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Roméo et Juliette: Tragédie

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Un vieux lièvre moisi

Et un vieux lièvre moisi

Est un très-beau plat pour le carême;

Mais dans un lièvre moisi

Il y a trop à manger pour vingt personnes

S'il est moisi avant d'être fini.

Roméo, rentrez-vous chez votre père? Nous y dînerons.

ROMÉO.—Je vais vous suivre.

MERCUTIO.—Adieu, vieille madame; adieu, madame, madame, madame47.

Note 47: (retour)

Ladies, ladies, ladies, refrain d'une vieille chanson.

(Mercutio et Benvolio sortent.)

LA NOURRICE.—Adieu, de tout mon coeur.—Qu'est-ce donc, s'il vous plaît, seigneur, que ce marchand d'insolences qui était si plein de ses sottises?

ROMÉO.—C'est un homme, nourrice, qui aime à s'entendre parler, et qui en dit plus en une minute qu'il n'en fait en un mois.

LA NOURRICE.—S'il s'avise de rien dire contre moi, je le ferai bien taire, voyez-vous, fût-il plus fort qu'il ne l'est, lui et vingt gamins de son espèce; et, si je ne pouvais pas, je trouverais bien qui m'aiderait. Vilain polisson! Je ne suis pas de ses coureuses, moi, je ne suis pas de ses camarades de couteau.—Et toi aussi, il faut que tu te tiennes là et que tu laisses le premier polisson user de moi à son plaisir!

PIERRE.—Je n'ai vu personne user de vous à son plaisir; si je l'avais vu, mon épée aurait été bientôt dehors, je vous en réponds; je dégaine aussi vite qu'un autre quand je vois l'occasion d'une bonne querelle et que j'ai la loi de mon côté.

LA NOURRICE.—En vérité, je le dis devant Dieu, je suis si en colère que je tremble de tous mes membres. Vilain polisson!—Seigneur, un mot, je vous prie. Comme je vous l'ai dit, ma jeune maîtresse m'a envoyée vous chercher: ce qu'elle m'a chargée de vous dire je le garderai pour moi. Mais laissez-moi vous dire d'abord que si vous aviez l'intention de la mener dans le paradis des fous, comme on dit, ce serait un bien vilain procédé, comme on dit; car la demoiselle est jeune, et par conséquent si vous étiez double avec elle, ce serait une chose qui n'est pas à faire vis-à-vis d'une jeune demoiselle, et une conduite fort méprisable.

ROMÉO.—Nourrice, recommande-moi à ta dame et maîtresse. Je te proteste...

LA NOURRICE.—Bon coeur! oui, ma foi, je lui dirai tout cela. Seigneur, seigneur! qu'elle va être une femme contente!

ROMÉO.—Que lui diras-tu, nourrice? Tu ne m'écoutes pas.

LA NOURRICE.—Je lui dirai, seigneur, que vous protestez; et c'est là, je le vois bien, parler en gentilhomme48.

Note 48: (retour)

Je vous proteste était, à ce qu'il paraît, une des locutions françaises les plus indispensables à un homme du bel air.

ROMÉO.—Dis-lui de trouver quelque prétexte pour aller à confesse cette après-midi; elle viendra à la cellule de frère Laurence, qui la confessera et la mariera. Voilà pour ta peine.

LA NOURRICE.—Non, en vérité, seigneur, pas une obole.

ROMÉO.—Allez, allez, je vous dis que vous l'accepterez.

LA NOURRICE.—Cette après-midi, seigneur? Bien, elle s'y trouvera.

ROMÉO.—Et toi, bonne nourrice, va attendre derrière le mur de l'abbaye; avant une heure mon domestique t'y rejoindra et te portera des cordes tressées en échelle, qui, dans le mystérieux silence de la nuit, m'élèveront au dernier degré du plus glorieux bonheur. Adieu, sois fidèle, et je reconnaîtrai tes soins. Adieu! recommande-moi à ta maîtresse.

LA NOURRICE.—Que le Dieu du ciel vous bénisse!—Un mot, seigneur.

ROMÉO.—Que me veux-tu, chère nourrice?

LA NOURRICE.—Votre domestique est-il discret? Vous avez peut-être ouï dire que deux personnes peuvent garder un secret quand on en a mis une à la porte?

ROMÉO.—Je te garantis mon domestique fidèle comme l'acier.

LA NOURRICE.—Bien, seigneur. Ma maîtresse est la plus douce créature..... Oh! seigneur, seigneur, lorsqu'elle était encore une petite babillarde...—Il y a dans la ville un noble cavalier, un certain Pâris qui voudrait bien en tâter; mais elle, la bonne âme, aimerait autant voir un crapaud, oui, un crapaud, que de le voir. Pour la mettre en colère, je lui dis quelquefois que Pâris est le plus joli garçon des deux; mais je vous réponds que, quand je lui dis cela, elle devient aussi blanche que quelque linge qui soit au monde.—Romarin et Roméo ne commencent-ils pas tous deux par la même lettre49?

Note 49: (retour)

Le romarin était un emblème de fidélité, mais l'R s'appelait la lettre de chien, parce qu'ils paraissent la prononcer dès qu'ils commencent à montrer les dents, et la nourrice, qui ne sait pas lire, croit que Roméo veut se moquer d'elle en lui disant que son nom commence par un R.

ROMÉO.—Oui, nourrice; pourquoi? Tous deux commencent par un R.

LA NOURRICE.—Ah! moqueur que vous êtes! c'est le nom du chien. R est pour le chien. Non, cela commence par une autre lettre, je le sais bien, et elle a fait de ça la plus jolie petite versification de vous et de Romarin, ça vous ferait plaisir à entendre.

ROMÉO.—Parle de moi à ta maîtresse.

LA NOURRICE.—Oui, mille et mille fois. Pierre!

(Roméo sort.)

PIERRE.—Me voilà.

LA NOURRICE.—Prends mon éventail et marche devant.

(Ils sortent.)



SCÈNE V

Le jardin de Capulet.

JULIETTE.


JULIETTE.—Neuf heures sonnaient quand j'ai envoyé la nourrice: elle m'avait promis qu'elle serait de retour au bout d'une demi-heure; peut-être n'aura-t-elle pu le trouver. Non, ce n'est pas cela.—Oh! elle est boiteuse! La messagère de l'Amour devrait être la pensée, dix fois plus rapide que les rayons du soleil lorsqu'ils chassent les ombres des sombres collines. Aussi l'Amour est-il traîné par des colombes aux ailes agiles; aussi, prompt comme le vent, Cupidon porte-t-il des ailes.—Déjà le soleil arrive au point le plus élevé de sa course journalière, et depuis neuf heures jusqu'à midi il s'est écoulé trois longues heures, et cependant elle ne revient pas. Si elle avait les affections et le sang brûlant de la jeunesse, son mouvement serait aussi prompt que celui d'une balle; d'un mot je la ferais bondir vers mon tendre amant, et un mot de lui me la renverrait. Mais ces vieilles gens, il semble qu'ils soient morts; on ne saurait les remuer; ils sont d'une lenteur! lourds et pâles comme le plomb! (Entrent la nourrice et Pierre.)—O Dieu! la voilà qui revient. O ma douce nourrice! quelle nouvelle? l'as-tu vu? L'as-tu trouvé? Renvoie ton valet.

LA NOURRICE.—Pierre, restez à la porte.

JULIETTE.—Eh bien, bonne, chère nourrice?—O Dieu! pourquoi cet air triste? Eusses-tu de mauvaises nouvelles, annonce-les moi gaiement; si elles sont bonnes, c'est faire honte à la musique des douces nouvelles que de me les dire sur un air si discordant.

LA NOURRICE.—Je suis fatiguée; laissez-moi me reposer un moment. Fi donc! comme les os me font mal! Ai-je assez couru!

JULIETTE.—Je voudrais que tu eusses mes os et moi tes nouvelles..... Je t'en prie, allons, parle; bonne, bonne nourrice, parle.

LA NOURRICE.—Jésus! que vous êtes pressée! ne pouvez-vous pas attendre un instant? Ne voyez-vous pas que je suis hors d'haleine?

JULIETTE.—Comment peux-tu être hors d'haleine, puisque tu en as assez pour me dire que tu es hors d'haleine? Les raisons que tu me donnes pour me faire attendre sont plus longues que le récit que tu me refuses. Tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises? Réponds à cela oui ou non, et après j'attendrai patiemment les détails. Contente-moi; sont-elles bonnes ou mauvaises?

LA NOURRICE.—Eh bien! vous avez fait le choix d'une sotte; vous n'entendez rien à choisir un homme. Roméo! Non, ce n'est pas ça.—Quoiqu'il soit plus beau de visage que personne, malgré cela, il a la jambe mieux faite que tous les autres. Pour la main, le pied, la taille, il n'en faut pas parler; cependant ça n'a pas son pareil. Il n'est pas la fleur de la politesse!... non! mais, j'en réponds, il a la douceur d'un agneau. Va ton chemin, jeune fille, et sers Dieu.—Comment! est-ce qu'on a dîné ici?

JULIETTE.—Non, non, mais je savais déjà tout cela. Que dit-il de notre mariage? qu'en dit-il?

LA NOURRICE.—Ah Dieu! que la tête me fait mal! Quelle tête j'ai! elle me bat comme si elle allait se fendre en mille pièces; et mon dos, de l'autre côté! oh! le dos! le dos! Vous devriez vous maudire d'avoir eu le coeur de m'envoyer comme cela me tuer à courir de tous côtés.

JULIETTE.—En vérité, je suis bien fâchée de te voir souffrir. Chère, chère, chère nourrice, réponds; que dit mon amant?

LA NOURRICE.—Votre amant parle comme un honnête gentilhomme, poli, obligeant, gracieux, et, j'en réponds, plein de vertu.—Où est votre mère?

JULIETTE.—Où est ma mère? Eh bien! elle est là dedans. Où veux-tu qu'elle soit? Que tu me réponds singulièrement! Votre amant parle comme un honnête gentilhomme... Où est votre mère?

LA NOURRICE.—Oh! bonne sainte Vierge! est-ce que le feu y est? Ma foi! comme vous voudrez; si c'est là l'emplâtre que vous mettez sur mes os malades, vous pourrez dorénavant faire vos commissions vous-même.

JULIETTE.—Est-ce donc la peine de se fâcher ainsi? Allons! que dit Roméo?

LA NOURRICE.—Avez-vous obtenu la permission d'aller à confesse aujourd'hui?

JULIETTE.—Oui.

LA NOURRICE.—Eh bien! dépêchez-vous de vous rendre à la cellule du père Laurence; il y a là un mari qui va vous rendre femme. A présent, voilà le sang léger qui vous monte aux joues: elles deviennent écarlates à la moindre nouvelle. Dépêchez-vous d'aller à l'église; moi, il faut que j'aille d'un autre côté chercher une échelle au moyen de laquelle votre amant grimpera aussitôt qu'il fera nuit, pour vous dénicher un oiseau. J'ai toute la peine, et je travaille pour votre plaisir; mais bientôt, ce soir, vous aurez votre part du fardeau. Allez, je vais dîner; dépêchez-vous de vous rendre à la cellule.

JULIETTE.—De voler au plus beau sort.—Excellente nourrice, adieu.

(Elles sortent.)



SCÈNE VI

La cellule du frère Laurence.

Entrent FRÈRE LAURENCE et ROMÉO.


FRÈRE LAURENCE.—Veuille le ciel, souriant à notre cérémonie sainte, ne pas envoyer le chagrin nous la reprocher dans les heures à venir!

ROMÉO.—Amen, amen. Mais viennent les chagrins qui pourront, ils ne suffiront pas à payer le bonheur que me donne un seul et court instant de sa vue. Unissez seulement nos mains au son des paroles sacrées, et qu'ensuite la mort, qui dévore l'amour, fasse tout ce qu'elle peut oser; c'en est assez pour moi d'avoir pu la nommer mienne.

FRÈRE LAURENCE.—Ces violents transports ont une fin violente au milieu de leur triomphe, comme la poudre et le feu, que le même instant voit s'unir et s'épuiser. Le miel le plus doux rassasie par sa délicieuse saveur, et dans les plaisirs du goût s'éteint l'appétit. Aimez donc avec modération; ainsi font les longues amours: qui va trop vite arrive aussi tard que qui va trop lentement. (Entre Juliette.)—Voici la dame. Oh! un pied si léger n'usera jamais ces pierres inaltérables. Un amant monterait à cheval sur ces fils qui l'été flottent dans le vague de l'air, qu'il ne tomberait point à terre, tant sont légères les vanités de ce monde.

JULIETTE.—Je souhaite le bonjour à mon vénérable confesseur.

FRÈRE LAURENCE.—Roméo, ma fille, te remerciera pour nous deux.

JULIETTE.—Je lui en souhaite autant à lui-même, sans quoi ses remerciements seraient un prix trop élevé.

ROMÉO.—Ah! Juliette, si la mesure de ta joie est comblée comme la mienne, et que tu aies plus de talent pour la peindre, parfume de ton haleine l'air qui nous environne, et que la brillante harmonie de ta voix déploie les images du bonheur que nous recevons l'un de l'autre en une si chère entrevue.

JULIETTE.—Il est des pensées qui sont plus riches de fond que de paroles, et qui se sentent de leur trésor et non de leur parure. Ils sont dans la misère ceux qui peuvent calculer ce qu'ils possèdent. Mais tel est l'excès de fortune où s'est élevé mon sincère amour, que je ne saurais compter seulement jusqu'à moitié la valeur de mes richesses.

FRÈRE LAURENCE.—Allons, allons, venez avec moi, et nous aurons bientôt fait; car, avec votre permission, vous ne resterez pas seuls jusqu'à ce que la sainte Église ait fait de vous deux une seule chair.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




ACTE TROISIÈME



SCÈNE I

Un lieu public.

Entrent BENVOLIO, MERCUTIO, UN PAGE et des VALETS.


BENVOLIO.—Je t'en prie, cher Mercutio, retirons-nous. Le jour est brûlant, les Capulet sont dehors, si nous venons à les rencontrer, jamais nous n'éviterons une querelle, car dans ces chaleurs où nous sommes le sang bouillonne avec furie50.

Note 50: (retour)

In the warm time the people for the most part be more unruly.

P. Smith, Commonwealth of England.

MERCUTIO.—Tu ressembles à ces hommes qui, en entrant dans une taverne, vous campent leur épée sur la table en disant: «Dieu me fasse la grâce de n'avoir pas besoin de toi,» et qui n'ont pas plutôt senti l'effet du second verre de vin qu'ils la tirent contre le cabaretier, lorsqu'il n'y en a réellement aucun besoin.

BENVOLIO.—Moi! je ressemble à ces gens-là?

MERCUTIO.—Allons, allons, tu es dans ton espèce un gaillard aussi bouillant que personne en Italie, aussi prompt à t'emporter et aussi emporté dans ta promptitude.

BENVOLIO.—Et à quoi revient ceci?

MERCUTIO.—C'est que, s'il y en avait deux comme toi, bientôt nous ne les aurions plus, car ils se tueraient l'un l'autre. Toi, tu te prendrais de querelle avec un homme pour un poil de plus ou de moins à la barbe; tu te prendrais de querelle avec un homme parce qu'il casserait des noisettes, sans autre raison, si ce n'est que tu as les yeux couleur de noisette. Quel autre oeil qu'un oeil ainsi fait pourrait découvrir un pareil sujet de querelle? Ta tête est pleine de querelles, comme l'oeuf est plein de nourriture; cependant elle a été rendue, à force de querelles et de coups, aussi vide qu'un oeuf éclos. N'as-tu pas cherché dispute à un homme sur ce qu'il toussait dans la rue, parce que cela éveillait ton chien qui dormait au soleil; à un tailleur, parce qu'il portait son habit neuf avant les fêtes de Pâques; à un autre encore, parce qu'un vieux ruban nouait ses souliers neufs? Et tu veux me faire la leçon pour m'empêcher de quereller?

BENVOLIO.—Si j'étais aussi querelleur que toi, le premier que je rencontrerais pourrait acheter le revenu de toute ma vie pour le prix d'une heure et quart.

MERCUTIO.—De toute ta vie, imbécile51!

Note 51: (retour)

The fee simple of my life! BENV.
The fee simple; oh! simple, MERCUT.

Ce jeu de mots de Mercutio a été impossible à rendre.

(Entrent Tybalt et plusieurs autres.)

BENVOLIO.—Par mon chef, voici venir les Capulet.

MERCUTIO.—Par mon talon, je m'en moque.

TYBALT.—Tenez-vous près de moi, je veux leur parler.—Cavaliers, bonsoir; un mot avec un de vous.

MERCUTIO.—Rien qu'un seul mot avec un de nous? Accouplez quelque chose avec, que cela fasse un mot et un coup.

TYBALT.—Vous m'y trouverez assez disposé, mon gentilhomme, pour peu que vous m'en donniez l'occasion.

MERCUTIO.—Ne pouvez-vous prendre l'occasion sans qu'on vous la donne?

TYBALT.—Mercutio, tu es de concert avec Roméo.

MERCUTIO.—De concert? Comment! nous prend-il pour des ménétriers, c'est que si nous étions des ménétriers, faites attention que vous ne nous trouveriez pas d'accord avec vous. Voilà mon archet, voilà qui vous fera danser. Corbleu, de concert!

BENVOLIO.—Nous parlons ici dans un lieu fréquenté de tout le monde: ou retirons-nous en quelque lieu écarté, ou raisonnez tranquillement sur vos griefs, ou bien allons-nous-en; tous les yeux se fixent sur nous.

MERCUTIO.—Les hommes ont des yeux pour regarder. Qu'ils nous regardent, si cela leur plaît; pour moi, je ne bouge pas d'ici pour faire plaisir à qui que ce soit.

(Entre Roméo.)

TYBALT.—Eh bien! la paix soit avec vous, cavalier. J'aperçois mon homme.

MERCUTIO.—Que je sois pendu pourtant, mon gentilhomme, s'il porte votre livrée. Par ma foi, vous pouvez marcher devant sur le pré, il vous y suivra; et dans ce sens votre seigneurie peut dire qu'elle a trouvé son homme.

TYBALT.—Roméo, la haine que je te porte ne me permet pas un mot plus doux: tu es un traître.

ROMÉO.—Tybalt, les raisons que j'ai de t'aimer me font pardonner à la fureur qu'annonce un pareil salut. Je ne suis point un traître: ainsi donc, adieu, je vois que tu ne me connais pas.

TYBALT.—Jeune homme, cela ne répare point les outrages que tu m'as faits: ainsi reviens et mets l'épée à la main.

ROMÉO.—Je proteste que je ne t'ai jamais offensé, et que je t'aime plus que tu ne saurais le penser jusqu'à ce que tu connaisses les motifs de mon affection. Ainsi, brave Capulet, dont le nom m'est aussi cher que le mien, accepte cette satisfaction.

MERCUTIO.—Oh! lâche sang-froid! déshonorante soumission!—A la stoccata, pour effacer cela. Tybalt, le preneur de rats, voulez-vous faire un tour avec moi?

TYBALT.—Que veux-tu de moi?

MERCUTIO.—Bon roi des chats, rien du tout qu'une de vos neuf vies, afin d'en faire ce qu'il me plaira; et ensuite, selon que vous en userez à mon égard, je pourrai bien battre à plat les huit autres. Veuillez donc prendre votre épée par les oreilles pour la faire sortir de son étui, et dépêchez-vous; ou bien, avant qu'elle soit dehors, la mienne sera sur vos oreilles.

TYBALT, tirant l'épée.—Je suis à vous.

ROMÉO.—Cher Mercutio, remets ton épée.

MERCUTIO.—Allons, mon gentilhomme, votre passade.

(Il se battent.)

ROMÉO.—Tire ton épée, Benvolio, désarmons-les.—Gentilshommes, c'est une honte: ne tombez pas dans une pareille désobéissance.—Tybalt, Mercutio, le prince a expressément défendu toute querelle dans les rues de Vérone.—Tybalt, arrêtez.—Cher Mercutio.....

(Sortent Tybalt et ses partisans.)

MERCUTIO.—Je suis blessé! Malédiction sur les deux maisons! me voilà expédié!—Est-ce qu'il est parti, et sans rien avoir?

BENVOLIO.—Quoi, tu es blessé?

MERCUTIO.—Oui, oui, une égratignure: par ma foi, c'est assez. Où est mon page?—Drôle, va chercher un chirurgien.

(Le page sort.)

ROMÉO.—Prends ton courage, ami, ta blessure ne peut être grave.

MERCUTIO.—Non, elle n'est pas aussi profonde qu'un puits, ni aussi large que la porte d'une église; mais c'en est assez, elle suffira. Venez me voir demain matin, et vous me trouverez tombé52 dans le sérieux. Je suis poivré, j'en réponds, du moins pour ce monde-ci. Malédiction sur vos deux maisons! Corbleu! un chien, un rat, une souris, un chat, égratigner un homme à mort! un bravache, un faquin, un traître, qui ne combat que par règles d'arithmétique! pourquoi diable êtes-vous venu vous jeter entre nous deux? J'ai reçu le coup par-dessous votre bras.

Note 52: (retour)

A grave man, un homme grave et un homme bon pour le tombeau.

ROMÉO.—Je faisais pour le mieux.

MERCUTIO.—Aidez-moi, Benvolio, à entrer dans quelque maison voisine, ou bien je vais m'évanouir. Malédiction sur vos deux maisons! elles ont fait de moi une pâture à vers. Oh! j'ai la botte et bien à fond. Ah! vos deux maisons!

(Mercutio et Benvolio sortent.)

ROMÉO.—C'est pour moi que ce gentilhomme, le proche parent du prince, mon intime ami, a reçu cette blessure mortelle: ma réputation est entachée par l'affront que m'a fait Tybalt; Tybalt, mon parent depuis une heure! O chère Juliette! ta beauté a fait de moi un homme efféminé, elle a amolli la trempe vigoureuse de mon courage.

(Entre Benvolio.)

BENVOLIO.—O Roméo, Roméo! le brave Mercutio est mort: cette âme généreuse, dédaignant trop tôt la terre, s'est élevée vers les nuages.

ROMÉO.—Les noires destinées de ce jour vont s'étendre sur des jours nombreux: celui-ci commence seulement les malheurs, d'autres les finiront.

(Rentre Tybalt.)

BENVOLIO.—Voici le furieux Tybalt qui revient.

ROMÉO.—Vivant, triomphant, et Mercutio est tué! Retourne dans les cieux, prudente douceur, et toi, fureur à l'oeil enflammé, sois maintenant mon guide.—A présent, Tybalt, reprends pour toi ce nom de traître que tu me donnais tout à l'heure: l'âme de Mercutio, arrêtée à peu de distance au-dessus de nos têtes, attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou tous les deux, nous allions le rejoindre.

TYBALT.—C'est toi, qui étais ici-bas de son parti, misérable enfant, qui dois l'aller trouver.

ROMÉO.—Voici qui en décidera.

(Ils se battent. Tybalt tombe.)

BENVOLIO.—Fuis, Roméo; va-t'en: les citoyens sont en alarme, et Tybalt est tué. Ne reste point ainsi dans la stupeur. Le prince va te condamner à mort si tu es pris. Fuis, sauve-toi, va-t'en.

ROMÉO.—Oh! je suis le jouet de la fortune53.

Note 53: (retour)

I am fortune's fool.

BENVOLIO.—Pourquoi es-tu encore ici?

(Roméo sort.)

(Entrent des citoyens, etc.)

UN CITOYEN.—Par quelle rue s'est-il enfui, celui qui a tué Mercutio? Tybalt, cet assassin, par où s'est-il sauvé?

BENVOLIO.—Le voilà étendu là, ce Tybalt.

LE CITOYEN.—Levez-vous, seigneur, suivez-moi, je vous somme au nom du prince; obéissez.

(Entrent le prince et sa suite, Montaigu, Capulet, leurs femmes et autres personnages.)

LE PRINCE.—Où sont les vils auteurs de ce tumulte?

BENVOLIO.—Noble prince, je puis raconter toutes les malheureuses circonstances de cette fatale querelle. Voilà celui que le jeune Roméo a tué, et qui avait tué ton parent le brave Mercutio.

LA SIGNORA CAPULET.—Tybalt! mon neveu! ô fils de mon frère! Cruelle vue! hélas! le sang de mon cher neveu tout répandu!—Prince, si tu es juste, pour notre sang, le sang des Montaigu doit être versé.—Mon neveu, mon neveu!

LE PRINCE.—Benvolio, qui a commencé cette rixe sanglante?

BENVOLIO.—Tybalt, que vous voyez ici tué de la main de Roméo. Roméo lui a parlé raisonnablement; il l'a prié de considérer combien la querelle était légère; il lui a représenté en outre quel serait votre courroux. Tout cela dit d'un ton plein de douceur, d'un regard tranquille, et même dans l'humble attitude d'un suppliant, n'a pu faire trêve à la violence désordonnée de Tybalt, qui, sourd aux paroles de paix, tourne la pointe de son épée contre le sein du brave Mercutio: celui-ci, tout aussi bouillant que lui, engage le fer homicide contre le fer, et, avec un dédain martial, d'une main écarte la froide mort, et de l'autre la renvoie à Tybalt, qui par son adresse la repousse vers lui. Roméo crie de toutes ses forces: «Arrêtez, amis; séparez-vous;» et d'un bras plus prompt que sa parole, il abaisse leurs pointes meurtrières et se précipite entre eux deux: mais un coup cruel de Tybalt se fait jour par-dessous le bras de Roméo, et atteint aux sources de la vie l'intrépide Mercutio. Alors Tybalt se sauve; mais quelques moments après il revient vers Roméo, chez qui venait de naître le désir de la vengeance: tous deux y courent comme la foudre; car avant que j'eusse eu le temps de tirer mon épée pour les séparer, le courageux Tybalt était tué. Roméo l'ayant vu tomber a pris la fuite. Voilà la vérité, ou Benvolio consent à mourir.

LA SIGNORA CAPULET.—Il est parent des Montaigu; l'affection le rend imposteur: il ne dit pas la vérité. Près de vingt d'entre eux ont combattu dans cette odieuse rencontre, et les vingt ensemble n'ont pu tuer qu'un seul homme. Je demande justice; et toi, prince, tu nous la dois: Roméo a tué Tybalt; Roméo ne doit plus vivre.

LE PRINCE.—Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio: qui de vous payera le prix d'un sang si cher?

LA SIGNORA MONTAIGU.—Ce n'est pas Roméo, prince; il était l'ami de Mercutio: sa faute a seulement terminé la vie de Tybalt, comme l'aurait fait la loi.

LE PRINCE.—Et pour cette offense, nous l'exilons sur l'heure. Je suis intéressé dans l'effet de vos haines: mon sang coule ici pour vos querelles féroces; mais je saurai vous imposer une si forte amende que je vous ferai tous repentir de mes pertes. Je serai sourd à toute défense et à toute excuse; ni larmes ni prières ne pourront racheter de pareils délits: ne songez donc point à en faire usage. Que Roméo quitte ces lieux en toute hâte, ou l'heure qui l'y verra surprendre sera la dernière de sa vie. (A sa suite.)—Emportez ce corps, et attendez mes ordres: la clémence devient meurtrière quand elle pardonne à l'homicide.

(Ils sortent.)



SCÈNE II

Un appartement dans la maison de Capulet.

Entre JULIETTE.


JULIETTE.—Qu'un galop rapide, coursiers aux pieds brûlants, vous emporte vers le palais du Soleil: de son fouet, un conducteur tel que Phaéton vous aurait précipités vers le couchant et aurait ramené la sombre Nuit. Étends ton épais rideau. Nuit qui couronne l'amour; ferme les yeux errants, et que Roméo puisse voler dans mes bras sans qu'on le dise et sans qu'on le voie. La lumière de leurs mutuelles beautés suffit aux amants pour accomplir leurs amoureux mystères; ou si l'Amour est aveugle, il ne s'en accorde que mieux avec la Nuit. Viens, Nuit obligeante, matrone aux vêtements modestes, tout en noir, apprends-moi à perdre au jeu de qui perd gagne, où l'enjeu est deux virginités sans tache; couvre de ton obscur manteau mes joues où se révolte mon sang effarouché, jusqu'à ce que mon craintif amour, devenu plus hardi dans l'épreuve d'un amour fidèle, n'y voie plus qu'un chaste devoir.—Viens, ô Nuit; viens, Roméo; viens, toi qui es le jour au milieu de la nuit; car sur les ailes de la nuit tu arriveras plus éclatant que n'est sur les plumes du corbeau la neige nouvellement tombée. Viens, douce nuit; viens, nuit amoureuse, le front couvert de ténèbres: donne-moi mon Roméo; et quand il aura cessé de vivre, reprends-le, et, partage-le en petites étoiles, il rendra la face des cieux si belle, que le monde deviendra amoureux de la nuit et renoncera au culte du soleil indiscret. Oh! j'ai acheté une demeure d'amour, mais je n'en suis pas encore en possession, et celui qui m'a acquise n'est pas encore en jouissance. Ce jour est aussi ennuyeux que la veille d'une fête pour l'enfant qui a une robe neuve et qui ne peut encore la mettre.—Oh! voilà ma nourrice. (Entre la nourrice avec une échelle de cordes.) Elle m'apporte des nouvelles, et la bouche qui prononce seulement le nom de Roméo devient l'organe d'une éloquence céleste.—Eh bien! nourrice, quelles nouvelles? Qu'as-tu là? l'échelle que Roméo t'a dit d'apporter?

LA NOURRICE.—Oui, oui, l'échelle.

(Elle la jette à terre.)

JULIETTE.—Ah ciel! quelles nouvelles? Pourquoi tordre ainsi tes mains?

LA NOURRICE.—O jour de malheur! il est mort, il est mort, il est mort! Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues. O malheureux jour! il n'est plus, il est tué, il est mort!

JULIETTE.—Le ciel a-t-il pu être si cruel?

LA NOURRICE.—Ce n'est pas le ciel, non; c'est Roméo. O Roméo! ô Roméo! qui l'aurait jamais pensé? Roméo!....

JULIETTE.—Quel démon es-tu, pour me tourmenter ainsi? L'horrible enfer devrait seul retentir des hurlements d'un pareil supplice. Roméo s'est-il tué lui-même? Dis seulement oui, et ce simple monosyllabe oui renfermera plus de poison que l'oeil empoisonné du basilic. L'existence de ce oui54 terminera la mienne; ou ferme ces yeux qui me répondent oui, ou s'il est mort dis oui, et s'il ne l'est pas dis non: qu'un mot bien court décide de mon bonheur ou de mon malheur.

Note 54: (retour)

Juliette joue sur le mot I, qui signifiait alors également moi et oui, I pour yes.

LA NOURRICE.—J'ai vu la blessure, je l'ai vue de mes yeux, Dieu me pardonne! là, sur sa mâle poitrine. Un pauvre cadavre, un pauvre cadavre tout sanglant, pâle, pâle comme les cendres, tout souillé de sang, d'un sang tout noir. A cette vue je me suis évanouie.

JULIETTE.—Oh! manque, mon coeur! Pauvre banqueroutier, manque pour toujours55; emprisonnez-vous, mes yeux; ne jetez plus un seul regard sur la liberté. Terre vile, rends-toi à la terre; que tout mouvement s'arrête, et qu'une même bière presse de son poids et Roméo et toi.

Note 55: (retour)

O break my heart, poor bankrupt, break at once; break signifie se briser et faire banqueroute.

LA NOURRICE.—O Tybalt, Tybalt! le meilleur ami que j'eusse! O aimable Tybalt, honnête cavalier, faut-il que j'aie vécu pour te voir mort!

JULIETTE.—Quelle est donc cette tempête qui souffle ainsi dans les deux sens contraires? Roméo est-il tué, et Tybalt est-il mort? Mon cousin chéri et mon époux plus cher encore? Que la terrible trompette sonne donc le jugement universel. Qui donc est encore en vie, si ces deux-là sont morts?

LA NOURRICE.—Tybalt est mort, et Roméo est banni: Roméo, qui l'a tué, est banni.

JULIETTE.—O Dieu! la main de Roméo a-t-elle versé le sang de Tybalt?

LA NOURRICE.—Il l'a fait, il l'a fait! O jour de malheur! il l'a fait!

JULIETTE.—O coeur de serpent caché sous un visage semblable à une fleur! jamais dragon a-t-il choisi un si charmant repaire? Beau tyran, angélique démon, corbeau couvert des plumes d'une colombe, agneau transporté de la rage du loup, méprisable substance de la plus divine apparence, toi, justement le contraire de ce que tu paraissais à juste titre, damnable saint, traître plein d'honneur! O nature, qu'allais-tu donc chercher en enfer, lorsque de ce corps charmant, paradis sur la terre, tu fis le berceau de l'âme d'un démon? Jamais livre contenant une aussi infâme histoire porta-t-il une si belle couverture? et se peut-il que la trahison habite un si brillant palais?

LA NOURRICE.—Il n'y a plus ni sincérité, ni foi, ni honneur dans les hommes; tous sont parjures, corrompus, hypocrites. Ah! où est mon valet? Donnez-moi un peu d'aqua vitæ..... Tous ces chagrins, tous ces maux, toutes ces peines me vieillissent. Honte soit à Roméo!

JULIETTE.—Maudite soit ta langue pour un pareil souhait! Il n'est pas né pour la honte: la honte rougirait de s'asseoir sur son front; c'est un trône où on peut couronner l'honneur, unique souverain de la terre entière. Oh! quelle brutalité me l'a fait maltraiter ainsi?

LA NOURRICE.—Quoi! vous direz du bien de celui qui a tué votre cousin?

JULIETTE.—Eh! dirai-je du mal de celui qui est mon mari? Ah! mon pauvre époux, quelle langue soignera ton nom, lorsque moi, ta femme depuis trois heures, je l'ai ainsi déchiré? Mais pourquoi, traître, as-tu tué mon cousin? Ah! ce traître de cousin a voulu tuer mon époux.—Rentrez, larmes insensées, rentrez dans votre source; c'est au malheur qu'appartient ce tribut que par méprise vous offrez à la joie. Mon époux vit, lui que Tybalt aurait voulu tuer; et Tybalt est mort, lui qui aurait voulu tuer mon époux. Tout ceci est consolant, pourquoi donc pleuré-je? Ah! c'est qu'il y a là un mot, plus fatal que la mort de Tybalt, qui m'a assassinée.—Je voudrais bien l'oublier; mais, ô ciel! il pèse sur ma mémoire comme une offense digne de la damnation sur l'âme du pécheur. Tybalt est mort, et Roméo est..... banni! Ce banni, ce seul mot banni, a tué pour moi dix mille Tybalt. La mort de Tybalt était un assez grand malheur, tout eût-il fini là; ou si les cruelles douleurs se plaisent à marcher ensemble, et qu'il faille nécessairement que d'autres peines les accompagnent, pourquoi, après m'avoir dit: «Tybalt est mort,» n'a-t-elle pas continué: «ton père aussi, ou ta mère, ou tous les deux?» cela eût excité en moi les douleurs ordinaires56. Mais par cette arrière-garde qui a suivi la mort de Tybalt, Roméo est banni; par ce seul mot, père, mère, Tybalt, Roméo, Juliette, tous sont assassinés, tous morts. Roméo banni! Il n'y a ni fin, ni terme, ni borne, ni mesure dans la mort qu'apporte avec lui ce mot, aucune parole ne peut sonder ce malheur.—Mon père, ma mère, où sont-ils, nourrice?

Note 56: (retour)

Modern lamentation (douleurs d'usage).

LA NOURRICE.—Pleurants et gémissants sur le corps de Tybalt. Voulez-vous aller les trouver? Je vais vous y conduire.

JULIETTE.—Ils lavent donc ses blessures de leurs larmes! Quand elles se sécheront, les miennes seront finies par le bannissement de Roméo.—Remporte ces cordes.—Pauvre échelle, te voilà trompée comme moi, car Roméo est exilé. Il t'avait faite pour lui servir de route vers mon lit; et moi, fille encore, je meurs fille et veuve.—Viens, échelle; viens, nourrice; je vais à mon lit nuptial: c'est à la mort, et non à Roméo qu'appartient ma virginité.

LA NOURRICE.—Hâtez-vous de vous rendre à votre chambre: je trouverai Roméo pour vous consoler; je sais bien où il est. Écoutez-moi, votre Roméo sera ici ce soir; je vais le trouver; il est caché dans la cellule du frère Laurence.

JULIETTE.—Oh! trouve-le. Donne cet anneau à mon fidèle chevalier, et dis-lui de venir recevoir mon dernier adieu.

(Elles sortent.)



SCÈNE III

La cellule du frère Laurence.

Entrent FRÈRE LAURENCE et ROMÉO.


FRÈRE LAURENCE.—Roméo, sors de ta retraite: viens ici, homme craintif; l'affliction s'est éprise de tes mérites, et la calamité t'a épousé.

ROMÉO.—Mon père, quelles nouvelles? quel est l'arrêt du prince? quelle infortune encore inconnue demande à s'attacher à moi?

FRÈRE LAURENCE.—Mon cher fils n'est que trop accoutumé à cette cruelle société. Je t'apporte la nouvelle de l'arrêt du prince.

ROMÉO.—Eh bien! le jugement du prince est-il plus doux que le jour du jugement?

FRÈRE LAURENCE.—Un arrêt moins rigoureux s'est échappé de sa bouche: ce n'est pas la mort de ton corps, mais son bannissement.

ROMÉO.—Ah! le bannissement! aie pitié de moi; dis la mort. L'aspect de l'exil porte avec lui plus de terreur, beaucoup plus que la mort. Ah! ne me dis pas que c'est le bannissement.

FRÈRE LAURENCE.—Tu es banni de Vérone. Prends patience; le monde est grand et vaste.

ROMÉO.—Le monde n'existe pas hors des murs de Vérone; ce n'est plus qu'un purgatoire, une torture, un véritable enfer. Banni de ce lieu, je le suis du monde, c'est la mort. Oui, le bannissement, c'est la mort sous un faux nom; et ainsi, en nommant la mort un bannissement, tu me tranches la tête avec une hache d'or, et souris au coup qui m'assassine.

FRÈRE LAURENCE.—O mortel péché! ô farouche ingratitude! Pour ta faute, notre loi demandait la mort; mais le prince indulgent, prenant ta défense, a repoussé de côté la loi, et a changé ce mot funeste de mort en celui de bannissement: c'est une rare clémence, et tu ne veux pas la reconnaître.

ROMÉO.—C'est un supplice et non une grâce. Le ciel est ici, où vit Juliette: les chats, les chiens, la moindre petite souris, tout ce qu'il y a de plus misérable vivra ici dans le ciel, pourra la voir; et Roméo ne le peut plus! La mouche qui vit de charogne jouira d'une condition plus digne d'envie, plus honorable, plus relevée que Roméo; elle pourra s'ébattre sur les blanches merveilles de la chère main de Juliette, et dérober le bonheur des immortels sur ces lèvres où la pure et virginale modestie entretient une perpétuelle rougeur, comme si les baisers qu'elles se donnent étaient pour elles un péché; mais Roméo ne le peut pas, il est banni! Ce que l'insecte peut librement voler, il faut que je vole pour le fuir; il est libre et je suis banni57; et tu me diras encore que l'exil n'est pas la mort!... N'as-tu pas quelque poison tout préparé, quelque poignard affilé, quelque moyen de mort soudaine, fût-ce la plus ignoble? Mais banni! me tuer ainsi! banni! O moine, quand ce mot se prononce en enfer, les hurlements l'accompagnent.—Comment as-tu le coeur, toi un prêtre, un saint confesseur, toi qui absous les fautes, toi mon ami déclaré, de me mettre en pièces par ce mot bannissement?

Note 57: (retour)

They may do this, when I am from this must fly

They are free men, but I am banished.

Le jeu de mots du premier de ces deux vers est entre fly (mouche) et fly (fuir); celui du second entre free-men (hommes libres) et freaming (bourdonnant), qui se prononcent à peu près de même, a été impossible à rendre.

FRÈRE LAURENCE.—Amant insensé, écoute seulement une parole.

ROMÉO.—Oh! tu vas me parler encore de bannissement.

FRÈRE LAURENCE.—Je veux te donner une arme pour te défendre de ce mot: c'est la philosophie, ce doux baume de l'adversité; elle te consolera, quoique tu sois exilé.

ROMÉO.—Encore l'exil! Que la philosophie aille se faire pendre: à moins que la philosophie n'ait le pouvoir de créer une Juliette, de déplacer une ville, ou de changer l'arrêt d'un prince, elle n'est bonne à rien, elle n'a nulle vertu; ne m'en parle plus.

FRÈRE LAURENCE.—Oh! je vois maintenant que les insensés n'ont point d'oreilles.

ROMÉO.—Comment en auraient-ils, lorsque les hommes sages n'ont pas d'yeux?

FRÈRE LAURENCE.—Laisse-moi discuter avec toi ta situation.

ROMÉO.—Tu ne peux parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais aussi jeune que moi, amant de Juliette, marié seulement depuis une heure, meurtrier de Tybalt, éperdu d'amour comme moi, et comme moi banni, alors tu pourrais parler; alors tu pourrais t'arracher les cheveux et te jeter sur la terre comme je fais, pour prendre la mesure d'un tombeau qui n'est pas encore ouvert.

FRÈRE LAURENCE.—Lève-toi, on frappe; bon Roméo, cache-toi.

(On frappe derrière le théâtre.)

ROMÉO.—Me cacher? Non, à moins que la vapeur des gémissements de mon coeur malade, m'enveloppant comme un brouillard, ne me dérobe aux yeux qui me cherchent. (On frappe.)

FRÈRE LAURENCE.—Écoute comme ils frappent.—Qui est là?—Roméo, lève-toi; tu seras pris.—Attendez un instant.—Lève-toi, fuis dans mon cabinet.—(On frappe.) Dans un moment.—Volonté de Dieu! quelle obstination est la tienne?—J'y vais, j'y vais.—(On frappe.) Qui frappe si fort? D'où venez-vous? que demandez-vous?

LA NOURRICE, en dehors.—Laissez-moi entrer, et vous apprendrez mon message. Je viens de la part de la signora Juliette.

FRÈRE LAURENCE.—En ce cas, soyez la bienvenue.

(Entre la nourrice.)

LA NOURRICE.—O saint frère, oh! dites-moi, saint frère, où est l'époux de ma maîtresse? où est Roméo?

FRÈRE LAURENCE.—Le voilà étendu sur la terre, ivre de ses propres larmes.

LA NOURRICE.—Oh! il est dans le même état que ma maîtresse, juste dans le même état.

FRÈRE LAURENCE.—O funeste sympathie, déplorable situation!

LA NOURRICE.—Voilà comme elle est étendue, pleurant et sanglotant, sanglotant et pleurant.—Levez-vous, levez-vous, levez-vous, si vous êtes un homme. Pour l'amour de Juliette, pour l'amour d'elle, levez-vous et soutenez-vous. Comment pouvez-vous être tombé si bas?

ROMÉO.—O nourrice!

LA NOURRICE.—Ah! seigneur, seigneur!—Eh bien! la mort est la fin de tous.

ROMÉO.—Parles-tu de Juliette? En quel état est-elle? Ne me regarde-t-elle pas comme un assassin de profession, depuis que j'ai souillé l'enfance de notre bonheur d'un sang qui tient de si près au sien? Où est-elle? comment est-elle? que dit ma secrète épouse du lien qui a scellé nos amours58?

Note 58: (retour)

What say

My conceal'd lady to our cancell'd love?

LA NOURRICE.—Ah! elle ne dit rien, seigneur; mais elle pleure, et puis elle pleure: tantôt elle tombe sur son lit, tantôt elle se relève en sursaut et elle appelle Tybalt, et puis elle appelle en criant Roméo; et puis elle retombe.

ROMÉO.—Comme si ce nom, parti d'une arme meurtrière, la tuait, comme la main maudite de celui qui le porte a tué son parent.—Dis-moi, frère, dis-moi en quelle vile partie de mon corps habite ce nom; dis-le moi, pour que j'en ravage l'odieuse demeure.

(Il tire son épée.)

FRÈRE LAURENCE.—Arrête ta main désespérée. Es-tu un homme? Ta figure crie que tu en es un; mais tes pleurs sont d'une femme, et tes actions désordonnées indiquent la fureur d'une bête privée de raison. Femme dépourvue de grâces, homme seulement en apparence, n'es-tu donc sous la ressemblance de tous les deux qu'un animal difforme? Tu m'as confondu. Par mon saint ordre, j'avais cru ton âme mieux trempée. Après avoir tué Tybalt, veux-tu te tuer toi-même, et, par le coup d'une damnable haine contre toi-même, tuer aussi ton épouse qui ne vit qu'en toi? Pourquoi t'emporter ainsi contre ta naissance, le ciel et la terre? Ta naissance, le ciel et la terre se sont réunis pour avoir part à ton existence, et tu veux tout perdre à la fois! Fi donc! fi donc! tu déshonores ta personne, ton amour, ton intelligence; toi qui, riche de ces dons précieux, comme l'avare, n'en emploies aucun à son véritable usage, seul capable de donner du lustre à ta personne, à ton intelligence, à ton amour. Ta noble figure devient un simulacre de cire dépouillé de ce qui fait la valeur d'un homme: tes serments du plus tendre amour ne sont qu'un noir parjure, lorsque tu détruis cet amour que tu avais fait voeu de chérir: ton intelligence, cet ornement de ta personne et de ton amour, trompée elle-même dans la règle qu'elle doit leur prescrire à tous deux, de même que la poudre dans le carnier d'un soldat maladroit, prend feu par ton impéritie et te met en pièces par les moyens destinés à ta défense.—Allons, homme, relève-toi, ta Juliette est vivante, ta Juliette pour l'amour de qui tu étais mort, il n'y a qu'un moment. Tu es heureux par là, Tybalt voulait te tuer, et c'est toi qui as tué Tybalt; là encore tu es heureux. La loi, qui te menaçait de la mort, devenue ton amie, n'a prononcé que l'exil; en cela tu es heureux; un amas de bénédictions est descendu sur ta tête; le bonheur s'empresse autour de toi dans ses plus doux atours; et toi, comme une jeune fille obstinée et perverse, tu boudes avec humeur ta fortune et ton amour. Prends-y garde, prends-y garde; c'est ainsi qu'on meurt misérable. Allons, va rejoindre ton amante, comme il a été convenu; monte dans sa chambre; pars et va la consoler. Mais souviens-toi de la quitter avant que la garde soit placée; car alors tu ne pourrais plus arriver à Mantoue, où tu dois rester jusqu'à ce que nous puissions trouver l'occasion d'annoncer votre mariage, de réconcilier vos parents, d'obtenir ta grâce du prince, et de te rappeler, cinq cent mille fois plus transporté de bonheur que tu n'as répandu de lamentations en partant.—Va devant, nourrice; parle de moi à ta maîtresse; dis-lui de hâter dans toute la maison le moment de se mettre au lit: le chagrin dont ils sont accablés doit les y disposer. Roméo va venir.

LA NOURRICE.—O Seigneur mon Dieu, je resterais ici toute la nuit pour entendre ces bons avis. Oh! ce que c'est que la science!—Mon cher maître, je vais annoncer à ma maîtresse que vous allez venir.

ROMÉO.—Va, et dis à ma douce amie de se préparer à me gronder.

LA NOURRICE.—Voici, seigneur, un anneau qu'elle m'a chargé de vous donner. Hâtez-vous, ne perdez pas de temps, car il se fait déjà bien tard.

(Elle sort.)

ROMÉO.—Comme ce don a ranimé mon courage!

FRÈRE LAURENCE.—Partez, bonne nuit. Toute votre destinée dépend de ceci: ou sortez de la ville avant que la garde soit postée, ou au point du jour sortez déguisé. Restez à Mantoue; je trouverai votre domestique; de temps en temps, il vous instruira de tout ce qu'il arrivera de favorable pour vous ici. Donne-moi ta main; il est tard; adieu, bonne nuit.

ROMÉO.—Si je n'étais appelé par une joie au-dessus de toutes les joies, ce serait un chagrin de me séparer de toi si brusquement. Adieu!

(Ils sortent.)



SCÈNE IV

La maison de Capulet.

CAPULET, LA SIGNORA CAPULET, PARIS.


CAPULET.—Il est arrivé, seigneur, des choses si malheureuses, que nous n'avons pas eu le temps de disposer notre fille. Voyez-vous, elle aimait chèrement son cousin Tybalt, et moi je l'aimais bien aussi. Enfin, nous sommes nés pour mourir.—Il est très-tard, elle ne descendra pas ce soir; et je vous réponds que, sans votre compagnie, il y a une heure que je serais au lit.

PARIS.—Ces moments amers ne sont pas des moments d'amour59.—Bonne nuit, madame; présentez mes hommages à votre fille.

Note 59: (retour)

Those times of woe afford no time to woo.

LA SIGNORA CAPULET.—Je n'y manquerai pas, et demain, dès le matin, je saurai sa pensée: pour ce soir, son accablement l'a forcée à se retirer.

CAPULET.—Moi, Pâris, je veux témérairement vous répondre de l'amour de ma fille. Je pense bien qu'à tous égards elle se laissera gouverner par moi; je dis plus, je n'en doute pas.—Ma femme, allez la trouver avant de vous mettre au lit, instruisez-la de l'amour de mon fils Pâris, et donnez-lui ordre, faites-y bien attention, pour mercredi prochain. Mais doucement: quel jour est-ce aujourd'hui?

PARIS.—Lundi, seigneur.

CAPULET.—Lundi? Ah ah! mercredi est trop tôt: ce sera donc pour jeudi. Dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte.—Serez-vous prêt? Cette précipitation est-elle de votre goût? Nous ne ferons pas grand embarras. Un ami ou deux; car, écoutez donc, le meurtre de Tybalt étant si récent, on pourrait trouver que pour un parent, nous en faisions bien peu de cas, si nous donnions de grands divertissements. Ainsi nous inviterons quelque demi-douzaine d'amis, et voilà tout.... Mais que dites-vous de jeudi?

PARIS.—Seigneur, je voudrais que jeudi vînt demain.

CAPULET.—Fort bien; allons, retirez-vous.—Ainsi, jeudi.—Vous, ma femme, voyez Juliette avant de vous mettre au lit; préparez-la au jour de ses noces.—Adieu, seigneur.... Holà! de la lumière dans ma chambre; marchez devant moi.... Il est si tard que bientôt l'on pourra dire qu'il est de bonne heure.—Bonne nuit.

(Ils sortent.)



SCÈNE V

La chambre de Juliette.

Entrent ROMÉO et JULIETTE.


JULIETTE.—Veux-tu donc déjà me quitter? le jour n'est pas encore prêt de paraître: c'est le rossignol, et non l'alouette, dont la voix a pénétré ton oreille inquiète; toute la nuit il chante là-bas sur ce grenadier. Crois-moi, cher amour, c'était le rossignol.

ROMÉO.—C'est l'alouette qui proclame le matin, et non pas le rossignol. Vois, ma bien-aimée, ces traits d'une lumière jalouse qui traversent les nuages entr'ouverts à l'orient: tous les flambeaux de la nuit sont consumés; et au sommet des montagnes couvertes de brouillards s'élève sur la pointe du pied le joyeux matin. Il me faut partir et vivre, ou rester et mourir.

JULIETTE.—Cette lumière n'est point la lumière du jour, je le sais bien, moi: c'est quelque météore qu'exhale le soleil pour te servir de flambeau cette nuit, et t'éclairer dans ta route vers Mantoue. Reste donc, il n'est pas encore nécessaire que tu t'en ailles.

ROMÉO.—Qu'on me surprenne ici, qu'on me mette à mort, je suis content si tu le veux ainsi. Je dirai que cette teinte grisâtre n'est pas l'oeil du matin, mais le pâle reflet du front de Cynthie, et que ce n'est pas l'alouette dont les accents vont frapper la voûte des cieux, si haut au-dessus de nos têtes. J'ai bien plus de penchant à rester que de volonté de partir.—Viens, Mort, et sois la bienvenue; Juliette le veut ainsi.—Que dis-tu, mon amour? causons, ce n'est pas le jour.

JULIETTE.—C'est le jour, c'est le jour: hâte-toi de partir, va-t'en. C'est l'alouette qui chante si faux, qui roule des sons si péniblement discordants, et d'une aigreur si désagréable. On prétend que l'alouette sait observer dans son chant de gracieuses séparations; cela n'est pas vrai, puisqu'elle nous sépare60. Quelques-uns disent que l'alouette a changé d'yeux avec le crapaud dégoûtant: oh! que je voudrais qu'ils eussent aussi changé de voix, puisque cette voix nous arrache des bras l'un de l'autre, et te chassent d'ici par ces sons qui appellent le jour. Oh! maintenant, va-t'en; le ciel s'éclaircit de plus en plus.

Note 60: (retour)

Some say the lark makes sweet division,

It is not so for she divideth us.

ROMÉO.—Le ciel s'éclaircit de plus en plus, et de plus en plus notre sort s'obscurcit.

(Entre la nourrice.)

LA NOURRICE.—Madame!

JULIETTE.—Qu'y a-t-il, nourrice?

LA NOURRICE.—Madame votre mère vient à votre chambre: le jour paraît; prenez garde; ayez l'oeil au guet.

(Elle sort.)

JULIETTE.—Eh bien! fenêtre, laisse entrer le jour et sortir ma vie.

ROMÉO.—Adieu, adieu! Un baiser, et je vais descendre.

(Roméo descend.)

JULIETTE.—Te voilà donc parti, mon amant, mon maître, mon ami! Il me faut de tes nouvelles à chaque jour de chacune de mes heures, car dans chaque minute il y aura pour moi plus d'un jour. Oh! qu'à ce compte je serai chargée d'années avant de revoir mon Roméo!

ROMÉO.—Adieu! je ne laisserai échapper aucune occasion de te faire passer, ô ma bien-aimée! l'expression de mes voeux.

JULIETTE.—Ah! crois-tu que nous nous revoyions jamais?

ROMÉO.—Je n'en doute point, et toutes tes peines serviront de sujet aux entretiens de nos jours à venir.

JULIETTE.—O Dieu! j'ai dans l'âme un funeste présage: il me semble que je te vois, maintenant que tu es descendu, comme un mort couché au fond d'un tombeau; ou ma vue se trouble, ou tu me parais pâle.

ROMÉO.—Je vous assure, mon cher amour, que vous paraissez de même à mes yeux.—Le chagrin dévorant dessèche notre sang. Adieu, adieu!

(Roméo sort.)

JULIETTE.—O Fortune, Fortune! les hommes te nomment inconstante. Si tu es inconstante, qu'as-tu à faire avec lui, qui est connu pour garder sa foi? Sois inconstante, ô Fortune! car alors j'espère que tu ne me le garderas pas longtemps, mais que tu le renverras bientôt.

LA SIGNORA CAPULET, derrière le théâtre.—Hé! ma fille! êtes-vous levée!

JULIETTE.—Qui m'appelle? Est-ce madame ma mère? Quoi! si tard n'est-elle pas couchée, ou bien est-elle levée si matin? Quelle cause extraordinaire l'amène ici?

LA SIGNORA CAPULET.—Eh bien! Juliette, comment cela va-t-il maintenant?

JULIETTE.—Madame, je ne suis pas bien.

LA SIGNORA CAPULET.—Toujours pleurant la mort de ton cousin? Eh quoi! tes larmes le laveront-elles de la poussière du tombeau? et quand tu y parviendrais, tu ne pourrais le faire revivre. Finis-en donc: une certaine douleur montre beaucoup d'affection; mais beaucoup de douleur montre toujours un défaut de jugement.

JULIETTE.—Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible.

LA SIGNORA CAPULET.—De cette manière, vous sentirez la perte, mais ne jouirez pas de l'ami que vous pleurez.

JULIETTE.—Sentant aussi vivement sa perte, je ne puis m'empêcher de le pleurer toujours.

LA SIGNORA CAPULET.—Je le vois bien, mon enfant, ce qui te fait pleurer, ce n'est pas tant sa mort que de savoir vivant le misérable qui l'a tué.

JULIETTE.—Quel misérable, madame?

LA SIGNORA CAPULET.—Le misérable Roméo.

JULIETTE.—Un misérable et lui sont à bien des lieues de distance. Que Dieu lui pardonne; moi, je lui pardonne de tout mon coeur; et cependant nul homme n'afflige mon coeur comme lui.

LA SIGNORA CAPULET.—Oui, vous souffrez de voir que ce perfide meurtrier respire.

JULIETTE.—Oui, madame, de ce qu'il respire hors de la portée de mes mains. Je voudrais être seule chargée de venger la mort de mon cousin.

LA SIGNORA CAPULET.—Nous en aurons vengeance, sois tranquille: ne pleure donc plus. J'enverrai à Mantoue, où est maintenant cet apostat de banni: il y a là quelqu'un qui lui donnera un breuvage si efficace, qu'il ira bientôt tenir compagnie à Tybalt; et alors j'espère que tu seras satisfaite.

JULIETTE.—En vérité, je ne serai jamais satisfaite de Roméo, que je ne le voie..... mort.—Mon pauvre coeur est si cruellement affligé pour mon cousin!—Madame, si vous pouviez seulement trouver un homme pour porter le poison, je le préparerais, et de manière à ce que Roméo, après l'avoir reçu, dormît bientôt en paix.—Oh! comme mon coeur abhorre de l'entendre nommer..... et de ne pouvoir aller le joindre..... et venger l'amitié que je portais à mon cousin Tybalt sur la personne de celui qui l'a tué!

LA SIGNORA CAPULET.—Trouve les moyens, et moi je trouverai l'homme.—Mais je vais, mon enfant, t'apprendre de joyeuses nouvelles.

JULIETTE.—La joie vient à propos dans un temps où nous en avons si grand besoin. De grâce, madame, quelles sont ces nouvelles?

LA SIGNORA CAPULET.—Oui, oui, tu as un père soigneux, mon enfant, un père qui, pour te tirer de ton accablement, t'a préparé tout de suite un heureux jour auquel tu ne t'attends pas, et dont je n'avais pas eu la pensée.

JULIETTE.—Madame, à la bonne heure: quel est ce jour?

LA SIGNORA CAPULET.—Vraiment, ma fille, jeudi prochain, de bon matin, un brillant, jeune et noble cavalier, le comte Pâris, dans l'église de Saint-Pierre, aura le bonheur de faire de toi une joyeuse épouse.

JULIETTE.—Ma foi! par l'église de Saint-Pierre, et par saint Pierre lui-même, il ne fera point de moi une joyeuse épouse. Je suis étonnée de cette précipitation, et qu'il me faille épouser avant que l'homme qui doit être mon mari vienne me faire sa cour. Je vous prie, madame, dites à mon seigneur et père que je ne veux pas me marier encore, et que quand je me marierai, je jure que j'épouserai Roméo, que vous savez que je hais, plutôt que Pâris.—Ce sont là des nouvelles, en vérité!

LA SIGNORA CAPULET.—Voilà votre père qui vient: faites-lui cette réponse vous-même, et voyez comment il la recevra de votre part.

(Entrent Capulet et la nourrice.)

CAPULET.—Lorsque le soleil est couché, l'humidité de l'air se répand en gouttes de rosée; mais pour le couchant du fils de mon frère, il pleut tout à fait.—Comment, une gouttière, jeune fille! Quoi, toujours en larmes! toujours des torrents! Tu fais à la fois de ta petite personne une barque, une mer, un ouragan; car je vois dans tes yeux, que je peux appeler la mer, un flux et reflux perpétuel de larmes; ton corps est la barque qui flotte dans ces ondes salées; les vents sont tes soupirs, qui font avec tes larmes un mutuel assaut de violence; en sorte que, s'il ne survient un calme soudain, ils feront chavirer ton corps battu de la tempête.—Où en sommes-nous, ma femme? Lui avez-vous annoncé ma résolution?

LA SIGNORA CAPULET.—Oui, seigneur, mais elle ne veut pas; elle vous remercie. Je voudrais que l'insensée fût mariée à son tombeau.

CAPULET.—Attendez, ma femme, j'en suis, j'en suis. Comment, elle ne veut pas! Elle ne nous remercie pas, elle n'est pas fière, elle ne se trouve pas bien heureuse de ce que, tout indigne qu'elle est, nous lui avons ménagé pour époux un si digne gentilhomme!

JULIETTE.—Non, je n'en suis pas fière, mais j'en suis reconnaissante. Je ne peux jamais être fière de ce que je déteste; mais je puis être reconnaissante même de ce que je déteste, lorsque c'est l'affection qui l'a fait faire.

CAPULET.—Comment, raisonneuse, qu'est-ce que cela veut dire?—Fière,... et je vous remercie,... et je ne vous remercie pas,... et pourtant je ne suis pas fière—Eh bien! madame la mignonne, je ne me soucie point d'être remercié par vos remerciements, ni que vous me fassiez fièrement de la fierté: mais préparez vos petites jambes à aller jeudi prochain avec Pâris à l'église de Saint-Pierre; ou je t'y traînerai, moi, sur une claie. Va-t'en, charogne moisie; va-t'en, malheureuse, face de suif!

LA SIGNORA CAPULET.—Fi! fi! êtes-vous fou?

JULIETTE.—Mon bon père, je vous en conjure à genoux; écoutez-moi avec patience, seulement un mot.

CAPULET.—Va te faire pendre, petite drôlesse, désobéissante coquine. Je te le répète: ou rends-toi à l'église jeudi, ou ne me regarde jamais en face. Pas un mot, pas une réponse, pas une réplique. Les doigts me démangent....—Eh bien! ma femme, nous nous tenions à peine pour heureux parce que Dieu ne nous avait donné que cette unique enfant: maintenant je vois que c'est encore trop d'un, et que nous avons reçu en elle une malédiction.—Qu'elle s'en aille, la malheureuse!

LA NOURRICE.—Que le Dieu du ciel la bénisse! vous avez tort, seigneur, de la maltraiter ainsi.

CAPULET.—Et pourquoi, madame la Sagesse? Tenez votre langue, mère Prudence, allez bavarder avec vos commères.

LA NOURRICE.—Je ne fais pas un crime en parlant.

CAPULET.—Oh! que Dieu nous soit en aide!

LA NOURRICE.—Est-ce qu'on ne peut pas parler?

CAPULET.—Taisez-vous, sotte bougonneuse; allez débiter vos maximes sur la tasse de votre commère; nous n'en avons que faire ici.

LA SIGNORA CAPULET.—Vous êtes trop vif.

CAPULET.—Paix de Dieu! j'en deviendrai fou: le jour, la nuit, le matin, le soir, chez moi ou dehors, seul ou en compagnie, dormant ou veillant, j'ai toujours pensé à la marier! et aujourd'hui, après l'avoir pourvue d'un gentilhomme de famille princière, ayant de beaux domaines, qui est jeune, de belles manières, regorgeant, comme on dit, des qualités les plus avantageuses, fait en tout à plaisir, il faut qu'une malheureuse petite sotte de pleurnicheuse, une poupée gémissante, vienne, à cette bonne fortune qui lui arrive, vous répondre: Je ne ne veux pas me marier;... je ne peux aimer;... je suis trop jeune;... je suis trop jeune, pardonnez-moi....—Mais si vous ne voulez pas vous marier, je vous pardonnerai: allez paître où vous voudrez; vous n'habiterez toujours pas avec moi. Faites attention à ce que je vous dis; songez-y bien; je n'ai pas l'habitude de plaisanter; jeudi est près, mettez la main sur votre coeur; avisez-y. Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami. Si tu ne l'es pas, va te faire pendre, mendier, périr de faim, mourir dans les rues; car, sur mon âme, jamais je ne te reconnaîtrai, jamais rien de ce qui m'appartient ne te fera du bien. Comptez là-dessus; faites vos réflexions, car je vous tiendrai parole.

(Il sort.)

JULIETTE.—N'y a-t-il donc plus pour moi un regard de pitié, qui, du haut des nuages, pénètre les profondeurs de mon chagrin? O ma tendre mère, ne me rejetez pas loin de vous; différez ce mariage d'un mois, d'une semaine; ou si vous ne le voulez pas, faites donc dresser mon lit nuptial dans le sombre monument où l'on a déposé Tybalt.

LA SIGNORA CAPULET.—Ne me parle pas, car je ne te répondrai pas un mot. Fais ce que tu voudras, je ne me mêle plus de ce qui te regarde.

(Elle sort.)

JULIETTE.—O Dieu!.... O ma nourrice, comment prévenir ceci? Mon époux est sur la terre, ma foi est dans le ciel; comment cette foi reviendra-t-elle sur la terre, à moins que mon époux ne quitte la terre et ne me la renvoie des cieux? Console-moi, conseille-moi.—Hélas! hélas! comment le ciel peut-il entourer d'embûches une créature aussi faible que moi!—Que dis-tu? N'as-tu pas un seul mot de joie, quelque consolation, nourrice?

LA NOURRICE.—Ma foi, je n'en connais qu'une: Roméo est banni, et je gagerais le monde contre rien qu'il n'osera jamais revenir vous réclamer; ou, s'il le fait, il faudra que ce soit en cachette. Alors, les choses étant comme elles sont, je pense que ce que vous avez de mieux à faire c'est d'épouser le comte. Oh! c'est un aimable cavalier! Roméo n'est qu'un torchon auprès de lui. Un aigle, ma dame, n'a pas un oeil aussi clair, aussi perçant, aussi beau que celui de Pâris. Que mal m'advienne si je ne pense pas que vous êtes heureuse de trouver ce second parti! car il est bien au-dessus du premier: et d'ailleurs, quand cela ne serait pas, votre premier mari est mort, ou il vaudrait autant qu'il le fût que de l'avoir vivant sans en profiter.

JULIETTE.—Parles-tu du fond du coeur?

LA NOURRICE.—Du fond de l'âme aussi, ou que je sois maudite dans tous les deux!

JULIETTE.—Amen.

LA NOURRICE.—Et à quoi?

JULIETTE.—Eh bien! tu m'as merveilleusement consolée. Rentre, et dis à ma mère qu'ayant fâché mon père, je suis allée à la cellule de frère Laurence m'en confesser et demander l'absolution.

LA NOURRICE.—Vraiment, je vais le lui aller dire, et vous prenez un parti très-sage.

(Elle sort.)

JULIETTE.—Vieille réprouvée! démon maudit! je ne sais quel est ton plus grand péché, ou de souhaiter que je me parjure ainsi, ou de déprécier mon époux avec cette même langue qui l'avait tant de milliers de fois exalté au-dessus de toute comparaison. Va, conseillère: mon coeur et toi sommes désormais séparés. Je vais trouver le frère, savoir quel expédient il aura à m'offrir; et si tout le reste me manque, moi, j'ai le pouvoir de mourir.

(Elle sort.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




ACTE QUATRIÈME



SCÈNE I

La cellule du frère Laurence.

Entrent FRÈRE LAURENCE ET PARIS.


FRÈRE LAURENCE.—Quoi! jeudi, seigneur? le terme est bien court.

PARIS.—Mon père Capulet le veut ainsi, et je n'irai pas refroidir son empressement par des retards.

FRÈRE LAURENCE.—Vous dites que vous ne connaissez pas les dispositions de la dame: cette conduite n'est pas régulière; je ne l'approuve point.

PARIS.—Elle pleure sans mesure la mort de Tybalt, et voilà pourquoi je l'ai si peu entretenue de mon amour: Vénus n'ose sourire dans une maison de larmes. Son père voit du danger à laisser le chagrin prendre sur elle tant d'empire; et, dans sa sagesse, il hâte notre mariage, pour arrêter ce déluge de pleurs. La société d'un époux pourra éloigner d'elle un souvenir devenu trop puissant dans la solitude. Vous concevez maintenant le motif de cette précipitation.

FRÈRE LAURENCE, à part—Je voudrais ignorer le motif qui devrait la ralentir.—Tenez, seigneur, voici la dame qui vient à ma cellule.

(Entre Juliette.)

PARIS.—Quelle heureuse rencontre, ma souveraine, ma femme!

JULIETTE.—Tout cela sera peut-être, seigneur, quand je pourrai être votre femme.

PARIS.—Cela peut être et doit être, mon amour, jeudi prochain.

JULIETTE.—Ce qui doit être sera.

FRÈRE LAURENCE.—Ceci est une sentence certaine.

PARIS.—Venez-vous vous confesser à ce père?

JULIETTE.—Si je vous répondais, ce serait me confesser à vous.

PARIS.—N'allez pas lui nier que vous m'aimerez.

JULIETTE.—Je vous confesserai à vous que je l'aime.

PARIS.—Et vous lui confesserez aussi, j'en suis sûr, que vous m'aimez.

JULIETTE.—Si je le fais, cela aura plus de prix quand vous aurez le dos tourné qu'en votre présence.

PARIS.—Chère âme, ton visage est bien terni de larmes.

JULIETTE.—Elles n'ont pas remporté là une grande victoire; il n'était déjà pas trop beau avant qu'elles l'eussent gâté.

PARIS.—Tu lui fais, par cette réponse, plus de tort que par tes pleurs.

JULIETTE.—Je ne le calomnie point, seigneur: c'est une vérité; et ce que je dis là, je me le suis dit en face.

PARIS.—Ton visage est à moi, et tu l'as calomnié.

JULIETTE.—Cela peut être, car il ne m'appartient pas.—Saint père, êtes-vous de loisir à présent, ou reviendrai-je vous trouver à la messe du soir?

FRÈRE LAURENCE.—J'ai tout loisir, ma triste fille.—Seigneur, je dois vous prier de nous laisser seuls.

PARIS.—Dieu me préserve de troubler la dévotion! Juliette, je vous réveillerai jeudi de grand matin: jusqu'à ce jour, adieu, et recevez ce saint baiser.

(Il sort.)

JULIETTE.—Oh! ferme la porte, et ensuite viens pleurer avec moi: je suis sans espoir, sans ressource, sans secours.

FRÈRE LAURENCE.—Ah! Juliette, je connais déjà tes chagrins: et ma tête n'est pas assez forte pour les supporter. J'apprends que tu dois, sans que rien puisse le retarder, être mariée à ce comte jeudi prochain.

JULIETTE.—Frère, ne me dis point que tu le sais sans me dire en même temps comment je puis l'empêcher. Si dans ta sagesse tu n'as pas les moyens de me secourir, dis-moi seulement que tu approuves ma résolution, et de ce poignard je vais moi-même me secourir sur-le-champ. Dieu a uni mon coeur à celui de Roméo; tu as joint nos mains; et avant que cette main, qui a scellé par toi mon union avec Roméo, devienne le sceau d'un autre titre, avant que mon coeur fidèle, par une déloyale trahison, se déclare pour un autre, ceci les fera périr tous deux. Ainsi, cherche dans l'expérience de ta longue vie un conseil à me donner pour le moment, ou bien, vois, ce poignard sanglant deviendra médiateur entre moi et l'extrémité où je suis; il décidera en arbitre de ce que tes lumières et tes années réunies n'auront pu conduire à une issue digne du véritable honneur. Ne sois pas si lent à me répondre: il me tarde de mourir si ta réponse ne me parle pas de moyens de salut.

FRÈRE LAURENCE.—Arrête, ma fille, j'entrevois une sorte d'espérance, qui demande une exécution aussi désespérée qu'est désespéré le cas que nous voulons prévenir.—Si, plutôt que d'épouser le comte Pâris, tu as la force de vouloir te tuer toi-même, il est vraisemblable que toi, qui recherches la mort pour éviter cette ignominie, tu entreprendras bien pour y échapper une chose qui ressemble à la mort. Si tu as ce courage, je te donnerai un moyen.

JULIETTE.—Oh! plutôt que d'épouser Pâris, commande-moi de me précipiter du haut des remparts de cette tour, ou d'aller par les chemins fréquentés par les voleurs; ordonne-moi de me glisser au milieu des serpents; enchaîne-moi avec des ours rugissants; ou enferme-moi la nuit dans un cimetière, entièrement couvert d'os de morts s'entre-choquant, de jambes encore infectes, de crânes jaunis et informes; ou commande-moi d'entrer dans un tombeau nouvellement creusé, et de me cacher avec un mort dans son linceul, choses qui me faisaient trembler, seulement à en entendre parler; j'obéirai sans crainte ou hésitation, pour demeurer l'épouse sans tache de mon cher bien-aimé.

FRÈRE LAURENCE.—Eh bien! retourne chez toi, montre un air joyeux, consens à épouser Pâris. C'est demain mercredi: demain au soir fais en sorte de coucher seule; que ta nourrice ne couche point dans ta chambre. Prends cette fiole, et quand tu seras dans ton lit, avale cette liqueur distillée: soudain coulera dans toutes tes veines une froide et assoupissante humeur; les artères, interrompant leur mouvement naturel, cesseront de battre; nulle chaleur, nul souffle n'attestera que tu vis encore; les roses de tes lèvres et de tes joues se faneront et deviendront pâles comme la cendre; les rideaux de tes yeux s'abaisseront comme à l'instant où la mort les ferme à la lumière de la vie; chaque partie de ton corps, privée de la souplesse qui te permet d'en disposer, paraîtra roide, inflexible et froide, comme dans la mort. Tu demeureras quarante-deux heures sous cette apparence empruntée d'une mort glacée, après quoi tu te réveilleras comme d'un sommeil agréable. Le lendemain, ton nouvel époux viendra dès le matin pour te faire sortir de ton lit; tu seras morte. Alors, suivant l'usage de notre pays, parée dans ton cercueil de tes plus beaux atours, et le visage découvert, tu seras portée dans cet antique tombeau où reposent tous les descendants des Capulet. Cependant, avant que tu sois réveillée, Roméo, instruit par mes lettres de notre entreprise, viendra ici; lui et moi nous épierons le moment de ton réveil, et cette nuit-là même Roméo t'emmènera d'ici à Mantoue. Voilà l'expédient qui te préservera de l'ignominie dont tu es menacée, si aucun caprice d'inconstance, aucune crainte de femme ne vient dans l'exécution abattre ton courage.

JULIETTE.—Donne, oh! donne-moi! Ne me parle pas de crainte.

FRÈRE LAURENCE.—Tiens, et va-t'en: sois forte et prospère dans cette résolution! J'enverrai en hâte à Mantoue un moine porter mes lettres à ton époux.

JULIETTE.—Amour, donne-moi la force, et la force me sauvera. Adieu, mon bon père.

(Ils se quittent.)



SCÈNE II

Un appartement de la maison de Capulet.

Entrent CAPULET, LA SIGNORA CAPULET,
LA NOURRICE et des DOMESTIQUES.


CAPULET.—Invite toutes les personnes dont le nom est écrit là-dessus. (Le domestique sort.)—Toi, drôle, va m'arrêter vingt habiles cuisiniers.

SECOND DOMESTIQUE.—Vous n'en aurez pas un mauvais, seigneur, car je verrai s'ils se lèchent les doigts.

CAPULET.—Et qu'est-ce que tu verras par-là?

SECOND DOMESTIQUE.—Vraiment, seigneur, c'est un mauvais cuisinier que celui qui ne se lèche pas les doigts. Ainsi, celui qui ne se lèche pas les doigts ne viendra pas avec moi.

CAPULET.—Va vite. (Le domestiqua sort.) Nous serons bien mal préparés pour cette noce.—Est-ce que ma fille est allé trouver le frère Laurence?

LA NOURRICE.—Oui, vraiment.

CAPULET.—Bon, il lui fera peut-être un peu de bien. C'est une insolente petite coquine bien entêtée.

(Entre Juliette.)

LA NOURRICE.—Tenez, voyez comme elle revient de confesse avec un visage riant.

CAPULET.—Eh bien! obstinée, où avez-vous été courir?

JULIETTE.—Où j'ai appris à me repentir du péché d'une désobéissante résistance à vous et à vos ordres. Le saint frère Laurence m'a enjoint de tomber ici à vos genoux, et de vous demander pardon. Pardon, je vous en conjure; désormais je me laisserai toujours gouverner par vous.

CAPULET.—Envoyez chercher le comte: allez et qu'on l'instruise de ceci. Je veux que ce noeud soit formé dès demain matin.

JULIETTE.—J'ai rencontré le jeune comte à la cellule du frère Laurence, et je lui ai accordé ce qui se peut accorder des droits de l'amour sans passer les bornes de la pudeur.

CAPULET.—Allons, j'en suis bien aise, tout va bien, relevez-vous; les choses vont comme elles doivent aller.—Il faut que je voie le comte; oui vraiment, allez, je vous dis, et amenez-le ici. En vérité, devant Dieu, toute notre ville a de grandes obligations à ce respectable religieux.

JULIETTE.—Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet? Vous m'aiderez à assortir la parure que vous croirez convenable pour m'habiller demain.

LA SIGNORA CAPULET.—Non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.

CAPULET.—Allez, nourrice, allez avec elle; nous irons à l'église demain.

(Juliette et la nourrice sortent.)

LA SIGNORA CAPULET.—Nous serons bien à court pour nos préparatifs: il est déjà presque nuit.

CAPULET.—Bon, bon; je me donnerai du mouvement et tout ira bien, je te le garantis, ma femme. Va rejoindre Juliette, aide-la à se parer; je ne me coucherai point cette nuit. Laisse-moi tranquille: pour cette fois, c'est moi qui ferai la ménagère.—Holà! mon chapeau.—Ils sont tous sortis. Allons, je vais aller moi-même chez le comte Pâris, et le disposer à la cérémonie de demain.—Mon coeur est merveilleusement léger depuis que cette fille entêtée est rentrée dans son devoir.

(Ils sortent.)



SCÈNE III

La chambre de Juliette.

Entrent JULIETTE ET LA NOURRICE.


JULIETTE.—Oui, cet ajustement est celui qui conviendra le mieux; mais, bonne nourrice, je t'en prie, laisse-moi seule cette nuit: j'ai besoin de bien des oraisons pour obtenir du ciel un regard propice dans l'état où je suis, qui est plein, comme tu sais, d'irrégularités et de péché.

(Entre la signora Capulet.)

LA SIGNORA CAPULET.—Eh bien! êtes-vous bien occupée? Avez-vous besoin que je vous aide?

JULIETTE.—Non, madame; nous avons fait un choix de tout ce qui est nécessaire pour paraître convenablement à la cérémonie de demain. Si c'est votre bon plaisir, permettez qu'on me laisse seule maintenant, et que ma nourrice veille cette nuit avec vous; car, j'en suis sûre, vous devez avoir des affaires par-dessus les yeux pour une chose qui se fait si précipitamment.

LA SIGNORA CAPULET.—Bonne nuit, va te mettre au lit et te reposer, tu en as besoin.

(La signora Capulet et la nourrice sortent.)

JULIETTE.—Adieu.—Dieu sait quand nous nous reverrons. (Elle ferme la porte.) Je sens courir dans mes veines un frisson de peur, qui glace presque en moi la chaleur de la vie. Il faut que je les rappelle pour me rassurer.—Nourrice! Ah! que ferait-elle ici? il faut que je joue seule ma scène funèbre.—Viens, fiole.—Mais si ce breuvage n'opérait aucun effet, serais-je donc mariée de force au comte? Non, non, ceci me préservera. Repose ici. (Elle place un poignard à côté d'elle.)—Mais si c'était un poison que le frère m'eût adroitement fourni pour me faire mourir, dans la crainte de se voir déshonoré par ce mariage, lui qui m'a mariée avec Roméo... Je crains qu'il n'en soit ainsi, et cependant quand j'y songe, cela ne doit pas être, car il a toujours été reconnu pour un saint homme. Je ne veux pas entretenir une si mauvaise pensée.—Mais quoi! si, après que je serai déposée dans le tombeau, j'allais me réveiller avant le moment où Roméo doit venir me délivrer... C'est là une chose bien effrayante. Ne serais-je pas alors suffoquée sous cette voûte dont la sombre entrée ne reçoit aucun air salutaire, et étouffée avant que mon Roméo arrivât? ou, si je suis vivante, n'est-il pas vraisemblable que l'horrible idée de la mort et de la nuit jointe à la terreur du lieu, sous cette voûte, antique réceptacle où depuis tant de siècles sont entassés les ossements de mes ancêtres qu'on y a tous ensevelis; où Tybalt, tout sanglant et encore tout frais enterré, est là à se corrompre dans son linceul; où l'on dit que les spectres nocturnes viennent s'assembler à certaines heures de la nuit?... Hélas! hélas! n'est-il pas probable que, trop tôt éveillée, au milieu de ces odeurs infectes, de ces cris semblables à ceux de la mandragore61 qu'on arrache de la terre, et qui font, dit-on, perdre la raison à ceux qui les entendent... Oh! si je m'éveille, ne pourra-t-il pas arriver que ma tête s'égare, assiégée de ces hideuses terreurs? Ne puis-je pas dans ma folie aller me jouer avec les restes de mes aïeux, et arracher de son linceul Tybalt tout défiguré; ou, dans cette frénésie, me servir, comme d'un bâton, de quelque os d'un de mes grands-pères pour briser ma cervelle désespérée?—Oh! regardez! Il me semble voir l'ombre de mon cousin chercher Roméo, qui a enfoncé dans son corps la pointe d'une épée.... Arrête, Tybalt, arrête!—Roméo, je viens. Je bois ceci à ta santé.

(Elle se jette sur le lit.)

Note 61: (retour)

On attribuait à la mandragore, entre autres propriétés singulières, celle de pousser, lorsqu'on l'arrachait, des cris qui faisaient perdre la raison à ceux qui les entendaient. On prétendait qu'elle croissait sur la fosse des hommes mis à mort pour quelque crime, et qu'elle était le produit de la corruption de leur corps; aussi la regardait-on comme douée de vie.



SCÈNE IV

Une salle dans la maison de Capulet.

Entrent LA SIGNORA CAPULET et LA NOURRICE.


LA SIGNORA CAPULET.—Nourrice, prenez ces clefs et allez chercher encore des épices.

LA NOURRICE.—Ils demandent des dattes et des coings à l'office.

(Entre Capulet.)

CAPULET.—Allons, levez-vous, levez-vous, levez-vous; le coq a chanté pour la seconde fois; la cloche du couvre-feu a sonné; il est trois heures.—Ayez l'oeil au four, bonne Angélique; qu'on n'épargne rien.

LA NOURRICE.—Et vous, allez, tracassier, allez, allez vous mettre au lit; en vérité, vous serez malade demain pour avoir passé la nuit.

CAPULET.—Non, pas du tout. Bon, j'ai bien veillé d'autres nuits pour moins que cela, et je n'en ai jamais été incommodé.

LA SIGNORA CAPULET.—Oui, vous avez été, de votre temps, un coureur d'aventures62; mais je veillerai à ce que vous ne fassiez plus de ces sortes de veillées.

Note 62: (retour)

A mouse hunt (un chasseur de souris).

CAPULET.—Jalouse! jalouse! (Entrent des domestiques avec des broches, du bois, des corbeilles.) Qu'est-ce que c'est que tout cela, mon ami?

PREMIER DOMESTIQUE.—Ce sont des affaires pour le cuisinier, seigneur, mais je ne sais pas ce que c'est.

CAPULET.—Dépêche-toi, dépêche-toi. (Le domestique sort.) Toi, apporte des fagots plus secs; appelle Pierre, et il te dira où ils sont.

LE DOMESTIQUE.—Ah! j'ai dans ma tête, seigneur, des fagots tout trouvés, sans déranger Pierre pour cela.

(Il sort.)

CAPULET.—Par la messe, c'est bien dit; tu es un joyeux compère63! Ah! je te fagoterai.—Par ma foi! voilà le jour. Le comte ne tardera pas à venir ici avec la musique; il me l'a dit. (On entend des instruments.) Mais je l'entends qui s'approche.—Nourrice! ma femme! allons. Eh bien, nourrice! Allons, dis-je. (Entre la nourrice.) Allez éveiller Juliette; allez, habillez-la: je vais, moi, causer avec Pâris.... Allons, dépêchez-vous, dépêchez-vous; voilà le marié déjà arrivé: dépêchez-vous, vous-dis-je.

(Ils sortent.)

Note 63: (retour)

SERVANT. I have a head, sir, that will find out logs

And never trouble Peter for the matter.

CAPULET. 'Mass, and well said; a merry whoreson! ha!

Thou shalt be logger-head.

Logs et Logger-head (bûches, têtes de bois). Il a fallu trouver un équivalent.



SCÈNE V

La chambre de Juliette.—Juliette est sur son lit.

Entre LA NOURRICE.


LA NOURRICE.—Ma maîtresse! allons, ma maîtresse! Juliette!... Ma foi, pour elle, elle dort profondément.—Eh bien! mon agneau; eh bien, madame! Fi! paresseuse! Allons, mon amour, levez-vous, dis-je. Madame! mon cher coeur, allons, madame la mariée...—Quoi, pas le mot! Vous vous en donnez pour quatre sous maintenant64, vous dormez pour huit jours; car la nuit prochaine, j'en réponds, le comte Pâris a gagé son repos que vous ne sommeilleriez guère.... Dieu me pardonne (ma foi, amen)! Comme elle dort profondément! Il faut absolument que je l'éveille.—Madame, madame, madame! Voulez-vous que le comte vous surprenne au lit65? Vous vous lèveriez bien vite, de frayeur, j'en suis sûre, n'est-ce pas?... Comment! tout habillée! vous n'avez pas quitté votre robe, et vous voilà encore couchée! il faut absolument que je vous réveille.—Madame, madame, madame!... Hélas! au secours! au secours! ma maîtresse est morte. Oh! malheureux jour, faut-il que je sois jamais née! De l'eau-de-vie! oh! seigneur! oh! madame!

Note 64: (retour)

You take your penny-worths now.

Note 65: (retour)

Il paraîtrait que l'usage était alors que le marié allât chercher sa fiancée dans son lit, si elle n'avait pas le soin de le prévenir par sa diligence.

(Entre la signora Capulet.)

LA SIGNORA CAPULET.—Quel bruit fait-on ici!

LA NOURRICE.—O journée lamentable!

LA SIGNORA CAPULET.—Qu'est-ce que c'est?

LA NOURRICE.—Voyez, voyez. O funeste jour!

LA SIGNORA CAPULET.—O malheureuse, malheureuse que je suis! Mon enfant, mon unique vie! Reviens à la vie, rouvre tes yeux ou je mourrai avec toi. Au secours! au secours! que tout le monde vienne au secours!

(Entre Capulet.)

CAPULET.—Fi donc! amenez Juliette, son époux est arrivé.

LA NOURRICE.—Elle est morte, décédée; elle est morte, O jour maudit!

LA SIGNORA CAPULET.—Hélas! hélas! elle est morte, elle est morte, elle est morte.

CAPULET.—Ah! laissez-moi la voir...—Hélas! elle est déjà froide; son sang est arrêté et ses muscles roides: il y a déjà longtemps que la vie a abandonné ses lèvres. La mort pèse sur elle comme une gelée intempestive sur la plus douce des fleurs de toute la prairie.

LA NOURRICE.—O déplorable jour!

LA SIGNORA CAPULET.—O temps de désastres!

CAPULET.—La mort, qui l'a enlevée pour me faire gémir, enchaîne ma langue et m'ôte la parole.

(Entrent frère Laurence et Pâris, avec les musiciens.)

FRÈRE LAURENCE.—Eh bien! la mariée est-elle prête à aller à l'église?

CAPULET.—Elle est prête à y aller, mais pour n'en revenir jamais.—O mon fils, dans la nuit qui précède tes noces, la mort a envahi la couche de ton épouse. Vois, elle est là étendue, cette jeune fleur qu'elle a défleurée;66 c'est le trépas qui est mon gendre. Le trépas est mon héritier; il a épousé ma fille; je mourrai et lui laisserai tout: quand on meurt, tout appartient à la mort.

Note 66: (retour)

Flower as she was, deflowered by him.

PARIS.—N'ai-je donc si longtemps désiré de voir le visage de ce jour que pour qu'il m'offrît un pareil spectacle!

LA SIGNORA CAPULET.—O jour malheureux et maudit! jour de misère, jour odieux! O heure la plus déplorable que le temps ait jamais rencontré dans les travaux éternels de son pèlerinage! N'avoir qu'une seule, une pauvre et seule enfant qui m'aimait, mon unique joie, ma seule consolation; et la cruelle mort la ravit à ma vue!

LA NOURRICE.—O malheur! O malheureux, malheureux, malheureux jour! jour lamentable! le plus malheureux que j'aie jamais encore vu! O jour! O jour! jour, jour odieux! Jamais on n'a vu un jour si cruel que celui-ci. O malheureux jour! ô malheureux jour!

PARIS.—Trompé, divorcé, outragé, déchiré, assassiné par toi, ô détestable mort! par toi, toi, cruelle, perdu sans ressource. O amours, ô vie! non plus la vie, mais l'amour dans la mort.

CAPULET.—Avili, désespéré, haï, martyrisé, tué! O heure de désolation, pourquoi es-tu venue frapper de mort, de mort, notre fête solennelle? O mon enfant, mon enfant! mon âme et non plus mon enfant..... te voilà morte, morte! Hélas! mon enfant est morte, et avec mon enfant sont ensevelies toutes mes joies.

FRÈRE LAURENCE.—Paix, silence! n'avez-vous pas de honte? Le remède au désespoir n'est pas dans le désespoir.—Le ciel et vous aviez une part dans cette belle enfant: maintenant le ciel la possède tout entière, et ce n'en est que mieux pour elle. Vous ne pouviez sauver de la mort cette part qui en elle vous appartenait, mais le ciel garde sa part dans la vie éternelle. Le comble de vos voeux était son bonheur; c'était votre paradis de la voir s'élever; et maintenant pleurerez-vous en la voyant élevée au-dessus des nuages, à la hauteur du ciel même! Oh! dans votre amour vous savez si mal aimer votre enfant, que vous voilà hors de sens de la voir heureuse. Ce n'est pas la mieux mariée celle qui vit longtemps mariée; la mieux mariée est celle qui meurt mariée jeune. Séchez vos larmes; attachez vos branches de romarin sur ce beau cadavre, et, suivant l'usage, portez-la à l'église parée de ses plus brillants atours. Bien que les tendres faiblesses de la nature nous contraignent tous à nous plaindre, les larmes de la nature excitent le sourire de la raison.

CAPULET.—Tout ce que nous avions préparé pour une fête change d'objet et va servir à de sombres funérailles, nos instruments seront des cloches lugubres; le festin des noces va devenir un triste banquet funéraire; à nos hymnes solennels seront substitués des chants funèbres; et ces bouquets de noces vont servir à un cadavre enseveli; toute chose s'est convertie en la chose contraire.

FRÈRE LAURENCE.—Rentrez, seigneur... et vous, madame, avec lui. Seigneur Pâris, allez. Que chacun se prépare à accompagner ce beau cadavre à son tombeau. Le ciel, pour quelque offense, s'est assombri pour vous: ne l'irritez pas davantage en résistant à sa volonté suprême.

(Sortent Capulet, la signora Capulet, Pâris et le frère Laurence.)

PREMIER MUSICIEN.—Ma foi, nous pouvons serrer nos flûtes et nous en aller.

LA NOURRICE.—Ah! serrez-les, serrez-les, mes bons et honnêtes amis; car vous voyez que c'est une aventure bien triste.

(Elle sort.)

PREMIER MUSICIEN.—Oui, par ma foi! il y aurait mieux à faire.

(Entre Pierre)

PIERRE.—O musiciens, musiciens! O contentement du coeur, contentement du coeur!67 Si vous voulez me rendre la vie, jouez Contentement du coeur.

Note 67: (retour)

Heart's ease, air d'une ballade.

PREMIER MUSICIEN.—Et pourquoi Contentement du coeur?

PIERRE.—O musiciens, parce que mon coeur joue de lui-même Mon coeur est plein de tristesse68. Jouez-moi quelque complainte un peu gaie pour me réconforter.

Note 68: (retour)

My heart is full of woe, refrain d'une autre ballade.

SECOND MUSICIEN.—Nous ne vous jouerons pas de complainte; ce n'est pas le moment de jouer.

PIERRE.—Vous ne voulez donc pas?

SECOND MUSICIEN.—Non.

PIERRE.—Eh bien, je vous en donnerai, moi, et qui sonnera.

PREMIER MUSICIEN.—Qu'est-ce que vous nous donnerez?

PIERRE.—Pas d'argent, sur ma foi69, mais une danse. Vous aurez de ma musique.

Note 69: (retour)

PETER. No money on my faith; but the gleek: I will give you the minstrel.

1 MUS. Then I will give you the serving creature.

PETER. Then will I lay the serving creature's dagger on your pate. I will carry no crotchets: I'll re you, I'll fa you; do you note me.

1 MUS. An you re us, and fa us, you note us.

2 MUS. Pray you, put up your dagger, and put out your wit.

PETER. Then have at you with my wit: I will dry-beat you with an iron wit, and put up my iron dagger.

Presque toutes les plaisanteries de ce dialogue portent sur des locutions et des manières de parler tellement hors d'usage, que les commentateurs sont fort embarrassés à en rendre raison. Il a fallu chercher des équivalents.

PREMIER MUSICIEN.—Oh bien! je vous ferai aller en mesure, moi.

PIERRE.—Prenez garde que mon poignard ne batte la mesure sur votre tête, et je ne m'arrêterai pas aux paroles, voyez-vous; et si je veux que vous me fassiez une fugue, j'aurais bientôt dit ut: mettez cela en note.

PREMIER MUSICIEN.—C'est vous qui donnez la note avec votre ut.

SECOND MUSICIEN.—Je vous en prie, mettez votre poignard dans le fourreau et votre esprit en dehors.

PIERRE.—Eh bien! garde à vous contre mon esprit. Mon esprit a le fil, il va vous percer à jour; ainsi, je puis vous faire grâce du fil de mon poignard. Répondez-moi en hommes de tête:

Quand le chagrin poignant a blessé le coeur

Et que l'esprit est accablé d'une douloureuse tristesse,

La musique aux sons argentins...

Pourquoi sons argentins? pourquoi la musique aux sons argentins? Qu'en dites-vous, Simon Corde-à-boyau?

PREMIER MUSICIEN.—Vraiment, c'est que l'argent a un son très-agréable.

PIERRE.—Joli! Et vous, qu'en dites-vous, Hugues Rebec70?

Note 70: (retour)

Rebec, rebecquin, nom d'un ancien violon à trois cordes.

SECOND MUSICIEN.—Je dis moi, que sons argentins, cela veut dire des sons qui nous valent de l'argent.

PIERRE.—Joli aussi!—Et qu'en dites-vous, Jacques Du Son?

TROISIÈME MUSICIEN.—Ma foi, je ne sais que dire.

PIERRE.—Ah! pardon; j'oubliais que vous êtes le chanteur.—Eh bien! je répondrai pour vous. On dit la musique aux sons argentins, parce que ce n'est pas ordinairement avec de l'or qu'on paye des gaillards comme vous de leur musique.

La musique aux sons argentins

Apporte promptement un remède à leurs maux.

(Il sort en chantant.)

PREMIER MUSICIEN.—Quel malin diable est-ce là?

SECOND MUSICIEN.—Qu'il s'aille faire pendre. Venez entrons là dedans; nous y attendrons le retour du convoi et nous resterons à dîner.

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.



ACTE CINQUIÈME



SCÈNE I

Une rue de Mantoue.

Entre ROMÉO.


ROMÉO.—Si l'oeil du sommeil ne m'a pas trompé par de flatteuses illusions, mes songes m'annoncent prochainement d'heureuses nouvelles. Le maître de ma poitrine siége légèrement sur son trône, et une humeur inaccoutumée m'a, durant toute cette journée, élevé au-dessus de la terre dans des pensées joyeuses. J'ai rêvé que mon épouse arrivait et me trouvait mort (étrange songe, qui laisse à un mort la faculté de penser!) et que ses baisers communiquaient à mes lèvres un tel souffle de vie, que je me suis ranimé et me suis vu empereur. O ciel! quelle est donc la douceur des jouissances réelles de l'amour, puisque l'ombre de l'amour seulement est si riche de bonheur? (Entre Balthasar.)—Des nouvelles de Vérone!—Eh bien! Balthasar, ne m'apportes-tu pas des lettres du frère Laurence? Comment se porte ma Juliette? Mon père jouit-il d'une bonne santé? Comment se porte ma Juliette? C'est cela que je te redemande, car rien ne peut être mal si ma Juliette est bien.

BALTHASAR.—Elle est bien; ainsi rien ne peut être mal... Son corps sommeille dans le tombeau des Capulet, et l'immortelle partie de son être vit avec les anges. Je l'ai vu déposer dans le tombeau de sa famille, et j'ai pris sur-le-champ la poste pour venir vous l'apprendre. Oh! pardonnez si je vous apporte ces funestes nouvelles, puisque c'est la mission que vous m'aviez laissée, seigneur.

ROMÉO.—En est-il ainsi?—A présent, astres contraires, je vous défie.—Tu connais ma demeure. Va, procure-moi de l'encre et du papier; arrête des chevaux de poste, je veux partir cette nuit.

BALTHASAR.—Pardonnez-moi, seigneur, mais je ne puis vous laisser seul; vous êtes pâle, et votre air égaré annonce quelque malheur.

ROMÉO.—Allons donc, tu te trompes. Laisse-moi, et fais ce que je t'ordonne.—N'as-tu point de lettres pour moi du frère Laurence?

BALTHASAR.—Non, mon cher maître.

ROMÉO.—N'importe. Va-t'en, et arrête-moi ces chevaux; je te rejoins à l'instant. (Balthasar sort.)—C'est bien, Juliette; je reposerai avec toi cette nuit; occupons-nous d'en trouver les moyens.—O mal, tu es prompt à entrer dans les pensées de l'homme au désespoir! Je me souviens d'un apothicaire que j'ai remarqué dernièrement ici aux environs, couvert de vêtements déchirés, le regard sombre, et épluchant des simples; son aspect était celui de la maigreur; la misère dévorante l'avait rongé jusqu'aux os. Du plafond de son indigente boutique pendaient une tortue, un crocodile empaillé et d'autres peaux de poissons difformes; et le long de ses rayons des tiroirs vides annonçaient par leurs étiquettes ce qui leur manquait; des pois de terre verte, des vessies et des graines moisies, des restes de ficelle et de vieux pains de roses, étaient clair-semés çà et là pour servir de montre. En voyant sa misère, je me dis à moi-même: Si un homme avait besoin de quelque poison dont la vente fût punie d'une mort certaine à Mantoue, voilà un malheureux coquin qui lui en vendrait. Oh! cette pensée n'a fait que prévenir mes besoins: il faut que ce misérable m'en vende.—Autant que je m'en souviens, ce doit être ici sa demeure.—Comme c'est aujourd'hui fête, la boutique du pauvre hère est fermée.—Holà, holà, apothicaire!

(Entre l'apothicaire.)

L'APOTHICAIRE.—Qui appelle donc si fort?

ROMÉO.—Viens ici, mon ami. Je vois que tu es pauvre, tiens, voilà quarante ducats; donne-moi une drachme de poison qui expédie si promptement qu'aussitôt qu'elle se sera répandue dans les veines, celui qui, las de la vie, en aura fait usage tombe mort sur-le-champ, et que son corps perde la respiration avec la même rapidité qu'en met la poudre enflammée à s'échapper des fatales entrailles du canon.

L'APOTHICAIRE.—J'ai de ces poisons mortels, mais la loi de Mantoue punit de mort quiconque en débite.

ROMÉO.—Quoi! si dénué de tout, si plein de misère, et tu as peur de mourir! La famine est sur tes joues; le besoin et la souffrance ont peint la mort dans tes yeux; sur ton dos traîne la misère en haillons. Le monde ne t'est point ami, ni la loi du monde; le monde n'a point de loi qui puisse t'enrichir; cesse donc d'être pauvre; enfreins seulement la loi, et prends cet or.

L'APOTHICAIRE.—C'est ma pauvreté et non pas ma volonté qui consent.

ROMÉO.—C'est ta pauvreté que je paye, et non ta volonté.

L'APOTHICAIRE.—Mettez ceci dans un liquide quelconque, celui que vous voudrez; avalez-le, et eussiez-vous la force de vingt hommes ensemble, il vous aura expédié sur-le-champ.

ROMÉO.—Tiens, voilà ton or, poison plus funeste pour la vie des hommes, et qui commet bien plus de meurtres dans ce monde odieux que ces pauvres compositions que tu n'as pas la permission de vendre. C'est moi qui te vends du poison; toi tu ne m'en as pas vendu.—Adieu, achète de quoi manger et te remettre en chair.—Viens, cordial et non pas poison, viens avec moi au tombeau de Juliette: c'est là que tu dois me servir!

(Il sort.)



SCÈNE II

La cellule du frère Laurence.

Entre FRÈRE JEAN.


FRÈRE JEAN.—Saint franciscain, mon frère, holà!

(Entre frère Laurence.)

FRÈRE LAURENCE.—Je crois entendre la voix du frère Jean.—Soyez le bienvenu de Mantoue. Que dit Roméo? ou bien, s'il a écrit ce qu'il pensait, donnez-moi sa lettre?

FRÈRE JEAN.—Cherchant pour m'accompagner un frère déchaussé, membre de notre ordre, qui visitait les malades de cette ville, au moment où je le trouvai, les inspecteurs de la cité, soupçonnant que nous étions tous deux entrés dans une maison infectée de la contagion, ont fermé les portes et n'ont jamais voulu nous laisser sortir. Ma course vers Mantoue a été arrêtée là.

FRÈRE LAURENCE.—Qui donc a porté ma lettre à Roméo?

FRÈRE JEAN.—Je n'ai pu l'envoyer, la voilà. Je n'ai pas même pu trouver de messager qui te la rapportât, tant ils redoutaient la contagion!

FRÈRE LAURENCE.—Funeste circonstance! Par notre communauté, cette lettre n'était pas indifférente; elle portait un message de la plus grande importance, et ce retard peut être d'un grand danger.—Frère Jean, va me chercher un levier de fer, et me l'apporte promptement dans ma cellule.

FRÈRE JEAN.—Frère, je vais te l'apporter.

(Il sort.)

FRÈRE LAURENCE.—Maintenant il faut que je me rende seul au monument. Dans trois heures la belle Juliette s'éveillera. Elle va me maudire en apprenant que Roméo n'a pas été instruit de ce qui vient d'arriver. Mais j'écrirai de nouveau à Mantoue, et je garderai Juliette dans ma cellule jusqu'à l'arrivée de Roméo.—Pauvre cadavre vivant enfermé dans la tombe d'un mort!

(Il sort.)



SCÈNE III

Un cimetière dans lequel se voit un monument appartenant
à la famille des Capulet.

Entre PARIS et son PAGE qui porte une torche
et des fleurs.


PARIS.—Page, donne-moi ton flambeau. Éloigne-toi et te tiens à l'écart.—Non, éteins-le; je ne veux pas être vu. Va te coucher sous ces cyprès, et applique ton oreille contre le sol creusé: les nombreux tombeaux qu'on y a ouverts ont tellement ébranlé sa solidité que personne ne pourra marcher dans le cimetière que tu ne l'entendes: alors, siffle pour m'avertir que tu entends approcher quelqu'un.—Donne-moi ces fleurs; fais ce que je t'ordonne: va.

LE PAGE.—Je suis presque effrayé de rester seul ici dans ce cimetière, cependant je vais m'y aventurer.

(Il s'éloigne.)

PARIS.—Douce fleur, je sème de fleurs ton lit nuptial. Tombeau chéri, qui renferme dans ton enceinte la plus parfaite image des êtres éternels; belle Juliette, qui habites avec les anges, accepte cette dernière marque d'amour. Vivante, je t'honorai; morte, mes hommages funéraires viennent orner ta tombe. (Le page siffle.)—Mon page a fait le signal; quelqu'un approche: quel pied sacrilége erre dans ces lieux pendant la nuit, pour troubler mes tristes fonctions et le culte d'un fidèle amour? Quoi! avec un flambeau!—Nuit, couvre-moi un moment de ton voile.

(Il se retire.)

(Entrent Roméo et Balthasar qui le précède avec une torche, une pioche, etc.)

ROMÉO.—Donne-moi cette pioche et ce croc de fer. Prends cette lettre, et demain de bonne heure aie soin de la remettre à mon seigneur et père. Donne-moi la lumière. Sur ta vie, je t'enjoins, quoi que tu puisses entendre ou voir, de rester au loin à l'écart, et de ne pas m'interrompre en ce que je veux faire. Si je descends dans ce lit de la mort, c'est en partie pour contempler encore les traits de ma bien-aimée; mais surtout pour ôter de son doigt insensible un anneau précieux, un anneau dont j'ai besoin pour un usage qui est cher à mon coeur. Ainsi, éloigne-toi; va-t'en.—Si, poussé par quelque inquiétude, tu reviens épier ce que je veux faire ensuite, par le ciel, je te déchirerai morceau par morceau, et je joncherai de tes membres ce cimetière affamé. La circonstance, mes projets sont sauvages et farouches, plus terribles, plus inexorables que les tigres à jeun ou la mer en furie.

BALTHASAR.—Je m'en vais, seigneur, et ne vous troublerai point.

ROMÉO.—C'est ainsi que tu me prouveras ton attachement. Prends cela. Vis et sois heureux, honnête serviteur.

BALTHASAR.—Précisément cause de tout cela, je veux me cacher ici à l'entour. Ses regards me font peur, et j'ai mes doutes sur ses intentions.

(Il sort.)

ROMÉO.—Toi, gouffre de mort, ventre détestable assouvi du plus précieux repas que pût offrir la terre, c'est ainsi que je saurai forcer tes mâchoires pourries à s'ouvrir, et que dans ma haine je veux te gorger d'une nouvelle proie.

(Il enfonce la porte du monument.)

PARIS.—C'est cet orgueilleux Montaigu, ce banni, qui a tué le cousin de ma bien-aimée, dont le chagrin, à ce qu'on croit, a causé la mort de la belle Juliette. Il vient ici faire aux cadavres quelque infâme outrage. Je vais l'arrêter. (Il s'avance.)—Suspends tes efforts sacriléges, vil Montaigu: peut-on poursuivre la vengeance au delà de la mort? Scélérat condamné, je t'arrête: obéis et suis-moi, car il faut que tu meures.

ROMÉO.—Oui, il le faut, et c'est pour cela que je suis ici. Bon et noble jeune homme, ne tente point un homme désespéré; fuis loin d'ici, et laisse-moi. Pense à ceux qui sont là morts, et qui t'effrayent. Je t'en conjure, jeune homme, ne charge point ma tête d'un nouveau péché en me poussant à la fureur. Oh! va-t'en. Par le ciel, je t'aime plus que moi-même, car c'est contre moi-même que je viens armé dans ce lieu. Ne t'arrête pas ici plus longtemps; va-t'en; vis, et tu diras que la pitié d'un furieux t'a commandé de fuir.

PARIS.—Je défie tes conjurations, et je t'arrête comme tombé en félonie par ton retour.

ROMÉO.—Tu veux donc me provoquer? Eh bien! songe à te défendre, jeune homme.

(Ils se battent.)

LE PAGE.—O ciel! ils se battent. Je vais chercher la garde.

(Il sort.)

PARIS.—Oh! je suis mort! (Il tombe.) Si tu es capable de pitié, ouvre la tombe; et couche-moi près de Juliette.

ROMÉO.—Sur ma foi, je le ferai.—Il faut que je contemple ces traits.—Le parent de Mercutio, le noble comte Pâris.—Que m'a dit Balthasar tandis que nous cheminions ensemble? Mon âme en tumulte ne lui prêtait aucune attention. Il m'a dit, je crois, que Pâris avait dû épouser Juliette. Ne me l'a-t-il pas dit? ou l'aurais-je rêvé? ou bien est-ce dans un moment de folie, tandis qu'il me parlait de Juliette, que je l'aurai imaginé ainsi?—Oh! donne-moi ta main, toi dont le nom est écrit avec le mien dans le funeste livre du malheur. Je vais t'ensevelir dans un tombeau glorieux. Un tombeau! Oh! non, c'est un dôme brillant, jeune homme assassiné, car Juliette y repose, et sa beauté fait de cette voûte un séjour de fête plein de clarté. Mort, sois déposé ici par les mains d'un homme mort. (Il couche Pâris dans le monument.)—Combien de fois des hommes, à l'article de la mort, ont eu un rayon de joie! C'est ce que ceux qui les soignent appellent un éclair avant la mort. Mais comment puis-je appeler ceci un éclair?—O mon amante, ma femme! la mort, qui a sucé le miel de ton haleine, n'a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté: tu n'es pas vaincue; les couleurs de la beauté brillent encore de tout leur vermillon sur tes lèvres et tes joues, et le pâle étendard de la mort n'en a pas encore pris la place.—Tybalt, es-tu là couché dans ton drap sanglant? Quelle faveur plus grande puis-je te faire que d'abattre, de la même main qui a moissonné ta jeunesse, la jeunesse de celui qui fut ton ennemi?—Pardonne-moi, cousin.—O chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore? Dois-je croire que ce fantôme appelé la Mort est amoureux, et que cet odieux monstre décharné te garde ici dans l'obscurité pour faire de toi sa maîtresse? De peur qu'il n'en soit ainsi, je resterai toujours avec toi, et ne sortirai plus jamais de ce palais de la sombre nuit. Je demeurerai avec les vers qui sont tes femmes de chambre. Ici je veux établir mon éternel repos, et débarrasser du joug des étoiles funestes cette chair fatiguée du monde. Mes yeux, regardez pour la dernière fois; mes bras, pressez-la pour la dernière fois; et vous, mes lèvres, portes de la respiration, scellez d'un baiser légitime un marché sans terme avec la mort qui possède sans partage.—(Au poison.) Viens, amer conducteur, guide rebutant, pilote désespéré; lance maintenant tout d'un coup, sur les rochers qui vont la briser en éclats, ta barque fatiguée du travail de la mer. Voici que je bois à mes amours! (Il boit le poison.)—O fidèle apothicaire, tes remèdes sont actifs.—Avec ce baiser, je meurs.

(Il meurt.)

(Entre dans le cimetière frère Laurence avec une lanterne,
un levier et une bêche.)

FRÈRE LAURENCE.—O saint François, sois mon guide. Combien de fois cette nuit mes pieds vieillis ont-ils chancelé, en se heurtant contre des tombeaux!—Qui est là?

BALTHASAR.—Celui qui est ici est un ami, et un homme qui vous connaît bien.

FRÈRE LAURENCE.—Que la bénédiction repose sur vous.—Dites-moi, mon bon ami, quel est ce flambeau là-bas, qui prête en vain sa lumière à des vers et à des crânes sans yeux? Il brûle, à ce qu'il me semble, dans le monument des Capulet.

BALTHASAR.—Oui, père vénérable, c'est là qu'il brûle; et dans ce monument est mon maître, un homme que vous aimez.

FRÈRE LAURENCE.—Qui est votre maître?

BALTHASAR.—Roméo.

FRÈRE LAURENCE.—Y a-t-il longtemps qu'il est là?

BALTHASAR.—Une grande demi-heure.

FRÈRE LAURENCE.—Entrez avec moi sous la voûte.

BALTHASAR.—Je n'ose, mon père. Mon maître ignore que je n'ai pas quitté ce lieu; et avec un accent terrible il m'a menacé de la mort si je demeurais pour épier ses desseins.

FRÈRE LAURENCE.—Eh bien! reste donc ici; j'irai seul. La crainte s'empare de moi. Oh! je crains bien qu'il ne soit arrivé quelque accident funeste.

BALTHASAR.—Comme je dormais sous ce cyprès que vous voyez, j'ai rêvé que mon maître se battait avec un autre homme, et que mon maître l'avait tué.

FRÈRE LAURENCE.—Roméo! (Il s'avance.)—Hélas! hélas! quel est ce sang qui souille les pierres de l'entrée du caveau? Que signifient ces épées sanglantes et sans maîtres, que je vois à terre teintes de sang dans ce séjour de paix? (Il entre dans le monument.)—Roméo! Oh! qu'il est pâle!—Et qui encore? Quoi! Pâris aussi, baigné dans son sang! Ah! quelle heure cruelle est coupable de ce lamentable événement!—Juliette se remue!

(Juliette se réveille et se soulève.)

JULIETTE.—O frère secourable, où est mon seigneur? Je me rappelle bien où je devais me trouver, et m'y voilà. Où est mon Roméo?

(Bruit derrière le théâtre.)

FRÈRE LAURENCE.—J'entends du bruit.—Madame, sortez de cet antre de la mort, de la contagion, et d'un sommeil contre nature. Une puissance supérieure à toutes nos résistances a traversé nos desseins. Venez, sortez d'ici; votre époux est là, mort à vos côtés, et Pâris aussi.—Suivez-moi, je vous placerai dans une communauté de saintes religieuses. Ne vous arrêtez pas à me faire des questions: la garde approche; venez, venez, chère Juliette, je n'ose rester plus longtemps ici. (Il s'éloigne.)

JULIETTE.—Va, sors d'ici, car je ne veux pas m'en aller.—Qu'est-ce que cela! Une coupe que serre la main de mon bien-aimé! C'est le poison, je le vois, qui a terminé sa vie avant le temps.—Quoi! égoïste! avoir tout bu, sans m'en laisser une seule goutte amie pour me secourir après toi! Je veux baiser tes lèvres; peut-être y recueillerai-je quelques restes du poison, suffisants pour me faire mourir au moyen d'un cordial. (Elle l'embrasse.)—Tes lèvres sont chaudes encore!

PREMIER SOLDAT, derrière le théâtre.—Conduis-nous, jeune homme. Par quel chemin?

JULIETTE.—Oui vraiment, du bruit? Alors j'aurai bientôt fait. Oh! bienheureux poignard (elle saisit le poignard de Roméo), voici ton fourreau (elle se frappe), tu peux t'y rouiller; laisse-moi mourir.

(Elle tombe sur le corps de Roméo et meurt.)

(Entre la garde avec le page de Pâris.)

LE PAGE.—Voilà l'endroit; là, où brûle ce flambeau.

PREMIER SOLDAT.—La terre est ensanglantée. Cherchez autour du cimetière: allez quelques-uns de vous, et qui que vous rencontriez, saisissez-le. (Sortent quelques soldats.) Oh! spectacle pitoyable! Ici le comte tué, et Juliette sanglante, chaude encore et morte il n'y a qu'un moment, elle qui est enterrée depuis deux jours. Allez instruire le prince; courez chez les Capulet; avertissez les Montaigu. Allez chercher encore quelques autres personnes. (Sortent les autres soldats.) Nous voyons bien le lieu où se sont accumulés tant de malheurs; mais pour expliquer ce qui a donné lieu71 à ces malheurs si déplorables, il nous en faut connaître les circonstances.

Note 71: (retour)

We see the ground whereon these woes do lie; but the true ground of all these piteous woes, we cannot, etc. Ground (lieu, endroit), et ground (fondement).

(Rentrent quelques soldats avec Balthasar.)

SECOND SOLDAT.—Voici le domestique de Roméo, nous l'avons trouvé dans le cimetière.

PREMIER SOLDAT.—Gardez-le en sûreté jusqu'à l'arrivée du prince.

(Un autre soldat arrive avec le frère Laurence.)

TROISIÈME SOLDAT.—Voici un religieux qui tremble, soupire et pleure. Nous lui avons pris cette bêche et ce levier comme il venait de cette partie du cimetière.

PREMIER SOLDAT.—Cela est très-suspect. Retenez aussi ce religieux.

(Entre le prince avec sa suite.)

LE PRINCE.—Quel malheur s'est donc éveillé si matin, qu'il nous oblige avant le jour d'interrompre notre sommeil?

(Entrent Capulet, sa femme et plusieurs autres personnes.)

CAPULET.—Qui est-ce qui se passe donc qu'on crie ainsi dehors?

LA SIGNORA CAPULET.—Le peuple crie dans les rues, Roméo! d'autres, Juliette! d'autres, Pâris! et tous courent en poussant des clameurs, vers notre monument.

LE PRINCE.—Quelle est donc cette alarme dont le bruit a frappé nos oreilles?

PREMIER SOLDAT.—Mon souverain, ici est le comte Pâris tué, et Roméo mort, et Juliette, morte depuis deux jours, qui n'est pas froide encore, et vient d'être tuée.

LE PRINCE.—Regardez, cherchez, et tâchez de découvrir d'où viennent ces meurtres horribles.

PREMIER SOLDAT.—Voici un religieux et le domestique de Roméo qui est là assassiné; ils avaient sur eux des instruments propres à ouvrir la tombe qui renferme ces morts.

CAPULET.—O ciel! ô ma femme! voyez comme notre fille est sanglante! Ce poignard s'est mépris: hélas! en voilà le fourreau sur le corps de Montaigu; et le fer s'est égaré dans le sein de ma fille.

LA SIGNORA CAPULET.—O malheureuse! ce spectacle de mort est comme la cloche qui appelle ma vieillesse au tombeau.

(Entre Montaigu.)

LE PRINCE.—Approche, Montaigu. Tu t'es levé de bonne heure pour voir ton fils et ton héritier couché là de meilleure heure encore.

MONTAIGU.—Hélas! prince, ma femme est morte cette nuit, la douleur de l'exil de mon fils l'a suffoquée. Quels malheurs nouveaux conspirent encore contre ma vieillesse?

LE PRINCE.—Regarde, et tu verras.

MONTAIGU.—O fils mal-appris, où est le respect de te presser ainsi d'arriver avant ton père au tombeau?

LE PRINCE.—Ferme pour un moment ta bouche à l'outrage, jusqu'à ce que nous ayons pu éclaircir ces mystères et en découvrir la source, la cause et la marche véritable. Alors je me mets à la tête de vos communes douleurs, et vous conduirai, s'il le faut, à la tombe. En attendant, contenez-vous, et que le malheur subisse le joug de la patience. (Aux gardes.)—Qu'on amène devant moi tous ceux que l'on soupçonne.

FRÈRE LAURENCE.—Je suis le plus considérable, le moins capable d'action, et cependant, comme le temps et le lieu déposent contre moi, le plus soupçonné de cet horrible meurtre; et je comparais ici pour m'accuser et me justifier, me condamner et m'absoudre.

LE PRINCE.—Alors, dites tout de suite ce que vous savez de ceci.

FRÈRE LAURENCE.—Je serai court, car je n'ai plus l'haleine aussi longue que le serait un ennuyeux récit.—Roméo, que vous voyez mort, était l'époux de Juliette; et cette Juliette, que vous voyez morte, l'épouse fidèle de Roméo. Je les avais mariés, et le jour de leur mariage secret fut le jour fatal de Tybalt, dont la mort prématurée a banni de cette ville le nouvel époux de Juliette. C'était à cause de cela, et non à cause de la mort de Tybalt, que dépérissait Juliette.—Vous, Capulet, pour éloigner le chagrin qui la tenait assiégée, vous l'avez fiancée et vous vouliez la marier de force au comte Pâris. Alors elle vint me trouver, et, les yeux égarés, elle me pressa de trouver les moyens de la garantir de ce second mariage, sans quoi elle allait se tuer dans ma cellule. Alors, usant des secrets de mon art, je lui donnai un breuvage assoupissant qui eût pour effet, comme je me l'étais proposé, de produire en elle les apparences de la mort. Cependant j'écrivis à Roméo de revenir ici dans cette fatale nuit, pour m'aider à la retirer de sa tombe empruntée: c'était le terme où la force du breuvage devait expirer. Mais celui qui portait ma lettre, le frère Jean, a été retenu par un accident, et me l'a rendue hier au soir: alors tout seul, à l'heure marquée pour son réveil, je suis venu dans l'intention de la tirer du tombeau de sa famille, et de la tenir cachée dans ma cellule jusqu'à ce que j'eusse une occasion favorable d'envoyer vers Roméo. Mais à mon arrivée ici, qui a précédé de quelques moments celui où elle s'est réveillée, j'y ai trouvé le noble Pâris couché avant le temps, et le fidèle Roméo mort. Elle s'éveille, et je la pressais de sortir, et de supporter avec patience cette oeuvre du ciel; mais en cet instant un bruit est venu m'effrayer et m'écarter du tombeau: elle, livrée au désespoir, n'a pas voulu me suivre, et, selon toute apparence, elle a elle-même attenté à ses jours. C'est là tout ce que je sais: sa nourrice est instruite de son mariage. Si dans tout ceci il est arrivé quelque malheur par ma faute, que ma vieille existence soit, quelques heures avant le temps, sacrifiée à la rigueur des lois les plus sévères.

LE PRINCE.—Nous t'avons toujours connu pour un saint homme. Où est le domestique de Roméo? Qu'a-t-il à nous apprendre là-dessus?

BALTHASAR.—Je portai à mon maître la nouvelle de la mort de Juliette. Aussitôt il partit de Mantoue en poste pour venir à ce lieu même, à ce monument. Là, il m'ordonna de remettre de bonne heure cette lettre à son père, et, entrant sous cette voûte, me menaça de la mort si je ne m'en allais pas et ne le laissais seul.

LE PRINCE.—Donne-moi la lettre, je veux la lire. Où est le page du comte, qui est allé chercher la garde? (Au page.)—Maraud, que faisait ton maître en ce lieu?

LE PAGE.—Il y est venu avec des fleurs pour les jeter sur le tombeau de la signora, et il m'a ordonné de me tenir à l'écart: je lui ai obéi. Dans ce moment, un homme avec une torche est venu pour ouvrir le monument; et bientôt après mon maître s'est élancé sur lui l'épée à la main: alors j'ai couru avertir la garde.

LE PRINCE.—Cette lettre confirme le récit du religieux: elle contient le récit de leurs amours, les nouvelles qu'il a reçues de la mort de Juliette: il dit qu'il a acheté du poison d'un pauvre apothicaire, et qu'il est venu à ce monument pour y mourir et reposer auprès de Juliette.—Où sont ces deux ennemis, Capulet, Montaigu?—Voyez quelle verge s'est étendue sur vos haines. Le ciel a trouvé le moyen de détruire votre bonheur par l'amour; et moi, pour avoir fermé les yeux sur vos querelles, j'ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis.

CAPULET.—O mon frère Montaigu, donne-moi ta main; ce sera le douaire de ma fille: je ne peux rien te demander de plus.

MONTAIGU.—Et moi je puis te donner davantage, car je ferai élever sa statue en or pur, et tant que Vérone sera connue sous ce nom, nulle statue n'approchera du prix de celle de la tendre et fidèle Juliette.

CAPULET.—Roméo, aussi riche que son épouse, reposera près d'elle: chétives expiations de nos inimitiés!

LE PRINCE.—L'aurore de ce jour apporte avec elle une sombre paix, et de douleur le soleil a caché son visage. Sortez de ce lieu, et allez vous entretenir de ces tristes aventures. Quelques-uns auront leur pardon, quelques-uns aussi seront punis, car il n'y eut jamais une histoire plus douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo.

(Ils sortent.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

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