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Robinson Crusoe (I/II)

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FESTIN

Revenu alors de mon trouble, je commençai à regarder autour de moi et je trouvai cette caverne fort petite: elle pouvait avoir environ douze pieds; mais elle était sans figure régulière, ni ronde ni carrée, car la main de la nature y avait seule travaillé. Je remarquai aussi sur le côté le plus profond une ouverture qui s'enfonçait plus avant, mais si basse, que je fus obligé de me traîner sur les mains et sur les genoux pour y passer. Où aboutissait-elle, je l'ignorais. N'ayant point de flambeau, je remis la partie à une autre fois, et je résolus de revenir le lendemain pourvu de chandelles, et d'un briquet que j'avais fait avec une batterie de mousquet dans le bassinet de laquelle je mettais une pièce d'artifice.

En conséquence, le jour suivant je revins muni de six grosses chandelles de ma façon,—car alors je m'en fabriquais de très-bonnes avec du suif de chèvre;—j'allai à l'ouverture étroite, et je fus obligé de ramper à quatre pieds, comme je l'ai dit, à peu près l'espace de dix verges: ce qui, je pense, était une tentative assez téméraire, puisque je ne savais pas jusqu'où ce souterrain pouvait aller, ni ce qu'il y avait au bout. Quand j'eus passé ce défilé je me trouvai sous une voûte d'environ vingt pieds de hauteur. Je puis affirmer que dans toute l'île il n'y avait pas un spectacle plus magnifique à voir que les parois et le berceau de cette voûte ou de cette caverne. Ils réfléchissaient mes deux chandelles de cent mille manières. Qu'y avait-il dans le roc? Étaient-ce des diamants ou d'autres pierreries, ou de l'or,—ce que je suppose plus volontiers?—je l'ignorais.

Bien que tout-à-fait sombre, c'était la plus délicieuse grotte qu'on puisse se figurer. L'aire en était unie et sèche et couverte d'une sorte de gravier fin et mouvant. On n'y voyait point d'animaux immondes, et il n'y avait ni eau ni humidité sur les parois de la voûte. La seule difficulté, c'était l'entrée; difficulté que toutefois je considérais comme un avantage, puisqu'elle en faisait une place forte, un abri sûr dont j'avais besoin. Je fus vraiment ravi de ma découverte, et je résolus de transporter sans délai dans cette retraite tout ce dont la conservation m'importait le plus, surtout ma poudre et toutes mes armes de réserve, c'est-à-dire deux de mes trois fusils de chasse et trois de mes mousquets: j'en avais huit. À mon château je n'en laissai donc que cinq, qui sur ma redoute extérieure demeuraient toujours braqués comme des pièces de canon, et que je pouvais également prendre en cas d'expédition.

Pour ce transport de mes munitions je fus obligé d'ouvrir le baril de poudre que j'avais retiré de la mer et qui avait été mouillé. Je trouvai que l'eau avait pénétré de touts côtés à la profondeur de trois ou quatre pouces, et que la poudre détrempée avait en se séchant formé une croûte qui avait conservé l'intérieur comme un fruit dans sa coque; de sorte qu'il y avait bien au centre du tonneau soixante livres de bonne poudre: ce fut une agréable découverte pour moi en ce moment. Je l'emportai toute à ma caverne, sauf deux ou trois livres que je gardai dans mon château, de peur de n'importe quelle surprise. J'y portai aussi tout le plomb que j'avais réservé pour me faire des balles.

Je me croyais alors semblable à ces anciens géants qui vivaient, dit-on, dans des cavernes et des trous de rocher inaccessibles; car j'étais persuadé que, réfugié en ce lieu, je ne pourrais être dépisté par les Sauvages, fussent-ils cinq cents à me pourchasser; ou que, s'ils le faisaient, ils ne voudraient point se hasarder à m'y donner l'attaque.

Le vieux bouc que j'avais trouvé expirant mourut à l'entrée de la caverne le lendemain du jour où j'en fis la découverte. Il me parut plus commode, au lieu de le tirer dehors, de creuser un grand trou, de l'y jeter et de le recouvrir de terre. Je l'enterrai ainsi pour me préserver de toute odeur infecte.

J'étais alors dans la vingt-troisième année de ma résidence dans cette île, et si accoutumé à ce séjour et à mon genre de vie, que si j'eusse eu l'assurance que les Sauvages ne viendraient point me troubler, j'aurais volontiers signé la capitulation de passer là le reste de mes jours jusqu'au dernier moment, jusqu'à ce que je fusse gisant, et que je mourusse comme le vieux bouc dans la caverne. Je m'étais ménagé quelques distractions et quelques amusements qui faisaient passer le temps plus vite et plus agréablement qu'autrefois. J'avais, comme je l'ai déjà dit, appris à parler à mon Poll; et il le faisait si familièrement, et il articulait si distinctement, si pleinement, que c'était pour moi un grand plaisir de l'entendre. Il vécut avec moi non moins de vingt-six ans: combien vécut-il ensuite? je l'ignore. On prétend au Brésil que ces animaux peuvent vivre cent ans. Peut-être quelques-uns de mes perroquets existent-ils encore et appellent-ils encore en ce moment le pauvre Robin CRUSOE. Je ne souhaite pas qu'un Anglais ait le malheur d'aborder mon île et de les y entendre jaser; mais si cela advenait, assurément il croirait que c'est le diable. Mon chien me fut un très-agréable et très-fidèle compagnon pendant seize ans: il mourut de pure vieillesse. Quant à mes chats, ils multiplièrent, comme je l'ai dit, et à un tel point que je fus d'abord obligé d'en tuer plusieurs pour les empêcher de me dévorer moi et tout ce que j'avais. Mais enfin, après la mort des deux vieux que j'avais apportés du navire, les ayant pendant quelque temps continuellement chassés et laissés sans nourriture, ils s'enfuirent touts dans les bois et devinrent sauvages, excepté deux ou trois favoris que je gardai auprès de moi. Ils faisaient partie de ma famille; mais j'eus toujours grand soin quand ils mettaient bas de noyer touts leurs petits. En outre je gardai toujours autour de moi deux ou trois chevreaux domestiques que j'avais accoutumés à manger dans ma main, et deux autres perroquets qui jasaient assez bien pour dire Robin CRUSOE, pas aussi bien toutefois que le premier: à la vérité, pour eux je ne m'étais pas donné autant de peine. J'avais aussi quelques oiseaux de mer apprivoisés dont je ne sais pas les noms; je les avais attrapés sur le rivage et leur avais coupé les ailes. Les petits pieux que j'avais plantés en avant de la muraille de mon château étant devenus un bocage épais et touffu, ces oiseaux y nichaient et y pondaient parmi les arbrisseaux, ce qui était fort agréable pour moi. En résumé, comme je le disais tantôt, j'aurais été fort content de la vie que je menais si elle n'avait point été troublée par la crainte des Sauvages.

Mais il en était ordonné autrement. Pour touts ceux qui liront mon histoire il ne saurait être hors de propos de faire cette juste observation: Que de fois n'arrive-t-il pas, dans le cours de notre vie, que le mal que nous cherchons le plus à éviter, et qui nous paraît le plus terrible quand nous y sommes tombés, soit la porte de notre délivrance, l'unique moyen de sortir de notre affliction! Je pourrais en trouver beaucoup d'exemples dans le cours de mon étrange vie; mais jamais cela n'a été plus remarquable que dans les dernières années de ma résidence solitaire dans cette île.

Ce fut au mois de décembre de la vingt-troisième année de mon séjour, comme je l'ai dit, à l'époque du solstice méridional,—car je ne puis l'appeler solstice d'hiver,—temps particulier de ma moisson, qui m'appelai presque toujours aux champs, qu'un matin, sortant de très-bonne heure avant même le point du jour, je fus surpris de voir la lueur d'un feu sur le rivage, à la distance d'environ deux milles, vers l'extrémité de l'île où j'avais déjà observé que les Sauvages étaient venus; mais ce n'était point cette fois sur l'autre côté, mais bien, à ma grande affliction, sur le côté que j'habitais.

À cette vue, horriblement effrayé, je m'arrêtai court, et n'osai pas sortir de mon bocage, de peur d'être surpris; encore n'y étais-je pas tranquille: car j'étais plein de l'appréhension que, si les Sauvages en rôdant venaient à trouver ma moisson pendante ou coupée, ou n'importe quels travaux et quelles cultures, ils en concluraient immédiatement que l'île était habitée et ne s'arrêteraient point qu'ils ne m'eussent découvert. Dans cette angoisse je retournai droit à mon château; et, ayant donné à toutes les choses extérieures un aspect aussi sauvage, aussi naturel que possible, je retirai mon échelle après moi.

Alors je m'armai et me mis en état de défense. Je chargeai toute mon artillerie, comme je l'appelais, c'est-à-dire mes mousquets montés sur mon nouveau retranchement, et touts mes pistolets, bien résolu à combattre jusqu'au dernier soupir. Je n'oubliai pas de me recommander avec ferveur à la protection divine et de supplier Dieu de me délivrer des mains des barbares. Dans cette situation, ayant attendu deux heures, je commençai à être fort impatient de savoir ce qui se passait au dehors: je n'avais point d'espion à envoyer à la découverte.

Après être demeuré là encore quelque temps, et après avoir songé à ce que j'avais à faire en cette occasion, il me fut impossible de supporter davantage l'ignorance où j'étais. Appliquant donc mon échelle sur le flanc du rocher où se trouvait une plate-forme, puis la retirant après moi et la replaçant de nouveau, je parvins au sommet de la colline. Là, couché à plat-ventre sur la terre, je pris ma longue-vue, que j'avais apportée à dessein et je la braquai. Je vis aussitôt qu'il n'y avait pas moins de neuf Sauvages assis en rond autour d'un petit feu, non pas pour se chauffer, car la chaleur était extrême, mais, comme je le supposai, pour apprêter quelque atroce mets de chair humaine qu'ils avaient apportée avec eux, ou morte ou vive, c'est ce que je ne pus savoir.

Ils avaient avec eux deux pirogues halées sur le rivage; et, comme c'était alors le temps du jusant, ils me semblèrent attendre le retour du flot pour s'en retourner. Il n'est pas facile de se figurer le trouble où me jeta ce spectacle, et surtout leur venue si proche de moi et sur mon côté de l'île. Mais quand je considérai que leur débarquement devait toujours avoir lieu au jusant, je commençai à retrouver un peu de calme, certain de pouvoir sortir en toute sûreté pendant le temps du flot, si personne n'avait abordé au rivage auparavant. Cette observation faite, je me remis à travailler à ma moisson avec plus de tranquillité.

La chose arriva comme je l'avais prévue; car aussitôt que la marée porta à l'Ouest je les vis touts monter dans leurs pirogues et touts ramer ou pagayer, comme cela s'appelle. J'aurais dû faire remarquer qu'une heure environ avant de partir ils s'étaient mis à danser, et qu'à l'aide de ma longue-vue j'avais pu appercevoir leurs postures et leurs gesticulations. Je reconnu, par la plus minutieuse observation, qu'ils étaient entièrement nus, sans le moindre vêtement sur le corps; mais étaient-ce des hommes ou des femmes? il me fut impossible de le distinguer.

Sitôt qu'ils furent embarqués et partis, je sortis avec deux mousquets sur mes épaules, deux pistolets à ma ceinture, mon grand sabre sans fourreau à mon côté, et avec toute la diligence dont j'étais capable je me rendis à la colline où j'avais découvert la première de toutes les traces. Dès que j'y fus arrivé, ce qui ne fut qu'au bout de deux heures,—car je ne pouvais aller vite chargé d'armes comme je l'étais,—je vis qu'il y avait eu en ce lieu trois autres pirogues de Sauvages; et, regardant au loin, je les apperçus toutes ensemble faisant route pour le continent.

Ce fut surtout pour moi un terrible spectacle quand en descendant au rivage je vis les traces de leur affreux festin, du sang, des os, des tronçons de chair humaine qu'ils avaient mangée et dévorée, avec joie. Je fus si rempli d'indignation à cette vue, que je recommençai à méditer, le massacre des premiers que je rencontrerais, quels qu'ils pussent être et quelque nombreux qu'ils fussent.

LE FANAL

Il me paraît évident que leurs visites dans l'île devaient être assez rares, car il se passa plus de quinze mois avant qu'ils ne revinssent, c'est-à-dire que durant tout ce temps je n'en revis ni trace ni vestige. Dans la saison des pluies il était sûr qu'ils ne pouvaient sortir de chez eux, du moins pour aller si loin. Cependant durant cet intervalle je vivais misérablement: l'appréhension d'être pris à l'improviste m'assiégeait sans relâche; d'où je déduis que l'expectative du mal est plus amère que le mal lui-même, quand surtout on ne peut se défaire de cette attente ou de ces appréhensions.

Pendant tout ce temps-là mon humeur meurtrière ne m'abandonna pas, et j'employai la plupart des heures du jour, qui auraient pu être beaucoup mieux dépensées, à imaginer comment je les circonviendrais et les assaillirais à la première rencontre, surtout s'ils étaient divisés en deux parties comme la dernière fois. Je ne considérais nullement que si j'en tuais une bande, je suppose de dix ou douze, et que le lendemain, la semaine ou le mois suivant j'en tuasse encore d'autres, et ainsi de suite à l'infini, je deviendrais aussi meurtrier qu'ils étaient mangeurs d'hommes, et peut-être plus encore.

J'usais ma vie dans une grande perplexité et une grande anxiété d'esprit; je m'attendais à tomber un jour ou l'autre entre les mains de ces impitoyables créatures. Si je me hasardais quelquefois dehors, ce n'était qu'en promenant mes regards inquiets autour de moi, et avec tout le soin, toute la précaution imaginable. Je sentis alors, à ma grande consolation, combien c'était chose heureuse pour moi que je me fusse pourvu d'un troupeau ou d'une harde de chèvres; car je n'osais en aucune occasion tirer mon fusil, surtout du côté de l'île fréquenté par les Sauvages, de peur de leur donner une alerte. Peut-être se seraient-ils enfuis d'abord; mais bien certainement ils seraient revenus au bout de quelques jours avec deux ou trois cents pirogues: je savais ce à quoi je devais m'attendre alors.

Néanmoins je fus un an et trois mois avant d'en revoir aucun; mais comment en revis-je, c'est ce dont il sera parlé bientôt. Il est possible que durant cet intervalle ils soient revenus deux ou trois fois, mais ils ne séjournèrent pas ou au moins n'en eus-je point connaissance. Ce fut donc, d'après mon plus exact calcul, au mois de mai et dans la vingt-quatrième année de mon isolement que j'eus avec eux l'étrange rencontre dont il sera discouru en son lieu.

La perturbation de mon âme fut très-grande pendant ces quinze ou seize mois. J'avais le sommeil inquiet, je faisais des songes effrayants, et souvent je me réveillais en sursaut. Le jour des troubles violents accablaient mon esprit; la nuit je rêvais fréquemment que je tuais des sauvages, et je pesais les raisons qui pouvaient me justifier de cet acte.—Mais laissons tout cela pour quelque temps. C'était vers le milieu de mai, le seizième jour, je pense, autant que je pus m'en rapporter à mon pauvre calendrier de bois, où je faisais toujours mes marques; c'était, dis-je, le seize mai: un violent ouragan souffla tout le jour, accompagné de quantité d'éclairs et de coups de tonnerre. La nuit suivante fut épouvantable. Je ne sais plus quel en était le motif particulier, mais je lisais la Bible, et faisais de sérieuses réflexions sur ma situation, quand je fus surpris par un bruit semblable à un coup de canon tiré en mer.

Ce fut pour moi une surprise d'une nature entièrement différente de toutes celles que j'avais eues jusque alors, car elle éveilla en mon esprit de tout autres idées. Je me levai avec toute la hâte imaginable, et en un tour de main j'appliquai mon échelle contre le rocher; je montai à mi-hauteur, puis je la retirai après moi, je la replaçai et j'escaladai jusqu'au sommet. Au même instant une flamme me prépara à entendre un second coup de canon, qui en effet au bout d'une demi-minute frappa mon oreille. Je reconnus par le son qu'il devait être dans cette partie de la mer où ma pirogue avait été drossée par les courants.

Je songeai aussitôt que ce devait être un vaisseau en péril, qui, allant de conserve avec quelque autre navire, tirait son canon en signal de détresse pour en obtenir du secours, et j'eus sur-le-champ la présence d'esprit de penser que bien que je ne pusse l'assister, peut-être lui m'assisterait-il. Je rassemblai donc tout le bois sec qui se trouvait aux environs, et j'en fis un assez beau monceau que j'allumai sur la colline. Le bois étant sec, il s'enflamma facilement, et malgré la violence du vent il flamba à merveille: j'eus alors la certitude que, si toutefois c'était un navire, ce feu serait immanquablement apperçu; et il le fut sans aucun doute: car à peine mon bois se fut-il embrasé que j'entendis un troisième coup de canon, qui fut suivi de plusieurs autres, venant touts du même point. J'entretins mon feu toute la nuit jusqu'à l'aube, et quand il fit grand jour et que l'air se fut éclairci, je vis quelque chose en mer, tout-à-fait à l'Est de l'île. Était-ce un navire ou des débris de navire? je ne pus le distinguer, voire même avec mes lunettes d'approche, la distance étant trop grande et le temps encore trop brumeux, du moins en mer.

Durant tout le jour je regardai fréquemment cet objet: je m'apperçus bientôt qu'il ne se mouvait pas, et j'en conclus que ce devait être un navire à l'ancre. Brûlant de m'en assurer, comme on peut bien le croire, je pris mon fusil à la main, et je courus vers la partie méridionale de l'île, vers les rochers où j'avais été autrefois entraîné par les courants; je gravis sur leur sommet, et, le temps étant alors parfaitement clair, je vis distinctement, mais à mon grand chagrin, la carcasse d'un vaisseau échoué pendant la nuit sur les roches à fleur d'eau que j'avais trouvées en me mettant en mer avec ma chaloupe, et qui, résistant à la violence du courant, faisaient cette espèce de contre-courant ou remous par lequel j'avais été délivré de la position la plus désespérée et la plus désespérante où je me sois trouvé dans ma vie.

C'est ainsi que ce qui est le salut de l'un fait la perte de l'autre; car il est probable que ce navire, quel qu'il fût, n'ayant aucune connaissance de ces roches entièrement cachées sous l'eau, y avait été poussé durant la nuit par un vent violent soufflant de l'Est et de l'Est-Nord-Est. Si l'équipage avait découvert l'île, ce que je ne puis supposer, il aurait nécessairement tenté de se sauver à terre dans la chaloupe.—Les coups de canon qu'il avait tirés, surtout en voyant mon feu, comme je l'imaginais, me remplirent la tête d'une foule de conjectures: tantôt je pensais qu'appercevant mon fanal il s'était jeté dans la chaloupe pour tâcher de gagner le rivage; mais que la lame étant très-forte, il avait été emporté; tantôt je m'imaginais qu'il avait commencé par perdre sa chaloupe, ce qui arrive souvent lorsque les flots, se brisant sur un navire, forcent les matelots à défoncer et à mettre en pièces leur embarcation ou à la jeter par-dessus le bord. D'autres fois je me figurais que le vaisseau ou les vaisseaux qui allaient de conserve avec celui-ci, avertis par les signaux de détresse, avaient recueilli et emmené cet équipage. Enfin dans d'autres moments je pensais que touts les hommes du bord étaient descendus dans leur chaloupe, et que, drossés par le courant qui m'avait autrefois entraîné, ils avaient été emportés dans le grand Océan, où ils ne trouveraient rien que la misère et la mort, où peut-être ils seraient réduits par la faim à se manger les uns les autres.

Mais, comme cela n'était que des conjectures, je ne pouvais, en ma position, que considérer l'infortune de ces pauvres gens et m'apitoyer. Ce qui eut sur moi la bonne influence de me rendre de plus en plus reconnaissant envers Dieu, dont la providence avait pris dans mon malheur un soin si généreux de moi, que, de deux équipages perdus sur ces côtes, moi seul avais été préservé. J'appris de là encore qu'il est rare que Dieu nous plonge dans une condition si basse, dans une misère si grande, que nous ne puissions trouver quelque sujet de gratitude, et trouver de nos semblable jetés dans des circonstances pires que les nôtres.

Tel était le sort de cet équipage, dont il n'était pas probable qu'aucun homme eût échappé,—rien ne pouvant faire croire qu'il n'avait pas péri tout entier,—à moins de supposer qu'il eût été sauvé par quelque autre bâtiment allant avec lui de conserve; mais ce n'était qu'une pure possibilité; car je n'avais vu aucun signe, aucune apparence de rien de semblable.

Je ne puis trouver d'assez énergiques paroles pour exprimer l'ardent désir, l'étrange envie que ce naufrage éveilla en mon âme et qui souvent s'en exhalait ainsi:—«Oh! si une ou deux, une seule âme avait pu être sauvée du navire, avait pu en réchapper, afin que je pusse avoir un compagnon, un semblable, pour parler et pour vivre avec moi!»—Dans tout le cours de ma vie solitaire je ne désirai jamais si ardemment la société des hommes, et je n'éprouvai jamais un plus profond regret d'en être séparé.

Il y a dans nos passions certaines sources secrètes qui, lorsqu'elles sont vivifiées par des objets présents ou absents, mais rendus présents à notre esprit par la puissance de notre imagination, entraînent notre âme avec tant d'impétuosité vers les objets de ses désirs, que la non possession en devient vraiment insupportable.

Telle était l'ardeur de mes souhaits pour la conservation d'un seul homme, que je répétai, je crois, mille fois ces mots:—«Oh! qu'un homme ait été sauvé, oh! qu'un seul homme ait été sauvé!—J'étais si violemment irrité par ce désir en prononçant ces paroles, que mes mains se saisissaient, que mes doigts pressaient la paume de mes mains et avec tant de rage que si j'eusse tenu quelque chose de fragile je l'eusse brisé involontairement; mes dents claquaient dans ma bouche et se serraient si fortement que je fus quelque temps avant de pouvoir les séparer.

Que les naturalistes expliquent ces choses, leur raison et leur nature; quant à moi, je ne puis que consigner ce fait, qui me parut toujours surprenant et dont je ne pus jamais me rendre compte. C'était sans doute l'effet de la fougue de mon désir et de l'énergie de mes idées me représentant toute la consolation que j'aurais puisée dans la société d'un Chrétien comme moi.

Mais cela ne devait pas être: leur destinée ou la mienne ou toutes deux peut-être l'interdisaient; car jusqu'à la dernière année de mon séjour dans l'île j'ai ignoré si quelqu'un s'était ou ne s'était pas sauvé du naufrage; j'eus seulement quelques jours après l'affliction de voir le corps d'un jeune garçon noyé jeté sur le rivage, à l'extrémité de l'île, proche le vaisseau naufragé. Il n'avait pour tout vêtement qu'une veste de matelot, un caleçon de toile ouvert aux genoux et une chemise bleue. Rien ne put me faire deviner quelle était sa nation: il n'avait dans ses poches que deux pièces de huit et une pipe à tabac qui avait dix fois plus de valeur pour moi.

La mer était calme alors, et j'avais grande envie de m'aventurer dans ma pirogue jusqu'au navire. Je ne doutais nullement que je pusse trouver à bord quelque chose pour mon utilité; mais ce n'était pas là le motif qui m'y portait le plus: j'y étais entraîné par la pensée que je trouverais peut-être quelque créature dont je pourrais sauver la vie, et par là réconforter la mienne au plus haut degré. Cette pensée me tenait tellement au cœur, que je n'avais de repos ni jour ni nuit, et qu'il fallut que je me risquasse à aller à bord de ce vaisseau. Je m'abandonnai donc à la providence de Dieu, persuadé que j'étais qu'une impulsion si forte, à laquelle je ne pouvais résister, devait venir d'une invisible direction, et que je serais coupable envers moi si je ne le faisais point.

VOYAGE AU VAISSEAU NAUFRAGÉ

Sous le coup de cette impression, je regagnai à grands pas mon château afin de préparer tout pour mon voyage. Je pris une bonne quantité de pain, un grand pot d'eau fraîche, une boussole pour me gouverner, une bouteille de rum,—j'en avais encore beaucoup en réserve,—et une pleine corbeille de raisins. Chargé ainsi, je retournai à ma pirogue, je vidai l'eau qui s'y trouvait, je la mis à flot, et j'y déposai toute ma cargaison. Je revins ensuite chez moi prendre une seconde charge, composée d'un grand sac de riz, de mon parasol—pour placer au-dessus de ma tête et me donner de l'ombre,—d'un second pot d'eau fraîche, de deux douzaines environ de mes petits pains ou gâteaux d'orge, d'une bouteille de lait de chèvre et d'un fromage. Je portai tout cela à mon embarcation, non sans beaucoup de peine et de sueur. Ayant prié Dieu de diriger mon voyage, je me mis en route, et, ramant ou pagayant le long du rivage, je parvins enfin à l'extrême pointe de l'île sur le côté Nord-Est. Là il s'agissait de se lancer dans l'Océan, de s'aventurer ou de ne pas s'aventurer. Je regardai les courants rapides qui à quelque distance régnaient des deux côtés de l'île. Le souvenir des dangers que j'avais courus me rendit ce spectacle bien terrible, et le cœur commença à me manquer; car je pressentis que si un de ces courants m'entraînait, je serais emporté en haute mer, peut-être hors de la vue de mon île; et qu'alors, comme ma pirogue était fort légère, pour peu qu'un joli frais s'élevât, j'étais inévitablement perdu.

Ces pensées oppressèrent tellement mon âme, que je commençai à abandonner mon entreprise: je halai ma barque dans une crique du rivage, je gagnai un petit tertre et je m'y assis inquiet et pensif, flottant entre la crainte et le désir de faire mon voyage. Tandis que j'étais à réfléchir, je m'apperçus que la marée avait changé et que le flot montait, ce qui rendait pour quelque temps mon départ impraticable. Il me vint alors à l'esprit de gravir sur la butte la plus haute que je pourrais trouver, et d'observer les mouvements de la marée pendant le flux, afin de juger si, entraîné par l'un de ces courants, je ne pourrais pas être ramené par l'autre avec la même rapidité. Cela ne me fut pas plus tôt entré dans la tête, que je jetai mes regards sur un monticule qui dominait suffisamment les deux côtes, et d'où je vis clairement la direction de la marée et la route que j'avais à suivre pour mon retour: le courant du jusant sortait du côté de la pointe Sud de l'île, le courant du flot rentrait du côté du Nord. Tout ce que j'avais à faire pour opérer mon retour était donc de serrer la pointe septentrionale de l'île.

Enhardi par cette observation, je résolus de partir le lendemain matin avec le commencement de la marée, ce que je fis en effet après avoir reposé la nuit dans mon canot sous la grande houppelande dont j'ai fait mention. Je gouvernai premièrement plein Nord, jusqu'à ce que je me sentisse soulevé par le courant qui portait à l'Est, et qui m'entraîna à une grande distance, sans cependant me désorienter, ainsi que l'avait fait autrefois le courant sur le côté Sud, et sans m'ôter toute la direction de ma pirogue. Comme je faisais un bon sillage avec ma pagaie, j'allai droit au navire échoué, et en moins de deux heures je l'atteignis.

C'était un triste spectacle à voir! Le bâtiment, qui me parut espagnol par sa construction, était fiché et enclavé entre deux roches; la poupe et la hanche avaient été mises en pièces par la mer; et comme le gaillard d'avant avait donné contre les rochers avec une violence extrême, le grand mât et le mât de misaine s'étaient brisés rez-pied; mais le beaupré était resté en bon état et l'avant et l'éperon paraissaient fermes.—Lorsque je me fus approché, un chien parut sur le tillac: me voyant venir, il se mit à japper et à aboyer. Aussitôt que je l'appelai il sauta à la mer pour venir à moi, et je le pris dans ma barque. Le trouvant à moitié mort de faim et de soif, je lui donnai un de mes pains qu'il engloutit comme un loup vorace ayant jeûné quinze jours dans la neige; ensuite je donnai de l'eau fraîche à cette pauvre bête, qui, si je l'avais laissée faire, aurait bu jusqu'à en crever.

Après cela j'allai à bord. La première chose que j'y rencontrai ce fut, dans la cuisine, sur le gaillard d'avant, deux hommes noyés et qui se tenaient embrassés. J'en conclus, cela est au fait probable, qu'au moment où, durant la tempête, le navire avait touché, les lames brisaient si haut et avec tant de rapidité, que ces pauvres gens n'avaient pu s'en défendre, et avaient été étouffés par la continuelle chute des vagues, comme s'ils eussent été sous l'eau.—Outre le chien, il n'y avait rien à bord qui fût en vie, et toutes les marchandises que je pus voir étaient avariées. Je trouvai cependant arrimés dans la cale quelques tonneaux de liqueurs. Était-ce du vin ou de l'eau-de-vie, je ne sais. L'eau en se retirant les avait laissés à découvert, mais ils étaient trop gros pour que je pusse m'en saisir. Je trouvai aussi plusieurs coffres qui me parurent avoir appartenu à des matelots, et j'en portai deux dans ma barque sans examiner ce qu'ils contenaient.

Si la poupe avait été garantie et que la proue eût été brisée, je suis persuadé que j'aurais fait un bon voyage; car, à en juger par ce que je trouvai dans les coffres, il devait y avoir à bord beaucoup de richesses. Je présume par la route qu'il tenait qu'il devait venir de Buenos-Ayres ou de Rio de la Plata, dans l'Amérique méridionale, en delà du Brésil, et devait aller à la Havane dans le golfe du Mexique, et de là peut-être en Espagne. Assurément ce navire recelait un grand trésor, mais perdu à jamais pour tout le monde. Et qu'était devenu le reste de son équipage, je ne le sus pas alors.

Outre ces coffres, j'y trouvai un petit tonneau plein d'environ vingt gallons de liqueur, que je transportai dans ma pirogue, non sans beaucoup de difficulté. Dans une cabine je découvris plusieurs mousquets et une grande poire à poudre en contenant environ quatre livres. Quant aux mousquets je n'en avais pas besoin: je les laissai donc, mais je pris le cornet à poudre. Je pris aussi une pelle et des pincettes, qui me faisaient extrêmement faute, deux chaudrons de cuivre, un gril et une chocolatière. Avec cette cargaison et le chien, je me mis en route quand la marée commença à porter vers mon île, que le même soir, à une heure de la nuit environ, j'atteignis, harassé, épuisé de fatigues.

Je reposai cette nuit dans ma pirogue, et le matin je résolus de ne point porter mes acquisitions dans mon château, mais dans ma nouvelle caverne. Après m'être restauré, je débarquai ma cargaison et je me mis à en faire l'inventaire. Le tonneau de liqueur contenait une sorte de rum, mais non pas de la qualité de celui qu'on boit au Brésil: en un mot, détestable. Quand j'en vins à ouvrir les coffres je découvris plusieurs choses dont j'avais besoin: par exemple, dans l'un je trouvai un beau coffret renfermant des flacons de forme extraordinaire et remplis d'eaux cordiales fines et très-bonnes. Les flacons, de la contenance de trois pintes, étaient tout garnis d'argent. Je trouvai deux pots d'excellentes confitures si bien bouchés que l'eau n'avait pu y pénétrer, et deux autres qu'elle avait tout-à-fait gâtés. Je trouvai en outre de fort bonnes chemises qui furent les bien venues, et environ une douzaine et demie de mouchoirs de toile blanche et de cravates de couleur. Les mouchoirs furent aussi les bien reçus, rien n'étant plus rafraîchissant pour m'essuyer le visage dans les jours de chaleur. Enfin, lorsque j'arrivai au fond du coffre, je trouvai trois grands sacs de pièces de huit, qui contenaient environ onze cents pièces en tout, et dans l'un de ces sacs six doublons d'or enveloppés dans un papier, et quelques petites barres ou lingots d'or qui, je le suppose, pesaient à peu près une livre.

Dans l'autre coffre il y avait quelques vêtements, mais de peu de valeur. Je fus porté à croire que celui-ci avait appartenu au maître canonnier, par cette raison qu'il ne s'y trouvait point de poudre, mais environ deux livres de pulverin dans trois flasques, mises en réserve, je suppose, pour charger des armes de chasse dans l'occasion. Somme toute, par ce voyage, j'acquis peu de chose qui me fût d'un très-grand usage; car pour l'argent, je n'en avais que faire: il était pour moi comme la boue sous mes pieds; je l'aurais donné pour trois ou quatre paires de bas et de souliers anglais, dont j'avais grand besoin. Depuis bien des années j'étais réduit à m'en passer. J'avais alors, il est vrai, deux paires de souliers que j'avais pris aux pieds des deux hommes noyés que j'avais découverts à bord, et deux autres paires que je trouvai dans l'un des coffres, ce qui me fut fort agréable; mais ils ne valaient pas nos souliers anglais, ni pour la commodité ni pour le service, étant plutôt ce que nous appelons des escarpins que des souliers. Enfin je tirai du second coffre environ cinquante pièces de huit en réaux, mais point d'or. Il est à croire qu'il avait appartenu à un marin plus pauvre que le premier, qui doit avoir eu quelque officier pour maître.

Je portai néanmoins cet argent dans ma caverne, et je l'y serrai comme le premier que j'avais sauvé de notre bâtiment. Ce fut vraiment grand dommage, comme je le disais tantôt, que l'autre partie du navire n'eût pas été accessible, je suis certain que j'aurais pu en tirer de l'argent de quoi charger plusieurs fois ma pirogue; argent qui, si je fusse jamais parvenu à m'échapper et à m'enfuir en Angleterre, aurait pu rester en sûreté dans ma caverne jusqu'à ce que je revinsse le chercher.

Après avoir tout débarqué et tout mis en lieu sûr, je retournai à mon embarcation. En ramant ou pagayant le long du rivage je la ramenai dans sa rade ordinaire, et je revins en hâte à ma demeure, où je retrouvai tout dans la paix et dans l'ordre. Je me remis donc à vivre selon mon ancienne manière, et à prendre soin de mes affaires domestiques. Pendant un certain temps mon existence fut assez agréable, seulement j'étais encore plus vigilant que de coutume; je faisais le guet plus souvent et ne mettais plus aussi fréquemment le pied dehors. Si parfois je sortais avec quelque liberté, c'était toujours dans la partie orientale de l'île, où j'avais la presque certitude que les Sauvages ne venaient pas, et où je pouvais aller sans tant de précautions, sans ce fardeau d'armes et de munitions que je portais toujours avec moi lorsque j'allais de l'autre côté.

Je vécus près de deux ans encore dans cette situation; mais ma malheureuse tête, qui semblait faite pour rendre mon corps misérable, fut durant ces deux années toujours emplie de projets et de desseins pour tenter de m'enfuir de mon île. Quelquefois je voulais faire une nouvelle visite au navire échoué, quoique ma raison me criât qu'il n'y restait rien qui valût les dangers du voyage; d'autres fois je songeais à aller çà et là, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre; et je crois vraiment que si j'avais eu la chaloupe sur laquelle je m'étais échappé de Sallé, je me serais aventuré en mer pour aller n'importe en quel lieu, pour aller je ne sais où.

J'ai été dans toutes les circonstances de ma vie un exemple vivant de ceux qui sont atteints de cette plaie générale de l'humanité, d'où découle gratuitement la moitié de leurs misères: j'entends la plaie de n'être point satisfaits de la position où Dieu et la nature les ont placés. Car sans parler de mon état primitif et de mon opposition aux excellents conseils de mon père, opposition qui fut, si je puis l'appeler ainsi, mon péché originel, n'était-ce pas un égarement de même nature qui avait été l'occasion de ma chute dans cette misérable condition? Si cette Providence qui m'avait si heureusement établi au Brésil comme planteur eût limité mes désirs, si je m'étais contenté d'avancer pas à pas, j'aurais pu être alors, j'entends au bout du temps que je passai dans mon île, un des plus grands colons du Brésil; car je suis persuadé, par les progrès que j'avais faits dans le peu d'années que j'y vécus et ceux que j'aurais probablement faits si j'y fusse demeuré, que je serais devenu riche à cent mille Moidoires.

LE RÊVE

J'avais bien affaire en vérité de laisser là une fortune assise, une plantation bien pourvue, s'améliorant et prospérant, pour m'en aller comme subrécargue chercher des Nègres en Guinée, tandis qu'avec de la patience et du temps, mon capital s'étant accru, j'en aurais pu acheter au seuil de ma porte, à ces gens dont le trafic des Noirs était le seul négoce. Il est vrai qu'ils m'auraient coûté quelque chose de plus, mais cette différence de prix pouvait-elle compenser de si grands hasards?

La folie est ordinairement le lot des jeunes têtes, et la réflexion sur les folies passées est ordinairement l'exercice d'un âge plus mûr ou d'une expérience payée cher. J'en étais là alors, et cependant l'extravagance avait jeté de si profondes racines dans mon cœur, que je ne pouvais me satisfaire de ma situation, et que j'avais l'esprit appliqué sans cesse à rechercher les moyens et la possibilité de m'échapper de ce lieu.—Pour que je puisse avec le plus grand agrément du lecteur, entamer le reste de mon histoire, il est bon que je donne quelque détail sur la conception de mes absurdes projets de fuite, et que je fasse voir comment et sur quelle fondation j'édifiais.

Qu'on suppose maintenant que je suis retiré dans mon château, après mon dernier voyage au bâtiment naufragé, que ma frégate est désarmée et amarrée sous l'eau comme de coutume, et ma condition est rendue à ce qu'elle était auparavant. J'ai, il est vrai, plus d'opulence; mais je n'en suis pas plus riche, car je ne fais ni plus de cas ni plus d'usage de mon or que les Indiens du Pérou avant l'arrivée des Espagnols.

Par une nuit de la saison pluvieuse de mars, dans la vingt-quatrième année de ma vie solitaire, j'étais couché dans mon lit ou hamac sans pouvoir dormir, mais en parfaite santé; je n'avais de plus qu'à l'ordinaire, ni peine ni indisposition, ni trouble de corps, ni trouble d'esprit; cependant il m'était impossible de fermer l'œil, du moins pour sommeiller. De toute la nuit je ne m'assoupis pas autrement que comme il suit.

Il serait aussi impossible que superflu de narrer la multitude innombrable de pensées qui durant cette nuit me passèrent par la mémoire, ce grand chemin du cerveau. Je me représentai toute l'histoire de ma vie en miniature ou en raccourci, pour ainsi dire, avant et après ma venue dans l'île. Dans mes réflexions sur ce qu'était ma condition depuis que j'avais abordé cette terre, je vins à comparer l'état heureux de mes affaires pendant les premières années de mon exil, à cet état d'anxiété, de crainte et de précautions dans lequel je vivais depuis que j'avais vu l'empreinte d'un pied d'homme sur le sable. Il n'est pas croyable que les Sauvages n'eussent pas fréquenté l'île avant cette époque: peut-être y étaient-ils descendus au rivage par centaines; mais, comme je n'en avais jamais rien su et n'avais pu en concevoir aucune appréhension, ma sécurité était parfaite, bien que le péril fût le même. J'étais aussi heureux en ne connaissant point les dangers qui m'entouraient que si je n'y eusse réellement point été exposé.—Cette vérité fit naître en mon esprit beaucoup de réflexions profitables, et particulièrement celle-ci: Combien est infiniment bonne cette Providence qui dans sa sagesse a posé des bornes étroites à la vue et à la science de l'homme! Quoiqu'il marche au milieu de mille dangers dont le spectacle, s'ils se découvraient à lui, troublerait son âme et terrasserait son courage, il garde son calme et sa sérénité, parce que l'issue des choses est cachée à ses regards, parce qu'il ne sait rien des dangers qui l'environnent.

Après que ces pensées m'eurent distrait quelque temps, je vins à réfléchir sérieusement sur les dangers réels que j'avais courus durant tant d'années dans cette île même où je me promenais dans la plus grande sécurité, avec toute la tranquillité possible, quand peut-être il n'y avait que la pointe d'une colline, un arbre, ou les premières ombres de la nuit, entre moi et le plus affreux de touts les sorts, celui de tomber entre les mains des Sauvages, des cannibales, qui se seraient saisis de moi dans le même but que je le faisais d'une chèvre ou d'une tortue, et n'auraient pas plus pensé faire un crime en me tuant et en me dévorant, que moi en mangeant un pigeon ou un courlis. Je serais injustement mon propre détracteur, si je disais que je ne rendis pas sincèrement grâce à mon divin Conservateur pour toutes les délivrances inconnues qu'avec la plus grande humilité je confessais devoir à sa toute particulière protection, sans laquelle je serais inévitablement tombé entre ces mains impitoyables.

Ces considérations m'amenèrent à faire des réflexions, sur la nature de ces Sauvages, et à examiner comment il se faisait qu'en ce monde le sage Dispensateur de toutes choses eût abandonné quelques-unes de ses créatures à une telle inhumanité, au-dessous de la brutalité même, qu'elles vont jusqu'à se dévorer dans leur propre espèce. Mais comme cela n'aboutissait qu'à de vaines spéculations, je me pris à rechercher dans quel endroit du monde ces malheureux vivaient; à quelle distance était la côte d'où ils venaient; pourquoi ils s'aventuraient si loin de chez eux; quelle sorte de bateaux ils avaient, et pourquoi je ne pourrais pas en ordonner de moi et de mes affaires de façon à être à même d'aller à eux aussi bien qu'ils venaient à moi.

Je ne me mis nullement en peine de ce que je ferais de moi quand je serais parvenu là, de ce que je deviendrais si je tombais entre les mains des Sauvages; comment je leur échapperais s'ils m'entreprenaient, comment il me serait possible d'aborder à la côte sans être attaqué par quelqu'un d'eux de manière à ne pouvoir me délivrer moi-même. Enfin, s'il advenait que je ne tombasse point en leur pouvoir, comment je me procurerais des provisions et vers quel lieu je dirigerais ma course. Aucune de ces pensées, dis-je, ne se présenta à mon esprit: mon idée de gagner la terre ferme dans ma pirogue l'absorbait. Je regardais ma position d'alors comme la plus misérable qui pût être, et je ne voyais pas que je pusse rencontrer rien de pire, sauf la mort. Ne pouvais-je pas trouver du secours en atteignant le continent, ou ne pouvais-je le côtoyer comme le rivage d'Afrique, jusqu'à ce que je parvinsse à quelque pays habité où l'on me prêterait assistance. Après tout, n'était-il pas possible que je rencontrasse un bâtiment chrétien qui me prendrait à son bord; et enfin, le pire du pire advenant, je ne pouvais que mourir, ce qui tout d'un coup mettait fin à toutes mes misères.—Notez, je vous prie, que tout ceci était le fruit du désordre de mon âme et de mon esprit véhément, exaspéré, en quelque sorte, par la continuité de mes souffrances et par le désappointement que j'avais eu à bord du vaisseau naufragé, où j'avais été si près d'obtenir ce dont j'étais ardemment désireux, c'est-à-dire quelqu'un à qui parler, quelqu'un qui pût me donner quelque connaissance du lieu où j'étais et m'enseigner des moyens probables de délivrance. J'étais donc, dis-je, totalement bouleversé par ces pensées. Le calme de mon esprit, puisé dans ma résignation à la Providence et ma soumission aux volontés du Ciel, semblait être suspendu; et je n'avais pas en quelque sorte la force de détourner ma pensée de ce projet de voyage, qui m'assiégeait de désirs si impétueux qu'il était impossible d'y résister.

Après que cette passion m'eut agité pendant deux heures et plus, avec une telle violence que mon sang bouillonnait et que mon pouls battait comme si la ferveur extraordinaire de mes désirs m'eût donné la fièvre, la nature fatiguée, épuisée, me jeta dans un profond sommeil.—On pourrait croire que mes songes roulèrent sur le même projet, mais non pas, mais sur rien qui s'y rapportât. Je rêvai que, sortant un matin de mon château comme de coutume, je voyais sur le rivage deux canots et onze Sauvages débarquant et apportant avec eux un autre Sauvage pour le tuer et le manger. Tout-à-coup, comme ils s'apprêtaient à égorger ce Sauvage, il bondit au loin et se prit à fuir pour sauver sa vie. Alors je crus voir dans mon rêve que, pour se cacher, il accourait vers le bocage épais masquant mes fortifications; puis, que, m'appercevant qu'il était seul et que les autres ne le cherchaient point par ce chemin, je me découvrais à lui en lui souriant et l'encourageant; et qu'il s'agenouillait devant moi et semblait implorer mon assistance. Sur ce je lui montrais mon échelle, je l'y faisais monter et je l'introduisais dans ma grotte, et il devenait mon serviteur. Sitôt que je me fus acquis cet homme je me dis: Maintenant je puis certainement me risquer à gagner le continent, car ce compagnon me servira de pilote, me dira ce qu'il faut faire, me dira où aller pour avoir des provisions ou ne pas aller de peur d'être dévoré; bref, les lieux à aborder et ceux à fuir. Je me réveillai avec cette idée; j'étais encore sous l'inexprimable impression de joie qu'en rêve j'avais ressentie à l'aspect de ma délivrance; mais en revenant à moi et en trouvant que ce n'était qu'un songe, je ressentis un désappointement non moins étrange et qui me jeta dans un grand abattement d'esprit.

J'en tirai toutefois cette conclusion, que le seul moyen d'effectuer quelque tentative de fuite, c'était de m'acquérir un Sauvage, surtout, si c'était possible, quelque prisonnier condamné à être mangé et amené à terre pour être égorgé. Mais une difficulté s'élevait encore. Il était impossible d'exécuter ce dessein sans assaillir et massacrer toute une caravane: vrai coup de désespoir qui pouvait si facilement manquer! D'un autre côté j'avais de grands scrupules sur la légitimité de cet acte, et mon cœur bondissait à la seule pensée de verser tant de sang, bien que ce fût pour ma délivrance. Il n'est pas besoin de répéter ici les arguments qui venaient plaider contre ce bon sentiment: ce sont les mêmes que ceux dont il a été déjà fait mention; mais, quoique j'eusse encore d'autres raisons à exposer alors, c'est-à-dire que ces hommes étaient mes ennemis et me dévoreraient s'il leur était possible; que c'était réellement pour ma propre conservation que je devais me délivrer de cette mort dans la vie, et que j'agissais pour ma propre défense tout aussi bien que s'ils m'attaquaient; quoique, dis-je, toutes ces raisons militassent pour moi, cependant la pensée de verser du sang humain pour ma délivrance m'était si terrible, que j'eus beau faire, je ne pus de long-temps me concilier avec elle.

Néanmoins, enfin, après beaucoup de délibérations intimes, après de grandes perplexités,—car touts ces arguments pour et contre s'agitèrent long-temps dans ma tête,—mon véhément désir prévalut et étouffa tout le reste, et je me déterminai, coûte que coûte, à m'emparer de quelqu'un de ces Sauvages. La question était alors de savoir comment m'y prendre, et c'était chose difficile à résoudre; mais, comme aucun moyen probable ne se présentait à mon choix, je résolus donc de faire seulement sentinelle pour guetter quand ils débarqueraient, de n'arrêter mes mesures que dans l'occasion, de m'abandonner à l'événement, de le laisser être ce qu'il voudrait.

Plein de cette résolution, je me mis en vedette aussi souvent que possible, si souvent même que je m'en fatiguai profondément; car pendant un an et demi je fis le guet et allai une grande partie de ce temps au moins une fois par jour à l'extrémité Ouest et Sud-Ouest de l'île pour découvrir des canots, mais sans que j'apperçusse rien. C'était vraiment décourageant, et je commençai à m'inquiéter beaucoup, bien que je ne puisse dire qu'en ce cas mes désirs se soient émoussés comme autrefois. Ma passion croissait avec l'attente. En un mot je n'avais pas été d'abord plus soigneux de fuir la vue des Sauvages et d'éviter d'être apperçu par eux, que j'étais alors désireux de les entreprendre.

FIN DE LA VIE SOLITAIRE

Alors je me figurais même que si je m'emparais de deux ou trois Sauvages, j'étais capable de les gouverner de façon à m'en faire esclaves, à me les assujétir complètement et à leur ôter à jamais tout moyen de me nuire. Je me complaisais dans cette idée, mais toujours rien ne se présentait: toutes mes volontés, touts mes plans n'aboutissaient à rien, car il ne venait point de Sauvages.

Un an et demi environ après que j'eus conçu ces idées, et que par une longue réflexion j'eus en quelque manière décidé qu'elles demeureraient sans résultat faute d'occasion, je fus surpris un matin, de très-bonne heure, en ne voyant pas moins de cinq canots touts ensemble au rivage sur mon côté de l'île. Les Sauvages à qui ils appartenaient étaient déjà à terre et hors de ma vue. Le nombre de ces canots rompait toutes mes mesures; car, n'ignorant pas qu'ils venaient toujours quatre ou six, quelquefois plus, dans chaque embarcation, je ne savais que penser de cela, ni quel plan dresser pour attaquer moi seul vingt ou trente hommes. Aussi demeurai-je dans mon château embarrassé et abattu. Cependant, dans la même attitude que j'avais prise autrefois, je me préparai à repousser une attaque; j'étais tout prêt à agir si quelque chose se fût présenté. Ayant attendu long-temps et long-temps prêté l'oreille pour écouter s'il se faisait quelque bruit, je m'impatientai enfin; et, laissant mes deux fusils au pied de mon échelle, je montai jusqu'au sommet du rocher, en deux escalades, comme d'ordinaire. Là, posté de façon à ce que ma tête ne parût point au-dessus de la cime, pour qu'en aucune manière on ne pût m'appercevoir, j'observai à l'aide de mes lunettes d'approche qu'ils étaient au moins au nombre de trente, qu'ils avaient allumé un feu et préparé leur nourriture: quel aliment était-ce et comment l'accommodaient-ils, c'est ce que je ne pus savoir; mais je les vis touts danser autour du feu, et, suivant leur coutume, avec je ne sais combien de figures et de gesticulations barbares.

Tandis que je regardais ainsi, j'apperçus par ma longue-vue deux misérables qu'on tirait des pirogues, où sans doute ils avaient été mis en réserve, et qu'alors on faisait sortir pour être massacrés. J'en vis aussitôt tomber un assommé, je pense, avec un casse-tête ou un sabre de bois, selon l'usage de ces nations. Deux ou trois de ces meurtriers se mirent incontinent à l'œuvre et le dépecèrent pour leur cuisine, pendant que l'autre victime demeurait là en attendant qu'ils fussent prêts pour elle. En ce moment même la nature inspira à ce pauvre malheureux, qui se voyait un peu en liberté, quelque espoir de sauver sa vie; il s'élança, et se prit à courir avec une incroyable vitesse, le long des sables, droit vers moi, j'entends vers la partie de la côte où était mon habitation.

Je fus horriblement effrayé,—il faut que je l'avoue,—quand je le vis enfiler ce chemin, surtout quand je m'imaginai le voir poursuivi par toute la troupe. Je crus alors qu'une partie de mon rêve allait se vérifier, et qu'à coup sûr il se réfugierait dans mon bocage; mais je ne comptais pas du tout que le dénouement serait le même, c'est-à-dire que les autres Sauvages ne l'y pourchasseraient pas et ne l'y trouveraient point. Je demeurai toutefois à mon poste, et bientôt je recouvrai quelque peu mes esprits lorsque je reconnus qu'ils n'étaient que trois hommes à sa poursuite. Je retrouvai surtout du courage en voyant qu'il les surpassait excessivement à la course et gagnait du terrain sur eux, de manière que s'il pouvait aller de ce train une demi-heure encore il était indubitable qu'il leur échapperait.

Il y avait entre eux et mon château la crique dont j'ai souvent parlé dans la première partie de mon histoire, quand je fis le sauvetage du navire, et je prévis qu'il faudrait nécessairement que le pauvre infortuné la passât à la nage ou qu'il fût pris. Mais lorsque le Sauvage échappé eut atteint jusque là, il ne fit ni une ni deux, malgré la marée haute, il s'y plongea; il gagna l'autre rive en une trentaine de brassées ou environ, et se reprit à courir avec une force et une vitesse sans pareilles. Quand ses trois ennemis arrivèrent à la crique, je vis qu'il n'y en avait que deux qui sussent nager. Le troisième s'arrêta sur le bord, regarda sur l'autre côté et n'alla pas plus loin. Au bout de quelques instants il s'en retourna pas à pas; et, d'après ce qui advint, ce fut très-heureux pour lui.

Toutefois j'observai que les deux qui savaient nager mirent à passer la crique deux fois plus de temps que n'en avait mis le malheureux qui les fuyait.—Mon esprit conçut alors avec feu, et irrésistiblement, que l'heure était venue de m'acquérir un serviteur, peut-être un camarade ou un ami, et que j'étais manifestement appelé par la Providence à sauver la vie de cette pauvre créature. Aussitôt je descendis en toute hâte par mes échelles, je pris deux fusils que j'y avais laissés au pied, comme je l'ai dit tantôt, et, remontant avec la même précipitation, je m'avançai vers la mer. Ayant coupé par le plus court au bas de la montagne, je me précipitai entre les poursuivants et le poursuivi, et j'appelai le fuyard. Il se retourna et fut peut-être d'abord tout aussi effrayé de moi que moi je l'étais d'eux; mais je lui fis signe de la main de revenir, et en même temps je m'avançai lentement vers les deux qui accouraient. Tout-à-coup je me précipitai sur le premier, et je l'assommai avec la crosse de mon fusil. Je ne me souciais pas de faire feu, de peur que l'explosion ne fût entendue des autres, quoique à cette distance cela ne se pût guère; d'ailleurs, comme ils n'auraient pu appercevoir la fumée, ils n'auraient pu aisément savoir d'où cela provenait. Ayant donc assommé celui-ci, l'autre qui le suivait s'arrêta comme s'il eût été effrayé. J'allai à grands pas vers lui; mais quand je m'en fus approché, je le vis armé d'un arc, et prêt à décocher une flèche contre moi. Placé ainsi dans la nécessité de tirer le premier, je le fis et je le tuai du coup. Le pauvre Sauvage échappé avait fait halte; mais, bien qu'il vît ses deux ennemis mordre la poussière, il était pourtant si épouvanté du feu et du bruit de mon arme, qu'il demeura pétrifié, n'osant aller ni en avant ni en arrière. Il me parut cependant plutôt disposé à s'enfuir encore qu'à s'approcher. Je l'appelai de nouveau et lui fis signe de venir, ce qu'il comprit facilement. Il fit alors quelques pas et s'arrêta, puis s'avança un peu plus et s'arrêta encore; et je m'apperçus qu'il tremblait comme s'il eût été fait prisonnier et sur le point d'être tué comme ses deux ennemis. Je lui fis signe encore de venir à moi, et je lui donnai toutes les marques d'encouragement que je pus imaginer. De plus près en plus près il se risqua, s'agenouillant à chaque dix ou douze pas pour me témoigner sa reconnaissance de lui avoir sauvé la vie. Je lui souriais, je le regardais aimablement et l'invitais toujours à s'avancer. Enfin il s'approcha de moi; puis, s'agenouillant encore, baisa la terre, mit sa tête sur la terre, pris mon pied et mit mon pied sur sa tête: ce fut, il me semble, un serment juré d'être à jamais mon esclave. Je le relevai, je lui fis des caresses, et le rassurai par tout ce que je pus. Mais la besogne n'était pas, achevée; car je m'apperçus alors que le Sauvage que j'avais assommé n'était pas tué, mais seulement étourdi, et qu'il commençait à se remettre. Je le montrai du doigt à mon Sauvage, en lui faisant remarquer qu'il n'était pas mort. Sur ce il me dit quelques mots, qui, bien que je ne les comprisse pas, me furent bien doux à entendre; car c'était le premier son de voix humaine, la mienne exceptée, que j'eusse ouï depuis vingt-cinq ans. Mais l'heure de m'abandonner à de pareilles réflexions n'était pas venue; le Sauvage abasourdi avait recouvré assez de force pour se mettre sur son séant et je m'appercevais que le mien commençait à s'en effrayer. Quand je vis cela je pris mon second fusil et couchai en joue notre homme, comme si j'eusse voulu tirer sur lui. Là-dessus, mon Sauvage, car dès lors je pouvais l'appeler ainsi, me demanda que je lui prêtasse mon sabre qui pendait nu à mon côté; je le lui donnai: il ne l'eut pas plus tôt, qu'il courut à son ennemi et d'un seul coup lui trancha la tête si adroitement qu'il n'y a pas en Allemagne un bourreau qui l'eût fait ni plus vite ni mieux. Je trouvai cela étrange pour un Sauvage, que je supposais avec raison n'avoir jamais vu auparavant d'autres sabres que les sabres de bois de sa nation. Toutefois il paraît, comme je l'appris plus tard, que ces sabres sont si affilés, sont si pesants et d'un bois si dur, qu'ils peuvent d'un seul coup abattre une tête ou un bras. Après cet exploit il revint à moi, riant en signe de triomphe, et avec une foule de gestes que je ne compris pas il déposa à mes pieds mon sabre et la tête du Sauvage.

Mais ce qui l'intrigua beaucoup, ce fut de savoir comment de si loin j'avais pu tuer l'autre Indien, et, me le montrant du doigt, il me fit des signes pour que je l'y laissasse aller. Je lui répondis donc du mieux que je pus que je le lui permettais. Quand il s'en fut approché, il le regarda et demeura là comme un ébahi; puis, le tournant tantôt d'un côté tantôt d'un autre, il examina la blessure. La balle avait frappé juste dans la poitrine et avait fait un trou d'où peu de sang avait coulé: sans doute il s'était épanché intérieurement, car il était bien mort. Enfin il lui prit son arc et ses flèches et s'en revint. Je me mis alors en devoir de partir et je l'invitai à me suivre, en lui donnant à entendre qu'il en pourrait survenir d'autres en plus grand nombre.

Sur ce il me fit signe qu'il voulait enterrer les deux cadavres, pour que les autres, s'ils accouraient, ne pussent les voir. Je le lui permis, et il se jeta à l'ouvrage. En un instant il eut creusé avec ses mains un trou dans le sable assez grand pour y ensevelir le premier, qu'il y traîna et qu'il recouvrit; il en fit de même pour l'autre. Je pense qu'il ne mit pas plus d'un quart d'heure à les enterrer touts les deux. Je le rappelai alors, et l'emmenai, non dans mon château, mais dans la caverne que j'avais plus avant dans l'île. Je fis ainsi mentir cette partie de mon rêve qui lui donnait mon bocage pour abri.

Là je lui offris du pain, une grappe de raisin et de l'eau, dont je vis qu'il avait vraiment grand besoin à cause de sa course. Lorsqu'il se fut restauré, je lui fis signe d'aller se coucher et de dormir, en lui montrant un tas de paille de riz avec une couverture dessus, qui me servait de lit quelquefois à moi-même. La pauvre créature se coucha donc et s'endormit.

C'était un grand beau garçon, svelte et bien tourné, et à mon estime d'environ vingt-six ans. Il avait un bon maintien, l'aspect ni arrogant ni farouche et quelque chose de très-mâle dans la face; cependant il avait aussi toute l'expression douce et molle d'un Européen, surtout quand il souriait. Sa chevelure était longue et noire, et non pas crépue comme de la laine. Son front était haut et large, ses yeux vifs et pleins de feu. Son teint n'était pas noir, mais très-basané, sans rien avoir cependant de ce ton jaunâtre, cuivré et nauséabond des Brésiliens, des Virginiens et autres naturels de l'Amérique; il approchait plutôt d'une légère couleur d'olive foncé, plus agréable en soi que facile à décrire. Il avait le visage rond et potelé, le nez petit et non pas aplati comme ceux des Nègres, la bouche belle, les lèvres minces, les dents fines, bien rangées et blanches comme ivoire.—Après avoir sommeillé plutôt que dormi environ une demi-heure, il s'éveilla et sortit de la caverne pour me rejoindre; car j'étais allé traire mes chèvres, parquées dans l'enclos près de là. Quand il m'apperçut il vint à moi en courant, et se jeta à terre avec toutes les marques possibles d'une humble reconnaissance, qu'il manifestait par une foule de grotesques gesticulations. Puis il posa sa tête à plat sur la terre, prit l'un de mes pieds et le posa sur sa tête, comme il avait déjà fait; puis il m'adressa touts les signes imaginables d'assujettissement, de servitude et de soumission, pour me donner à connaître combien était grand son désir de s'attacher à moi pour la vie. Je le comprenais en beaucoup de choses, et je lui témoignais que j'étais fort content de lui.

VENDREDI

En peu de temps je commençai à lui parler et à lui apprendre à me parler. D'abord je lui fis savoir que son nom serait Vendredi; c'était le jour où je lui avais sauvé la vie, et je l'appelai ainsi en mémoire de ce jour. Je lui enseignai également à m'appeler maître, à dire oui et non, et je lui appris ce que ces mots signifiaient.—Je lui donnai ensuite du lait dans un pot de terre; j'en bus le premier, j'y trempai mon pain et lui donnai un gâteau pour qu'il fît de même: il s'en accommoda aussitôt et me fit signe qu'il trouvait cela fort bon.

Je demeurai là toute la nuit avec lui; mais dès que le jour parut je lui fis comprendre qu'il fallait me suivre et que je lui donnerais des vêtements; il parut charmé de cela, car il était absolument nu. Comme nous passions par le lieu où il avait enterré les deux hommes, il me le désigna exactement et me montra les marques qu'il avait faites pour le reconnaître, en me faisant signe que nous devrions les déterrer et les manger. Là-dessus je parus fort en colère; je lui exprimai mon horreur en faisant comme si j'allais vomir à cette pensée, et je lui enjoignis de la main de passer outre, ce qu'il fit sur-le-champ avec une grande soumission. Je l'emmenai alors sur le sommet de la montagne, pour voir si les ennemis étaient partis; et, braquant ma longue-vue, je découvris parfaitement la place où ils avaient été, mais aucune apparence d'eux ni de leurs canots. Il était donc positif qu'ils étaient partis et qu'ils avaient laissé derrière eux leurs deux camarades sans faire aucune recherche.

Mais cette découverte ne me satisfaisait pas: ayant alors plus de courage et conséquemment plus de curiosité, je pris mon Vendredi avec moi, je lui mis une épée à la main, sur le dos l'arc et les flèches, dont je le trouvai très-adroit à se servir; je lui donnai aussi à porter un fusil pour moi; j'en pris deux moi-même, et nous marchâmes vers le lieu où avaient été les Sauvages, car je désirais en avoir de plus amples nouvelles. Quand j'y arrivai mon sang se glaça dans mes veines, et mon cœur défaillit à un horrible spectacle. C'était vraiment chose terrible à voir, du moins pour moi, car cela ne fit rien à Vendredi. La place était couverte d'ossements humains, la terre teinte de sang; çà et là étaient des morceaux de chair à moitié mangés, déchirés et rôtis, en un mot toutes les traces d'un festin de triomphe qu'ils avaient fait là après une victoire sur leurs ennemis. Je vis trois crânes, cinq mains, les os de trois ou quatre jambes, des os de pieds et une foule d'autres parties du corps. Vendredi me fit entendre par ses signes que les Sauvages avaient amené quatre prisonniers pour les manger, que trois l'avaient été, et que lui, en se désignant lui-même, était le quatrième; qu'il y avait eu une grande bataille entre eux et un roi leur voisin,—dont, ce semble, il était le sujet;—qu'un grand nombre de prisonniers avaient été faits, et conduits en différents lieux par ceux qui les avaient pris dans la déroute, pour être mangés, ainsi que l'avaient été ceux débarqués par ces misérables.

Je commandai à Vendredi de ramasser ces crânes, ces os, ces tronçons et tout ce qui restait, de les mettre en un monceau et de faire un grand feu dessus pour les réduire en cendres. Je m'apperçusque Vendredi avait encore un violent appétit pour cette chair, et que son naturel était encore cannibale; mais je lui montrai tant d'horreur à cette idée, à la moindre apparence de cet appétit, qu'il n'osa pas le découvrir: car je lui avais fait parfaitement comprendre que s'il le manifestait je le tuerais.

Lorsqu'il eut fait cela, nous nous en retournâmes à notre château, et là je me mis à travailler avec mon serviteur Vendredi. Avant tout je lui donnai une paire de caleçons de toile que j'avais tirée du coffre du pauvre canonnier dont il a été fait mention, et que j'avais trouvée dans le bâtiment naufragé: avec un léger changement, elle lui alla très-bien. Je lui fabriquai ensuite une casaque de peau de chèvre aussi bien que me le permit mon savoir: j'étais devenu alors un assez bon tailleur; puis je lui donnai un bonnet très-commode et assez fashionable que j'avais fait avec une peau de lièvre. Il fut ainsi passablement habillé pour le moment, et on ne peut plus ravi de se voir presque aussi bien vêtu que son maître. À la vérité, il eut d'abord l'air fort empêché dans toutes ces choses: ses caleçons étaient portés gauchement, ses manches de casaque le gênaient aux épaules et sous les bras; mais, ayant élargi les endroits où il se plaignait qu'elles lui faisaient mal, et lui-même s'y accoutumant, il finit par s'en accommoder fort bien.

Le lendemain du jour où je vins avec lui à ma huche je commençai à examiner où je pourrais le loger. Afin qu'il fût commodément pour lui et cependant très-convenablement pour moi, je lui élevai une petite cabane dans l'espace vide entre mes deux fortifications, en dedans de la dernière et en dehors de la première. Comme il y avait là une ouverture donnant dans ma grotte, je façonnai une bonne huisserie et une porte de planches que je posai dans le passage, un peu en dedans de l'entrée. Cette porte était ajustée pour ouvrir à l'intérieur. La nuit je la barrais et retirais aussi mes deux échelles; de sorte que Vendredi n'aurait pu venir jusqu'à moi dans mon dernier retranchement sans faire, en grimpant, quelque bruit qui m'aurait immanquablement réveillé; car ce retranchement avait alors une toiture faite de longues perches couvrant toute ma tente, s'appuyant contre le rocher et entrelacées de branchages, en guise de lattes, chargées d'une couche très-épaisse de paille de riz aussi forte que des roseaux. À la place ou au trou que j'avais laissé pour entrer ou sortir avec mon échelle, j'avais posé une sorte de trappe, qui, si elle eût été forcée à l'extérieur, ne se serait point ouverte, mais serait tombée avec un grand fracas. Quant aux armes, je les prenais toutes avec moi pendant la nuit.

Mais je n'avais pas besoin de tant de précautions, car jamais homme n'eut un serviteur plus sincère, plus aimant, plus fidèle que Vendredi. Sans passions, sans obstination, sans volonté, complaisant et affectueux, son attachement pour moi était celui d'un enfant pour son père. J'ose dire qu'il aurait sacrifié sa vie pour sauver la mienne en toute occasion. La quantité de preuves qu'il m'en donna mit cela hors de doute, et je fus bientôt convaincu que pour ma sûreté il n'était pas nécessaire d'user de précautions à son égard.

Ceci me donna souvent occasion d'observer, et avec étonnement, que si toutefois il avait plu à Dieu, dans sa sagesse et dans le gouvernement des œuvres de ses mains, de détacher un grand nombre de ses créatures du bon usage auquel sont applicables leurs facultés et les puissances de leur âme, il leur avait pourtant accordé les mêmes forces, la même raison, les mêmes affections, les mêmes sentiments d'amitié et d'obligeance, les mêmes passions, le même ressentiment pour les outrages, le même sens de gratitude, de sincérité, de fidélité, enfin toutes les capacités, pour faire et recevoir le bien, qui nous ont été données à nous-mêmes; et que, lorsqu'il plaît à Dieu de leur envoyer l'occasion d'exercer leurs facultés, ces créatures sont aussi disposées, même mieux disposées que nous, à les appliquer au bon usage pour lequel elles leur ont été départies. Je devenais parfois très-mélancolique lorsque je réfléchissais au médiocre emploi que généralement nous faisons de toutes ces facultés, quoique notre intelligence soit éclairée par le flambeau de l'instruction et l'Esprit de Dieu, et que notre entendement soit agrandi par la connaissance de sa parole. Pourquoi, me demandais-je, plaît-il à Dieu de cacher cette connaissance salutaire à tant de millions d'âmes qui, à en juger par ce pauvre Sauvage, en auraient fait un meilleur usage que nous?

De là j'étais quelquefois entraîné si loin que je m'attaquais à la souveraineté de la Providence, et que j'accusais en quelque sorte sa justice d'une disposition assez arbitraire pour cacher la lumière aux uns, la révéler aux autres, et cependant attendre de touts les mêmes devoirs. Mais aussitôt je coupais court à ces pensées et les réprimais par cette conclusion: que nous ignorons selon quelle lumière et quelle loi seront condamnées ces créatures; que Dieu étant par son essence infiniment saint et équitable, si elles étaient sentenciées, ce ne pourrait être pour ne l'avoir point connu, mais pour avoir péché contre cette lumière qui, comme dit l'Écriture, était une loi pour elles, et par des préceptes que leur propre conscience aurait reconnus être justes, bien que le principe n'en fût point manifeste pour nous; qu'enfin nous sommes touts comme l'argile entre les mains du potier, à qui nul vase n'a droit de dire: Pourquoi m'as tu fait ainsi?

Mais retournons à mon nouveau compagnon. J'étais enchanté de lui, et je m'appliquais à lui enseigner à faire tout ce qui était propre à le rendre utile, adroit, entendu, mais surtout à me parler et à me comprendre, et je le trouvai le meilleur écolier qui fût jamais. Il était si gai, si constamment assidu et si content quand il pouvait m'entendre ou se faire entendre de moi, qu'il m'était vraiment agréable de causer avec lui. Alors ma vie commençait à être si douce que je me disais: si je n'avais pas à redouter les Sauvages, volontiers je demeurerais en ce lieu aussi long-temps que je vivrais.

Trois ou quatre jours après mon retour au château je pensai que, pour détourner Vendredi de son horrible nourriture accoutumée et de son appétit cannibale, je devais lui faire goûter d'autre viande: je l'emmenai donc un matin dans les bois. J'y allais, au fait, dans l'intention de tuer un cabri de mon troupeau pour l'apporter et l'apprêter au logis; mais, chemin faisant, je vis une chèvre couchée à l'ombre, avec deux jeunes chevreaux à ses côtés. Là dessus j'arrêtai Vendredi. Holà! ne bouge pas, lui dis-je en lui faisant signe de ne pas remuer. Au même instant je mis mon fusil en joue, je tirai et je tuai un des chevreaux. Le pauvre diable, qui m'avait vu, il est vrai, tuer à une grande distance le Sauvage son ennemi, mais qui n'avait pu imaginer comment cela s'était fait, fut jeté dans une étrange surprise. Il tremblait, il chancelait, et avait l'air si consterné que je pensai le voir tomber en défaillance. Il ne regarda pas le chevreau sur lequel j'avais fait feu ou ne s'apperçut pas que je l'avais tué, mais il arracha sa veste pour s'assurer s'il n'était point blessé lui-même. Il croyait sans doute que j'avais résolu de me défaire de lui; car il vint s'agenouiller devant moi, et, embrassant mes genoux, il me dit une multitude de choses où je n'entendis rien, sinon qu'il me suppliait de ne pas le tuer.

Je trouvai bientôt un moyen de le convaincre que je ne voulais point lui faire de mal: je le pris par la main et le relevai en souriant, et lui montrant du doigt le chevreau que j'avais atteint, je lui fis signe de l'aller quérir. Il obéit. Tandis qu'il s'émerveillait et cherchait à voir comment cet animal avait été tué, je rechargeai mon fusil, et au même instant j'apperçus, perché sur un arbre à portée de mousquet, un grand oiseau semblable à un faucon. Afin que Vendredi comprît un peu ce que j'allais faire, je le rappelai vers moi en lui montrant l'oiseau; c'était, au fait, un perroquet, bien que je l'eusse pris pour un faucon. Je lui désignai donc le perroquet, puis mon fusil, puis la terre au-dessous du perroquet, pour lui indiquer que je voulais l'abattre et lui donner à entendre que je voulais tirer sur cet oiseau et le tuer. En conséquence je fis feu; je lui ordonnai de regarder, et sur-le-champ il vit tomber le perroquet. Nonobstant tout ce que je lui avais dit, il demeura encore là comme un effaré. Je conjecturai qu'il était épouvanté ainsi parce qu'il ne m'avait rien vu mettre dans mon fusil, et qu'il pensait que c'était une source merveilleuse de mort et de destruction propre à tuer hommes, bêtes, oiseaux, ou quoi que ce fût, de près ou de loin.

ÉDUCATION DE VENDREDI

Son étonnement fut tel, que de long-temps il n'en put revenir; et je crois que si je l'eusse laissé faire il m'aurait adoré moi et mon fusil. Quant au fusil lui-même, il n'osa pas y toucher de plusieurs jours; mais lorsqu'il en était près il lui parlait et l'implorai comme s'il eût pu lui répondre. C'était, je l'appris dans la suite, pour le prier de ne pas le tuer.

Lorsque sa frayeur se fut un peu dissipée, je lui fis signe de courir chercher l'oiseau que j'avais frappé, ce qu'il fit; mais il fut assez long-temps absent, car le perroquet, n'étant pas tout-à-fait mort, s'était traîné à une grande distance de l'endroit où je l'avais abattu. Toutefois il le trouva, le ramassa et vint me l'apporter. Comme je m'étais apperçu de son ignorance à l'égard de mon fusil, je profitai de son éloignement pour le recharger sans qu'il pût me voir, afin d'être tout prêt s'il se présentait une autre occasion: mais plus rien ne s'offrit alors.—J'apportai donc le chevreau à la maison, et le même soir je l'écorchai et je le dépeçai de mon mieux. Comme j'avais un vase convenable, j'en mis bouillir ou consommer quelques morceaux, et je fis un excellent bouillon. Après que j'eus tâté de cette viande, j'en donnai à mon serviteur, qui en parut très-content et trouva cela fort de son goût. Mais ce qui le surprit beaucoup, ce fut de me voir manger du sel avec la viande. Il me fit signe que le sel n'était pas bon à manger, et, en ayant mis un peu dans sa bouche, son cœur sembla se soulever, il le cracha et le recracha, puis se rinça la bouche avec de l'eau fraîche. À mon tour je pris une bouchée de viande sans sel, et je me mis à cracher et à crachoter aussi vite qu'il avait fait; mais cela ne le décida point, et il ne se soucia jamais de saler sa viande ou son bouillon, si ce n'est que fort long-temps après, et encore ce ne fut que très-peu.

Après lui avoir fait ainsi goûter du bouilli et du bouillon, je résolus de le régaler le lendemain d'une pièce de chevreau rôti. Pour la faire cuire je la suspendis à une ficelle devant le feu,—comme je l'avais vu pratiquer à beaucoup de gens en Angleterre,—en plantant deux pieux, un sur chaque côté du brasier, avec un troisième pieu posé en travers sur leur sommet, en attachant la ficelle à cette traverse et en faisant tourner la viande continuellement. Vendredi s'émerveilla de cette invention; et quand il vint à manger de ce rôti, il s'y prit de tant de manières pour me faire savoir combien il le trouvait à son goût, que je n'eusse pu ne pas le comprendre. Enfin il me déclara que désormais il ne mangerait plus d'aucune chair humaine, ce dont je fus fort aise.

Le jour suivant je l'occupai à piler du blé et à bluter, suivant la manière que je mentionnai autrefois. Il apprit promptement à faire cela aussi bien que moi, après surtout qu'il eut compris quel en était le but, et que c'était pour faire du pain, car ensuite je lui montrai à pétrir et à cuire au four. En peu de temps Vendredi devint capable d'exécuter toute ma besogne aussi bien que moi-même.

Je commençai alors à réfléchir qu'ayant deux bouches à nourrir au lieu d'une, je devais me pourvoir de plus de terrain pour ma moisson et semer une plus grande quantité de grain que de coutume. Je choisis donc une plus grande pièce de terre, et me mis à l'enclorre de la même façon que mes autres champs, ce à quoi Vendredi travailla non-seulement volontiers et de tout cœur mais très-joyeusement. Je lui dis que c'était pour avoir du blé de quoi faire plus de pain, parce qu'il était maintenant avec moi et afin que je pusse en avoir assez pour lui et pour moi même. Il parut très-sensible à cette attention et me fit connaître qu'il pensait que je prenais beaucoup plus de peine pour lui que pour moi, et qu'il travaillerait plus rudement si je voulais lui dire ce qu'il fallait faire.

Cette année fut la plus agréable de toutes celles que je passai dans l'île. Vendredi commençait à parler assez bien et à entendre le nom de presque toutes les choses que j'avais occasion de nommer et de touts les lieux où j'avais à l'envoyer. Il jasait beaucoup, de sorte qu'en peu de temps je recouvrai l'usage de ma langue, qui auparavant m'était fort peu utile, du moins quant à la parole. Outre le plaisir que je puisais dans sa conversation, j'avais à me louer de lui-même tout particulièrement; sa simple et naïve candeur m'apparaissait de plus en plus chaque jour. Je commençais réellement à aimer cette créature, qui, de son côté, je crois, m'aimait plus que tout ce qu'il lui avait été possible d'aimer jusque là.

Un jour j'eus envie de savoir s'il n'avait pas quelque penchant à retourner dans sa patrie; et, comme je lui avais si bien appris l'anglais qu'il pouvait répondre à la plupart de mes questions, je lui demandai si la nation à laquelle il appartenait ne vainquait jamais dans les batailles. À cela il se mit à sourire et me dit:—«Oui, oui, nous toujours se battre le meilleur;»—il voulait dire: nous avons toujours l'avantage dans le combat. Et ainsi nous commençâmes l'entretien suivant:—Vous toujours se battre le meilleur; d'où vient alors, Vendredi, que tu as été fait prisonnier?

Vendredi.—Ma nation battre beaucoup pour tout cela.

Le maître.—Comment battre! si ta nation les a battus, comment se fait-il que tu aies été pris?

Vendredi.—Eux plus que ma nation dans la place où moi étais; eux prendre un, deux, trois et moi. Ma nation battre eux tout-à-fait dans la place là-bas où moi n'être pas; là ma nation prendre un, deux, grand mille.

Le maître.—Mais pourquoi alors ne te reprit-elle pas des mains de l'ennemi?

Vendredi.—Eux emporter un, deux, trois et moi, et faire aller dans le canot; ma nation n'avoir pas canot cette fois.

Le maître.—Eh bien, Vendredi, que fait ta nation des hommes qu'elle prend? les emmène-t-elle et les mange-t-elle aussi?

Vendredi.—Oui, ma nation manger hommes aussi, manger touts.

Le maître.—Où les mène-t-elle?

Vendredi.—Aller à toute place où elle pense.

Le maître.—Vient-elle ici?

Vendredi.—Oui, oui; elle venir ici, venir autre place.

Le maître.—Es-tu venu ici avec vos gens?

Vendredi.—Oui, moi venir là.—Il montrait du doigt le côté Nord-Ouest de l'île qui, à ce qu'il paraît, était le côté qu'ils affectionnaient.

Par là je compris que mon serviteur Vendredi avait été jadis du nombre des Sauvages qui avaient coutume de venir au rivage dans la partie la plus éloignée de l'île, pour manger de la chair humaine qu'ils y apportaient; et quelque temps, après, lorsque je pris le courage d'aller avec lui de ce côté, qui était le même dont je fis mention autrefois, il reconnut l'endroit de prime-abord, et me dit que là il était venu une fois, qu'on y avait mangé vingt hommes, deux femmes et un enfant. Il ne savait pas compter jusqu'à vingt en anglais; mais il mit autant de pierres sur un même rang et me pria de les compter.

J'ai narré ce fait parce qu'il est l'introduction de ce qui suit.—Après que j'eus eu cet entretien avec lui, je lui demandai combien il y avait de notre île au continent, et si les canots rarement périssaient. Il me répondit qu'il n'y avait point de danger, que jamais il ne se perdait un canot; qu'un peu plus avant en mer on trouvait dans la matinée toujours le même courant et le même vent, et dans l'après-midi un vent et un courant opposés.

Je m'imaginai d'abord que ce n'était autre chose que les mouvements de la marée, le jusant et le flot; mais je compris dans la suite que la cause de cela était le grand flux et reflux de la puissante rivière de l'Orénoque,—dans l'embouchure de laquelle, comme je le reconnus plus tard, notre île était située,—et que la terre que je découvrais à l'Ouest et au Nord-Ouest était la grande île de la Trinité, sise à la pointe septentrionale des bouches de ce fleuve. J'adressai à Vendredi mille questions touchant la contrée, les habitants, la mer, les côtes et les peuples qui en étaient voisins, et il me dit tout ce qu'il savait avec la plus grande ouverture de cœur imaginable. Je lui demandai aussi les noms de ces différentes nations; mais je ne pus obtenir pour toute réponse que Caribs, d'où je déduisis aisément que c'étaient les Caribes, que nos cartes placent dans cette partie de l'Amérique qui s'étend de l'embouchure du fleuve de l'Orénoque vers la Guyane et jusqu'à Sainte-Marthe. Il me raconta que bien loin par delà la lune, il voulait dire par delà le couchant de la lune, ce qui doit être à l'Ouest de leur contrée, il y avait, me montrant du doigt mes grandes moustaches, dont autrefois je fis mention, des hommes blancs et barbus comme moi, et qu'ils avaient tué beaucoup hommes, ce fut son expression. Je compris qu'il désignait par là les Espagnols, dont les cruautés en Amérique se sont étendues sur touts ces pays, cruautés dont chaque nation garde un souvenir qui se transmet de père en fils.

Je lui demandai encore s'il savait comment je pourrais aller de mon île jusqu'à ces hommes blancs. Il me répondit:—«Oui, oui, pouvoir y aller dans deux canots.»—Je n'imaginais pas ce qu'il voulait dire par deux canots. À la fin cependant je compris, non sans grande difficulté, qu'il fallait être dans un grand et large bateau aussi gros que deux pirogues.

Cette partie du discours de Vendredi me fit grand plaisir; et depuis lors je conçus quelque espérance de pouvoir trouver une fois ou autre l'occasion de m'échapper de ce lieu avec l'assistance que ce pauvre Sauvage me prêterait.

Durant tout le temps que Vendredi avait passé avec moi, depuis qu'il avait commencé à me parler et à me comprendre, je n'avais pas négligé de jeter dans son âme le fondement des connaissances religieuses. Un jour, entre autres, je lui demandai Qui l'avait fait. Le pauvre garçon ne me comprit pas du tout, et pensa que je lui demandais qui était son père. Je donnai donc un autre tour à ma question, et je lui demandai qui avait fait la mer, la terre où il marchait, et les montagnes et les bois. Il me répondit que c'était le vieillard Benamuckée, qui vivait au-delà de tout. Il ne put rien ajouter sur ce grand personnage, sinon qu'il était très-vieux; beaucoup plus vieux, disait-il, que la mer ou la terre, que la lune ou les étoiles. Je lui demandai alors si ce vieux personnage avait fait toutes choses, pourquoi toutes choses ne l'adoraient pas. Il devint très-sérieux, et avec un air parfait d'innocence il me repartit:—«Toute chose lui dit: Ô!»—Mais, repris-je, les gens qui meurent dans ce pays s'en vont-ils quelque part?—«Oui, répliqua-t-il, eux touts aller vers Benamuckée.»—Enfin je lui demandai si ceux qu'on mange y vont de même,—et il répondit: Oui.

Je pris de là occasion de l'instruire dans la connaissance du vrai Dieu. Je lui dis que le grand Créateur de toutes choses vit là-haut, en lui désignant du doigt le ciel; qu'il gouverne le monde avec le même pouvoir et la même providence par lesquels il l'a créé; qu'il est tout-puissant et peut faire tout pour nous, nous donner tout, et nous ôter tout. Ainsi, par degrés, je lui ouvris les yeux. Il m'écoutait avec une grande attention, et recevait avec plaisir la notion de Jésus-Christ—envoyé pour nous racheter—et de notre manière de prier Dieu, qui peut nous entendre, même dans le ciel. Il me dit un jour que si notre Dieu pouvait nous entendre de par-delà le soleil, il devait être un plus grand Dieu que leur Benamuckée, qui ne vivait pas si loin, et cependant ne pouvait les entendre, à moins qu'ils ne vinssent lui parler sur les grandes montagnes, où il faisait sa demeure.

DIEU

Je lui demandai s'il était jamais allé lui parler. Il me répondit que non; que les jeunes gens n'y allaient jamais, que personne n'y allait que les vieillards, qu'il nommait leur Oowookakée, c'est-à-dire, je me le fis expliquer par lui, leurs religieux ou leur clergé, et que ces vieillards allaient lui dire: Ô!—c'est ainsi qu'il appelait faire des prières;—puisque lorsqu'ils revenaient ils leur rapportaient ce que Benamuckée avait dit. Je remarquai par là qu'il y a des fraudes pieuses même parmi les plus aveugles et les plus ignorants idolâtres du monde, et que la politique de faire une religion secrète, afin de conserver au clergé la vénération du peuple, ne se trouve pas seulement dans le catholicisme, mais peut-être dans toutes les religions de la terre, voire même celles des Sauvages les plus brutes et les plus barbares.

Je fis mes efforts pour rendre sensible à mon serviteur Vendredi la supercherie de ces vieillards, en lui disant que leur prétention d'aller sur les montagnes pour dire Ô! à leur dieu Benamuckée était une imposture, que les paroles qu'ils lui attribuaient l'étaient bien plus encore, et que s'ils recevaient là quelques réponses et parlaient réellement avec quelqu'un, ce devait être avec un mauvais esprit. Alors j'entrai en un long discours touchant le diable, son origine, sa rébellion contre Dieu, sa haine pour les hommes, la raison de cette haine, son penchant à se faire adorer dans les parties obscures du monde au lieu de Dieu et comme Dieu, et la foule de stratagèmes dont il use pour entraîner le genre humain à sa ruine, enfin l'accès secret qu'il se ménage auprès de nos passions et de nos affections pour adapter ses piéges si bien à nos inclinations, qu'il nous rend nos propres tentateurs, et nous fait courir à notre perte par notre propre choix.

Je trouvai qu'il n'était pas aussi facile d'imprimer dans son esprit de justes notions sur le diable qu'il l'avait été de lui en donner sur l'existence d'un Dieu. La nature appuyait touts mes arguments pour lui démontrer même la nécessité d'une grande cause première, d'un suprême pouvoir dominateur, d'une secrète Providence directrice, et l'équité et la justice du tribut d'hommages que nous devons lui payer. Mais rien de tout cela ne se présentait dans la notion sur le malin esprit sur son origine, son existence, sa nature, et principalement son inclination à faire le mal et à nous entraîner à le faire aussi.—Le pauvre garçon m'embarrassa un jour tellement par une question purement naturelle et innocente, que je sus à peine que lui dire. Je lui avais parlé longuement du pouvoir de Dieu, de sa toute-puissance, de sa terrible détestation du péché, du feu dévorant qu'il a préparé pour les ouvriers d'iniquité; enfin, nous ayant touts créés, de son pouvoir de nous détruire, de détruire l'univers en un moment; et tout ce temps il m'avait écouté avec un grand sérieux.

Venant ensuite à lui conter que le démon était l'ennemi de Dieu dans le cœur de l'homme, et qu'il usait toute sa malice et son habileté à renverser les bons desseins de la Providence et à ruiner le royaume de Christ sur la terre:—«Eh bien! interrompit Vendredi, vous dire Dieu est si fort, si grand; est-il pas beaucoup plus fort, beaucoup plus puissance que le diable?»—«Oui, oui, dis-je, Vendredi; Dieu est plus fort que le diable. Dieu est au-dessus du diable, et c'est pourquoi nous prions Dieu de le mettre sous nos pieds, de nous rendre capables de résister à ses tentations et d'éteindre ses aiguillons de feu.»—«Mais, reprit-il, si Dieu beaucoup plus fort, beaucoup plus puissance que le diable, pourquoi Dieu pas tuer le diable pour faire lui non plus méchant?»

Je fus étrangement surpris à cette question. Au fait, bien que je fusse alors un vieil homme, je n'étais pourtant qu'un jeune docteur, n'ayant guère les qualités requises d'un casuiste ou d'un résolveur de difficultés. D'abord, ne sachant que dire, je fis semblant de ne pas l'entendre, et lui demandai ce qu'il disait. Mais il tenait trop à une réponse pour oublier sa question, et il la répéta de même, dans son langage décousu. J'avais eu le temps de me remettre un peu; je lui dis:—«Dieu veut le punir sévèrement à la fin: il le réserve pour le jour du jugement, où il sera jeté dans l'abyme sans fond, pour demeurer dans le feu éternel.»—Ceci ne satisfit pas Vendredi; il revint à la charge en répétant mes paroles:—«Réservé à la fin! moi pas comprendre; mais pourquoi non tuer le diable maintenant, pourquoi pas tuer grand auparavant?»—«Tu pourrais aussi bien me demander, repartis-je, pourquoi Dieu ne nous tuepas, toi et moi, quand nous faisons des choses méchantes qui l'offensent; il nous conserve pour que nous puissions nous repentir et puissions être pardonnés. Après avoir réfléchi un moment à cela:—«Bien, bien, dit-il très-affectueusement, cela est bien; ainsi vous, moi, diable, touts méchants, touts préserver, touts repentir, Dieu pardonner touts.»—Je retombai donc encore dans une surprise extrême, et ceci fut une preuve pour moi que bien que les simples notions de la nature conduisent les créatures raisonnables à la connaissance de Dieu et de l'adoration ou hommage dû à son essence suprême comme la conséquence de notre nature, cependant la divine révélation seule peut amener à la connaissance de Jésus-Christ, et d'une rédemption opérée pour nous, d'un Médiateur, d'une nouvelle alliance, et d'un Intercesseur devant le trône de Dieu. Une révélation venant du ciel peut seule, dis-je, imprimer ces notions dans l'âme; par conséquent l'Évangile de Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ,—j'entends la parole divine,—et l'Esprit de Dieu promis à son peuple pour guide et sanctificateur, sont les instructeurs essentiels de l'âme des hommes dans la connaissance salutaire de Dieu et les voies du salut.

J'interrompis donc le présent entretien entre moi et mon serviteur en me levant à la hâte, comme si quelque affaire subite m'eût appelé dehors; et, l'envoyant alors bien loin, sous quelque prétexte, je me mis à prier Dieu ardemment de me rendre capable d'instruire salutairement cet infortuné Sauvage en préparant par son Esprit le cœur de cette pauvre ignorante créature à recevoir la lumière de l'Évangile, en la réconciliant à lui, et de me rendre capable de l'entretenir si efficacement de la parole divine, que ses yeux pussent être ouverts, sa conscience convaincue et son âme sauvée.—Quand il fut de retour, j'entrai avec lui dans une longue dissertation sur la rédemption des hommes par le Sauveur du monde, et sur la doctrine de l'Évangile annoncée de la part du Ciel, c'est-à-dire la repentance envers Dieu et la foi en notre Sauveur Jésus. Je lui expliquai de mon mieux pourquoi notre divin Rédempteur n'avait pas revêtu la nature des Anges, mais bien la race d'Abraham, et comment pour cette raison les Anges tombés étaient exclus de la Rédemption, venue seulement pour les brebis égarées de la maison d'Israël.

Il y avait, Dieu le sait, plus de sincérité que de science dans toutes les méthodes que je pris pour l'instruction de cette malheureuse créature, et je dois reconnaître ce que tout autre, je pense, éprouvera en pareil cas, qu'en lui exposant les choses d'une façon évidente, je m'instruisis moi-même en plusieurs choses que j'ignorais ou que je n'avais pas approfondies auparavant, mais qui se présentèrent naturellement à mon esprit quand je me pris à les fouiller pour l'enseignement de ce pauvre Sauvage. En cette occasion je mis même à la recherche de ces choses plus de ferveur que je ne m'en étais senti de ma vie. Si bien que j'aie réussi ou non avec cet infortuné, je n'en avais pas moins de fortes raisons pour remercier le Ciel de me l'avoir envoyé. Le chagrin glissait plus légèrement sur moi; mon habitation devenait excessivement confortable; et quand je réfléchissais que, dans cette vie solitaire à laquelle j'avais été condamné, je n'avais pas été seulement conduit à tourner mes regards vers le Ciel et à chercher le bras qui m'avait exilé, mais que j'étais devenu un instrument de la Providence pour sauver la vie et sans doute l'âme d'un pauvre Sauvage, et pour l'amener à la vraie science de la religion et de la doctrine chrétiennes, afin qu'il pût connaître le Christ Jésus, afin qu'il pût connaître celui qui est la vie éternelle; quand, dis-je, je réfléchissais sur toutes ces choses, une joie secrète s'épanouissait dans mon âme, et souvent même je me félicitais d'avoir été amené en ce lieu, ce que j'avais tant de fois regardé comme la plus terrible de toutes les afflictions qui eussent pu m'advenir.

Dans cet esprit de reconnaissance j'achevai le reste de mon exil. Mes conversations avec Vendredi employaient si bien mes heures, que je passai les trois années que nous vécûmes là ensemble parfaitement et complètement heureux, si toutefois il est une condition sublunaire qui puisse être appelée bonheur parfait. Le Sauvage était alors un bon Chrétien, un bien meilleur Chrétien que moi; quoique, Dieu en soit béni! j'aie quelque raison d'espérer que nous étions également pénitents, et des pénitents consolés et régénérés.—Nous avions la parole de Dieu à lire et son Esprit pour nous diriger, tout comme si nous eussions été en Angleterre.

Je m'appliquais constamment à lire l'Écriture et à lui expliquer de mon mieux le sens de ce que je lisais; et lui, à son tour, par ses examens et ses questions sérieuses, me rendait, comme je le disais tout-à-l'heure, un docteur bien plus habile dans la connaissance des deux Testaments que je ne l'aurais jamais été si j'eusse fait une lecture privée. Il est encore une chose, fruit de l'expérience de cette portion de ma vie solitaire, que je ne puis passer sous silence: oui, c'est un bonheur infini et inexprimable que la science de Dieu et la doctrine du salut par Jésus-Christ soient si clairement exposées dans les Testaments, et qu'elles soient si faciles à être reçues et entendues, que leur simple lecture put me donner assez le sentiment de mon devoir pour me porter directement au grand œuvre de la repentance sincère de mes péchés, et pour me porter, en m'attachant à un Sauveur, source de vie et de salut, à pratiquer une réforme et à me soumettre à touts les commandements de Dieu, et cela sans aucun maître où précepteur, j'entends humain. Cette simple instruction se trouva de même suffisante pour éclairer mon pauvre Sauvage et pour en faire un Chrétien tel, que de ma vie j'en ai peu connu qui le valussent.

Quant aux disputes, aux controverses, aux pointilleries, aux contestations qui furent soulevées dans le monde touchant la religion, soit subtilités de doctrine, soit projets de gouvernement ecclésiastique, elles étaient pour nous tout-à-fait chose vaine, comme, autant que j'en puis juger, elles l'ont été pour le reste du genre humain. Nous étions sûrement guidés vers le Ciel par les Écritures; et nous étions éclairés par l'Esprit consolateur de Dieu, nous enseignant et nous instruisant par sa parole, nous conduisant à toute vérité et nous rendant l'un et l'autre soumis et obéissants aux enseignements de sa loi. Je ne vois pas que nous aurions pu faire le moindre usage de la connaissance la plus approfondie des points disputés en religion qui répandirent tant de troubles sur la terre, quand bien même nous eussions pu y parvenir.—Mais il me faut reprendre le fil de mon histoire, et suivre chaque chose dans son ordre.

Après que Vendredi et moi eûmes fait une plus intime connaissance, lorsqu'il put comprendre presque tout ce que je lui disais et parler couramment, quoiqu'en mauvais anglais, je lui fis le récit de mes aventures ou de celles qui se rattachaient à ma venue dans l'île; comment j'y avais vécu et depuis combien de temps. Je l'initiai au mystère,—car c'en était un pour lui,—de la poudre et des balles, et je lui appris à tirer. Je lui donnai un couteau, ce qui lui fit un plaisir extrême; et je lui ajustai un ceinturon avec un fourreau suspendu, semblable à ceux où l'on porte en Angleterre les couteaux de chasse; mais dans la gaine, au lieu de coutelas, je mis une hachette, qui non-seulement était une bonne arme en quelques occasions, mais une arme beaucoup plus utile dans une foule d'autres.

HOMMES BARBUS AU PAYS DE VENDREDI

Je lui fis une description des contrées de l'Europe, et particulièrement de l'Angleterre, ma patrie. Je lui contai comment nous vivions, comment nous adorions Dieu, comment nous nous conduisions les uns envers les autres, et comment, dans des vaisseaux, nous trafiquions avec toutes les parties du monde. Je lui donnai une idée du bâtiment naufragé à bord duquel j'étais allé, et lui montrai d'aussi près que je pus la place où il avait échoué; mais depuis long-temps il avait été mis en pièces et avait entièrement disparu.

Je lui montrai aussi les débris de notre chaloupe, que nous perdîmes quand nous nous sauvâmes de notre bord, et qu'avec touts mes efforts, je n'avais jamais pu remuer; mais elle était alors presque entièrement délabrée. En appercevant cette embarcation, Vendredi demeura fort long-temps pensif et sans proférer un seul mot. Je lui demandai ce à quoi il songeait; enfin il me dit: «Moi voir pareil bateau ainsi venir au lieu à ma nation.»

Je fus long-temps sans deviner ce que cela signifiait; mais à la fin, en y réfléchissant bien, je compris qu'une chaloupe pareille avait dérivé sur le rivage qu'il habitait, c'est-à-dire, comme il me l'expliqua, y avait été entraînée par une tempête. Aussitôt j'imaginai que quelque vaisseau européen devait avoir fait naufrage sur cette côte, et que sa chaloupe, s'étant sans doute détachée, avait été jetée à terre; mais je fus si stupide que je ne songeai pas une seule fois à des hommes s'échappant d'un naufrage, et ne m'informai pas d'où ces embarcations pouvaient venir. Tout ce que je demandai, ce fut la description de ce bateau.

Vendredi me le décrivit assez bien, mais il me mit beaucoup mieux à même de le comprendre lorsqu'il ajouta avec chaleur:—«Nous sauver hommes blancs de noyer.»—Il y avait donc, lui dis-je, des hommes blancs dans le bateau?»—«Oui, répondit-il, le bateau plein d'hommes blancs.»—Je le questionnai sur leur nombre; il compta sur ses doigts jusqu'à dix-sept.—«Mais, repris-je alors, que sont-ils devenus?»—«Ils vivent, ils demeurent chez ma nation.»

Ce récit me mit en tête de nouvelles pensées: j'imaginai aussitôt que ce pouvaient être les hommes appartenant au vaisseau échoué en vue de mon île, comme je l'appelais alors; que ces gens, après que le bâtiment eut donné contre le rocher, le croyant inévitablement perdu, s'étaient jetés dans leur chaloupe et avaient abordé à cette terre barbare parmi les Sauvages.

Sur ce, je m'enquis plus curieusement de ce que ces hommes étaient devenus. Il m'assura qu'ils vivaient encore, qu'il y avait quatre ans qu'ils étaient là, que les Sauvages les laissaient tranquilles et leur donnaient de quoi manger. Je lui demandai comment il se faisait qu'ils n'eussent point été tués et mangés:—«Non, me dit-il, eux faire frère avec eux»—C'est-à-dire, comme je le compris, qu'ils avaient fraternisé. Puis il ajouta:—«Eux manger non hommes que quand la guerre fait battre,»—c'est-à-dire qu'ils ne mangent aucun homme qui ne se soit battu contre eux et n'ait été fait prisonnier de guerre.

Il arriva, assez long-temps après ceci, que, se trouvant sur le sommet de la colline, à l'Est de l'île, d'où, comme je l'ai narré, j'avais dans un jour serein découvert le continent de l'Amérique, il arriva, dis-je, que Vendredi, le temps étant fort clair, regarda fixement du côté de la terre ferme, puis, dans une sorte d'ébahissement, qu'il se prit à sauter, et à danser, et à m'appeler, car j'étais à quelque distance. Je lui en demandai le sujet:—«Ô joie! ô joyeux! s'écriait-il, là voir mon pays, là ma nation!

Je remarquai un sentiment de plaisir extraordinaire épanoui sur sa face; ses yeux étincelaient, sa contenance trahissait une étrange passion, comme s'il eût eu un désir véhément de retourner dans sa patrie. Cet air, cette expression éveilla en moi une multitude de pensées qui me laissèrent moins tranquille que je l'étais auparavant sur le compte de mon nouveau serviteur Vendredi; et je ne mis pas en doute que si jamais il pouvait retourner chez sa propre nation, non-seulement il oublierait toute sa religion, mais toutes les obligations qu'il m'avait, et qu'il ne fût assez perfide pour donner des renseignements sur moi à ses compatriotes, et revenir peut-être, avec quelques centaines des siens, pour faire de moi un festin auquel il assisterait aussi joyeux qu'il avait eu pour habitude de l'être aux festins de ses ennemis faits prisonniers de guerre.

Mais je faisais une violente injustice à cette pauvre et honnête créature, ce dont je fus très-chagrin par la suite. Cependant, comme ma défiance s'accrut et me posséda pendant quelques semaines, je devins plus circonspect, moins familier et moins affable avec lui; en quoi aussi j'eus assurément tort: l'honnête et agréable garçon n'avait pas une seule pensée qui ne découlât des meilleurs principes, tout à la fois comme un Chrétien religieux et comme un ami reconnaissant, ainsi que plus tard je m'en convainquis, à ma grande satisfaction.

Tant que durèrent mes soupçons on peut bien être sûr que chaque jour je le sondai pour voir si je ne découvrirais pas quelques-unes des nouvelles idées que je lui supposais; mais je trouvai dans tout ce qu'il disait tant de candeur et d'honnêteté que je ne pus nourrir long-temps ma défiance; et que, mettant de côté toute inquiétude, je m'abandonnai de nouveau entièrement à lui. Il ne s'était seulement pas apperçu de mon trouble; c'est pourquoi je ne saurais le soupçonner de fourberie.

Un jour que je me promenais sur la même colline et que le temps était brumeux en mer, de sorte qu'on ne pouvait appercevoir le continent, j'appelai Vendredi et lui dis:—«Ne désirerais-tu pas retourner dans ton pays, chez ta propre nation?»—«Oui, dit-il, moi être beaucoup Ô joyeux d'être dans ma propre nation.»—«Qu'y ferais-tu? repris-je: voudrais-tu redevenir barbare, manger de la chair humaine et retomber dans l'état sauvage où tu étais auparavant?»—Il prit un air chagrin, et, secouant la tête, il répondit:—«Non, non, Vendredi leur conter vivre bon, leur conter prier Dieu, leur conter manger pain de blé, chair de troupeau, lait; non plus manger hommes.»—«Alors ils te tueront.»—À ce mot il devint sérieux, et répliqua:—«Non, eux pas tuer moi, eux volontiers aimer apprendre.»—Il entendait par là qu'ils étaient très-portés à s'instruire. Puis il ajouta qu'ils avaient appris beaucoup de choses des hommes barbus qui étaient venus dans le bateau. Je lui demandai alors s'il voudrait s'en retourner; il sourit à cette question, et me dit qu'il ne pourrait pas nager si loin. Je lui promis de lui faire un canot. Il me dit alors qu'il irait si j'allais avec lui:—«Moi partir avec toi! m'écriai-je; mais ils me mangeront si j'y vais.»—«Non, non, moi faire eux non manger vous, moi faire eux beaucoup aimer vous.»—Il entendait par là qu'il leur raconterait comment j'avais tué ses ennemis et sauvé sa vie, et qu'il me gagnerait ainsi leur affection. Alors il me narra de son mieux combien ils avaient été bons envers les dix-sept hommes blancs ou barbus, comme il les appelait, qui avaient abordé à leur rivage dans la détresse.

Dès ce moment, je l'avoue, je conçus l'envie de m'aventurer en mer, pour tenter s'il m'était possible de joindre ces hommes barbus, qui devaient être, selon moi, des Espagnols ou des Portugais, ne doutant pas, si je réussissais, qu'étant sur le continent et en nombreuse compagnie, je ne pusse trouver quelque moyen de m'échapper de là plutôt que d'une île éloignée de quarante milles de la côte, et où j'étais seul et sans secours. Quelques jours après je sondai de nouveau Vendredi, par manière de conversation, et je lui dis que je voulais lui donner un bateau pour retourner chez sa nation. Je le menai par conséquent vers ma petite frégate, amarrée de l'autre côté de l'île; puis, l'ayant vidée,—car je la tenais toujours enfoncée sous l'eau,—je la mis à flot, je la lui fis voir, et nous y entrâmes touts les deux.

Je vis que c'était un compagnon fort adroit à la manœuvre: il la faisait courir aussi rapidement et plus habilement que je ne l'eusse pu faire. Tandis que nous voguions, je lui dis:—«Eh bien! maintenant, Vendredi, irons-nous chez ta nation?»—À ces mots il resta tout stupéfait, sans doute parce que cette embarcation lui paraissait trop petite pour aller si loin. Je lui dis alors que j'enavais une plus grande. Le lendemain donc je le conduisis au lieu où gisait la première pirogue que j'avais faite, mais que je n'avais pu mettre à la mer. Il la trouva suffisamment grande; mais, comme je n'en avais pris aucun soin, qu'elle était couchée là depuis vingt-deux ou vingt-trois ans, et que le soleil l'avait fendue et séchée, elle était pourrie en quelque sorte. Vendredi m'affirma qu'un bateau semblable ferait l'affaire, et transporterait—beaucoup assez vivres, boire, pain:—c'était là sa manière de parler.

En somme, je fus alors si affermi dans ma résolution de gagner avec lui le continent, que je lui dis qu'il fallait nous mettre à en faire une de cette grandeur-là pour qu'il pût s'en retourner chez lui. Il ne répliqua pas un mot, mais il devint sérieux et triste. Je lui demandai ce qu'il avait. Il me répondit ainsi:—«Pourquoi vous colère avec Vendredi? Quoi moi fait?»—Je le priai de s'expliquer et lui protestai que je n'étais point du tout en colère.—«Pas colère! pas colère! reprit-il en répétant ces mots plusieurs fois; pourquoi envoyer Vendredi loin chez ma nation?»—«Pourquoi!... Mais ne m'as-tu pas dit que tu souhaitais y retourner?»—«Oui, oui, s'écria-t-il, souhaiter être touts deux là: Vendredi là et pas maître là.»—En un mot il ne pouvait se faire à l'idée de partir sans moi.—«Moi aller avec toi, Vendredi! m'écriai-je; mais que ferais-je là?»—Il me répliqua très-vivement là-dessus:—«Vous faire grande quantité beaucoup bien, vous apprendre Sauvages hommes être hommes bons, hommes sages, hommes apprivoisés; vous leur enseigner connaître Dieu, prier Dieu et vivre nouvelle vie.»—«Hélas! Vendredi, répondis-je, tu ne sais ce que tu dis, je ne suis moi-même qu'un ignorant.»—«Oui, oui, reprit-il, vous enseigna moi bien, vous enseigner eux bien.»—«Non, non, Vendredi, te dis-je, tu partiras sans moi; laisse-moi vivre ici tout seul comme autrefois.»—À ces paroles il retomba dans le trouble, et, courant à une des hachettes qu'il avait coutume de porter, il s'en saisit à la hâte et me la donna.—«Que faut-il que j'en fasse, lui dis-je?»—«Vous prendre, vous tuer Vendredi.»—«Moi te tuer! Et pourquoi?»—«Pourquoi, répliqua-t-il prestement, vous envoyer Vendredi loin?... Prendre, tuer Vendredi, pas renvoyer Vendredi loin.»—Il prononça ces paroles avec tant de componction, que je vis ses yeux se mouiller de larmes. En un mot, je découvris clairement en lui une si profonde affection pour moi et une si ferme résolution, que je lui dis alors, et souvent depuis, que je ne l'éloignerais jamais tant qu'il voudrait rester avec moi.

Somme toute, de même que par touts ses discours je découvris en lui une affection si solide pour moi, que rien ne pourrait l'en séparer, de même je découvris que tout son désir de retourner dans sa patrie avait sa source dans sa vive affection pour ses compatriotes, et dans son espérance que je les rendrais bons, chose que, vu mon peu de science, je n'avais pas le moindre désir, la moindre intention ou envie d'entreprendre. Mais je me sentais toujours fortement entraîné à faire une tentative de délivrance, comme précédemment, fondée sur la supposition déduite du premier entretien, c'est-à-dire qu'il y avait là dix-sept hommes barbus; et c'est pourquoi, sans plus de délai, je me mis en campagne avec Vendredi pour chercher un gros arbre propre à être abattu et à faire une grande pirogue ou canot pour l'exécution de mon projet. Il y avait dans l'île assez d'arbres pour construire une flottille, non-seulement de pirogues ou de canots, mais même de bons gros vaisseaux. La principale condition à laquelle je tenais, c'était qu'il fût dans le voisinage de la mer, afin que nous pussions lancer notre embarcation quand elle serait faite, et éviter la bévue que j'avais commise la première fois.

CHANTIER DE CONSTRUCTION

À la fin Vendredi en choisit un, car il connaissait mieux que moi quelle sorte de bois était la plus convenable pour notre dessein; je ne saurais même aujourd'hui comment nommer l'arbre que nous abattîmes, je sais seulement qu'il ressemblait beaucoup à celui qu'on appelle fustok et qu'il était d'un genre intermédiaire entre celui-là et le bois de Nicaragua, duquel il tenait beaucoup pour la couleur et l'odeur. Vendredi se proposait de brûler l'intérieur de cet arbre pour en faire un bateau; mais je lui démontrai qu'il valait mieux le creuser avec des outils, ce qu'il fit très-adroitement, après que je lui en eus enseigné la manière. Au bout d'un mois de rude travail, nous achevâmes notre pirogue, qui se trouva fort élégante, surtout lorsque avec nos haches, que je lui avais appris à manier, nous eûmes façonné et avivé son extérieur en forme d'esquif. Après ceci toutefois, elle nous coûta encore près d'une quinzaine de jours pour l'amener jusqu'à l'eau, en quelque sorte pouce à pouce, au moyen de grands rouleaux de bois.—Elle aurait pu porter vingt hommes très-aisément.

Lorsqu'elle fut mise à flot, je fus émerveillé de voir, malgré sa grandeur, avec quelle dextérité et quelle rapidité mon serviteur Vendredi savait la manier, la faire virer et avancer à la pagaie. Je lui demandai alors si elle pouvait aller, et si nous pouvions nous y aventurer.—«Oui, répondit-il, elle aventurer dedans très-bien, quand même grand souffler vent.»—Cependant j'avais encore un projet qu'il ne connaissait point, c'était de faire un mât et une voile, et de garnir ma pirogue d'une ancre et d'un câble. Pour le mât, ce fut chose assez aisée. Je choisis un jeune cèdre fort droit que je trouvai près de là, car il y en avait une grande quantité dans l'île, je chargeai Vendredi de l'abattre et lui montrai comment s'y prendre pour le façonner et l'ajuster. Quant à la voile, ce fut mon affaire particulière. Je savais que je possédais pas mal de vieilles voiles ou plutôt de morceaux de vieilles voiles; mais, comme il y avait vingt-six ans que je les avais mises de côté; et que j'avais pris peu de soin pour leur conservation, n'imaginant pas que je pusse jamais avoir occasion de les employer à un semblable usage, je ne doutai pas qu'elles ne fussent toutes pourries, et au fait la plupart l'étaient. Pourtant j'en trouvai deux morceaux qui me parurent assez bons; je me mis à les travailler; et, après beaucoup de peines, cousant gauchement et lentement, comme on peut le croire, car je n'avais point d'aiguilles, je parvins enfin à faire une vilaine chose triangulaire ressemblant à ce qu'on appelle en Angleterre une voile en épaule de mouton, qui se dressait avec un gui au bas et un petit pic au sommet. Les chaloupes de nos navires cinglent d'ordinaire avec une voile pareille, et c'était celle dont je connaissais le mieux la manœuvre, parce que la barque dans laquelle je m'étais échappé de Barbarie en avait une, comme je l'ai relaté dans la première partie de mon histoire.

Je fus près de deux mois à terminer ce dernier ouvrage, c'est-à-dire à gréer et ajuster mon mât et mes voiles. Pour compléter ce gréement, j'établis un petit étai sur lequel j'adaptai une trinquette pour m'aider à pincer le vent, et, qui plus est, je fixai à la poupe un gouvernail. Quoique je fusse un détestable constructeur, cependant comme je sentais l'utilité et même la nécessité d'une telle chose, bravant la peine, j'y travaillai avec tant d'application qu'enfin j'en vins à bout; mais, en considérant la quantité des tristes inventions auxquelles j'eus recours et qui échouèrent, je suis porté à croire que ce gouvernail me coûta autant de labeur que le bateau tout entier.

Après que tout ceci fut achevé, j'eus à enseigner à mon serviteur Vendredi tout ce qui avait rapport à la navigation de mon esquif; car, bien qu'il sût parfaitement pagayer, il n'entendait rien à la manœuvre de la voile et du gouvernail, et il fut on ne peut plus émerveillé quand il me vit diriger et faire virer ma pirogue au moyen de la barre, et quand il vit ma voile trélucher et s'éventer, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, suivant que la direction de notre course changeait; alors, dis-je, il demeura là comme un étonné, comme un ébahi. Néanmoins en peu de temps je lui rendis toutes ces choses familières, et il devint un navigateur consommé, sauf l'usage de la boussole, que je ne pus lui faire comprendre que fort peu. Mais, comme dans ces climats il est rare d'avoir un temps couvert et que presque jamais il n'y a de brumes, la boussole n'y est pas de grande nécessité. Les étoiles sont toujours visibles pendant la nuit, et la terre pendant le jour, excepté dans les saisons pluvieuses; mais alors personne ne se soucie d'aller au loin ni sur terre, ni sur mer.

J'étais alors entré dans la vingt-septième année de ma Captivité dans cette île, quoique les trois dernières années où j'avais eu avec moi mon serviteur Vendredi ne puissent guère faire partie de ce compte, ma vie d'alors étant totalement différente de ce qu'elle avait été durant tout le reste de mon séjour. Je célébrai l'anniversaire de mon arrivée en ce lieu toujours avec la même reconnaissance envers Dieu pour ses miséricordes; si jadis j'avais eu sujet d'être reconnaissant, j'avais encore beaucoup plus sujet de l'être, la Providence m'ayant donné tant de nouveaux témoignages de sollicitude, et envoyé l'espoir d'une prompte et sûre délivrance, car j'avais dans l'âme l'inébranlable persuasion que ma délivrance était proche et que je ne saurais être un an de plus dans l'île. Cependant je ne négligeai pas mes cultures; comme à l'ordinaire je bêchai, je semai, je fis des enclos; je recueillis et séchai mes raisins, et m'occupai de toutes choses nécessaires, de même qu'auparavant.

La saison des pluies, qui m'obligeait à garder la maison plus que de coutume, étant alors revenue, j'avais donc mis notre vaisseau aussi en sûreté que possible, en l'amenant dans la crique où, comme je l'ai dit au commencement, j'abordai avec mes radeaux. L'ayant halé sur le rivage pendant la marée haute, je fis creuser à mon serviteur Vendredi un petit bassin tout juste assez grand pour qu'il pût s'y tenir à flot; puis, à la marée basse, nous fîmes une forte écluse à l'extrémité pour empêcher l'eau d'y rentrer: ainsi notre vaisseau demeura à sec et à l'abri du retour de la marée. Pour le garantir de la pluie, nous le couvrîmes d'une couche de branches d'arbres si épaisse, qu'il était aussi bien qu'une maison sous son toit de chaume. Nous attendîmes ainsi les mois de novembre et de décembre, que j'avais désignés pour l'exécution de mon entreprise.

Quand la saison favorable s'approcha, comme la pensée de mon dessein renaissait avec le beau temps, je m'occupai journellement à préparer tout pour le voyage. La première chose que je fis, ce fut d'amasser une certaine quantité de provisions qui devaient nous être nécessaires. Je me proposais, dans une semaine ou deux, d'ouvrir le bassin et de lancer notre bateau, quand un matin que j'étais occupé à quelqu'un de ces apprêts, j'appelai Vendredi et lui dis d'aller au bord de la mer pour voir s'il ne trouverait pas quelque chélone ou tortue, chose que nous faisions habituellement une fois par semaine; nous étions aussi friands des œufs que de la chair de cet animal. Vendredi n'était parti que depuis peu de temps quand je le vis revenir en courant et franchir ma fortification extérieure comme si ses pieds ne touchaient pas la terre, et, avant que j'eusse eu le temps de lui parler, il me cria:—«Ô maître! ô maître! ô chagrin! ô mauvais!»—«Qu'y a-t-il, Vendredi? lui dis-je.»—«Oh! Là-bas un, deux, trois canots! un, deux, trois!»—Je conclus, d'après sa manière de s'exprimer, qu'il y en avait six; mais, après que je m'en fus enquis, je n'en trouvai que trois,—«Eh bien! Vendredi, lui dis-je, ne t'effraie pas.»—Je le rassurai ainsi autant que je pus; néanmoins je m'apperçus que le pauvre garçon était tout-à-fait hors de lui-même: il s'était fourré en tête que les Sauvages étaient venus tout exprès pour le chercher, le mettre en pièces et le dévorer. Il tremblait si fort que je ne savais que faire. Je le réconfortai de mon mieux, et lui dis que j'étais dans un aussi grand danger, et qu'ils me mangeraient tout comme lui.—«Mais il faut, ajoutai-je, nous résoudre à les combattre; peux-tu combattre, Vendredi?»—«Moi tirer, dit-il, mais là venir beaucoup grand nombre.»—«Qu'importe! répondis-je, nos fusils épouvanteront ceux qu'ils ne tueront pas.»—Je lui demandai si, me déterminant à le défendre, il me défendrait aussi et voudrait se tenir auprès de moi et faire tout ce que je lui enjoindrais. Il répondit:—«Moi mourir quand vous commander mourir, maître.» Là-dessus j'allai chercher une bonne goutte de rum et la lui donnai, car j'avais si bien ménagé mon rum que j'en avais encore pas mal en réserve. Quand il eut bu, je lui fis prendre les deux fusils de chasse que nous portions toujours, et je les chargeai de chevrotines aussi grosses que des petites balles de pistolet; je pris ensuite quatre mousquets, je les chargeai chacun de deux lingots et de cinq balles, puis chacun de mes deux pistolets d'une paire de balles seulement. Je pendis comme à l'ordinaire, mon grand sabre nu à mon côté, et je donnai à Vendredi sa hachette.

Quand je me fus ainsi préparé, je pris ma lunette d'approche et je gravis sur le versant de la montagne, pour voir ce que je pourrais découvrir; j'apperçus aussitôt par ma longue vue qu'il y avait là vingt-un Sauvages, trois prisonniers et trois pirogues, et que leur unique affaire semblait être de faire un banquet triomphal de ces trois corps humains, fête barbare, il est vrai, mais, comme je l'ai observé, qui n'avait rien parmi eux que d'ordinaire.

Je remarquai aussi qu'ils étaient débarqués non dans le même endroit d'où Vendredi s'était échappé, mais plus près de ma crique, où le rivage était bas et où un bois épais s'étendait presque jusqu'à la mer. Cette observation et l'horreur que m'inspirait l'œuvre atroce que ces misérables venaient consommer me remplirent de tant d'indignation que je retournai vers Vendredi, et lui dis que j'étais résolu à fondre sur eux et à les tuer touts. Puis je lui demandai s'il voulait combattre à mes côtés. Sa frayeur étant dissipée et ses esprits étant un peu animés par le rum que je lui avais donné, il me parut plein de courage, et répéta comme auparavant qu'il mourrait quand je lui ordonnerais de mourir.

Dans cet accès de fureur, je pris et répartis entre nous les armes que je venais de charger. Je donnai à Vendredi un pistolet pour mettre à sa ceinture et trois mousquets pour porter sur l'épaule, je pris moi-même un pistolet et les trois autres mousquets, et dans cet équipage nous nous mîmes en marche. J'avais eu outre garni ma poche d'une, petite bouteille de rum, et chargé Vendredi d'un grand sac et de balles. Quant à la consigne, je lui enjoignis de se tenir sur mes pas, de ne point bouger, de ne point tirer, de ne faire aucune chose que je ne lui eusse commandée, et en même temps de ne pas souffler mot. Je fis alors à ma droite un circuit de près d'un mille, pour éviter la crique et gagner le bois, afin de pouvoir arriver à portée de fusil des Sauvages avant qu'ils me découvrissent, ce que, par ma longue vue, j'avais reconnu chose facile à faire.

Pendant cette marche mes premières idées se réveillèrent et commencèrent à ébranler ma résolution. Je ne veux pas dire que j'eusse aucune peur de leur nombre; comme ils n'étaient que des misérables nus et sans armes, il est certain que je leur étais supérieur, et quand bien même j'aurais été seul. Mais quel motif, me disais-je, quelle circonstance, quelle nécessité m'oblige à tremper mes mains dans le sang, à attaquer des hommes qui ne m'ont jamais fait aucun tort et qui n'ont nulle intention de m'en faire, des hommes innocents à mon égard? Leur coutume barbare est leur propre malheur; c'est la preuve que Dieu les a abandonnés aussi bien que les autres nations de cette partie du monde à leur stupidité, à leur inhumanité, mais non pas qu'il m'appelle à être le juge de leurs actions, encore moins l'exécuteur de sa justice! Quand il le trouvera bon il prendra leur cause dans ses mains, et par un châtiment national il les punira pour leur crime national; mais cela n'est point mon affaire.

CHRISTIANUS

Vendredi, il est vrai, peut justifier de cette action: il est leur ennemi, il est en état de guerre avec ces mêmes hommes, c'est loyal à lui de les attaquer; mais je n'en puis dire autant quant à moi—Ces pensées firent une impression si forte sur mon esprit, que je résolus de me placer seulement près d'eux pour observer leur fête barbare, d'agir alors suivant que le Ciel m'inspirerait, mais de ne point m'entremettre, à moins que quelque chose ne se présentât qui fût pour moi une injonction formelle.

Plein de cette résolution, j'entrai dans le bois, et avec toute la précaution et le silence possibles,—ayant Vendredi sur mes talons,—je marchai jusqu'à ce que j'eusse atteint la lisière du côté le plus proche des Sauvages. Une pointe de bois restait seulement entre eux et moi. J'appelai doucement Vendredi, et, lui montrant un grand arbre qui était juste à l'angle du bois, je lui commandai d'y aller et de m'apporter réponse si de là il pouvait voir parfaitement ce qu'ils faisaient. Il obéit et revint immédiatement me dire que de ce lieu on les voyait très-bien; qu'ils étaient touts autour d'un feu, mangeant la chair d'un de leurs prisonniers, et qu'à peu de distance de là il y en avait un autre gisant, garrotté sur le sable, qu'ils allaient tuer bientôt, affirmait-il, ce qui embrasa mon âme de colère. Il ajouta que ce n'était pas un prisonnier de leur nation, mais un des hommes barbus dont il m'avait parlé et qui étaient venus dans leur pays sur un bateau. Au seul mot d'un homme blanc et barbu je fus rempli d'horreur; j'allai à l'arbre, et je distinguai parfaitement avec ma longue-vue un homme blanc couché sur la grève de la mer, pieds et mains liés avec des glayeuls ou quelque chose de semblable à des joncs; je distinguai aussi qu'il était Européen et qu'il avait des vêtements.

Il y avait un autre arbre et au-delà un petit hallier plus près d'eux que la place ou j'étais d'environ cinquante verges. Je vis qu'en faisant un petit détour je pourrais y parvenir sans être découvert, et qu'alors je n'en serais plus qu'à demi-portée de fusil. Je retins donc ma colère, quoique vraiment je fusse outré au plus haut degré, et, rebroussant d'environ trente pas, je marchai derrière quelques buissons qui couvraient tout le chemin, jusqu'à ce que je fusse arrivé vers l'autre arbre. Là je gravis sur un petit tertre d'où ma vue plongeait librement sur les Sauvages à la distance de quatre-vingts verges environ.

Il n'y avait pas alors un moment à perdre; car dix-neuf de ces atroces misérables étaient assis à terre touts pêle-mêle, et venaient justement d'envoyer deux d'entre eux pour égorger le pauvre Chrétien et peut-être l'apporter membre à membre à leur feu: déjà même ils étaient baissés pour lui délier les pieds. Je me tournai vers Vendredi:—«Maintenant, lui dis-je, fais ce que je te commanderai.» Il me le promit.—«Alors, Vendredi, repris-je, fais exactement ce que tu me verras faire sans y manquer en rien.»—Je posai à terre un des mousquets et mon fusil de chasse, et Vendredi m'imita; puis avec mon autre mousquet je couchai en joue les Sauvages, en lui ordonnant de faire de même.—«Es-tu prêt? lui dis-je alors.»—«Oui,» répondit-il.—«Allons, feu sur touts!»—Et au même instant je tirai aussi.

Vendredi avait tellement mieux visé que moi, qu'il en tua deux et en blessa trois, tandis que j'en tuai un et en blessai deux. Ce fut, soyez-en sûr, une terrible consternation: touts ceux qui n'étaient pas blessés se dressèrent subitement sur leurs pieds; mais ils ne savaient de quel côté fuir, quel chemin prendre, car ils ignoraient d'où leur venait la mort. Vendredi avait toujours les yeux attachés sur moi, afin, comme je le lui avais enjoint, de pouvoir suivre touts mes mouvements. Aussitôt après la première décharge je jetai mon arme et pris le fusil de chasse, et Vendredi fit de même. J'armai et couchai en joue, il arma et ajusta aussi.—«Es-tu prêt, Vendredi,» lui dis-je.—«Oui, répondit-il.—«Feu donc, au nom de Dieu!» Et au même instant nous tirâmes touts deux sur ces misérables épouvantés. Comme nos armes n'étaient chargées que de ce que j'ai appelé chevrotines ou petites balles de pistolet, il n'en tomba que deux; mais il y en eut tant de frappés, que nous les vîmes courir çà et là tout couverts de sang, criant et hurlant comme des insensés et cruellement blessés pour la plupart. Bientôt après trois autres encore tombèrent, mais non pas tout-à-fait morts.

—«Maintenant, Vendredi, m'écriai-je en posant à terre les armes vides et en prenant le mousquet qui était encore chargé, suis moi!»—Ce qu'il fit avec beaucoup de courage. Là-dessus je me précipitai hors du bois avec Vendredi sur mes talons, et je me découvris moi-même. Sitôt qu'ils m'eurent apperçu je poussai un cri effroyable, j'enjoignis à Vendredi d'en faire autant; et, courant aussi vite que je pouvais, ce qui n'était guère, chargé d'armes comme je l'étais, j'allai droit à la pauvre victime qui gisait, comme je l'ai dit, sur la grève, entre la place du festin et la mer. Les deux bouchers qui allaient se mettre en besogne sur lui l'avaient abandonné de surprise à notre premier feu, et s'étaient enfuis, saisis d'épouvante, vers le rivage, où ils s'étaient jetés dans un canot, ainsi que trois de leurs compagnons. Je me tournai vers Vendredi, et je lui ordonnai d'avancer et de tirer dessus. Il me comprit aussitôt, et, courant environ la longueur de quarante verges pour s'approcher d'eux, il fit feu. Je crus d'abord qu'il les avait touts tués, car ils tombèrent en tas dans le canot; mais bientôt j'en vis deux se relever. Toutefois il en avait expédié deux et blessé un troisième, qui resta comme mort au fond du bateau.

Tandis que mon serviteur Vendredi tiraillait, je pris mon couteau et je coupai les glayeuls qui liaient le pauvre prisonnier. Ayant débarrassé ses pieds et ses mains, je le relevai et lui demandai en portugais qui il était. Il répondit en latin: Christianus. Mais il était si faible et si languissant qu'il pouvait à peine se tenir ou parler. Je tirai ma bouteille de ma poche, et la lui présentai en lui faisant signe de boire, ce qu'il fit; puis je lui donnai un morceau de pain qu'il mangea. Alors je lui demandai de quel pays il était: il me répondit: Español. Et, se remettant un peu, il me fit connaître par touts les gestes possibles combien il m'était redevable pour sa délivrance.—«Señor, lui dis-je avec tout l'espagnol que je pus rassembler, nous parlerons plus tard; maintenant il nous faut combattre. S'il vous reste quelque force, prenez ce pistolet et ce sabre et vengez-vous.»—il les prit avec gratitude, et n'eut pas plus tôt ces armes dans les mains, que, comme si elles lui eussent communiqué une nouvelle énergie, il se rua sur ses meurtriers avec furie, et en tailla deux en pièces en un instant; mais il est vrai que tout ceci était si étrange pour eux, que les pauvres misérables, effrayés du bruit de nos mousquets, tombaient de pur étonnement et de peur, et étaient aussi incapables de chercher à s'enfuir que leur chair de résister à nos balles. Et c'était là juste le cas des cinq sur lesquels Vendredi avait tiré dans la pirogue; car si trois tombèrent des blessures qu'ils avaient reçues, deux tombèrent seulement d'effroi.

Je tenais toujours mon fusil à la main sans tirer, voulant garder mon coup tout prêt, parce que j'avais donné à l'Espagnol mon pistolet et mon sabre. J'appelai Vendredi et lui ordonnai de courir à l'arbre d'où nous avions fait feu d'abord, pour rapporter les armes déchargées que nous avions laissées là; ce qu'il fit avec une grande célérité. Alors je lui donnai mon mousquet, je m'assis pour recharger les autres armes, et recommandai à mes hommes de revenir vers moi quand ils en auraient besoin.

Tandis que j'étais à cette besogne un rude combat s'engagea entre l'Espagnol et un des Sauvages, qui lui portait des coups avec un de leurs grands sabres de bois, cette même arme qui devait servir à lui ôter la vie si je ne l'avais empêché. L'Espagnol était aussi hardi et aussi brave qu'on puisse l'imaginer: quoique faible, il combattait déjà cet Indien depuis long-temps et lui avait fait deux larges blessures à la tête; mais le Sauvage, qui était un vaillant et un robuste compagnon, l'ayant étreint dans ses bras, l'avait renversé et s'efforçait de lui arracher mon sabre des mains. Alors l'Espagnol le lui abandonna sagement, et, prenant son pistolet à sa ceinture, lui tira au travers du corps et l'étendit mort sur la place avant que moi, qui accourais, au secours, j'eusse eu le temps de le joindre.

Vendredi, laissé à sa liberté, poursuivait les misérables fuyards sans autre arme au poing que sa hachette, avec laquelle il dépêcha premièrement ces trois qui, blessés d'abord, tombèrent ensuite, comme je l'ai dit plus haut, puis après touts ceux qu'il put attraper. L'Espagnol m'ayant demandé un mousquet, je lui donnai un des fusils de chasse, et il se mit à la poursuite de deux Sauvages, qu'il blessa touts deux; mais, comme il ne pouvait courir, ils se réfugièrent dans le bois, où Vendredi les pourchassa, et en tua un: l'autre, trop agile pour lui, malgré ses blessures, plongea dans la mer et nagea de toutes ses forces vers ses camarades qui s'étaient sauvés dans le canot. Ces trois rembarqués, avec un autre, qui avait été blessé sans que nous pussions savoir s'il était mort ou vif, furent des vingt-un les seuls qui s'échappèrent de nos mains.—

3 Tués à notre première décharge partie de l'arbre.

2 Tués à la décharge suivante.

2 Tués par Vendredi dans le bateau.

2 Tués par le même, de ceux qui avaient été blessés d'abord.

1 Tué par le même dans les bois.

3 Tués par l'Espagnol.

4 Tués, qui tombèrent çà et là de leurs blessures ou à qui Vendredi donna la chasse.

4 Sauvés dans le canot, parmi lesquels un blessé, si non mort.

21 en tout.

Ceux qui étaient dans le canot manœuvrèrent rudement pour se mettre hors de la portée du fusil; et, quoique Vendredi leur tirât deux ou trois coups encore, je ne vis pas qu'il en eût blessé aucun. Il désirait vivement que je prisse une de leurs pirogues et que je les poursuivisse; et, au fait, moi-même j'étais très-inquiet de leur fuite; je redoutais qu'ils ne portassent de mes nouvelles dans leur pays, et ne revinssent peut-être avec deux ou trois cents pirogues pour nous accabler par leur nombre. Je consentis donc à leur donner la chasse en mer, et courant à un de leurs canots, je m'y jetai et commandai à Vendredi de me suivre; mais en y entrant quelle fut ma surprise de trouver un pauvre Sauvage, étendu pieds et poings liés, destiné à la mort comme l'avait été l'Espagnol, et presque expirant de peur, ne sachant pas ce qui se passait car il n'avait pu regarder par-dessus le bord du bateau. Il était lié si fortement de la tête aux pieds et avait été garrotté si long-temps qu'il ne lui restait plus qu'un souffle de vie.

Je coupai aussitôt les glayeuls ou les joncs tortillés qui l'attachaient, et je voulus l'aider à se lever; mais il ne pouvait ni se soutenir ni parler; seulement il gémissait très-piteusement, croyant sans doute qu'on ne l'avait délié que pour le faire mourir.

Lorsque Vendredi se fut approché, je le priai de lui parler et de l'assurer de sa délivrance; puis, tirant ma bouteille, je fis donner une goutte de rum à ce pauvre malheureux; ce qui, avec la nouvelle de son salut, le ranima, et il s'assit dans le bateau. Mais quand Vendredi vint à l'entendre parler et à le regarder en face, ce fut un spectacle à attendrir jusqu'aux larmes, de le voir baiser, embrasser et étreindre ce Sauvage; de le voir pleurer, rire, crier, sauter à l'entour, danser, chanter, puis pleurer encore, se tordre les mains, se frapper la tête et la face, puis chanter et sauter encore à l'entour comme un insensé. Il se passa un long temps avant que je pusse lui arracher une parole et lui faire dire ce dont il s'agissait; mais quand il fut un peu revenu à lui-même, il s'écria:—«C'est mon père!»

VENDREDI ET SON PÈRE

Il m'est difficile d'exprimer combien je fus ému des transports de joie et d'amour filial qui agitèrent ce pauvre Sauvage à la vue de son père délivré de la mort. Je ne puis vraiment décrire la moitié de ses extravagances de tendresse. Il se jeta dans la pirogue et en ressortit je ne sais combien de fois. Quand il y entrait il s'asseyait auprès de son père, il se découvrait la poitrine, et, pour le ranimer, il lui tenait la tête appuyée contre son sein des demi-heures entières; puis il prenait ses bras, ses jambes, engourdis et roidis par les liens, les réchauffait et les frottait avec ses mains, et moi, ayant vu cela, je lui donnai du rum de ma bouteille pour faire des frictions, qui eurent un excellent effet.

Cet événement nous empêcha de poursuivre le canot des Sauvages, qui était déjà à peu près hors de vue; mais ce fut heureux pour nous: car au bout de deux heures avant qu'ils eussent pu faire le quart de leur chemin, il se leva un vent impétueux, qui continua de souffler si violemment toute la nuit et de souffler Nord-Ouest, ce qui leur était contraire, que je ne pus supposer que leur embarcation eût résisté et qu'ils eussent regagné leur côte.

Mais, pour revenir à Vendredi, il était tellement occupé de son père, que de quelque temps je n'eus pas le cœur de l'arracher de là. Cependant lorsque je pensai qu'il pouvait le quitter un instant, je l'appelai vers moi, et il vint sautant et riant, et dans une joie extrême. Je lui demandai s'il avait donné du pain à son père. Il secoua la tête, et répondit:—«Non: moi, vilain chien, manger tout moi-même.»—Je lui donnai donc un gâteau de pain, que je tirai d'une petite poche que je portais à cet effet. Je lui donnai aussi une goutte de rum pour lui-même; mais il ne voulut pas y goûter et l'offrit à son père. J'avais encore dans ma pochette deux ou trois grappes de mes raisins, je lui en donnai de même une poignée pour son père. À peine la lui eût-il portée que je le vis sortir de la pirogue et s'enfuir comme s'il eût été épouvanté. Il courait avec une telle vélocité,—car c'était le garçon le plus agile de ses pieds que j'aie jamais vu;—il courait avec une telle vélocité, dis-je, qu'en quelque sorte je le perdis de vue en un instant. J'eus beau l'appeler et crier après lui, ce fut inutile; il fila son chemin, et, un quart d'heure après, je le vis revenir, mais avec moins de vitesse qu'il ne s'en était allé. Quand il s'approcha, je m'apperçus qu'il avait ralenti son pas, parce qu'il portait quelque chose à la main.

Arrivé près de moi, je reconnus qu'il était allé à la maison chercher un pot de terre pour apporter de l'eau fraîche, et qu'il était chargé en outre de deux gâteaux ou galettes de pain. Il me donna le pain, mais il porta l'eau à son père. Cependant, comme j'étais moi-même très-altéré, j'en humai quelque peu. Cette eau ranima le Sauvage beaucoup mieux que le rum ou la liqueur forte que je lui avais donné, car il se mourait de soif.

Quand il eut bu, j'appelai Vendredi pour savoir s'il restait encore un peu d'eau; il me répondit que oui. Je le priai donc de la donner au pauvre Espagnol, qui en avait tout autant besoin que son père. Je lui envoyai aussi un des gâteaux que Vendredi avait été chercher. Cet homme, qui était vraiment très-affaibli, se reposait sur l'herbe à l'ombre d'un arbre; ses membres étaient roides et très-enflés par les liens dont ils avaient été brutalement garrottés. Quand, à l'approche de Vendredi lui apportant de l'eau, je le vis se dresser sur son séant, boire, prendre le pain et se mettre à le manger, j'allai à lui et lui donnai une poignée de raisins. Il me regarda avec toutes les marques de gratitude et de reconnaissance qui peuvent se manifester sur un visage; mais, quoiqu'il se fût si bien montré dans le combat, il était si défaillant qu'il ne pouvait se tenir debout; il l'essaya deux ou trois fois, mais réellement en vain, tant ses chevilles étaient enflées et douloureuses. Je l'engageai donc à ne pas bouger, et priai Vendredi de les lui frotter et de les lui bassiner avec du rum, comme il avait fait à son père.

J'observai que, durant le temps que le pauvre et affectionné Vendredi fut retenu là, toutes les deux minutes, plus souvent même, il retournait la tête pour voir si son père était à la même place et dans la même posture où il l'avait laissé. Enfin, ne l'appercevant plus, il se leva sans dire mot et courut vers lui avec tant de vitesse, qu'il semblait que ses pieds ne touchaient pas la terre; mais en arrivant il trouva seulement qu'il s'était couché pour reposer ses membres. Il revint donc aussitôt, et je priai alors l'Espagnol de permettre que Vendredi l'aidât à se lever et le conduisît jusqu'au bateau, pour le mener à notre demeure, où je prendrais soin de lui. Mais Vendredi, qui était un jeune et robuste compagnon, le chargea sur ses épaules, le porta au canot et l'assit doucement sur un des côtés, les pieds tournés dans l'intérieur; puis, le soulevant encore, le plaça tout auprès de son père. Alors il ressortit de la pirogue, la mit à la mer, et quoiqu'il fît un vent assez violent, il pagaya le long du rivage plus vite que je ne pouvais marcher. Ainsi il les amena touts deux en sûreté dans notre crique, et, les laissant dans la barque, il courut chercher l'autre canot. Au moment où il passait près de moi je lui parlai et lui demandai où il allait. Il me répondit:—«Vais chercher plus bateau.»—Puis il repartit comme le vent; car assurément jamais homme ni cheval ne coururent comme lui, et il eut amené le second canot dans la crique presque aussitôt que j'y arrivai par terre. Alors il me fit passer sur l'autre rive et alla ensuite aider à nos nouveaux hôtes à sortir du bateau. Mais, une fois dehors, ils ne purent marcher ni l'un ni l'autre; le pauvre Vendredi ne savait que faire.

Pour remédier à cela je me pris à réfléchir, et je priai Vendredi de les inviter à s'asseoir sur le bord tandis qu'il viendrait avec moi. J'eus bientôt fabriqué une sorte de civière où nous les plaçâmes, et sur laquelle, Vendredi et moi, nous les portâmes touts deux. Mais quand nous les eûmes apportés au pied extérieur de notre muraille ou fortification, nous retombâmes dans un pire embarras qu'auparavant; car il était impossible de les faire passer par-dessus, et j'étais résolu à ne point l'abattre. Je me remis donc à l'ouvrage, et Vendredi et moi nous eûmes fait en deux heures de temps environ une très-jolie tente avec de vieilles voiles, recouverte de branches d'arbre, et dressée dans l'esplanade, entre notre retranchement extérieur et le bocage que j'avais planté. Là nous leur fîmes deux lits de ce que je me trouvais avoir, c'est-à-dire de bonne paille de riz, avec des couvertures jetées dessus, l'une pour se coucher et l'autre pour se couvrir.

Mon île était alors peuplée, je me croyais très-riche en sujets; et il me vint et je fis souvent l'agréable réflexion, que je ressemblais à un Roi. Premièrement, tout le pays était ma propriété absolue, de sorte que j'avais un droit indubitable de domination; secondement, mon peuple était complètement soumis. J'étais souverain seigneur et législateur; touts me devaient la vie et touts étaient prêts à mourir pour moi si besoin était. Chose surtout remarquable! je n'avais que trois sujets et ils étaient de trois religions différentes: Mon homme Vendredi était protestant, son père était idolâtre et cannibale, et l'Espagnol était papiste. Toutefois, soit dit en passant, j'accordai la liberté de conscience dans toute l'étendue de mes États.

Sitôt que j'eus mis en lieu de sûreté mes deux pauvres prisonniers délivrés, que je leur eus donné un abri et une place pour se reposer, je songeai à faire quelques provisions pour eux. J'ordonnai d'abord à Vendredi de prendre dans mon troupeau particulier une bique ou un cabri d'un an pour le tuer. J'en coupai ensuite le quartier de derrière, que je mis en petits morceaux. Je chargeai Vendredi de le faire bouillir et étuver, et il leur prépara, je vous assure, un fort bon service de viande et de consommé. J'avais mis aussi un peu d'orge et de riz dans le bouillon. Comme j'avais fait cuire cela dehors,—car jamais je n'allumais de feu dans l'intérieur de mon retranchement,—je portai le tout dans la nouvelle tente; et là, ayant dressé une table pour mes hôtes, j'y pris place moi-même auprès d'eux et je partageai leur dîner. Je les encourageai et les réconfortai de mon mieux, Vendredi me servant d'interprète auprès de son père et même auprès de l'Espagnol, qui parlait assez bien la langue des Sauvages.

Après que nous eûmes dîné ou plutôt soupé, j'ordonnai à Vendredi de prendre un des canots, et d'aller chercher nos mousquets et autres armes à feu, que, faute de temps, nous avions laissés sur le champ de bataille. Le lendemain je lui donnai ordre d'aller ensevelir les cadavres des Sauvages, qui, laissés au soleil, auraient bientôt répandu l'infection. Je lui enjoignis aussi d'enterrer les horribles restes de leur atroce festin, que je savais être en assez grande quantité. Je ne pouvais supporter la pensée de le faire moi-même; je n'aurais pu même en supporter la vue si je fusse allé par là. Il exécuta touts mes ordres ponctuellement et fit disparaître jusqu'à la moindre trace des Sauvages; si bien qu'en y retournant, j'eus peine à reconnaître le lieu autrement que par le coin du bois qui saillait sur la place.

Je commençai dès lors à converser un peu avec mes deux nouveaux sujets. Je chargeai premièrement Vendredi de demander à son père ce qu'il pensait des Sauvages échappés dans le canot, et si nous devions nous attendre à les voir revenir avec des forces trop supérieures pour que nous pussions y résister; sa première opinion fut qu'ils n'avaient pu surmonter la tempête qui avait soufflé toute la nuit de leur fuite; qu'ils avaient dû nécessairement être submergés ou entraînés au Sud vers certains rivages, où il était aussi sûr qu'ils avaient été dévorés qu'il était sûr qu'ils avaient péri s'ils avaient fait naufrage. Mais quant à ce qu'ils feraient s'ils regagnaient sains et saufs leur rivage, il dit qu'il ne le savait pas; mais son opinion était qu'ils avaient été si effroyablement épouvantés de la manière dont nous les avions attaqués, du bruit et du feu de nos armes, qu'ils raconteraient à leur nation que leurs compagnons avaient touts été tués par le tonnerre et les éclairs, et non par la main des hommes, et que les deux êtres qui leur étaient apparus,—c'est-à-dire Vendredi et moi,—étaient deux esprits célestes ou deux furies descendues sur terre pour les détruire, mais non des hommes armés. Il était porté à croire cela, disait-il, parce qu'il les avait entendus se crier de l'un à l'autre, dans leur langage, qu'ils ne pouvaient pas concevoir qu'un homme pût darder feu, parler tonnerre et tuer à une grande distance sans lever seulement la main. Et ce vieux Sauvage avait raison; car depuis lors, comme je l'appris ensuite et d'autre part, les Sauvages de cette nation ne tentèrent plus de descendre dans l'île. Ils avaient été si épouvantés par les récits de ces quatre hommes, qui à ce qu'il paraît, étaient échappés à la mer, qu'ils s'étaient persuadés que quiconque aborderait à cette île ensorcelée serait détruit par le feu des dieux.

Toutefois, ignorant cela, je fus pendant assez long-temps dans de continuelles appréhensions, et me tins sans cesse sur mes gardes, moi et toute mon armée; comme alors nous étions quatre, je me serais, en rase campagne, bravement aventuré contre une centaine de ces barbares.

Cependant, un certain laps de temps s'étant écoulé sans qu'aucun canot reparût, ma crainte de leur venue se dissipa, et je commençai à me remettre en tête mes premières idées de voyage à la terre ferme, le père de Vendredi m'assurant que je pouvais compter sur les bons traitement qu'à sa considération je recevrais de sa nation, si j'y allais.

PRÉVOYANCE

Mais je différai un peu mon projet quand j'eus eu une conversation sérieuse avec l'Espagnol, et que j'eus acquis la certitude qu'il y avait encore seize de ses camarades, tant espagnols que portugais, qui, ayant fait naufrage et s'étant sauvés sur cette côte, y vivaient, à la vérité, en paix avec les Sauvages, mais en fort mauvaise passe quant à leur nécessaire, et au fait quant à leur existence. Je lui demandai toutes les particularités de leur voyage, et j'appris qu'ils avaient appartenu à un vaisseau espagnol venant de Rio de la Plata et allant à la Havane, où il devait débarquer sa cargaison, qui consistait principalement en pelleterie et en argent, et d'où il devait rapporter toutes les marchandises européennes qu'il y pourrait trouver; qu'il y avait à bord cinq matelots portugais recueillis d'un naufrage: que tout d'abord que le navire s'étant perdu, cinq des leurs s'étaient noyés; que les autres à travers des dangers et des hasards infinis, avaient abordé mourants de faim à cette côte cannibale, où à tout moment ils s'attendaient à être dévorés.

Il me dit qu'ils avaient quelques armes avec eux, mais qu'elles leur étaient tout-à-fait inutiles, faute de munitions, l'eau de la mer ayant gâté toute leur poudre, sauf une petite quantité qu'ils avaient usée dès leur débarquement pour se procurer quelque nourriture.

Je lui demandai ce qu'il pensait qu'ils deviendraient là, et s'ils n'avaient pas formé quelque dessein de fuite. Il me répondit qu'ils avaient eu plusieurs délibérations à ce sujet; mais que, n'ayant ni bâtiment, ni outils pour en construire un, ni provisions d'aucune sorte, leurs consultations s'étaient toujours terminées par les larmes et le désespoir.

Je lui demandai s'il pouvait présumer comment ils accueilleraient, venant de moi, une proposition qui tendrait à leur délivrance, et si, étant touts dans mon île, elle ne pourrait pas s'effectuer. Je lui avouai franchement que je redouterais beaucoup leur perfidie et leur trahison si je déposais ma vie entre leurs mains; car la reconnaissance n'est pas une vertu inhérente à la nature humaine: les hommes souvent mesurent moins leurs procédés aux bons offices qu'ils ont reçus qu'aux avantages qu'ils se promettent.—«Ce serait une chose bien dure pour moi, continuai-je, si j'étais l'instrument de leur délivrance, et qu'ils me fissent ensuite leur prisonnier dans la Nouvelle-Espagne, où un Anglais peut avoir l'assurance d'être sacrifié, quelle que soit la nécessité ou quel que soit l'accident qui l'y ait amené. J'aimerais mieux être livré aux Sauvages et dévoré vivant que de tomber entre les griffes impitoyables des Familiers, et d'être traîné devant l'Inquisition.» J'ajoutai qu'à part cette appréhension, j'étais persuadé, s'ils étaient touts dans mon île, que nous pourrions à l'aide de tant de bras construire une embarcation assez grande pour nous transporter soit au Brésil du côté du Sud, soit aux îles ou à la côte espagnole vers le Nord; mais que si, en récompense, lorsque je leur aurais mis les armes à la main, ils me traduisaient de force dans leur patrie, je serais mal payé de mes bontés pour eux, et j'aurais fait mon sort pire qu'il n'était auparavant.

Il répondit, avec beaucoup de candeur et de sincérité, que leur condition était si misérable et qu'ils en étaient si pénétrés, qu'assurément ils auraient en horreur la pensée d'en user mal avec un homme qui aurait contribué à leur délivrance; qu'après tout, si je voulais, il irait vers eux avec le vieux Sauvage, s'entretiendrait de tout cela et reviendrait m'apporter leur réponse; mais qu'il n'entrerait en traité avec eux que sous le serment solemnel qu'ils reconnaîtraient entièrement mon autorité comme chef et capitaine; et qu'il leur ferait jurer sur les Saints-Sacrements et l'Évangile d'être loyaux avec moi, d'aller en tel pays chrétien qu'il me conviendrait, et nulle autre part, et d'être soumis totalement et absolument à mes ordres jusqu'à ce qu'ils eussent débarqué sains et saufs dans n'importe quelle contrée je voudrais; enfin, qu'à cet effet, il m'apporterait un contrat dressé par eux et signé de leur main.

Puis il me dit qu'il voulait d'abord jurer lui-même de ne jamais se séparer de moi tant qu'il vivrait, à moins que je ne lui en donnasse l'ordre, et de verser à mon côté jusqu'à la dernière goutte de son sang s'il arrivait que ses compatriotes violassent en rien leur foi.

Il m'assura qu'ils étaient touts des hommes très-francs et très-honnêtes, qu'ils étaient dans la plus grande détresse imaginable, dénués d'armes et d'habits, et n'ayant d'autre nourriture que celle qu'ils tenaient de la pitié et de la discrétion des Sauvages; qu'ils avaient perdu tout espoir de retourner jamais dans leur patrie, et qu'il était sûr, si j'entreprenais de les secourir, qu'ils voudraient vivre et mourir pour moi.

Sur ces assurances, je résolus de tenter l'aventure et d'envoyer le vieux Sauvage et l'Espagnol pour traiter avec eux. Mais quand il eut tout préparé pour son départ, l'Espagnol lui-même fit une objection qui décelait tant de prudence d'un côté et tant de sincérité de l'autre, que je ne pus en être que très-satisfait; et, d'après son avis, je différai de six mois au moins la délivrance de ses camarades. Voici le fait:

Il y avait alors environ un mois qu'il était avec nous; et durant ce temps je lui avais montré de quelle manière j'avais pourvu à mes besoins, avec l'aide de la Providence. Il connaissait parfaitement ce que j'avais amassé de blé et de riz: c'était assez pour moi-même; mais ce n'était pas assez, du moins sans une grande économie, pour ma famille, composée alors de quatre personnes; et, si ses compatriotes, qui étaient, disait-il, seize encore vivants, fussent survenus, cette provision aurait été plus qu'insuffisante, bien loin de pouvoir avitailler notre vaisseau si nous en construisions un afin de passer à l'une des colonies chrétiennes de l'Amérique. Il me dit donc qu'il croyait plus convenable que je permisse à lui et au deux autres de défricher et de cultiver de nouvelles terres, d'y semer tout le grain que je pourrais épargner, et que nous attendissions cette moisson, afin d'avoir un surcroît de blé quand viendraient ses compatriotes; car la disette pourrait être pour eux une occasion de quereller, ou de ne point se croire délivrés, mais tombés d'une misère dans une autre.—«Vous le savez, dit-il, quoique les enfants d'Israël se réjouirent d'abord de leur sortie de l'Égypte, cependant ils se révoltèrent contre Dieu lui-même, qui les avait délivrés, quand ils vinrent à manquer de pain dans le désert.»

Sa prévoyance était si sage et son avis si bon, que je fus aussi charmé de sa proposition que satisfait de sa fidélité. Nous nous mîmes donc à labourer touts quatre du mieux que nous permettaient les outils de bois dont nous étions pourvus; et dans l'espace d'un mois environ, au bout duquel venait le temps des semailles, nous eûmes défriché et préparé assez de terre pour semer vingt-deux boisseaux d'orge et seize jarres de riz, ce qui était, en un mot, tout ce que nous pouvions distraire de notre grain; au fait, à peine nous réservâmes-nous assez d'orge pour notre nourriture durant les six mois que nous avions à attendre notre récolte, j'entends six mois à partir du moment où nous eûmes mis à part notre grain destiné aux semailles; car on ne doit pas supposer qu'il demeure six mois en terre dans ce pays.

Étant alors en assez nombreuse société pour ne point redouter les Sauvages, à moins qu'ils ne vinssent en foule, nous allions librement dans toute l'île partout où nous en avions l'occasion; et, comme nous avions touts l'esprit préoccupé de notre fuite ou de notre délivrance, il était impossible, du moins à moi, de ne pas songer aux moyens de l'accomplir. Dans cette vue, je marquai plusieurs arbres qui me paraissaient propres à notre travail. Je chargeai Vendredi et son père de les abattre, et je préposai à la surveillance et à la direction de leur besogne l'Espagnol à qui j'avais communiqué mes projets sur cette affaire. Je leur montrai avec quelles peines infatigables j'avais réduit un gros arbre en simples planches, et je les priai d'en faire de même jusqu'à ce qu'ils eussent fabriqué environ une douzaine de fortes planches de bon chêne, de près de deux pieds de large sur trente-cinq pieds de long et de deux à quatre pouces d'épaisseur. Je laisse à penser quel prodigieux travail cela exigeait.

En même temps je projetai d'accroître autant que possible mon petit troupeau de chèvres apprivoisées, et à cet effet un jour j'envoyais à la chasse Vendredi et l'Espagnol, et le jour suivant j'y allais moi-même avec Vendredi, et ainsi tour à tour. De cette manière nous attrapâmes une vingtaine de jeunes chevreaux pour les élever avec les autres; car toutes les fois que nous tirions sur une mère, nous sauvions les cabris, et nous les joignions à notre troupeau. Mais la saison de sécher les raisins étant venue, j'en recueillis et suspendis au soleil une quantité tellement prodigieuse, que, si nous avions été à Alicante, où se préparent les passerilles, nous aurions pu, je crois, remplir soixante ou quatre-vingts barils. Ces raisins faisaient avec notre pain une grande partie de notre nourriture, et un fort bon aliment, je vous assure, excessivement succulent.

C'était alors la moisson, et notre récolte était en bon état. Ce ne fut pas la plus abondante que j'aie vue dans l'île, mais cependant elle l'était assez pour répondre à nos fins. J'avais semé vingt-deux boisseaux d'orge, nous engrangeâmes et battîmes environ deux cent vingt boisseaux, et le riz s'accrut dans la même proportion; ce qui était bien assez pour notre subsistance jusqu'à la moisson prochaine, quand bien même touts les seize Espagnols eussent été à terre avec moi; et, si nous eussions été prêts pour notre voyage, cela aurait abondamment avitaillé notre navire, pour nous transporter dans toutes les parties du monde, c'est-à-dire de l'Amérique. Quand nous eûmes engrangé et mis en sûreté notre provision de grain, nous nous mîmes à faire de la vannerie, j'entends de grandes corbeilles, dans lesquelles nous la conservâmes. L'Espagnol était très-habile et très-adroit à cela, et souvent il me blâmait de ce que je n'employais pas cette sorte d'ouvrage comme clôture; mais je n'en voyais pas la nécessité. Ayant alors un grand surcroît de vivres pour touts les hôtes que j'attendais, je permis à l'Espagnol de passer en terre-ferme afin de voir ce qu'il pourrait négocier avec les compagnons qu'il y avait laissés derrière lui. Je lui donnai un ordre formel de ne ramener avec lui aucun homme qui n'eût d'abord juré en sa présence et en celle du vieux Sauvage que jamais il n'offenserait, combattrait ou attaquerait la personne qu'il trouverait dans l'île, personne assez bonne pour envoyer vers eux travailler à leur délivrance; mais, bien loin de là! qu'il la soutiendrait et la défendrait contre tout attentat semblable, et que partout où elle irait il se soumettrait sans réserve à son commandement. Ceci devait être écrit et signé de leur main. Comment, sur ce point, pourrions-nous être satisfaits, quand je n'ignorais pas qu'il n'avait ni plume ni encre? Ce fut une question que nous ne nous adressâmes jamais.

Muni de ces instructions l'Espagnol et le vieux Sauvage,—le père de Vendredi,—partirent dans un des canots sur lesquels on pourrait dire qu'ils étaient venus, ou mieux, avaient été apportés quand ils arrivèrent comme prisonniers pour être dévorés par les Sauvages.

Je leur donnai à chacun un mousquet à rouet et environ huit charges de poudre et de balles, en leur recommandant d'en être très-ménagers et de n'en user que dans les occasions urgentes.

Tout ceci fut une agréable besogne, car c'étaient les premières mesures que je prenais en vue de ma délivrance depuis vingt-sept ans et quelques jours.—Je leur donnai une provision de pain et de raisins secs suffisante pour eux-mêmes pendant plusieurs jours et pour leurs compatriotes pendant une huitaine environ, puis je les laissai partir, leur souhaitant un bon voyage et convenant avec eux qu'à leur retour ils déploieraient certain signal par lequel, quand ils reviendraient, je les reconnaîtrais de loin, avant qu'ils n'atteignissent au rivage.

DÉBARQUEMENT DU CAPITAINE ANGLAIS

Ils s'éloignèrent avec une brise favorable le jour où la lune était dans son plein, et, selon mon calcul, dans le mois d'octobre. Quant au compte exact des jours, après que je l'eus perdu une fois je ne pus jamais le retrouver; je n'avais pas même gardé assez ponctuellement le chiffre des années pour être sûr qu'il était juste; cependant, quand plus tard je vérifiai mon calcul, je reconnus que j'avais tenu un compte fidèle des années.

Il n'y avait pas moins de huit jours que je les attendais, quand survint une aventure étrange et inopinée dont la pareille est peut-être inouïe dans l'histoire.—J'étais un matin profondément endormi dans ma huche; tout-à-coup mon serviteur Vendredi vint en courant vers moi et me cria:—«Maître, maître, ils sont venus! ils sont venus!»

Je sautai à bas du lit, et, ne prévoyant aucun danger, je m'élançai, aussitôt que j'eus enfilé mes vêtements, à travers mon petit bocage, qui, soit dit en passant, était alors devenu un bois très-épais. Je dis ne prévoyant aucun danger, car je sortis sans armes, contre ma coutume; mais je fus bien surpris quand, tournant mes yeux vers la mer, j'apperçus à environ une lieue et demie de distance, une embarcation qui portait le cap sur mon île, avec une voile en épaule de mouton, comme on l'appelle, et à la faveur d'un assez bon vent. Je remarquai aussi tout d'abord qu'elle ne venait point de ce côté où la terre était située, mais de la pointe la plus méridionale de l'île. Là-dessus j'appelai Vendredi et lui enjoignis de se tenir caché, car ces gens n'étaient pas ceux que nous attendions, et nous ne savions pas encore s'ils étaient amis ou ennemis.

Vite je courus chercher ma longue vue, pour voir ce que j'aurais à faire. Je dressai mon échelle et je grimpai sur le sommet du rocher, comme j'avais coutume de faire lorsque j'appréhendais quelque chose et que je voulais planer au loin sans me découvrir.

À peine avais-je mis le pied sur le rocher, que mon œil distingua parfaitement un navire à l'ancre, à environ deux lieues et demie de moi au Sud-Sud-Est, mais seulement à une lieue et demie du rivage. Par mes observations je reconnus, à n'en pas douter, que le bâtiment devait être anglais, et l'embarcation une chaloupe anglaise.

Je ne saurais exprimer le trouble où je tombai, bien que la joie de voir un navire, et un navire que j'avais raison de croire monté par mes compatriotes, et par conséquent des amis, fût telle, que je ne puis la dépeindre. Cependant des doutes secrets dont j'ignorais la source m'enveloppaient et me commandaient de veiller sur moi. Je me pris d'abord à considérer quelle affaire un vaisseau anglais pouvait avoir dans cette partie du monde, puisque ce n'était ni pour aller, ni pour revenir, le chemin d'aucun des pays où l'Angleterre a quelque comptoir. Je savais qu'aucune tempête n'avait pu le faire dériver de ce côté en état de détresse. S'ils étaient réellement Anglais, il était donc plus que probable qu'ils ne venaient pas avec de bons desseins; et il valait mieux pour moi, demeurer comme j'étais que de tomber entre les mains de voleurs et de meurtriers.

Que l'homme ne méprise pas les pressentiments et les avertissements secrets du danger qui parfois lui sont donnés quand il ne peut entrevoir la possibilité de son existence réelle. Que de tels pressentiments et avertissements nous soient donnés, je crois que peu de gens ayant fait quelque observation des choses puissent le nier; qu'ils soient les manifestations certaines d'un monde invisible, et du commerce des esprits, on ne saurait non plus le mettre en doute. Et s'ils semblent tendre à nous avertir du danger, pourquoi ne supposerions nous pas qu'ils nous viennent de quelque agent propice,—soit suprême ou inférieur et subordonné, ce n'est pas là que gît la question,—et qu'ils nous sont donnés pour notre bien?

Le fait présent me confirme fortement dans la justesse de ce raisonnement, car si je n'avais pas été fait circonspect par cette secrète admonition, qu'elle vienne d'où elle voudra, j'aurais été inévitablement perdu, et dans une condition cent fois pire qu'auparavant, comme on le verra tout-à-l'heure.

Je ne me tins pas long-temps dans cette position sans voir l'embarcation approcher du rivage, comme si elle cherchait une crique pour y pénétrer et accoster la terre commodément. Toutefois, comme elle ne remonta pas tout-à-fait assez loin, l'équipage n'apperçut pas la petite anse où j'avais autrefois abordé avec mes radeaux, et tira la chaloupe sur la grève à environ un demi-mille de moi; ce qui fut très-heureux, car autrement il aurait pour ainsi dire débarqué juste à ma porte, m'aurait eu bientôt arraché de mon château, et peut-être m'aurait dépouillé de tout ce que j'avais.

Quand ils furent sur le rivage, je me convainquis pleinement qu'ils étaient Anglais, au moins pour la plupart. Un ou deux me semblèrent Hollandais, mais cela ne se vérifia pas. Il y avait en tout onze hommes, dont je trouvai que trois étaient sans armes et—autant que je pus voir—garrottés. Les premiers quatre ou cinq qui descendirent à terre firent sortir ces trois de la chaloupe, comme des prisonniers. Je pus distinguer que l'un de ces trois faisait les gestes les plus passionnés, des gestes d'imploration, de douleur et de désespoir, allant jusqu'à une sorte d'extravagance. Les deux autres, je le distinguai aussi, levaient quelquefois leurs mains au Ciel, et à la vérité paraissaient affligés, mais pas aussi profondément que le premier.

À cette vue je fus jeté dans un grand trouble, et je ne savais quel serait le sens de tout cela.—Vendredi tout-à-coup s'écria en anglais et de son mieux possible:—Ô maître! vous voir hommes anglais manger prisonniers aussi bien qu'hommes sauvages!»—«Quoi! dis-je à Vendredi, tu penses qu'ils vont les manger?»—«Oui, répondit-il, eux vouloir les manger.»—«Non, non, répliquai-je: je redoute, à la vérité, qu'ils ne veuillent les assassiner, mais sois sûr qu'ils ne les mangeront pas.»

Durant tout ce temps je n'eus aucune idée de ce que réellement ce pouvait être; mais je demeurais tremblant d'horreur à ce spectacle, m'attendant à tout instant que les trois prisonniers seraient massacrés. Je vis même une fois un de ces scélérats lever un grand coutelas ou poignard,—comme l'appellent les marins,—pour frapper un de ces malheureux hommes. Je crus que c'était fait de lui, tout mon sang se glaça dans mes veines.

Je regrettais alors du fond du cœur notre Espagnol et le vieux Sauvage parti avec lui, et je souhaitais de trouver quelque moyen d'arriver inapperçu à portée de fusil de ces bandits pour délivrer les trois hommes; car je ne leur voyais point d'armes à feu. Mais un autre expédient se présenta à mon esprit.

Après avoir remarqué l'outrageux traitement fait aux trois prisonniers par l'insolent matelot, je vis que ses compagnons se dispersèrent par toute l'île, comme s'ils voulaient reconnaître le pays. Je remarquai aussi que les trois autres avaient la liberté d'aller où il leur plairait; mais ils s'assirent touts trois à terre, très-mornes et l'œil hagard comme des hommes au désespoir.

Ceci me fit souvenir du premier moment où j'abordai dans l'île et commençai à considérer ma position. Je me remémorai combien je me croyais perdu, combien extravagamment je promenais mes regards autour de moi, quelles terribles appréhensions j'avais, et comment je me logeai dans un arbre toute la nuit, de peur d'être dévoré par les bêtes féroces.

De même que cette nuit-là je ne me doutais pas du secours que j'allais recevoir du providentiel entraînement du vaisseau vers le rivage, par la tempête et la marée, du vaisseau qui depuis me nourrit et m'entretint si long-temps; de même ces trois pauvres désolés ne soupçonnaient pas combien leur délivrance et leur consolation étaient assurées, combien elles étaient prochaines, et combien effectivement et réellement ils étaient en état de salut au moment même où ils se croyaient perdus et dans un cas désespéré.

Donc nous voyons peu devant nous ici-bas. Donc avons-nous de puissantes raisons pour nous reposer avec joie sur le grand Créateur du monde, qui ne laisse jamais ses créatures dans un entier dénûment. Elles ont toujours dans les pires circonstances quelque motif de lui rendre grâces, et sont quelquefois plus près de leur délivrance qu'elles ne l'imaginent; souvent même elles sont amenées à leur salut par les moyens qui leur semblaient devoir les conduire à leur ruine.

C'était justement au plus haut de la marée montante que ces gens étaient venus à terre; et, tantôt pourparlant avec leurs prisonniers, et tantôt rôdant pour voir dans quelle espèce de lieu ils avaient mis le pied, ils s'étaient amusés négligemment jusqu'à ce que la marée fut passée, et que l'eau se fut retirée considérablement, laissant leur chaloupe échouée.

Ils l'avaient confiée à deux hommes qui, comme je m'en apperçus plus tard, ayant bu un peu trop d'eau-de-vie, s'étaient endormis. Cependant l'un d'eux se réveillant plus tôt que l'autre et trouvant la chaloupe trop ensablée pour la dégager tout seul, se mit à crier après ses camarades, qui erraient aux environs. Aussitôt ils accoururent; mais touts leurs efforts pour la mettre à flot furent inutiles: elle était trop pesante, et le rivage de ce côté était une grève molle et vaseuse, presque comme un sable mouvant.

Voyant cela, en vrais marins, ce sont peut-être les moins prévoyants de touts les hommes, ils passèrent outre, et se remirent à trôler çà et là dans le pays. Puis j'entendis l'un d'eux crier à un autre—, en l'engageant à s'éloigner de la chaloupe—«Hé! Jack, peux-tu pas la laisser tranquille? à la prochaine marée elle flottera».—Ces mots me confirmèrent pleinement dans ma forte présomption qu'ils étaient mes compatriotes.

Pendant tout ce temps je me tins à couvert, je n'osai pas une seule fois sortir de mon château pour aller plus loin qu'à mon lieu d'observation, sur le sommet du rocher, et très-joyeux j'étais en songeant combien ma demeure était fortifiée. Je savais que la chaloupe ne pourrait être à flot avant dix heures, et qu'alors faisant sombre, je serais plus à même d'observer leurs mouvements et d'écouter leurs propos s'ils en tenaient.

Dans ces entrefaites je me préparai pour le combat comme autrefois, bien qu'avec plus de précautions, sachant que j'avais affaire avec une tout autre espèce d'ennemis que par le passé. J'ordonnai pareillement à Vendredi, dont j'avais fait un excellent tireur, de se munir d'armes. Je pris moi-même deux fusils de chasse et je lui donnai trois mousquets. Ma figure était vraiment farouche: j'avais ma formidable casaque de peau de chèvre, avec le grand bonnet que j'ai mentionné, un sabre, deux pistolets à ma ceinture et un fusil sur chaque épaule.

Mon dessein était, comme je le disais tout-à-l'heure, de ne faire aucune tentative avant qu'il fit nuit; mais vers deux heures environ au plus chaud du jour je m'apperçus qu'en rôdant ils étaient touts allés dans les bois, sans doute pour s'y coucher et dormir. Les trois pauvres infortunés, trop inquiets sur leur sort pour goûter le sommeil, étaient cependant étendus à l'ombre d'un grand arbre, à environ un quart de mille de moi, et probablement hors de la vue des autres.

Sur ce, je résolus de me découvrir à eux et d'apprendre quelque chose de leur condition. Immédiatement je me mis en marche dans l'équipage que j'ai dit, mon serviteur Vendredi à une bonne distance derrière moi, aussi formidablement armé que moi, mais ne faisant pas tout-à-fait une figure de fantôme aussi effroyable que la mienne.

OFFRES DE SERVICE

Je me glissai inapperçu aussi près qu'il me fut possible, et avant qu'aucun d'eux m'eût découvert, je leur criai en espagnol:—«Qui êtes-vous, gentlemen?»

Ils se levèrent à ce bruit; mais ils furent deux fois plus troublés quand ils me virent, moi et la figure rébarbative que je faisais. Ils restèrent muets et s'apprêtaient à s'enfuir, quand je leur adressai la parole en anglais:—Gentlemen, dis-je, ne soyez point surpris de ma venue; peut-être avez-vous auprès de vous un ami, bien que vous ne vous y attendissiez pas»—«Il faut alors qu'il soit envoyé du Ciel, me répondit l'un d'eux très-gravement, ôtant en même temps son chapeau, car notre condition passe tout secours humain.»—«Tout secours vient du Ciel, sir, répliquai-je. Mais ne pourriez-vous pas mettre un étranger à même de vous secourir, car vous semblez plongé dans quelque grand malheur? Je vous ai vu débarquer; et, lorsque vous sembliez faire une supplication à ces brutaux qui sont venus avec vous,—j'ai vu l'un d'eux lever son sabre pour vous tuer.»

Le pauvre homme, tremblant, la figure baignée de larmes, et dans l'ébahissement, s'écria:—«Parlé-je à un Dieu ou à un homme? En vérité, êtes-vous un homme ou un Ange?»—«Soyez sans crainte, sir, répondis-je; si Dieu avait envoyé un Ange pour vous secourir, il serait venu mieux vêtu et armé de toute autre façon que je ne suis. Je vous en prie, mettez de côté vos craintes, je suis un homme, un Anglais prêt à vous secourir; vous le voyez, j'ai seulement un serviteur, mais nous avons des armes et des munitions; dites franchement, pouvons-nous vous servir? Dites quelle est votre infortune?

—«Notre infortune, sir, serait trop longue à raconter tandis que nos assassins sont si proche. Mais bref, sir, je suis capitaine de ce vaisseau: mon équipage s'est mutiné contre moi, j'ai obtenu à grande peine qu'il ne me tuerait pas, et enfin d'être déposé au rivage, dans ce lieu désert, ainsi que ces deux hommes; l'un est mon second et l'autre un passager. Ici nous nous attendions à périr, croyant la place inhabitée, et nous ne savons que penser de cela.»

—«Où sont, lui dis-je, ces cruels, vos ennemis? savez-vous où ils sont allés?»—«Ils sont là, sir, répondit-il, montrant du doigt un fourré d'arbres; mon cœur tremble de crainte qu'ils ne nous aient vus et qu'ils ne vous aient entendu parler: si cela était, à coup sûr ils nous massacreraient touts.»

—«Ont-ils des armes à feu?» lui demandai-je.—«Deux mousquets seulement et un qu'ils ont laissé dans la chaloupe,» répondit-il.—. «Fort bien, dis-je, je me charge du reste; je vois qu'ils sont touts endormis, c'est chose facile que de les tuer touts. Mais ne vaudrait-il pas mieux les faire prisonniers?»—Il me dit alors que parmi eux il y avait deux désespérés coquins à qui il ne serait pas trop prudent de faire grâce; mais que, si on s'en assurait, il pensait que touts les autres retourneraient à leur devoir. Je lui demandai lesquels c'étaient. Il me dit qu'à cette distance il ne pouvait les indiquer, mais qu'il obéirait à mes ordres dans tout ce que je voudrais commander.—«Eh bien, dis-je, retirons-nous hors de leur vue et de leur portée d'entendre, de peur qu'ils ne s'éveillent, et nous délibérerons plus à fond.»—Puis volontiers ils s'éloignèrent avec moi jusqu'à ce que les bois nous eussent cachés.

—«Voyez, sir, lui dis-je, si j'entreprends votre délivrance, êtes-vous prêt à faire deux conditions avec moi?» Il prévint mes propositions en me déclarant que lui et son vaisseau, s'il le recouvrait, seraient en toutes choses entièrement dirigés et commandés par moi; et que, si le navire n'était point repris, il vivrait et mourrait avec moi dans quelque partie du monde que je voulusse le conduire; et les deux autres hommes protestèrent de même.

—«Eh bien, dis-je, mes deux conditions les voici:

«1º Tant que vous demeurerez dans cette île avec moi, vous ne prétendrez ici à aucune autorité. Si je vous confie des armes, vous en viderez vos mains quand bon me semblera. Vous ne ferez aucun préjudice ni à moi ni aux miens sur cette terre, et vous serez soumis à mes ordres;

«2º Si le navire est ou peut être recouvré, vous me transporterez gratuitement, moi et mon serviteur, en Angleterre.»

Il me donna toutes les assurances que l'imagination et la bonne foi humaines puissent inventer qu'il se soumettrait à ces demandes extrêmement raisonnables, et qu'en outre, comme il me devrait la vie, il le reconnaîtrait en toute occasion aussi long-temps qu'il vivrait.

—«Eh bien, dis-je alors, voici trois mousquets pour vous, avec de la poudre et des balles; dites-moi maintenant ce que vous pensez convenable de faire.» Il me témoigna toute la gratitude dont il était capable, mais il me demanda à se laisser entièrement guider par moi. Je lui dis que je croyais l'affaire très-chanceuse; que le meilleur parti, selon moi, était de faire feu sur eux tout d'un coup pendant qu'ils étaient couchés; que, si quelqu'un, échappant à notre première décharge, voulait se rendre, nous pourrions le sauver, et qu'ainsi nous laisserions à la providence de Dieu la direction de nos coups.

Il me répliqua, avec beaucoup de modération, qu'il lui fâchait de les tuer s'il pouvait faire autrement; mais que pour ces deux incorrigibles vauriens qui avaient été les auteurs de toute la mutinerie dans le bâtiment, s'ils échappaient nous serions perdus; car ils iraient à bord et ramèneraient tout l'équipage pour nous tuer.—«Cela étant, dis-je, la nécessité confirme mon avis: c'est le seul moyen de sauver notre vie.»—Cependant, lui voyant toujours de l'aversion pour répandre le sang, je lui dis de s'avancer avec ses compagnons et d'agir comme ils le jugeraient convenable.

Au milieu de cet entretien nous en entendîmes quelques-uns se réveiller, et bientôt après nous en vîmes deux sur pieds. Je demandai au capitaine s'ils étaient les chefs de la mutinerie; il me répondit que non.—«Eh bien! Laissez-les se retirer, la Providence semble les avoir éveillés à dessein de leur sauver la vie. Maintenant si les autres vous échappent, c'est votre faute.»

Animé par ces paroles, il prit à la main le mousquet que je lui avais donné, un pistolet à sa ceinture, et s'avança avec ses deux compagnons, armés également chacun d'un fusil. Marchant devant, ces deux hommes firent quelque bruit: un des matelots, qui s'était éveillé, se retourna, et les voyant venir, il se mit à appeler les autres; mais il était trop tard, car au moment où il cria ils firent feu,—j'entends les deux hommes,—le capitaine réservant prudemment son coup. Ils avaient si bien visé les meneurs, qu'ils connaissaient, que l'un d'eux fut tué sur la place, et l'autre grièvement blessé. N'étant point frappé à mort, il se dressa sur ses pieds, et appela vivement à son aide; mais le capitaine le joignit et lui dit qu'il était trop tard pour crier au secours, qu'il ferait mieux de demander à Dieu le pardon de son infamie; et à ces mots il lui asséna un coup de crosse qui lui coupa la parole à jamais. De cette troupe il en restait encore trois, dont l'un était légèrement blessé. J'arrivai en ce moment; et quand ils virent leur danger et qu'il serait inutile de faire de la résistance, ils implorèrent miséricorde. Le capitaine leur dit:—«Je vous accorderai la vie si vous voulez me donner quelque assurance que vous prenez en horreur la trahison dont vous vous êtes rendus coupables, et jurez de m'aider fidèlement à recouvrer le navire et à le ramener à la Jamaïque, d'où il vient.»—Ils lui firent toutes les protestations de sincérité qu'on pouvait désirer; et, comme il inclinait à les croire et à leur laisser la vie sauve, je n'allai point à l'encontre; je l'obligeai seulement à les garder pieds et mains liés tant qu'ils seraient dans l'île.

Sur ces entrefaites j'envoyai Vendredi et le second du capitaine vers la chaloupe, avec ordre de s'en assurer, et d'emporter les avirons et la voile; ce qu'ils firent. Aussitôt trois matelots rôdant, qui fort heureusement pour eux s'étaient écartés des autres, revinrent au bruit des mousquets; et, voyant leur capitaine, de leur prisonnier qu'il était, devenu leur vainqueur, ils consentirent à se laisser garrotter aussi; et notre victoire fut complète.

Il ne restait plus alors au capitaine et à moi qu'à nous ouvrir réciproquement sur notre position. Je commençai le premier, et lui contai mon histoire entière, qu'il écouta avec une attention qui allait jusqu'à l'ébahissement, surtout la manière merveilleuse dont j'avais été fourni de vivres et de munitions. Et au fait, comme mon histoire est un tissu de prodiges, elle fit sur lui une profonde impression. Puis, quand il en vint à réfléchir sur lui-même, et que je semblais avoir été préservé en ce lieu à dessein de lui sauver la vie, des larmes coulèrent sur sa face, et il ne put proférer une parole.

Après que cette conversation fut terminée je le conduisis lui et ses deux compagnons dans mon logis, où je les introduisis par mon issue, c'est-à-dire par le haut de la maison. Là, pour se rafraîchir, je leur offris les provisions que je me trouvais avoir, puis je leur montrai toutes les inventions dont je m'étais ingénié pendant mon long séjour, mon bien long séjour en ce lieu.

Tout ce que je leur faisais voir, tout ce que je leur disais excitait leur étonnement. Mais le capitaine admira surtout mes fortifications, et combien j'avais habilement masqué ma retraite par un fourré d'arbres. Il y avait alors près de vingt ans qu'il avait été planté; et, comme en ces régions la végétation est beaucoup plus prompte qu'en Angleterre, il était devenu une petite forêt si épaisse qu'elle était impénétrable de toutes parts, excepté d'un côté où je m'étais réservé un petit passage tortueux. Je lui dis que c'était là mon château et ma résidence, mais que j'avais aussi, comme la plupart des princes, une maison de plaisance à la campagne, où je pouvais me retirer dans l'occasion, et que je la lui montrerais une autre fois; mais que pour le présent notre affaire était de songer aux moyens de recouvrer le vaisseau. Il en convint avec moi, mais il m'avoua, qu'il ne savait vraiment quelles mesures prendre.—«Il y a encore à bord, dit-il, vingt-six hommes qui, ayant trempé dans une abominable conspiration, compromettant leur vie vis-à-vis de la loi, s'y opiniâtreront par désespoir et voudront pousser les choses à bout; car ils n'ignorent pas que s'ils étaient réduits ils seraient pendus en arrivant en Angleterre ou dans quelqu'une de ses colonies. Nous sommes en trop petit nombre pour nous permettre de les attaquer.»

Je réfléchis quelque temps sur cette objection, et j'en trouvai la conclusion très-raisonnable. Il s'agissait donc d'imaginer promptement quelque stratagème, aussi bien pour les faire tomber par surprise dans quelque piége, que pour les empêcher de faire une descente sur nous et de nous exterminer. Il me vint incontinent à l'esprit qu'avant peu les gens du navire, voulant savoir ce qu'étaient devenus leurs camarades et la chaloupe, viendraient assurément à terre dans leur autre embarcation pour les chercher, et qu'ils se présenteraient peut-être armés et en force trop supérieure pour nous. Le capitaine trouva ceci très-plausible.

Là-dessus je lui dis:—«La première chose que nous avons à faire est de nous assurer de la chaloupe qui gît sur la grève, de telle sorte qu'ils ne puissent la remmener; d'emporter tout ce qu'elle contient, et de la désemparer, si bien qu'elle soit hors d'état de voguer.» En conséquence nous allâmes à la barque; nous prîmes les armes qui étaient restées à bord, et aussi tout ce que nous y trouvâmes, c'est-à-dire une bouteille d'eau de vie et une autre de rum, quelques biscuits, une corne à poudre et un grandissime morceau de sucre dans une pièce de canevas: il y en avait bien cinq ou six livres. Tout ceci fut le bien-venu pour moi, surtout l'eau-de-vie et le sucre, dont je n'avais pas goûté depuis tant d'années.

TRANSLATION DES PRISONNIERS

Quand nous eûmes porté toutes ces choses à terre,—les rames, le mât, la voile et le gouvernail avaient été enlevés auparavant, comme je l'ai dit,—nous fîmes un grand trou au fond de la chaloupe, afin que, s'ils venaient en assez grand nombre pour nous vaincre, ils ne pussent toutefois la remmener.

À dire vrai, je ne me figurais guère que nous fussions capables de recouvrer le navire; mais j'avais mon but. Dans le cas où ils repartiraient sans la chaloupe, je ne doutais pas que je ne pusse la mettre en état de nous transporter aux Îles-sous-le-Vent et de recueillir en chemin nos amis les Espagnols; car ils étaient toujours présents à ma pensée.

Ayant à l'aide de nos forces réunies tiré la chaloupe si avant sur la grève, que la marée haute ne pût l'entraîner, ayant fait en outre un trou dans le fond, trop grand pour être promptement rebouché, nous nous étions assis pour songer à ce que nous avions à faire; et, tandis que nous concertions nos plans, nous entendîmes tirer un coup de canon, puis nous vîmes le navire faire avec son pavillon comme un signal pour rappeler la chaloupe à bord; mais la chaloupe ne bougea pas, et il se remit de plus belle à tirer et à lui adresser des signaux.

À la fin, quand il s'apperçut que ses signaux et ses coups de canon n'aboutissaient à rien et que la chaloupe ne se montrait pas, nous le vîmes,—à l'aide de mes longues-vues,—mettre à la mer une autre embarcation qui nagea vers le rivage; et tandis qu'elle s'approchait nous reconnûmes qu'elle n'était pas montée par moins de dix hommes, munis d'armes à feu.

Comme le navire mouillait à peu près à deux lieues du rivage, nous eûmes tout le loisir, durant le trajet, d'examiner l'embarcation, ses hommes d'équipage et même leurs figures; parce que, la marée les ayant fait dériver un peu à l'Est de l'autre chaloupe, ils longèrent le rivage pour venir à la même place où elle avait abordé et où elle était gisante.

De cette façon, dis-je, nous eûmes tout le loisir de les examiner. Le capitaine connaissait la physionomie et le caractère de touts les hommes qui se trouvaient dans l'embarcation; il m'assura qu'il y avait parmi eux trois honnêtes garçons, qui, dominés et effrayés, avaient été assurément entraînés dans le complot par les autres.

Mais quant au maître d'équipage, qui semblait être le principal officier, et quant à tout le reste, ils étaient aussi dangereux que qui que ce fût du bâtiment, et devaient sans aucun doute agir en désespérés dans leur nouvelle entreprise. Enfin il redoutait véhémentement qu'ils ne fussent trop forts pour nous.

Je me pris à sourire, et lui dis que des gens dans notre position étaient au-dessus de la crainte; que, puisque à peu près toutes les conditions possibles étaient meilleures que celle où nous semblions être, nous devions accueillir toute conséquence résultante, soit vie ou mort, comme un affranchissement. Je lui demandai ce qu'il pensait des circonstances de ma vie, et si ma délivrance n'était pas chose digne d'être tentée.—«Et qu'est devenue, sir, continuai-je, votre créance que j'avais été conservé ici à dessein de vous sauver la vie, créance qui vous avait exalté il y a peu de temps? Pour ma part, je ne vois qu'une chose malencontreuse dans toute cette affaire.»—«Eh quelle est-elle?» dit-il.—«C'est, répondis-je, qu'il y a parmi ces gens, comme vous l'avez dit, trois ou quatre honnêtes garçons qu'il faudrait épargner. S'ils avaient été touts le rebut de l'équipage, j'aurais cru que la providence de Dieu les avait séparés pour les livrer entre nos mains; car faites fond là-dessus: tout homme qui mettra le pied sur le rivage sera nôtre, et vivra ou mourra suivant qu'il agira envers nous.»

Ces paroles, prononcées d'une voix ferme et d'un air enjoué, lui redonnèrent du courage, et nous nous mîmes vigoureusement à notre besogne. Dès la première apparence d'une embarcation venant du navire, nous avions songé à écarter nos prisonniers, et, au fait, nous nous en étions parfaitement assurés.

Il y en avait deux dont le capitaine était moins sûr que des autres: je les fis conduire par Vendredi et un des trois hommes délivrés à ma caverne, où ils étaient assez éloignés et hors de toute possibilité d'être entendus ou découverts, ou de trouver leur chemin pour sortir des bois s'ils parvenaient à se débarrasser eux-mêmes. Là ils les laissèrent garrottés, mais ils leur donnèrent quelques provisions, et leur promirent que, s'ils y demeuraient tranquillement, on leur rendrait leur liberté dans un jour ou deux; mais que, s'ils tentaient de s'échapper, ils seraient mis à mort sans miséricorde. Ils protestèrent sincèrement qu'ils supporteraient leur emprisonnement avec patience, et parurent très-reconnaissants de ce qu'on les traitait si bien, qu'ils avaient des provisions et de la lumière; car Vendredi leur avait donné pour leur bien-être quelques-unes de ces chandelles que nous faisions nous-mêmes.—Ils avaient la persuasion qu'il se tiendrait en sentinelle à l'entrée de la caverne.

Les autres prisonniers étaient mieux traités: deux d'entre eux, à la vérité, avaient les bras liés, parce que le capitaine n'osait pas trop s'y fier; mais les deux autres avaient été pris à mon service, sur la recommandation du capitaine et sur leur promesse solemnelle de vivre et de mourir avec nous. Ainsi, y compris ceux-ci et les trois braves garçons, nous étions sept hommes bien armés; et je ne mettais pas en doute que nous ne pussions venir à bout des dix arrivants, considérant surtout ce que le capitaine avait dit, qu'il y avait trois ou quatre honnêtes hommes parmi eux.

Aussitôt qu'ils atteignirent à l'endroit où gisait leur autre embarcation, ils poussèrent la leur sur la grève et mirent pied à terre en la hâlant après eux; ce qui me fit grand plaisir à voir: car j'avais craint qu'ils ne la laissassent à l'ancre, à quelque distance du rivage, avec du monde dedans pour la garder, et qu'ainsi il nous fût impossible de nous en emparer.

Une fois à terre, la première chose qu'ils firent, ce fut de courir touts à l'autre embarcation; et il fut aisé de voir qu'ils tombèrent dans une grande surprise en la trouvant dépouillée,—comme il a été dit,—de tout ce qui s'y trouvait et avec un grand trou dans le fond.

Après avoir pendant quelque temps réfléchi sur cela, ils poussèrent de toutes leurs forces deux ou trois grands cris pour essayer s'ils ne pourraient point se faire entendre de leurs compagnons; mais c'était peine inutile. Alors ils se serrèrent touts en cercle et firent une salve de mousqueterie; nous l'entendîmes, il est vrai les échos en firent retentir les bois, mais ce fut tout. Les prisonniers qui étaient dans la caverne, nous en étions sûrs, ne pouvaient entendre, et ceux en notre garde, quoiqu'ils entendissent très-bien, n'avaient pas toutefois la hardiesse de répondre.

Ils furent si étonnés et si atterrés de ce silence, qu'ils résolurent, comme ils nous le dirent plus tard, de se rembarquer pour retourner vers le navire, et de raconter que leurs camarades avaient été massacrés et leur chaloupe défoncée. En conséquence ils lancèrent immédiatement leur esquif et remontèrent touts à bord.

À cette vue le capitaine fut terriblement surpris et même stupéfié; il pensait qu'ils allaient rejoindre le navire et mettre à la voile, regardant leurs compagnons comme perdus; et qu'ainsi il lui fallait décidément perdre son navire, qu'il avait eu l'espérance de recouvrer. Mais il eut bientôt une tout autre raison de se déconcerter.

À peine s'étaient-ils éloignés que nous les vîmes revenir au rivage mais avec de nouvelles mesures de conduite, sur lesquelles sans doute ils avaient délibéré, c'est-à-dire qu'ils laissèrent trois hommes dans l'embarcation, et que les autres descendirent à terre et s'enfoncèrent dans le pays pour chercher leurs compagnons.

Ce fut un grand désappointement pour nous, et nous en étions à ne savoir que faire; car nous saisir des sept hommes qui se trouvaient à terre ne serait d'aucun avantage si nous laissions échapper le bateau; parce qu'il regagnerait le navire, et qu'alors à coup sûr le reste de l'équipage lèverait l'ancre et mettrait à la voile, de sorte que nous perdrions le bâtiment sans retour.

Cependant il n'y avait d'autre remède que d'attendre et de voir ce qu'offrirait l'issue des choses.—Après que les sept hommes furent descendus à terre, les trois hommes restés dans l'esquif remontèrent à une bonne distance du rivage, et mirent à l'ancre pour les attendre. Ainsi il nous était impossible de parvenir jusqu'à eux.

Ceux qui avaient mis pied à terre se tenaient serrés touts ensemble et marchaient vers le sommet de la petite éminence au-dessous de laquelle était située mon habitation, et nous les pouvions voir parfaitement sans en être apperçus. Nous aurions été enchantés qu'ils vinssent plus près de nous, afin de faire feu dessus, ou bien qu'ils s'éloignassent davantage pour que nous pussions nous-mêmes nous débusquer.

Quand ils furent parvenus sur le versant de la colline d'où ils pouvaient planer au loin sur les vallées et les bois qui s'étendaient au Nord-Ouest, dans la partie la plus basse de l'île, ils se mirent à appeler et à crier jusqu'à n'en pouvoir plus. Là, n'osant pas sans doute s'aventurer loin du rivage, ni s'éloigner l'un de l'autre, ils s'assirent touts ensemble sous un arbre pour délibérer. S'ils avaient trouvé bon d'aller là pour s'y endormir, comme avait fait la première bande, c'eût été notre affaire; mais ils étaient trop remplis de l'appréhension du danger pour s'abandonner au sommeil, bien qu'assurément ils ne pussent se rendre compte de l'espèce de péril qu'ils avaient à craindre.

Le capitaine fit une ouverture fort sage au sujet de leur délibération.—«Ils vont peut-être, disait-il, faire une nouvelle salve générale pour tâcher de se faire entendre de leurs compagnons; fondons touts sur eux juste au moment où leurs mousquets seront déchargés; à coup sûr ils demanderont quartier, et nous nous en rendrons maîtres sans effusion de sang.»—J'approuvai cette proposition, pourvu qu'elle fût exécutée lorsque nous serions assez près d'eux pour les assaillir avant qu'ils eussent pu recharger leurs armes.

Mais le cas prévu n'advint, pas, et nous demeurâmes encore long-temps fort irrésolus sur le parti à prendre. Enfin je dis à mon monde que mon opinion était qu'il n'y avait rien à faire avant la nuit; qu'alors, s'ils n'étaient pas retournés à leur embarcation, nous pourrions peut-être trouver moyen de nous jeter entre eux et le rivage, et quelque stratagème pour attirer à terre ceux restés dans l'esquif.

Nous avions attendu fort long-temps, quoique très-impatients de les voir s'éloigner et fort mal à notre aise, quand, après d'interminables consultations, nous les vîmes touts se lever et descendre vers la mer. Il paraît que de si terribles appréhensions du danger de cette place pesaient sur eux, qu'ils avaient résolu de regagner le navire, pour annoncer à bord la perte de leurs compagnons, et poursuivre leur voyage projeté.

Sitôt que je les apperçus se diriger vers le rivage, j'imaginai,—et cela était réellement,—qu'ils renonçaient à leurs recherches et se décidaient à s'en retourner. À cette seule appréhension le capitaine, à qui j'avais communiqué cette pensée, fut près de tomber en défaillance; mais, sur-le-champ, pour les faire revenir sur leurs pas, je m'avisai d'un stratagème qui répondit complètement à mon but.

J'ordonnai à Vendredi et au second du capitaine d'aller de l'autre côté de la crique à l'Ouest, vers l'endroit où étaient parvenus les Sauvages lorsque je sauvai Vendredi; sitôt qu'ils seraient arrivés à une petite butte distante d'un demi-mille environ, je leur recommandai de crier aussi fort qu'ils pourraient, et d'attendre jusqu'à ce que les matelots les eussent entendus; puis, dès que les matelots leur auraient répondu, de rebrousser chemin, et alors, se tenant hors de vue, répondant toujours quand les autres appelleraient, de prendre un détour pour les attirer au milieu des bois, aussi avant dans l'île que possible; puis enfin de revenir vers moi par certaines routes que je leur indiquai.

LA CAPITULATION

Ils étaient justement sur le point d'entrer dans la chaloupe, quand Vendredi et le second se mirent à crier. Ils les entendirent aussitôt, et leur répondirent tout en courant le long du rivage à l'Ouest, du côté de la voix qu'ils avaient entendue; mais tout-à-coup ils furent arrêtés par la crique. Les eaux étant hautes, ils ne pouvaient traverser, et firent venir la chaloupe pour les passer sur l'autre bord comme je l'avais prévu.

Quand ils eurent traversé, je remarquai que, la chaloupe ayant été conduite assez avant dans la crique, et pour ainsi dire dans un port, ils prirent avec eux un des trois hommes qui la montaient, et n'en laissèrent seulement que deux, après l'avoir amarrée au tronc d'un petit arbre sur le rivage.

C'était là ce que je souhaitais. Laissant Vendredi et le second du capitaine à leur besogne, j'emmenai sur-le-champ les autres avec moi, et, me rendant en tapinois au-delà de la crique, nous surprîmes les deux matelots avant qu'ils fussent sur leurs gardes, l'un couché sur le rivage, l'autre dans la chaloupe. Celui qui se trouvait à terre flottait entre le sommeil et le réveil; et, comme il allait se lever, le capitaine, qui était le plus avancé, courut sur lui, l'assomma, et cria à l'autre, qui était dans l'esquif:—«Rends-toi ou tu es mort.»

Il ne fallait pas beaucoup d'arguments pour soumettre un seul homme, qui voyait cinq hommes contre lui et son camarade étendu mort. D'ailleurs c'était, à ce qu'il paraît, un des trois matelots qui avaient pris moins de part à la mutinerie que le reste de l'équipage. Aussi non-seulement il se décida facilement à se rendre, mais dans la suite il se joignit sincèrement à nous.

Dans ces entrefaites Vendredi et le second du capitaine gouvernèrent si bien leur affaire avec les autres mutins qu'en criant et répondant, ils les entraînèrent d'une colline à une autre et d'un bois à un autre, jusqu'à ce qu'ils les eussent horriblement fatigués, et ils ne les laissèrent que lorsqu'ils furent certains qu'ils ne pourraient regagner la chaloupe avant la nuit. Ils étaient eux-mêmes harassés quand ils revinrent auprès de nous.

Il ne nous restait alors rien autre à faire qu'à les épier dans l'obscurité, pour fondre sur eux et en avoir bon marché.

Ce ne fut que plusieurs heures après le retour de Vendredi qu'ils arrivèrent à leur chaloupe; mais long-temps auparavant nous pûmes entendre les plus avancés crier aux traîneurs de se hâter, et ceux-ci répondre et se plaindre qu'ils étaient las et écloppés et ne pouvaient marcher plus vite: fort heureuse nouvelle pour nous.

Enfin ils atteignirent la chaloupe.—il serait impossible de décrire quelle fut leur stupéfaction quand ils virent qu'elle était ensablée dans la crique, que la marée s'était retirée et que leurs deux compagnons avaient disparu. Nous les entendions s'appeler l'un l'autre de la façon la plus lamentable, et se dire entre eux qu'ils étaient dans une île ensorcelée; que, si elle était habitée par des hommes, ils seraient touts massacrés; que si elle l'était par des démons ou des esprits, ils seraient touts enlevés et dévorés.

Ils se mirent à crier de nouveau, et appelèrent un grand nombre de fois leurs deux camarades par leurs noms; mais point de réponse. Un moment après nous pouvions les voir, à la faveur du peu de jour qui restait, courir çà et là en se tordant les mains comme des hommes au désespoir. Tantôt ils allaient s'asseoir dans la chaloupe pour se reposer, tantôt ils en sortaient pour rôder de nouveau sur le rivage, et pendant assez long-temps dura ce manége.

Mes gens auraient bien désiré que je leur permisse de tomber brusquement sur eux dans l'obscurité; mais je ne voulais les assaillir qu'avec avantage, afin de les épargner et d'en tuer le moins que je pourrais. Je voulais surtout n'exposer aucun de mes hommes à la mort, car je savais l'ennemi bien armé. Je résolus donc d'attendre pour voir s'ils ne se sépareraient point; et, à dessein de m'assurer d'eux, je fis avancer mon embuscade, et j'ordonnai à Vendredi et au capitaine de se glisser à quatre pieds, aussi à plat ventre qu'il leur serait possible, pour ne pas être découverts, et de s'approcher d'eux le plus qu'ils pourraient avant de faire feu.

Il n'y avait pas long-temps qu'ils étaient dans cette posture quand le maître d'équipage, qui avait été le principal meneur de la révolte, et qui se montrait alors le plus lâche et le plus abattu de touts, tourna ses pas de leur côté, avec deux autres de la bande. Le capitaine était tellement animé en sentant ce principal vaurien si bien en son pouvoir, qu'il avait à peine la patience de le laisser assez approcher pour le frapper à coup sûr; car jusque là il n'avait qu'entendu sa voix; et, dès qu'ils furent à sa portée, se dressant subitement sur ses pieds, ainsi que Vendredi, ils firent feu dessus.

Le maître d'équipage fut tué sur la place; un autre fut atteint au corps et tomba près de lui, mais il n'expira qu'une ou deux heures après; le troisième prit la fuite.

À cette détonation, je m'approchai immédiatement avec toute mon armée, qui était alors de huit hommes, savoir: moi, généralissime; Vendredi, mon lieutenant-général; le capitaine et ses deux compagnons, et les trois prisonniers de guerre auxquels il avait confié des armes.

Nous nous avançâmes sur eux dans l'obscurité, de sorte qu'on ne pouvait juger de notre nombre.—J'ordonnai au matelot qu'ils avaient laissé dans la chaloupe, et qui était alors un des nôtres, de les appeler par leurs noms, afin d'essayer si je pourrais les amener à parlementer, et par là peut-être à des termes d'accommodement;—ce qui nous réussit à souhait;—car il était en effet naturel de croire que, dans l'état où ils étaient alors, ils capituleraient très-volontiers. Ce matelot se mit donc à crier de toute sa force à l'un d'entre eux:—«Tom Smith! Tom Smith!»—Tom Smith répondit aussitôt:—«Est-ce toi, Robinson?»—Car il paraît qu'il avait reconnu sa voix.—«Oui, oui, reprit l'autre. Au nom de Dieu, Tom Smith, mettez bas les armes et rendez-vous, sans quoi vous êtes touts morts à l'instant.»

—À qui faut-il nous rendre? répliqua Smith; où sont-ils?»—«Ils sont ici, dit Robinson: c'est notre capitaine avec cinquante hommes qui vous pourchassent depuis deux heures. Le maître d'équipage est tué, Will Frye blessé, et moi je suis prisonnier. Si vous ne vous rendez pas, vous êtes touts perdus.»

—«Nous donnera-t-on quartier? dit Tom Smith, si nous nous rendons?»—«Je vais le demander, si vous promettez de vous rendre,» répondit Robinson.—Il s'adressa donc au capitaine, et le capitaine lui-même se mit alors à crier:—«Toi, Smith, tu connais ma voix; si vous déposez immédiatement les armes et vous soumettez, vous aurez touts la vie sauve, hormis WILL ATKINS

Sur ce, WILL ATKINS s'écria:—Au nom de Dieu! capitaine, donnez-moi quartier! Qu'ai-je fait? Ils sont touts aussi coupables que moi.»—Ce qui, au fait, n'était pas vrai; car il paraît que ce WILL ATKINS avait été le premier à se saisir du capitaine au commencement de la révolte, et qu'il l'avait cruellement maltraité en lui liant les mains et en l'accablant d'injures. Quoi qu'il en fût, le capitaine le somma de se rendre à discrétion et de se confier à la miséricorde du gouverneur: c'est moi dont il entendait parler, car ils m'appelaient touts gouverneur.

Bref, ils déposèrent touts les armes et demandèrent la vie; et j'envoyai pour les garrotter l'homme qui avait parlementé avec deux de ses compagnons. Alors ma grande armée de cinquante d'hommes, laquelle, y compris les trois en détachement, se composait en tout de huit hommes, s'avança et fit main basse sur eux et leur chaloupe. Mais je me tins avec un des miens hors de leur vue, pour des raisons d'État.

Notre premier soin fut de réparer la chaloupe et de songer à recouvrer le vaisseau. Quant au capitaine, il eut alors le loisir de pourparler avec ses prisonniers. Il leur reprocha l'infamie de leurs procédés à son égard, et l'atrocité de leur projet, qui, assurément, les aurait conduits enfin à la misère et à l'opprobre, et peut-être à la potence.

Ils parurent touts fort repentants et implorèrent la vie. Il leur répondit là-dessus qu'ils n'étaient pas ses prisonniers, mais ceux du gouverneur de l'île; qu'ils avaient cru le jeter sur le rivage d'une île stérile et déserte, mais qu'il avait plu à Dieu de les diriger vers une île habitée, dont le gouverneur était Anglais, et pouvait les y faire pendre touts, si tel était son plaisir; mais que, comme il leur avait donné quartier, il supposait qu'il les enverrait en Angleterre pour y être traités comme la justice le requérait, hormis ATKINS, à qui le gouverneur lui avait enjoint de dire de se préparer à la mort, car il serait pendu le lendemain matin.

Quoique tout ceci ne fût qu'une fiction de sa part, elle produisit cependant tout l'effet désiré. ATKINS se jeta à genoux et supplia le capitaine d'intercéder pour lui auprès du gouverneur, et touts les autres le conjurèrent au nom de Dieu, afin de n'être point envoyés en Angleterre.

Il me vint alors à l'esprit que le moment de notre délivrance était venu, et que ce serait une chose très-facile que d'amener ces gens à s'employer de tout cœur à recouvrer le vaisseau. Je m'éloignai donc dans l'ombre pour qu'ils ne pussent voir quelle sorte de gouverneur ils avaient, et j'appelai à moi le capitaine. Quand j'appelai, comme si j'étais à une bonne distance, un de mes hommes reçut l'ordre de parler à son tour, et il dit au capitaine:—«Capitaine, le commandant vous appelle.»—Le capitaine répondit aussitôt:—«Dites à son Excellence que je viens à l'instant.»—Ceci les trompa encore parfaitement, et ils crurent touts que le gouverneur était près de là avec ses cinquante hommes.

Quand le capitaine vint à moi, je lui communiquai mon projet pour la prise du vaisseau. Il le trouva parfait, et résolut de le mettre à exécution le lendemain.

Mais, pour l'exécuter avec plus d'artifice et en assurer le succès, je lui dis qu'il fallait que nous séparassions les prisonniers, et qu'il prît ATKINS et deux autres d'entre les plus mauvais, pour les envoyer, bras liés, à la caverne où étaient déjà les autres. Ce soin fut remis à Vendredi et aux deux hommes qui avaient été débarqués avec le capitaine.

Ils les emmenèrent à la caverne comme à une prison; et c'était au fait un horrible lieu, surtout pour des hommes dans leur position.

Je fis conduire les autres à ma tonnelle, comme je l'appelais, et dont j'ai donné une description complète. Comme elle était enclose, et qu'ils avaient les bras liés, la place était assez sûre, attendu que de leur conduite dépendait leur sort.

À ceux-ci dans la matinée j'envoyai le capitaine pour entrer en pourparler avec eux; en un mot, les éprouver et me dire s'il pensait qu'on pût ou non se fier à eux pour aller à bord et surprendre le navire. Il leur parla de l'outrage qu'ils lui avaient fait, de la condition dans laquelle ils étaient tombés, et leur dit que, bien que le gouverneur leur eût donné quartier actuellement, ils seraient à coup sûr mis au gibet si on les envoyait en Angleterre; mais que s'ils voulaient s'associer à une entreprise aussi loyale que celle de recouvrer le vaisseau, il aurait du gouverneur la promesse de leur grâce.

On devine avec quelle hâte une semblable proposition fut acceptée par des hommes dans leur situation. Ils tombèrent aux genoux du capitaine, et promirent avec les plus énergiques imprécations qu'ils lui seraient fidèles jusqu'à la dernière goutte de leur sang; que, lui devant la vie, ils le suivraient en touts lieux, et qu'ils le regarderaient comme leur père tant qu'ils vivraient.

—«Bien, reprit le capitaine; je m'en vais reporter au gouverneur ce que vous m'avez dit, et voir ce que je puis faire pour l'amener à donner son consentement.»—Il vint donc me rendre compte de l'état d'esprit dans lequel il les avait trouvés, et m'affirma qu'il croyait vraiment qu'ils seraient fidèles.

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