← Retour

Récits d'une tante (Vol. 4 de 4): Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond

16px
100%

FÊTES À FONTAINEBLEAU
POUR LE MARIAGE
DE M. LE DUC D'ORLÉANS EN 1837.

OUVERTURE DE VERSAILLES
I

Malgré la satisfaction que nous causait le mariage de monsieur le duc d'Orléans, nous n'apportions pas à Fontainebleau, lorsque nous fûmes appelés à y assister, la même disposition qu'au moment du voyage de 1834.

Le ciel s'était bien rembruni depuis deux ans. La catastrophe où Fieschi avait joué un rôle si atroce, mais si étrange, avait été suivie de tentatives sur la vie du Roi qui se renouvelèrent plusieurs fois. D'autres étaient perpétuellement dénoncées comme imminentes; pas une journée ne s'écoulait sans que des révélations plus ou moins fondées ne vinssent entretenir un constant effroi.

L'attentat d'Alibaud, surtout ses propos, sa conduite pendant le procès, son attitude sur l'échafaud avaient frappé d'épouvante la famille royale et fait tressaillir même le cœur du Roi, jusque-là si intrépide.

Il se tint pour victime dévouée, et ne douta pas que le 28 juillet 1836, jour de la revue, ne dût être le dernier d'une existence qu'il regrettait d'autant plus vivement qu'il se savait encore bien nécessaire à son pays et à sa famille.

Monsieur Thiers s'aperçut de cette terreur générale, sonda le moment de faiblesse du Roi, et, la veille même du jour où la revue devait avoir lieu, prit l'initiative et la responsabilité de la décommander.

À la vérité, les dispositions matérielles, ordonnées par lui, étaient en sens inverse de ce que la raison commandait. Elles plaçaient le Roi et sa famille dans une situation qui redoublait les chances du danger et en aggravait les suites.

La décision du président du conseil fut accueillie avec satisfaction à Neuilly; la Reine seule s'y opposa et la combattit fortement. Son noble cœur avait sur-le-champ pressenti les regrets que le Roi ne tarderait pas à en éprouver.

Je voudrais croire que des craintes réelles eussent seules agi sur la résolution de monsieur Thiers dans cette conjoncture; mais j'ai surpris dans ses gestes, dans ses paroles, dans toute son attitude, le jour même de cette revue manquée où je lui en témoignais mon affliction, j'ai surpris, dis-je, des éclairs de joie qui m'ont à l'instant même inspiré l'idée qu'il était guidé principalement par des vues ambitieuses.

Peut-être s'était-il flatté que, par suite, le Roi, se sentant humilié d'un instant de faiblesse, n'oserait plus résister en rien au ministre qui l'avait découvert, caressé et couvert du manteau de sa responsabilité gouvernementale. Je l'ai pensé, et je le pense encore.

S'il me fallait déduire ici sur quoi cette idée est fondée, cela me serait bien difficile; mais ce sont de ces intuitions qui arrivent subitement par des nuances qui, bien que fugitives, laissent une profonde impression.

Au reste; le Roi est trop réellement et habituellement brave pour s'être senti honteux d'une démarche que la prudence pouvait commander et qu'elle justifiait certainement. S'il lui en est resté quelque sentiment envers monsieur Thiers, c'est plutôt du mécontentement, pour des précautions mal ordonnées et des inquiétudes exagérées semées autour de lui que de la reconnaissance pour l'initiative prise par le ministre en conseil.

Quoi qu'il en soit, si monsieur Thiers avait, comme je le crois, fondé des espérances de domination sur cette circonstance, il ne tarda pas à en reconnaître la vanité.

Personne n'admet plus que moi l'esprit supérieur et même le talent de monsieur Thiers; mais, selon qu'il se pose devant son imagination mobile en Oxenstiern ou en Turenne, en Colbert ou en Richelieu, il veut que les événements se dénouent par la politique ou par la guerre, par la prospérité intérieure ou par l'intimidation.

Sa pensée, en entrant au ministère, avait été de rattacher la dynastie nouvelle aux trônes européens et de sceller cette alliance par le mariage de monsieur le duc d'Orléans avec une archiduchesse.

En conséquence, il avait adopté vis-à-vis de la Suisse le langage d'un membre de la Sainte-Alliance; puis il avait jeté à l'Autriche des paroles napoléoniennes et envoyé notre prince à Vienne, dans l'espoir que sa présence brusquerait une affaire que, dans son ignorance diplomatique, il croyait bien engagée, mais qui échoua d'une façon désagréable pour le pays et pour la famille royale.

Monsieur Thiers, furieux de ce mésuccès, revint à ses instincts révolutionnaires, tempêta contre l'insolence des souverains et des grands seigneurs, et, pour se venger des Cours du Nord, prétendit s'emparer militairement de l'Espagne. Comme il prévoyait que la sagesse du Roi s'y opposerait, il tenta de le tromper matériellement sur les ordres qu'il lui faisait signer, persuadé qu'à la dernière extrémité le Roi était trop dans sa dépendance pour oser lui résister.

Mais ses espérances furent encore déçues, et, après des scènes fort vives, le Roi et son ministre, n'ayant pu se persuader mutuellement, se séparèrent.

Je crois que, si jamais le Roi a eu un ministère selon son cœur, c'est celui qu'il fonda à cette époque de messieurs Molé, Guizot et Montalivet; mais, avant même qu'il fût inséré au Moniteur, monsieur Guizot avait fait, éliminer le nom de monsieur de Montalivet et, dès lors, il se trouva en rivalité directe, et sans contrepoids, avec monsieur Molé.

Mon intention n'est pas d'entrer dans tous les détails, des intrigues mutuelles qui, en peu de mois, amenèrent l'expulsion des doctrinaires et de leur chef. Son alliance avec monsieur Molé n'avait pas été heureuse.

Rien n'avait réussi à ce cabinet. L'échauffourée de Strasbourg, l'enlèvement de Louis Bonaparte qui faisait de lui et de tous ses cousins des espèces de prétendants au trône, l'acquittement des complices par le jury de Strasbourg, la désastreuse retraite devant Constantine, le rejet de plusieurs lois importantes, de nouvelles attaques sur la personne du Roi, etc., étaient autant d'échecs dont les deux partis composant le ministère se renvoyaient les torts et la responsabilité.

Après de longs et déplorables débats, monsieur Molé resta maître du terrain. J'ai lieu de croire qu'à cette époque les vœux du Roi n'étaient pas pour lui et que les doctrinaires ne perdirent le pouvoir que par ces habitudes de suffisance auxquelles tout leur esprit ne parvient pas à les faire échapper. Ils se croyaient sûrs de rentrer dans la place tambour battant et dictant leurs lois.

Comme toutes les congrégations, les doctrinaires ne reconnaissent de mérite qu'à ce qui forme leur coterie, et, à force de le répéter, ils se le persuadent à eux-mêmes, de sorte que, très consciencieusement, ils n'admettent pas la possibilité que le vaisseau de l'État puisse être en d'autres mains et la position leur paraît anormale, comme ils disent, lorsqu'ils ne le dirigent pas.

Or, comme les situations anormales sont nécessairement passagères, il est logique de conclure qu'elles doivent promptement cesser. En conséquence, ils se refusèrent à porter aucun secours au nouveau cabinet.

Monsieur Molé fut obligé de le composer de non-valeurs, ou du moins de personnes à peu près inconnues sous le rapport politique. Monsieur de Salvandy seul avait acquis une réputation d'écrivain polémiste, mais elle ne pesait pas assez pour être d'une grande assistance.

Monsieur Molé se jeta donc à peu près seul sur cette mer orageuse, et, jusqu'à présent (septembre 1838), la Providence a justifié son courage; mais, à l'époque dont je parle, il était loin d'avoir et surtout d'inspirer autant de confiance.

Quoique l'attentat de Meunier et les diverses tentatives, dites complot de Neuilly et de la Terrasse, eussent nécessairement renouvelé les inquiétudes de la famille royale, cependant le Roi ne pouvait plus résister à l'ennui de la réclusion à laquelle on l'astreignait, et s'en dégageait insensiblement.

Il adopta avec empressement la proposition qui lui fut faite de passer la garde nationale en revue; et cette cérémonie, qui levait les arrêts forcés imposés par le dernier ministère, eut lieu peu de jours avant celui où il se rendit à Fontainebleau pour y célébrer les fêtes du mariage.

Au nombre des bonnes fortunes du ministre Molé, je mets en première ligne celle d'avoir ouvert les portes de la France à la charmante princesse que le duc de Broglie a eu l'agréable commission de nous amener.

La princesse Hélène de Mecklembourg me paraît préférable, même comme position sociale, à l'archiduchesse que nous avions recherchée.

Monsieur le duc d'Orléans est assez grand prince pour faire sa femme grande princesse; et je crois qu'en tout temps l'héritier d'un puissant royaume n'a rien à gagner par une alliance avec les filles des souverains prépondérants. Cela est surtout vrai dans notre position où les déclamations sur l'influence autrichienne n'auraient pas manqué d'élever leur clameur à chaque occasion.

De plus, il y avait dans le pays une sorte de répulsion superstitieuse contre le noble sang de Marie-Thérèse; il semblait qu'il ne pût être qu'infortuné dans notre France et lui porter malheurs et calamités.

Une objection plus rationnelle se présentait aux esprits sérieux; c'est l'inconvénient des mariages multipliés entre les mêmes familles.

La fille de l'archiduc Charles, chétive et maladive, ne donnait pas l'espoir de se soustraire à la morbide influence de ces unions. On devait prévoir qu'elle ne soutiendrait, ni dans l'aspect ni dans la santé de ses enfants, la belle race de la famille d'Orléans.

Ces considérations m'avaient empêchée de souhaiter le succès de la négociation entamée à Vienne et de donner un soupir à son insuccès.

Toutes les relations qui nous arrivaient de la princesse Hélène la disaient accomplie; et j'avais grand empressement d'en juger par moi-même.

Depuis qu'elle avait mis le pied sur le territoire français, un courrier, expédié de Paris, lui apportait chaque jour un bouquet et un billet de monsieur le duc d'Orléans, auquel elle répondait avec autant d'esprit que de grâce. Le prince, ne pouvant résister à l'impatience de la voir, se fit son propre messager pour le bouquet expédié à Châlons.

Il se mit dans une voiture légère, arriva à l'heure du déjeuner des princesses, demanda à la grande-duchesse douairière, qui accompagnait sa belle-fille, la permission de lui faire sa cour, passa une heure avec les deux princesses, les escorta jusqu'à leurs équipages de voyage pour continuer leur route avec l'étiquette convenue d'avance, et, se rejetant dans sa calèche, brûla le pavé pour arriver à Fontainebleau dire à ses parents combien il était satisfait de sa noble fiancée.

Deux jours après, les princesses arrivèrent à Melun. Elles y furent reçues par monsieur le duc d'Orléans. Il s'y était rendu avec toutes, les personnes destinées à former la maison de madame la duchesse d'Orléans, qu'il lui présenta lui-même.

Bientôt la princesse se retira pour se faire habiller par les ouvrières de Paris, destinées à la dégermaniser. Mais son costume ne différait guère du nôtre, et c'était plutôt une forme d'étiquette que de convenance. Parée par des mains françaises, elle monta dans les voitures de gala de la Cour.

La grande-duchesse, la princesse Hélène et le duc de Broglie occupaient la première berline. Le duc d'Orléans avec son frère, le duc de Nemours, suivaient. Les autres équipages étaient remplis par les personnes de la suite.

L'arrivée à Fontainebleau avait été calculée pour quatre heures. Mais l'allure des chevaux de parade, et la nécessité de s'arrêter à chaque village et à chaque carrefour pour être harangués par les maires de toutes les communes trompèrent les prévisions. Il était près de huit heures lorsque le cortège se montra à la grille du château.

Il était convenu que le Roi viendrait au-devant de la princesse jusqu'au haut du grand perron et que la Reine, entendant du bruit, sortirait, comme par hasard, de ses appartements pour la rencontrer dans le vestibule. Mais les affections du cœur sont trop réelles dans la famille royale pour ne pas faire oublier les lois de l'étiquette et Roi, Reine, princesses, tout le monde se précipita sur le perron pour voir plus tôt la fille et la sœur qui leur arrivait.

Monsieur le duc d'Orléans avait fait ouvrir sa portière, tandis que les voitures marchaient encore, et se trouva à celle de la princesse Hélène pour lui donner la main; mais elle franchit les marches d'un pas si rapide, si empressé, qu'à peine s'il put la suivre; elle se prosterna aux pieds du Roi et de la Reine avec une grâce et une dignité inimitables.

«Ma fille! ma chère fille?» dirent-ils tous deux en la pressant sur leur cœur; et, dès ce moment, elle fut à eux et partie intégrante de cette famille si unie.

Elle passa des bras du Roi et de la Reine dans ceux des princesses ses sœurs, et, après les politesses faites à la grande-duchesse dont la tendresse maternelle ne se plaignait pas d'avoir été oubliée un instant, on entra dans le palais.

Cette entrevue en plein air et au milieu d'un concours immense de spectateurs de toutes les classes fit un très grand effet. Tout le monde s'identifia aux sentiments de la royale famille. Beaucoup de larmes d'attendrissement furent versées, et, le lendemain encore, on ne racontait pas cette scène sans émotion.

Les princesses se rendirent dans leur appartement. Bientôt après elles reparurent pour le dîner; il était neuf heures du soir. Dans l'attente momentanée de l'arrivée des voyageurs, on était réuni depuis quatre heures dans la galerie de François Ier et chacun tombait d'inanition.

En sortant de table, les personnes les plus importantes furent nommées à la princesse Hélène. Elle trouva assez de sang-froid pour leur adresser des paroles fort obligeantes qui la montraient singulièrement au courant de sa nouvelle patrie. Bientôt après, elle se retira.

Le lendemain matin, les deux princesses étrangères déjeunèrent chez elles, reçurent et rendirent des visites à la famille royale, y compris le roi et la reine des Belges, mais ne vinrent pas au salon.

La famille royale, ayant dîné en son particulier, reparut à huit heures. Le Roi conduisait la princesse Hélène, monsieur le duc d'Orléans la grande-duchesse, la Reine donnait le bras au roi des Belges. Les autres princes et princesses suivaient selon leur rang.

Ils se rendirent, ainsi que toutes les personnes invitées, à la magnifique galerie de Henri II. Monsieur le baron Pasquier (qui venait d'être nommé chancelier), fonctionnant comme officier civil, unit le royal couple selon la loi de l'État.

On descendit ensuite à l'étage inférieur où, dans la galerie dite de Louis-Philippe, s'accomplit la cérémonie protestante. Puis enfin on gagna la chapelle. Le mariage y fut célébré avec très peu de pompe ecclésiastique et encore moins de prières, les mariages mixtes n'en admettant pas davantage.

On s'apercevait, m'a-t-on assuré, que la Reine en souffrait. On convenait de toutes parts que la cérémonie civile avait été la plus digne, la plus solennelle et même si j'osais m'exprimer ainsi, la plus religieuse, puisqu'elle était la plus recueillie.

Bientôt après ces nombreuses épreuves qu'elle soutint merveilleusement, la princesse fut ramenée dans son intérieur; mais ce ne fut pas sans trouver le secret de semer sur sa route, en traversant la foule, des paroles obligeantes qui prouvaient que les présentations de la veille n'étaient pas oubliées et des sourires gracieux recueillis avec empressement.

Hormis les deux jeunes époux, toute la famille royale assista comme de coutume au déjeuner.

Le Roi avait déjà fait visite à ses enfants. Il avait rappelé à monsieur le duc d'Orléans la messe d'action de grâces qui se devait dire à midi à l'occasion du mariage.

Madame la duchesse d'Orléans témoigna le désir d'y assister et pria le Roi de solliciter de la Reine la permission de l'y accompagner: elle aussi avait besoin de remercier Dieu de son bonheur.

En conséquence, on fut un peu étonné de la voir arriver dans la tribune, à côté de la Reine sa belle-mère; elle y eut le maintien le plus parfait. Le bruit se répandit qu'elle était devenue catholique; et je me persuade que, si sa nouvelle famille avait osé le demander aussi vivement qu'une partie d'entre elle le désirait, cela n'aurait pas été très difficile à obtenir.

Mais le Roi, et surtout monsieur le duc d'Orléans, auraient trouvé une aussi prompte abjuration impolitique.

Je ne sais si, dans cette occurrence, ils jugeaient sainement. L'immense majorité des français est catholique; la perspective d'une reine protestante n'est agréable à aucun et contriste beaucoup de cœurs sincères; mais, depuis la révolution de 1830, on a constamment cru devoir sacrifier le sentiment des masses honnêtes aux jappements d'une troupe d'aboyeurs des carrefours ou des journaux.

Ces concessions cependant n'ont pas réussi à les rendre moins hostiles. Ils ne peuvent cesser de l'être, car toute leur force factice est puisée dans leurs déclamations.

Quoi qu'il en soit, l'apparition de madame la duchesse d'Orléans à la chapelle fit sensation et causa beaucoup de satisfaction. Aussitôt après le service divin, elle rentra dans ses appartements intérieurs.

Voilà ce qu'on me raconta lorsque j'arrivai le même jour à Fontainebleau, ayant croisé sur la route les personnes invitées de l'avant-veille pour assister aux cérémonies et qui se composaient principalement des témoins, des bureaux des deux chambres législatives appelées à représenter leurs collègues, de ce qu'il y avait à Paris de ministres présents ou passés, enfin de tous les personnages officiels qui cédaient la place à une seconde fournée où j'étais comprise.

Hormis le baron de Werther qui, comme représentant le roi de Prusse, avait assisté à la cérémonie du mariage dont ce souverain avait été le promoteur, tous les autres membres du corps diplomatique se trouvaient partagés entre la seconde et la troisième fournée. Les logements, quelque nombreux qu'ils soient à Fontainebleau, nécessitaient cette division.

Il n'y avait d'invités pour tout le voyage (je ne parle pas des dames de service) que la famille du duc de Broglie, celle du prince de Talleyrand et le Chancelier.

Monsieur Molé, président du conseil, l'était aussi; mais il avait de l'humeur de ce qu'on n'avait pas voulu violer les statuts de la Légion d'honneur en le faisant grand-croix, de simple chevalier qu'il était, sans qu'il passât par les grades intermédiaires, et de ce qu'on avait négligé d'inviter une personne qui lui était chère. Il prétexta les affaires pour retourner à Paris. Madame Molé fut obligée de le suivre.

Me voici donc installée à Fontainebleau dans un assez vilain petit logement où je remplaçai monsieur Guizot. Je ne tardai pas à y recevoir des visites. On me mit au courant des détails que je viens de rapporter, et je trouvai les impressions très favorables à notre jeune princesse.

Pendant ce temps, on déballait mes bijoux ainsi que les élégances compatibles avec mon âge; et parée plus que je ne l'avais été depuis bien des années, je descendis au salon dit de Louis XIII où je trouvai une grande réunion de femmes brillantes d'or, de perles et de diamants. Tout le monde avait fait de son mieux pour être superbe.

À ce voyage, les hôtes ne franchissaient plus ce salon; la salle du trône et le salon de famille étaient exclusivement réservés aux princes. Ainsi en avait décidé le roi des Belges qui apporte toujours à notre Cour l'étiquette étroitement germanique de la sienne.

Il exerce sous ce rapport une influence extrême, et, pour qui la connaît bien, on voit facilement la gêne qu'éprouve notre Reine, entre la crainte de déplaire au mari de Louise et l'inquiétude de blesser les personnes accoutumées à des formes d'une plus grande aménité.

La reine Louise a été obligée d'adopter les habitudes de son mari, mais elle les tempère par la bonne grâce de ses formes personnelles. Néanmoins, la raideur commence à la gagner, et cela est inévitable.

Rangées sur nos tabourets, après nous être examinées et probablement critiquées réciproquement, nous commençâmes à médire de l'innovation de cette étiquette insolite et à nous demander si elle était dédiée à notre nouvelle princesse, quoique la plupart d'entre nous fussions en mesure d'en renvoyer l'honneur au roi Léopold, lorsque notre attention fut détournée par le passage de LL. MM. Belges se rendant au salon intérieur.

Presque immédiatement après, un léger sussuro à la porte latérale appela mes regards et je vis avancer un groupe, en tête duquel marchait, beaucoup trop vite pour laisser remarquer la démarche élégante de sa compagne, monsieur le duc d'Orléans, donnant le bras à une grande personne pâle, maigre, sans menton, sans cils, et qui ne me parut pas agréable.

Le nouveau ménage et la grande-duchesse entrèrent seuls dans l'intérieur; les dames des princesses s'arrêtèrent avec nous.

Tout ce qui composait la seconde fournée des invités voyait, comme moi, madame la duchesse d'Orléans pour la première fois, et l'impression ne lui fut pas favorable. Nous nous la communiquâmes pendant qu'on nous faisait ranger en haie, à droite de la porte, pour lui être présentées à sa sortie.

Le duc de Broglie, qui avait écrit et parlé avec enthousiasme de la princesse, ne tolérait pas qu'on ne la trouvât pas charmante. Il me grondait déjà de ma froideur, lorsque la porte se rouvrit et la famille royale traversa l'appartement pour se rendre au dîner.

Madame la duchesse d'Orléans suivait la Reine qui, en dépit de son gendre auquel elle donnait le bras, s'arrêtait pour parler à toutes les femmes et accueillir les nouvelles arrivées de sa bonté ordinaire.

Quoique nous fussions censées être présentées à madame la duchesse d'Orléans par la maréchale de Lobau, sa dame d'honneur, la Reine elle-même eut la bonne grâce de nommer quelques-unes d'entre nous, avec de ces phrases obligeantes et nuancées que son cœur et son esprit excellent à rencontrer.

Je lui en inspirai une, pour ma part, qui me valut un aimable accueil et un doux sourire de la jeune princesse. Je remarquai la dignité et la grâce de son maintien, l'élégance de sa taille si flexible que la marche précipitée de son premier passage déguisait complètement.

Son visage était bien mieux de face que de profil, sa bouche s'embellissait en parlant; la vivacité de son regard, lorsque le sourire l'animait, faisait oublier l'absence des cils. Déjà je la trouvais beaucoup mieux, et, pour en finir de sa figure, avant la fin de la soirée, je pus annoncer très consciencieusement au duc de Broglie que je la trouvais aussi charmante qu'il l'exigeait.

Elle n'a rien de l'allemande. Sa taille souple, son col long et arqué, portant noblement une tête petite et arrondie, ses membres fins, ses mouvements calmes, doux, gracieux, pleins d'ensemble, un peu lents, semblables à ceux d'un cygne sur l'eau, rappellent bien plutôt le sang polonais; et il est évident que la race slave domine complètement en elle la race germanique.

Mais ce qu'il fallait surtout admirer, c'est son attitude et son incomparable maintien. Tendre avec le Roi et la Reine, amicale avec ses frères et sœurs, dignement gracieuse vis-à-vis du prince son époux, elle semblait déjà identifiée à sa famille d'un jour. Et ses façons, pleines d'obligeance et d'affabilité envers les personnes qui lui étaient présentées, montraient qu'elle avait deviné le rôle que la Providence lui assignait et le besoin, que tout ce qui tient à une nouvelle dynastie doit se faire, de plaire au public.

Elle remarquait le luxe et les magnificences personnelles dont elle était entourée suffisamment pour témoigner de sa reconnaissance aux soins qui les lui avaient préparés, comme en étant flattée, mais non point étonnée.

Bien différente en cela de Marie-Louise, qui, toute fille des Césars qu'elle était, avait reçu les splendeurs impériales des cadeaux de Napoléon avec une joie de parvenue, la princesse Hélène paraissait se considérer comme appelée à porter ces superbes parures et à s'entourer de ces recherches, aussi riches qu'élégantes, sans en éprouver le plus léger étonnement.

La maison de Mecklembourg est accoutumée à donner des souveraines aux plus puissants trônes de l'Europe, et notre princesse ne l'avait pas oublié.

Après le dîner, on se tint dans le salon de Louis XIII jusqu'au spectacle. Les princes y distribuèrent leurs politesses et leurs obligeances, avec un peu moins de banalité que dans leur passage avant le dîner. Madame la duchesse d'Orléans montra son instinct de princesse en reconnaissant les personnes qu'elle avait vues la veille à la cérémonie de son mariage.

Ses prévenances les plus marquées étaient pour le duc de Broglie et sa famille, témoignant ainsi de sa gratitude pour l'ambassadeur chargé de sa conduite.

Toute la Cour se rendit au spectacle. Hors le premier rang de loges, la salle était déjà remplie; la famille royale y fut reçue avec acclamation.

Madame la duchesse d'Orléans, avec son tact accoutumé, se montra, sans affectation, de manière à satisfaire la curiosité du public. Pendant le premier entr'acte, elle resta debout en avant dans la loge royale, causant avec monsieur le duc d'Orléans de l'air le plus simple et le plus décent.

Après cela, elle ne s'éloigna plus de la Reine à laquelle elle semblait adresser toutes ses questions, et ses remarques sur le jeu de mademoiselle Mars dont elle paraissait enchantée. Après le spectacle, on fit encore une petite station dans le salon de Louis XIII; la famille royale rentra dans la salle du trône et chacun se retira chez soi.

J'avais remarqué la tristesse de la princesse Marie, mais, le lendemain, j'en fus bien plus frappée. Son attitude de mécontentement s'étendait jusqu'au choix de sa toilette. Tandis que nous étions toutes couvertes de broderies, de dentelles, de plumés, elle seule avait adopté un costume d'une simplicité qui faisait un étrange contraste. Je le lui avais vu à la messe. Je pensais qu'elle irait s'habiller, mais elle le conserva pour le déjeuner.

L'étiquette de la veille se renouvela à l'heure de tous les repas. La famille royale stationnait un moment dans le salon, où nous étions réunies, en allant se mettre à la table où nous la suivions, et plus longtemps au retour.

Madame la duchesse d'Orléans, en négligé fort élégant, me parut encore plus agréable que sous sa couronne de diamants, et tout aussi grande dame. Elle fit beaucoup de frais, et déjà je m'aperçus qu'elle devinait les nuances.

Comme ce qui touche personnellement frappe davantage, je me rappelle qu'elle m'adressa une question, ayant rapport aux habitudes intimes de la Reine, qui témoignait qu'elle se rappelait la phrase obligeante par laquelle sa belle-mère avait appelé son attention sur moi la veille.

Quand on a reçu vingt mille présentations depuis quinze jours, cela demande une force de mémoire bien extraordinaire et dont nous autres particuliers serions incapables, surtout dans un moment de trouble comme celui où se devait trouver madame la duchesse d'Orléans.

Quant à la princesse Marie, elle était presque constamment appuyée contre le battant de la porte d'entrée, se tenant à égale distance de sa famille et des invités, ne parlant à personne et ayant dans tout son maintien un abattement qu'elle ne se donnait pas la peine de dissimuler.

Regrettait-elle le premier rang que cette gracieuse étrangère venait lui ravir, ou bien ces noces renouvelaient-elles le chagrin qu'elle commençait à ressentir de n'être point encore mariée? Je ne sais. Mais elle portait l'empreinte d'un mécompte avec la vie. Heureusement sa tristesse n'était pas contagieuse et, quoique la princesse Clémentine se tînt, selon l'usage, derrière sa sœur, elle ne partageait pas son air mélancolique.

Il n'y eut pas de promenade générale, mais on mit des chevaux et des calèches aux ordres de ceux qui voulurent en user, et il y eut plusieurs parties faites dans le voisinage. Pour moi, je préférai me reposer.

Cependant, je profitai de mon loisir pour aller visiter les travaux achevés depuis 1834, notamment la galerie de Henri II, aussi remarquablement élégante que magnifique, et l'appartement de madame de Maintenon où le duc et la duchesse de Broglie étaient logés en ce moment.

Le Roi avait fait rechercher, avec grand soin, tous les renseignements du garde-meuble pour le faire remettre dans l'état où madame de Maintenon l'avait habité.

J'approuvai peu la galerie Louis-Philippe construite au rez-de-chaussée; je doute que cet échantillon du goût actuel donne à sa postérité une grande admiration de l'art à notre époque. C'est encore de ces lourdes et massives colonnes, ne soutenant rien et enlevant à la fois l'espace et la lumière que monsieur Fontaine a tant prodiguées dans les palais et même dans les hôtels dont il a eu la direction.

Empanachée et embrillantée derechef, je me rendis avant six heures au même lieu que la veillé où les mêmes cérémonies eurent lieu. Les nouvelles arrivées furent à leur tour rangées près de la porte, et présentées à madame la duchesse d'Orléans au passage pour le dîner.

Je ne conserve comme souvenir de ce moment que celui de la toilette de madame de La Trémoïlle, encore mieux mise que le jour précédent, où pourtant elle avait emporté la palme de la parure. Sa robe, fort simple, était garnie de branches de roses, dont une étoile de diamants formait le cœur; le bouquet, la coiffure, les agrafes des manches, tout était pareil. Ce parterre, si, brillant et si frais, parvint à se faire remarquer, au milieu des rivières de diamants qui reluisaient sur les têtes, les cols et les corsages environnants.

Pendant qu'on prenait le café, le roi Léopold, si scrupuleux sur l'étiquette en général, inventa de se faire présenter, par monsieur le duc de Nemours, à Yousouf (espèce de chenapan algérien) afin de satisfaire la fantaisie d'examiner les armes qu'il portait.

Il traversa toute la salle pour obtenir cette belle présentation à la barbe d'Israël. Israël le remarqua et en fut tout à la fois scandalisé et amusé.

Les talents réunis de Duprez et de mademoiselle Essler, ces notabilités de l'Opéra, que j'entendais et voyais pour la première fois, ne m'empêchèrent pas de trouver la représentation assommante. Elle avait commencé tard; il était plus de minuit et demi quand on sortit du théâtre.

À peine rentrée au salon, la Reine congédia madame la duchesse d'Orléans dont la pâleur constatait la fatigue; elle l'embrassa en lui disant bonsoir.

Je fus extrêmement frappée, dans ce moment, de la grâce inimitable de tendresse affectueuse, filiale, respectueuse avec laquelle notre nouvelle princesse baisa la main de la grande-duchesse sa belle-mère. Il y avait toute l'éloquence de longs discours de reconnaissance et de bonheur dans son maintien.

Ce fut le dernier aperçu que j'eus de madame la duchesse d'Orléans dans ces circonstances, et j'en remportai un souvenir que je conserve encore très vif.

Le Roi s'était retiré; le couple belge ainsi que les jeunes princesses suivirent son exemple. La Reine et madame Adélaïde, dont le zèle l'emporte toujours sur la fatigue, se chargèrent seules de faire leur métier en conscience et employèrent encore quelques minutes en politesses et surtout en adieux aux personnes qui, comme moi, prenaient congé.

La grande-duchesse ne les abandonna pas dans cette dernière corvée de la journée. Elle avait gagné tous les suffrages par la convenance de son maintien. Elle paraissait aimer maternellement notre princesse, ne parlait que les larmes aux yeux de la pensée de s'en séparer, mais ne répondait que par les refus les plus formels aux demandes de prolonger son séjour.

Elle ne comptait rester que peu de jours; et il fallut que la sincérité des prières qu'on lui adressait s'établît bien clairement dans sa pensée pour qu'elle se décidât à accorder quelques semaines. La belle-mère montra tant de bon esprit dans ces conjonctures délicates que les espérances déjà conçues de la princesse élevée par elle en furent très encouragées.

J'étais arrivée à Fontainebleau le mercredi. Je le quittai le vendredi fort aise d'y avoir été, mais enchantée d'en partir.

Au premier voyage, j'y aurais volontiers prolongé mon séjour; mais, cette fois-ci, malgré l'intérêt que j'avais pris à observer l'auguste mariée et ma satisfaction de la trouver si charmante, j'étais excédée de parures, de diamants, d'étiquette et surtout de ces longues séances de représentation.

Je me confirmai dans l'idée que je n'étais point gibier de Cour. Rien au monde ne m'ennuie et ne me fatigue comme cette activité factice, cette occupation oisive, cette importance des choses puériles qui composent la vie de courtisan.

Madame la duchesse d'Orléans fit son entrée dans Paris, le dimanche suivant, par un temps fabuleusement beau. La nature semblait s'être parée pour la recevoir. Les marronniers des Tuileries étaient couverts de fleurs, les lilas embaumaient l'air; les deux terrasses donnant sur la place, remplies de femmes vêtues en couleurs brillantes, formaient des espèces de corbeilles dont l'éclat et la fraîcheur le disputaient à celles du parterre.

La place, le jardin, l'avenue des Champs-Élysées étaient combles; tout le monde se sentait de bonne humeur. Le cortège ne se fit pas trop attendre et il fut reçu avec les plus vives acclamations. Il était cependant rien moins que magnifique; mais le public était bien disposé.

Madame la duchesse d'Orléans put prendre possession de sa nouvelle résidence avec la pensée que les sinistres avertissements, dont la politique russe l'entourait depuis quelques mois, étaient bien erronés, et que la couronne qu'elle venait partager n'était pas entourée d'autant d'épines qu'on le lui annonçait.

Plaise au Ciel qu'elle lui paraisse toujours aussi légère! Au reste, elle a un esprit trop solide et trop distingué pour qu'au milieu de cet enivrement de l'encens de toute une multitude, elle n'ait pas éprouvé quelque frémissement à entrer dans ce palais, successivement occupé par Marie-Antoinette, Marie-Louise et Marie-Caroline. Elles aussi y avaient été accueillies par de vives et passionnées acclamations!

Parmi les fêtes réservées aux noces de madame la duchesse d'Orléans, la plus remarquable sans doute fut l'inauguration du palais de Versailles.

Je m'y étais fait inviter par le Roi un jour où il me racontait ses projets pour l'ouverture, en me disant que ne pourraient y assister que les personnes officielles. Je lui répondis que cette déclaration me semblait fort triste et bien dure.

«Point du tout, reprit le Roi en riant, car je vous tiens pour personne très officielle.

—Je n'en savais rien, Sire, mais j'en prends acte pour cette circonstance.»

Ceci se passait longtemps avant le mariage, un jour où le Roi avait eu la bonté de me conduire à Versailles; car, jusqu'au jour de l'ouverture, il n'a été donné aucune permission pour y entrer et on ne pouvait visiter le palais qu'à sa suite. C'était, au reste, la manière la plus agréable et la plus instructive.

Je ne manquai pas de réclamer, près du Roi, la position officielle qu'il m'avait accordée, et je fus invitée à l'inauguration de Versailles.

Je ne pense pas qu'il soit possible d'inventer quelque chose de plus magnifique que le matériel de la fête; il était digne du local, c'est en faire assez l'éloge. Quant à la société qui s'y trouvait rassemblée, elle y paraissait assez hétérogène.

C'était le palais de Louis XIV pris d'assaut par la bourgeoisie. Les journalistes y foisonnaient, et y portaient cette jactance qui les suit en tout lieu et qu'ils déployaient, con gusto, dans cette enceinte où eux-mêmes, peut-être, avaient la conscience d'être déplacés.

«Quel est ce monsieur qui lorgne la Reine?

—Il écrit dans le Constitutionnel.

—Et ce grand qui parle si haut?

—Il écrit dans le National.

—Et cet autre qui gesticule?

—Il rédige le feuilleton des Débats.

—Et ce monsieur si guindé?

—Il fait l'article «Paris» du Charivari

Il en pleuvait de ces petits messieurs, et j'avoue que j'étais un peu courroucée de les voir encore plus officiels que moi.

Je crois que c'est en caressant ainsi ces existences improvisées sur un chétif talent qui, en général, ne conduit qu'à une vie de désordre qu'on donne de l'importance à des gens ne méritant, pour la plupart, aucun égard.

S'il se trouvait parmi eux de véritables capacités, elles réussiraient promptement à sortir des rangs de ces fabricants d'articles qui ne devraient être considérés que comme des scribes à gages.

Sans doute, parmi les députés, invités en masse, et même parmi les pairs, il se rencontrait bien des noms qui auraient provoqué l'étonnement des cercles présidés par madame de Montespan; mais ceci se trouvait dans les convenances du temps; c'était un hommage rendu à notre forme de gouvernement.

Malgré la grossièreté de ses façons, je me réconciliais à voir monsieur Dupin un personnage important à Versailles tandis que j'étais scandalisée que monsieur Jules Janin et ses confrères y fussent admis.

Les membres des académies, les savants, les artistes, si on s'en était tenu à ceux de premier ordre, m'y semblaient aussi très bien placés; mais j'aurais voulu qu'on se retranchât dans les sommités en tout genre.

Au reste, quels que fussent les conviés, l'ouverture des galeries historiques dans ce palais se trouvait être, de fait, un hommage rendu à une classe qu'une bouderie d'esprit de parti empêchait d'y paraître en grand nombre.

La Restauration n'a rien fait d'aussi favorable à l'ancienne noblesse comme corps. La publicité de ce musée national renouvelle le souvenir des éminents services qu'en tout temps et au prix de son sang abondamment répandu elle a sans cesse prodigués à la patrie, les rend pour ainsi dire présents à tous les yeux et, par là, populaires.

Le château avait été livré à l'empressement des invités dès dix heures du matin, et la plupart étaient arrivés de bonne heure pour assouvir une curiosité exaltée par la privation imposée jusque-là.

La mienne étant satisfaite par avance, je ne précédai pas de longtemps la famille royale, qui arriva sur les trois heures. On se trouvait alors réuni dans l'Œil-de-bœuf, la chambre de Louis XIV, ses cabinets, enfin toutes les pièces donnant sur la cour.

À quatre heures, les portes de la galerie s'ouvrirent et quatorze cents personnes s'assirent au banquet. Des tables de vingt couverts, placées sur deux rangs, occupaient l'étendue de la galerie. Les quatre salons, situés aux deux extrémités, étaient aussi remplis de tables. Toutes étaient servies avec la même recherche et le même soin et rien n'y était épargné.

La table de la famille royale n'était distinguée que parce qu'elle occupait le milieu de la galerie et qu'on avait été averti de s'y placer, c'est-à-dire de suivre la Reine pour se trouver à cette table; mais, quelques personnes désignées ayant été retardées par la foule, elles furent prévenues par de plus agiles.

Le Roi se trouva être assis sous le tableau de la galerie où est inscrit en grosses lettres dorées: «Le roi gouverne par lui-même.»

Comme c'était précisément au commencement des longues polémiques sur le texte du roi règne et ne gouverne pas, nous nous persuadâmes que cet incident serait relevé et commenté. Le Roi lui-même s'y attendait, mais il passa inaperçu.

Aussitôt après le repas, trop bien ordonné pour être fort long, on rentra dans les appartements sur la cour; et, après avoir de nouveau distribué des politesses pendant le café, le Roi, en tête de la famille royale et de ses nombreux convives, entreprit la promenade des galeries.

Il commença par celles du rez-de-chaussée, réservées aux fastes de l'empire, puis, remontant au salon des Batailles, il revint dans les grands appartements.

Le service avait été si merveilleusement fait que les salons et la galerie étaient complètement déblayés et qu'en y rentrant il était impossible de se persuader qu'à peine trois quarts d'heure s'étaient écoulés depuis que quatorze cents personnes y avaient dîné; il n'en restait pas vestige.

Il faisait un temps superbe, le soleil commençait à s'abaisser vers le grand bassin du fond du parc et dardait ses rayons sur le château. Les jets d'eau en étaient resplendissants dans leurs gerbes chatoyantes; les terrasses étaient remplies de toute la population de Versailles et des environs.

Le Roi se montra au balcon et toutes les fenêtres de la galerie se trouvèrent simultanément occupées, rendant ainsi au public le spectacle qu'on en recevait, mais bien moins beau sans doute, car l'aspect du jardin était une véritable féerie. Je compris dans ce moment pour la première fois le mérite du talent de Le Nôtre.

C'est pour être habité avec cette royale splendeur que ce pompeux Versailles avait été conçu; et le mouvement galvanique qu'il recevait pour la fête où nous assistions révélait les intentions de ses créateurs. Honneur au Roi qui a su le ressusciter autant que les circonstances le permettent. Il n'y a que la nation tout entière, suffisamment grande dame aujourd'hui, pour remplacer Louis XIV dans son palais.

On profita du reste du jour pour visiter en courant les autres galerie. La statue de Jeanne d'Arc, œuvre de la princesse Marie, reçut les hommages qu'elle méritait.

Jusqu'alors, nous étions exclusivement entre français. Le corps diplomatique et quelques étrangers avaient été invités pour le spectacle; ils attendaient dans le salon précédant le théâtre où le Roi et la famille royale allèrent les retrouver. Puis ils furent placés dans des loges qui leur avaient été réservées, et nous suivîmes le Roi dans la grande corbeille qu'il occupait avec son service et les personnes qui avaient été désignées pour dîner à sa table. Le reste des convives se dispersa dans la salle dont le coup d'œil était admirable.

Lorsque le premier éblouissement fut passé, on remarqua que la proportion de femmes ne s'y trouvait pas et que la plupart des loges, étant remplies par des hommes, nuisaient à l'effet.

Cependant, comme tous ces hommes portaient des uniformes de diverses couleurs, cela paraissait bien moins sombre que s'ils avaient été vêtus en frac. Toutefois, des femmes parées auraient bien mieux décoré la salle.

Il y en avait trop peu; nous n'étions guère qu'une demi-douzaine, en dehors de dames de maisons, des femmes des ministres et des étrangères.

On donnait le Misanthrope, pitoyablement joué, même par mademoiselle Mars. Ce qui me divertit parfaitement pendant le spectacle, et je ne puis m'empêcher de le noter ici, c'est un monsieur placé derrière moi et portant des épaulettes de lieutenant-général: homme de goût, plus que d'érudition, il n'avait jamais eu révélation du Misanthrope, ce qui ne l'empêchait pas d'y prendre un plaisir extrême et de rire, plus que personne de ce qui s'y trouve de plaisant. Mais il éprouvait une anxiété, trop vive pour n'être pas communiquée à ses voisins, de ce qui allait arriver, des mauvais tours que cette friponne de Célimène jouait à ce pauvre Alceste; et il en parlait avec une naïveté de colère parfaitement réjouissante.

Je crois, Dieu me pardonne, qu'il pensait que c'était une pièce composée par monsieur Scribe pour l'occasion; toujours est-il qu'il en était également amusé et amusant.

Le Roi avait fait préparer pour cette représentation de magnifiques costumes, dont il fit cadeau à la Comédie-Française.

On les avait apportés le matin à Trianon. La Reine me raconta que le Roi s'étant diverti à en revêtir un, avec l'accompagnement obligé de la grande perruque, il était entré dans la chambre où elle se trouvait avec ses filles. Sa ressemblance avec Louis XIV était si frappante qu'elles avaient pu croire que le portrait peint par Rigaud avait quitté son cadre pour venir leur rendre visite.

Un ballet, arrangé pour la circonstance, termina le spectacle. Nous trouvâmes en en sortant le château entier éclairé. Le Roi promena les ambassadeurs, les étrangers et tous ceux qui voulurent suivre derechef, par les grands appartements jusqu'à la galerie des Batailles. Mais, quoiqu'il y eût profusion de lumières, la salle de spectacle était si éblouissante de clarté que le reste paraissait sombre en comparaison.

Cette dernière tournée achevée, chacun regagna ses voitures, fort content de sa journée mais bien fatigué.

MORT DE MONSIEUR DE TALLEYRAND EN 1838

J'ai raconté au long l'insulte faite au prince de Talleyrand par un misérable, nommé Maubreuil, le 21 janvier 1827, à la sortie de l'église de Saint-Denis, la conduite qu'il tint dans cette conjoncture et l'empressement qu'il mit à quitter Paris dès qu'il put s'en éloigner sans avoir l'air de fuir. Toutefois, il y revint dans le courant de l'automne.

Ce fut alors que, jouant un soir au whist chez la princesse Tyszkiewicz, il demanda au docteur Koreffe, qui se trouvait présent, de lui tâter le pouls: il se croyait un peu de fièvre; le docteur lui en trouva une violente et l'engagea à se retirer.

Monsieur de Talleyrand n'en continua pas moins sa partie et ne rentra chez lui qu'à l'heure accoutumée. Dans tout le cours de son existence, sa vigueur physique lui a permis de déployer sa force morale.

Koreffe, quoiqu'il ne fût pas son médecin, prit la précaution assez bizarre d'aller à l'hôtel de Talleyrand, de faire appeler le valet de chambre du prince et de lui recommander la plus scrupuleuse surveillance pendant cette nuit qu'il jugeait devoir être très critique, en l'engageant à faire prévenir le médecin ordinaire, Bourdois.

Monsieur de Talleyrand rentra, fut comme de coutume fort longtemps à se déshabiller, se coucha sans se plaindre. Le valet de chambre commençait à douter de la science de Koreffe; mais, très attaché à son maître, il préféra exagérer les précautions.

Au lieu de sortir de la chambre, selon son usage, il s'établit sur un fauteuil derrière le lit. Deux heures après, il entendit une espèce de râle suffoqué; il s'élança auprès du prince, sonna toutes les sonnettes. Bourdois, déjà averti, arriva fort promptement et trouva monsieur de Talleyrand agonisant.

Les secours les plus énergiques de la médecine le rendirent à la vie. Il est à peu près sûr qu'il la dut à la perspicacité de Koreffe et au dévouement de son valet de chambre.

Quoi qu'il en soit, cet avertissement ne fut pas perdu, et c'est de cette époque qu'on peut dater l'anxiété qui saisit monsieur de Talleyrand au sujet de ses funérailles et qui ne l'a plus quitté.

Il fit bon marché de cette aventure, reçut tout Paris dès le surlendemain. Mais, à peine en état de supporter le voyage, il partit. Je tiens d'une personne qui le mit en voiture dans cette conjoncture, qu'il lui dit: «Venez me voir à la campagne, car je quitte Paris pour n'y plus revenir.»

Monsieur de Talleyrand avait trop de force d'âme et de retenue de parole pour exprimer par là un pressentiment; c'était une volonté qu'il notifiait.

Il se rendit à Rochecotte, chez madame de Dino. Elle avait fait récemment l'acquisition de cette terre en Touraine. Des relations personnelles lui en rendaient le séjour fort agréable et elle s'y était complètement établie.

Je ne sais si le prince de Talleyrand y trouva, ou y fit arriver, un curé avec lequel j'ai raison de croire qu'il s'entendit pour éviter les persécutions auxquelles il se craignait destiné si ses derniers soupirs s'exhalaient à Paris.

Les dispositions hostilement dévotes de la Cour y auraient trouvé un agent plein du zèle le plus acerbe dans l'archevêque, monsieur de Quélen, et on n'aurait épargné aucune humiliation ni aucune amertume à monsieur de Talleyrand qui, malgré toutes les vicissitudes de son existence sociale, tenait à mourir en gentilhomme et en chrétien, si ce n'est en prêtre. La pensée d'une abjuration ou d'un scandale public lui était presque également odieuse, et il était bien décidé à ne point s'y exposer.

La vie de Rochecotte ne lui était pourtant pas agréable. Les nouvelles intimités de la duchesse de Dino l'avaient peuplé d'une nuée de jeunes littérateurs libéraux qui préludaient à l'importance que la jeunesse s'est attribuée depuis 1830 et n'avaient pas, pour monsieur de Talleyrand, la déférence que les convenances auraient exigée de gens ayant plus de savoir-vivre.

Il commença par en souffrir; mais, en reprenant plus de santé, il recouvra de l'énergie et se décida à user de ces jeunes talents qui pensaient le dominer. L'ambition se réveillant en lui, il mit la main sur Thiers, qu'il n'eut pas de peine à distinguer entre tous, et se prit à l'exploiter.

Dans l'automne de 1829, le prince de Talleyrand, rassuré sur les craintes que lui avait causées sa santé, revint à Paris et y passa tout l'hiver suivant, mais toujours au pied levé, n'annonçant point le projet d'un long séjour et prêt à partir au premier symptôme de maladie.

Il fit promettre à madame de Dino de le faire mettre en route, si lui-même perdait la faculté d'énoncer une volonté, dût-il mourir en voiture. À cette époque, elle lui aurait certainement obéi; elle craignait trop l'archevêque de Paris pour s'exposer à son zèle.

Quelques années avant, dans un moment de vacance de cœur, poussée par l'ennui, le désœuvrement et peut-être par un peu de rouerie, madame de Dino s'était amusée à tourner la tête de l'archevêque; il en était devenu passionnément amoureux. On dit qu'une perfide amie de la duchesse l'éclaira sur l'espièglerie dont il était dupe et lui fournit des preuves qu'il était joué, avant qu'il eût complètement succombé.

Il porta ses remords aux pieds des autels, car, au fond, il est bon prêtre, mais conserva un ressentiment très mondain contre madame de Dino. Ce fut alors qu'il commença à raconter la promesse, qu'il prétendait avoir faite au cardinal de Périgord à son lit de mort, de veiller au salut de l'âme de monsieur de Talleyrand et d'être à l'affût pour la sauver, malgré lui, s'il était nécessaire.

Le salon de madame de Dino devint à Paris, comme il l'avait été à Rochecotte, le centre de l'opposition libérale et même, autant que les temps le permettaient, antidynastique. Monsieur de Talleyrand fit les frais de l'établissement du National. Thiers en fut rédacteur, en s'associant Mignet et Carrel. Tous les écrivains qui s'étaient déjà fait une réputation dans le Globe fournirent des articles à la nouvelle gazette qui devint promptement une puissance.

Peut-être demandera-t-on quel résultat monsieur de Talleyrand prétendait atteindre en se servant de si dangereux instruments? Je répondrai hardiment: arriver au pouvoir.

Cela semblera un si singulier contraste à sa volonté de retraite mortuaire, si j'ose m'exprimer ainsi, qu'on sera tenté de crier à l'absurdité, mais pourtant rien n'est plus vrai, et, pour peu qu'on ait vécu dans le monde quelques années, chacun doit avoir vu l'exemple de contradictions que le raisonnement repousse et que l'expérience confirme.

Quoi qu'il en soit, monsieur de Talleyrand était l'âme de cette jeunesse, à peu près factieuse, qui, comme tous les révolutionnaires, ne voulait renverser que pour se frayer le chemin.

Lorsque les imprévoyables fautes du ministère Polignac amenèrent les événements que la pitoyable conduite de la Cour rendirent irrémédiables, monsieur de Talleyrand se trouva naturellement au centre du mouvement. Toutefois, il conseilla à monsieur le duc d'Orléans de ne prendre que le titre de commandant de Paris, en se tenant le plus possible sur la réserve vis-à-vis des partis.

J'ai lieu de croire qu'il inclina pour Henri V et la régence de monsieur le duc d'Orléans; mais je puis affirmer qu'il chercha à l'engager à conserver le titre de lieutenant général du royaume jusqu'à ce que le pouvoir fût plus entier dans ses mains et, tout au moins, jusqu'à ce que Charles X eût quitté le territoire français.

La rapidité des événements ne permit de suivre aucun de ces avis. Monsieur le duc d'Orléans, entraîné dans ces tourbillons qui se bouleversaient l'un l'autre, sans un parti à lui dont il se pût servir pour les arrêter, ne pouvait se soutenir qu'en se laissant aller à leurs mouvements oscillatoires. La couronne lui tomba sur la tête au milieu de cette tourmente aussi imprévue qu'ingouvernable. Bientôt après, se déploya une licence de la presse dont nous voyons encore les tristes fruits.

Madame de Dino recula devant elle, et pour son compte et pour celui de monsieur de Talleyrand. Elle proclama la volonté de ne point l'affronter en restant à Paris.

Le désir de rompre la liaison qui la retenait depuis quelques années à Rochecotte et dont elle était fatiguée lui fit souhaiter que monsieur de Talleyrand quittât la France. Il aurait désiré Vienne; mais, l'Angleterre ayant la première reconnu le nouveau gouvernement, il prit l'ambassade de Londres et s'y rendit accompagné de sa nièce.

Cette nomination se fit malgré monsieur Molé, alors ministre des affaires étrangères, qui aurait préféré monsieur de Barante. Monsieur de Talleyrand se montra blessé et profita de la circonstance pour établir ses relations directement avec le Roi.

Les dépêches insignifiantes arrivaient au ministre; mais les véritables affaires se traitaient par une correspondance dont madame Adélaïde et la princesse de Vaudémont devinrent les intermédiaires.

Les dégoûts qui en résultèrent pour monsieur Molé entrèrent pour beaucoup dans le parti qu'il prit de donner sa démission. Son successeur, le général Sébastiani, ne cessa de se plaindre de ces communications clandestines sans obtenir aucun changement dans la conduite de monsieur de Talleyrand; si bien que le traité de la quadruple alliance fut négocié et signé avant que le ministre en eût eu la moindre révélation.

Le duc de Broglie n'était pas d'humeur à tolérer des rapports si insolites. Sans se plaindre du prince de Talleyrand, il lui expédia des dépêches aussi insignifiantes que celles qu'il en recevait et attira toutes les affaires à Paris.

Monsieur de Talleyrand en fut averti, d'une façon un peu brutale, par lord Palmerston qui repoussa ses ouvertures sur une affaire en lui annonçant qu'après avoir occupé les deux cabinets depuis trois semaines elle se concluait à l'heure même à Paris.

Monsieur de Talleyrand sentit d'autant plus vivement le coup que lord Palmerston avait eu le mauvais goût de le faire attendre deux heures dans son antichambre avant de lui donner audience.

Il rentra chez lui furieux, et se décida à quitter Londres où il ne voulait pas déchoir; mais il voua une cruelle inimitié au duc de Broglie. Sans doute, celui-ci avait raison de trouver mauvais que l'ambassadeur ne rendit aucun compte au ministre; mais peut-être aurait-il pu trouver des formes moins rudes vis-à-vis d'un personnage, important par lui-même, qui venait de rendre de grands services.

L'attitude prise par monsieur de Talleyrand à Londres avait tout de suite placé le nouveau trône très haut dans l'échelle diplomatique. Tous les collègues de monsieur de Talleyrand en Angleterre le connaissaient d'ancienne date et ils avaient envers lui des habitudes de déférences personnelles qu'il savait utiliser pour l'intérêt de son gouvernement.

Il tenait une très grande maison dont la duchesse de Dino faisait parfaitement les honneurs; ils avaient l'un et l'autre réussi à se mettre en tête de tout ce qui menait la mode; et, dans ce monde exclusif, la duchesse de Dino s'était retrempée dans les idées aristocratiques que sa vie de Rochecotte pouvait avoir un peu rouillées. Le goût qu'elle y reprit lui donna le désir de se rapprocher de ce qu'on appelle la société du faubourg Saint-Germain, à Paris. Elle pensa qu'il fallait y arriver par la famille de monsieur de Talleyrand; mais c'était surtout là qu'elle était le plus mal vue.

Ramener monsieur de Talleyrand à une fin de vie édifiante lui parut la meilleure voie pour se faire accueillir dans des intérieurs exaltés en idées religieuses plus encore que légitimistes. Elle conçut donc cette pensée dès l'Angleterre, mais sans grand succès.

La vie des affaires avait aidé monsieur de Talleyrand à porter le faix qu'il semblait prêt à déposer quelques années avant. Son corps et son esprit s'étaient rajeunis de compagnie, et, ayant fait un nouveau bail avec le monde, il ne s'occupait plus guère de la façon dont il le quitterait.

La mort du curé de Rochecotte, qui aurait été un si grand événement pour lui avant 1830, arriva pendant son séjour en Angleterre, sans qu'il s'en préoccupât, d'autant qu'alors il n'était pas éloigné de la pensée d'achever sa vie à Londres.

Toutefois, madame de Dino s'occupait à tâcher de lui insinuer quelques idées de repentance, mais elle était repoussée avec perte. Elle a raconté au duc de Noailles qu'un jour de grande représentation, où ils avaient assisté in fiochi à la messe, elle lui dit en remontant en voiture:

«Cela doit vous faire un effet singulier d'entendre dire la messe.

—Non, pourquoi?

—Mais je ne sais, il me semble... (et elle commençait à s'embarrasser) il me semble que vous ne devez pas vous y sentir tout à fait comme un autre.

—Moi? si fait, tout à fait; et pourquoi pas?

—Mais enfin, vous avez fait des prêtres.

—Pas beaucoup.»

Après de pareilles réponses, il fallait battre en retraite; mais, lorsque madame de Dino n'est pas entraînée par les passions auxquelles elle sacrifie tout, elle est aussi habile que persévérante; et elle se promettait bien de revenir à la charge dans des moments plus opportuns.

L'humeur que monsieur de Talleyrand avait rapportée de chez lord Palmerston fut soigneusement entretenue par elle. Plusieurs circonstances militaient à lui faire désirer de quitter Londres. Je me plais à citer d'abord la plus honorable.

Elle craignait que l'irritation que monsieur de Talleyrand rencontrerait dorénavant dans les affaires, jointe à l'affaiblissement inévitable des facultés à son âge, ne le fit se fourvoyer et s'amoindrir.

Le climat de l'Angleterre était déclaré pernicieux à une personne dont la société lui était agréable et chère.

Elle s'était jetée dans des relations ultra-tories, et malgré ses prévisions, le ministère whig restait au pouvoir, circonstance, pour le dire en passant, qui expliquait la désobligeance de lord Palmerston.

Elle ne se trouvait pas assez riche pour fixer son avenir en Angleterre, et il lui convenait d'utiliser les dernières années de monsieur de Talleyrand à se fonder en France une situation indépendante, mais sur laquelle pût rejaillir une partie du lustre de la grande existence européenne de monsieur de Talleyrand. Peut-être aussi, commençait-elle à s'ennuyer à Londres. Cependant, je ne le crois pas. L'état d'ambassadrice lui convient parfaitement. Avec prodigieusement d'esprit, on pourrait aller jusqu'à dire de talent, si cette expression s'appliquait à une femme, madame de Dino s'accommode merveilleusement de la vie de représentation.

Lorsque, après avoir mis beaucoup de diamants, elle s'est assise, une ou deux heures, sur une première banquette, dans un lieu brillant de bougies, avec quelques altesses au même rang, elle trouve sa soirée très bien employée.

À la vérité, je crois qu'elle pousse le goût des affaires jusqu'à l'intrigue dans le reste de la journée; mais ce qu'on appelle la conversation, l'échange des idées sans un but intéressé et direct, ne l'amuse pas. Elle devrait pourtant y obtenir des succès; monsieur de Talleyrand lui en donnait l'exemple.

Quoi qu'il en soit, le prince demanda un congé et, après un court séjour à Paris, se rendit à Valençay, où il réunit beaucoup de monde, avec l'intention manifeste de montrer qu'il n'avait rien perdu de la force et de l'agrément de son esprit.

La retraite du duc de Broglie et la nomination de l'amiral de Rigny au ministère des affaires étrangères inspira au prince de Talleyrand le désir d'être envoyé à Vienne. Il caressait l'idée de reprendre ce traité de triple alliance de la France, l'Angleterre et l'Autriche, préparé en 1815 et dont la révélation lui avait coûté les bonnes grâces de l'empereur Alexandre.

J'ai lu, écrit de sa main: «J'ai donné Londres au trône de Juillet; je veux lui donner Vienne et j'y réussirai, si on me laisse faire.»

Madame de Dino, dont les relations en Allemagne ne pouvaient que lui être agréables, entra dans cette pensée avec d'autant plus de zèle qu'elle et monsieur de Talleyrand rêvaient à cette époque le mariage de Pauline de Périgord avec le prince Esterhazy, et cette alliance lui tenait au moins autant au cœur que celle de l'Autriche avec notre cabinet.

Mais monsieur de Talleyrand était un ambassadeur trop incommode pour qu'aucun ministre voulût le nommer. Monsieur de Rigny recula tout doucement et il ne lui fallut pas gagner beaucoup de temps pour se trouver remplacé par le duc de Broglie.

Celui-ci acquit de nouveaux droits à l'inimitié de la duchesse de Dino en refusant de faire avancer monsieur de Bacourt, avec une faveur trop criante, et monsieur de Talleyrand envoya de Valençay une lettre, dont il exigea l'impression au Moniteur, et qui sembla une sorte d'abdication politique dont, comme d'autres potentats démissionnaires, il ne tarda guère à se repentir.

Le salon de la rue Saint-Florentin devint un foyer d'intrigues contre le duc de Broglie. Monsieur de Talleyrand chercha à le discréditer dans l'esprit du Roi, ce qui n'était pas difficile, car il n'en était pas aimé. Il envenima les torts de forme qu'il pouvait avoir vis-à-vis des ambassadeurs étrangers, enregistra leurs plaintes et les excita les uns par les autres.

Pendant ce temps, madame de Dino et lui chapitraient Thiers et cherchaient à lui persuader qu'avec sa haute supériorité il devait primer tout le monde et occuper le rang de premier ministre. Je l'ai dix fois entendu s'en rire dans les premiers temps, attribuant ces discours à la haine qu'on portait à monsieur de Broglie; mais il ne tarda pas à s'en laisser agréablement chatouiller les oreilles et le cœur.

Pendant ce temps, madame de Dino et la princesse Liéven (qui était entrée dans cette intrigue pour tuer le temps et ne pas se laisser rouiller la main) prônaient Thiers parmi le corps diplomatique et dans les nombreuses correspondances que toutes deux entretenaient dans les Cours étrangères.

Elles obtinrent des réponses que monsieur de Talleyrand apportait au Roi, en lui assurant que la confiance de l'Europe suivrait l'élévation de monsieur Thiers, parce qu'elle ne verrait en lui qu'une griffe apposée aux ordres émanés de la sagesse royale, et je crains qu'il ne soit un peu trop accessible à ce genre de flatterie.

Monsieur de Talleyrand, de son côté, se berçait de l'idée qu'il serait seul à gouverner: Thiers lui paraissait si petit compagnon qu'il devrait toujours reconnaître ne pouvoir se soutenir que par sa protection, et il se tenait pour si sûr de son crédit qu'il vit s'évanouir, sans trop de regret, l'espoir qu'il avait un moment conçu d'être nommé président du conseil sans portefeuille.

Monsieur de Broglie succomba à tant de manœuvres hostiles. Monsieur Thiers fut nommé à la joie du Roi, des cabinets étrangers et surtout de monsieur de Talleyrand. Celui-ci fut le premier à ressentir la vanité de ses prévisions. À peine quelques semaines s'étaient passées que, bafoué, déjoué, insulté par monsieur Thiers, il fut forcé par lui à quitter la place.

Les cabinets virent la guerre, que tous voulaient éviter, devenue presque imminente par les actions du nouveau ministre, et les quelques mois de son administration ont accumulé les embarras personnels sur la tête du Roi.

Ce changement de ministère a été le dernier acte de la vie publique du prince de Talleyrand, et, certes, on ne pouvait faire des adieux plus pernicieux à la politique du pays. Je ne prétends pas dire qu'il ait cessé de s'occuper d'affaires; mais ce n'a plus été que par des intrigues qui n'ont point eu de résultat.

Les personnes qui approchaient le prince de Talleyrand remarquaient combien il s'affaiblissait. Chaque heure de représentation était suivie d'une sorte d'anéantissement, et les accidents graves se succédaient fréquemment. Mais toute la force de sa volonté était employée à les dissimuler.

À mesure que son état s'aggravait, madame de Dino s'occupait de plus en plus de l'idée de veiller sur ses derniers moments.

La mort de la princesse de Talleyrand avait fourni à l'archevêque de Paris une occasion de montrer sa malveillance. Il avait fait faire amende honorable à la personne connue sous ce nom (je cite ses paroles textuelles) du scandale qu'elle avait donné en vivant avec un prince de l'Église.

Mais, son zèle haineux l'ayant mal conseillé, il se trouva compromis par le dépôt qu'il avait accepté d'une cassette contenant des valeurs. Madame de Dino profita des discussions qu'amena cette circonstance pour renouer des relations avec lui et, probablement, retrouva une partie de son ancienne fascination, car il s'est, depuis lors, montré plus traitable dans ses rapports avec la rue Saint-Florentin.

Toutefois, monsieur de Talleyrand aurait préféré n'avoir point à recourir à ses bons procédés, et je sais que l'archevêque de Bourges fut interrogé sur la conduite qu'il tiendrait si le prince tombait dangereusement malade dans son diocèse.

Il répondit qu'ainsi que tous les autres évêques de France il serait dans l'impossibilité d'autoriser à lui donner une absolution qui permit de l'enterrer avec les prières de l'Église, l'archevêque de Paris, seul de tous les prélats gallicans, se trouvant chargé par le Pape de recevoir la déclaration de monsieur de Talleyrand et de l'admettre ou de la refuser, selon que sa conscience et ses lumières le lui inspireraient.

Monsieur de Talleyrand fut instruit de cette réponse pendant le dernier séjour qu'il fit à Valençay en 1837. Il se rendit de là à Rochecotte, où madame de Dino prolongea son séjour pour recevoir sa sœur, la duchesse de Sagan.

Depuis qu'on avait dû renoncer au mariage Esterhazy pour Pauline, le prince de Châlais, chef de la maison de Périgord, était devenu veuf de mademoiselle de Beauvillers. Cette alliance, que monsieur de Talleyrand avait toujours souhaitée, était devenue le vœu le plus vif de madame de Dino, et cette circonstance augmentait encore le désir qu'elle avait d'obtenir de monsieur de Talleyrand une fin chrétienne dont le mérite lui reviendrait.

Au mois de janvier 1838, elle fut très malade à Rochecotte, et il y eut un moment de danger. Elle profita de cette occasion pour reprocher le lendemain à monsieur de Talleyrand de ne l'avoir pas avertie. Elle établit qu'ils s'étaient réciproquement promis la vérité en pareille conjoncture, s'expliqua sur les convenances à garder et finit par regretter de n'avoir pas envoyé chercher le curé.

«Quoi! cet ivrogne?» grommela monsieur de Talleyrand, et il n'ajouta pas un mot.

Madame de Dino manda cet échec au duc de Noailles, son admirateur passionné et son confident zélé dans cette œuvre pie.

Toutefois, monsieur de Talleyrand se préparait, à part lui, à éviter le scandale.

Pauline de Talleyrand avait fait sa première communion, était restée pieuse comme un petit ange et entretenait souvent son oncle de son confesseur l'abbé Dupanloup.

Un jour où elle en parlait, bientôt après leur arrivée à Paris, monsieur de Talleyrand dit: «Madame de Dino, il faut prier l'abbé Dupanloup à dîner.» Madame de Dino s'empressa d'obéir; l'abbé vint. Le hasard fit qu'il tomba sur un dîner où la société était légère et le langage mondain.

Quelques jours après, il reçut une nouvelle invitation, qu'il refusa. En l'apprenant, monsieur de Talleyrand dit: «Vous me l'aviez donné pour un homme d'esprit. C'est donc un sot que cet abbé... Cela ne comprend donc pas!»

Madame de Dino, profitant de cette légère ouverture et, ne se sentant pas le courage d'entamer cette question en paroles, écrivit à monsieur de Talleyrand une longue lettre, qu'on m'a dit être un chef-d'œuvre de logique et de raisonnement, pour lui montrer la nécessité de se réconcilier avec l'Église.

Monsieur de Talleyrand y répondit en lui envoyant la minute d'une déclaration qu'il l'autorisa à communiquer à l'abbé Dupanloup et, par lui, à l'archevêque. Ceci se passait le 10 mars. Le même jour, monsieur de Talleyrand prononçait à l'Académie l'éloge de monsieur Reinhard.

Il était fort occupé de cette journée de représentation, il la regardait évidemment comme son adieu au public. Selon son usage, il avait fait faire son discours.

Monsieur de Talleyrand n'a jamais rien écrit lui-même, mais il se faisait donner par plusieurs personnes, qu'il employait à cet effet, divers projets qu'il ajustait entre eux, biffait, changeait jusqu'à ce qu'il leur eût donné son cachet. Il travailla assez assidûment à arranger ce petit discours, et en fit des lectures à ses intimes.

On était effrayé, dans son intérieur, de la fatigue que lui préparait cette séance solennelle, et, après avoir employé tous les moyens de l'en dissuader, on eut recours à Cruveilhier, son médecin, qui alla jusqu'à lui dire qu'il ne répondait pas des suites.

«Et qui vous demande d'en répondre?» reprit monsieur de Talleyrand, avec sa parole lente et flegmatique.

L'éloge, quoique assez médiocre, eut un très grand et très sincère succès. La grâce avec laquelle il fut prononcé, le talent merveilleux de monsieur de Talleyrand pour imposer, produisirent un enthousiasme dont les auditeurs furent eux-mêmes étonnés lorsqu'ils lurent l'œuvre imprimée.

Monsieur de Talleyrand en fut enivré. Lui-même comparait sa joie à celle qu'il avait ressentie du succès d'une thèse en Sorbonne. Hélas, c'était la première et la dernière palme! mais, à toutes les époques de la vie, le cœur de l'homme est également ouvert à la vanité.

À son retour à Paris, monsieur de Talleyrand avait été beaucoup dans le monde; il avait dîné chez le Roi, chez les ministres, chez les ambassadeurs, partout où on l'avait convié. En sortant de table, chez l'ambassadeur d'Angleterre, ses deux jambes fléchirent et il tomba la face contre terre; il fallut le relever à force de bras. Sa première parole, après quelques secondes d'étourdissement, fut: «Que m'est-il arrivé?»

On lui expliqua, ce qui n'était pas vrai, que ses pieds s'étaient embarrassés dans un tapis. Il rentra dans le salon et s'y montra avec l'esprit aussi libre et aussi dégagé que de coutume, jusqu'à l'heure où il avait demandé ses chevaux.

Alors, il appela son petit-neveu, le duc de Valençay, pour se faire emmener par lui, gagna l'antichambre sans témoigner aucune souffrance, mais, à peine en voiture, se laissa aller aux gémissements les plus douloureux. On eut beaucoup de peine à le rapporter dans son appartement, et il passa quelques jours dans un état cruel.

Cet accident avait mis un terme à ses sorties; mais il reprit promptement l'habitude d'avoir du monde chez lui et de donner des grands dîners dont il faisait les honneurs avec cette grâce dont la tradition se perd tous les jours.

Ce n'est ni le luxe, ni la magnificence de l'entourage qui constate le haut rang. C'est une certaine élégance dans les formes, des manières calmes, aisées, naturellement nobles, qui mettent chacun à sa place en restant toujours à la sienne, et composent le savoir-vivre. Monsieur de Talleyrand y excellait.

Monsieur de Barante ayant prononcé à la Chambre des pairs l'éloge de mon père, j'en envoyai un exemplaire à monsieur de Talleyrand. Il me répondit un billet, que je conserve, écrit de sa main et plein de ce bon goût que je signalais tout à l'heure.

La déclaration remise à l'abbé Dupanloup, dûment examinée par lui, l'archevêque et monsignor Garibaldi, avait provoqué quelques difficultés de leur part. Madame de Dino, profitant des relations qu'elle avait renouées avec l'archevêque, entama de longues discussions avec lui et chercha fort raisonnablement à lui prouver qu'il ne fallait exiger que ce qu'il était possible d'obtenir. La connaissance intime qu'elle avait du caractère de monsieur de Talleyrand donnait du poids à ses discours.

Cette négociation dura quelque temps. Enfin, la duchesse rapporta la pièce à son oncle, avec quelques légers changements de rédaction, auxquels il obtempéra tout de suite, et la demande d'un article supplémentaire qu'il refusa d'y insérer mais qu'il consentit à placer dans une lettre qu'il voulait simultanément adresser au Pape.

Cet accommodement fut accepté. Les deux documents, libellés, copiés, restèrent entre les mains de monsieur de Talleyrand, sans être encore signés.

Les choses en étaient là. Vingt personnes avaient dîné, le jeudi 10 mai, à l'hôtel de Talleyrand lorsque, le lendemain, le prince fut pris à table d'un horrible frisson. On le fit coucher. Son médecin, Cruveilhier, qui en était déjà inquiet depuis quelque temps, le trouva sérieusement mal.

Dès le lendemain, une énorme tumeur se déclara à la cuisse; il crut nécessaire de l'ouvrir et dit au malade que, n'ayant pas depuis quelque temps l'habitude d'employer le bistouri, il souhaitait appeler Marjolin. «Je comprends; vous aimez mieux être deux.» Et, depuis ce moment, la conviction de son danger ne le quitta plus, sans réussir à l'émouvoir.

Monsieur de Montrond, envoyé par lui le dimanche chez le Roi, lui rapporta qu'il l'avait annoncé comme bien souffrant: «Bien souffrant! c'est bien mal qu'il fallait dire.» Et puis, après de telles paroles, il se reprenait à causer de tout avec une liberté d'esprit qui frappait d'autant plus que son attitude de corps était plus douloureuse.

Un affreux étouffement, qui allait jusqu'à la suffocation, ne lui permettait pas de rester couché et la plaie de la tumeur de pouvoir être assis. Il était penché de côté sur son lit, les jambes pendantes, soutenu par deux valets de chambre qui se relayaient, la tête affaissée sur la poitrine; et c'était de cet état qu'il se relevait pour témoigner reconnaissance à ses nombreux visiteurs, profiter de leur conversation et y chercher quelque distraction aux maux qu'il endurait avec une patience, fille du courage.

Je vis le Chancelier bien affecté de ce triste spectacle. Il se rappelait monsieur de Talleyrand, triomphant de son succès, déployant sa haute capacité, tenant en 1814, dans cette même chambre, les conseils où il était décidé du sort de l'Europe, et le contraste ne prêtait que trop aux réflexions mélancoliques que notre pauvre nature humaine ne cesse de fournir aux esprits observateurs.

Cependant, le danger croissait d'heure en heure. Les salons de l'hôtel de Talleyrand étaient remplis de personnages de tous les rangs et de toutes les opinions; la famille ne désemparait pas.

Madame de Dino, tiraillée entre les gens qui lui reprochaient de ne point insister auprès de monsieur de Talleyrand pour obtenir une abjuration des scandales de sa vie et ceux qui l'accusaient de vouloir, par intérêt personnel, troubler les derniers moments du malade, se trouvait dans une pénible situation.

Elle se décida enfin, le mardi soir, à faire un appel aux intentions connues de monsieur de Talleyrand pour l'engager à signer les déclarations rédigées par avance.

Il reçut fort mal cette ouverture, en lui disant qu'il signerait quand il en serait temps. Les médecins ne dissimulaient pas le danger imminent. Madame de Dino crut tous les soins dont elle s'occupait depuis si longtemps perdus et s'en désola de bonne foi. Le zèle sincère et pieux de la jeune Pauline eut plus de succès. C'était l'enfant de prédilection de la vieillesse du prince; elle le soignait avec tendresse et dévouement. Elle lui parla de cette signature si ardemment désirée par son cœur innocent qui n'en appréciait pas l'importance temporelle.

Monsieur de Talleyrand lui dit qu'il s'en occupait sérieusement. En effet, le mercredi, après la visite des médecins, il annonça qu'il les signerait le lendemain, à quatre heures du matin. Puis il continua à voir du monde, mais moins que les jours précédents.

Madame Adélaïde m'a raconté qu'elle y avait passé une partie de la soirée. Après quelques expressions de reconnaissance sur sa bonté, il était tombé dans des sujets de conversation ordinaire, sans y mettre aucune espèce d'affectation, pas même celle d'une gaieté insolite.

Sans la position douloureuse à voir que j'ai déjà décrite, on aurait pu le croire dans son état accoutumé. Mais les gens de l'art ne permettaient aucune illusion et donnaient de grandes alarmes pour la nuit.

Pauline était venue à neuf heures réclamer sa promesse de signer: «Je signerai à quatre heures demain matin, avait-il répondu avec impatience; va te reposer jusque-là.»

À onze heures cependant, elle reparut dans sa chambre. «Est-ce qu'il est quatre heures?» demanda-t-il. On lui dit qu'il n'en était que onze.

«Va-t'en, Pauline, sois tranquille; je n'ai jamais rien su faire vite et pourtant je suis toujours arrivé à temps.»

En effet, quatre heures sonnant, il fit appeler madame de Dino. Elle avait pris la précaution de réunir messieurs Molé, de Sainte-Aulaire et de Barante pour certifier de sa volonté, dans le cas où il serait hors d'état d'écrire; mais ces messieurs ne furent pas appelés, et il signa d'une main ferme: Charles Maurice, prince de Talleyrand, en présence de l'abbé Dupanloup, de ses gens et de son médecin Cruveilhier dont je tiens ces détails.

Avant de signer, il avait demandé lecture de la pièce. Il n'y trouva pas certaines expressions qu'il se souvenait d'avoir écrites; on lui rappela qu'elles étaient dans la lettre au Pape. «C'est vrai, il faut aussi que je la signe.»

Puis, il voulut que la déclaration portât la date de la minute, toute de sa main, remise à l'abbé Dupanloup; celui-ci ne se la rappelait pas exactement.

«C'est bien facile à retrouver, reprit le prince, prenez, sur le second rayon de la bibliothèque, des exemplaires de mon éloge de monsieur de Reinhard; il a été prononcé le même jour.»

Ceci prouvait évidemment que cette représentation académique, très en dehors des habitudes de monsieur de Talleyrand, avait eu pour but de manifester qu'il n'y avait aucun affaiblissement moral dans ses facultés au moment où il avait tracé la déclaration et qu'elle était l'œuvre de sa propre volonté. Monsieur de Talleyrand a posé devant le public jusqu'à son dernier soupir.

La petite Marie de Talleyrand, fille du baron, devait faire sa première communion le jour même de cette signature. Le malade y pensa et demanda qu'elle lui fût amenée. Elle se mit à genoux devant lui en sanglotant. «Je vous bénis, ma petite, lui dit-il en posant ses mains sur sa tête, et vous souhaite toute sorte de prospérité... J'y participerai... si cela est donné...»

Qui oserait affirmer qu'à ce moment suprême le sceptique ne fût pas un instant le croyant? Puis, il demanda à son valet de chambre une montre et une chaîne qu'il avait fait préparer pour donner à Marie en cette occasion.

L'abbé Dupanloup lui ayant dit, assez sottement, que l'archevêque donnerait sa vie pour alléger ses souffrances, monsieur de Talleyrand répondit, avec ce ton persifleur qu'il savait si bien prendre: «Il a mieux à faire de sa vie.»

Vers huit heures, on lui annonça la visite du Roi. Il s'occupa aussitôt de faire arranger sa chambre suivant les usages commandés par l'étiquette et que lui seul savait, donna des instructions minutieuses à ses gens, à son neveu, à madame de Dino, sur la manière dont le Roi devait être reçu, mené chez lui et reconduit.

Je ne sais si ces soins l'épuisèrent, mais madame Adélaïde, qui accompagna son frère, m'a dit qu'elle fut frappée de l'horrible changement survenu pendant la nuit. Il paraissait suffoqué et accablé, et put à peine articuler quelques paroles en réponse au Roi.

Cependant, au moment où celui-ci se retirait, après une courte visite, monsieur de Talleyrand fit un effort sur lui-même, se redressa et prononça d'une voix forte: «C'est un beau jour pour cette maison que celui où le Roi y est entré.» Puis il retomba et madame Adélaïde, qui prolongea sa visite, n'entendit plus sa voix qu'au moment de son départ. Il lui serra la main et dit d'un ton bas et étouffé: «Je vous aime bien.»

Monsignor Garibaldi s'était rendu de grand matin chez l'archevêque; l'un et l'autre attendaient avec impatience l'arrivée de l'abbé Dupanloup. Il leur apporta le détail de ce qui s'était passé, et obtint l'autorisation de faire rentrer monsieur de Talleyrand dans le sein de l'Église.

Apparemment que les formes entraînèrent quelques lenteurs, car il ne fut de retour qu'à onze heures. Monsieur de Talleyrand ne parlait plus. L'abbé lui donna l'absolution, puis l'extrême-onction. L'archevêque vint à l'hôtel de Talleyrand, mais il ne vit pas le moribond.

Vers midi, la tête s'engagea, et il expira à quatre heures du soir, le 17 mai 1838.

Malgré sa figure blafarde, sa tournure disgracieuse, à travers les vicissitudes d'une vie orageuse qui l'a poussé dans des voies où il n'a ni rencontré ni mérité l'estime, monsieur de Talleyrand s'est toujours montré grand seigneur.

Il l'a été vis-à-vis de la Révolution et du Directoire; de l'Empire et de la Restauration, de la cohue du salon de monsieur de Lafayette et de l'aristocratie anglaise. Il l'a été vis-à-vis de la mort.

Les querelles de famille, suscitées par le testament de monsieur de Talleyrand, et où madame de Dino joua le beau rôle, ne font pas partie de mon sujet. Ce qui y rentre tout à fait, ce sont les dépêches arrivées de Rome peu de jours après l'enterrement.

Le Pape refusait la déclaration, telle qu'elle était rédigée, et exigeait des rétractations beaucoup plus complètes que monsieur de Talleyrand ne les aurait probablement consenties. Le retard du courrier évita du scandale et fut heureux.

La Cour de Rome tança l'archevêque et monsignor Garibaldi de leur indulgence. Notre chargé d'affaires, monsieur de Lordes, fut employé pour apaiser son humeur. Elle bouda un peu, mais elle est sage; les faits étaient accomplis; elle se détermina à accepter la déclaration comme bonne et suffisante, mais se garda de la publier.

Je n'ai point lu cette déclaration; toutefois elle m'a été racontée par plusieurs personnes auxquelles elle avait été communiquée. Je crois être sûre qu'elle est conçue en termes vagues et généraux.

Monsieur de Talleyrand témoigne du regret de s'être laissé entraîner aux erreurs du siècle où il a vécu, ainsi que de la volonté de mourir dans le sein de l'Église catholique, apostolique et romaine où il est né. Du reste, d'abjuration, de prêtrise, d'épiscopat, de mariage, de scandales privés, pas un mot, même par allusion.

Dans la lettre au Pape, il s'accuse et se repent d'avoir un instant méconnu l'autorité légitime et salutaire du Saint-Siège, ce qui s'applique à la constitution civile du clergé admise et jurée par lui en 1791. C'est le seul de ses méfaits qui soit consciencieusement indiqué.

Les obsèques du prince de Talleyrand se passèrent avec calme et décence. On avait annoncé du tumulte; il n'y en eut aucun; mais la foule était grande pour voir passer le cortège.

Lorsque monsieur de Talleyrand tomba malade, le 11 mai, il se préparait à partir le 15 pour Valençay. Ce voyage avait pour but la réception du corps de son frère, le duc de Talleyrand, plus connu sous le nom d'Archambaud de Périgord, qui le précéda de quelques semaines dans le tombeau et, quoique son cadet, l'avait fort devancé dans la vieillesse.

Il était en enfance depuis plusieurs années. Monsieur de Talleyrand se préoccupait fort d'être présent à cette cérémonie pour laquelle il avait donné des ordres minutieux. Les corps des deux frères voyagèrent ensemble et les funérailles, à Valençay, leur furent communes.

On ne peut s'empêcher d'être frappé de ces sortes d'incidents qui révèlent, une fois de plus, combien les calculs humains sont fréquemment déjoués par la Providence.

MORT DE SON ALTESSE ROYALE LA PRINCESSE MARIE D'ORLÉANS DUCHESSE DE WURTEMBERG
1839

Lorsque, si récemment encore, je me complaisais au récit de son enfance, la princesse Marie était alors dans tout l'éclat de sa brillante jeunesse, et je ne m'attendais guère qu'il me serait donné de parler de ses derniers moments. Mais la vie et la mort de cette jeune femme sont tellement rares, dans le rang où elle est née, qu'on ne peut se défendre de leur accorder une attention toute particulière. Je me suis défendu de me servir du mot admiration, qui se présentait sous ma plume, parce que je le réserve pour les personnes qui, avec les mêmes qualités et les mêmes vertus, les soumettent à la hiérarchie de la société et acceptent le sort que Dieu leur a fait, sans user leur vie dans de stériles combats contre la destinée.

Telle a été l'existence de la princesse Marie, et, à vingt-cinq ans, elle a succombé dans cette lutte. Je ne prétends pas lui en faire un éloge, au contraire.

Ce n'est point parce qu'elle était trop douée, c'est parce qu'il lui manquait quelque chose qu'elle a trouvé si amer le sort le plus doux. Cette concession une fois faite à la froide raison, on peut se livrer à tout ce que ses brillantes qualités ont d'attrayant pour l'esprit et le cœur.

Les enfants de monsieur le duc d'Orléans se sont trouvés classés entre eux par leurs années. Monsieur le duc de Chartres, les princesses Louise et Marie, et monsieur le duc de Nemours étaient assez rapprochés d'âge pour vivre constamment ensemble, suivre les mêmes études et avoir les mêmes instituteurs.

La princesse Marie était l'âme, le mouvement et le tyran chéri de ce quatuor qu'elle dominait, sans que ni lui, ni elle s'en doutassent. Plus souvent punie, mais aussi plus souvent admirée, elle faisait le désespoir et la gloire de ses maîtres dont, en fin de compte, elle restait la favorite, et, malgré la perfection de la princesse Louise à laquelle on ne trouvait jamais un reproche à faire, les mutineries de Marie avaient tant de grâce, elle les réparait avec tant de cœur qu'elle n'en était que plus aimée.

Comme toutes les personnes sur lesquelles le génie a secoué son flambeau, elle était sujette à des accès de non-valeur, qu'on qualifiait de paresse, et qui désespéraient la mère et la gouvernante; mais, bientôt, elle reprenait un nouvel élan et dépassait rapidement ceux qu'elle avait laissé la devancer!

Il est assez remarquable combien des esprits, même extrêmement distingués, sont sujets, dans la première jeunesse, à ces accès de nullité morale où tout en eux semble s'engourdir. Je crois que cela tient à un état morbide de l'imagination dont l'éducation ne saurait trop sérieusement s'occuper.

C'est un certain mécontentement de toute chose terrestre, du monde tel qu'il existe, de la société telle qu'elle est faite, des connaissances qu'on trouve trop bornées, des affections qui ne suffisent plus, enfin une aspiration de l'illimité, un appétit du fruit de l'arbre du bien et du mal qu'on a appelé récemment du nom d'esprit artiste, faute de le savoir mieux qualifier, et qui devrait être arraisonné dès sa première apparition.

La princesse Marie en était gravement atteinte: personne ne le reconnut; il grandit avec elle, et elle y a succombé.

Le goût de monsieur le duc d'Orléans pour faire de la popularité était sensible dans l'éducation donnée à ses enfants. Non seulement ses fils étaient envoyés au collège, mais les instituteurs étaient choisis de façon à ce que tout ce qui entourait les jeunes princes parlât le jargon libéral du siècle; et, au lieu de les entretenir des devoirs que leur imposait leur haut rang, on cherchait à l'abaisser à leurs yeux, comme une chimère usée que tous les hommes distingués repoussaient.

Bientôt, la princesse Marie n'y vit plus que des entraves à tous les vœux de son cœur, à toutes les supériorités de son esprit, et, longtemps avant qu'on s'en doutât, elle se sentait profondément malheureuse d'être née princesse et d'être astreinte à ce qu'elle a appelé une vie de déceptions, comme si toutes les situations sociales n'exigeaient pas le sacrifice de quelques goûts!

Elle avait deviné par instinct le mécontentement mutuel existant entre les Tuileries et le Palais-Royal, et, tandis que la princesse Louise se livrait de bonne foi aux caresses sincères de madame la Dauphine, la princesse Marie se raidissait contre une affection qu'elle aurait trouvé une sorte de lâcheté à rechercher. Aussi les deux jeunes princesses ressentirent-elles très diversement la révolution de Juillet.

La princesse Louise l'accueillit en partageant les larmes de sa mère et en s'occupant des absents et des victimes. La princesse Marie y trouva pâture à son imagination, et s'exalta un moment. Mais, bientôt, elle se dégoûta du spectacle qu'elle avait sous les yeux. Son esprit indépendant se refusa à courtiser la multitude, tout autant que la Cour récemment exilée, et elle se confina de nouveau dans le for intérieur de son monde idéal.

Pendant les dernières années de la Restauration, monsieur le duc d'Orléans faisait un cours d'histoire moderne à l'usage de ses enfants. Il le leur professait tous les samedis.

Cette réunion de famille employait la plus grande partie de la matinée. Elle fournissait au travail de la semaine suivante, aussi bien qu'à l'examen des analyses de la séance précédente. J'ai entendu dire que les cahiers de la princesse Louise avaient la préférence, mais que les réponses de la princesse Marie aux questions de son père l'emportaient par leur sagacité.

La supériorité de monsieur le duc de Chartres n'était ni contestable ni contestée par ses sœurs, et ces matinées charmaient également les élèves et le paternel professeur. Ils ne s'attendaient guère alors à la terrible leçon d'histoire pratique qu'ils étaient tous destinés à recevoir. Les goûts d'études sérieuses de madame la princesse Louise ne reçurent qu'un court échec à la révolution de Juillet. La Reine, avec son esprit supérieur, désira éloigner de ses filles la disposition fébrile du moment. Elle les renvoya à leurs occupations accoutumées et à leur existence pacifique, toutes les fois que les circonstances ne les en tiraient pas trop violemment.

Néanmoins, il était difficile que des jeunes filles intelligentes, de dix-sept et dix-huit ans, ne s'identifiassent pas, plus qu'on ne l'aurait désiré peut-être, aux tourments et aux anxiétés de parents qu'elles adoraient.

Cependant, la haute et sage piété de la princesse Louise, toute semblable à celle de la Reine, l'aidait à tempérer ces agitations. Elle avait repris des professeurs qu'elle étonnait de sa profonde et modeste érudition.

Ce même été de 1831, la princesse Marie, renonçant au métier d'écolière, quitta la route tracée par ses maîtres de dessin et se jeta dans une série de compositions qui excita leur admiration. L'Ivanhoé de Walter Scott, premier roman dont on lui permit la lecture, servit d'étincelle à son jeune talent.

J'ai vu les croquis qu'il lui inspira; ils étaient surtout remarquables par l'intelligence des sujets. Ils la conduisirent à des études de costumes et de mœurs du moyen âge; et, bientôt, abandonnant la fiction pour l'histoire, elle choisit, pour l'héroïne de nombreux dessins, cette même Jeanne d'Arc qu'elle a depuis reproduite dans des sculptures que les artistes les plus distingués ne renieraient pas.

Il est assez singulier que tous les enfants du Roi aient les plus grandes dispositions pour le dessin, la peinture, la sculpture (monsieur le prince de Joinville modèlerait aussi bien que sa sœur Marie, s'il avait le temps de s'en occuper) et que tous soient non seulement insensibles à la musique mais qu'elle leur produise même une sensation désagréable. Ordinairement, le goût pour les arts les fait tous accueillir favorablement dans une organisation qui leur devient commune.

Le mariage de la princesse Louise se négociait, surtout vis-à-vis d'elle-même, qui s'en souciait très peu. Uniquement dévouée à sa famille, la pensée de s'en séparer, dans ces temps de troubles, lui était cruelle, et le mari qu'on lui offrait et auquel elle s'est tendrement attachée depuis ne l'emportait pas alors dans son jeune cœur sur les affections dont il l'éloignait.

Dire qu'elle a été forcée serait absurde, pour qui connaît l'intérieur de ces princes si tendrement unis; mais, il est bien sûr que tout ce qui l'entourait s'est relayé pendant trois mois pour obtenir son consentement à force de raisonnements et de caresses. La princesse Marie ne s'y épargnait pas.

Le Roi seul demandait qu'on lui laissât son libre arbitre, et, la veille encore du mariage, à Compiègne, la trouvant tout en larmes, il lui dit qu'il était encore temps de rompre et qu'il se chargeait de la responsabilité si elle éprouvait de la répugnance pour le roi des Belges.

Elle répondit que son seul chagrin était de s'éloigner, et que tout époux lui serait également importun. La Reine la gronda, la persuada, la consola et le mariage s'accomplit.

L'attitude de la princesse Marie, à ce voyage de Compiègne, étonna bien des gens. Son air complètement dégagé, au moment de sa première séparation d'une sœur si angélique qu'elle n'avait jamais quittée d'une heure depuis sa naissance, parut d'une rare insensibilité.

Une jeune personne, mademoiselle de Roure, amie d'enfance des princesses, en était plus scandalisée que personne. Elle essuyait les larmes de la princesse Louise et en répandait avec elle, pendant que la princesse Marie les plaisantait, batifolait et riait autour d'elles.

Elle soutint ce personnage jusqu'au moment où la voiture, qui emmenait sa sœur, fut sortie de la cour; puis elle courut s'enfermer chez elle. Denise de Roure y pénétra quelques heures après et la trouva dans un déluge de larmes et, désespérée, elle se jeta dans ses bras en lui disant que son bonheur était fini, sa vie décolorée. Elle lui fit le tableau animé de tout ce que Louise était pour elle et de tout ce qu'elle perdait.

Denise l'écoutait avec surprise, et ne put s'empêcher de lui demander pourquoi, sentant si profondément cette séparation, elle s'était donné l'air d'une indifférence qui avait étonné tout le monde et, à coup sûr, blessé sa sœur.

«Je savais, répondit-elle, que jamais Louise ne consentirait à se marier si elle pouvait deviner la centième partie du chagrin que j'éprouve. J'avais promis à maman de ne pas l'en dissuader; car je pense, comme elle, que le mariage est non seulement dans les convenances, mais dans le devoir des femmes, et qu'on manque à Dieu en cherchant à s'y soustraire.»

La princesse Marie a été fidèle à ce système, car, non seulement elle n'a formé objection à aucun des mariages dont on a eu l'idée pour elle, mais elle les a tous successivement fort désirés.

Son cœur malade demanda alors du secours à son imagination. Elle se lia plus étroitement avec mademoiselle Antonine de Celles, et toutes deux, se jetèrent dans une dévotion extatique qui marchait droit à l'illuminisme. Sa gouvernante, madame Mallet, s'en alarma et avertit la Reine dont la sage piété n'admettait pas ces aberrations. Elle retint la princesse Marie auprès d'elle plus constamment et profita du mariage de mademoiselle de Celles avec monsieur de Caumont pour l'éloigner de l'intimité de sa fille.

Je crois que madame Mallet commençait à s'inquiéter de l'avenir de la jeune princesse; elle l'aimait d'une extrême passion. Avec un grand fonds d'instruction, madame Mallet avait peu d'esprit. Le cœur et le dévouement lui en tenaient lieu, et ses deux augustes élèves ne pouvaient tomber en meilleures mains pour en faire des personnes également vertueuses et distinguées.

Mais il aurait fallu une véritable supériorité pour être en état de défendre la princesse Marie d'elle-même; et madame Mallet, encore affaiblie par un état maladif, n'était pas capable de cette tâche. Dès longtemps, elle était sous la domination absolue de son élève, qu'elle adorait, et plus propre à se laisser séduire par elle et à entrer dans les faiblesses de son âme qu'à l'aider à les corriger.

Cependant, elle assista utilement la Reine dans l'entreprise de mieux régler les sentiments religieux de la princesse. Le mysticisme disparut peu à peu, et, quoique sa piété conservât quelque chose de plus exalté que celle de sa mère et de ses sœurs, cependant elle avait perdu le caractère d'illuminisme auquel elle était près d'atteindre.

Privée de l'expansion que ses sentiments trouvaient auprès de sa sœur Louise, ils refluèrent sur elle-même, et c'est dès cette époque que je commencerai à placer les ravages que le moral a faits chez elle, aux dépens de la vie, non pas dans un progrès constant, mais par des crises de souffrances intérieures qui ne trouvaient plus où s'épancher.

Elle rêvait un sentiment exclusif et se plaignait de n'en point inspirer. Lorsqu'on lui représentait tous ces liens de famille dont elle était entourée, elle répondait que ses parents l'aimaient pour son huitième d'enfant, que ses frères et sœurs avaient sept frères et sœurs sur qui répandre leur amour. «Louise, seule, ajoutait-elle, s'identifiait à moi et maintenant elle a un mari et des enfants qui, bien naturellement, absorbent ses affections.»

La mort de madame Mallet mit le comble à l'amertume de ses pensées. Elle expira entre les bras de la jeune princesse qui l'avait soignée comme une fille, comme une garde, comme une sainte, ne la quittant ni jour, ni nuit, lui rendant tous les soins matériels et l'exhortant comme un pasteur des âmes.

Après avoir elle-même rabaissé pour toujours les paupières de sa vieille amie, elle se jeta dans les bras d'Olivia de Chabot qui l'avait assistée dans ses pieuses assiduités et partageait sa profonde affliction.

«À présent, dit-elle, il n'y a plus personne sur la terre qui m'aime mieux que tout le monde.»

Olivia protesta de cette vive amitié de jeunesse qui l'unissait à la princesse.

«Oh, ma chère Olivia, vous avez votre famille, et puis vous vous marierez, et vous devez préférer votre mari à toute chose!»

Cette idée d'union conjugale poursuivait toujours la princesse Marie comme le seul type du vrai bonheur.

L'intérieur de sa famille, à la vérité, devait l'entretenir dans cette pensée, et la Reine s'était toujours attachée à l'inculquer à ses filles dont elle désirait passionnément le mariage.

Aussi, y avait-il toujours quelqu'un en perspective; mais tous manquaient, les uns après les autres, et la princesse Marie retrouvait encore là ces entraves de son état de princesse qui lui paraissaient sans aucune compensation parce que tous les nombreux avantages, qui en résultaient pour l'agrément de sa vie, lui étaient trop familiers pour qu'elle pensât à les remarquer.

Cependant, jamais il n'y eut d'étiquette moins gênante, et la Reine s'appliquait à donner à la princesse la liberté compatible avec un ordre de société où la presse, dans sa licence, s'attaque à tout ce qui devrait inspirer le respect, dès qu'on peut l'apercevoir du dehors.

La princesse Marie avait pourtant réussi à s'attirer une certaine popularité, et ce n'était certes pas en la cultivant. Je me rappelle qu'un jour, où j'avais dîné aux Tuileries, elle était debout devant le feu, appuyée sur un grand écran, placé en avant d'elle, et sur le bout duquel je m'appuyais aussi.

Le salon était plein de députés, dont les uns avaient dîné au château et les autres arrivaient en visite (car cela s'appelle des visites à présent; il y a huit ans, j'aurais écrit étaient venus faire leur cour, soit remarqué par parenthèse). La Reine allait des uns aux autres, distribuant ses gracieuses politesses.

La princesse Marie me dit: «J'examine depuis un quart d'heure si celui-là échappera à maman;» et elle me désigna un petit homme à la mise aussi chétive que plébéienne, réfugié entre une console et un fauteuil.

Au même instant, nous vîmes la Reine se diriger vers lui. La princesse me regarda en souriant: «J'aurais été bien étonnée si maman ne l'avait pas déniché.»

Quoique je n'eusse aucune liaison particulière avec la princesse Marie, l'habitude de la voir dès sa plus tendre enfance et peut-être aussi mon caractère me donnaient mon franc parler avec elle, et je lui répondis: «Si Madame assistait un peu plus la Reine, sa tâche serait moins difficile.

—Moi! j'en serais bien fâchée; je n'y entends rien.

—Tant pis, Madame, car c'est votre métier. Chacun a le sien dans le monde, et si vous saviez combien un mot obligeant, une mine gracieuse des personnes de votre rang donnent de popularité et attirent de partisans!»

Elle me mit la main sur le bras et, m'arrêtant tout court, moitié riant, moitié sérieusement:

«Ah! ma chère madame de Boigne, voilà deux mots qui gâtent toute votre morale: la popularité!... des partisans!... Mais c'est une lâcheté de s'humilier devant des gens dont on ne se soucie pas, que parfois on méprise, pour obtenir leur suffrage. Cela n'est plus de notre temps, et, d'ailleurs, croyez-moi, cela ne sert à rien.»

Je niai cette assertion. La conversation se prolongea encore quelque temps. Je lui citai de nouveau l'exemple de sa mère. Elle convint de la vénération et de l'amour qu'elle inspirait; «Mais aussi, c'est que maman est la perfection: qui oserait se flatter de la représenter?»

J'avais trop de respect pour la vérité pour lui répondre: Vous, Madame; mais je lui dis qu'on pouvait, au moins, chercher à l'imiter. Elle reprit en riant qu'elle ne commencerait toujours pas en allant parler, à tous ces messieurs noirs, et, de là, me déduisit, avec beaucoup de grâce et plus d'esprit que de raison, que, dans le siècle où nous vivions, les princes n'étaient plus entourés d'assez d'illusions pour être tenus à faire des frais de politesse, que chacun était jugé pour sa valeur intrinsèque, et: «au bout du compte, dit-elle en finissant, ce n'est pas parce qu'elle a été chercher ce petit homme, derrière son fauteuil, que la Reine est chérie et respectée, c'est parce qu'elle est une excellente mère, une excellente épouse, une femme qui fait plus qu'accomplir tous les devoirs que le Ciel lui a commis.»

On voit que, toujours, chez la princesse Marie, l'idée des joies et des devoirs du ménage surnageait dans sa pensée. Je n'oserais pas affirmer que peut-être, au milieu de tout son libéralisme professé et certainement à son insu, son vieux sang Bourbon ne remontât vers sa source et, se refoulant dans ses veines, ne lui inspirât un peu de répugnance pour les gens avec lesquels la révolution de Juillet la forçait à frayer et n'augmentât son dédain pour la popularité.

Quoi qu'il en soit, elle se tenait fort éloignée de toute politesse banale, et les réceptions de Cour lui paraissaient de rudes corvées. Les bals même lui étaient devenus désagréables dès que les invitations s'étendaient au delà d'une stricte intimité.

La pauvre Reine dit à présent: «Marie était trop, parfaite pour ce monde; nous ne la comprenions pas; elle planait trop au-dessus de nous.» Mais alors, elle, aurait mieux aimé qu'elle fût plus terre à terre dans le salon, et je l'ai souvent vue souffrir de ses réticences peu obligeantes.

Ce qui m'a fait naître l'idée des instincts princiers que la princesse Marie possédait sans s'en douter, c'est qu'elle n'était jamais si heureuse que pendant les visites prolongées qu'elle faisait à la reine des Belges que les habitudes allemandes de son mari ont entourée de la plus étroite et minutieuse étiquette.

Madame Adélaïde m'a souvent dit qu'elle en périssait d'ennui au bout de quatre jours; et sa nièce, bien plus jeune, plus active, plus sujette au dégoût de toutes choses, y prolongeait son séjour pendant des semaines avec une vive satisfaction et nous revenait sensiblement moins attristée qu'elle n'était partie. À la vérité, cela se peut expliquer par la tendre affection qui liait les deux sœurs.

Si je n'ai point du tout parlé de la princesse Clémentine jusqu'à présent, c'est que, tant qu'a duré son éducation, c'est-à-dire jusqu'en 1836, sa gouvernante madame Angelet, femme d'un rare mérite, qui ne se faisait point d'illusion sur la princesse Marie et voyait au moins ses inconvénients, craignant l'influence qu'elle pouvait exercer sur une jeune imagination, tenait sa sœur très éloignée d'elle.

J'ai lieu de croire que la Reine partageait la pensée qu'il y avait avantage à affermir la raison de Clémentine, avant de la livrer à la séduction de l'esprit de Marie. En tout cas, le succès a justifié la prévision. La princesse Clémentine est véritablement de tout point une princesse accomplie. Elle ne dédaigne pas son état, et je ne l'en estime que mieux.

Pendant l'hiver de 1834, monsieur le duc d'Orléans donna des bals à ses sœurs dans ses appartements. On y remarqua un groupe représentant Jeanne d'Arc à sa première bataille. La guerrière passe sur le corps d'un ennemi renversé et partage la répugnance de son cheval. L'expression de candeur et de pitié, qui se mêle sur son visage à celle de l'inspiration, est aussi supérieurement sentie que rendue, et le modelé des figures et des chevaux sans reproche. Les connaisseurs se passionnaient pour ce joli ouvrage d'un auteur anonyme.

Au second bal, quelques indiscrétions désignèrent le nom de la princesse Marie. Ce fut ainsi que son talent si remarquable pour la sculpture fut révélé. Il avait été tenu caché jusque-là dans le fond de son atelier, et monsieur le duc d'Orléans n'avait obtenu qu'à grand'peine la permission de faire mouler ce groupe.

Elle travaillait, dans le même temps, un magnifique surtout que monsieur le duc d'Orléans fait faire dans le style de la Renaissance et qui peut rivaliser avec les plus beaux ouvrages de Benvenuto Cellini.

Ne s'en tenant pas à un seul genre, la princesse Marie composa des dessins de vitraux, dont on voit un échantillon dans la chapelle de Saint-Saturnin, à Fontainebleau. Elle en avait déjà fait exécuter pour son cabinet et pour un pavillon gothique du château de Laeken. Mais son portefeuille en était encore riche, lorsqu'il fut consumé par un incendie dont je parlerai plus tard.

Je ne sais pas précisément à quelle époque le Roi lui commanda la statue de Jeanne d'Arc pour Versailles. Le secret en fut gardé, même pour l'intimité, et la statue était placée avant que personne ne se doutât de son existence. Je ne crois pas qu'il y eût de flatterie dans l'admiration générale qu'elle excita, lorsqu'elle fut livrée aux yeux du public, à l'ouverture du palais de Versailles. On ne flatte guère les femmes au temps où nous vivons, et point du tout les princesses.

Je vis, dans le même temps, par faveur spéciale, dans l'atelier de la princesse, sa statue de l'ange de Moore portant au ciel, dans le creux de sa main, une larme du pêcheur repentant. Elle me parut charmante et supérieure à la Jeanne d'Arc. Elle n'a point encore été livrée aux yeux du public, et je ne sais pas ce qu'il en pensera.

Le prince Léopold de Naples se querella (car, malgré le rang des personnages, on ne peut se servir d'une expression plus relevée) se querella donc avec le Roi son frère. Il vint chercher un abri à la Cour de France où il fut reçu comme l'enfant de la maison. La Reine interposa ses bons offices entre ses deux neveux.

Le prince Léopold témoigna bientôt un vif désir de contracter avec la princesse Marie une alliance dont il avait déjà été question. La Reine douairière de Naples le souhaitant extrêmement, le Roi ne s'y opposait pas formellement, mais se refusait à tous les arrangements nécessaires à l'accomplissement de cette union et rappelait son frère.

On eut ici le chagrin de le voir partir sans avoir rien conclu, après un séjour prolongé et des empressements assez marqués pour avoir attiré l'attention de tout le monde. La princesse en fut cruellement blessée et la Reine, qui s'accusait de l'avoir encouragée à souhaiter cette alliance de famille, profondément affligée.

Le prince avait promis d'emporter le consentement de son frère, mais la Reine-mère mandait qu'il n'aurait pas assez de fermeté pour oser l'exiger.

L'amiral de Rigny fut envoyé à Naples pour forcer le Roi à s'expliquer catégoriquement. Une conversation de dix minutes entre l'ambassadeur extraordinaire et Sa Majesté Napolitaine amena une rupture ouverte. L'amiral s'embarqua sur une frégate qui l'attendait et les légations furent retirées de la part des deux Cours.

Peu de semaines après, la reine de Naples (à l'influence de laquelle on attribuait les répugnances du Roi à une alliance française) mourut en couches, et trois mois ne s'étaient pas écoulés que le souverain veuf se mit en quête d'une nouvelle épouse.

Il visita successivement les Cours catholiques d'Allemagne et vint enfin à Paris, malgré des relations si peu amicales qu'il n'y avait pas même un ambassadeur.

Je crois être sûre qu'autant notre Reine et sa fille avaient désiré le mariage du prince Léopold, autant elles auraient craint celui du Roi, et, si la politique avait entamé une pareille négociation, elle aurait trouvé de grands obstacles dans l'intérieur du palais.

Toutefois, la conduite du roi de Naples n'en fut pas moins étrange et maussade pour nos princesses, car l'âge de la princesse Clémentine permettait qu'il pensât à elle. Il passa trois semaines à Paris, ayant l'air de les examiner et presque de les courtiser, et, dès le lendemain de son retour à Naples, fit demander officiellement la main de l'archiduchesse Thérèse.

On ne pouvait choisir des formes plus désobligeantes. Elles furent péniblement senties par la princesse Marie, et sa tristesse en augmenta.

Je tiens d'une de ses amies les plus intimes, qui l'engageait à prendre l'attitude d'une personne se refusant au mariage et lui représentait l'agrément de sa position dans une famille si unie, avec des talents supérieurs qui l'éloignaient de l'ennui, qu'elle s'écria tout à coup: «Et lorsque je me présenterai devant Dieu, avec mes figurines dans les bras, que lui répondrai-je quand il me dira: «Est-ce pour cela que je t'ai envoyée sur la terre!»

Plus tard, lorsqu'elle se plaignait, suivant son usage, de ce qu'il n'y avait rien d'exclusif dans les sentiments qu'elle inspirait, son amie lui fit remarquer que l'exclusif ne se trouvait que bien rarement dans aucune espèce de relations.

«Vous ne me comprenez pas, ma chère; vous parlez d'amour, et moi du lien conjugal. C'est bien différent! Un époux n'a qu'une épouse; une épouse n'a qu'un époux. C'est l'ordre de Dieu et, de cette union, viennent tous les biens, tous les bonheurs et tous les devoirs pour lesquels nous sommes créés.»

Les soins de la Reine avaient constamment tendu à préparer ses filles à devenir bonnes mères et bonnes femmes. Ils avaient germé dans le sein de la princesse Marie au delà de ce qu'elle-même aurait souhaité, car le retard de son mariage la rendait très malheureuse. Sa santé s'en ressentait; son changement et sa tristesse augmentaient.

La Reine se tourmentait; et, pour apporter quelque distraction à cet état, madame Adélaïde mena la princesse à Bruxelles où elle la laissa. Elle ne revint à Paris qu'avec la reine des Belges, pour assister au mariage de monsieur le duc d'Orléans.

Sa profonde mélancolie fut visible à tous les yeux pendant les fêtes données à cette occasion. Il s'y joignit l'irritation d'apprendre, à Fontainebleau même, la nouvelle du mariage du prince Léopold de Naples avec mademoiselle de Carignan (fille d'un Carignan, non reconnu par les rois de Sardaigne, et de mademoiselle de La Vauguyon); c'était combler l'injure pour la maison d'Orléans.

La Reine et la princesse Marie, qui pensaient peut-être avec raison avoir trop montré leur désir de cette alliance, en furent également froissées; mais la princesse, plus jeune et moins résignée, y apporta plus d'irritation. Sa sauvagerie en augmenta, et son humeur aussi bien que sa santé s'altérèrent sensiblement.

La Reine se mit alors à battre tous les buissons germaniques pour y trouver un mari sortable. Le roi des Belges proposa le duc Alexandre de Wurtemberg, sixième cadet de cadet, mais appartenant à la maison royale.

Cette médiocre alliance elle-même ne s'établissait pas très facilement. Le prince, cousin germain de l'empereur Nicolas, avait tous ses intérêts en Russie; et il fallait non seulement le consentement direct de l'Empereur, mais encore qu'il n'usât pas de son influence pour faire refuser celui du roi de Wurtemberg. La différence de religion se présentait comme un obstacle partout, et surtout à Rome.

La princesse aurait vivement désiré que tous ses enfants, comme ceux de sa sœur la reine Louise, fussent élevés dans la religion catholique; la pragmatique de la maison de Wurtemberg s'y opposait formellement.

Ces difficultés entraînèrent d'assez longues négociations à Pétersbourg, à Stuttgart et à Rome. Elles furent enfin vaincues, et le mariage déclaré vers le milieu de septembre.

La voix publique n'accordait pas une grande distinction d'esprit au duc Alexandre; mais elle vantait ses bonnes qualités, et nul ne pouvait disputer sa superbe figuré. Tel qu'il était, la princesse s'en montrait fort satisfaite, et, lorsque j'allai lui faire mon compliment officiel à Saint-Cloud, elle l'accueillit de la façon la plus accorte.

Sa physionomie avait repris de la douceur et de la gaieté; sa parure était soignée, et elle tournait vers le duc Alexandre, placé derrière sa chaise et paraissant très occupé d'elle, des regards qui exprimaient son contentement.

En causant de ce mariage avec madame Adélaïde, quelque temps avant, j'avais énoncé la pensée qu'il avait pour but de conserver la princesse Marie dans sa famille, en faisant au jeune ménage un établissement en France.

«Nous l'aurions bien désiré, me répondit-elle. J'ai même offert de leur donner mon hôtel de la rue de Varenne, mais Marie ne veut pas en entendre parler. En épousant un allemand, elle compte se faire allemande. Si le Roi ne trouve pas le parti sortable, dit-elle, il ne doit pas consentir au mariage; mais, une fois fait, elle prétend n'être plus que la femme de son mari, ne dépendre que de lui, n'avoir d'autre rang, d'autre fortune, d'autre sort que le sien. Il lui serait odieux de lui voir l'attitude du mari de la princesse Marie, et c'est ce qui ne pourrait manquer d'arriver en France; aussi veut-elle partir immédiatement après la cérémonie......»

On voit jusqu'à quel point cette jeune princesse était nourrie de l'esprit de l'Évangile et des saints droits de l'époux sur l'épouse.

Depuis l'arrivée du prince, le goût qu'elle avait pris pour sa personne n'avait pas diminué ses projets de déférence, et elle voyait s'approcher, avec une satisfaction qu'elle ne cherchait pas à dissimuler, le moment de son mariage.

Il s'accomplit à Trianon en présence de la famille, du service, et des personnes que leurs fonctions officielles y appelaient. Il n'y eut pas d'autres invitations. La princesse parut radieuse pendant les deux jours qu'elle y séjourna. Le troisième, elle partit, et se sépara de tous les siens, sans montrer une émotion égale à la leur.

Elle a, dans toutes les occasions où elle croyait accomplir un devoir, conservé un tel empire sur elle-même qu'il ne faudrait pas en conclure qu'elle n'en souffrait pas beaucoup. Mais les spectateurs furent irrités contre elle de l'indifférence dont elle sembla recevoir les embrassements de sa famille en larmes et l'empressement avec lequel elle se hâta de gagner la voiture qui devait l'emmener.

Les suisses de la grille la virent passer en souriant à son époux. On se rappelait les sanglots de la princesse Louise au départ de Compiègne, et l'impression ne fut pas favorable à la princesse Marie, surtout dans la domesticité, témoins quotidiens de l'amour que tous les siens lui portaient.

Au fond, cette union comblait ses vœux. Elle, n'avait rien d'absolument inconvenant à son rang; l'assentiment de sa famille l'autorisait. L'exemple de la princesse Louise la réconciliait à la pensée d'un époux protestant. Cet époux lui plaisait beaucoup; et la vie indépendante et locomotive qu'elle prévoyait mener, lui paraissait, d'après ses goûts, bien préférable au partage d'un trône. Je ne sais si les années n'auraient pas amené d'autres pensées; mais, dans ce moment, elle était complètement satisfaite.

La princesse, comme tout ce qui est atteint de l'esprit artiste, avait la maladie des voyages, et les projets qu'elle formait déjà de visiter l'Italie, la Grèce, l'Orient, sans qu'aucun devoir fixât la résidence de son mari dans un lieu plutôt que dans un autre, lui semblaient une heureuse compensation à son peu d'importance sociale. Elle exprimait volontiers sa joie qu'il ne possédât pour tout état qu'une maison de campagne en Saxe, portant le singulier nom de Fantaisie.

Le Roi et la Reine, considérant avant tout la félicité de leur enfant, se montraient contents. Monsieur le duc d'Orléans ne dissimulait guère que le duc Alexandre lui paraissait fort mince comme alliance, et très lourd comme beau-frère.

Il aurait préféré que la princesse Marie restât fille, et s'en était expliqué avec elle, en lui témoignant le désir de renouveler entre eux le tendre exemple d'amitié fraternelle que le Roi et Madame Adélaïde leur montraient à chaque heure.

J'ai même lieu de croire qu'il alla jusqu'à lui représenter combien le prince, auquel elle allait se donner, lui semblait peu capable d'apprécier son mérite. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la princesse fut très blessée de la démarche de son frère et qu'il en est toujours resté un refroidissement sensible entre eux.

La dame allemande qui devait accompagner la princesse se trouva trop malade pour partir. Les deux jeunes époux en gardèrent le silence. La Reine apprit le soir que, dans sa fièvre d'indépendance, la princesse courait les grandes routes, tête à tête avec cet époux de quatre jours.

Le télégraphe leur porta l'ordre de s'arrêter, et la duchesse de Massa, dame d'honneur des princesses de France, fut expédiée en toute hâte pour les rejoindre et accompagner la duchesse de Wurtemberg jusqu'à la résidence de sa nouvelle famille.

Elle en témoigna bien un peu de contrariété mais son entrée en Allemagne en eut plus de convenance. Elle fut parfaitement accueillie par la duchesse de Cobourg, sœur du duc Alexandre, près de laquelle il avait élu domicile.

La princesse Marie, si ennuyée des exigences de son rang à Paris, se soumit merveilleusement à l'étiquette étroite des petites Cours allemandes qu'elle visita successivement pour faire connaissance avec les parents de son mari.

Mais l'amour est un grand fard et sa passion était devenue tellement vive qu'elle mandait un jour à la Reine sa mère qu'on ne pouvait imaginer rien de plus délicieux que de faire quinze lieues en traîneau, sur six pieds de neige, par quinze degrés de froid. Il faut que le camarade de traîneau soit bien agréable pour embellir autant une telle promenade! Au reste, toutes ses lettres respiraient le bonheur et contenaient des hymnes en l'honneur du duc Alexandre.

Toutefois, le goût de l'indépendance ne se démentait pas. Lorsque la petite Cour de Cobourg se transporta à Gotha, elle refusa de loger au palais et s'installa dans un pavillon contigu qu'elle fit meubler. Il était si peu vaste que le royal ménage ne le pouvait habiter qu'avec deux valets seulement.

La princesse avait, dès longtemps, la fantaisie de préparer de ses mains le chocolat qu'elle prenait de grand matin. Le poële allemand ne lui permettant pas de le faire sur son feu, comme en France, on lui apportait un petit réchaud à l'esprit-de-vin qu'on posait sur sa table de nuit. Un jour, la dentelle de son oreiller prit feu. La princesse et sa femme de chambre, en cherchant à l'éteindre, renversèrent le réchaud. L'esprit-de-vin enflammé se répandit sur tout le lit, placé dans une alcôve drapée de mousseline.

L'incendie fut si rapide, si complet, que la princesse n'eut que le temps de se sauver en pantoufles, enveloppée d'une robe de chambre que sa suivante lui jeta sur le corps. Leurs cris attirèrent le duc Alexandre; mais déjà on ne pouvait que difficilement entrer dans la chambre, et l'isolement où ils se trouvaient retarda tellement les secours que tout se trouva consumé.

Au reste, il aurait été fort difficile d'éteindre un feu si actif, dans un moment où un froid de dix-huit degrés ne permettait pas même l'espoir de se procurer de l'eau. Aussi le pavillon brûla-t-il jusqu'à terre et, dans ses ruines, furent enfouis tout ce que possédait la princesse Marie, ses diamants, ses parures, et, ce qui était plus irréparable et plus regretté par elle, ses albums, tous ses travaux d'art aussi bien que ses papiers.

On retrouva dans les cendres les diamants et les pierres précieuses. Je les ai vues, arriver ici presque calcinés; cependant on put encore tirer parti d'un assez bon nombre; mais toutes les montures et des perles magnifiques données par le Roi furent complètement perdues.

Selon l'habitude qu'elle s'était faite de prendre sur elle, la princesse Marie ne montra aucun effroi et médiocrement de regret; mais je ne puis me défendre de croire qu'un pareil événement, dans son état de grossesse, n'ait encore donné quelque atteinte à sa santé.

Jusque-là, ses lettres vantaient son embonpoint, et pourtant nous la vîmes arriver, quelques semaines après, fort changée et très amaigrie. Cela fut attribué à sa position.

Le Roi se donna le plaisir de lui faire retrouver, dans le pavillon qu'avec grand soin il lui avait construit à Neuilly, tout ce qui pouvait se réparer des pertes que l'incendie de Gotha lui avait fait subir.

Les premiers jours se passèrent avec joie et douceur dans le sein de sa famille; mais, bientôt, elle se renferma dans son appartement, avec le duc Alexandre, et ne supporta qu'avec une impatience marquée tout ce qui troublait leur tête-à-tête. Aucune personne, même de son ancienne intimité, n'était admise chez elle. À peine, de loin en loin, Olivia de Chabot y arrivait-elle.

Cela étonnait d'autant plus qu'au nombre des avantages que, la princesse Marie semblait priser le plus dans son mariage elle comptait la liberté de vivre dans la société et la possibilité de faire des visites, ce qui se présentait à son imagination comme le complément de l'agrément de la vie rationnelle.

Aller chercher la distraction qu'on veut, à l'heure où elle convient, n'en prendre que ce qui plaît, joindre les chances de l'imprévu à celles qu'on sait trouver, causer de tout avec tout le monde, sans gêne, et sans responsabilité, voilà la théorie qu'elle s'était faite de la visite. Je la lui ai souvent entendu professer, en se plaignant d'en être privée, et elle s'étonnait de nous voir rire de son utopie.

Loin de l'avoir rendue plus sociable, son indépendance de position ne l'avait donnée qu'à la solitude. Cela s'expliquait par deux motifs. D'abord par sa santé qui, la suite l'a prouvé, n'était que trop mauvaise, quoiqu'elle ne s'en plaignît jamais, ensuite par une souffrance morale dont j'ai acquis la certitude.

L'amour lui peignait le duc Alexandre orné de toutes les perfections et de toutes les distinctions; mais elle avait trop de perspicacité pour ne pas s'apercevoir qu'aux yeux de sa famille c'était un beau et bon garçon bien ennuyeux pour qui on avait beaucoup d'égards et peu de goût.

Elle ne pardonnait pas aux siens ce qui lui semblait une injustice, et, très probablement, le prince, qui l'adorait avec dévouement, plus à son aise dans leur intérieur, s'y montrait moins gauche qu'au milieu de ses beaux-frères dont la supériorité l'écrasait. Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'ancienne intimité ne se rétablit pas entre la princesse Marie et ses frères.

Quoique la fin de sa grossesse fût pénible, elle accoucha très heureusement, le 30 juillet 1838, d'un enfant si énorme qu'on attribua ses souffrances précédentes à cette cause, et, pendant quelques semaines, son état ne donna nulle inquiétude; mais, loin de se rétablir, elle s'affaiblissait de plus en plus et son dépérissement augmentait.

Le Roi fut le premier à s'en alarmer; il exigea une consultation. La princesse y répugnait. Quelques mois de séjour dans l'air pur de l'Allemagne suffiraient, assurait-elle, à son rétablissement. Toutefois les craintes du Roi furent confirmées par la Faculté, et le docteur Chomel prévint monsieur le duc d'Orléans du danger imminent de sa sœur.

Le reste de la famille conserva quelque sécurité. On manda un médecin de Bruxelles. Il encouragea les espérances, en ordonnant néanmoins, comme ses confrères français, l'air doux du Midi.

On arracha à grand'peine le consentement de la princesse Marie. Elle voulait absolument passer l'hiver dans son château de Fantaisie qu'elle n'avait pas encore vu. Les sollicitations de sa famille l'emportèrent enfin.

Le duc Alexandre s'y joignit, plus par déférence que par conviction, car sa femme lui disait qu'elle n'était pas malade. Il la croyait en cela, comme en toutes choses, et l'idée de la contrarier lui était très pénible.

On désirait qu'elle fixât son séjour dans une ville du midi de la France. La Reine l'en supplia, en lui disant qu'elle irait lui faire une visite dans le cours de l'hiver, sans pouvoir l'obtenir. Madame Adélaïde s'offrit à l'accompagner partout où elle voudrait aller et fut également repoussée avec pétulance. Son caractère était complètement changé.

Cette personne, si maîtresse d'elle-même, était devenue irritable à l'excès, et son antipathie pour tout ce qui n'était pas allemand était portée jusqu'à la manie.

Elle fit appeler un médecin de Cobourg pour la soigner. Il se trompa sur son état et avança peut-être sa mort de quelques semaines; mais elle était trop profondément atteinte pour que rien la pût sauver, et les paroles de sécurité, sur l'efficacité du traitement que l'allemand comptait faire suivre à la princesse pendant le voyage eurent l'avantage de rendre la séparation moins déchirante pour sa famille.

Une fois qu'elle eut consenti à se rendre en Italie, la duchesse de Wurtemberg témoigna un si vif empressement de partir que, l'arrivée de la reine des Belges ayant retardé son voyage de quarante-huit heures, elle ne put lui cacher la contrariété qu'elle en éprouvait et reçut presque froidement cette chère moitié d'elle-même.

Tous les siens l'accompagnèrent jusqu'à Fontainebleau. Elle en prit congé amicalement, mais très calmement, leur donnant rendez-vous pour l'automne suivant dans ce même palais de Fontainebleau. Toutefois, en embrassant la reine des Belges, elle lui dit très bas: «Louise, ne m'oublie jamais.»

Ce fut la seule circonstance qui pût donner lieu de croire que son air enjoué était feint.

Le Roi, en remontant le perron après l'avoir mise en voiture, ne put retenir ses larmes. La Reine alla cacher son trouble au pied de la croix, son refuge ordinaire, mais elle conservait plus d'espérance que le Roi.

Le voyage s'accomplit assez heureusement. Le médecin allemand envoyait chaque jour un bulletin scientifique où on ne comprenait pas grand'chose. Le prince, suivant en cela la volonté de sa femme, mandait qu'elle allait mieux; elle-même le confirmait par quelques lignes.

Enfin une longue lettre de sa propre main, écrite d'une des villes de la rivière de Gênes, sous l'influence du beau ciel, de la belle mer, des beaux sites, dont l'aspect avait réveillé ses impressions d'artiste, porta la joie dans les Tuileries.

Mais, à peine arrivée à Gênes, le temps se gâta, et ce besoin de locomotion, triste et dernier symptôme des maladies de poitrine, se fit de nouveau sentir. Après avoir changé trois fois de palais et sept fois de chambre en dix jours, la princesse voulut absolument partir.

Monsieur de Rumigny, ambassadeur de France à Turin, fort dévoué à la famille royale et qui s'était rendu à Gênes, manda au ministre des affaires étrangères qu'après avoir bien pesé toutes les considérations, la contrariété de rester à Gênes paraissait faire tant de mal à la princesse qu'on se décidait à la laisser partir, quoique le médecin eût peu d'espoir de la voir arriver jusqu'à Pise. Il annonçait prendre sur lui de quitter son poste pour l'accompagner, tant il croyait le cas urgent.

Le comte Molé reçut du Roi la triste mission de communiquer cette dépêche à la Reine. Elle tomba au milieu de la famille comme une bombe. Jusque-là, on n'était inquiet que pour un avenir qu'on croyait encore fort éloigné.

La Reine sacrifia son désir d'aller trouver sa fille. Elle sentait les difficultés qui s'opposaient à ce qu'elle traversât toute l'Italie. Monsieur le duc de Nemours partit seul, espérant à peine retrouver sa sœur; mais, contrairement à toutes les prévisions, le voyage lui avait été salutaire et, deux jours après son arrivée à Pise, elle écrivit plusieurs longues lettres. Dans celle à la Reine, elle disait qu'elle se sentait renaître sous ce ciel si pur et si doux.

Elle écrivait à Olivia de Chabot des instructions sur des étrennes qu'elle destinait à quelques pensionnaires de sa charité. Elle chargeait enfin monsieur le duc d'Orléans de lui envoyer des albums, des crayons, des pinceaux et un tabouret pour dessiner d'après nature, ainsi que le temps semblait bientôt devoir le permettre.

Ces lettres ramenèrent la sécurité. On crut à une crise terminée favorablement et précédant une guérison.

On avait craint que l'arrivée inopinée de monsieur le duc de Nemours n'effrayât la princesse; mais il est toujours facile de tromper un malade: on la lui expliqua, sous un prétexte quelconque. Elle accueillit son frère avec joie et ne lui parut pas aussi mal qu'il le craignait.

Elle se leva et passa trois heures à dessiner avec lui. Ce récit contribua à rassurer ici; l'illusion fut complète. Les réceptions du jour de l'an eurent lieu comme de coutume.

Cependant, les lettres de monsieur le duc de Nemours devinrent de moins en moins satisfaisantes. Celle reçue le jeudi 3 janvier parut si alarmante qu'elle inspira à la Reine le plus vif désir de partir et, simultanément au Roi celui de la retenir, persuadé qu'elle n'arriverait plus à temps.

Elle répondit à cette objection que déjà on l'avait opposée au départ de monsieur le duc de Nemours et qu'il était depuis quinze jours au chevet du lit de sa sœur.

Le Roi ne fit plus de difficultés. L'ordre fut donné de préparer à Toulon un bateau à vapeur pour transporter la Reine à Livourne d'où elle gagnerait facilement Pise, sans traverser d'autres États, et le télégraphe appela la reine des Belges qui devait, accompagner sa mère.

Le départ fut fixé au lundi. La reine Louise arriva le dimanche; mais les nouvelles étaient tellement mauvaises que le voyage fut contremandé le lundi même et, le mardi, monsieur Molé eut la douloureuse mission d'annoncer la mort.

La Reine s'écria: «Mon Dieu! vous avez un ange de plus, mais j'ai perdu ma fille.» Et elle courut s'enfermer dans la chapelle d'où le Roi seul eut le crédit de l'arracher au bout de quelques heures.

Malgré son grand courage, sa rare piété, son admirable résignation, ce chagrin intime fit en elle un ravage si profond que son changement, lorsque je la vis le surlendemain, était effrayant.

Les détails qu'elle recueillit bientôt sur les derniers moments de sa sainte fille, ainsi qu'elle l'appelle, devinrent un grand adoucissement à sa douleur et en changèrent l'amertume en une sorte d'admiration passionnée. Elle invoque sa fille, en même temps qu'elle la pleure.

La solennité de Noël avait servi de prétexte, ou de motif, à la duchesse de Wurtemberg pour chercher les consolations de la religion. Le vicaire apostolique de Pise, appelé auprès d'elle, avait été aussi touché qu'édifié des dispositions où il avait trouvé cette sainte princesse, ainsi que s'exprimait la lettre d'un légitimiste, en me mandant cette circonstance.

Un nouveau traitement, suite d'une consultation demandée par monsieur le duc de Nemours, avait amené un léger soulagement; mais les accidents reparurent, et, le 30 décembre, elle eut une faiblesse très prolongée.

Le lendemain matin, se trouvant seule avec son frère, elle lui dit:

«Nemours, tu me connais assez pour savoir que je puis supporter la vérité, mais que je la veux; dis-moi, suis-je très mal?

—Très mal, non; mais, depuis hier soir, les médecins sont inquiets.

—Merci, mon frère; je te comprends.»

Voyant alors rentrer le duc Alexandre, qui s'était éloigné un moment, elle mit son doigt sur sa bouche, en faisant chut, et ne parut pas autrement troublée. Seulement, on s'aperçut qu'elle devenait plus caressante pour son frère et son mari; mais, depuis ce moment, elle ne demanda plus son petit enfant.

Elle fit appeler sa dame d'honneur, madame Spietz, catholique ainsi qu'elle, et la chargea de tous les détails religieux avec une présence d'esprit qui ne se démentit pas un instant, malgré les fréquents évanouissements où elle tombait; et bientôt, entourée des secours qu'elle avait réclamés, elle ajouta les paroles les plus élevées et les plus touchantes aux prières des prêtres où elle ne manquait pas de prendre part.

Les souvenirs de sa famille se mêlaient tendrement aux adieux qu'elle adressait près d'elle; et, dans les deux derniers jours de sa jeune carrière, elle se montra aussi expansive qu'elle avait été habituellement contenue jusque-là. Son âme, tout à la fois pieuse et passionnée, semblait comprendre qu'elle allait s'élancer vers sa véritable patrie.

Le 2 janvier, après un état d'épuisement tel que pendant plus de trois heures on penchait l'oreille pour s'assurer si elle respirait encore, elle se ranima tout à coup. Monsieur le duc de Nemours dit ne l'avoir jamais vue si belle.

Ses yeux reprirent leur brillant éclat, sa physionomie s'éclaira; elle se redressa sur sa couche de mort, regarda autour d'elle, sourit à son mari et à son frère, les attira près d'elle, les embrassa tendrement, puis leur dit d'une voix forte, mais naturelle:

«Mes amis, voyez la puissance de la religion! J'ai vingt-cinq ans, je suis heureuse... bien heureuse, reprit-elle en serrant la main de son mari, et je meurs contente; Nemours, ne l'oublie pas, et dis-le à Chartres.»

Ce furent ses dernières paroles. Sa figure conserva encore quelque temps une expression de béatitude. Ses yeux restèrent ouverts, comme s'ils lui montraient une vision pleine de douceur; puis les évanouissements se succédèrent, jusqu'à ce que la vie eût complètement disparu.

Telle a été la vie, telle a été la mort de Marie d'Orléans, duchesse de Wurtemberg. Avec mille belles, grandes et nobles qualités, il lui manquait un peu d'argile vulgaire pour les maintenir à leur place; elles lui ont fait une guerre intestine où elle a succombé.

Je crois que cette disposition est plus rare sur les marches du trône que dans les autres classes de la société; mais, partout, elle porte le désordre et doit être réprimée dès la première enfance.

La désolation de la famille royale fut extrême. Monsieur le duc d'Orléans, auquel ses dernières paroles avaient été consacrées, témoigna d'une amère douleur. Les récits de monsieur le duc de Nemours, et l'impression qu'il avait reçue d'une mort si édifiante, furent pour sa pieuse mère la plus grande consolation qu'elle pût recevoir.

Elle en puisa aussi dans le sourire du pauvre petit prince Philippe, trop jeune pour connaître son malheur et qu'elle accueillit d'une tendresse toute maternelle.

Le duc Alexandre le lui ramena et le remit entre ses mains, avec une confiance dont elle fut profondément touchée. Après avoir rendu les soins les plus tendres a la princesse son épouse, il la pleura de façon à s'assurer l'affection sincère de toute sa famille.

Le corps de la princesse Marie, rapporté à Marseille, traversa la France; et ce cortège funèbre fut partout entouré d'hommages et de regrets.

On aurait souhaité, c'était le vœu des ministres, qu'elle fût enterrée à Saint-Denis; mais les désirs de la Reine prévalurent, et sa fille fut transportée à Dreux, où déjà elle avait deux enfants rendus à ce Dieu qui les lui avait donnés.

Le Roi, les princes ses fils, et le duc de Wurtemberg, arrivé de la veille, allèrent recevoir ces tristes dépouilles d'une femme si brillante et si aimée. La cérémonie fut rendue des plus touchantes par leur douleur mal contenue.

Les prières de l'Église achevées, ils descendirent dans le caveau et, avant d'abandonner ce cercueil à la solitude de sa dernière demeure, chacun d'eux, à genoux, colla ses lèvres dessus, en lui disant un long adieu.

Ils étaient déjà remontés, lorsque monsieur le duc d'Orléans, s'arrêtant brusquement, retourna sur ses pas et, à travers d'amers sanglots, s'agenouilla de nouveau et baisa le cercueil encore une fois en s'écriant: «Pour Joinville».

Ce souvenir du frère absent (monsieur le prince de Joinville assistait alors à la prise de Saint-Jean d'Ulloa) dans celui qui doit être un jour le chef de la famille m'a paru un trop bon et trop heureux sentiment dans l'avenir de tous pour négliger de le rapporter. Le petit nombre des assistants en furent vivement émus.

En outre de la Jeanne d'Arc, de l'ange de Moore portant une larme au ciel et des figurines du plateau de monsieur le duc d'Orléans, dont j'ai déjà parlé, la duchesse de Wurtemberg a laissé une statue d'ange ouvrant la porte du ciel, quelques bas-reliefs tirés du poème d'Ahasvérus, le buste de la reine des Belges et celui de son fils aîné. Les portefeuilles de ses dessins ont été perdus dans l'incendie du palais de Gotha.

TABLE DES MATIÈRES
FRAGMENTS

Chargement de la publicité...