des compagnies du bataillon des francs-tireurs devait être de grand'garde à tour de rôle le long du chemin de fer, entre les stations de Rosny et le fort de Noisy. Il se passait quelquefois d'étranges choses autour de ces cantonnements lointains. Si les Prussiens ne se gênaient pas pour frapper de réquisitions les villages qu'ils occupaient, ceux qui groupaient leurs maisons à l'ombre de nos forts avaient d'autres ennemis à redouter. Les soldats se chauffaient comme ils pouvaient, et il est bien difficile de se montrer d'une sévérité absolue envers des malheureux qui cherchaient çà et là, aux dépens des propriétaires, quelques pièces de bois pour rendre un peu de vie à leurs membres engourdis. Certes, ils ne respectaient pas toujours les portes et les fenêtres des habitations abandonnées; mais le thermomètre marquait 14 et 15 degrés, nous étions souvent sans abri, et, par les nuits glaciales que nous subissions, les cas de congélation étaient fréquents. Que ceux qui n'ont jamais péché nous jettent la première pierre! Mais que dire des spéculateurs que nous envoyait Paris?
Un matin j'ai vu, de mes yeux vu, un officier de la garde nationale arriver en tapissière, et, accompagné d'un ami, exécuter une véritable razzia aux dépens des portes et des persiennes du voisinage. Il choisissait son butin, ne dédaignait pas d'y comprendre quelques volets mêlés de jalousies, et, sa tapissière bien chargée, il s'en retournait faisant claquer son fouet, le képi sur l'oreille. C'était probablement un entrepreneur qui faisait provision pour la saison prochaine, et ne voulait pas que sa clientèle eût à souffrir d'aucun retard. D'autres industriels venaient à la suite, que les scrupules n'embarrassaient pas davantage.
Notre situation à cette extrémité de nos lignes et les promenades qu'elle entraînait donnaient à notre vie un caractère en quelque sorte monacal. Si Paris ne savait rien de ce qui se passait en province, nous ne savions rien de ce qui se passait à Paris; nous sentions cependant que cela ne pouvait pas durer toujours, faute de cheval.
Que peut-on faire là dedans? disions-nous quelquefois, tout en rendant visite aux postes avancés échelonnés le long de la ligne, à cinq cents mètres les uns des autres, et gardés eux-mêmes par des sentinelles fixes et des sentinelles volantes qui n'étaient pas à plus de cent mètres des vedettes prussiennes. Ces sentinelles, tapies dans un trou ou dissimulées derrière un bouquet d'arbres, avaient ordre de ne jamais allumer de feu pour ne pas attirer l'attention de l'ennemi. Si le froid les engourdissait, les obus les réveillaient. Il en tombait toujours quelqu'un en deçà ou au delà du remblai du chemin de fer. C'était l'aubaine accoutumée quand on allait relever les sentinelles ou porter les vivres aux postes avancés. Les précautions diminuaient le péril, mais ne le faisaient pas disparaître; trop de lunettes nous observaient.
Un matin, au moment où ma corvée débouchait d'un chemin creux, sept ou huit obus éclatèrent. Chacun de nous se crut mort. La corvée n'y perdit qu'un bidon enlevé des mains d'un zouave. En revanche, combien de nos pauvres camarades qu'on ramenait les pieds gelés des tranchées où ils passaient la nuit!
La ferme de Londeau avait eu le sort de la ferme de Groslay. Prise pour point de mire, elle était effondrée en dix endroits. Le bataillon des francs-tireurs, qui en avait fait son quartier-général, dut l'abandonner pour se cantonner à Malassise, tandis que la division tout entière se retirait à Noisy-le-Sec, et de Noisy-le-Sec à Montreuil et à Bagnolet. Il ne fallait pas être un stratégiste de premier ordre pour comprendre que le cercle dans lequel l'armée prussienne étreignait Paris allait se rétrécissant.
J'avais profité d'un jour de répit pour demander à mon commandant l'autorisation de me rendre à Paris, que je n'avais pas vu depuis plus d'un mois. Il me l'accorda volontiers, et je pris le chemin de la porte de Romainville, où un hasard propice me fit rencontrer un de mes amis qui, en sa nouvelle qualité d'officier d'état-major du secteur, me fit passer tout de suite.
Il me sembla que je tombais d'une fournaise dans une baignoire. On n'avait de la guerre que le bruit éloigné de la canonnade. Les omnibus roulaient; il y avait du monde sur les boulevards, les cafés étaient pleins; partout les mêmes habitudes et les mêmes conversations; dans les rues seulement, une débauche de gardes nationaux.
—Trop de képis! trop de képis! me disais-je.
XVI
Quand je retournai à Malassise, le bataillon des francs-tireurs, exempté du service des tranchées et des grand'gardes, allait entreprendre un service plus actif. Il s'agissait d'expéditions nocturnes où les qualités individuelles trouveraient des occasions de se manifester. Mon capitaine me prit à part pour m'apprendre qu'un de nos trois sergents ayant été blessé j'étais appelé à l'honneur de le remplacer, et que je remplirais en même temps les fonctions de sergent-major.
—Et soyez tranquille, ajouta-t-il, vous aurez votre part des expéditions de nuit.
Un soir, en effet, le bataillon prit les armes tout à coup. Il pouvait être dix heures. Il faisait une nuit claire. C'était le temps où l'on avait abandonné un peu lestement le plateau d'Avron en y laissant des masses de munitions, ce même plateau dont la possession devait porter un coup funeste à l'armée prussienne,—après avoir rempli de joie le coeur des Parisiens, si prompt aux espérances.
Tout en marchant, on cherchait à deviner quel motif nous avait fait mettre sac au dos; mais un flair particulier anime le soldat dans ces sortes d'occasions et lui fait tout comprendre sans qu'on lui ait rien dit. Certains obus arrivaient depuis quelque temps qui nous gênaient et nous inquiétaient. D'où venaient-ils? On eut bientôt dans la compagnie le sentiment qu'on nous envoyait à la découverte de la batterie mystérieuse qui les tirait; on savait en outre que toute la brigade devait sortir.
Malassise abandonné, on piqua droit vers le fort de Rosny, sur lequel pleuvaient les obus; on en voyait passer par douzaines comme d'énormes étoiles filantes. C'était la plus jolie des illuminations: c'était parmi nous une affaire d'amour-propre de ne plus y prendre garde; mais tous n'y réussissaient pas malgré une bravoure incontestée.
Nous étions alors sur la gauche du fort, suivant la route qui conduit au village. Des obus mal pointés négligeaient le fort et tombaient de ci de là sur les deux côtés de la route; il s'agissait de ne pas baisser la tête. Chacun de nous observait son voisin; des paris s'engageaient. Ce n'était rien, et c'était beaucoup. Qui réussissait une première fois échouait un moment après. C'étaient soudain de grands éclats de rire et des huées. Mon vieux médaillé de Crimée y trouvait moyen de faire ample provision de petits verres. Il avait des nerfs d'acier; je crois qu'il eût allumé sa pipe à la mèche d'une bombe.
Ainsi pariant et riant, la compagnie arrive à Rosny. Le village était mort; le vent se jouait à travers les maisons. Nous commencions à nous engager dans les tranchées qui creusaient le plateau d'Avron; la brigade nous suivait et les occupait tour à tour après nous. Il ne fallait plus ni rire, ni crier.
Bientôt, nous étions à côté de Villemonble, devant le parc de Beauséjour. Deux douzaines de petites maisons, séparées les unes des autres par des enclos fermés de murs, s'élevaient çà et là.
Le moment était venu de reconnaître le terrain, lorsqu'un Ver da vigoureusement accentué nous arrêta net. Chaque soldat resta immobile à sa place, attendant le signal; un coup de sifflet lancé par notre lieutenant le donna. Quels bonds alors!
Huit ou dix coups de feu partirent sans nous atteindre, mais nos baïonnettes ne trouvèrent rien devant elles. La vedette ennemie avait décampé; un sac cependant resta en notre pouvoir, un sac seulement, mais quel sac! Il est devenu légendaire dans l'histoire de la campagne. Un zouave en fit l'inventaire à haute voix comme un commissaire-priseur, devant un cercle de curieux qui riaient aux éclats. Ah! le bon père de famille et l'aimable époux! Il y avait là dedans, mêlés à une petite provision de tabac et à un gros morceau de lard, une paire de souliers vernis, trois paires de bas de soie, deux jupons de femme, un autre en laine, un encore en fine toile garni de valencienne, deux cravates de satin, une robe de petite fille ornée d'effilés, de bonnes pantoufles bien chaudes, que sais-je encore? une camisole, deux bonnets, quatre mouchoirs de batiste, une garde-robe complète enfin, et de plus un portefeuille contenant les photographies de la famille entière. Le sac vidé, il fut impossible de le remplir de nouveau, tant ces objets étaient empilés avec art.
La capture d'un Saxon, qui s'était blotti dans le grenier d'une maison où brûlait un bon petit feu, acheva de nous mettre en gaieté. Je m'aperçus en cet instant que le capitaine de la compagnie était en conférence avec le commandant du bataillon.
—Tu vas voir, me dit tout bas le médaillé, on attend quelque chose, et on va nous inviter à nous reposer.
Il ne se trompait pas, on attendait une compagnie de francs-tireurs de la division Butter qui devait flanquer notre droite, et on nous donna l'ordre de nous coucher à plat ventre dans la neige. Il faisait un clair de lune magnifique; le plateau d'Avron était tout blanc; nous regardions devant nous, ne soufflant mot, si ce n'est à l'oreille d'un camarade. Une voix m'appela; le commandant avait demandé à mon capitaine de lui désigner un sous-officier pour aller à la recherche de cette compagnie qui n'arrivait pas et l'amener. Le capitaine m'avait nommé. Je reçus ordre de battre le plateau dans tous les sens.
—Allez, et bonne chance! me dit mon capitaine, qui ne semblait pas tranquille.
Je mis le sabre-baïonnette au bout de mon chassepot, et m'éloignai à grandes enjambées.
J'étais certainement flatté du choix que le ressuscité,—c'était ainsi que dans nos heures d'intimité j'appelais le capitaine R…,—avait fait de ma personne; mais je n'étais que médiocrement rassuré. Au bout de quelques minutes, je me trouvai seul dans l'immensité du plateau, errant sur un linceul de neige épaisse qui étouffait le bruit de mes pas. Je me faisais l'effet d'un fantôme. Rien autour moi; j'avais perdu de vue mes compagnons. Un silence sans bornes, intense, profond, m'entourait; j'entendais les battements de mon coeur. Un coup de fusil dont j'aurais à peine le temps de voir l'éclair n'allait-il pas tout à l'heure me jeter par terre, ou bien n'aurais-je pas la malechance de tomber brusquement dans une embuscade qui me ferait prisonnier? Ces réflexions ne m'empêchaient pas de marcher au hasard, tantôt le long d'une muraille, et profitant de la zone d'ombre qu'elle répandait, tantôt à travers champs. Des rires silencieux me prenaient au souvenir de Deerslayer cherchant la piste des Sioux dans les prairies du continent américain, des rires un peu nerveux. J'avançais toujours, le regard inquiet, l'oreille tendue. Quelquefois je m'arrêtais; j'écoutais, je prenais le vent; rien, toujours rien, et je continuais, bien résolu à ne rentrer qu'après avoir parcouru l'étendue entière du plateau.
Il y avait déjà plus d'une demi-heure que j'errais ainsi, et cette demi-heure m'avait paru plus longue qu'une longue nuit, lorsqu'à une distance de 600 mètres à peu près j'aperçus aux vifs reflets de la neige le scintillement de quelques baïonnettes qui semblaient se mouvoir. Elles brillaient et s'éteignaient tour à tour rapidement au clair de la lune. Je m'étais accroupi à l'abri d'une broussaille; ce ne pouvait être des Prussiens. En gens pratiques qui évitent l'éclat et le bruit, ils n'arment leurs fantassins que de baïonnettes en acier bruni qui ne lancent point d'éclairs, et les glissent dans des fourreaux de cuir qui ne dégagent aucun son, quelle que soit la vivacité de la marche. Tout à fait raffermi par cette courte réflexion, je m'avançai jusqu'à 300 mètres, et la main sur la gâchette, le fusil armé, d'une voix de Stentor, je criai: Qui vive! Une voix répondit: France! Mais je ne voulais pas être la victime d'une ruse de guerre. Savais-je si je n'avais pas affaire à une patrouille ennemie imitant nos allures et parlant notre langue? Je criai donc à la patrouille de venir me reconnaître; une ombre se détacha du groupe indécis qui faisait tache sur la neige devant moi, et s'avança: c'était le capitaine de la compagnie que je cherchais. Si j'étais content de l'avoir découvert, il ne l'était pas moins de m'avoir rencontré. J'avais été éclaireur, je devins guide, et la compagnie des francs-tireurs que nous attendions opéra son mouvement.
Pendant que je marchais à côté du capitaine, un échange de coups de fusil m'annonça que nos avant-postes causaient avec les avant-postes ennemis. On avait commencé le long des murailles du parc de Beauséjour le travail de la mine. Le génie et les pioches étaient à l'oeuvre; les pierres tombaient; on allait faire l'essai de la dynamite sur un gros pan de mur. J'arrivai à temps pour assister à cette expérience. Je ne veux pas dire du mal de ce nouvel agent chimique, ni nuire à sa réputation; mais ses débuts dans la carrière de la destruction ne me semblèrent pas heureux: deux détonations pareilles à deux coups de canon nous apprirent que la dynamite venait de faire explosion. On courut au mur qu'elle avait pour mission de mettre en poudre; on y découvrit deux trous de 50 centimètres carrés chacun: c'était un médiocre résultat, après deux heures de travail surtout. Il marqua cette nuit la fin de notre expédition.
Ces promenades aventureuses se renouvelaient trois fois par semaine à peu près. On n'était prévenu du départ qu'au moment de prendre les armes. Le péril était l'assaisonnement de ces expéditions; il n'était déplaisant que lorsqu'une négligence en était la cause, et je dois ajouter tristement que les balles prussiennes n'étaient pas toujours les seules qu'on eût à craindre.
Il arrivait quelquefois que l'officier de grand'garde, enveloppé dans sa couverture, confiait la surveillance de ses hommes au sergent-major; celui-ci, qu'un tel exemple encourageait, passait la consigne au caporal, qui s'en déchargeait sur un soldat, et de chute en chute la garde du campement incombait à une sentinelle qui s'endormait. Quant à nos ennemis, ils ne se laissaient jamais prendre en flagrant délit de négligence. Point de lacune dans leur discipline; ils reculaient souvent devant nos attaques, mais jamais ils n'étaient surpris.
On pouvait constater chaque jour le rétrécissement du cercle meurtrier tracé par leurs obus. Le campement où l'on était presque à l'abri la veille recevait de telles visites le lendemain, qu'il fallait prendre gîte ailleurs. C'était le métier du soldat, et aucun de nous ne songeait à s'en plaindre; mais les pauvres habitants qui gardaient leurs toits jusqu'à la dernière heure, gémissaient et ne se décidaient à déménager que lorsque quelques-uns d'entre eux avaient arrosé de leur sang leurs foyers menacés.
Quel tumulte un matin et quel désespoir à Montreuil! Pendant la nuit, les obus prussiens, passant par-dessus les forts, étaient tombés jusque sur la place du village. Le jour ne sembla que donner plus de certitude et plus de rapidité à leur vol. Il fallut en toute hâte enlever les meubles les plus précieux, atteler les charrettes, fermer les portes et abandonner ces espaliers cultivés avec tant d'amour. Les malheureux émigrants ne se crurent en sûreté qu'à l'ombre du donjon de Vincennes.
Quelque temps après, au moment où le sommeil engourdissait les francs-tireurs de la compagnie, à dix heures du soir, un appel me fit sauter sur mes jambes. Ordre était donné de prendre les armes. Le chassepot sur l'épaule, la cartouchière au flanc, le sabre-baïonnette passé dans la ceinture pour éviter le cliquetis métallique du fourreau, sans sacs, nous marchions lestement. Je me glissai du côté du capitaine, et j'appris que la compagnie avait pour mission de pousser jusqu'à Villemonble par la droite du plateau d'Avron et de rabattre par le versant gauche. Tout en filant vers Rosny en belle humeur, nous regardions les obus qui coupaient la route à intervalles inégaux, tantôt en avant, tantôt en arrière.
Les grand'gardes traversées, la compagnie, soutenue par des francs-tireurs du Morbihan, si brillamment conduits par M. G. de C…, aborda le plateau. Le capitaine alors me confia huit hommes avec ordre de les éparpiller en tirailleurs. Dans ces sortes de reconnaissances, on avait pour coutume de choisir des Alsaciens et des Lorrains, dont le langage pouvait tromper l'ennemi; j'avais moi-même attrapé quelques mots d'allemand dont je me servais dans les occasions délicates.
L'un des tirailleurs vint me dire tout bas qu'il avait aperçu des ombres errant parmi les maisons et les enclos dont le damier s'étendait autour de nous. Je n'hésitai pas, et puisant dans mon vocabulaire: For wart, schnell, sacrament! m'écriai-je.
Mes huit Alsaciens s'élancent et fouillent les maisons. Rien dans les appartements, rien dans les cours; mais des empreintes de pas se voyaient dans la neige fraîchement creusées. C'était une indication suffisante pour nous engager à continuer notre marche, et j'allai toujours répétant Schnell, schnell!
Je venais d'obliquer à gauche sur le commandement du capitaine, lorsqu'après avoir franchi 200 mètres à peu près quelques balles nous sifflèrent dans le dos. Il fallait qu'il y eût par là des fusils Dreyse. Mes tirailleurs pirouettèrent sur leurs talons, allongeant le pas. Quelque chose alors attira mon attention. J'avais devant moi, dans la douteuse clarté du plateau, sept ou huit ombres qui avaient l'apparence immobile de troncs d'arbre. Je m'étais arrêté, les regardant.
—Ya, ya! me dit un Alsacien.
A peine avait-il parlé, que deux de ces arbres se mirent à courir à toutes jambes. Je m'élançai sur leurs traces, et, pris malgré moi d'un rire fou, j'entremêlai ma course de tous les mots germains que me fournissait ma mémoire. Les Alsaciens s'en mêlant, la fuite des troncs d'arbre se ralentit; quand je ne me vis plus qu'à 15 mètres de leur ombre, criant à tue-tête: A la baïonnette! je sautai sur eux.
Ce cri français fut pour les fugitifs un coup de foudre. Ils se virent perdus, et, tombant de peur et tendant leurs fusils:—Halte, camarades, halte, pas Prussiens, Saxons! Saxons! Ils étaient plus morts que vifs, et croyaient qu'on allait les fusiller. Le plus petit d'entre eux,—ils étaient cinq,—me dépassait de toute la tête. Leur surprise égalait leur suffocation. Ils parlaient par monosyllabes et tressaillaient au moindre mouvement que faisaient les zouaves de leur escorte.
Ce ne fut qu'après avoir avalé quelques gorgées de café et fumé la pipe dans notre cantonnement qu'ils reprirent leurs sens et se mirent à causer. En entendant prononcer le nom du général Ducrot, le sergent de la bande poussa un cri: Tugrot! ya, ya, Tugrot! Ich kenne ihn! dit-il. C'était lui, à ce qu'il prétendait, qui avait monté la garde à la porte du général à Sedan; c'était peut-être vrai.
XVII
On était au mois de janvier, et une attaque contre les lignes prussiennes, du côté de Montretout, avait été décidée dans les conseils de la défense. On racontait vaguement que la garde nationale serait de la fête. Il était impossible qu'en pareille circonstance le 4e zouaves fût oublié. Dès le lendemain, un billet d'invitation nous arriva, et, à la tête de la division, le régiment tout entier rentra par la barrière du Trône, traversa le faubourg et la rue Saint-Antoine, la rue de Rivoli, les Champs-Élysées, et ne s'arrêta qu'à Courbevoie. Nous avions ce pressentiment que nous allions tirer nos derniers coups de fusil, et que nous les tirerions inutilement.
Il était quatre heures et demie,—c'était le 17,—quand on forma les faisceaux auprès du rond-point de Courbevoie. Ah! j'en connaissais toutes les maisons! Pendant la nuit et la journée du lendemain, de grandes colonnes d'infanterie et d'artillerie passèrent auprès de nous. Des bataillons de marche pris dans la garde nationale parurent enfin. C'était la première fois qu'on les menait au feu. Ils marchaient en bon ordre et d'un pas ferme.
A minuit, mon capitaine reçut ordre de se rendre chez le commandant du bataillon; je l'accompagnai. Quand il sortit:
—C'est pour demain, me dit-il.
La compagnie fut avertie de se tenir prête à quatre heures du matin.
A quatre heures du matin, elle était rangée en bataille. Il faisait une nuit épaisse. On entendait partout dans la plaine que commandait la batterie du Gibet, le bruissement sourd des régiments en marche. Le 4e zouaves avait été le premier à s'ébranler; il s'avançait lentement dans les champs détrempés, où le poids énorme de notre équipement nous faisait enfoncer à chaque pas; parfois, mais pour quelques minutes, on s'arrêtait, et les hommes, appuyant le sac sur le canon de leur fusil, se reposaient.
Des lueurs pâles commençaient à blanchir l'horizon; les squelettes des arbres se dessinaient en noir dans cette clarté. La masse obscure du Mont-Valérien s'arrondissait à notre gauche comme une bosse gigantesque. Le pépiement des moineaux sortait des haies, des corbeaux voletaient lourdement çà et là, et s'abattaient dans les champs, remplis encore de ce silence qui donne à la nuit sa majesté.
Qui le croirait? dans cette ombre incertaine, nous cherchions La Fouilleuse, que les troupes françaises occupaient depuis un mois, et aucun officier d'état-major ne savait où cette fameuse ferme pouvait se trouver. Des marches mêlées de contre-marches nous la firent enfin découvrir.
Il faisait encore sombre. Des brouillards rampaient dans la plaine, des paquets de boue s'attachaient à mes bottes, car j'avais de grandes bottes comme les officiers: on n'était plus au temps où l'on se renfermait dans la stricte observation des ordonnances; mais cette Fouilleuse tant cherchée et trouée par tant de projectiles ne devait pas nous retenir. Un mouvement rapide nous fit pousser plus avant, et, la laissant sur notre gauche, nous vînmes prendre position en face du parc de Buzenval. Michel me serra la main; il avait l'air triste.
—Qui sait! me dit-il.
Le spectacle que j'avais sous les yeux était grandiose. La clarté commençait à se dégager de l'ombre; les lignes du paysage s'accusaient déjà; derrière le mur crénelé du parc, les cimes des futaies faisaient des masses noires estompées sur le ciel gris; les façades blanches des villas s'éclairaient. Je voyais à une petite distance une compagnie de la ligne qui, vaguement voilée par un léger rideau de brume et l'arme au pied, me rappelait le fameux tableau de Pils; c'était la même attente, la même attitude. Au loin, sur les flancs du Mont-Valérien, des colonnes d'infanterie s'allongeaient et descendaient dans la plaine; elles étaient épaisses et noires. On en distinguait les lentes ondulations. Il me semblait impossible que de telles masses énergiquement lancées ne fissent pas une trouée jusqu'à Versailles.
Une fusée partit du Mont-Valérien. A ce signal, les zouaves s'élancèrent en tirailleurs. A peine avaient-ils fait cinquante pas, que le mur du parc s'éclaira de points rouges. Les Prussiens étaient à leur poste. Des soldats tombèrent dans les vignes. On n'avait pas oublié l'affaire du parc de Villiers, l'une des plus meurtrières de la campagne. Allait-elle se renouveler devant le parc de Buzenval, d'où partait une grêle de balles? Le régiment savait par une douloureuse expérience qu'une charge à la baïonnette ne ferait qu'augmenter le nombre des morts, et déjà bien des pantalons rouges restaient immobiles, couchés dans les échalas. Dispersés parmi les abris que présentait le terrain, nous tirions contre les ouvertures d'où l'incessante fusillade nous décimait.
Des bataillons de gardes nationaux partirent pour tourner le parc. A leur mine, à leur allure, au visage des hommes qui les composaient, on comprenait que ces bataillons appartenaient aux quartiers aristocratiques de Paris. Ils firent bravement leur devoir, comme s'ils avaient voulu effacer le souvenir de ce qu'avaient fait ceux de Belleville à l'autre extrémité de nos lignes. Ce mouvement prononcé, l'affaire devint plus chaude. Un rideau de fumée s'étendait au loin sur notre gauche; le mur du parc en était voilé. Il en sortait un pétillement infernal. Je cherchais toujours à envoyer des balles dans les trous d'où s'élançaient des langues de feu.
Mon capitaine, qui allait des uns aux autres, me cria de prendre avec moi quelques hommes et d'enfoncer une porte qu'on voyait dans le mur, coûte que coûte. Je criai comme lui: En avant! à une poignée de camarades qui m'entouraient. Ils sautèrent comme des chacals, le vieux Criméen en tête.
Une poutrelle se trouva par terre à dix pas des murs; des mains furieuses s'en emparèrent, et d'un commun effort, à coups redoublés, on battit la porte. Les coups sonnaient dans le bois, qui pliait, se fendait et n'éclatait pas. On y allait bon jeu, bon argent, avec une rage sourde, la fièvre dans les yeux, des cris rauques à la bouche; mais les Prussiens tiraient toujours, et nos bras frappaient à découvert. Je ne pensais qu'à briser la porte et à passer. Les balles sautaient sur le bois et en détachaient des éclats; les ais craquaient sans se rompre. L'un de nous tombait, puis un autre; un autre encore s'éloignait le bras cassé ou traînant la jambe. La poutre ne frappait plus avec la même force. Un instant vint où elle pesa trop lourdement à nos mains épuisées, elle tomba dans l'herbe rouge; nous n'étions plus que deux restés debout, le Criméen et moi. Des larmes de fureur jaillirent de mes yeux; lui, reprit froidement son chassepot, et passant la main sur son front baigné de sueur:—En route! dit-il.
Quelques zouaves tiraillaient à cent mètres de nous. Pour les rejoindre, il fallait passer le long d'une route qui filait parallèlement au mur derrière lequel les Prussiens tiraient. Un sergent de zouaves qui bat en retraite ne court pas; l'amour-propre et la tradition le veulent. Vingt paires d'yeux me regardaient; je leur devais l'exemple. Le Criméen me suivait, se retournait de dix pas en dix pas, brûlant des cartouches. Je portais un surtout de peau de mouton blanc qui me donnait l'apparence d'un officier et me désignait aux balles. A mi-chemin, je compris qu'on me visait. Une balle passa à deux pouces de mon visage, suivie presque aussitôt d'une seconde qui s'aplatit contre un arbre dont je frôlais l'écorce. Une troisième effleura ma poitrine, enlevant quelques touffes de laine frisée. Décidément un ennemi invisible m'en voulait.—Je venais de rejoindre mes zouaves, toujours accompagné du Criméen.
—Par ici! me cria Michel, qui chargeait et déchargeait son fusil. Je me retournai. Une balle qui me cherchait, la quatrième, passa au ras de mes épaules et siffla; un grand soupir lui répondit. Michel venait de tomber sur les genoux et les mains. Il essaya de se relever; le poids du sac le fit retomber, et il resta immobile, le nez en terre. Je courus vers lui. Une mare de sang coulait autour de sa veste. Le pauvre garçon fit un effort pour retourner sa tête à demi et me dire adieu. Je vis la clarté s'éteindre dans ses yeux. Sa tête posée sur mes genoux, je le regardais. Une clameur de joie me tira de ma stupeur.
Un groupe de zouaves plus heureux que nous avait réussi à renverser une porte mal barricadée; ils entraient pêle-mêle par cette brèche. Je m'élançai de ce côté, la rage au coeur. Déjà mes camarades couraient au plus épais des taillis, d'où les Prussiens débusqués s'échappaient à toutes jambes. Des balles en faisaient rouler dans l'herbe. Je sautai par-dessus leurs corps avec l'élan d'un animal sauvage; j'aurais voulu en tenir un au bout de ma baïonnette. Les projectiles cassaient les branches autour de moi ou labouraient le sol; des hommes s'abattaient lourdement; d'autres, blessés, s'accroupissaient dans les creux. On criait, on s'appelait. Au milieu de ma course, un chevreuil affolé par tout ce bruit se jeta presque dans mes jambes. L'instinct du chasseur l'emporta, et je le mis en joue. Un peu plus loin, un cri bien connu frappa mon oreille, et deux coqs faisans qui venaient de partir d'une cépée s'envolèrent à tire-d'aile. Cette fois on chassait à l'homme; la battue était plus sanglante.
Quelques bonds nous amenèrent à l'autre extrémité du parc, au pied du mur que les Prussiens dans leur fuite venaient d'escalader. Aussitôt on employa les sabres-baïonnettes à desceller les pierres pour pratiquer contre eux les créneaux qu'ils nous avaient opposés sur le front d'attaque. Chaque trou recevait un fusil. Il pouvait être alors onze heures à peu près. Devant nous, La Bergerie soutenait un feu terrible; des balles par centaines volaient par-dessus notre tête et tombaient dans le parc. La Bergerie enlevée, la route de Versailles était ouverte; il n'y avait plus qu'à descendre. Un fouillis d'hommes animés par l'ardeur de la lutte grouillait dans le parc,—de la ligne, de la mobile, de la garde nationale,—tous prêts à s'élancer où l'on voudrait. On m'a raconté que le corps du général Ducrot était arrivé en retard, et que ce retard avait compromis, en l'enrayant, le succès du mouvement, que l'on avait perdu plusieurs heures devant une tranchée qu'il aurait été facile de tourner, puisque nous étions à 500 mètres au-dessus de cet obstacle, préservés nous-mêmes par le mur du parc; mais que de choses ne dit-on pas pour expliquer un échec!
Les zouaves attendaient toujours. Cette position qu'on nous avait dit de prendre, elle était prise. N'avait-on pas à nous faire donner encore un coup de collier? Le jour et une moitié de la nuit se passèrent sans ordre nouveau. Des accès de colère nous empêchaient de dormir. Le bruit de la bataille était mort. Vers une heure du matin, un ordre arriva qui nous fit abandonner la position conquise au prix de tant de sang. Quelle fureur alors parmi nous! Sur la route qui nous ramenait à La Fouilleuse, nous marchions fiévreusement au travers des mobiles roulés dans leurs couvertures. Il y avait près de vingt-quatre heures que nous étions sur pied, le ventre creux, et la folie de l'attaque ne nous soutenait plus. Je mourais de soif. Le Criméen me passa un bidon pris je ne sais où, et qui, par miracle, se trouva plein. Je bus à longs traits.
—Sais-tu ce que tu as bu, dis? me demanda-t-il en riant dans sa barbe.
—De l'eau, je crois.
—C'est de l'eau-de-vie, camarade! flaire un peu!
Et c'était vrai. Je ne m'en étais pas aperçu. Le froid produit de ces phénomènes. Une heure après, il fallut de nouveau quitter La Fouilleuse et regagner Courbevoie en suivant la levée du chemin de fer. L'affaire était manquée, et cependant, à l'heure même où l'on prenait possession du parc de Buzenval,—des habitants du pays, me l'ont affirmé plus tard,—on attelait les chevaux aux fourgons du roi, et Versailles allait être évacué,—C'est toujours au moment où il ne fallait plus qu'une attaque à fond pour nous forcer à reculer, disait un officier prussien après l'armistice, que le mouvement de retraite commençait dans votre armée. Pourquoi?
Chacun sentait que la campagne était finie. Paris ne mangeait plus. Les illusions s'étaient envolées. On ne croyait plus à la délivrance par la province. Les zouaves, un instant campés à Belleville-Villette, où l'on craignait une manifestation, avaient repris leurs cantonnements à Malassise.
L'armistice venait d'être signé. Il fallut ramener le 4e zouaves dans Paris, où il devait être désarmé. Un effroyable accablement nous avait saisis. Quoi! tant de morts et perdre jusqu'à ses fusils! Notre dernière heure militaire se passa à Belleville, où notre patience fut mise à une rude épreuve. Ces mêmes hommes qui devaient plus tard élever tant de barricades contre l'armée de Versailles après avoir respecté l'armée prussienne, rôdaient autour des baraques, et nous raillaient grossièrement:
—Tiens! encore des chassepots!… Va les cacher… On va te les prendre! disaient-ils aux soldats isolés.
Sans l'intervention des officiers, combien de ces misérables que les zouaves exaspérés auraient châtiés d'importance! Déjà l'abominable esprit qui a fait explosion le 18 mars fermentait dans ce coin gangrené de Paris.
Je ne m'étais engagé que pour le temps de la guerre. La guerre était finie. La fièvre me prit. Je payai le froid, la fatigue, les dures privations, les longues insomnies, les émotions surtout, les tristesses, les colères de cette désastreuse campagne de six mois. J'avais vu la catastrophe de Sedan, je voyais la chute de Paris. C'était trop. J'entrai à l'ambulance de l'École centrale. J'y allais chercher le repos après le travail; mes forces en partie revenues, un invincible besoin de quitter la ville à laquelle une dernière humiliation allait être infligée s'empara de moi. Voir, les mains liées et sans armes, ceux que j'avais combattus dans la mesure de mes forces m'était impossible; je pris un déguisement et traversai les lignes prussiennes sans retourner la tête pour ne pas voir le Mont-Valérien, où ne flottaient plus les couleurs françaises.
FIN
TABLE
Préface
Une armée prisonnière
Une campagne devant Paris