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Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire

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The Project Gutenberg eBook of Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire

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Title: Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire

Author: Gabriel Monod

Release date: February 26, 2009 [eBook #28200]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RENAN, TAINE, MICHELET: LES MAÎTRES DE L'HISTOIRE ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

LES MAITRES DE L'HISTOIRE

RENAN, TAINE, MICHELET
PAR
GABRIEL MONOD

1894

TABLE

Dédicace.—À Charles de Pomairols.

Préface.

ERNEST RENAN
HIPPOLYTE TAINE

I.—La vie de Taine.—Les années d'apprentissage

II.—Les années de maitrise

III.—L'homme et l'oeuvre

JULES MICHELET

I.—La vie de Michelet

II.—L'homme et l'oeuvre

APPENDICE

I.—Michelet éducateur

II.—Le Journal intime de Michelet

À CHARLES DE POMAIROLS

Mon cher ami,

J'ai tenu à inscrire ton nom en tête de ce volume. Les études qui le composent ont trouvé chez toi, lorsqu'elles ont paru séparément dans divers recueils périodiques, une sympathie qui a été pour moi le plus précieux des encouragements. Ton goût littéraire si délicat et ton sens moral si droit me garantissaient que je ne m'étais pas trompé en donnant à ces essais sur des écrivains que j'ai personnellement connus, que j'ai admirés et aimés, non la forme d'une analyse critique de leur oeuvre aboutissant à l'approbation ou à la réfutation de leurs doctrines, mais celle d'essais biographiques où j'ai cherché à démêler les rapports qui existent entre leurs écrits et leur vie, la nature de leur influence, les idées et les sentiments qui les ont inspirés.

Quelques personnes se sont étonnées que j'aie pu parler avec une sympathie presque égale d'écrivains aussi dissemblables que le furent Michelet, Renan et Taine; et que j'aie mêlé si peu de critiques à l'exposé que j'ai fait de leurs idées. Elles auraient aimé me voir indiquer les points sur lesquels je me sépare d'eux et les motifs de mon dissentiment. Je n'ai point pensé qu'il importât beaucoup au public de connaître mon sentiment personnel sur les questions religieuses, philosophiques et historiques que Taine, Renan et Michelet ont abordées et résolues chacun à leur manière. Si je croyais devoir le dire, je le ferais directement, et non sous forme de réfutation des idées d'autrui. Je crois d'autre part avoir suffisamment indiqué, bien qu'avec discrétion, les points sur lesquels ces grands esprits me paraissent avoir donné prise à la critique. Je n'ai point caché le tort qu'une sensibilité et une imagination trop vives ont fait chez Michelet à la critique de l'historien et à l'observation raisonnée du savant; la part de responsabilité qui lui revient dans ce culte aveugle de la Révolution française dont nous avons si longtemps souffert; l'influence troublante que les luttes religieuses et politiques ont exercée sur la sérénité et l'équilibre de sa pensée. J'ai indiqué comment Renan, trop sensible à la crainte de paraître juger autrui ou imposer ses opinions alors qu'il avait rejeté la foi absolue et l'autorité sacerdotale, trop désireux de poursuivre les nuances infinies de la vérité, trop porté par sa nature à un optimisme et à une bienveillance universels, avait encouru le reproche de tomber dans le dilettantisme, et avait engendré des imitateurs dont le scepticisme superficiel, raffiné et pervers a rendu haïssable ce qu'on appelle le Renanisme. J'ai laissé voir que chez Taine il y avait quelque désaccord entre la hardiesse de sa pensée et la timidité de son caractère, et que ce désaccord pouvait expliquer quelques uns de ses jugements historiques; que ses convictions déterministes et la puissance logique de son esprit lui ont fait méconnaître ce qu'il y a de complexe, de mystérieux, d'insaisissable dans la nature et dans l'homme; qu'il a trop cru à la possibilité de réduire à des classifications fixes et à des formules simples l'histoire et la vie; qu'il a pris trop souvent la clarté et la logique d'un raisonnement pour une preuve suffisante de sa justesse; qu'il a eu enfin, lui aussi, dans les écrivains naturalistes et matérialistes de ces dernières années des disciples dont les hommages étaient pour lui une amertume et presque un remords.

J'aurais pu sans doute insister plus que je ne l'ai fait sur les imperfections de leurs oeuvres et sur les limites de leur génie; mais il me semble que j'aurais alors altéré la vérité du portrait que je voulais tracer d'eux. Au lieu de m'attarder à dire ce qu'ils n'ont pas fait et ce qu'ils n'ont pas été, j'ai cherché à montrer ce qu'ils ont été et ce qu'ils ont voulu faire. Connaissant personnellement leur valeur morale, j'ai cherché à leurs doctrines et à leurs actes, des explications naturelles, légitimes et élevées, même à ce qui pouvait me surprendre ou me choquer en eux. Les sachant incapables de céder sciemment à des motifs frivoles ou bas, j'ai cru en agissant ainsi faire oeuvre d'équité. En présence d'hommes supérieurs, la sympathie est la voie la plus sûre pour comprendre; et l'oeuvre la plus utile de la critique est d'expliquer en quoi les grands hommes ont été grands, les ressorts secrets de leur génie, les motifs légitimes de leur influence. Ce n'est que longtemps après leur mort, quand le temps a mis chaque chose à son rang, qu'on peut discerner les défauts, les lacunes, les défaillances qui ont rendu certaines parties de leur oeuvre caduques ou nuisibles. Et même alors, n'est-ce pas sur les parties durables et bienfaisantes qu'il est le plus nécessaire d'insister? Les influences nuisibles n'ont d'ordinaire qu'un temps; les influences bienfaisantes sont éternelles. C'est l'honneur de la critique scientifique de notre siècle d'avoir su sympathiser avec les esprits les plus divers pour les mieux comprendre, d'avoir cherché à expliquer et à légitimer par conséquent, dans une certaine mesure, en les expliquant, leur manière de sentir et de penser. Que dirait-on aujourd'hui d'un critique qui jugerait Calvin d'après les piétistes étroits et déplaisants qui se réclament de lui, Rabelais d'après les chroniqueurs orduriers qui se disent rabelaisiens, Racine d'après Campistron, Voltaire d'après M. Homais? qui reprocherait à Bossuet de n'avoir pas conçu l'histoire universelle comme Herder ou Auguste Comte, et à Pascal d'avoir eu pour disciples les convulsionnaires de Saint-Médard? S'attacher surtout à mettre en lumière les côtés lumineux du génie des grands penseurs et des grands artistes, et montrer de préférence ce qu'ils ont ajouté aux jouissances esthétiques et aux richesses intellectuelles et morales de l'humanité, c'est faire acte d'équité. Lorsqu'il s'agit de contemporains à qui l'on doit le meilleur de sa pensée, c'est un devoir de reconnaissance. Tu en as ainsi jugé quand tu as écrit sur Lamartine un livre où le plus inspiré des poètes trouvait son vrai critique chez un poète dont l'âme est parente de la sienne. Le même sentiment m'a guidé dans ces esquisses plus modestes, sur Renan, Taine et Michelet. J'ajouterai que ma sympathie et ma reconnaissance pour ces trois hommes également et diversement grands, se mêlent d'une nuance plus marquée d'admiration pour Renan, pour Taine de respect, et pour Michelet d'affection.

PRÉFACE

Les trois maîtres dont je me suis proposé d'étudier l'oeuvre et la vie, résument, à mes yeux, ce qu'il y a d'essentiel dans l'oeuvre historique de notre pays et de notre siècle. Ils se complètent, tout en s'opposant sur certains points. Je ne veux certes pas diminuer le mérite et la gloire d'Augustin Thierry, de Guizot, de Mignet, de Tocqueville, de Fustel de Coulanges; mais leur effort ne me semble pas avoir une portée aussi étendue, aussi générale, aussi profonde que celui de Renan, Taine et Michelet. L'histoire se propose trois objets principaux: critiquer les traditions, les documents et les faits; dégager la philosophie des actions humaines en découvrant les lois scientifiques qui les régissent; rendre la vie au passé. Renan est par excellence l'historien critique, Taine l'historien philosophe, Michelet l'historien créateur. Non sans doute que Renan et Michelet aient manqué du sens philosophique, Taine et Renan du sens de la vie, Michelet et Taine du sens critique; mais c'est à Renan qu'il faut demander des leçons de critique; c'est chez Taine que nous verrons la tentative la plus considérable qui ait été faite pour constituer l'histoire en science au nom d'une conception philosophique, et c'est à Michelet qu'il faut demander le secret de la vision et de la résurrection du passé.

Logiquement cette reconstitution de l'histoire aurait dû être entreprise après que les bases de la science historique et de la méthode critique auraient été posées. Mais peut-être trop de critique et trop de philosophie aurait paralysé l'audace créatrice; peut-être était-il nécessaire, pour que Michelet pût, comme Ézéchiel, souffler sur les ossements desséchés de la vallée de Josaphat, les revêtir de chair et les pénétrer de l'esprit de vie, qu'il ne fût pas entravé par les scrupules et les distinctions du critique, ni par les déductions rigoureuses du savant. Ce n'est pas que la critique et la philosophie lui fussent étrangères ou indifférentes; mais ce n'est pas en elles qu'était sa force. Il s'est vanté d'avoir le premier en France utilisé les documents d'archives pour écrire une histoire générale, recommandé l'emploi méthodique des sources originales, et affirmé qu'il n'y a point d'histoire sans érudition. Mais il faut reconnaître qu'il se servait avec une grande liberté des matériaux ainsi amassés, et que c'était l'homme d'imagination plus que le critique qui décidait de leur valeur relative et de leur emploi. Comme la logique pour Taine, la vie était pour lui la démonstration de la vérité; de même que la production d'un corps organique par la synthèse chimique d'éléments simples mis fortuitement en présence serait plus démonstrative que la plus rigoureuse des analyses. Sa philosophie historique était si vague et elle donnait une si grande place à l'autonomie humaine qu'elle excluait d'avance toute conception scientifique de l'histoire. Le développement de l'humanité était à ses yeux la lutte de la liberté contre la fatalité, l'ascension à la fois providentielle et volontaire de l'homme vers la pleine autonomie morale. Toute l'histoire était pour lui un vaste symbolisme révélant l'essor progressif de la liberté morale, des religions de l'Orient au Christianisme, du Christianisme à la Réforme, de la Réforme à la Révolution française. Écrire l'histoire, c'est saisir dans chaque époque les faits caractéristiques, dans chaque homme les traits essentiels qui constituent leur valeur symbolique, qui en font des «hiéroglyphes idéographiques». Heureusement Michelet avait une science assez solide et une intuition assez spontanée du passé pour que ce qu'il y avait de flottant et d'insuffisant dans ses conceptions philosophiques ne paralysât pas sa puissance créatrice. Son instinct profond de la vie, sa puissance de sympathie, ses dons de visionnaire, lui ont permis d'imaginer et de montrer les hommes et les choses du passé avec des couleurs qui donnent l'illusion de la réalité. Il est le seul des romantiques chez qui la couleur locale ne soit pas le trompe-l'oeil d'un décor, mais l'évocation d'êtres vivants, de choses réelles. Michelet a développé chez tous les historiens venus après lui le sens de la vérité historique; Renan et Taine en particulier ont subi profondément son influence.

Si, comme Michelet, Taine a pour but de faire revivre le passé, ce n'est point à des procédés subjectifs de divination qu'il demande cette résurrection. Il croit que la vie sous toutes ses formes, vie morale et intellectuelle comme vie physique, a ses lois; et c'est la découverte, puis la mise en action de ces lois qu'il assigne comme mission à l'historien. Il croit à une statique et à une dynamique sociales, à une anatomie, à une physiologie et même à une pathologie de l'histoire; il pense que les hommes comme les actions des hommes sont des produits nécessaires, et il voit toute l'histoire comme une chaîne infinie de causes et d'effets. Il reconnaît sans doute que l'histoire, comme toutes les sciences morales, est une science inexacte et ne comporte que des approximations, mais il se laisse pourtant aller à tenter des explications simples de phénomènes complexes et à affirmer au nom de la logique mathématique dans un domaine où la vie dément constamment la logique. Toutefois, si, entraîné par ses convictions déterministes, Taine a parfois, par ses simplifications excessives et ses affirmations trop absolues, mutilé la nature humaine et desséché les choses vivantes, il a pourtant montré dans quelles conditions l'histoire peut devenir une science et quelle méthode on doit suivre pour découvrir ce qu'elle peut fournir à la science et à la philosophie. Car c'est le mérite éminent de Taine d'avoir identifié la notion de science et celle de philosophie. Il est vraisemblable que l'histoire deviendra difficilement une science au sens propre du mot, et qu'elle devra se borner à des généralisations philosophiques partielles; mais elle doit être pénétrée d'esprit scientifique, et elle aura un caractère d'autant plus scientifique qu'elle se rapprochera davantage de l'idée que Taine s'en est faite.

C'est la critique qui permettra de discerner en quelque mesure dans l'histoire ce qui peut être objet de science de ce qui restera du domaine de l'art et de la conjecture. Renan, qui s'est montré, lui aussi, dans son oeuvre historique, un créateur et un peintre d'une merveille puissance, me paraît surtout grand pour avoir, avec une pénétration et une sincérité sans égales, déterminé les vrais caractères et les vraies conditions de la critique historique. Il a circonscrit le domaine où la critique historique et l'observation scientifique peuvent opérer à coup sûr, d'après des règles positives; mais il a osé dire qu'en dehors de ce domaine, il entre dans la critique elle-même une part de subjectivisme, un élément de tact, de divination et d'art. Ses adversaires ne manquent pas de l'accuser d'introduire la fantaisie et l'arbitraire dans l'histoire; ils ne voient pas dans ses hypothèses ce qui s'y trouve en effet, le scrupule d'un esprit sensible à toutes les nuances de la vérité, qui saisit avec une extraordinaire délicatesse tout ce qu'il y a d'incertain, non seulement dans les documents de la tradition historique, mais aussi dans la critique qu'on leur applique, et qui accorde plus de certitude aux caractères généraux d'une époque qu'aux faits particuliers. Ceux-ci n'ont qu'une valeur symbolique pour ainsi dire, en ce qu'ils caractérisent un état social ou un état d'âme. Personne n'a apporté autant de tact et de sagacité que Renan dans cette divination critique du symbolisme de l'histoire, et nous croyons que ses livres marqueront une date capitale dans l'évolution de la critique historique. Personne n'a jamais eu au même degré que lui, le sens de l'histoire. Il a rompu en visière avec ce pédantisme de la critique qui prétend trancher les questions les plus complexes avec des données incomplètes, au nom de règles absolues dont l'expérience à maintes fois démontré la fragilité. Les hommes ont un si grand besoin de certitude qu'ils ne sont pas éloignés de traiter comme un malfaiteur celui qui leur interdit à la fois d'affirmer et de nier, et qui recommande le doute comme un devoir. Renan n'a pas craint de dire et de montrer qu'il y avait des degrés infinis de vraisemblance, mais que le domaine de la certitude était extrêmement restreint; et que toutes les choses que nous souhaiterions le plus de savoir sont en dehors de ce domaine. Il n'a pas craint, après avoir ainsi tout remis en question, de tenter de reconstituer l'histoire du passé telle qu'il pouvait se l'imaginer, parce que l'homme a besoin d'imaginer, comme il a besoin de croire, et parce que ce qu'il imagine comme ce qu'il croit contient une vérité provisoire et partielle. On a dit de Mérimée qu'il fut dupe de la prétention de n'être jamais dupe. On peut dire de Renan qu'il n'a jamais été dupe parce qu'il a consenti à être dupe volontairement. Et c'est ainsi qu'il a pu être tout à la fois un artiste incomparable et un savant de premier ordre. Il égale presque Michelet par l'imagination, mais sans se laisser entraîner par elle; il cherche comme Taine à démêler dans l'histoire la vérité scientifique, mais il a une plus fine perception des difficultés du problème. Personne n'a su, avec autant de profondeur et de pénétration que lui, démêler et déterminer les conditions et les limites de la connaissance.

Il est nécessaire d'écouter la leçon particulière de chacun de ces trois maîtres. Ils se complètent et se corrigent l'un l'autre. Si l'on craint, en se laissant séduire par les côtés ironiques et sceptiques du génie de Renan, de ne plus voir dans l'histoire qu'un jeu décevant d'apparences imaginaires, on écoutera la voix grave de Taine qui nous ordonne de croire à la science et de découvrir sous les changeantes apparences la vérité positive et les lois immuables de l'univers; si l'on craint, en suivant les austères et durs enseignements de Taine, de perdre le sens et l'amour de la nature et des hommes, on apprendra de Michelet que dans la poursuite des vérités morales, il ne faut pas s'adresser à l'intelligence seule, mais aussi à l'imagination et au coeur «d'où jaillissent les sources de la vie.»

ERNEST RENAN

Il est difficile de parler avec équité d'un grand homme au moment où la mort vient de l'enlever. Pour juger dans leur ensemble une vie et une oeuvre, il faut qu'un temps assez long nous permette de les considérer à distance et comme en perspective, de même qu'il faut un certain recul pour jouir d'un objet d'art. Le temps simplifie et harmonise toutes choses; il fait disparaître, dans une oeuvre, les parties secondaires et caduques et met en lumière les parties essentielles et durables. C'est le temps seul qui, dans les matériaux de valeur inégale dont se compose la réputation d'un grand homme de son vivant, choisit les plus solides pour élever à sa mémoire un monument impérissable.

Il est encore plus difficile de juger avec impartialité un grand homme quand on l'a connu et aimé, quand on peut encore se rappeler le son caressant de sa voix, la finesse de son sourire, la profondeur de son regard, la pression affectueuse de sa main, quand on se sent encore, non seulement subjugué par la supériorité de son esprit, mais comme enveloppé de sa bienveillance et de sa bonté.

À ces difficultés d'ordre général s'en joint une autre quand il s'agit d'un homme tel que fut Ernest Renan. Son oeuvre est si considérable et si variée, son érudition était si vaste, les sujets auxquels se sont attachées ses recherches et sa pensée sont si divers qu'il faudrait, pour être en mesure de parler dignement de lui, une science égale à la sienne et un esprit capable comme le sien d'embrasser toutes les connaissances humaines, toute la nature et toute l'histoire[1].

Pour toutes ces raisons, on comprendra que j'éprouve quelque hésitation à parler de lui et que je ne puisse avoir la prétention de juger ni sa personne ni son oeuvre. Je ne me sens pour cela ni une compétence suffisante, ni une indépendance assez complète d'esprit et de coeur vis-à-vis d'un homme que j'aimais autant que je l'admirais. Mais, ayant eu le privilège de le voir de près, appartenant à la génération qui a suivi la sienne et qui a été nourrie de ses écrits et de son esprit, je puis essayer de rappeler ce qu'il a été et ce qu'il a fait, et de dégager la nature et les causes de l'influence qu'il a exercée en France pendant la seconde moitié de notre siècle.

I

Rien de plus uni et de plus simple que la vie d'Ernest Renan. Elle a été tout entière occupée par l'étude, l'enseignement, les joies de la famille. Ses seules distractions ont été quelques voyages et les plaisirs de la causerie dans des dîners d'amis et dans quelques salons. Si, à deux reprises, en 1869, aux élections législatives de Seine-et-Marne, et en 1876, aux élections sénatoriales des Bouches-du-Rhône, Ernest Renan sollicita un mandat politique, il y fut poussé par l'idée qu'un homme de sa valeur a le devoir de donner une partie de son temps et de ses forces à la chose publique, s'il en a l'occasion. Il n'avait apporté à ses campagnes électorales aucune fièvre d'ambition. Quand il vit que la majorité des suffrages ne venait point spontanément à lui, il renonça sans peine et sans regret à les briguer[2].

Cette vie si tranquille et si heureuse eut pourtant ses heures de trouble, on pourrait dire ses drames, mais des drames tout intérieurs, des troubles purement intellectuels, moraux et religieux.

Ernest Renan était originaire de Tréguier (Côtes-du-Nord), une de ces anciennes villes épiscopales de Bretagne qui ont conservé jusqu'à nos jours leur caractère ecclésiastique, qui semblent de vastes couvents grandis à l'ombre de leurs cathédrales et qui, dans leur pauvreté un peu triste, n'ont rien de la banalité et de l'aisance bourgeoises des villes de province du nord et du centre de la France. On peut encore visiter l'humble maison, toute proche de la belle cathédrale fondée par saint Yves, où Renan naquit le 27 février 1823; le petit jardin planté d'arbres fruitiers où il jouait tout enfant, laissant errer sa vue sur l'horizon calme et mélancolique des collines qui encadrent la rivière de Tréguier. Son père, capitaine de la marine marchande et occupé d'un petit commerce, était de vieille race bretonne (le nom de Renan est celui d'un des plus vieux saints d'Armorique). Il transmit à son fils l'imagination rêveuse de sa race, son esprit de simplicité désintéressée. La mère était de Lannion, petite ville industrielle, qui n'a rien de l'aspect monacal de Tréguier. Très pieuse, elle avait cependant une élasticité et une gaieté de caractère que son fils attribuait à son origine gasconne et dont il avait hérité. Sérieux breton, vivacité gasconne, Renan a trop souvent insisté sur la coexistence en lui de ces deux natures pour qu'il nous soit permis de le contredire sur ce point; mais, en dépit d'apparences qui ont fait croire à des observateurs superficiels que le gascon l'avait en lui emporté sur le breton, le sérieux a eu la première, la plus large part dans ce qu'il a pensé, fait et écrit.

La vie du reste commença par être pour lui plus qu'austère; elle fut sévère et dure. Son père périt en mer, alors que lui-même était encore enfant, et ce ne fut qu'à force d'économie et de privations que sa mère put subvenir à l'éducation de ses trois enfants. Ernest Renan, loin de garder rancune à la destinée de ces années misérables, lui resta reconnaissant de lui avoir fait connaître et aimer la pauvreté. Il eut toute sa vie l'amour des pauvres, des humbles, du peuple. Il ne s'éloigna jamais des parents de condition plus que modeste qu'il avait conservés en Bretagne. Dans les dernières années de sa vie, il aimait à les aller revoir, comme il avait tenu à conserver intacte la petite maison où s'était écoulée son enfance. Sa soeur Henriette, de douze ans plus âgée que lui, personne remarquable par la force de son esprit et de son caractère comme par la tendresse passionnée de son coeur, se dévoua aux siens, et, après avoir donné des leçons à Tréguier, elle se résigna, d'abord à entrer dans un pensionnat à Paris, puis à accepter une place d'institutrice en Pologne, sans cesser de suivre avec une sollicitude maternelle les progrès de son plus jeune frère, dont elle avait deviné la haute intelligence. Le jeune Ernest faisait à Tréguier ses humanités dans un séminaire dirigé par de bons prêtres; il y était un écolier doux et studieux, qui remportait sans peine tous les premiers prix et ne voyait pas devant lui de plus bel avenir que d'être, dans son pays natal, un prêtre instruit et dévoué, plus tard peut-être chanoine de quelque église cathédrale. Mais sa soeur avait connu à Paris un jeune abbé, intelligent et ambitieux, M. Dupanloup, qui venait de prendre la direction du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et qui cherchait à recruter des sujets brillants. Elle lui parla des aptitudes et des succès de son frère, et, à quinze ans et demi, Ernest Renan se trouva transplanté à Paris. Il émerveilla ses nouveaux maîtres par sa précoce maturité, par sa merveilleuse facilité de travail; et, après avoir fait brillamment sa philosophie au séminaire d'Issy, il entra à Saint-Sulpice pour y étudier la théologie. Saint-Sulpice était alors en France le seul séminaire où se fût perpétuée la tradition des fortes études et en particulier la connaissance des langues orientales. Les Pères qui y enseignaient, et spécialement le Père Le Hir, orientaliste éminent, rappelaient, par l'austérité de leur vie, par la profondeur de leur érudition, les grands savants que l'Église a produits au XVIIe et au XVIIIe siècles.—Renan devint rapidement l'ami, puis l'émule de ses maîtres. Ceux-ci voyaient déjà en lui une gloire future de la maison, sans se douter que les leçons mêmes qu'il y recevait allaient l'en détacher pour toujours.

C'est une crise purement intellectuelle qui fit sortir Renan du séminaire. L'état de prêtre lui souriait; il avait reçu avec une joie pieuse les ordres mineurs, et aucune des obligations morales de la vocation ecclésiastique ne lui pesait. La vie du monde lui faisait peur; celle de l'Église lui paraissait douce. Il n'y avait en lui aucun penchant à la raillerie ou à la frivolité. Mais, en lui enseignant la philologie comparée et la critique, en lui faisant scruter les livres saints, les prêtres de Saint-Sulpice avaient mis entre les mains de leur jeune élève le plus redoutable des instruments de négation et de doute. Son esprit lucide, pénétrant et sincère, vit la faiblesse de la construction théologique sur laquelle repose toute la doctrine catholique. Ce qu'il avait appris à Issy de sciences naturelles et de philosophie venait confirmer les doutes que la critique philologique et historique lui inspirait sur l'infaillibilité de l'Église et de l'Écriture sainte, et sur la doctrine qui fait de la révélation chrétienne le centre de l'histoire et l'explication de l'univers. Le coeur déchiré (car il allait contrister non seulement des maîtres vénérés, mais encore une mère tendrement aimée), il n'hésita pourtant pas un instant à obéir au devoir que la droiture de son esprit et de sa conscience lui imposait. Il quitta l'asile paisible qui lui promettait un avenir assuré pour vivre de la dure vie de répétiteur dans une institution du quartier latin et entreprendre, à vingt-deux ans, la préparation des examens qui pouvaient lui ouvrir la carrière du professorat. Son admirable soeur lui vint en aide dans ce moment difficile. Arrivée avant lui, par ses propres réflexions et ses propres études, aux mêmes convictions négatives, elle avait évité de jamais troubler de ses doutes l'esprit de son jeune frère. Mais, quand il s'ouvrit à elle et lui écrivit ses motifs de quitter le séminaire et de renoncer à la prêtrise, elle fut inondée de joie et lui envoya ses douze cents francs d'économies pour l'aider à franchir les difficultés des premiers temps de liberté.

Il n'eut pas besoin d'épuiser ce fonds de réserve. Grâce à ses prodigieuses facultés intellectuelles et à la science déjà considérable acquise pendant ses années de séminaire, Renan put rapidement se créer une situation indépendante et marcha désormais de succès en succès. On reste confondu en voyant ce qu'il sut faire et produire pendant les cinq années qui suivirent sa sortie de Saint-Sulpice, de la fin de 1845 à 1850. Il conquit tous ses grades universitaires, du baccalauréat à l'agrégation de philosophie, où il fut reçu premier en 1848. Il obtint, la même année, de l'Académie des inscriptions, le prix Volney, pour un grand ouvrage, l'Histoire générale et système comparé des langues sémitiques (publiée en 1855), et, deux ans plus tard, un autre prix sur l'Étude du grec au moyen âge. Il faisait en 1849-1850 des recherches dans les bibliothèques d'Italie[3] et en rapportait sa thèse de doctorat soutenue en 1852, un livre sur Averroès et l'Averroïsme, capital pour l'histoire de l'introduction de la philosophie grecque en Occident par les Arabes. En même temps, il publiait dans des recueils périodiques plusieurs essais, entre autres celui qui, remanié, est devenu son livre sur l'Origine du langage, et il écrivait un ouvrage considérable sur l'Avenir de la science, qu'il n'a imprimé qu'en 1890.

Ce livre, composé en quelques mois par un jeune homme de vingt-cinq ans, contient déjà toutes les idées sur la vie et sur le monde qu'il répandra en détail dans tous ses écrits; mais elles sont affirmées ici avec un ton de conviction enthousiaste et de certitude qu'il atténuera de plus en plus dans ses écrits ultérieurs, sans rien abandonner d'ailleurs du fond même de sa doctrine. Il salue l'aurore d'une ère nouvelle, où la conception scientifique de l'univers succèdera aux conceptions métaphysiques et théologiques. Les sciences de la nature surtout et les sciences historiques et philologiques sont non seulement les libératrices de l'esprit, mais encore les maîtresses de la vie. Pédagogie, politique, morale, tout sera régénéré par la science. Par elle seule, la justice sera fondée parmi les hommes, et elle deviendra pour eux une source et une forme de religion[4].

Sur les conseils d'Augustin Thierry et de M. de Sacy, E. Renan ne publia pas ce volume, dont le don dogmatique et sévère aurait rebuté les lecteurs et dont les idées étaient trop neuves et trop hardies pour être acceptées toutes à la fois. Les Français auraient pu aussi s'étonner de l'admiration enthousiaste de Renan pour l'Allemagne, en qui il voyait la patrie de cet idéalisme scientifique dont il se faisait l'apôtre. Augustin Thierry enfin était inquiet de voir son jeune ami dépenser d'un seul coup tout son capital intellectuel. Il lui persuada de le débiter en détail dans des articles donnés à la Revue des Deux Mondes et au Journal des Débats. C'est ainsi que Renan devint le premier de nos essayistes, et, dans des articles de critique littéraire et philosophique, mit en circulation, sous une forme légère, aisée, accessible à tous, ses idées les plus audacieuses et toutes les découvertes de la philologie comparée et de l'exégèse rationaliste. Ce sont ces essais, où son talent littéraire s'affina et s'assouplit et où le fonds le plus solide de pensées et de connaissances s'unissait à une virtuosité prestigieuse de style, qui ont formé les admirables volumes intitulés: Essais de morale et de critique; Études d'histoire religieuse; Nouvelles études d'histoire religieuse. Sa renommée littéraire grandissait rapidement, tandis que ses ouvrages d'érudition le faisaient entrer, dès 1856, à l'Académie des inscriptions, âgé seulement de trente-trois ans.

II

Depuis 1851, il était attaché à la Bibliothèque nationale, et cette place modeste, avec le revenu, de plus en plus important, de ses essais littéraires, lui avait permis de se marier en 1886. Il avait trouvé en mademoiselle Scheffer, fille du peintre Henry Scheffer et nièce du célèbre Ary Scheffer, une compagne capable de le comprendre et digne de l'aimer. Ce mariage faillit être dans sa vie l'occasion d'un nouveau drame intime. Depuis 1850, Ernest Renan vivait avec sa soeur Henriette; leur communauté de sentiments et de pensées s'était encore accrue par cette communauté d'existence et de labeur, et Henriette, qui pensait que son frère, en quittant l'Église pour la science, n'avait fait que changer de prêtrise, ne supposait pas que cette union pût jamais être dissoute. Quand son frère lui parla de ses intentions de mariage, elle laissa voir un si cruel trouble intérieur que celui-ci résolut de renoncer à un projet qui paraissait menacer le bonheur d'un être si dévoué et si cher. Mais alors ce fut mademoiselle Renan elle-même qui courut chez mademoiselle Scheffer la supplier de ne pas renoncer à son frère et qui hâta la conclusion d'une union dont l'idée seule l'avait bouleversée. Sa vie, du reste, ne fut pas séparée de celle de son frère. Elle s'attacha passionnément à ses enfants. Quand Ernest Renan partit en 1860 pour la Phénicie, chargé d'une mission archéologique, elle l'accompagna et y resta avec lui quand madame Renan dut rentrer en France. Ces quelques mois de vie à deux furent sa dernière joie. La fièvre les saisit l'un et l'autre à Beyrouth. Elle mourut, tandis que lui, terrassé par le mal, avait à peine conscience du malheur qui le frappait. Dans le petit opuscule biographique consacré à sa soeur Henriette, la plus belle de ses oeuvres, et un des plus purs chefs-d'oeuvre de la prose française, E. Renan a gravé pour la postérité l'image de cette femme supérieure et dit avec une éloquence poignante ce que sa perte fut pour lui.

III

Il rapportait de Syrie, non seulement les inscriptions et les observations archéologiques qu'il publia dans le volume de la Mission de Phénicie, paru de 1863 à 1874 par livraisons, mais aussi la première ébauche de sa Vie de Jésus, l'introduction de l'oeuvre capitale de sa vie: l'Histoire des origines du Christianisme, qui forme sept volumes in-8°. Il avait déjà abordé dans ses essais un grand nombre de problèmes religieux et de questions de critique et d'exégèse sacrées, mais il ne voulait pas se borner à l'analyse et à la critique. Il voulait entreprendre quelque grand travail de synthèse et de reconstitution historiques. Les questions religieuses lui avaient toujours paru les questions vitales de l'histoire et celles où peuvent le mieux s'appliquer les deux qualités essentielles de l'historien: la pénétration critique et la divination imaginative qui ressuscite les civilisations et les personnages disparus. C'est au christianisme, c'est-à-dire au plus grand phénomène religieux de l'histoire, que Renan appliqua ses qualités d'érudit, de peintre et de psychologue. Il devait plus tard compléter son ouvrage en y ajoutant, pour introduction, une Histoire d'Israël, dont il a publié trois volumes et dont les deux derniers, achevés peu de temps avant sa mort, ont paru en 1893 et 1894.

L'apparition de la Vie de Jésus fut, non seulement un grand événement littéraire, mais un fait social et religieux d'une portée immense. C'était la première fois que la vie du Christ était écrite à un point de vue entièrement laïque, en dehors de toute conception supra-naturaliste, dans un livre destiné, non aux savants et aux théologiens, mais au grand public. Malgré les ménagements infinis avec lesquels Renan avait présenté sa pensée, malgré le ton respectueux et attendri qu'il prenait en parlant du Christ, peut-être même à cause de ces ménagements et de ce respect, le scandale fut prodigieux. Le clergé sentit très bien que cette forme d'incrédulité qui s'exprimait avec la gravité de la science et l'onction de la piété, était bien plus redoutable que la raillerie voltairienne; venant d'un élève des écoles ecclésiastiques, le sacrilège à ses yeux était doublé d'une trahison, l'hérésie aggravée d'une apostasie. Le gouvernement impérial, qui avait nommé en 1862 E. Renan professeur de philologie sémitique au Collège de France, eut la faiblesse de le révoquer en 1863, en présence des clameurs que souleva la Vie de Jésus. Il avait eu la naïveté de lui offrir, comme compensation, une place de conservateur à la Bibliothèque nationale.

Renan répondit au ministre, en style biblique: Garde ton argent (Pecunia tua tecum sit); et, libre désormais de tout souci matériel, grâce au prodigieux succès de son livre, le «blasphémateur européen», comme l'appelait Pie IX, continua tranquillement son oeuvre[5]. Ce ne fut qu'en 1870, quand l'Empire fut tombé, que sa chaire lui fut rendue. Ses cours, commencés au milieu même du siège de Paris, ont toujours eu un caractère strictement scientifique et philologique qui en écartait le public frivole et ne les rendait accessibles qu'à un petit nombre de véritables élèves, alors qu'il lui était si aisé d'attirer la foule à ses cours, rien qu'en y professant ces livres avant de les publier; il dédaigna toujours ces succès faciles et ne songea qu'à faire progresser la science qu'il était chargé d'enseigner. Il devint, en 1883, l'administrateur respecté du grand établissement scientifique dont il avait été chassé comme indigne vingt ans auparavant. Lancé, par la publication de la Vie de Jésus, dans la lutte religieuse, attaqué avec violence par les uns, défendu et admiré avec passion par les autres, ayant à souffrir souvent de la vulgarité de certains admirateurs, E. Renan ne s'abaissa point à la polémique; il ne permit point que la sérénité de sa pensée fut altérée par ces querelles[6], et il continua à parler de l'Église catholique et du christianisme avec la même impartialité, je dirai plus, avec la même sympathie respectueuse et indépendante.

IV

L'année 1870 marque une date importante dans la vie d'Ernest Renan. Ce fut encore une année de crise. L'Allemagne, qui avait été, au moment où il s'était émancipé de son éducation ecclésiastique, la seconde mère de son intelligence, l'Allemagne, dont il avait exalté si haut le caractère purement idéaliste, en qui il voyait la maîtresse du monde moderne en érudition, en poésie et en métaphysique, lui apparaissait maintenant sous une face nouvelle, froidement réaliste, orgueilleusement et brutalement conquérante. Comme il avait rompu avec l'Église, sans cesser de reconnaître sa grandeur et les services qu'elle avait rendus et qu'elle rendait encore au monde, il sentit, non sans douleur, se relâcher presque jusqu'à se briser le lien moral qui l'attachait à l'Allemagne, mais sans renier jamais la dette de reconnaissance contractée envers elle, sans chercher jamais à rabaisser ses mérites et ses vertus. On trouvera l'expression éloquente de ses sentiments dans ses lettres au docteur Strauss, écrites en 1871, dans son discours de réception à l'Académie française et dans sa lettre à un ami d'Allemagne de 1878. En même temps, une évolution se produisait dans ses conceptions politiques. Aristocrate par tempérament, monarchiste constitutionnel par raisonnement, il se trouvait appelé à vivre dans une société démocratique et républicaine. Convaincu que les grands mouvements de l'histoire ont leur raison d'être dans la nature même des choses et qu'on ne peut agir sur ses contemporains et son pays qu'en en acceptant les tendances et les conditions d'existence, il sut apprécier les avantages de la démocratie et de la République sans en méconnaître les difficultés et les dangers.

Ernest Renan était désormais en pleine possession de son génie, de son originalité, et en pleine harmonie avec son temps.—Émancipé de l'Église, il était l'interprète de la libre pensée sous sa forme la plus élevée et la plus savante dans un pays qui voyait dans le cléricalisme l'ennemi le plus redoutable de ses institutions nouvelles; émancipé de l'Allemagne, il avait trouvé dans les malheurs mêmes de la patrie un aliment et un aiguillon à son patriotisme, et il s'efforçait de faire de ses écrits l'expression la plus parfaite du génie français; émancipé de toute attache aux régimes politiques disparus, il pouvait donner à la France nouvelle les conseils et les avertissements d'un ami clairvoyant et d'un serviteur dévoué. Professeur au Collège de France, le seul établissement d'enseignement qui se soit conservé à travers les siècles, toujours semblable à lui-même dans son organisation comme dans son esprit, l'asile par excellence de la recherche libre et désintéressée, membre de l'Académie des inscriptions et de l'Académie française, ces créations de la monarchie réorganisées par la Révolution, l'une représentant l'érudition, l'autre le talent littéraire, Ernest Renan avait conscience que l'âme de la France moderne vivait en lui plus qu'en tout autre de ses contemporains. Il la laissa s'épanouir librement et se répandre au dehors, jouissant de cette popularité qui faisait de lui l'hôte le plus recherché des salons mondains, l'orateur préféré des assemblées les plus diverses, savantes ou frivoles, aristocratiques ou populaires, et la proie favorite des interviewers. Il répandait sans compter les trésors de son esprit, de sa science, de son imagination, de sa bonne grâce. Il osait dans ses écrits aborder tous les sujets et prendre tous les tons. Tout en continuant ses grands travaux d'histoire et d'exégèse, tout en traduisant Job, l'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, tout en donnant à l'histoire littéraire de la France des notices qui sont des chefs-d'oeuvre d'érudition sûre et minutieuse, tout en dressant chaque année, pour la Société asiatique, le bilan des travaux relatifs aux études orientales, tout en fondant et en dirigeant avec une activité admirable la difficile entreprise du Corpus inscriptionum semiticarum, qui sera son titre de gloire le plus incontestable au point de vue scientifique, il exposait ses vues et ses rêves sur l'univers et sur l'humanité, sur la vie et sur la morale, soit sous une forme plus austère dans ses Dialogues philosophiques, soit sous une forme plus légère et doucement ironique dans ses fantaisies dramatiques: Caliban, l'Eau de Jouvence, le Prêtre de Némi, l'Abbesse de Jouarre; il travaillait à la réforme du haut enseignement; il écrivait ces délicieux fragments d'autobiographie qu'il a réunis sous le titre de Souvenirs d'enfance et de jeunesse.

V

Dans cet épanouissement de toutes ses facultés pensantes et agissantes, favorisé par sa triple vie de savant, d'homme du monde et d'homme de famille, Ernest Renan se sentait heureux, et cette joie de vivre et d'agir lui avait inspiré un optimisme philosophique qui semblait, au premier abord, peu conciliable avec l'absence de toute certitude, de toute conviction métaphysique et religieuse. On était étonné et un peu scandalisé de voir l'auteur des Essais de critique et de morale, celui qui avait écrit des pages inoubliables sur l'âme rêveuse et mélancolique des races celtiques, qui avait condamné si sévèrement la frivolité de l'esprit gaulois et la théologie bourgeoise de Béranger, prêcher parfois un évangile de la gaîté que Béranger n'eût pas désavoué, considérer la vie comme un spectacle amusant dont nous sommes à la fois les marionnettes et les spectateurs, et dirigé par un Démiurge ironique et indifférent. À force de vouloir être de son temps et de son pays, tout connaître et tout comprendre, Renan semblait parfois montrer pour les défauts mêmes du caractère français une indulgence allant jusqu'à la complicité. Quand il disait qu'en théologie c'est M. Homais et Gavroche qui ont raison, et que peut-être l'homme de plaisir est celui qui comprend le mieux la vie, ses amis mêmes étaient froissés, moins dans leurs convictions personnelles que dans leur tendre admiration pour celui qui avait su parler de saint François d'Assise, de Spinoza et de Marc-Aurèle comme personne n'en avait parlé avant lui. Aux yeux de beaucoup de lecteurs, Renan, devenu l'apôtre du dilettantisme, ne voyait plus dans la religion que le vain rêve de l'imagination et du coeur, dans la morale qu'un ensemble de conventions et de convenances, dans la vie qu'une fantasmagorie décevante qui ne pouvait sans duperie être prise au sérieux. Ceux qui ne l'aimaient pas l'appelaient la Célimène ou l'Anacréon de la philosophie, et plusieurs de ceux qui l'aimaient pensaient que les succès mondains, le désir d'étonner et de plaire l'amenaient à ne plus voir, dans la discussion des plus graves problèmes de la destinée humaine, qu'un jeu d'artiste et un exercice littéraire.

Ceux toutefois qui connaissaient mieux son oeuvre et surtout sa vie savaient que ce dilettantisme, cet épicurisme et ce scepticisme apparents n'étaient point au fond de son coeur et de sa pensée, mais étaient le résultat de la contradiction intime qui existait entre sa nature profondément religieuse et sa conviction qu'il n'y a de science que des phénomènes, par suite, de certitude que sur les choses finies; ils comprenaient d'autre part qu'il était trop sincère pour vouloir rien affirmer sur ce qui n'est pas objet de connaissance positive. Il était trop modeste, trop ennemi de toute ombre de pose et de pharisaïsme pour se proposer en exemple et en règle, pour vanter, comme une supériorité, les vertus et les principes de morale qui faisaient la base même de sa vie. Sa vie, la disposition habituelle de son âme étaient celles d'un stoïcien, d'un stoïcien sans raideur et sans orgueil, qui ne prétendait point se donner en modèle aux autres. Son optimisme n'était point la satisfaction béate de l'homme frivole, mais l'optimisme volontaire de l'homme d'action qui pense que, pour agir, il faut croire que la vie vaut la peine d'être vécue et que l'activité est une joie. Personne n'était plus foncièrement bienveillant, serviable et bon qu'Ernest Renan, bien qu'il se soit accusé lui-même de froideur à servir ses amis. Personne n'a été plus scrupuleux observateur de ses devoirs, devoirs privés et devoirs professionnels, fidèle jusqu'à l'héroïsme aux consignes qu'il s'était données, n'acceptant aucune fonction sans en remplir toutes les obligations, s'imposant à la fin de sa vie les plus vives souffrances pour accomplir jusqu'au bout ses fonctions de professeur. Cet homme en apparence si gai avait depuis bien des années à supporter des crises de maux physiques très pénibles. Il ne leur permit jamais de porter atteinte à l'intégrité de sa pensée ni d'entraver l'accomplissement des tâches intellectuelles qu'il avait assumées. C'est dans les derniers mois de son existence que ce stoïcisme pratique se manifesta avec le plus de force et de grandeur. Il avait souvent exprimé le voeu de mourir sans souffrances physiques et sans affaiblissement intellectuel. Il eut le bonheur de conserver jusqu'au bout toutes ses facultés; mais les souffrances ne lui furent pas épargnées. Il les redoutait d'avance comme déprimantes et dégradantes; il ne se laissa ni déprimer ni dégrader par elles. Depuis le mois de janvier, il se savait perdu; il le disait à ses amis et ne demandait que le temps et les forces nécessaires pour achever son cours et ses travaux commencés. Il voulut aller encore une fois voir sa chère Bretagne; sentant son état s'aggraver, il tint à revenir à Paris à la fin de septembre, pour mourir à son poste, dans ce Collège de France dont il était administrateur. C'est là qu'il expira le 2 octobre. Pendant ces huit mois, il fut en proie à des douleurs incessantes, qui parfois lui ôtaient la possibilité même de parler; il resta cependant doux et tendre envers tous ceux qui l'approchaient, les encourageant et se disant heureux. Il leur répétait que la mort n'est rien, qu'elle n'est qu'une apparence, qu'elle ne l'effrayait pas. Le jour même de sa mort, il trouvait encore la force de dicter une page sur l'architecture arabe. Il se félicitait d'avoir atteint sa soixante-dixième année, la vie normale de l'homme suivant l'Écriture. Une de ses dernières paroles fut: «Soumettons-nous à ces lois de la nature dont nous sommes une des manifestations. La terre et les cieux demeurent.» Cette force d'âme, soutenue jusqu'à la dernière minute à travers des mois de souffrances continuelles, montre bien quelle était la sérénité de ses convictions et la profondeur de sa vie morale.

VI

Il a laissé un souvenir ineffaçable à ceux qui l'ont connu. Il n'avait rien dans son apparence extérieure qui, au premier abord, parût de nature à charmer. De petite taille, avec une tête énorme enfoncée dans de larges épaules, affligé de bonne heure d'un embonpoint excessif qui alourdissait sa marche et a été la cause de la maladie qui l'a emporté, il paraissait laid à ceux qui ne le voyaient qu'en passant. Mais il suffisait de causer un instant avec lui pour que cette impression s'effaçât. On était frappé de la puissance et de la largeur de son front; ses yeux pétillaient de vie et d'esprit et avaient pourtant une douceur caressante. Son sourire surtout disait toute sa bonté. Ses manières, où s'était conservé quelque chose de l'affabilité paternelle du prêtre, avec les gestes bénisseurs de ses mains potelées et le mouvement approbateur de sa tête, avaient une urbanité qui ne se démentait jamais et où l'on sentait la noblesse native de sa nature et de sa race. Mais ce qui ne saurait se dire c'est le charme de sa parole. Toujours simple, presque négligée, mais toujours incisive et originale, elle pénétrait et enveloppait à la fois. Sa prodigieuse mémoire lui permettait sur tous les sujets d'apporter des faits nouveaux, des idées originales; et en même temps sa riche imagination mêlait à sa conversation, avec un tour souvent paradoxal, des élans de poésie, des rapprochements inattendus, parfois même des vues prophétiques sur l'avenir. Il était un conteur incomparable. Les légendes bretonnes, passant par sa bouche, prenaient une saveur exquise. Nul causeur, sauf Michelet, n'a su allier à ce point la poésie et l'esprit. Il n'aimait pas la discussion, et on a souvent raillé la facilité avec laquelle il donnait son assentiment aux assertions les plus contradictoires. Mais cette complaisance pour les idées d'autrui, qui prenait sa source dans une politesse parfois un peu dédaigneuse, ne l'empêchait pas, toutes les fois qu'une cause grave était en jeu, de maintenir très fermement son opinion. Il savait être ferme pour défendre ce qu'il croyait juste; il avait fait assez de sacrifices à ses convictions pour avoir le droit de ne pas se fatiguer dans des discussions inutiles. Il avait horreur de la polémique. Elle lui paraissait contraire à la politesse, à la modestie, à la tolérance, à la sincérité, c'est-à-dire aux vertus qu'il estimait entre toutes. Il savait, du reste, admirablement, par des comparaisons charmantes, exprimer les nuances les plus rares de ses sentiments. Un jour, dans un dîner d'amis, un convive, en veine de paradoxe, soutenait que la pudeur est une convention sociale, un peu factice, qu'une jeune fille très pudique n'aurait aucune gêne à être nue si personne ne la voyait. «Je ne sais, dit Renan. L'Église enseigne qu'auprès de chaque jeune fille se tient un ange gardien. La vraie pudeur consiste à craindre d'offusquer même l'oeil des anges.»

VII

Le moment n'est pas encore venu, je l'ai dit en commençant, d'apprécier l'oeuvre et les idées d'Ernest Renan. Il est cependant impossible, après avoir dit ce que fut sa vie, de ne pas chercher à indiquer quelles ont été les causes de son immense renommée, quelle place il tient dans notre siècle, et en quoi il a mérité les honneurs exceptionnels que la France lui a rendus au moment de ses funérailles.

Il est un mérite que personne ne songe à lui contester, c'est d'avoir été le plus grand écrivain de son temps et un des plus admirables écrivains de la France de tous les temps. Nourri de la Bible, de l'antiquité grecque et latine et des classiques français, il avait su se faire une langue simple et pourtant originale, expressive sans étrangeté, souple sans mollesse, une langue qui, avec le vocabulaire un peu restreint du XVIIe et du XVIIIe siècles, savait rendre toutes les subtilités de la pensée moderne, une langue d'une ampleur, d'une suavité et d'un éclat sans pareils. Il y a chez Renan des narrations, des descriptions de paysages, des portraits qui resteront des modèles achevés de notre langue, et, dans ses morceaux philosophiques ou religieux, il est arrivé à rendre les nuances les plus délicates de la pensée, du sentiment ou du rêve. Chez lui la familiarité n'est jamais triviale ni la gravité jamais guindée. Si quelquefois, dans ses derniers écrits, le désir de se montrer moderne, l'effort pour faire comprendre le passé par des comparaisons avec les choses actuelles lui a fait commettre quelques fautes de goût, ces fausses notes sont rares, et la justesse du ton égale chez lui la délicate correction du style et l'art consommé de la composition. Renan durera comme écrivain plus qu'aucun des auteurs de notre siècle, parce qu'il a égalé les plus illustres par la puissance pittoresque de l'expression avec une simplicité plus grande de style et un sens artistique plus délicat.

Ce qui fait du reste la beauté et la richesse du style de Renan, c'est qu'il n'a jamais été ce qu'on appelle un styliste; il n'a jamais considéré la forme littéraire comme ayant sa fin en elle-même. Il avait horreur de la rhétorique et ne voyait dans la perfection du style que le moyen de donner à la pensée toute sa force, de la vêtir d'une manière digne d'elle. Tout était naturel chez lui. C'était la simplicité de sa nature qui se reflétait dans la simplicité de son style; la richesse et l'éclat de son style venaient de la plénitude de sa science, de la puissance de son imagination et de l'abondance de ses idées.

Renan n'a pas été un créateur dans les études d'érudition; il n'a, ni en linguistique, ni en archéologie, ni en exégèse fait une de ces découvertes, créé un de ces systèmes qui renouvellent une science; mais il n'est pas d'homme qui ait eu une érudition à la fois aussi universelle et aussi précise que la sienne: linguistique, littérature, théologie, philosophie archéologie, histoire naturelle même, rien de ce qui touche à la science de l'homme ne lui est étranger. Ses travaux d'épigraphie et d'histoire littéraire sont admirables de méthode et de précision critique. Sa connaissance profonde du passé unie au don de le faire revivre par la magie de son talent littéraire a fait de lui un incomparable historien. C'est là sa gloire par excellence. Dans un siècle qui est avant tout le siècle de l'histoire, où les littératures, les arts, les philosophies, les religions nous intéressent surtout comme les manifestations successives de l'évolution humaine, Ernest Renan a eu au plus haut degré les dons et l'art de l'historien. Il est en cela un représentant éminent de son temps. On peut dire qu'il a élargi le domaine de l'histoire, car il y a fait entrer l'histoire des religions. Avant lui c'était un domaine réservé aux théologiens, qu'ils fussent du reste rationalistes ou croyants. Il a le premier traité cette histoire dans un esprit vraiment laïque et l'a rendue accessible au grand public. L'Église n'a pas eu tort de voir en lui le plus redoutable des adversaires. Malgré son respect, sa sympathie même pour les choses religieuses, il portait les coups les plus graves à l'idée de surnaturel et de révélation en faisant rentrer l'histoire des religions dans l'histoire générale de l'esprit humain. D'un autre côté, il répandait partout la curiosité des questions religieuses, et si les croyants ont pu l'accuser de profaner la religion, on peut à plus juste titre lui accorder le mérite d'avoir fait comprendre à tous l'importance de la science des religions pour l'intelligence de l'histoire et d'avoir éveillé dans beaucoup d'âmes le goût des choses religieuses.

De même qu'il n'a pas été un créateur dans le domaine de l'érudition, Renan n'a pas été non plus un novateur en philosophie. Ses études théologiques ont développé en lui les qualités du critique et du savant et l'ont dégoûté des systèmes métaphysiques. Il était trop historien pour voir dans ces systèmes autre chose que les rêves évoqués dans l'imagination des hommes par leur ignorance de l'ensemble des choses, les mirages successifs suscités dans leur esprit par le spectacle changeant du monde. Mais, s'il n'est pas un philosophe, il est un grand penseur. Il a répandu à pleines mains, dans tous ses écrits, sur tous les sujets, sur l'art comme sur la politique, sur la religion comme sur la science, les idées les plus originales et les plus profondes. C'est autant comme penseur que comme historien que Renan a été le fidèle interprète du temps où il a vécu. Notre époque a perdu la foi et n'admet d'autre source de certitude que la science, mais en même temps elle n'a pu se résoudre, comme le voudrait le positivisme, à ne pas réfléchir et à se taire sur ce qu'elle ignore. Elle aime à jeter la sonde dans l'océan sans fond de l'inconnaissable, à prolonger dans l'infini les hypothèses que lui suggère la science, à s'élever sur les ailes du rêve dans le monde du mystère. Elle a le sentiment que, sans la foi ou l'espérance en des réalités invisibles, la vie perd sa noblesse et elle éprouve pour les héros de la vie religieuse, pour les âmes mystiques du passé, un attrait et une tendresse faits de regrets impuissants et de vagues aspirations. Renan a été l'interprète de cet état d'âme et il a contribué à le créer. Personne, n'a plus nettement, plus sévèrement que lui affirmé les droits souverains de la science, seule source de certitude positive, la nécessité d'y chercher une base suffisante pour la vie sociale et la vie morale; personne n'a plus résolument exclu le surnaturel de l'histoire. Mais en même temps il a pieusement recueilli tous les soupirs de l'humanité aspirant à une destinée plus haute que celle de la terre; il a recréé en lui l'âme des fondateurs de religions, des saints et des mystiques; il a proposé et s'est proposé à lui-même toutes les hypothèses que la science peut permettre encore à l'âme religieuse. Chose curieuse, ce sont trois Bretons, trois fils de cette race celtique sérieuse, curieuse et mystique, qui ont en France représenté tout le mouvement religieux du siècle: Chateaubriand, le réveil du catholicisme par la poésie et l'imagination; Lamennais, la reconstitution du dogme, puis la révolte de la raison et du coeur contre une église fermée aux idées de liberté et de démocratie; Renan, le positivisme scientifique uni au regret de la foi perdue et à la vague aspiration vers une foi nouvelle.

Ce qu'on a appelé son dilettantisme et son scepticisme n'est que la conséquence de sa sincérité. Il avait également peur de tromper et d'être dupe, et il ne craignait pas de proposer des hypothèses contradictoires sur des questions où il croyait la certitude impossible.

C'est là ce qu'il faut se rappeler pour comprendre ce qui, dans son oeuvre historique, peut au premier abord paraître entaché d'inconsistance et de fantaisie. On l'a accusé de dédaigner la vérité, de tout sacrifier à l'art, de mettre toute la critique historique dans le talent «de solliciter doucement les textes». Il faut l'avoir peu ou mal lu pour le juger ainsi. Il a eu simplement la sincérité de reconnaître que, dans des oeuvres de synthèse, on ne peut appliquer partout la même méthode. Quand on doit raconter une période ou la biographie d'un personnage pour lesquelles les documents positifs font défaut, l'histoire a le droit de reconstituer par divination «une des manières dont les choses ont pu être». Renan a toujours averti quand il procédait ainsi, qu'il s'agit des origines d'Israël, de la vie du Christ[7] ou de celle de Bouddha. Mais, quand il s'agit de décrire le milieu social et intellectuel où s'est développé le christianisme, ou d'étudier les oeuvres des hommes du moyen âge, ou d'établir des textes, il a été le plus scrupuleux comme le plus pénétrant des critiques. Personne n'a mieux parlé que lui des règles et des devoirs de la philologie; personne ne les a mieux pratiqués.

On a pu s'étonner que le même homme qui a voulu qu'on mît sur sa tombe: Veritatem dilexit, se soit si souvent demandé, comme Pilate: «Qu'est-ce que la vérité?» Mais ces interrogations, mêlées d'ironie, étaient elles-mêmes un hommage rendu à la vérité[8]. Il voyait que, pour la plupart des hommes, aimer la vérité c'est aimer, jusqu'à l'intolérance, jusqu'au fanatisme, des opinions particulières, reçues par tradition ou conçues par l'imagination, toujours dépourvues de preuves et destructives de toute liberté de penser. Affirmer des opinions qu'il ne pouvait prouver lui paraissait un orgueil intolérable, une atteinte à la liberté de l'esprit, un défaut de sincérité envers soi-même et envers les autres; et il se rendait le témoignage de n'avoir jamais fait un mensonge consciemment, bien plus, d'avoir eu le courage dans ses écrits de dire toujours tout ce qu'il pensait. Il voyait du stoïcisme et non du scepticisme à pratiquer le devoir sans savoir s'il a une réalité objective, à vivre pour l'idéal sans croire à un Dieu personnel ni à une vie future, et, dans les ténèbres d'incertitude où l'homme vit ici-bas, à créer, par la coopération des âmes nobles et pures, une cité céleste où la vertu est d'autant plus belle qu'elle n'attend pas de récompense. Quelques-uns des contemporains de Renan se sont crus ses disciples parce qu'ils ont imité les chatoiements et les caresses de son style, ses ironies et ses doutes. Ils se sont gardés d'imiter ses vertus, son colossal labeur et son dévouement à la science. Ils n'ont pas compris que son scepticisme était fait de tolérance, de modestie et de sincérité.

Ceux qui liront l'Avenir de la science, écrit à vingt-cinq ans, et qui verront les liens intimes qui rattachent ce livre à l'oeuvre tout entière de Renan, diront, eux aussi, en contemplant cette longue vie si bien remplie: Veritatem dilexit.

Si nous nous demandons maintenant ce qui caractérise Renan parmi les grands écrivains et les grands penseurs, on trouvera que sa supériorité réside dans le don particulier qu'il a possédé de comprendre l'histoire et la nature dans leur variété infinie. On l'a comparé à Voltaire, parce que Voltaire, comme lui, a été le représentant de son siècle, mais Voltaire n'avait ni sa science ni son originalité de pensée et de style; on l'a comparé à Goethe, mais Goethe est avant tout un artiste créateur, et son horizon intellectuel, si vaste qu'il fût, ne pouvait avoir, au temps où il a vécu, l'étendue de celui de Renan. Aucun cerveau n'a été plus universel, plus compréhensif que celui de Renan.

La Chine, l'Inde, l'antiquité classique, le moyen âge, les temps modernes avec leurs perspectives infinies sur l'avenir, toutes les civilisations, toutes les philosophies, toutes les religions, il a tout connu, tout compris. Il a recréé l'univers dans sa tête, il l'a repensé, si l'on peut dire, et même de plusieurs manières différentes. Ce qu'il avait ainsi conçu et contemplé intérieurement, il avait le don de le communiquer aux autres sous une forme enchanteresse.

Cette puissance de contemplation créatrice de l'univers, qui est proprement un privilège de la divinité, a été la principale source de la joie qui a illuminé sa vie et de la sérénité avec laquelle il a accepté la mort.

Octobre 1892.

HIPPOLYTE TAINE

On ne s'est pas proposé dans les pages qu'on va lire d'analyser l'oeuvre de Taine ni de la juger. Elle est trop connue pour avoir besoin d'être analysée, et trop récente pour pouvoir être jugée.

Nous nous sommes uniquement proposé de fixer avec autant de précision que possible les traits essentiels de la biographie de Taine et le caractère général de son oeuvre. Sa vie est peu et mal connue. Il s'est efforcé de dérober sa personne à la curiosité des contemporains et de mettre scrupuleusement en pratique le précepte: «Cache ta vie et répands ton esprit.» La connaissance de sa vie n'est pourtant pas inutile pour comprendre son esprit, et, s'il se trouve qu'en voulant écrire sa biographie nous n'y découvrions d'autres aventures que des aventures intellectuelles, ce résultat même ne sera pas sans importance[9].

I

LA VIE DE TAINE.—LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE.

Hippolyte Taine naquit à Vouziers le 21 avril 1828. Son père, M. Jean-Baptiste Taine, y exerçait la profession d'avoué. Il resta jusqu'à l'âge de onze ans dans la maison paternelle, apprenant le latin avec son père, tout en suivant les cours d'une petite école, dirigée par un M. Pierson. Il avait déjà, à l'âge de dix ans, un tel sérieux dans le caractère et une telle solidité dans l'esprit, qu'il arriva à M. Pierson, empêché par une indisposition, de se faire remplacer, pendant quelques jours, par le petit Taine. Son père étant tombé gravement malade en 1839, il fut envoyé dans un pensionnat ecclésiastique de Rethel. Il n'y resta que dix-huit mois. M. J.-B. Taine mourut le 8 septembre 1840, laissant à sa veuve, à ses deux filles et à son fils, une modeste fortune[10]. Il fallait songer à placer le jeune garçon dans un milieu où il pût satisfaire son goût pour l'étude et développer les rares qualités qu'il avait déjà manifestées. Sur les conseils du frère de sa mère, M. Bezançon, notaire à Poissy, qui montra toujours beaucoup de sollicitude pour son neveu, il fut envoyé à Paris, au printemps de 1841, et entra comme interne à l'institution Mathé, dont les élèves suivaient les classes du collège Bourbon. Mais la santé délicate et l'esprit méditatif et indépendant du jeune Taine se trouvèrent également mal de ce régime de l'internat qu'il a qualifié dans une des dernières pages qu'il ait écrites de «régime antisocial et antinaturel», où le collégien, privé de toute initiative, «vit comme un cheval attelé entre les deux brancards de sa charrette». Madame Taine se décida aussitôt à venir vivre à Paris avec ses filles et à prendre son fils chez elle. Alors commença, pour ne plus cesser jusqu'au mariage de Taine, sauf pendant ses trois années d'École normale et les deux qui suivirent, cette vie commune où le plus tendre et le plus attentif des fils trouvait dans sa mère, comme il l'a dit lui-même, «l'unique amie qui occupait la première place dans son coeur». «La vie de ma mère, écrivait-il en 1879, n'était que dévouement et tendresse… aucune femme n'a été mère si profondément et si parfaitement.» Ceux qui savent combien Taine avait besoin de ménagements et de soins pour que sa nature nerveuse trop sensible pût résister et à l'excès de l'activité cérébrale et aux froissement de la vie, songent avec reconnaissance aux bienfaisantes influences féminines qui, d'abord au foyer maternel, puis au foyer conjugal, ont assuré le libre développement de son génie, l'ont protégé contre les atteintes trop rudes de la réalité, ont entouré son travail de paix et de sécurité, ont allégé les heures, pénibles entre toutes, où ce grand laborieux était contraint de laisser reposer sa plume et son cerveau. Nous leur devons aussi, peut-être, ce qui se mêle de grâce attendrie et poétique, de profonde humanité, aux rigides déductions de cet austère dialecticien.

Le jeune Taine ne tarda pas à prendre, au collège Bourbon, le premier rang. Dès l'âge de quatorze ans, il s'était fait à lui-même le plan de ses journées et l'observait avec une méthode rigoureuse. Il s'accordait vingt minutes de repos et de jeu en rentrant de la classe du soir, et une heure de piano après le dîner; tout le reste du jour était donné au travail. Il refusait toute distraction mondaine et poursuivait des études personnelles à côté de ses occupations de collégien. Chaque année, au moment du concours général, il fallait lui mettre des sangsues à la tête pour éviter le danger d'une congestion cérébrale. Des succès exceptionnels récompensèrent ces efforts. En 1847, comme vétéran de rhétorique, il remportait au collège les six premiers prix et au concours général, le prix d'honneur et trois accessits; en philosophie, il obtenait au collège tous les premiers prix, aussi bien les trois prix de sciences que les deux prix de dissertation, et au concours les deux seconds prix de dissertation.

Taine fit au collège Bourbon la connaissance de plusieurs camarades dont l'amitié devait avoir une durable influence sur sa vie: Prévost-Paradol, qui se décida, sur ses instances, à entrer à l'École normale, et qui fut pendant plusieurs années l'intime confident de sa pensée; Planat, le futur Marcelin de la Vie Parisienne, qui cachait, sous la fantaisie du caricaturiste, un esprit sérieux jusqu'à la tristesse et passionné pour les plus graves problèmes de la philosophie, et par qui Taine apprit plus tard à connaître le monde des artistes et la société élégante[11]; Cornélis de Witt, qui éprouvait comme Taine un vif attrait pour l'étude de la langue et de la littérature anglaises et qui l'introduisit chez M. Guizot, quand celui-ci revint d'Angleterre en 1849. Guizot se prit de sympathie et d'estime pour le jeune universitaire, vers qui l'attiraient, en dépit de profondes divergences philosophiques, de secrètes affinités morales et intellectuelles. Il lui donna des preuves constantes de cette sympathie dans les concours académiques, et Taine consacra un de ses plus beaux essais de critique à l'auteur de l'Histoire de la Révolution d'Angleterre[12].

L'enseignement public était la carrière qui s'offrait le plus naturellement à Taine après ses brillants succès scolaires. En 1848, il passa ses deux baccalauréats ès-lettres et ès-sciences et fut reçu le premier à l'École normale. Il y voyait entrer avec lui presque tous ses rivaux des concours de 1847 et de 1848: About, reçu second, Sarcey, Libert, Suckau, Albert, Merlet, Lamm, Ordinaire, Barnave, etc.

Je n'aurai pas la témérité de refaire, après M. Sarcey[13], le tableau de ce que fut l'École normale sous la seconde République, pendant ces années d'agitation tumultueuse où l'enseignement des professeurs, distribué avec un zèle inégal, n'exerçait qu'une faible influence, mais où l'activité intellectuelle des élèves, fécondée par les conversations, les discussions, les lectures, les études personnelles, n'en était que plus intense. Je me contenterai de rappeler combien nombreux furent les camarades de Taine qui se firent un nom dans l'enseignement, les lettres, le journalisme, le théâtre, la politique ou même l'Église. À côté de ceux que je citais tout à l'heure, qu'il me suffise de nommer Challemel-Lacour, Chassang, Assolant, Aubé, Perraud, Ferry, Weiss, Yung, Belot, Gaucher, Gréard, Prévost-Paradol, Levasseur, Villetard, Accarias, Boiteau, Duvaux, Crouslé, Lenient, Tournier.

Taine eut, dès le premier jour, une place à part au milieu d'eux. Non qu'il cherchât à se singulariser ou à faire sentir sa supériorité; ses maîtres et ses camarades s'accordent à vanter sa douceur, sa modestie, sa complaisance, sa gaieté; mais il inspirait, par son caractère et par son intelligence, un sentiment que des jeunes gens, enfermés dans une école, éprouvent rarement pour un compagnon d'études: un respect affectueux. On sentait confusément qu'il y avait en lui quelque chose de particulier, d'unique, qui le mettait à part et au-dessus de tous. Il arrivait à l'École avec une érudition auprès de laquelle tous se sentaient des ignorants, et pourtant on voyait ce grand bûcheron, pour me servir de l'expression d'About, peiner comme s'il avait tout à apprendre. Il joignait à une rigoureuse méthode dans son infatigable labeur, une facilité merveilleuse en latin comme en français, en vers comme en prose, qui lui permettait d'expédier en une quinzaine tous les travaux du trimestre, sans qu'aucun pourtant parût négligé, et encore de fournir des faits, des plans de devoirs et des idées à tous ceux de ses camarades qui venaient le feuilleter, comme ils disaient, sans jamais lasser sa patience. Enfin, on s'étonnait de le voir apporter, au sortir du collège, un esprit tout formé et des doctrines arrêtées, mûries par l'étude et la réflexion personnelles. Il avait déjà, quand il suivait à Bourbon le cours de philosophie de M. Bénard, un système du monde tout pénétré de déterminisme spinoziste, et surtout une manière, qui lui était propre, de classer ses idées et de les exprimer avec une rigueur presque mathématique. Il avait à l'École des registres où ses réflexions, ses lectures, ses conversations, venaient se condenser dans des analyses qui avaient pour objet de reconstruire a priori la réalité, de ramener à une formule simple un système, une époque, un caractère, et de découvrir les lois génératrices des organismes complexes et vivants. On sentait en lui un observateur et un juge. Il avait trop de bonhomie et de modestie pour qu'on se sentît gêné devant lui; mais on était subjugué par cette force de réflexion et de pensée, par cette pénétration critique d'une clairvoyance impitoyable, bien qu'exempte de malveillance et d'ironie. Dans les premiers temps, About menait toute la section par sa verve endiablée, par son esprit railleur toujours en éveil; il était l'absorbant, comme on disait, et les autres les absorbés; mais bientôt About subit l'ascendant irrésistible de ce logicien pressant, doux et obstiné, et l'on déclara qu'il fallait le ranger désormais parmi les absorbés de ce nouvel et plus puissant absorbant.

Personne n'a jamais joui du séjour à l'École normale au même degré que Taine. Il éprouva jusqu'à l'enivrement le plaisir de sentir autour de soi «des esprits hardis, ouverts, jeunes, excités par des études et un contact perpétuels[14]», et le plaisir de travailler, de penser et de discuter sans entrave et sans trêve.

«J'ai un encombrement de travaux de toute sorte, écrit-il à Paradol, le 20 mars 1849. Compte d'abord les devoirs officiels exigés de grec, philosophie, histoire, latin, français; ensuite la préparation à la licence et la lecture d'environ trente ou quarante auteurs difficiles que nous aurons à expliquer à ce moment, et enfin toutes mes études particulières de littérature, d'histoire, de philosophie. Tout cela marche de front, et j'ai toujours une quantité de choses sur le métier. Je me suis fait un grand plan d'étude et je destine mes trois années d'École à le remplir en partie; plus tard, je le compléterai. Je veux être philosophe et, puisque tu entends maintenant tout le sens de ce mot, tu vois quelle suite de réflexions et quelle série de connaissances me sont nécessaires. Si je voulais simplement soutenir un examen ou occuper une chaire, je n'aurais pas besoin de me fatiguer beaucoup; il me suffirait d'une certaine provision de lectures et d'une inviolable fidélité à la doctrine du maître, le tout accompagné d'une ignorance complète de ce que sont la philosophie et la science modernes; mais comme je me jetterais plutôt dans un puits que de me réduire à faire uniquement un métier, comme j'étudie par besoin de savoir et non pour me préparer un gagne-pain, je veux une instruction complète. Voilà ce qui me jette dans toutes sortes de recherches et me forcera, quand je sortirai de l'École, à étudier en outre les sciences sociales, l'économie politique et les sciences physiques; mais ce qui me coûte le plus de temps, ce sont les réflexions personnelles; pour comprendre, il faut trouver; pour croire à la philosophie, il faut la refaire soi-même, sauf à trouver ce qu'ont déjà découvert les autres.»

On s'étonne que sa santé, toujours délicate, ait pu résister à un pareil surmenage. Ses lectures étaient prodigieuses. Il dévorait Platon, Aristote, les Pères de l'Église, les scolastiques, et toutes ses lectures étaient analysées, résumées, classifiées. Bien qu'à cette époque les élèves de philosophie fussent dispensés de suivre les conférences d'histoire en seconde année, Taine non seulement les suivait, mais encore apportait à M. Filon un travail approfondi sur les Décrets du Concile de Trente. Possédant déjà à fond l'anglais, il s'était mis avec ardeur à l'allemand, pour lire Hegel dans le texte. Dans ses délassements mêmes, l'étude et la réflexion avaient leur part. En causant avec ses camarades, il analysait leur caractère et leur manière de penser; «il nous exprimait comme des oranges», m'a dit l'un d'eux. Il faisait de fréquentes visites à l'infirmerie, où il avait l'autorisation de prendre ses repas le vendredi, étant dispensé du maigre pour raison de santé; mais c'était surtout pour y retrouver deux philosophes qui y avaient élu domicile: Challemel-Lacour et Charaux, l'un, libre-penseur et républicain fougueux, l'autre, croyant candide et paisible; ou pour y soutenir des discussions courtoises avec l'abbé Gratry, aumônier de l'École, ou pour y causer avec le jeune médecin, M. Guéneau de Mussy. Passionné pour la musique, il passait ses matinées du dimanche à exécuter des trios avec Rieder et Quinot, qui tenaient le violon et le violoncelle pendant que lui-même était au piano. Il avait déjà pour Beethoven cet enthousiasme religieux qui lui a inspiré les admirables pages par lesquelles se termine Thomas Graindorge. Il retrouvait dans les sonates de Beethoven cette puissance de construction qui était à ses yeux la marque suprême du génie. «C'est beau comme un syllogisme», s'écriait-il après avoir joué une sonate. Enfin, quand il allait retrouver sa mère et ses soeurs, qui étaient restées à Paris, il arrivait tout rempli de ses lectures et de ses pensées et leur donnait de véritables leçons, soit sur la philosophie, soit sur la littérature, en particulier sur les trois écrivains qui étaient alors et qui sont restés depuis ses auteurs de prédilection: Stendhal, Balzac et Musset.

Ses rares qualités d'esprit, sa prodigieuse ardeur au travail, avaient mis Taine hors de pair. Ses professeurs de seconde et de troisième année, MM. Deschanel, Géruzez, Berger, Havet, Filon, Saisset, Simon, étaient unanimes à louer (je me sers de leurs propres expressions), l'élévation, la force, la vigueur, la pénétration, la netteté, la souplesse, la fertilité de son esprit, la forme toujours littéraire de ses travaux, son talent d'exposition, l'autorité de sa parole, son élocution facile et brillante. Ils voyaient en lui plus qu'un élève, un savant qui devait un jour faire honneur à l'École. Ils éprouvaient pour lui ce même sentiment de respect qu'il inspirait à ses camarades, et ne pouvaient s'empêcher de mêler à leurs notes sur ses devoirs, des appréciations élogieuses sur ses qualités morales, sa tenue excellente, la gravité de son caractère. Ils étaient en même temps d'accord pour critiquer chez lui un goût immodéré pour les classifications, les abstractions et les formules. L'un d'eux lui reprochait même des opinions et des habitudes de méthode et de style qui ne pouvaient convenir à un professeur de philosophie. Mais il le louait de sa docilité et il se flattait de l'avoir mis sur la bonne voie et de lui avoir enseigné la simplicité et la circonspection[15].

Le Directeur des études, M. Vacherot, à qui Taine devait rendre un si bel hommage en traçant dans ses Philosophes français le portrait de M. Paul, le jugeait dès la seconde année avec une clairvoyance vraiment prophétique, dans une note qui mérite d'être citée en entier, car elle nous montre avec quelle conscience, quelle élévation et quelle pénétration d'esprit M. Vacherot remplissait ses fonctions:

«L'élève le plus laborieux, le plus distingué que j'aie connu à l'École. Instruction prodigieuse pour son âge. Ardeur et avidité de connaissances dont je n'ai pas vu d'exemple. Esprit remarquable par la rapidité de conception, la finesse, la subtilité, la force de pensée. Seulement comprend, conçoit, juge et formule trop vite. Aime trop les formules et les définitions auxquelles il sacrifie trop souvent la réalité, sans s'en douter il est vrai, car il est d'une parfaite sincérité. Taine sera un professeur très distingué, mais de plus et surtout un savant de premier ordre, si sa santé lui permet de fournir une longue carrière. Avec une grande douceur de caractère et des formes très aimables, une fermeté d'esprit indomptable, au point que personne n'exerce d'influence sur sa pensée. Du reste, il n'est pas de ce monde. La devise de Spinoza sera la sienne: Vivre pour penser. Conduite, tenue excellente. Quant à la moralité, je crois cette nature d'élite et d'exception, étrangère à toute autre passion qu'à celle du vrai. Elle a ceci de propre qu'elle est à l'abri même de la tentation. Cet élève est le premier, à une grande distance, dans toutes les conférences et dans tous les examens.»

Celui qui savait ainsi connaître et comprendre les jeunes gens confiés à ses soins, était plus qu'un directeur d'études, c'était un directeur d'âmes. Aussi l'abbé Gratry voyait-il avec jalousie l'ascendant qu'il avait pris sur les élèves. On sait l'issue de la lutte. M. Vacherot fut mis en disponibilité le 29 juin 1851. Quelques semaines plus tard, Taine subissait à son tour un douloureux échec causé par l'ensemble exceptionnel de qualités et de défauts qui faisait sa rare originalité et que M. Vacherot avait si admirablement analysé.

Au mois d'août 1851, il se présentait à l'agrégation de philosophie avec ses camarades Édouard de Suckau, un de ses meilleurs amis, et Cambier, qui abandonna peu après l'Université pour devenir missionnaire en Chine, où il périt martyr en 1866. Le jury était présidé par M. Portalis, un honorable magistrat, et composé de MM. Bénard, Franck, Garnier, Gibon et l'abbé Noirot. Taine fut déclaré admissible avec cinq autres concurrents; mais deux candidats seuls furent définitivement reçus: son ami Suckau, et Aubé, qui était de la promotion de 1847. L'étonnement, je dirais presque le scandale, fut grand. La réputation du jeune philosophe avait franchi les murs de l'École. Tout le monde lui décernait d'avance la première place. On attribua son échec, non à l'insuccès de ses épreuves, mais à une exclusion motivée par ses doctrines. Des légendes se formèrent. Beaucoup de gens crurent et répétèrent que c'était M. Cousin qui présidait le jury et qu'il avait dit de Taine: «Il faut le recevoir premier ou le refuser; or il serait scandaleux de le recevoir premier.» On rejeta aussi sur son concurrent Aubé la responsabilité de son échec. Après une leçon de Taine sur le Traité de la connaissance de Dieu, de Bossuet, Aubé, chargé d'argumenter contre lui, l'aurait perfidement pressé de dire son avis sur la valeur des preuves classiques de l'existence de Dieu. L'embarras et finalement le silence de Taine auraient entraîné sa condamnation.

Ce qui confirma tous les soupçons, c'est que le rapport de M. Portalis fut le seul des rapports des présidents des jurys d'agrégation qui ne fut pas publié. Une note de la Revue de l'instruction publique annonça qu'il était fort long, et, qu'en tout état de cause, la première partie seule serait rendue publique[16]. Il n'est pas sans intérêt de rétablir sur ces divers points l'exacte vérité. Non seulement M. Cousin n'était pour rien dans l'échec de Taine, mais il s'en montra fort mécontent. Il était assez clairvoyant pour pressentir qu'une réaction se préparait contre l'éclectisme et pour deviner un redoutable adversaire dans ce jeune homme aussi absorbé dans ses spéculations qu'avaient pu l'être Descartes ou Spinoza. M. Aubé, malgré la malice trop réelle de ses questions, n'avait pas davantage causé l'échec de son camarade, car Taine avait eu la note maximum 20 pour sa leçon et son argumentation sur Bossuet. La vérité est que ses juges avaient sincèrement trouvé ses idées déraisonnables, sa manière d'écrire et sa méthode d'exposition sèches et fatigantes. Ils le déclarèrent non seulement incapable d'enseigner la philosophie, mais même peu fait pour réussir dans un concours d'agrégation.

Il est permis de penser que les appréciations de MM. Vacherot, Simon et Saisset témoignaient de plus de perspicacité; mais à une époque où M. Cousin croyait avoir donné à la pensée humaine sa Charte définitive, et où la forme nécessaire de l'enseignement philosophique paraissait être le développement oratoire d'affirmations religieuses et morales dites vérités de sens commun, on ne doit pas s'étonner si un esprit qui se déclarait lui-même «desséché et durci par plusieurs années d'abstractions et de syllogismes», parut impropre à l'enseignement de la philosophie. Aux épreuves écrites il avait eu à traiter le sujet suivant de philosophie doctrinale: «Des facultés de l'âme.—Démonstration de la liberté.—Du moi, de son identité, de son unité.» Il était difficile pour lui de tomber plus mal. Incapable d'affirmer ce qu'il ne croyait pas vrai, il a dû scandaliser ses juges ou leur paraître très obscur. En tout cas, il ne leur a pas fourni les démonstrations péremptoires qu'ils réclamaient. Le sujet d'histoire de la philosophie était: «Socrate d'après Xénophon et Platon.» Ici nous pouvons dire presque avec certitude, grâce à un travail d'école, quelle idée il a développée: c'est que Xénophon était condamné à l'inexactitude par son infériorité et Platon par sa supériorité, si bien que nous ne connaissons pas Socrate. Cette composition ne fut pas goûtée plus que l'autre par la majorité du jury, et sans M. Bénard, son ancien professeur de Bourbon, qui fit relever ses notes, il n'aurait pas été déclaré admissible. Aux épreuves orales, sa première leçon semblait devoir le sauver; la seconde le perdit. Il avait à exposer le plan d'une morale. Il oublia complètement les leçons de circonspection que lui avait données M. J. Simon et il prit comme thème les propositions hardies de Spinoza: «Plus quelqu'un s'efforce de conserver son être, plus il a de vertu; plus une chose agit, plus elle est parfaite.» Être le plus possible, telle fut la formule générale que Taine proposa comme la règle du devoir. On imagine aisément de quelle manière il développa cette pensée, car on retrouve ces développements dans sa Littérature anglaise et dans sa Philosophie de l'Art. Mais on imagine aisément aussi la stupeur de ses juges. La leçon fut déclarée par eux «absurde»[17]. Taine fut refusé, et on lui conseilla charitablement de ne pas persister à viser l'agrégation de philosophie.

Il n'était pas seul condamné d'ailleurs. L'agrégation de philosophie fut supprimée quatre mois plus tard, et je soupçonne les épreuves de Taine et le rapport secret de M. Portalis d'avoir été pour quelque chose dans cette suppression. Le jury d'ailleurs se cacha si peu d'avoir tenu compte dans sa décision de la question de doctrine que, deux ans plus tard, à la soutenance de doctorat de Taine, M. Garnier exprima le regret d'avoir retrouvé dans sa thèse française les idées philosophiques qui l'avaient fait échouer à l'agrégation.

Il n'était pas au bout de ses peines. Ici encore je rencontre une légende, fort jolie du reste, et qui contient une part de vérité; mais de cette vérité idéale qui ramasse en un seul fait, inexact en lui-même, une série d'événements, et qui résume en un mot, apocryphe comme presque tous les mots historiques, toute une situation. On a souvent raconté que Taine, après son échec, avait été nommé suppléant de sixième au collège de Toulon, et qu'il avait donné sa démission au ministre par ces simples mots: «Pourquoi pas au bagne?» En 1851, les professeurs ne correspondaient pas dans ce style avec les ministres et Taine moins que tout autre; mais il n'en est pas moins vrai que l'Université, pendant cette triste année 1851-1852, ressembla quelque peu à un bagne et que plusieurs normaliens, qui pourtant lui étaient profondément attachés, furent contraints de s'en évader. De ce nombre fut Taine. L'histoire de ses tribulations est bonne à raconter, ne fût-ce que pour faire apprécier aux Français d'aujourd'hui les libertés dont ils jouissent.

Le ministre de l'Instruction publique, M. Dombidau de Crouseilhes, ne paraît pas avoir jugé le candidat malheureux aussi sévèrement que le jury, car il le pourvut d'un poste de philosophie. Chargé, le 6 octobre 1851, à titre provisoire, du cours de philosophie au collège de Toulon, Taine n'eut pas à occuper ce poste; il désirait ne pas s'éloigner autant de sa mère, et il fut transféré le 13 octobre comme suppléant à Nevers. Il était plein d'enthousiasme pour ses nouvelles fonctions: «Quelle est, écrivait-il à Paradol (5 février 1852), la meilleure position pour s'occuper de littérature et de science? À mon avis, c'est l'Université… C'est une bonne chose pour apprendre que d'enseigner… Le seul moyen d'inventer, c'est de vivre sans cesse dans sa science spéciale. Si j'ai pris le métier de professeur, c'est parce que j'ai cru que c'était la plus sûre voie pour devenir savant. Les meilleurs livres de notre temps ont eu pour matière première un cours public.» Il trouvait même que la solitude et la monotonie de la vie de province avaient leurs avantages en vous imposant «la nécessité de penser toujours pour ne pas mourir d'ennui». Pourtant ce brusque éloignement de sa famille, de ses amis, de Paris, de cette École normale qu'il appelait «la chère patrie de l'intelligence[18]», lui fut cruel. «J'ai été gâté par l'École, écrivait-il à Paradol, le 30 octobre 1851, nous ne la retrouverons nulle part. Je suis comme mort. Plus de conversations ni de pensées… Éloigné de l'École, je languis loin de la liberté et de la science.»

Ce fut bien pis un mois plus tard, quand le coup d'État du 2 décembre eut été consommé. Tous les professeurs de l'Université étaient devenus des suspects. Un grand nombre étaient mis en disponibilité ou révoqués, d'autres prenaient les devants et donnaient leur démission. Taine démontra à Paradol, qui voulait suivre ce dernier parti, qu'après le plébiscite du 10 décembre, l'acceptation silencieuse du nouveau régime était un devoir. Le suffrage universel était la seule base du droit politique en France; lui résister, c'était faire un acte insurrectionnel, un coup d'État. «Le dernier butor, écrit-il le 10 janvier 1852, a le droit de disposer de son champ et de sa propriété privée, et pareillement une nation d'imbéciles a le droit de disposer d'elle-même, c'est-à-dire de la propriété publique. Ou niez la souveraineté de la volonté humaine, et toute la nature du droit public, ou obéissez au suffrage universel.» Il ajoute, il est vrai: «Remarque pourtant qu'il y a des restrictions à cela, que je les faisais déjà auparavant contre toi, et que je refusais à la majorité le droit de tout faire que tu lui accordais. C'est qu'il y a des choses qui sont en dehors du pacte social, qui, partant, sont en dehors de la propriété publique et échappent ainsi à la décision du public… Par exemple, la liberté de conscience et tout ce qu'on appelle les droits et les devoirs antérieurs à la société[19].» C'est au nom de ces droits et de ces devoirs qu'il résista quand on demanda aux universitaires plus que leur soumission, leur approbation. À Nevers, on leur fit signer la déclaration suivante: «Nous, soussignés, déclarons adhérer aux mesures prises par M. le Président de la République le 2 décembre, et lui offrons l'expression de notre reconnaissance et de notre respectueux dévouement», Taine seul refusa de donner sa signature, faisant observer que comme suppléant il n'était chargé de remplacer le titulaire que dans son enseignement, et que d'ailleurs, comme professeur de morale, il ne lui appartenait pas d'approuver un acte qui impliquait un parjure. Il fut noté comme révolutionnaire et peu après accusé d'avoir fait en classe l'éloge de Danton[20]. Malgré l'attitude en apparence bienveillante du recteur, ecclésiastique fort timoré, malgré le succès de Taine comme professeur et l'attachement de ses élèves, qui firent une pétition pour son maintien à Nevers, il fut le 29 mars transféré en rhétorique au lycée de Poitiers, avec un avertissement sévère de M. Fortoul d'avoir à veiller sur ses discours et sa conduite. Mais le lycée de Poitiers était alors étroitement surveillé par l'évoque, monseigneur Pie. Hémardinquer avait déjà dû quitter la rhétorique parce qu'il était juif. Taine ne fut pas plus heureux. Il eut beau accepter avec docilité la situation qui lui était faite, s'interdire toute conversation politique et même la lecture des journaux, paraître deux fois aux offices du mois de Marie pour y écouter une cantatrice parisienne, corriger le discours qu'un élève devait adresser à monseigneur Pie, s'abstenir de donner aucun sujet de devoir qui ne fût pas pris dans le XVIIe siècle ou l'antiquité, réfuter l'École des femmes, lire à ses élèves le Traité de Bossuet sur la Concupiscence, et leur interdire, par ordre du recteur, la lecture des Provinciales[21], il restait mal noté, et le 25 septembre 1852, il était chargé de suppléer le professeur de sixième du lycée de Besançon. Cette fois, la mesure était comble. Il demanda un congé qui lui fut accordé avec empressement dès le 9 octobre et qui fut renouvelé d'année en année jusqu'à la fin de son engagement décennal.

Pendant cette pénible année, Taine n'eut d'autre refuge, d'autre consolation que le travail et l'amitié. Il entretenait une correspondance active avec sa mère, avec Suckau, avec Planat, avec Paradol: «La solitude, écrit-il à ce dernier (11 décembre 1851), augmente l'amitié. Il me semble que je pense maintenant à vous avec un souvenir plus tendre… Les idées sont abstraites; on ne s'y élève que par un effort. Quelque belles qu'elles soient, elles ne suffisent pas au coeur de l'homme… Rien ne me touche plus que de lire les amitiés de l'antiquité. Marc-Aurèle est mon catéchisme, c'est nous-mêmes.»

Mais les amis étaient loin, les correspondants parfois négligents. Le travail seul était le compagnon de toutes les heures, le consolateur de la solitude et de tous les déboires. Comme à l'École, Taine fait marcher de front les devoirs professionnels et les études personnelles. Il rédige tous ses cours et commence ses thèses. Il écrit dès le 30 octobre: «Je travaille deux heures chaque matin pour ma classe qui se fait à huit heures. Il me reste sept heures par jour, plus les jeudis et les dimanches, pour les études personnelles. J'ai commencé de longues recherches sur les sensations. C'est là qu'on voit le plus nettement l'union de l'âme et du corps. Ce sera ma thèse, si on ne veut pas une exposition de la logique de Hegel.» L'attentat du 2 décembre ne ralentit pas son ardeur au travail ni n'ébranla sa foi dans la science: «Je déteste le vol et l'assassinat, écrit-il le 11 décembre, que ce soit le peuple ou le pouvoir qui les commette. Taisons-nous, obéissons, vivons dans la science. Nos enfants, plus heureux, auront peut-être les deux biens ensemble, la science et la liberté… Il faut attendre, travailler, écrire. Comme disait Socrate, nous seuls nous occupons de la vraie politique, la politique étant la science. Les autres ne sont que des commis et des faiseurs d'affaires.» Il apprend que l'agrégation de philosophie est supprimée; aussitôt il se met à préparer celle des Lettres, à faire des vers latins et des thèmes grecs: «Desséché et durci par plusieurs années d'abstractions et de syllogismes, où retrouverai-je le style, les grâces latines et les élégances grecques nécessaires pour ne pas être submergé par quatre-vingts concurrents… Je vais repiocher mon sol en jachère, tu sais comme et avec quels coups. Si j'ai la même fortune que l'an dernier, comme il est probable, ma volonté en sera innocente; je ferai tout pour surnager. Que Cicéron me soit en aide!» Pour assouplir son esprit et son style et reprendre le sens des choses réelles, il se met à noter ce qu'il voit, à recueillir des traits de moeurs et de caractères; il s'exerce à des descriptions de nature. Le 10 avril 1852, paraît le décret qui exige trois ans de stage après l'École normale pour pouvoir se présenter à l'agrégation, mais fait compter le doctorat ès-lettres pour deux années de service. Sans perdre une minute il se remet à ses thèses[22]; le 8 juin, elles étaient terminées et expédiées à Paris, et il espère être reçu docteur en août. S'il a pu rédiger ses thèses avec une si prodigieuse rapidité, c'est parce qu'il n'a pas cessé de les méditer tout en faisant ses cours et en préparant son agrégation. «Je me présente à nos inquisiteurs patentés de Sorbonne, écrit-il le 2 juin 1852, et d'ici à huit jours, j'expédierai cent cinquante pages de prose française et un grand thème latin à M. Garnier. Mes Sensations sont au net, mais mes phrases cicéroniennes ne sont encore qu'en brouillon. Pourquoi ai-je été si vite? Parce que nos seigneurs et maîtres mettront un mois et plus pour me donner l'autorisation d'imprimer, et que l'impression durera trois semaines. Te dire avec quel tour de reins il a fallu piocher pour arracher à mon cerveau ce chardon psychologique, et cela en six semaines de temps, est impossible. Encore en ce moment les sensations, les conceptions, les représentations, les illusions et tout le bataillon des on me danse dans la tête, et je suis ahuri et étourdi comme un chien de chasse après une course au cerf de trente-six heures. Mais ce système est bon, et je pense qu'on ne fait jamais si bien une chose que quand, après l'avoir méditée longtemps, on l'écrit sans désemparer».

Il avait pendant ces quelques mois vu se préciser dans son esprit les idées maîtresses dont son oeuvre entière ne sera que le développement. Tout d'abord, il s'était plongé dans la lecture des philosophes allemands, de la Logique et de la Philosophie de l'histoire de Hegel: «J'essaie de me consoler du présent en lisant les Allemands, écrit-il le 24 mars 1852 à M. Havet. Ils sont par rapport à nous ce qu'était l'Angleterre par rapport à la France au temps de Voltaire. J'y trouve des idées à défrayer tout un siècle, et si ce n'étaient mes inquiétudes au sujet de l'agrégation, je trouverais un repos et une occupation suffisants dans la compagnie de ces grandes pensées.» Mais son solide cerveau devait résister à toutes les fumées de cette ivresse métaphysique: plus il lisait Hegel, plus il reconnaissait ce que son système avait de vague et d'hypothétique[23]; et le courant naturel de son esprit, plus fort que toutes les influences extérieures, l'emportait d'un tout autre côté.

Dans son enseignement, il alliait la psychologie à la physiologie, et le 30 décembre 1854 il écrivait à Paradol: «La psychologie vraie et libre est une science magnifique sur qui se fonde la philosophie de l'histoire, qui vivifie la physiologie et ouvre la métaphysique. J'y ai trouvé beaucoup de choses depuis trois mois… jamais je n'avais tant marché en philosophie.» Le 1er août 1852, il envoie à Paradol le plan d'un Mémoire sur la Connaissance, où nous trouvons indiquées les idées fondamentales du livre de l'Intelligence écrit seize ans plus tard. «Tu y verras entre autres choses la preuve que l'intelligence ne peut jamais avoir pour objet que le moi étendu sentant, qu'elle en est aussi inséparable que la force vitale l'est de la matière, etc.; plus une théorie sur la faculté unique qui distingue l'homme des animaux, l'abstraction, et qui est la cause de la religion, de la société, de l'art et du langage; et enfin là dedans les principes d'une philosophie de l'histoire.» Le livre sur l'Intelligence n'est pas autre chose que le remaniement vingt fois pris et repris de sa thèse de 1852 sur les Sensations et de ce Mémoire sur la Connaissance. Nous y voyons, ainsi que dans les Philosophes français, la psychologie présentée comme la préface d'une métaphysique logique et scientifique que Taine a plus d'une fois rêvé d'écrire. Le 24 juin 1852, nous lisons dans une autre lettre: «Je rumine de plus en plus cette grande pâtée philosophique dont je t'ai touché un mot et qui consisterait à faire de l'histoire une science, en lui donnant comme au monde organique une anatomie et une physiologie.» N'avons-nous pas là en une ligne le résumé de l'introduction à l'Histoire de la Littérature anglaise et l'idée fondamentale qui a inspiré tous les écrits de Taine sur l'histoire, l'art et la littérature?

Malheureusement il se trompait bien en croyant que ces idées, qui lui paraissaient si simples, pourraient obtenir le visa de ceux qu'il appelait irrévéremment «les inquisiteurs patentés de la Sorbonne». Dans sa candeur il se croyait garanti par le règlement du doctorat qui déclare que la Faculté ne répond pas des opinions des candidats, et par le bon accueil fait à la thèse fort hardie, dans le sens théocratique, de M. Hatzfeld[24]. Dès le 15 juillet, M. Garnier lui faisait savoir que les conclusions de sa thèse sur les Sensations empêchaient la Sorbonne de l'accepter. Il avait bien pris pour point de départ l'[Grec: entelecheia] d'Aristote, et s'était mis à l'abri de ce grand nom; mais il s'était posé en adversaire de Reid et avait édifié toute une théorie des rapports du système nerveux et du moi, qui, sans être précisément matérialiste, n'était guère orthodoxe[25]. Cette rude déconvenue ne le troubla que quelques jours. Il met de côté pour des temps meilleurs les syllogismes qu'il contemplait «dans une clarté éblouissante», et le 1er août le plan de sa thèse sur La Fontaine est déjà tracé: «Je vais proposer à M. Leclerc, dit-il à Paradol, une thèse sur les Fables de La Fontaine; il me semble qu'on peut dire là-dessus beaucoup de choses neuves, l'opposer aux autres fabulistes qui ne veulent que prouver une maxime; la fable devenue drame, épopée, étude de caractères, caractère du roi, des grands seigneurs, etc.; opposer le génie de La Fontaine, grec et flamand, à celui du siècle.» Là-dessus il partit pour Paris où l'attendait une nomination qui équivalait à une révocation.

Ainsi trempé pour la lutte par la longue habitude de l'effort et de la méditation solitaires et par une série de déboires stoïquement supportés; ainsi armé de tout un arsenal de connaissances précises, patiemment accumulées depuis des années; ayant déjà dans l'esprit, sinon la formule, du moins la conception très nette des idées génératrices de son oeuvre entière, Taine se trouvait brusquement rejeté hors de l'Université et obligé de se vouer à la carrière d'homme de lettres. Si M. Fortoul priva l'Université d'un admirable professeur, il faut reconnaître qu'il rendit à Taine un signalé service en le délivrant de liens professionnels qui eussent entravé le libre essor de son génie, ou du moins restreint le nombre et la variété de ses travaux. Mais Taine regretta l'enseignement et resta si persuadé des services qu'il rend au professeur lui-même en l'obligeant à trouver les voies les plus sûres et les plus directes pour faire pénétrer ses idées dans d'autres cerveaux, qu'il se chargea, dès qu'il fut à Paris, d'un cours dans l'institution Carré-Demailly, moins en vue du maigre traitement qu'il recevait, qu'à cause du profit intellectuel qu'il trouvait à enseigner. Plus tard, sa nomination de professeur à l'École des beaux-arts fut une des grandes joies de sa vie.

En rentrant à Paris, il ne retrouvait pas sa famille. Sa soeur aînée était mariée au docteur Letorsay. Sa mère et sa soeur cadette étaient retournées à Vouziers. Elles ne purent venir le rejoindre qu'un an plus tard. Taine vécut seul, dans des hôtels garnis, d'abord rue Servandoni, puis rue Mazarine. Il prenait ses repas dans un restaurant de la rue Saint-Sulpice, fréquenté par des ecclésiastiques, ne voyait presque personne et travaillait avec acharnement.

En quelques mois ses deux thèses, le De Personis platonicis et l'Essai sur les Fables de La Fontaine étaient achevées, et le 30 mai 1853, il était reçu docteur à l'unanimité après une brillante soutenance. M. Wallon lui avait bien reproché de pousser trop loin son admiration pour la morale antique et de méconnaître la nouveauté et la supériorité du christianisme; M. Garnier avait découvert dans l'Essai sur La Fontaine un venin philosophique caché; M. Saint-Marc-Girardin avait pris contre le candidat la défense des hommes et des bêtes, de Louis XIV et du lion également calomniés; mais on avait été unanime à louer la grâce de ces portraits athéniens que l'on devait retrouver plus tard dans le délicieux article sur les Jeunes gens de Platon, une latinité exquise s'élevant par endroits jusqu'à l'éloquence, la souplesse de talent que révélait la thèse française et qui promettait à la fois un historien, un critique littéraire et un moraliste satirique. Cette soutenance du doctorat fut le dernier acte de la vie universitaire de Taine. Sa vie de savant et d'homme de lettres allait commencer.

II

LES ANNÉES DE MAITRISE

À peine ses thèses déposées à la Sorbonne, Taine, «avec cette fertilité d'esprit et cette extrême facilité qui étaient jointes chez lui à une extraordinaire opiniâtreté dans le travail[26]», s'était mis à composer pour un concours de l'Académie française un Essai sur Tite-Live. Il faisait connaître une face nouvelle de sa précoce érudition; il se montrait aussi versé dans l'histoire romaine, aussi familier avec Polybe, Denys d'Halicarnasse, Niebuhr, Beaufort, Montesquieu et Machiavel, que dans son La Fontaine il s'était montré versé dans l'histoire du XVIIe siècle et familier avec Saint-Simon et La Bruyère. Le 31 décembre 1853, son Tite-Live était déposé à l'Institut. M. Guizot fut chargé du rapport et recommanda chaleureusement son jeune ami aux suffrages de l'Académie. Mais ses conclusions rencontrèrent une vive résistance. On trouvait à reprendre dans l'Essai sur Tite-Live un ton trop peu respectueux à l'égard des grands hommes, trop de goût pour l'école historique moderne, pour Michelet en particulier et pour Niebuhr; et surtout on ne pouvait admettre cette phrase sur Bossuet: «Il résumait l'histoire avec un grand sens et dans un grand style, mais pour un enfant et la parcourait à pas précipités»[27]. Ce pour un enfant fut le tarte à la crème de l'Académie. Après de vives discussions, le concours fut prorogé à l'année 1855. Taine corrigea les passages incriminés, supprima «pour un enfant» et fut couronné. Le rapport très élogieux de M. Villemain, tout en regrettant que le candidat n'eût pas été assez sensible aux mérites littéraires de Tite-Live, le félicitait de «ce noble et savant début» et souhaitait «de tels maîtres à la jeunesse des nos Écoles». L'Académie, oublieuse de ses propres scrupules d'antan, trouvait piquant de protester discrètement contre les rigueurs de M. Fourtoul; mais une surprise l'attendait. En 1856, l'Essai sur Tite-Live paraissait avec une préface d'une demi-page débutant par ces lignes: «L'homme, dit Spinoza, n'est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout, et les mouvements de l'automate spirituel qui est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris.» L'Académie s'était réjouie de la docilité de son lauréat, et voilà qu'elle se trouvait avoir couronné, non un livre de critique littéraire, mais un traité de philosophie déterministe. Elle en éprouva, non sans raison, quelque dépit, et elle devait, dix ans plus tard, le faire sentir à l'auteur de l'Histoire de la Littérature anglaise.

Après avoir vécu pendant six ans dans une tension cérébrale continue, et fourni coup sur coup une telle succession d'efforts intellectuels, au commencement de 1854, Taine tomba épuisé. Il éprouva une de ces incapacités de travail dont il eut souvent à souffrir dans la suite, en particulier, en 1857 et en 1863. Il trouvait pourtant moyen d'utiliser ces périodes de repos obligatoire et de les faire servir au plan général d'études tracé en 1848. Tout d'abord il se faisait faire des lectures, et c'est ainsi qu'il s'occupa pour la première fois de la Révolution française en se faisant lire l'ouvrage de Buchez et Roux. Il y fut surtout frappé de la médiocrité intellectuelle des hommes les plus fameux de la période révolutionnaire et se dit qu'il y avait là un problème historique intéressant à étudier. Il acquérait des connaissances physiologiques en suivant des cours de médecine, en particulier d'anatomie et de médecine mentale, pour donner à ses recherches de psychologie une solide base scientifique. Grâce à son admirable mémoire et à l'habitude de classer immédiatement les faits et les idées, il complétait ainsi sans effort son instruction en écoutant des cours ou en causant avec son cousin, l'éminent aliéniste Baillarger, et avec son beau-frère. En 1854, il séjourna longtemps à Orsay, chez ce dernier, l'accompagnant dans ses visites médicales, et recueillant des observations sur la campagne et les paysans. Dans cette même année 1854 on l'envoya pour sa santé aux eaux des Pyrénées. M. Hachette, qui cherchait à attirer à lui les jeunes universitaires de talent, qui avait favorisé les débuts de deux camarades de Taine, Libert[28] et Paradol, qui avait recruté dans les récentes promotions de l'École normale toute une élite de collaborateurs pour sa Revue de l'Instruction publique[29], eut l'idée de lui demander d'écrire un Guide aux Pyrénées. Taine rapporta de son voyage un livre qui ne ressemblait guère à un guide, et qui était un mélange original de puissantes descriptions de nature, d'amusants croquis de moeurs rurales, d'observations satiriques sur la société des villes d'eaux, de souvenirs historiques racontés avec une verve pittoresque. De plus, sous le voyageur érudit, observateur et humoriste, on voyait partout percer le philosophe dont la forte pensée affleurait à chaque page comme la roche au milieu des gazons des vallées pyrénéennes, et qui cherchait dans le sol, la lumière, la végétation, les animaux et les hommes, la force unique dont l'univers entier n'est que la manifestation infiniment variée. Le volume parut en 1855 avec de charmantes illustrations de Gustave Doré.

Cette année 1854 est une date importante dans la vie de Taine. Le repos auquel il fut contraint, l'obligation de se mêler aux hommes, de se promener, de voyager, l'arrachèrent à sa vie claustrale et à son travail solitaire pour le mettre en contact plus direct avec la réalité. Sa méthode d'exposition philosophique s'était modifiée pendant cette année d'observation de la vie réelle. Au lieu du procédé déductif qui part du fait le plus général ou de l'idée la plus abstraite pour en suivre de degré en degré les conséquences et les réalisations concrètes, il procédera dorénavant en sens inverse et par induction; il prendra la réalité pour point de départ et remontera par groupements successifs de faits jusqu'aux faits les plus généraux et aux idées directrices. Les conceptions a priori n'auront plus de place dans sa méthode que comme procédé d'investigation, au même titre que l'hypothèse dans les sciences. Rien de plus instructif à cet égard que la comparaison de sa thèse française avec le volume intitulé: La Fontaine et ses Fables, qui parut en 1860 et qui en est le remaniement. La théorie sur la Fable poétique qui formait en 1853 le premier chapitre devient en 1860 le dernier. Une introduction toute nouvelle sur l'esprit gaulois, le sol, la race, sur la personne et la vie de La Fontaine prend la place de cette théorie et est destinée à expliquer l'oeuvre. Enfin, au lieu d'une conclusion abstraite et vague sur le beau, nous avons une conclusion très concrète et précise sur les circonstances historiques qui ont favorisé l'éclosion des divers génies poétiques. De même l'Essai sur les sensations sous sa première forme partait du moi, de [Grec: entelecheia] pour aboutir à l'impression sensible; dans l'Intelligence, Taine partira des sensations les plus ordinaires pour s'élever par des généralisations de plus en plus étendues à la loi et à la cause, et enfin jusqu'au point où l'être même s'identifie avec l'idée. Avec sa méthode, son style se modifiait aussi. Sa thèse se ressentait encore des souvenirs de collège et d'école, des élégances apprêtées des devoirs de rhétorique; il y avait encore dans l'Essai sur Tite-Live quelque chose de raide, de froid et d'abstrait. Avec le Voyage aux Pyrénées le style de Taine devient vivant et coloré; son oeil se montre extraordinairement sensible à toutes les apparences extérieures des choses; il s'applique à les rendre dans tout leur relief, et il recouvre la logique de ses raisonnements d'un brillant manteau d'images. Ses carnets de notes, où autrefois tout était classé par idées abstraites, deviennent des recueils d'impressions visuelles, d'observations de caractères et de moeurs, rendues avec une intensité parfois excessive. Mais en même temps il est fidèle à ses habitudes d'ordre méthodique et de construction régulière. Son imagination est mise au service de sa logique et c'est par des procédés de développement oratoire qu'il cherche à donner du mouvement et de l'animation à ses classifications progressives. On reconnaîtra toujours en lui l'homme qui avait éprouvé ses premières sensations littéraires en lisant Guizot et Jouffroy, et qui eut un culte pour Macaulay. «Ma forme d'esprit, dit une note écrite le 18 février 1862, est française et latine; classer les idées en files régulières, avec progression, à la façon des naturalistes, selon les règles des idéologues, bref oratoirement… Je me souviens fort bien qu'à dix où onze ans, chez ma grand'mère, je lisais avec intérêt une discussion de je ne sais plus qui sur le Paradis perdu. de Milton. C'était un critique du XVIIIe siècle, qui démontrait, réfutait en partant des principes. L'histoire de la civilisation de Guizot, les cours de Jouffroy m'ont donné la première grande sensation de plaisir littéraire, à cause des classifications progressives. Mon effort est d'atteindre l'essence, comme disent les Allemands, non de primesaut, mais par une grande route, unie, carrossable. Remplacer l'intuition (Insight), l'abstraction subite (Vernunft), par l'analyse oratoire; mais cette route est dure à creuser.» Il est deux dons de l'artiste et de l'écrivain qu'il admirait par-dessus tous les autres et qu'il regretta toujours de ne pas posséder: l'art de raconter et celui de créer des personnages vivants et agissants. Il mettait au premier rang l'art du romancier. Il essaya même d'écrire un roman, mais s'arrêta au bout de quatre-vingt-dix pages, s'apercevant que son roman n'était que de l'analyse psychologique personnelle. Aussi disait-il avec une modestie excessive: «J'ai vu de trop près les vrais artistes, les têtes fécondes, capables d'enfanter des figures vivantes, pour admettre que j'en sois un[30].»

En même temps que ce changement se produisait dans sa manière d'écrire et dans sa méthode d'exposition, sa vie même devenait moins concentrée et moins solitaire. Il s'était installé avec sa mère et sa soeur dans l'île Saint-Louis. Il avait retrouvé à Paris, Planat, Paradol, About qui revenait de Grèce plus exubérant de vie et plus étincelant d'esprit que jamais; il faisait la connaissance de Renan et par Renan celle de Sainte-Beuve; il entretenait des relations amicales avec M. E. Havet qui avait été trois mois son professeur à l'École normale, et qui lui témoignait le plus affectueux intérêt; Gustave Doré et Planat l'avaient mis en relation avec des artistes; il continuait ses études de médecine et de physiologie: il s'entretenait avec Franz Woepke[31] de philologie et de mathématiques. Ceux qui l'ont connu pendant les années 1855-1856 nous le représentent comme plein de verve et de gaieté, recherchant, non le grand monde, mais la société de camarades intelligents, avec qui il pouvait causer, discuter librement comme autrefois dans la maison de la rue d'Ulm, se détendre après les heures de travail. Ces années 1855-1856 furent des années d'activité féconde et joyeuse où Taine sentait son talent s'affermir de jour en jour. Il débute le 1er février 1855 dans la presse périodique par un article sur La Bruyère donné à la Revue de l'Instruction publique. Il publie dans cette Revue dix-sept articles en 1855, vingt en 1856, sur les sujets les plus divers, passant de La Rochefoucauld à Washington et de Ménandre à Macaulay. Le 1er août 1855, il commence à la Revue des Deux Mondes, par un article sur Jean Reynaud, une collaboration qui devait continuer jusqu'à sa mort. Le 3 juillet 1856 paraissait son premier article au Journal des Débats, sur Saint-Simon, et à partir de 1857, il devint un des collaborateurs assidus de ce journal.

Un esprit aussi puissant et aussi constructif que celui de Taine ne pouvait se contenter de poursuivre, par une série d'études isolées, à travers les histoires et les littératures[32], la vérification de son système sur «la race, le moment, le milieu et la faculté maîtresse», système dont il avait fait la première application rigoureuse à Tite-Live. Il avait besoin de l'adapter à un vaste ensemble de faits, d'écrire un grand chapitre d'histoire littéraire qui serait en même temps un chapitre de l'histoire du coeur humain, un essai partiel de philosophie de l'histoire, ou pour parler son langage, d'anatomie et de physiologie historiques.

Dès le 17 janvier 1856, son Histoire de la Littérature anglaise est annoncée, et à partir de cette date, les articles qui paraissent coup sur coup en 1856 dans la Revue de l'Instruction publique, et depuis 1856 dans la Revue des Deux Mondes, nous montrent l'oeuvre déjà construite tout entière dans son esprit, et son exécution poursuivie avec une régularité et une vigueur qui ne faiblissent pas un instant.

Mais avant de procéder à cette grande synthèse historique et philosophique, Taine avait à y préparer les esprits et à déblayer le terrain devant lui. Il avait un compte à régler avec l'éclectisme, qui mettait la rhétorique à la place de la science, et qui était à ses yeux la négation même de la philosophie, par cela même qu'il prétendait l'administrer et avoir seul le droit d'être enseigné[33]. Du 14 juin 1855 au 9 octobre 1856, il publia dans la Revue de l'Instruction publique une série d'articles sur les Philosophes français au XIXe siècle, articles qui parurent en volume au commencement de 1857. Sous une forme ironique jusqu'à l'irrévérence, mais aussi avec l'argumentation la plus vigoureuse et la plus pressante, il attaquait tous les principes sur lesquels reposait le spiritualisme classique. Il réhabilitait le sensualisme de Condillac en le complétant et en l'élargissant, et il terminait son livre par l'esquisse d'un système qui appliquait aux recherches psychologiques et même métaphysiques les méthodes des sciences exactes. Faut-il voir dans ce livre une oeuvre de rancune contre la doctrine au nom de laquelle il avait été naguère condamné? Il serait sans doute téméraire d'affirmer que ses déboires universitaires ne lui eussent pas laissé d'amers souvenirs; mais il était incapable de céder consciemment à des ressentiments personnels. Il considérait sincèrement l'existence d'une doctrine philosophique officielle comme une atteinte à la liberté de penser, comme un obstacle à tout progrès spéculatif. S'il donna à ces attaques une forme parfois irrespectueuse, c'est que cette doctrine lui paraissait manquer souvent de sérieux. Comme il s'agissait moins de réfuter des idées que de détruire la tyrannie d'une école et qu'il voulait se faire entendre du grand public et surtout des jeunes gens, il employait la plus redoutable des armes, l'ironie, qu'il maniait, il faut le dire, à la façon d'une catapulte plutôt que d'une fronde. Enfin, il avait vingt-sept ans, il sentait sa jeunesse et sa force et il avait besoin de les dépenser. Les Philosophes français représentent, dans la vie de M. Taine, ses folies de jeunesse. Ce fut sa manière de jeter sa gourme.

Le succès du livre fut retentissant. Taine devint célèbre du jour au lendemain. Jusque-là les seuls articles importants qui eussent été consacrés à ses écrits étaient un article d'About sur le Voyage aux Pyrénées[34], un article de Paradol[35] et deux articles de Guillaume Guizot sur le Tite-Live[36]; mais c'étaient des articles d'amis. Après les Philosophes français, les articles de Sainte-Beuve dans le Moniteur[37], de Planche dans la Revue des Deux Mondes[38], de Caro dans la Revue contemporaine[39], de Schérer dans la Bibliothèque universelle[40], nous prouvent qu'il est désormais au premier plan parmi les hommes de la nouvelle génération littéraire. Renan seul pouvait lui disputer la première place, et Caro les attaquait ensemble dans son article sur «l'Idée de Dieu dans une jeune école», article habile et éloquent, violent sous des formes courtoises, qui fut considéré comme la réponse de l'école éclectique, et fut reproduit tout entier dans le Journal général (officiel) de l'Instruction publique. Les critiques ne s'accordaient pas très bien dans leurs tentatives pour caractériser les doctrines de Taine. La presse religieuse, dans sa vieille haine contre M. Cousin, parlait du livre avec faveur; Schérer faisait de lui un pur positiviste, Planche, un panthéiste spinoziste, Caro un matérialiste. Planche prétendait qu'il exposait en rhéteur ce que Spinoza avait exposé en géomètre; Caro lui reprochait de revêtir des formules de Hegel le naturalisme de Diderot. Personne, sauf Cournault dans la Correspondance littéraire, ne paraît avoir bien saisi sa théorie sur l'identité de l'idée de cause et de l'idée de loi, ni compris que son système, loin d'être un mélange hybride de métaphysique allemande et d'idéologie française, était parfaitement cohérent, solidement construit et en partie nouveau. Tous d'ailleurs, à l'exception de Cournault, étaient d'accord pour le blâmer de vouloir appliquer des classifications, des méthodes et des formules scientifiques à la critique littéraire et à l'histoire, et pour condamner son système, tout en admirant son talent.

Taine avait une foi trop candide dans la puissance de la vérité pour aimer la polémique. Il croyait que le vrai doit triompher tôt ou tard par sa seule vertu, et que les polémiques, qui transforment les luttes de doctrines en querelles de personnes, ne font qu'obscurcir les questions. Il ne répondit aux objections que par des oeuvres nouvelles. Il publia en 1858 un volume d'Essais de critique et d'histoire, en 1860 La Fontaine et ses Fables, et une deuxième édition légèrement adoucie des Philosophes français[41]. Il poursuivit sans défaillance l'achèvement de son grand ouvrage sur la littérature anglaise jusqu'à Byron, qui parut en trois volumes in-8° à la fin de 1863.

Taine avait raison d'avoir confiance dans l'avenir. Non seulement il avait porté à l'éclectisme des coups dont celui-ci devait demeurer à jamais meurtri, mais, en dépit de toutes les résistances, ses principes de critique et ses doctrines philosophiques pénétraient peu à peu dans tous les esprits. Modifiées sans doute et atténuées, mais toujours reconnaissables, elles ont fini par prendre place parmi les idées courantes du siècle, au même titre que les vues de Kant sur le caractère subjectif des notions premières de la raison, que la conception de l'éternel devenir de Hegel ou que la théorie des trois états de Comte. Aucun écrivain n'a exercé en France dans la seconde moitié de ce siècle une influence égale à la sienne; partout, dans la philosophie, dans l'histoire, dans la critique, dans le roman, dans la poésie même, on retrouve la trace de cette influence.

À aucun moment elle ne fut plus marquée que dans les dix dernières années du second Empire. Taine était devenu presque un chef d'école; les jeunes gens allaient lui demander des directions et des conseils; il était obligé de laisser le monde usurper une petit part de son temps; Sainte-Beuve, qu'il voyait régulièrement aux fameux dîners de quinzaine du restaurant Magny, avec Renan, Schérer, Nefftzer, Robin, Berthelot, Gautier, Flaubert, Saint-Victor, les Goncourt, l'avait présenté à la princesse Mathilde en qui il trouva une admiratrice intelligente et une amie dévouée. L'air et la liberté commençaient à rentrer dans l'Université en même temps que dans le gouvernement, et Taine pouvait espérer que l'enseignement public allait lui être rouvert. En 1862, il fut candidat à la chaire de littérature de l'École polytechnique, et si M. de Loménie lui fut préféré, il s'en fallut de peu qu'il ne réussît. L'année suivante, en mars 1863, sur la présentation de M. Duruy, ministre de l'instruction publique, le maréchal Randon, ministre de la guerre, le nomma examinateur (d'histoire et d'allemand) au concours d'admission à Saint-Cyr. Le 26 octobre de l'année suivante, il remplaçait Viollet-le-Duc comme professeur d'esthétique et d'histoire de l'art à l'École des beaux-arts. Il était bien vengé des persécutions de 1851 et 1852.

Il avait cependant, à ce moment même, soulevé de nouvelles tempêtes et avait eu à subir de violentes attaques. La nomination de Renan au Collège de France et la candidature de Taine à l'École polytechnique avaient alarmé monseigneur Dupanloup. Il avait lancé, en 1863, un virulent Avertissement à la Jeunesse et aux Pères de famille, dirigé contre MM. Renan, Taine et Littré, auxquels il avait joint, bien gratuitement, l'inoffensif M. Maury. Cet avertissement était un appel peu déguisé de l'autorité ecclésiastique au bras séculier. Le bras séculier sévit en effet. Le cours de Renan fut suspendu et la nomination de Taine à Saint-Cyr, un instant rapportée, ne fut confirmée que sur l'intervention pressante de la princesse Mathilde. Au mois de décembre 1863, paraissait l'Histoire de la Littérature anglaise, précédée d'une introduction où se trouvait exposée, sans aucun ménagement pour les idées reçues, une philosophie de l'histoire strictement déterministe. Taine présenta son ouvrage à l'Académie française pour le prix Bordin. En 1864 comme en 1854, il eut M. Guizot pour chaud défenseur; mais cette fois l'hérésie n'était plus latente comme dans l'Essai sur Tite-Live, elle se faisait agressive; elle était développée dans tout l'ouvrage et condensée dans l'introduction en corps de doctrine. M. de Falloux et monseigneur Dupanloup attaquèrent Taine avec violence; Sainte-Beuve et Guizot le défendirent avec ardeur. Après trois séances de discussions passionnées, l'Académie décida que le prix ne pouvant être donné à M. Taine ne serait décerné à personne[42]. Cette décision sans précédents était le plus flatteur des hommages. Taine ne devait plus se soumettre aux suffrages de l'Académie que comme candidat, une première fois en 1874 où il échoua dans une triple élection contre MM. Mézières, Caro et Dumas, et deux fois en 1878 où, après avoir échoué en mai contre H. Martin, il fut enfin élu en novembre en remplacement de M. de Loménie, peu de temps après Renan. Entre la première et la troisième élection avaient paru les deux premiers volumes des Origines de la France contemporaine; et, par un curieux revirement, il fut soutenu en 1878 par beaucoup de ceux qui l'avaient combattu en 1864 et 1874. Il apporta, dans l'accomplissement de ses devoirs académiques, la scrupuleuse conscience qu'il mettait à toutes choses, et il ne tarda pas à acquérir une réelle autorité dans cette compagnie à laquelle il avait inspiré une si longue défiance.

Les années 1864 à 1870 forment une période nouvelle et particulièrement heureuse dans la vie de Taine. Ce n'est plus le travail solitaire et claustral des années 1852 à 1854; ce n'est plus l'exubérance un peu batailleuse des années 1855 à 1864; c'est une activité calme, régulière et comme épanouie. Il aimait ses fonctions d'examinateur pour Saint-Cyr, non seulement parce que trois mois de travail assidu lui assuraient une situation matérielle qui, avec ses habitudes de vie simple, était presque la richesse, mais aussi parce que ses tournées en province lui permettaient de faire une enquête minutieuse sur la société française, département par département, interrogeant ses anciens camarades, faisant causer, suivant sa coutume, bourgeois, ouvriers et paysans. L'École des beaux-arts, où il devait professer vingt ans, de 1864 à 1883, avec une seule interruption en 1876-77[43], ne prenait également qu'une part très limitée de son temps. Il n'avait que douze leçons à donner par an et il avait borné son enseignement, réparti sur un cycle de cinq ans, aux exemples les plus caractéristiques à ses yeux, la Grèce, l'Italie et les Pays-Bas. L'Italie occupait à elle seule trois années, une année était donnée aux Pays-Bas et une à la Grèce. Il connaissait particulièrement bien l'Italie et songea même un instant à lui consacrer un ouvrage étendu. Il y fit plusieurs voyages et, par une heureuse coïncidence, l'année même où il fut nommé à l'École des beaux-arts, il y avait passé trois mois, de février à mai 1864, pour se reposer des fatigues causées par l'achèvement de sa Littérature anglaise. Mais ce voyage, qui lui fournit la matière des deux étincelants volumes publiés en articles dans la Revue des Deux Mondes, de décembre 1864 à mai 1866[44], ne fut guère un repos pour lui. Il passait ses journées dans les églises et dans les musées, lisait beaucoup, prenait des notes sans nombre, et allait le soir dans le monde, étudiant l'Italie moderne, sociale et politique, avec autant de soin qu'il étudiait l'Italie ancienne dans son histoire et ses monuments[45]. À peine installé dans sa chaire, il publiait coup sur coup la Philosophie de l'Art (1865), la Philosophie de l'Art en Italie (1866), l'Idéal dans l'Art (1867), la Philosophie de l'Art dans les Pays-Bas (1868), et la Philosophie de l'Art en Grèce (1869), petits écrits qui devaient être réunis plus tard (1880), en deux volumes, sous le titre de: Philosophie de l'Art. Ce titre était exact, car ces petits livres si vivants, si pleins de faits et d'images, ne sont pas autre chose que la démonstration, par des exemples tirés de l'histoire de l'art, des idées dont la Littérature anglaise avait donné la démonstration par des exemples tirés de l'histoire littéraire.

Il caractérise admirablement sa conception de l'histoire, dans une lettre à E. Havet du 29 avril 1864:

«Je n'ai jamais prétendu qu'il y eût en histoire ni dans les sciences morales des théorèmes analogues à ceux de la géométrie[46]. L'histoire n'est pas une science analogue à la géométrie, mais à la physiologie et à la zoologie. De même qu'il y a des rapports fixes, mais non mesurables quantitativement, entre les organes et les fonctions d'un corps vivant, de même il y a des rapports précis, mais non susceptibles d'évaluations numériques, entre les groupes de faits qui composent la vie sociale et morale. J'ai dit cela expressément dans ma préface en distinguant entre les sciences exactes et les sciences inexactes, c'est-à-dire les sciences qui se groupent autour des mathématiques et les sciences qui se groupent autour de l'histoire, toutes deux opérant sur des quantités, mais les premières sur des quantités mesurables, les secondes sur des quantités non mesurables. La question se réduit donc à savoir si l'on peut établir des rapports précis non mesurables entre les groupes moraux, c'est-à-dire entre la religion, la philosophie, l'État social, etc., d'un siècle ou d'une nation. Ce sont ces rapports précis, ces relations générales nécessaires que j'appelle lois, avec Montesquieu; c'est aussi le nom qu'on leur a donné en zoologie et en botanique. La préface expose le système de ces lois historiques, les connexions générales des grands événements, les causes de ces connexions, la classification de ces causes, bref, les conditions du développement et des transformations humaines… Vous citez mon parallèle entre la conception psychologique de Shakspeare et celle de nos classiques français, et vous dites que ce ne sont pas là des lois; ce sont des types, et j'ai fait ce que font les zoologistes lorsque, prenant les poissons et les mammifères, par exemple, ils extraient de toute la classe et de ses innombrables espèces un type idéal, une forme abstraite commune à tous, persistant en tous, dont tous les traits sont liés, pour montrer ensuite comment le type unique, combiné avec les circonstances générales, doit produire les espèces. C'est là une construction scientifique semblable à la mienne. Je ne prétends pas plus qu'eux deviner, sans l'avoir vu et disséqué, un être vivant, mais j'essaie comme eux d'indiquer les types généraux sur lesquels sont bâtis les êtres vivants, et ma méthode de construction ou de reconstruction a la même portée en même temps que les mêmes limites.

«Je tiens à mon idée parce que je la crois vraie, et capable, si elle tombe plus tard en bonnes mains, de produire de bons fruits. Elle traîne par terre depuis Montesquieu; je l'ai ramassée, voilà tout.»

Tout en publiant ses Nouveaux Essais de critique et d'histoire (1865), il se délassait du professorat et de ses travaux de longue haleine en réunissant, dans un cadre de fantaisie, les notes qu'il avait prises depuis dix ans sur Paris et la société française. Bien que la Vie parisienne, où la Vie et opinions de Thomas Graindorge parut de 1863 à 1865[47], fût loin d'être alors ce qu'elle est devenue depuis, on eut quelque peine à reconnaître l'auteur de la Littérature anglaise sous les traits du marchand de porcs de Chicago; et, tout en admirant la verve de Graindorge et la profondeur philosophique de quelques-uns de ses traits satiriques, on fut bien aise de retrouver le vrai Taine dans le volume complémentaire de la Littérature anglaise, paru en 1867, et consacré à l'époque contemporaine.

Cette oeuvre achevée, bien des projets s'agitaient dans son cerveau. Il traça le plan d'un livre sur les Lois de l'Histoire, puis d'un autre sur la Religion et la Société en France au XIXe siècle. Enfin, il se décida à donner au public le livre qu'il méditait et auquel il travaillait sans cesse depuis 1851, sa Théorie de l'Intelligence. Il s'y consacra tout entier en 1868 et 1869 et l'ouvrage parut en janvier 1870. C'est l'oeuvre maîtresse de Taine par la force et l'originalité des idées, par la solidité de la construction, par la fermeté et l'austère beauté du style. Tous les travaux de psychologie qui ont été entrepris depuis lors sont tributaires de cet ouvrage magistral, que les découvertes ultérieures de la science n'ont fait que confirmer dans presque toutes ses parties. Ce livre était si bien le fruit naturel et lentement mûri de tout le développement intellectuel de Taine que sa composition, loin d'être une fatigue, fut une joie. Il en possédait toutes les parties tellement présentes à son esprit que la dernière copie fut écrite par lui sans brouillon sous les yeux et presque sans rature.

Pendant ces années, un grand changement était survenu dans la vie de Taine. Le 8 juin 1868, il avait épousé mademoiselle Denuelle, la fille d'un architecte de grand mérite. Je contreviendrais à la volonté maintes fois exprimée de M. Taine si je faisais ici autre chose que l'histoire de ses livres et de son esprit; mais cette histoire serait-elle complète si je ne disais pas que dans l'existence nouvelle et plus large qui lui était faite, dans les affections qui s'ajoutaient sans rien leur retrancher à celles dont son coeur avait vécu jusque-là, dans la présence d'une femme capable et digne de s'associer à tous ses intérêts, et d'enfants qui ne lui ont apporté que de la joie et de la fierté, il a trouvé, avec un bonheur complet, les forces nécessaires pour accomplir la dernière et la plus fatigante partie de son oeuvre. Il put organiser sa vie selon les exigences de son travail et de sa santé, renoncer entièrement aux obligations mondaines sans avoir à souffrir de la solitude, se faire le centre d'un cercle choisi de lettrés, de savants et d'artistes, passer de longs mois à la campagne sur les bords du lac d'Annecy, dans cette charmante propriété de Boringe qu'il acquit en 1874, où il trouvait, avec un renouveau de vigueur, le calme indispensable pour mettre en oeuvre les matériaux accumulés à Paris pendant l'hiver, et où sa famille et ses amis jouissaient délicieusement, dans de longues et libres causeries, des trésors de son coeur et de son esprit, répandus sans compter avec une bonne grâce toujours souriante.

Ce bonheur domestique, ces joies intimes allaient lui être particulièrement nécessaires dans les jours troublés qui se préparaient pour la France et qui devaient lui imposer une tâche inattendue et accablante. Une fois sa psychologie théorique fixée dans le livre de l'Intelligence, il songeait, comme diversion à ce grand effort d'abstraction, à revenir aux choses concrètes et vivantes, en continuant les études de psychologie sociale, les observations de moeurs qui étaient à ses yeux la base même de la philosophie et de l'histoire. Il avait rapporté d'un long séjour en Angleterre, en 1858, des notes abondantes, qu'il devait publier en 1872 après les avoir complétées dans un second voyage en 1871. Graindorge est un ouvrage du même genre sous une forme humoristique. Ses voyages en France et en Italie lui avaient fourni des notes analogues qu'il comptait utiliser un jour. Il lui manquait la connaissance directe de l'Allemagne dont la transformation récente par la conquête prussienne lui paraissait mériter une étude. Il partit le 28 juin 1870 pour la visiter. Il avait déjà vu Francfort, Weimar, Leipsig, Dresde, quand son voyage fut subitement interrompu par un deuil de famille et par la déclaration de la guerre.

Son projet de livre sur l'Allemagne ne devait jamais être repris. Une oeuvre nouvelle s'imposait à lui. À Tours, où il avait passé l'hiver de 1870-1874, il avait pu voir de près, dans les jours de crise révolutionnaire et de désarroi universel, les vices de la machine gouvernementale et les défaillances de l'esprit public. En se rendant pendant la Commune en Angleterre, où il avait été appelé pour faire des conférences à Oxford, il fut frappé de la puissance de ce pays aux fortes traditions historiques, en regard de la désorganisation du pays qui avait en 1789 fait table rase du passé pour reconstruire l'édifice politique et social d'après des vues de l'esprit. Il avait été bouleversé jusqu'au fond de l'âme par la guerre, par les conditions cruelles de la paix, par les atrocités de la Commune. Il sentait la nécessité pour tout Français, dans ce naufrage de la grandeur nationale, de travailler au salut de la France. Il publiait, le 9 octobre 1870, un admirable article sur l'Opinion en Allemagne et les conditions de la paix et, en 1874, une brochure pleine de sagesse sur le Suffrage universel et la manière de voter, où il exposait les avantages du suffrage à deux degrés. Il prit une part active et un intérêt passionné à la création de l'École des sciences politiques, fondée par son ami E. Boutmy, et dans laquelle il voyait un instrument puissant de relèvement social.

Les projets plus ou moins vagues qu'il avait naguère conçus de travaux sur la Révolution, sur les lois de l'histoire, sur la société et la religion en France, se représentaient à lui sous une forme nouvelle: expliquer par l'étude des révolutions survenues entre 1789 et 1804 l'état d'instabilité politique et de malaise social dont souffre la France et qui l'affaiblit graduellement.

Il allait avoir à appliquer à une grande période de l'histoire, les principes et la méthode qu'il avait déjà appliqués à la littérature et à l'art; mais il n'allait pas apporter, à cette tentative nouvelle, tout à fait le même esprit. Sans doute, il procédera toujours en philosophe et en savant; il pensera toujours que faire de la science est la meilleure manière de faire de la politique; mais ce ne sera plus de la science absolument désintéressée. Il ne pourra plus dire, comme autrefois, qu'il a fait deux parts de lui-même, et que l'homme qui écrit ne s'inquiète pas si l'on peut tirer de la vérité des effets utiles, ignore s'il est célibataire ou marié, s'il existe des Français ou non. L'homme qui écrit sera désormais un Français, marié, qui s'inquiète pour ses concitoyens et pour ses enfants des destinées de la patrie, et qui songe à lui être utile, en lui révélant les causes des maux dont elle est travaillée. Il ne sera plus un naturaliste qui décrit avec une curiosité également amusée des monstres ou des êtres normaux, les ravages des tempêtes ou le retour régulier des marées; il sera un médecin au lit d'un malade, épiant les symptômes du mal, anxieux d'en diagnostiquer la nature et désireux de le guérir. Il est trop modeste pour s'imaginer qu'il possède le remède, mais il croit fermement que la science le découvrira. Pour lui, il sera satisfait s'il a contribué à éclairer le patient sur les causes de sa maladie:

«Mon livre, écrit-il à E. Havet, le 24 mars 1878, si j'ai assez de force et de santé pour l'achever, sera une consultation de médecin. Avant que le malade accepte la consultation du médecin, il faut beaucoup de temps; il y aura des imprudences et des rechutes; au préalable, il faut que les médecins, qui ne sont pas du même avis, se mettent d'accord. Mais je crois qu'ils finiront par s'y mettre, et les raisons de mon espérance sont celles-ci: on peut considérer la Révolution française comme la première application des sciences morales aux affaires humaines; ces sciences, en 1785, étaient à peine ébauchées; leur méthode était mauvaise; elles procédaient a priori; leurs solutions étaient bornées, précipitées, fausses. Combinées avec le fâcheux état des affaires publiques, elles ont produit la catastrophe de 1789 et la très imparfaite réorganisation de 1800. Mais, après une longue interruption et un véritable avortement, voici que ces sciences recommencent à fleurir; elles ont changé complètement de méthode et se font a posteriori. En vertu de cette méthode, leurs solutions seront toutes différentes, bien plus pratiques. La notion qu'elles donneront de l'État sera neuve…—Insensiblement, l'opinion changera; elle changera à propos de la Révolution française, de l'Empire, du suffrage universel direct, du rôle de l'aristocratie et des corps dans les sociétés humaines. Il est probable qu'au bout d'un siècle, une pareille opinion aura quelque influence, sur les Chambres, sur le Gouvernement. Voilà mon espérance; j'apporte un caillou dans une ornière, mais dix mille charretées de cailloux bien posés et bien tassés finiront par faire une route… La reine légitime du monde et de l'avenir n'est pas ce qu'en 1789 on nommait la raison: c'est ce qu'en 1878 on nomme la science

Il disait dans la même lettre:

«J'ai écrit en conscience, après l'enquête la plus étendue et la plus minutieuse dont j'ai été capable. Avant d'écrire, j'inclinais à penser comme la majorité des Français, seulement mes opinions étaient une impression plus ou moins vague et non une foi. C'est l'étude des documents qui m'a rendu iconoclaste. Le point essentiel… ce sont les idées que nous nous faisons des principes de 89. À mes yeux, ce sont ceux du Contrat social, par conséquent ils sont faux et malfaisants… Rien de plus beau que les formules Liberté, Égalité ou, comme le dit Michelet, en un seul mot, Justice. Le coeur de tout homme qui n'est pas un sot ou un drôle est pour elles. Mais en elles-mêmes elles sont si vagues, qu'on ne peut les accepter sans savoir au préalable le sens qu'on y attache. Or, appliquées à l'organisation sociale, ces formules, en 1789, signifiaient une conception courte, grossière et pernicieuse de l'État. C'est sur ce point que j'ai insisté; d'autant plus que la conception dure encore et que la structure de la France, telle qu'elle a été faite de 1800 à 1810, par le Consulat et l'Empire, n'a pas changé. Nous en souffrirons probablement encore pendant un siècle et peut-être davantage. Cette structure a fait de la France une puissance de second ordre; nous lui devons nos révolutions et nos dictatures.»

Il faut toujours se rappeler, en lisant son grand ouvrage des Origines, dans quel esprit il l'a écrit, quel caractère et quel but il lui a assignés. Cela est nécessaire pour le bien comprendre, pour apprécier avec équité ce qui nous paraît au premier abord excessif, exclusif ou erroné. Si Taine, comme tous les médecins très consciencieux, fut disposé à s'exagérer la gravité du mal, il était, par contre, incapable de chercher à flatter les goûts du malade, et les divers partis politiques qui ont tour à tour vu en lui un allié ou un adversaire se sont également mépris sur ses intentions. La recherche de la popularité lui était aussi étrangère que la crainte du scandale. Son premier volume a indigné les admirateurs de l'ancien régime, les trois suivants ceux de la Révolutionnes deux derniers ceux de l'Empire. Pour lui, il se sentait aussi incapable de donner un avis sur leurs querelles que Spinoza l'eût été de se prononcer entre les Arminiens et les Gomaristes[48]. Il était en dehors et au-dessus des partis; il ne songeait qu'à la France et à la science.

Il s'était mis à sa tâche avec une conscience et une énergie que rien ne pouvait ébranler, ni les défaillances de sa santé, ni les fausses appréciations de la critique et du public. Depuis l'automne de 1871, les Origines de la France contemporaine prirent tout son temps et toutes ses pensées[49].

Il faisait lui-même l'énorme travail préparatoire de lecture et de dépouillement des textes manuscrits et imprimés; les notes innombrables qui lui ont servi de matériaux ont toutes été prises de sa main. Il jugeait en outre nécessaire d'acquérir en législation, en droit administratif, en matière financière, la compétence d'un spécialiste. En 1884, il renonça à son enseignement de l'École des beaux-arts pour pouvoir se consacrer plus entièrement à sa tâche. Il a succombé avant de l'avoir achevée. Il tomba malade dans l'automne de 1892 et mourut le 5 mars 1893. Il lui restait à tracer le tableau de la famille et de la société françaises, dont il avait recueilli les éléments dès 1866, et à exposer le développement des sciences et de l'esprit scientifique au XIXe siècle. Ce dernier livre eût été comme sa confession de foi philosophique et la conclusion naturelle de l'ouvrage, car il y aurait indiqué les voies où la France devra un jour trouver la guérison de ses maux et la réparation de ses erreurs. Ses Origines terminées, il devait revenir à un projet déjà ancien et écrire un Traité de la volonté. Ce travail de pure psychologie eût été le couronnement de la dernière phase de son activité intellectuelle comme les Philosophes français en terminent la première et l'Intelligence la seconde. Son oeuvre de littérateur et d'historien, qui a ses racines dans sa conception philosophique du monde et de l'homme, se serait ainsi trouvée encadrée entre trois ouvrages de philosophie, le premier consacré à la critique et à la négation, les deux autres à l'affirmation et à la reconstruction.

Il est à jamais déplorable que Taine n'ait pas pu donner à sa théorie de l'Intelligence son pendant et son complément naturel dans une théorie de la Volonté. Il eût été beau de voir le plus mystérieux des phénomènes psychiques expliqué et analysé par un homme dont la vie et l'activité tout entières ont été un miracle de volonté, et il aurait contribué à ramener sur le terrain solide de l'observation psychologique et de la science positive une génération qui semble parfois disposée à ne voir dans les conquêtes de la science que des domaines nouveaux ouverts à la rêverie.

Bien qu'elle soit demeurée inachevée, l'oeuvre de Taine nous impose par sa grandeur, sa grandeur et son unité. L'Intelligence (1868-1870) en forme le centre et en donne la clef. Tous ses autres écrits n'en sont que des illustrations. De 1848 à 1853 il fixe pour lui-même sa méthode et son système; de 1853 à 1858 il parcourt l'histoire et le monde pour chercher dans des cas particuliers (La Fontaine, Tite-Live, les Essais) des vérifications de cette méthode et de ce système; de 1858 à 1868 il les applique à de larges généralisations littéraires et artistiques, de 1870 à 1893 à une vaste généralisation historique. Il y a peu d'exemples d'une pensée aussi fidèle à elle-même, aussi nettement formulée dès le début, aussi rigoureusement maintenue jusqu'au bout dans sa ligne inflexible à travers une accumulation incessante de faits, un jaillissement intarissable d'idées et d'images. De la première ébauche de sa thèse sur les sensations au dernier chapitre de ses Origines, Taine reste identique à lui-même, et la préface du Tite-Live, la conclusion des Philosophes français, l'Introduction à la Littérature anglaise, le livre de l'Intelligence, marquent les points de repère d'un système plutôt que les étapes d'une pensée qui évolue.

La conception que les penseurs se font de l'Univers n'est que l'image agrandie de leur propre personnalité intellectuelle. L'oeuvre de Taine a été ce que l'Univers était pour lui: le rayonnement prodigieusement varié et merveilleusement coloré d'une pensée unique. Il n'est pas d'écrits qui, mieux que les siens, puissent servir à illustrer son système. Il faut ajouter, il est vrai, que dans les applications de détail il avait, avec les années, gagné en largeur de compréhension et en chaleur de sympathie, et que son intransigeance de logicien s'était assouplie depuis le temps où le M. Pierre des Philosophes français réduisait tout en chiffres. Dans sa Philosophie de l'art il mêlait un élément moral à l'appréciation esthétique en tenant compte du degré de bienfaisance de l'oeuvre d'art, tandis qu'auparavant, dans la morale même, il ne tenait compte que du degré de perfection des types, du degré de généralité des actes. On trouve dans sa Littérature anglaise des pages sur la Réforme, dans ses Origines des pages sur le rôle social et moral du catholicisme, que sans doute il n'eut pas écrites en 1851 ou 1852. Mais le fond de sa pensée n'a point varié. Jusqu'à son dernier jour, Marc-Aurèle reste pour lui ce qu'il était en 1851, son catéchisme. Peu de temps avant de mourir il déclarait que si le champ des hypothèses métaphysiques et des possibilités infinies s'était élargi pour son esprit, il lui était toujours impossible d'admettre l'existence d'un Dieu personnel gouvernant arbitrairement le monde par des volontés particulières.

Taine a justifié par sa vie entière la justesse du jugement porté sur lui par M. Vacherot en 1850. Il a vécu pour penser. Il a servi ce qu'il a cru la vérité avec une fermeté indomptable, désintéressée et résignée. On peut trouver en lui des lacunes, on n'y trouvera pas une tache.

III

L'HOMME ET L'OEUVRE

La mort de Taine, suivant de si près celle de Renan, a véritablement découronné la France. Elle avait le privilège de posséder deux de ces hommes exceptionnels dont le cerveau encyclopédique embrasse toute la science d'une époque, en exprime toutes les tendances intellectuelles et morales et domine d'assez haut la nature et l'histoire pour s'élever à une conception personnelle de l'univers. En cinq mois, ces deux hommes, si différents l'un de l'autre par leur caractère comme par leurs qualités d'écrivains et de penseurs, mais qui n'en incarnaient que mieux les aptitudes diverses de leur nation et de leur pays, et qui étaient universellement reconnus comme les interprètes et les maîtres les plus autorisés de la génération qui a vécu de 1850 à 1880, ont été enlevés par la mort dans toute la plénitude de leur talent.

Tous deux ont fait de la science la maîtresse de leurs pensées et de la vérité scientifique le but de leurs efforts; tous deux ont travaillé à hâter le moment où une conception scientifique de l'univers succédera aux conceptions théologiques; mais, tandis que Taine croyait pouvoir jeter les assises d'un système défini et posséder des vérités certaines et démontrables, sans se permettre de sortir jamais du cercle assez étroit de ces vérités acquises, Renan se plaisait, au contraire, aux échappées du sentiment et du rêve dans le domaine de l'incertain, de l'inconnu ou même de l'inconnaissable; il aimait à remettre en question les résultats considérés comme établis, à prémunir les esprits contre une trop grande sécurité intellectuelle. Aussi son action a-t-elle quelque chose de contradictoire. Les esprits les plus opposés se réclament de lui. Il prépare en quelque mesure la réaction momentanée que nous voyons se produire aujourd'hui contre les tendances positives et scientifiques de l'époque précédente. Il plane au-dessus de son temps et de sa propre oeuvre par son ironie comme par les envolées de ses espérances et de ses rêves. L'oeuvre de Taine, au contraire, plus limitée, mais d'une solide unité, d'une logique inflexible, est en étroite relation avec le temps où il a vécu; elle a fortement agi sur ce temps et en a été la plus complète et la plus juste expression.

I

Taine a été le philosophe et le théoricien du mouvement réaliste et scientifique qui a succédé en France au mouvement romantique et éclectique. L'époque qui s'étend de 1820 à 1850 avait vu se produire une réaction contre ce qu'il y avait de vide, de conventionnel et de stérile dans l'art, la littérature et la philosophie de l'âge précédent. Aux formules étroites et immuables de l'école classique de la décadence, elle opposa le principe de la liberté dans l'art; à l'imitation servile de l'antiquité, des sources toutes nouvelles d'inspiration cherchées dans les chefs-d'oeuvre de tous les temps et de tous les pays; à un style uniforme dans sa régularité terne et convenue, la variété et les caprices du goût individuel; à la timidité et au terre à terre de l'idéologie, les larges horizons d'un spiritualisme éclectique où trouvaient place toutes les grandes doctrines qui avaient tour à tour dominé ou séduit l'esprit humain, et qui prétendait même concilier la religion et la philosophie. Mais, si brillante qu'ait été cette époque de l'histoire intellectuelle de la France, quel qu'ait été le génie de quelques-uns des hommes et la beauté de quelques-unes des oeuvres qu'elle a enfantés, bien qu'elle ait élargi le goût comme la pensée et donné à la littérature et à l'art plus d'originalité, de couleur et de vie, elle n'avait pas entièrement satisfait les espérances qu'elle avait fait naître. Elle s'était trompée en prenant pour un principe de l'art la liberté, qui n'en est qu'une condition. Son éclectisme superficiel, son syncrétisme confus avaient manqué d'unité d'action, d'idéal défini, de principe organique. Elle avait remplacé certaines conventions par des conventions nouvelles, une rhétorique vieillie par une autre rhétorique qui avait pris des rides en quelques années; elle était tombée, elle aussi, dans le vague, la déclamation, le lieu commun; elle avait cru que l'inspiration et le caprice pouvaient tenir lieu d'étude, et qu'on pouvait deviner l'histoire et l'âme humaine, les peindre et les décrire par à peu près. La philosophie enfin était très vite tombée dans le plus stérile bavardage, en restant étrangère au mouvement scientifique qui renouvelait à côté d'elle la science de l'homme et de la nature et les bases expérimentales de la psychologie.

Les générations qui sont arrivées à l'âge adulte vers 1850 et dans les vingt années qui ont suivi, tout en acceptant dans une large mesure l'héritage du romantisme, en rejetant comme lui les règles surannées du classicisme au nom de la liberté dans l'art, en cherchant comme lui la couleur et la vie, se sont cependant nettement séparées de lui. Au lieu de laisser le champ libre à l'imagination et au sentiment individuel, de permettre à chacun de se forger un idéal vague et tout subjectif, elles ont eu un principe commun d'art et de vie: la recherche du vrai; non pas de ces conceptions abstraites, arbitraires et subjectives de l'esprit ou de ces rêves de l'imagination qu'on décore souvent du nom de vérité, mais du vrai objectif et démontrable cherché dans la réalité concrète, de la vérité scientifique en un mot. Cette tendance a été si générale, si profonde, si vraiment organique qu'on retrouve cette même recherche passionnée de la vérité, du réalisme scientifique dans tous les ordres de productions intellectuelles, que leurs auteurs en eussent ou non conscience; dans les tableaux de Meissonier, de Millet, de Bastien-Lepage et de l'école du plein air comme dans les drames d'Augier; dans les poésies de Leconte de Lisle, de Hérédia et de Sully-Prudhomme comme dans les ouvrages historiques de Renan et de Fustel de Coulanges; dans les romans de Flaubert, de Zola et de Maupassant comme dans les livres de Taine. Ce mouvement avait eu des précurseurs illustres, Géricault, Stendhal, Balzac, Mérimée, Sainte-Beuve, A. Comte, et d'autres encore; mais ce n'est qu'après 1850 que le réalisme scientifique devint vraiment le principe organique de la vie intellectuelle en France. On chercha dans les arts plastiques aussi bien qu'en poésie à perfectionner la technique, à serrer de plus près la nature, à donner plus de précision au style, à observer la vérité historique. Les romanciers apportèrent une conscience extrême à observer la vie, les moeurs, à recueillir des documents vrais, qu'il s'agît de décrire le présent ou de reconstituer le passé. Flaubert emploie les mêmes procédés pour peindre les moeurs d'un village normand ou celles de Carthage au temps de la guerre des mercenaires; Bourget apporte dans l'analyse des personnages d'un roman la précision d'un psychologue de profession; Zola y introduit la physiologie et la pathologie; la poésie de Leconte de Lisle et de Hérédia est nourrie d'érudition, celle de Sully-Prudhomme de science et de philosophie; Coppée est un peintre réaliste des moeurs bourgeoises et populaires. Les historiens apportent à la recherche des documents, à l'exactitude du détail un scrupule parfois excessif; ils ambitionnent par-dessus tout le mérite de savoir critiquer et interpréter sainement les textes. Les philosophes demandent aux mathématiques, à l'histoire naturelle, à la physiologie, les fondements d'une psychologie plus rigoureuse, d'une conception plus rationnelle et plus sûre du monde, d'une connaissance plus précise des lois de la pensée. Claude Bernard et Berthelot sont considérés par les, philosophes comme des maîtres et des collaborateurs. Recherche de la vérité extérieure, de la reproduction fidèle des apparences colorées et sensibles de la vie; recherche de la vérité intérieure, du jeu nécessaire des forces et des causes naturelles qui déterminent ces apparences: tel a été le double effort qui a animé nos poètes, nos peintres, nos sculpteurs, nos romanciers et nos philosophes aussi bien que nos savants. Cette unité d'inspiration et de labeur a une incontestable grandeur en dépit des erreurs où le réalisme a entraîné beaucoup de ses adeptes. Taine a la gloire d'avoir eu, plus que tout autre, la conscience de l'état d'âme et d'esprit de sa génération; philosophe, esthéticien, critique littéraire, historien, il en a manifesté les tendances avec rigueur, éclat et puissance; il a exercé sur elle une influence profonde. Si l'on retrouve chez lui certaines tendances de cet esprit classique dont il a été le constant adversaire, s'il a pris trop volontiers la simplicité et la clarté pour des preuves de la vérité, s'il a trop aimé les formules absolues et les systématisations logiques, s'il a aussi conservé quelque chose du romantisme dans son goût pour le pittoresque descriptif et pour les génies exubérants et tumultueux, il a eu, par excellence, ce mérite d'aimer la vérité pour elle-même, de croire en elle et à sa vertu bienfaisante, de la chercher par l'effort le plus sincère et le plus désintéressé, et de montrer à sa génération comment on peut allier la recherche passionnée de l'art avec le service austère et modeste de la science.

II

Nous avons dit quelle fut sa vie: laborieuse, simple, sérieuse, ennoblie et illuminée par les joies de l'amitié, de la famille, de la pensée, par l'amour de la nature et de l'art. Le caractère de l'homme était en harmonie parfaite avec sa vie. Il suffisait de l'approcher pour s'en convaincre, car, si sa vie fut cachée aux yeux du monde, nul homme ne fut moins caché, moins secret pour ceux qui eurent le privilège de le fréquenter. Ce grand amant du vrai était vrai et sincère en toutes choses, dans sa pensée, dans ses sentiments, dans ses paroles, dans ses actes. Il avait, ce puissant esprit, le sérieux, la simplicité et la candeur d'un enfant; et c'est au sérieux, à la simplicité, à la candeur avec lesquels il ouvrait ses regards naïfs et scrutateurs sur le monde et sur les hommes qu'il a dû précisément la puissance d'impression et d'expression qui est son originalité et la marque de son génie. D'où lui venaient ces rares et séduisantes qualités? Venaient-elles de sa race? On serait presque tenté de le croire quand on lit dans la description de la France par Michelet ce qu'il dit de la population des Ardennes: «La race est distinguée; quelque chose d'intelligent, de sobre, d'économe; la figure un peu sèche et taillée à vives arêtes. Ce caractère de sécheresse et de sévérité n'est point particulier à la petite Genève de Sedan; il est presque partout le même. Le pays n'est pas riche. L'habitant est sérieux. L'esprit critique domine. C'est l'ordinaire chez les gens qui sentent qu'ils valent mieux que leur fortune[50].» Mais Vouziers est limitrophe entre la Champagne et l'Ardenne, et chez Taine la naïveté malicieuse du Champenois, la flamme pétillante des vins du pays de La Fontaine, un de ses auteurs de prédilection, tempérait la sécheresse ardennaise.

On éprouve toutefois quelque scrupule à parler des influences de race en présence d'une nature aussi exceptionnelle que celle de Taine, aussi consciente, aussi réfléchie, aussi volontaire, et dans laquelle il est si difficile de séparer les mérites intellectuels du penseur et de l'écrivain des vertus personnelles de l'homme.

Ce qui frappait avant tout chez lui; c'était sa modestie. Elle se manifestait dans son apparence même. Elle n'avait rien qui attirât les regards. Il était d'une taille plutôt au-dessous de la moyenne; ses traits sans régularité, ses yeux légèrement discors et voilés par des lunettes, son corps un peu chétif, surtout dans sa jeunesse, ne révélaient rien de lui à un observateur inattentif. Mais, en le voyant de près, en causant avec lui, on était frappé du caractère de puissance et de solidité de la structure du crâne et du visage, de l'expression, tantôt réfléchie et comme retournée en dedans, tantôt interrogatrice et pénétrante de son regard, du mélange de douceur et de force de tout son être. À mesure qu'il vieillissait, ce caractère de sérénité robuste et aimable s'était accentué, et le peintre Bonnat l'a bien rendu, dans l'admirable portrait qu'il a fait de son ami, un des rares portraits qui existent de Taine, car sa modestie répugnait à poser devant l'objectif des photographes, comme à répondre à l'indiscrétion des interviewers. Il avait horreur de tout ce qui ressemble au bruit, à la réclame; il fuyait le monde non seulement parce que sa santé et son travail l'exigeaient, mais parce qu'il lui déplaisait d'être un objet de curiosité et de mode. Ce n'était point sauvagerie de sa part, car nul n'était plus accueillant, quand il croyait pouvoir soit donner un conseil, soit recueillir un avis. Non seulement il était exempt de toute affectation, de toute pose, de toute hauteur, mais il avait le don de ne jamais faire sentir sa supériorité, de mettre à l'aise les plus humbles interlocuteurs, de les traiter en amis et en égaux, de leur donner l'illusion qu'il avait quelque chose à recevoir d'eux.

Ce don n'était point l'effet d'un artifice de courtoisie et de condescendance, mais tenait au fond même de sa nature et de ses sentiments. Il venait tout d'abord du sérieux de son caractère. Très sensible au talent, à la beauté, la vérité lui importait bien davantage. Il était bien plus désireux de trouver le vrai que de recueillir des éloges. En toute chose, en tout homme il allait droit au fond, persuadé qu'il y trouverait toujours quelque chose à apprendre, et sa conception, toute scientifique, de la vérité lui faisait attacher un prix infini à l'acquisition des moindres notions, pourvu qu'elles fussent précises et sûres.—Aussi préférait-il par-dessus tout la conversation des hommes qui sont maîtres dans un art, dans une science, voire dans un métier; il savait les questionner et faire son profit de leurs connaissances spéciales pour l'édifice de ses propres conceptions générales. Il préférait une causerie sur le commerce avec un marchand ou sur le jeu avec un enfant à la frivolité des conversations mondaines ou à la rhétorique des demi-savants. La frivolité déclamatoire ou blagueuse lui était odieuse. L'ironie même lui était étrangère, bien qu'il n'ait manqué ni d'enjouement ni de verve satirique.

Sa modestie avait aussi sa source dans sa bonté et sa bienveillance. Quoique sa philosophie fût assez dure pour l'espèce humaine et classât une bonne partie des hommes au nombre des animaux malfaisants, il était en pratique plein d'indulgence, de pitié, charitable comme tous les humbles de coeur. Il avait même cette bonté plus rare qui rend attentif à éviter tout ce qui peut blesser ou affliger, et c'est dans son coeur que sa courtoisie comme sa modestie avaient leur source. Il avait le respect de l'âme humaine; il en savait la faiblesse et se gardait de porter la main sur ce qui peut la fortifier contre le mal ou la consoler dans la douleur. C'est ce qui explique la démarche, mal comprise de quelques-uns, par laquelle ce libre penseur, catholique de naissance et si ferme dans son incroyance, a exprimé le désir d'être enterré selon le rite protestant. Son aversion pour l'esprit de secte, pour les manifestations bruyantes, pour les discussions oiseuses lui faisait redouter un enterrement civil qui aurait pu paraître un acte d'hostilité contre la religion et lui attirer des hommages inspirés plus par le désir de contrister les croyants que par celui d'honorer sa mémoire. Il était heureux, au contraire, de témoigner sa sympathie pour la grande force morale et sociale du christianisme. Un enterrement catholique, d'autre part, eût supposé un acte d'adhésion et une sorte de désaveu de ses doctrines. Il savait que l'Église protestante pouvait lui accorder des prières tout en respectant son indépendance, et sans lui attribuer des regrets ou des espérances qui étaient loin de sa pensée. Il a voulu être conduit à son dernier repos avec la simplicité qu'il portait en toutes choses, sans discours académiques, sans pompe militaire, sans rien aussi qui pût prêter aux disputes passionnées des hommes et ajouter à cette anarchie morale dont il avait cherché à combattre les effets en en démêlant les causes.

Cette bonté, cette douceur, cette réserve, cette modestie, ce respect des sentiments d'autrui ne s'alliaient d'ailleurs à aucune faiblesse de caractère, à aucune complaisance pour les convenances mondaines, à aucune timidité de pensée. La nature pacifique de Taine et ses idées sur les lois de l'évolution sociale s'accordaient à lui inspirer la crainte et l'horreur des révolutions violentes, mais peu d'hommes ont montré dans leur vie intellectuelle une sincérité, une probité aussi courageuse. Il ne concevait même pas qu'une considération personnelle pût arrêter l'expression d'une conviction sérieuse. Il avait, au sortir de l'École normale, sans aucun désir de bravade, compromis sa carrière en exposant sincèrement ses idées philosophiques. Il avait abandonné l'Université pour courir les risques de la carrière littéraire indépendante, sans se donner des airs de martyr ou de héros. Il avait ensuite dans ses ouvrages poursuivi l'exposition de ses idées sans s'inquiéter s'il scandalisait des amis ou des protecteurs, et sans jamais répondre aux attaques de ses adversaires; toute polémique personnelle lui paraissait blessante pour les personnes et inutile à la science; enfin, dans ses Origines de la France contemporaine, il avait successivement soulevé contre lui les indignations de tous les partis en leur disant à tous ce qu'il croyait vrai. Cette sincérité courageuse, ce n'est pas seulement vis-à-vis des autres et du monde qu'il l'avait montrée, mais, ce qui est plus rare, il l'avait eue vis-à-vis de lui-même. Ayant eu de bonne heure une idée très nette du domaine réservé à la science, il s'était interdit d'espérer d'elle plus qu'elle ne pouvait lui donner comme aussi d'y mêler aucun élément étranger. Il en séparait nettement la morale pratique[51] et la religion. Il ne lui attribuait aucune vertu mystique et ne lui demandait pas les règles de la vie. Mais, d'un autre côté, dans le domaine qui lui est propre, il l'avait suivie, sans crainte, sans hésitation, sans regrets, sans jamais lui demander où elle le conduisait. Il n'avait jamais admis que rien pût entrer en conflit avec la science. Il se serait fait un reproche, comme d'une faiblesse, de s'inquiéter si la vérité scientifique est triste ou gaie, morale ou immorale. Elle est la vérité, et cela suffit. Il s'est gardé de jamais laisser le sentiment ou l'imagination corrompre la probité, l'austérité et, si je puis dire, la chasteté de sa pensée.

Un tel caractère, une telle vie, une telle oeuvre sont le caractère et la vie d'un sage. Je dis d'un sage et non pas d'un saint, car la sainteté suppose quelque chose d'excessif, d'enthousiaste, d'ascétique et de surhumain que Taine pouvait admirer, mais à quoi il ne prétendait pas. Il aimait et pratiquait la vertu, mais une vertu humaine, accessible et simple. Épris du réel et du vrai, il ne se prescrivait point de règle qu'il ne voulût pleinement observer, comme il n'affirmait rien qu'il ne crût pouvoir prouver. Ce n'est point un simple jeu d'esprit que ses beaux sonnets sur les chats[52], ces animaux graves, doux, résignés, amis de l'ordre et du confort, pour qui il avait une véritable adoration. Il y exprime non seulement sa sympathie pour eux, mais aussi sa conception de la sagesse, qui réunit Épicure à Zénon. Son idéal de vie n'était pas l'ascétisme chrétien de l'auteur de l'Imitation ou des solitaires de Port-Royal, ce n'était pas même le stoïcisme roide et outré d'Épictète, c'était le stoïcisme attendri et raisonnable de Marc-Aurèle. Il a vécu conformément à cet idéal. N'est-ce pas un assez bel éloge?

III

Les théories des philosophes ne sont pas seulement intéressantes par ce qu'elles nous apprennent sur les choses qu'elles prétendent expliquer; elles le sont aussi, plus encore peut-être, par ce qu'elles nous apprennent sur les philosophes eux-mêmes. Nos idées sur les choses ne sont jamais que l'impression subjective faite par le monde extérieur sur notre sensibilité et notre cerveau; ce qu'elles expliquent le mieux, c'est notre propre constitution intellectuelle. La théorie favorite de Taine sur la genèse des grands hommes consiste à voir en eux des produits de la race, du moment, et du milieu, et à démêler ensuite dans leur individualité une faculté maîtresse dont toutes les autres dépendent. On a souvent critiqué cette théorie, si séduisante pourtant; mais, s'il est beaucoup d'hommes de génie à qui elle s'applique avec peine, elle s'applique à merveille à Taine lui-même.

Il est bien de son pays et sa race; il est de la lignée des meilleurs esprits français: ami des idées claires et pondérées, de la simplicité harmonieuse; éloquent, rationaliste et raisonneur, point sentimental, point mystique, mais solide, loyal et vrai; amoureux de la beauté des formes et des couleurs. Si ces qualités s'associent chez lui à un ton parfois tranchant, à une sévérité parfois chagrine et satirique, on peut y voir, si l'on veut, une influence de ses origines ardennaises.

Il est, par excellence, comme nous l'avons montré, le représentant de son époque, de son moment. L'effondrement, le lamentable fiasco de la République de 1848 avait guéri les Français de l'enthousiasme et des chimères, et dès 1840 Sainte-Beuve déclarait que le romantisme avait avorté. Les esprits étaient tout préparés à accepter des doctrines qui chercheraient dans les faits eux-mêmes leur raison d'être, qui les prendraient comme seule base solide du raisonnement, qui ramèneraient l'art, la littérature, la philosophie, la politique à l'observation du réel, comme au seul principe de vérité et de vie.

Il a reçu enfin profondément l'empreinte du milieu où il s'est formé. L'austérité de sa race a été accrue en lui par l'existence laborieuse, solitaire, économe de ses premières années; les injustices dont il a été victime lui ont fait trouver un certain plaisir à affirmer ses idées sans s'inquiéter de l'opinion du monde et à dédaigner les faux jugements dont il était l'objet, qu'il écrivit ses Philosophes français au XIXe siècle, la préface de sa Littérature anglaise ou les Origines de la France contemporaine. Au point de vue intellectuel, on retrouve en lui l'influence des divers milieux qu'il a fréquentés. Il y a chez lui des retours, des ressouvenirs du romantisme qui régnait encore au temps de sa jeunesse, mais ses instincts étaient classiques, comme le montre la préférence qu'il accordait à Musset sur Hugo et Lamartine. L'enseignement universitaire et l'École normale développèrent encore en lui certains côtés de l'esprit classique: le besoin de généraliser et d'abstraire, le goût pour la systématisation et pour la raison oratoire. Il fréquenta ensuite le monde des savants, physiologistes et médecins, et prit comme eux l'habitude de tout rapporter aux phénomènes de la vie physique et de tout soumettre à un déterminisme universel. Il trouva dans ces études les bases de son réalisme scientifique. Enfin, il eut une prédilection marquée pour la société des artistes. Il vit la nature et l'histoire avec des yeux de peintre, attachant une importance extrême à toutes les questions de coloris, de costume, de moeurs, de décor extérieur, où il voyait la traduction sensible de la vie intérieure. Il est, de tous nos grands écrivains, celui dont les procédés descriptifs font le plus songer à ceux de la peinture. Il en a les accumulations de touches successives, les oppositions d'ombres et de lumières, les empâtements; son imagination n'a rien de rêveur, elle est concrète et colorée.

Au milieu de toutes ces influences et de ces aptitudes diverses, quelle a été chez Taine la faculté maîtresse, celle qui a dominé et façonné toutes les autres? C'est, il me semble, la puissance logique. Quoi donc? Cet écrivain si coloré, cet historien toujours préoccupé de voir des hommes vivants, agissants, parlants, ce critique qui aime par-dessus tout, dans les oeuvres littéraires ou artistiques, la force et l'éclat, Shakespeare, Titien, ou Rubens, aurait eu pour faculté dominante une faculté d'ordre purement scientifique et, pour ainsi dire, mathématique? Il en est ainsi pourtant. Là se trouve sa grandeur et sa faiblesse, le secret de sa puissance et de ses lacunes. Tout se ramène pour lui à un problème de dynamique: l'univers sensible comme le moi humain, une oeuvre d'art comme un événement historique. Chacun de ces problèmes est réduit à ses termes les plus simples. Au risque même de mutiler la réalité, la solution est poursuivie avec la rigueur inflexible d'un mathématicien démontrant un théorème, d'un logicien posant un syllogisme. S'il a devant lui un écrivain ou un artiste, il induit ce qu'il a dû être de la race, du milieu et du moment; puis, quand il a saisi la faculté maîtresse de son individualité, il en déduit tous ses actes et toutes ses oeuvres. S'il cherche à déterminer ce qui constitue l'idéal dans l'art, il ne le trouve que dans le degré d'importance et le degré de bienfaisance, c'est-à-dire d'utilité générale, de l'oeuvre d'art, et encourt le reproche d'oublier l'élément mystérieux, indéfinissable à cause de son infinie complexité, qui s'appelle la beauté. S'il veut expliquer la France contemporaine, il montrera la foi absolue dans la raison abstraite achevant de détruire un organisme social où les forces naturelles et spontanées, soit individuelles, soit collectives, ont été successivement épuisées et anéanties, et provoquant d'abord l'anarchie révolutionnaire, puis l'écrasante centralisation créée par Napoléon. Tout ce qui ne rentrera pas dans le cadre de cette démonstration, le rôle des parlementaires sous l'ancien régime, l'oeuvre de la Constituante, l'action des causes extérieures, guerres et insurrections, se trouvera éliminé comme par définition. Cette faculté logique dominatrice dictera à Taine sa doctrine, qui sera le déterminisme le plus inexorable. Le déterminisme est pour lui, comme pour Claude Bernard, la base de tout progrès et de toute critique scientifique, et il cherche dans le déterminisme l'explication des faits de l'histoire comme celle des oeuvres de l'esprit.

Toutefois, si Taine était un logicien, il était un logicien d'une espèce particulière. C'était un logicien réaliste, et sa logique n'opérait que sur des notions concrètes. Ce serait mal comprendre sa doctrine que de la séparer de sa méthode. La forme particulière de ses aptitudes mathématiques nous donne à cet égard un précieux renseignement pour la connaissance de sa constitution intellectuelle. Il était admirablement doué pour les mathématiques et avait au plus haut degré le don du calcul mental. Il pouvait faire de tête des multiplications et des divisions de plusieurs chiffres. Mais cette aptitude calculatrice était associée à un don remarquable d'imagination visuelle. Quand il faisait une opération mentale de ce genre, il voyait les chiffres et opérait comme il aurait fait sur le tableau noir. De même, le travail logique de son esprit avait toujours pour point de départ les faits, observés avec une puissance extraordinaire de vision, recueillis avec une conscience infatigable, groupés avec une méthode rigoureuse. Il procédait en histoire et en critique littéraire ou artistique comme en philosophie. Le point de départ de sa théorie de l'Intelligence, c'est le signe, l'idée n'étant pas autre chose pour lui que le nom d'une série d'expériences impossibles. Le signe est le nom collectif d'une série d'images, l'image est le résultat d'une série de sensations, et la sensation le résultat d'une série de mouvements moléculaires. On remonte ainsi à travers une série de faits sensibles à une action mécanique initiale. De plus, pour lui, et c'est là ce qui le distingue des purs positivistes, le fait et la cause sont identiques. Tandis que le positiviste se contente d'analyser les faits, de constater leur concomitance ou leur succession sans prétendre saisir aucun rapport certain de causalité, Taine, au nom de son déterminisme absolu, voit dans chaque fait un élément nécessaire d'un groupe de faits de même nature qui le détermine et qui en est la cause. Chaque groupe de faits est à son tour conditionné par un groupe plus général qui est aussi sa cause, et on pourrait théoriquement remonter de groupe en groupe jusqu'à une cause unique qui serait la condition de tout ce qui existe. Dans cette conception, la force, l'idée, la cause, le fait arrivent à se confondre, et, si Taine avait cru pouvoir s'élever jusqu'à la métaphysique, j'imagine que cette métaphysique aurait été un mécanisme monistique dans lequel les phénomènes du monde sensible et les idées du moi pensant n'auraient été que les apparences successives que prennent pour nos sens les manifestations de l'être en soi, de l'idée en soi; de l'acte en soi.

Cela nous fait comprendre comment ce grand logicien a été en même temps un grand peintre, comment s'est formé ce style si personnel, où la vigueur du coloris et de l'imagination s'allie à la rigueur du raisonnement, où chaque touche du pinceau du peintre est un élément indispensable de la démonstration du philosophe. L'imagination même de Taine est d'un genre particulier. Elle n'est, comme je l'ai dit, ni sentimentale ni rêveuse. Elle n'a pas ces éclairs inattendus, ces visions soudaines qui, chez un Shakspeare, illuminent tout à coup les fonds mystérieux de l'âme ou de la nature; ce n'est pas une imagination suggestive et révélatrice, c'est une imagination descriptive et explicative. Elle nous fait voir les choses avec tout leur relief, toute leur intensité colorée, et, par des comparaisons longuement poursuivies où se retrouve toute la puissance d'analyse du logicien, elle nous aide à classer les faits et les idées. Son imagination n'est que le vêtement somptueux de sa dialectique. On a prétendu que le style coloré que nous admirons en lui ne lui était pas naturel, qu'en entrant à l'École normale on lui reprochait son style terne et abstrait; qu'il s'est créé un style nouveau, à force d'étude et de volonté, en se nourrissant de Balzac et de Michelet. Il y a là une bonne part de légende. Sans doute, la volonté a joué, chez ce robuste génie, un rôle dans la formation de son style comme dans celle de ses idées; mais il y a un accord trop profond entre son style, sa méthode et sa doctrine pour que son style n'ait pas été produit par une nécessité intime de sa nature. On ne fabrique pas à volonté un style de cette beauté, solide, éclatant, tantôt vibrant de nervosité, tantôt s'épanchant en périodes d'une large et majestueuse harmonie. Il faut reconnaître cependant que ce mélange de dialectique et de pittoresque, cette application de la science à la critique et à l'esthétique, cette intervention constante de la physique et de la physiologie dans les choses de l'esprit, cet effort pour tout ramener à des lois nécessaires et à des principes simples et clairs, n'étaient point sans dangers ni sans inconvénients. La complexité de la vie rentre difficilement dans des cadres aussi précis et aussi inflexibles, et surtout la nature a ce merveilleux et inexplicable privilège, partout où elle combine des éléments, d'ajouter à ces éléments un élément nouveau qui en résulte, mais n'est point expliqué par eux. Cela est vrai surtout dans le monde organique, et, ce qui constitue la vie, c'est précisément ce je ne sais quoi mystérieux qui fait que la plante sort de la graine, la fleur de la plante et le fruit de la fleur. Le mécanisme universel de Taine ne laissait pas sentir ce mystère, et c'est ce qui donnait à son style comme à son système une rigidité qui éloignait de lui bien des esprits. Amiel a exprimé, avec l'excès que son âme maladive portait en toutes choses, l'impression que produisent les oeuvres de Taine sur certaines natures tendres, mystiques, que blesse la logique:

«J'éprouve une sensation pénible avec cet écrivain, comme un grincement de poulies, un cliquettement de machine, une odeur de laboratoire. Ce style tient de la chimie et de la technologie. La science y devient inexorable. C'est rigoureux et sec, c'est pénétrant et dur, c'est fort et âpre; mais cela manque de charme, d'humanité, de noblesse, de grâce. Cette sensation, pénible à la dent, à l'oreille, à l'oeil et au coeur, tient à deux choses probablement: à la philosophie morale de l'auteur et à son principe littéraire. Le profond mépris de l'humanité, qui caractérise l'école physiologiste, et l'intrusion de la technologie dans la littérature, inaugurée par Balzac et Stendhal, expliquent cette aridité secrète, que l'on sent dans ces pages, qui vous happe à la gorge comme les vapeurs d'une fabrique de produits minéraux. Cette lecture est instructive à un très haut degré, mais elle est antivivifiante; elle dessèche, corrode, attriste. Elle n'inspire rien, elle fait seulement connaître. J'imagine que ce sera la littérature de l'avenir, à l'américaine, formant un contraste profond avec l'art grec; l'algèbre au lieu de la vie, la formule au lieu de l'image, les exhalaisons de l'alambic au lieu de l'ivresse d'Apollon, la vue froide au lieu des joies de la pensée, bref, la mort de la poésie, écorchée et anatomisée par la science.»

Il y a là, avec une part de vérité, beaucoup d'exagération et même d'injustice. Il suffit de relire l'essai intitulé: Sainte Odile et Iphigénie en Tauride, pour voir à quel point Taine sentait la beauté antique, de relire ses pages sur madame de Lafayette ou sur Oxford pour reconnaître qu'il avait le don de la grâce, et celles sur la Réforme en Angleterre pour sentir combien il était ému par les luttes de la conscience et par le spectacle de l'héroïsme moral. Il serait facile en parcourant ses ouvrages de montrer que ce grand esprit, si profondément artiste, aussi capable de goûter, en musicien consommé qu'il était, une sonate de Beethoven que les rêveries métaphysiques de Hegel, était accessible à toutes les grandes idées comme à tous les grands sentiments; mais il regardait comme un devoir de probité morale autant qu'intellectuelle d'écarter de la recherche du vrai toutes les vagues chimères par lesquelles l'homme se crée un univers conforme aux désirs de son coeur.

IV

Chassant de ses conceptions toutes les entités métaphysiques, tout élément mystérieux, ramenant tout à des groupements de faits, Taine devait transformer tous les problèmes de littérature et d'esthétique en problèmes d'histoire. Aussi ses ouvrages, à l'exception de son Voyage aux Pyrénées et de son livre l'Intelligence, sont-ils tous des ouvrages d'histoire. Ils marquent le dernier terme de l'évolution par laquelle la critique littéraire est devenue une des formes de l'histoire. Villemain avait le premier montré les relations qui existent entre le développement historique et le développement littéraire. Sainte-Beuve avait cherché avec plus de rigueur l'explication des oeuvres littéraires dans les circonstances de la vie des écrivains et du temps où ils avaient vécu. Taine vit dans ces oeuvres avant tout les documents les plus précieux, les plus significatifs que l'histoire puisse enregistrer, en même temps que le fruit nécessaire de l'époque qui les a produites. L'Étude sur La Fontaine est une étude sur la société du XVIIe siècle et la cour de Louis XIV; l'Essai sur Tite-Live est un essai sur l'esprit romain; l'Histoire de la Littérature anglaise est une histoire de la civilisation anglaise et de l'esprit anglais depuis le temps où les Anglo-Saxons et les Normands couraient les mers et remontaient les fleuves pour piller, brûler et massacrer tout sur leur passage, en chantant leurs chants de guerre, jusqu'à celui où le noble poète Tennyson recevait de la gracieuse reine Victoria le titre de poète lauréat et un siège à la Chambre des lords. Dans le Voyage en Italie, dans la Philosophie de l'Art, vous apprenez à connaître la société italienne du XVe et du XVIe siècles, la vie de la Hollande au XVIIe siècle, les moeurs des Grecs du temps de Périclès et d'Alexandre. On sent très bien que pour Taine l'histoire littéraire et l'histoire de l'art sont des fragments de l'histoire naturelle de l'homme, qui elle-même est un fragment de l'histoire naturelle universelle. Même la Vie et opinions de Thomas Graindorge, sous sa forme humoristique, est une étude sur la société française écrite par le même historien philosophe à qui nous devons l'Histoire de la Littérature anglaise. Jamais aucun écrivain n'a apporté dans ses oeuvres une pareille unité de conception et de doctrine, n'a montré dès ses débuts une conscience aussi nette de sa méthode et un talent aussi constamment égal à lui-même. Dès l'École normale, nous l'avons vu, Taine pratiquait déjà sa méthode de généralisation et de simplification: «Tout homme et tout livre, disait-il, peut se résumer en trois pages et ces trois pages en trois lignes;» mais, en même temps, il s'attachait à voir et à rendre le détail des choses sensibles avec tout leur relief. Si le Voyage aux Pyrénées fait parfois l'effet d'un exercice de virtuosité descriptive semblable aux exercices de doigté d'un violoniste, si la description semble n'y avoir souvent d'autre but qu'elle-même; regardez y bien, vous verrez même ici la description aboutir presque toujours à une idée philosophique ou historique. Partout ailleurs elle a pour but unique de fournir des éléments à une généralisation historique. C'est la description d'un pays qui sert à expliquer ses habitants, la description des moeurs et de la vie des hommes qui sert à expliquer leurs sentiments et leurs pensées. Taine a au plus haut degré le don de rendre visibles tout le décor et tout le costume des civilisations et des sociétés les plus diverses, de produire un effet d'ensemble par une accumulation de traits de détail et par le choix habile des traits les plus caractéristiques. Il se montre en cela grand peintre d'histoire. Son art n'est pas moins grand à ramener à quelques mobiles clairs et peu nombreux, logiquement coordonnés et subordonnés à un mobile principal, la variété bigarrée des phénomènes extérieurs. On regimbe bien un peu à accepter des explications aussi simples de choses aussi complexes, mais on est subjugué par la rigueur et l'accent de conviction de la démonstration, et aussi par la sérénité avec laquelle l'historien décrit et le philosophe explique, sans s'indigner, sans s'attendrir, en admirant les hommes en proportion de la perfection avec laquelle ils représentent les caractères essentiels de leur époque et manifestent les mobiles qui l'animent. Il parlera presque du même ton de sympathie admirative de Benvenuto Cellini, qui personnifie l'homme de la Renaissance, indifférent au bien et au mal, sensible seulement au plaisir de déployer librement son individualité et de jouir de la beauté sous toutes ses formes, et de Bunyan, le chaudronnier mystique, qui personnifie l'homme de la Réforme, indifférent à la beauté et préoccupé seulement de purifier son âme pour la rendre digne de la grâce divine. Cette sympathie est celle du savant qui apprécie dans un végétal ou un animal la fidélité et l'énergie avec lesquelles il représente le type auquel il se rattache. Taine cherche dans l'histoire les types les plus parfaits des diverses variétés de l'animal humain. S'il les classe et les subordonne les uns aux autres, comme les oeuvres d'art, d'après le degré de bienfaisance et d'importance du caractère qu'ils manifestent, on sent bien qu'en sa qualité de naturaliste tous l'intéressent, et que son admiration va surtout à ceux qui réalisent pleinement un type, quel qu'il soit.

V

Pourtant, cette sérénité, qu'il puisait dans son déterminisme philosophique, n'a pas accompagné Taine jusqu'au bout. Son dernier ouvrage fait à cet égard contraste avec ses précédents écrits. Il ne se contente pas ici de décrire et d'analyser; il juge, il s'indigne; au lieu de montrer simplement dans la chute de l'ancien régime, dans les violences de la Révolution, dans les gloires et la tyrannie de l'Empire, une succession de faits nécessaires et inévitables, il parle de fautes, d'erreurs, de crimes; il n'a pas pour la Terreur les mêmes poids et la même mesure que pour les révolutions d'Italie et d'Angleterre, et, après avoir été si indulgent aux tyrans et aux condottières du XVe et du XVIe siècle, il parle avec une véritable haine de Napoléon, ce condottière du XIXe, un des plus superbes animaux humains pourtant qui se soient jamais rués à travers l'histoire. On a vivement reproché cette inconséquence à Taine. On a même été jusqu'à attribuer ses sévérités envers les révolutionnaires à la passion politique, au désir de flatter les conservateurs, à je ne sais quelle terreur des périls et des responsabilités du régime démocratique. Nous avons cherché à expliquer, en racontant sa vie, comment et pourquoi dans son dernier ouvrage, il a changé de ton et dans une certaine mesure de point de vue. Que les émotions de la guerre et de la Commune aient agi sur l'esprit de Taine, il n'est pas possible de le nier; mais elles n'ont pas agi de la manière mesquine et puérile qu'on imagine. Il a cru y voir le signe de la décadence de la France, l'explication et la conséquence des bouleversements politiques survenus il y a un siècle. Bien loin de lui reprocher l'émotion qu'il en a ressentie, je suis tenté de lui savoir gré de s'être aussi vivement ému et, voyant la France sur la pente d'un abîme, d'avoir cru qu'il pouvait l'arrêter par le tableau tragique des maux dont elle souffre.

Il n'a point, d'ailleurs, renié sa méthode ni sa doctrine; il les a plutôt accentuées. Nulle part il n'a employé d'une manière plus constante le procédé d'accumulation des petits faits pour établir une idée générale; nulle part il n'a exposé la série des événements de l'histoire comme plus strictement déterminée par l'action de deux ou trois causes très simples agissant toujours dans le même sens. Ce qu'on peut lui reprocher, c'est d'avoir trop simplifié le problème, d'en avoir négligé certains éléments, d'avoir, malgré l'abondance des faits réunis par lui, laissé de côté d'autres faits qui leur servent de correctifs, d'avoir, en un mot, poussé au noir un tableau déjà sombre en; réalité. Ce qu'il y a d'exagéré dans l'ouvrage de Taine, vient à la fois de son amour pour la France et du peu de sympathie naturelle qu'il avait pour son caractère et ses institutions. Il était vis-à-vis d'elle comme un fils tendrement dévoué à sa mère, mais qui serait séparé d'elle par de cruels malentendus, par une foncière incompatibilité d'humeur, et à qui son amour même inspirerait des jugements sévères et douloureux. La nature sérieuse de Taine, ennemie de toute frivolité mondaine, sa prédilection pour les individualités énergiques, sa conviction que le progrès régulier et la vraie liberté ne peuvent exister que là où se trouvent de fortes traditions, le respect des droits acquis et l'esprit d'association allié à l'individualisme, tout chez lui concourait à lui faire aimer et admirer l'Angleterre et à le rendre sévère pour un pays enthousiaste et capricieux, où la puissance des habitudes sociales émousse l'originalité des caractères, où le ridicule est plus sévèrement jugé que le vice, où l'on ne sait ni défendre ses droits ni respecter ceux d'autrui, où l'on met le feu à sa maison pour la reconstruire au lieu de la réparer, où le besoin de tranquillité fait préférer la sécurité stérile du despotisme aux agitations fécondes de la liberté. La France a inspiré à Taine la cruelle satire de Graindorge; l'Angleterre le plus aimable et le plus souriant de ses livres: les Notes sur l'Angleterre. Les poètes anglais étaient ses poètes préférés, et, comme philosophe, il est de la famille des Spencer, des Mill et des Bain.

Telle a été la raison de la sévérité excessive de ses jugements sur la France de la Révolution. À les prendre au pied de la lettre, on serait tenté de s'étonner que la France soit encore debout après cent ans d'un régime aussi meurtrier, et l'on est surpris qu'un déterministe comme Taine ait paru reprocher à la France de ne pas être semblable à l'Angleterre. Mais, après avoir reconnu ce qu'il y a d'exagéré et d'incomplet dans son point de vue et dans ses peintures, il faut rendre hommage, non seulement à la puissance et à la sincérité de son oeuvré, mais aussi à sa vérité. Il n'a pas tout dit, mais ce qu'il a dit est vrai. Il est vrai que la monarchie de l'ancien régime avait préparé sa chute en détruisant tout ce qui pouvait la soutenir en limitant son pouvoir; il est vrai que la Révolution a déchaîné l'anarchie en détruisant les institutions traditionnelles pour les remplacer par des institutions rationnelles sans racines dans l'histoire ni dans les moeurs; il est vrai que l'esprit jacobin a été un esprit de haine et d'envie qui a préparé les voies au despotisme; il est vrai que la centralisation napoléonienne est un régime de serre chaude qui peut produire des fruits splendides et hâtifs, mais qui épuise la sève et tarit la vie; et Taine a mis ces vérités en lumière avec une abondance de preuves et une force de pensée qui portent la conviction dans tous les esprits non prévenus. Si une réaction salutaire se produit en France contre les excès de la centralisation, le mérite en reviendra en grande partie à cette oeuvre si critiquée. Quoi qu'il arrive, il aura eu le mérite d'avoir posé le problème historique de la Révolution dans des termes tout nouveaux, et d'avoir contribué pour une large part à le transporter du domaine de la légende mystique ou des lieux communs oratoires dans celui de la réalité humaine et vivante. Malgré la passion qui anime souvent ses récits et ses portraits, il a ici encore servi la science et la vérité.

J'ai cru ne pouvoir mieux rendre hommage à ce libre, vaillant et sincère esprit, à cet amant passionné du vrai, qu'en cherchant à caractériser les traits essentiels de sa vie, de son caractère, de son oeuvre et de son influence en toute franchise. Il me semblait que j'aurais manqué de respect envers sa mémoire en usant envers lui de ces ménagements d'oraison funèbre qu'il a tenu à écarter de son cercueil. Mais j'aurais bien mal rendu ce que je pense et ce que je sens si je n'avais pas su exprimer mon admiration reconnaissante pour un des hommes qui, dans notre temps, par le caractère comme par le talent, ont le plus honoré la France et l'esprit humain. Je ne puis mieux dire ce que j'ai éprouvé en le voyant disparaître qu'en m'associant à ce que m'écrivait un de mes amis en apprenant la fatale nouvelle:

«La disparition de cet esprit, c'est une forte et claire lumière qui s'efface de ce monde. Jamais personne n'a représenté avec plus de vigueur l'esprit scientifique; il en était comme une énergique incarnation. Et il s'en va au moment où les bonnes méthodes, seules efficaces pour atteindre la vérité, faiblissent dans la conscience des jeunes générations, de sorte que sa mort semble marquer, au moins pour quelque temps, la fin d'une grande chose. Et, puis, qu'il s'en aille ainsi tout de suite après Renan, c'est vraiment trop de vide à la fois. Rien ne restera plus de la génération qui nous a formés; ces deux grands esprits en étaient les représentants; nous leur devions les enseignements qui nous avaient le plus touchés et les plus profondes joies de notre esprit; nous venons de perdre nos pères intellectuels.»

Décembre 1893.

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