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Sainte Beuve et ses inconnues

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IX

PROJET DE MARIAGE.—MADAME D'ARBOUVILLE.—OPINION ET RÔLE DE SAINTE-BEUVE EN POLITIQUE.

«La nature se présente deux fois à nous pour le mariage: la première fois, à la première jeunesse. On peut lui dire alors: Repassez! elle n'insiste pas trop. Mais la seconde fois, à cette limite extrême, lorsqu'elle reparaît, lorsqu'elle insiste avec un dernier sourire, prenez garde: si vous la repoussez encore, elle se le tiendra pour dit, elle ne reviendra plus.»

En écrivant ces lignes, Sainte-Beuve a dû songer à ce qui lui est arrivé à lui-même; il nous initie à l'une des crises les plus inquiètes de son existence, crise qui dura plusieurs années et pendant laquelle il fut constamment tourmenté par un vague désir conjugal.

Au fond, le mariage fut pour lui comme la foi: vainement, il essaya de s'y prendre; il ne put jamais y parvenir. Son caractère était plutôt hostile à un engagement légal, étroit et éternel. Il ne tarissait pas en plaisanteries sur les inconvénients de ce lien, qui enchaîne le caprice et coupe les ailes à la fantaisie. Dans un spirituel rapport au Sénat, au sujet de la propriété littéraire, il a glissé deux portraits pleins d'ironie et d'humour, la femme de l'homme de lettres et le mari d'un bas-bleu.

Pourtant, il fut tenté à son heure comme les autres; peu s'en fallut même qu'il ne succombât. C'est peu après son retour de Suisse que lui prit cette démangeaison. Rien de plus naturel: il avait trente-cinq ans, une position faite, un coeur inflammable et des sentiments délicats; n'était-ce pas le moment de partager le tout avec une compagne digne de lui?

Pour le voluptueux, le soir des noces offre un attrait irrésistible. N'avoir jamais possédé que des femmes qui appartiennent à un autre ou même à tout le monde, et voir venir à soi parée de fleurs, émue et rougissante, une jeune fille dont le regard interroge timidement le vôtre, cherchant à deviner si elle vous plaît; être le maître absolu de cette ingénue, dont une mère a mis quinze ans à ennoblir l'âme et à orner l'esprit; n'avoir qu'un mot à dire, à peine un geste à faire pour qu'elle tombe dans vos bras, et se livre tout entière à vos embrassements, n'est-ce pas le bonheur suprême et l'Eden sur la terre? Si, en s'éveillant d'un si beau rêve, a dit Musset, on ne se trouvait pas marié, qui ne voudrait le faire tous les soirs?

Sainte-Beuve connaissait trop bien, les ayant vus chez mainte famille, les épines et les tracas du ménage pour ne pas hésiter. Il est vrai que l'expérience des malheurs d'autrui ne nous rend pas toujours prudents. On a beau se rappeler le sort de tant de maris dont on contribua peut-être à garnir le front, dès qu'il s'agit de soi-même, on reprend confiance, et si l'ombre du doge Cornaro se profile dans le lointain, on l'écarte d'un geste: Oh! moi, ce sera différent!

N'est-ce pas, d'ailleurs, un bon moyen de se rattacher à l'existence, à la société, d'y prendre une place distincte en devenant à son tour chef de famille? En cet état, on revit, on rajeunit, on croit; tout aïeul penché sur le berceau de ses petits-enfants comprend mieux que le philosophe la véritable immortalité, la chaîne des générations et l'éternel recommencement du monde.

Afin d'échapper à la tentation et de semer sur les chemins ses velléités matrimoniales, Sainte-Beuve entreprit le classique voyage d'Italie. Mais son rêve le poursuivit jusqu'au pied du Vésuve, où il s'écriait: «Oh! vivre là, y aimer quelqu'un et puis mourir.» De retour à Marseille, le rêve se dessine dans une impression fugitive. Ce fut pendant une promenade en mer avec une de ces Marseillaises si attrayantes, dont la beauté unit la fougue du vieux sang gaulois à la morbidezza italienne.

«Nous voguions le soir hors du port, nous allions rentrer: une musique sortit, et elle était suivie d'une quarantaine de petites embarcations qu'elle enchaînait à sa suite, et qui la suivaient en silence et en cadence. Nous suivîmes aussi: le soleil couché n'avait laissé de ce côté que quelques rougeurs; la lune se levait et montait déjà pleine et ronde; la Réserve et les petits lieux de plaisance, aussi bien que les fanaux du rivage, s'illuminaient. Cette musique, ainsi encadrée et bercée par les flots, nous allait au coeur: «Oh! rien n'y manque, m'écriai-je en montrant le ciel et l'astre si doux.—Oh! non! rien n'y manque,» répéta après moi la plus jeune, la plus douce, la plus timide voix de quinze ans, celle que je n'ai entendue que ce soir-là, que je n'entendrai peut-être jamais plus. Je crus sentir une intention dans cette voix de jeune fille: je crus, Dieu me pardonne, qu'une pensée d'elle venait droit au coeur du poëte, et je répétai encore, en effleurant cette fois son doux oeil bleu: Non! rien.—Et semblables à ces échos de nos coeurs, les sons déjà lointains de la musique mouraient sur les flots.»

Enfin, à Paris, l'idéal prend forme décidément, et le vague projet devient une vraie détermination. Reçu dans la maison du général Pelletier, ami et chaud partisan des écrivains libéraux, il y retourna fréquemment et s'y éprit de la plus jeune des deux charmantes filles qui remplissaient de poésie le salon de leur vieux père. Il a raconté, avec bien de la délicatesse, une des scènes d'intérieur qui avaient pu encourager ses espérances. Un soir, pendant qu'il laissait errer une main distraite et ignorante sur le clavier d'un piano encore tout frémissant des accords qu'elle venait d'exécuter, l'aînée s'approcha et dit avec un sourire: «Essayez, qui sait? les poëtes savent beaucoup d'instinct. Peut-être savez-vous jouer sans l'avoir appris.—Oh! je m'en garderai bien; j'aime mieux me figurer que je sais, et j'aime bien mieux pouvoir encore me dire: peut-être!—Elle était là, elle entendit et ajouta avec sa naïveté fine et charmante:—C'est ainsi de bien des choses, n'est-ce pas? Il vaut mieux ne pas essayer pour être sûr.—Oh! ne me le dites pas, je le sais trop bien, lui répondis-je avec une intention tendre et un long regard. Je le sais trop et pour des choses dont on n'ose se dire: Peut-être!—Elle comprit aussitôt et se recula, et se réfugia toute rougissante auprès de son père.»

Lui-même est ému et devient timide, preuve d'amour. Une autre preuve, c'est qu'il se remet à chanter et à célébrer le sentiment confus en des vers, ma foi, assez innocents:

     Regards, retrouvez vite et perdez l'étincelle;
     Soyez, en l'effleurant, chastes et purs comme elle,
     Car le pudique amour qui me tient cette fois,
     Cette fois pour toujours! a pour unique choix
     La vierge de candeur, la jeune fille sainte,
     Le coeur enfant qui vient de s'éveiller,
     L'âme qu'il faut remplir sans lui faire de crainte,
     Qu'il faut toucher sans la troubler.

Qui n'a passé par cet embarras? Qui ne s'est demandé, à de certaines paroles à double entente, à quelque rougeur subite, à une main pressée furtivement, s'il était réellement aimé et s'il pouvait risquer la démarche? Après quelques mois d'indécisions, Sainte-Beuve s'arma de courage et demanda la main de la jeune fille. Elle l'avait traité avec tant de cordialité, qu'il crut en être agréé et pouvoir lui offrir son nom. Si j'en crois des personnes bien informées, l'objet de sa recherche joignait à toutes les grâces une candeur et une sincérité d'âme, devenues introuvables quelques années plus tard. Seulement son coeur n'avait pas parlé. Elle repoussa donc la demande, en y mettant, il est vrai, des ménagements de sensitive qui s'effarouche elle-même d'un refus, adouci aussitôt par des protestations d'amitié. Le mariage n'en était pas moins rompu. Dire pour quelle cause, à la distance où nous sommes de l'événement, ce serait assez difficile. Peut-être la jeune miss hésita-t-elle à venir dans une maison où elle ne règnerait pas seule, où elle aurait à compter avec une belle-mère. Peut-être celle-ci, dans sa jalouse tendresse, voyait-elle avec répugnance lui échapper le fils dont elle n'avait jusque-là partagé l'affection avec personne. Des maîtresses, passe encore: on sait que cela n'a qu'un temps; mais une femme! voilà qui donne à réfléchir aux mères.

J'ai connu à Aix, en Provence, un professeur de calligraphie, appelé Bellombre, qui avait passé sa vie à vouloir se marier sans jamais y parvenir. Il était aussi fils de veuve. Toutes les fois qu'il avait été sur le point de réaliser son voeu, une anicroche s'était rencontrée pour le faire échouer. À cinquante ans, il cherchait toujours. Quand on interrogeait là-dessus Mme Bellombre: «Eh! rien ne presse, répondait-elle, il est encore un peu jeune.»

Le refus opposé à Sainte-Beuve n'avait sans doute rien de personnel, si j'en juge par l'insistance que mit à lui voir continuer ses visites le père de la dédaigneuse enfant, insistance telle que l'écrivain dut s'y soustraire par une explication et se délier:

«Octobre, 1840.

«Général,

«Sachant votre retour, et depuis plusieurs jours déjà, j'ai à m'excuser près de vous de n'avoir pas encore eu l'honneur de vous aller saluer. J'ai aussi, pour une dernière fois, à vous rendre compte d'une situation que ma démarche, lors de votre retour précédent, a si soudainement changée, et sur laquelle, avant d'entrer dans le long silence, je vous dois et me dois à moi-même de donner une explication finale. J'ai essayé, depuis votre départ, de cultiver, comme par le passé, des relations bien précieuses, mais auxquelles le plus grand charme du passé était ravi. J'ai cru un moment y avoir réussi, avoir triomphé assez de moi, ou plutôt m'être assez complétement remis à mon penchant, pour ne ralentir qu'à peine une assiduité aussi désirée que combattue. Mais, vous l'avouerai-je? si je dissimulais au dehors, je le payais trop au dedans. Vous le comprendrez sans que je l'étale ici. D'une part, être reçu avec toute la bonne grâce du monde et même de ce qu'on appelle amitié; de l'autre, étouffer et irriter en soi un sentiment désavoué, une souffrance qui tout bas s'ulcère, et remporter un long trouble qui se prolonge bien avant à travers les seuls remèdes possibles de l'étude et de l'isolement: je n'ai pu y suffire, et, à partir d'un certain jour, je me suis dit, avec la seule force que je retrouvais en moi, de m'abstenir désormais et de fuir dans mon ombre… Devant désormais avoir très-peu l'honneur de vous voir ou même de vous rencontrer, souffrez, général, que je vous assure ici des sentiments de respect et d'inviolable souvenir qui, de ma part, ne cesseront de s'attacher à vous et à ce qui vous entoure.»

Il n'éprouva, d'ailleurs, aucun dépit de sa déception et voua même une vive gratitude à la jeune fille qui l'avait ainsi empêché d'enchaîner son existence. Nul doute, en effet, que cette union avec une famille bourgeoise n'eût exigé de lui bien des concessions, des renoncements, et le sacrifice d'idées auxquelles il tenait par-dessus tout. Une fois marié, il eût fallu compter avec la société et subir ces mêmes préjugés, qu'il était décidé à combattre.

Son seul regret, vers la fin, était de n'avoir pas d'enfants: «A un certain âge de la vie, si notre maison ne se peuple point d'enfants, elle se remplit de manies ou de vices.» Le jour où il eut quarante-quatre ans, il écrivit sur ce sujet une page touchante, qu'il faut citer:

«La nature est admirable, on ne peut l'éluder. Depuis bien des jours, je sens en moi des sentiments tout nouveaux. Ce n'est plus seulement une femme que je désire, une femme jeune et belle comme celles que j'ai précédemment désirées. Celles-là plutôt me répugnent. Ce que je veux, c'est une femme toute jeune et toute naissante à la beauté; je consulte mon rêve, je le presse, je le force à s'expliquer et à se définir: cette femme, dont le fantôme agite l'approche de mon dernier printemps, est une toute jeune fille. Je la vois, elle est dans sa fleur, elle a passé quinze ans à peine; son front, plein de fraîcheur, se couronne d'une chevelure qui amoncelle ses ondes, et qui exhale des parfums que nul encore n'a respirés. Cette jeune fille a le velouté du premier fruit. Elle n'a pas seulement cette primeur de beauté; si je me presse pour dire tout mon voeu, ses sentiments, par leur naïveté, répondent à la modestie et à la rougeur de l'apparence. Qu'en veux-je donc faire? Et si elle s'offrait à moi, cette aimable enfant, l'oserais-je toucher, et ai-je soif de la flétrir? Je dirai tout: oui, un baiser me plairait, un baiser plein de tendresse; mais surtout la voir, la contempler; rafraîchir mes yeux, ma pensée, en les reposant sur ce jeune front, en laissant courir devant moi cette âme naïve; parer cette belle enfant d'ornements simples où sa beauté se rehausserait encore, la promener les matins de printemps sous de frais ombrages et jouir de son jeune essor, la voir heureuse, voilà ce qui me plairait surtout et ce qu'au fond mon coeur demande. Mais qu'est-ce? tout d'un coup le voile se déchire, et je m'aperçois que ce que je désirais, sous une forme équivoque, est quelque chose de naturel et de pur: c'est un regret qui s'éveille; c'est de n'avoir pas à moi, comme je l'aurais pu, une fille de quinze ans, qui ferait aujourd'hui la chaste joie d'un père et qui remplirait ce coeur de voluptés permises, au lieu de continuels égarements.»

Oserai-je dire toute l'impression que produit sur moi ce morceau? La fin me réconcilie un peu avec le commencement. Toutefois, j'en suis certain, jamais homme, ayant eu des enfants autrement qu'en hypothèse, ne détaillera d'une façon si sensuelle le sentiment paternel qui, en soi, ne peut et ne doit avoir rien que de sobre.

Sainte-Beuve, estimant sans doute qu'il avait payé sa dette au monde en ce qui regarde le mariage par les tentatives où son bon vouloir avait échoué, ne songea plus qu'à se ménager un de ces arrangements à la fois commodes et honorables, où l'amour se voile sous les égards, où il entre plus d'estime pour le sexe et de reconnaissance que d'ardeur des sens, et que la jalousie ne tourmente ni n'aiguillonne.

Depuis plusieurs années il avait rencontré et connu dans les salons du faubourg Saint-Germain la comtesse Sophie Logré, petite-fille de Mme d'Houdetot, fille du général de Bazancourt, soeur du baron du même nom et femme du général d'Arbouville. Elle a composé des nouvelles attendrissantes et mélancoliques sur les épreuves qui attendent les personnes de son sexe dans notre état social, et l'on peut dire que par beaucoup de points c'était une âme soeur de l'auteur de Volupté et des Consolations.

Le dernier biographe de celui-ci, M. Othenin d'Haussouville, ayant à parler de leur liaison, l'a fait de ce ton pincé qui appartient aux doctrinaires: «Des communications bienveillantes, dit-il, me permettent de soulever ici le coin d'un voile derrière lequel rien ne s'est jamais abrité que de pur et de délicat.»

Qu'en sait-il?

De tous les jeux où de notre temps s'amuse le paradoxe, un des plus futiles est celui qui vise à refaire une couronne de pureté et d'innocence à toutes les femmes, à commencer par les reines, et à finir par les comédiennes. Que de livres n'a-t-on pas écrits pour justifier Marie-Antoinette, Marie Stuart et tant d'autres? À entendre ces historiens d'un nouveau genre, historiens amoureux d'illusions et sujets aux chimères, il semble vraiment que le malheur de ces reines serait moins à plaindre et leur martyre digne de moins de pitié, si elles n'avaient pas toujours gardé la fidélité conjugale. «La vertu des femmes, disait Mme de Girardin, est la plus belle invention des hommes.»

Quel est le résultat le plus clair de toutes ces apologies, si ce n'est de donner un croc-en-jambe à la vérité historique et d'inaugurer une fausse morale? Une belle femme qui rit au soleil est, ce me semble, aussi respectable et, en tout cas, plus naturelle qu'une madone qui prie dans l'ombre. Pauvres êtres qui rachetez par la ruse ce que la nature vous a refusé de force et savez si bien vous relever de votre infériorité, va-t-on vous punir de mort pour nous avoir donné la vie, et serons-nous à votre égard d'autant plus sévères que vous aurez été plus indulgentes? Si précieuse que soit la virginité, Bayle soutient avec raison qu'il n'y a boulanger ni boucher qui voulût sur cette perle faire crédit de cinq sols. Quand cessera-t-on de vanter, outre mesure, la continence et la chasteté, ces vertus de moine, si négatives, si infécondes? Le meilleur moyen de faire porter ses fruits à l'arbre de la vie ne sera jamais d'en couper les branches. Mettez cette thèse à côté de celle qui donne la vertu pour fondement aux républiques: les deux font la paire.

Pour en revenir à M. d'Haussonville, je me garderais bien, aimant peu pour mon compte à pousser à bout ces sortes de procès, de contredire à sa rassurante assertion, s'il ne montrait à chaque ligne le bout de l'oreille. Ce publiciste empanaché trouve tout naturel que dans un Etat démocratique l'illustration de la naissance exerce encore son prestige[20]; il s'étonne que le grand écrivain, fils de ses oeuvres, et qui avait dédaigné la particule, quoique son père la portât, ait reproché au duc de Broglie de ne s'être donné que la peine de naître; puis, voulant lui faire une bonne méchanceté, il met dans la bouche de M. Cousin, n'osant le prendre à son compte, ce propos inattendu: Sainte-Beuve n'est pas gentilhomme. Eh non, Dieu merci, il n'a rien de commun avec vos gens, les de Cust…, les de Germ… et autres gentilshommes si fameux que les nommer serait une inconvenance.

Le tout se termine par une méprise assez naïve chez un futur académicien. Il prétend en un endroit que Mme d'Arbouville exerça sur le talent de Sainte-Beuve une influence élevée, morale, chrétienne, dont la trace se retrouve dans les portraits de Mlle Aissé, de Mme de Krüdner. Or, ouvrez le volume à l'endroit indiqué et vous ne tarderez pas à rencontrer ceci:

«Mme de Krüdner, dans les moments décisifs avec son amant, fait une prière à Dieu en disant: Mon Dieu, que je suis heureuse! je vous demande pardon de l'excès de mon bonheur. Elle reçoit ce sacrifice comme une personne qui va recevoir sa communion.»

Veut-on s'édifier sur le genre d'attachement qui lia Sainte-Beuve à Mme d'Arbouville? On n'a qu'à lire les règles de conduite qu'il professait en telle matière, car il avait ses principes, lui aussi:

«—Avec les femmes aimées qui nous ont repoussé, rompre: mieux vaut une rancune aimante.

Avec les femmes amies qui nous ont souri, continuer de vivre dans un doux oubli reconnaissant.»

Rapprochez de ces sentences l'affirmation suivante:

«—Elle a été pendant dix ans ma meilleure amie, j'ai été son meilleur ami.»

Et vous comprendrez la large place qu'il a occupée dans le coeur et dans les affections d'une personne si aimante et d'un esprit si cultivé.

Un jour que son secrétaire exposait devant lui, avec la candeur de la jeunesse, une de ces théories sur le platonisme et l'amour pur auxquelles le beau sexe applaudit volontiers, quitte à pratiquer le contraire, il perdit patience et riposta:

«—On se demande toujours si l'amitié sincère, forte, durable, est possible entre un homme et une femme. Oui, je le crois, cela se peut, mais à une condition: il faut qu'il n'y ait pas toujours eu amitié pure et simple; qu'à un moment aussi court, aussi fugitif que vous voudrez, la passion ait parlé; qu'il y ait eu abandon, faiblesse.»

Dans une des rares nouvelles qu'il a mêlées à ses portraits, Mme de Pontivy, récit transparent de sa propre aventure, il est encore plus explicite:

«—La passion, telle qu'elle peut éclater en une âme puissante, illuminait au dedans les jours de Mme de Pontivy. L'amour même et l'amour seul! Le reste était comme anéanti à ses yeux ou ne vivait que par là. Les ruses de la coquetterie et ses défenses gracieusement irritantes, qui se prolongent souvent jusque dans l'amour vrai, demeurèrent absentes chez elle. L'âme seule lui suffisait ou du moins lui semblait suffire; mais quand l'ami lui témoigna sa souffrance, elle ne résista pas; elle donna tout à son désir, non parce qu'elle le partageait, mais parce qu'elle voulait ce qu'elle aimait pleinement heureux. Puis, quand les gênes de leur vie redoublaient, ce qui avait lieu en certains mois d'hiver plus observés du monde, elle ne souffrait pas et ne se plaignait pas de ces gênes, pourvu qu'elle le vît.» Cette douceur et cette discrétion dans la tendresse, ce bonheur tranquille que le monde soupçonnait à peine et ne troublait point, convenaient parfaitement à l'homme déjà mûr qui se rappelait, non sans effroi, les bourrasques de sa passion pour Mme X…, et qui de sa vie n'avait pu prendre sur lui de passer la nuit entière à côté d'une femme. Il aimait, en effet, à procéder avec elles par entrevues rapides, afin de laisser à l'ardeur toute sa vivacité.

On dirait que le sceptique a été désarmé cette fois par le charme qu'embellissait une bonne grâce perpétuelle; il redevient jeune, il croit à l'amour et à sa durée. «Non, s'écrie-t-il, il n'est pas vrai que l'amour n'ait qu'un temps plus ou moins limité à régner dans les coeurs; qu'après une saison d'éclat et d'ivresse, son déclin soit inévitable; que cinq années, comme on l'a dit, soient le terme le plus long assigné par la nature à la passion que rien n'entrave et qui meurt ensuite d'elle-même.»

En conséquence, il nous représente les deux amants s'avançant toujours, plus unis dans les années qu'on peut appeler crépusculaires, et où un voile doit couvrir toutes choses en cette vie, même les sentiments devenus chaque jour plus profonds et plus sacrés.

En réalité, les choses se passèrent un peu autrement. Mme d'Arbouville, à la fin de ses jours, était revenue aux pratiques de dévotion et avait confié la direction de sa conscience au père de Ravignan. Elle alla s'éteindre à Lyon le 22 mars 1850, refusant, dit-on, de recevoir l'ami qui, malgré leur rupture, était accouru à la nouvelle du danger pour la revoir une dernière fois, à l'instant de la séparation et de l'adieu suprême, et qui priait qu'on lui permît du moins de presser les lèvres que la mort allait flétrir[21].

Quoi qu'il en soit, et nonobstant cette brouille finale, il lui dut les dix années les plus heureuses de sa vie (1837-1848), celles du moins où son existence fut arrangée le plus à son gré, selon son rêve. La matinée, racontent ses biographes, était consacrée au travail courant; l'après-midi, à quelque lecture de choix ou à quelque flânerie poétique. Le soir, il allait dans les salons, chez Mme de Broglie, chez Mme de Boigne; causait avec esprit, avec feu; observait, et, rentré chez lui, notait dans son journal intime mille souvenirs intéressants, des anecdotes curieuses, de fines remarques morales. L'été, il passait ses vacances dans un des châteaux de M. Molé, oncle de Mme d'Arbouville, à Précy, au Thil, à Champlâtreux ou au Marais. Il avait si bien pris ses habitudes dans cette hospitalière demeure du Marais que, pour goûter les douceurs de la société sans en souffrir la dépendance, il avait loué en 1847 une petite maison dans le village et pouvait ainsi travailler et dîner chaque jour au château.

On ne produit pas un effet brillant dans notre pays si l'on n'est homme du monde et si l'on ne fréquente les salons. Il faut tâcher seulement que le talent s'y perfectionne sans s'y user.

Au milieu de ce cercle aristocratique, Sainte-Beuve payait par les bonnes grâces de l'esprit ce que la fortune lui refusait de rendre sous une autre forme. Il y était, d'ailleurs, fort goûté et apprécié. Le comte Molé surtout paraît l'avoir conquis et charmé par la délicatesse de ses flatteries. Lorsqu'il s'entretenait avec lui de quelqu'un des hommes distingués, comme Fontanes, de Dalmas, de Beausset, Melzi, qu'il avait autrefois connus, il ne manquait jamais d'ajouter: «Oh! je suis certain qu'il vous aurait plu singulièrement et que vous vous seriez convenus!» Se peut-il imaginer façon plus adroite de chatouiller un coeur avide avant tout de nobles amitiés?

Ce même homme d'État lui ayant offert de le faire entrer à l'Académie, il s'y prêta volontiers. Son bagage littéraire était plus que suffisant, et la mort de Casimir Delavigne laissait vacant un des fauteuils. Mais survint tout à coup, pour le lui disputer, un personnage fort oublié aujourd'hui, M. Vatout, qui n'avait d'autre titre que celui d'officier dans la maison du roi. «Nommer M. Vatout, disait Royer-Collard, quelle plaisanterie faites-vous là à un homme de mon âge? Sachez, monsieur, que je prétends nommer quelqu'un.» Louis-Philippe, c'est tout naturel, n'était pas du même avis, et patronnait ouvertement la candidature de son serviteur. L'élection fut disputée et remise à un mois après sept tours de scrutin. Sainte-Beuve en fut réellement humilié. Signalant le résultat à Olivier pour la Revue Suisse, il ne pouvait s'empêcher de lui écrire: «Pas de réflexion, sinon celle-ci si vous voulez: «À voir les choses de si loin et au point de vue littéraire, une hésitation prolongée peut paraître au moins singulière.» Enfin, par un choix qui l'honorait, l'Académie au courtisan préféra l'écrivain. Lorsque celui-ci, après sa réception, fut, selon l'usage, mené aux Tuileries par Villemain et Victor Hugo, Louis-Philippe ne lui adressa pas la parole et, de son côté, il ne desserra pas les dents. Hors cette unique fois, il ne mit jamais les pieds à la cour et n'accepta aucune des invitations de concert ou de spectacle qu'on adresse aux membres de l'Institut. Il y a plus. Villemain, soit pour le taquiner, soit dans un autre but, proposa de le décorer. Faire accepter la croix à l'ancien collaborateur de Carrel, c'eût été lui jouer un bon tour; mais il résista avec énergie et offrit même, si l'on persistait, sa démission de bibliothécaire. Je ne vois donc pas de raison de soutenir, avec tous ses biographes, que si le règne de dix-huit ans se fût prolongé, on eût fini par le rallier à la monarchie, qu'il avait boudée jusque-là, malgré l'exemple de tous ses anciens amis. Ceci m'amène à toucher un mot de son rôle politique, bien que ce rôle ait été secondaire chez lui et constamment subordonné à son amour pour les lettres.

Confondu dans la foule de ceux qui subissent les révolutions sans les provoquer et sans se croire non plus d'étoffe à les conjurer, Sainte-Beuve n'a jamais aspiré à la direction des affaires publiques. Loin d'y mettre la main ou même le doigt, il se contente d'en saisir le jeu, d'en tout comprendre et d'en extraire, s'il se peut, quelques leçons de philosophie à notre usage. Que d'autres s'appliquent à diriger et à manier le monde, lui ne se soucie que de l'éclairer. À peine si vers la fin, lorsque l'expérience eut mûri sa raison, il eût ambitionné l'honneur d'être quelquefois consulté. Des cinq gouvernements sous lesquels il a vécu, très-français en ce point comme sur beaucoup d'autres, il n'a cordialement accepté que les deux derniers. Et même, dans les derniers temps, semblait-il s'en détacher pour rentrer dans l'opposition qui convenait mieux à son tempérament de frondeur.

La Restauration avait essayé, en 1828, de le gagner par l'offre d'un poste de secrétaire d'ambassade. Il aurait accompagné à Athènes M. de Lamartine, qui devait y représenter la France. Mais on ne donna pas suite à ce projet. Après la révolution de Juillet, tandis que la rédaction du Globe entrait d'emblée au pouvoir; que Dubois, Vitet, Jouffroy, Rémusat et les autres se partageaient les faveurs de la royauté nouvelle, il resta au journal avec Leroux et Lerminier, continuant à y défendre les opinions libérales. Puis, la monarchie de Juillet paraissant renier son origine, il accentua son opposition contre elle et combattit à côté de Carrel au National. Toutefois, il n'y fit qu'une courte campagne, plus littéraire que politique. Il n'en est pas moins vrai que Louis-Philippe ne fut jamais un monarque de son goût. Son idéal de souverain eût été un mélange de Louis XIV et de Napoléon, ayant mêmes sentiments, mêmes ambitions que le pays, et menant haut la main les hommes et la fortune. Qu'aurait été 1830, s'il y avait eu au gouvernail un grand coeur? Telle est la question qu'il se posa souvent et qu'il retournait contre un roi spirituel sans doute, et intelligent, mais trop prudent, trop père de famille, trop préoccupé, comme un simple bourgeois, de laisser beaucoup de millions à ses enfants. «—Cela m'agace, cela m'irrite, disait-il à Edmond Texier, c'est décidément trop plat[22].» Il disait encore à ce sujet: «Les bonnes intentions, les bienfaits même, ne sont jamais comptés aux souverains s'ils ne joignent la force à l'autorité.»

Prétendre que la révolution de 1848 lui donna des peurs bleues est une pure calomnie. Avec ses instincts de girondin et son humeur populaire, il se plaisait, au contraire, aux émotions de la rue: il fallut toute la maladresse des républicains pour le rendre hostile. N'eut-on pas le tort insigne de soupçonner sa probité, parce que son nom figurait, à côté d'une somme de cent francs, sur une liste de fonds secrets, publiée par la Revue rétrospective. À force de recherches, il est parvenu depuis à découvrir que cette somme provenait d'un crédit affecté à la réparation d'une cheminée qui fumait dans son appartement du palais Mazarin.

Sur le moment, ses ennemis, heureux du prétexte, essayèrent de le flétrir. Parmi eux, le philologue Génin se distingua par son acharnement. Bondissant d'indignation, sous un outrage si immérité, Sainte-Beuve s'adressa de toutes parts aux anciens et aux nouveaux ministres, pour qu'on éclaircît le fait.

«La vie seule d'un honnête homme, disait-il avec une juste fierté, peut répondre pour lui. Je n'essaierai pas d'autre réponse que celle-là: elle suffira certainement auprès de tous ceux qui me connaissent; et même pour ceux qui ne me connaissent pas, je rougirais d'ajouter un mot de plus.

Depuis quinze ans, j'ai eu des liens de société et même d'amitié avec bien des ministres et personnages considérables du dernier régime; ils savent tous quelle a été, à leur égard, mon attitude constante de délicatesse et de discrétion, et si j'ai jamais rien demandé à aucun d'eux.—Non, quoi que vous en disiez, je ne suis pas tombé dans quelque guet-apens. Un homme assis, et qui se tient immobile à l'écart, n'y tombe pas.»

À M. Crémieux, qui était alors garde des sceaux, il écrivait:

«Je demande de votre justice qu'on veuille bien m'aider à obtenir un éclaircissement sur cet odieux mystère… Veuillez me fournir les moyens d'arriver à expliquer complétement et à dévoiler l'infamie dont je me trouve atteint, moi qui ai toujours vécu à l'écart, ne demandant rien au pouvoir, tout entier à l'étude et aux lettres.»

Pour comble de déshonneur, son nom était placé sur la liste entre celui de M. Eugène Vouillot et celui de Charles Maurice, un franc corsaire. Une telle association eût dû suffire pour ôter tout prétexte à la calomnie: elle n'en a pas moins tenté d'y revenir par insinuation de temps à autre, et chaque fois une protestation vigoureuse l'a fait rentrer sous terre. La meilleure réfutation est celle qu'on rencontre dans une lettre à M. Barrot: «Quoi! lié dès 1824 au Globe avec tous les hommes devenus depuis ministres; vivant, dès 1832, dans la familiarité, je puis dire, des Pasquier, des Mole, des Thiers; bibliothécaire de la Mazarine depuis 1840, seulement et parce qu'il était presque scandaleux que tant d'hommes puissants, mes amis, me laissassent logé au quatrième, dans une chambre d'étudiant, à l'hôtel garni; ne demandant qu'à obtenir de la considération et à garder de la dignité dans les rapports de société où je vivais en égalité avec les meilleurs sur le pied de l'esprit; élu membre de l'Académie française en 1844, et dès lors confrère des principaux personnages politiques, j'aurais été acheté, en l'an de grâce 1847, pour la somme de cent francs; et ces cent francs seraient sur les fonds secrets! Ma foi, c'est trop bête.»

Enfin, de guerre lasse, voyant qu'on refusait de l'entendre, et ne voulant conserver aucun lien d'obligation envers un gouvernement si peu soucieux de l'honneur et de la dignité des écrivains, Sainte-Beuve donna sa démission de bibliothécaire et s'en alla professer un cours à l'université de Liége.

L'année qu'il y passa fut tout entière consacrée aux travaux littéraires, sans aucune distraction amoureuse; fidèle à son attachement pour Mme d'Arbouville, qui vivait encore, il s'y refit une virginité, comme nous l'apprend un de ses sonnets:

     Non, je n'ai point perdu mon année en ces lieux:
     Dans ce paisible exil mon âme s'est calmée;
     Une absente chérie et toujours plus aimée
     A seule, en les fixant, épuré tous mes feux.

     Et tandis que des pleurs mouillaient mes tristes yeux,
     J'avais sous ma fenêtre, en avril embaumée,
     Des pruniers blanchissant la plaine clairsemée;
     Sans feuille, et rien que fleurs, un verger gracieux!

     J'avais vu bien des fois mai brillant de verdure,
     Mais avril m'avait fui dans sa tendre peinture.
     Non, ce temps de l'exil, je ne l'ai point perdu!

     Car ici j'ai vécu fidèle dans l'absence,
     Amour! et sans manquer au chagrin qui t'est dû,
     J'ai vu la fleur d'avril et rappris l'innocence.

À son retour, la France présentait un spectacle bien triste; la réaction contre la République, dirigée par les partis déchus, y triomphait de partout. De vieux libéraux, tels qu'Odilon Barrot, des voltairiens comme Cousin, Thiers, Saint-Marc, y donnaient la main aux légitimistes et aux évêques, à Montalembert, à Falloux, à Veuillot, à Dupanloup, pour supprimer le suffrage universel, livrer l'enseignement aux jésuites et jeter leur pays dans le pétrin clérical, d'où il a aujourd'hui tant de peine à se tirer. Sainte-Beuve, honteux pour ses anciens amis, saisit l'occasion que lui offrait le Constitutionnel[23] de mener contre eux une vigoureuse campagne, qui se termina par l'article des Regrets, sur lequel on a tant divagué. Il semble vraiment que le journaliste s'y soit montré ingrat et traître envers les libéraux, comme s'il fallait prendre au sérieux un libéralisme dont ils ne firent étalage qu'après avoir perdu le pouvoir.

Son adhésion à la présidence du prince Louis Bonaparte fut sincère et dégagée d'arrière-pensée, quoique tacite et indirecte; il n'y mit pas la main, comme faisaient ces mêmes partis monarchiques, dans l'espérance d'y trouver une planche pourrie pour arriver à leurs fins. Lui, accepta franchement l'idée et le fait d'une restauration napoléonienne. Dans les conjonctures difficiles, on prend l'habileté où elle se rencontre, et de deux maux on est bien forcé d'opter pour le moindre. Après tout, il suivit le courant et sentit comme le peuple.

Je ne suis pas impérialiste, et oncques ne le fus; mais toutes les déclamations entassées les unes sur les autres ne me feront pas admettre qu'un gouvernement ait duré vingt années, malgré le crime d'où il était issu, si la grande majorité de la nation n'en eût pas voulu. Le fait serait trop déshonorant pour nous. Quant à la corruption, c'est depuis la chute du régime qu'elle a surtout frappé les yeux; de près, on y était moins sensible. Il serait temps, peut-être, d'abandonner un thème qui ne signifie rien et qui nous ridiculise aux yeux de l'Europe. Ceux qui s'en font l'écho oublient sans doute que le même reproche a été constamment adressé au pouvoir, et, chaque parti l'ayant exercé à son tour, il s'en suivrait que la corruption serait universelle. Cela est absurde; nous avons aujourd'hui des républicains, dit-on, à notre tête, et l'on ne se fait pas faute de crier contre la curée des places, l'avidité, l'insolence et l'incapacité des fonctionnaires. Je ne vois pas qu'ils soient plus incapables ni moins arrogants qu'autrefois; il me semble que ce sont toujours les mêmes.

J'en dirai bien autant des criminels, que les journaux de nuances opposées se jettent dans les jambes les uns aux autres. On est assassin, voleur ou sodomiste par intempérance et par vice d'éducation, et non parce qu'on est républicain, légitimiste ou même bonapartiste. Laissez donc là ce jeu hypocrite et combattez-vous à armes courtoises.

Ma digression est faite; je reviens à Sainte-Beuve. À aucun moment, ce n'a été un courtisan de l'Empire; ce régime avait à ses yeux trop peu de souci des lettres et trop peu d'égards pour ceux qui les cultivent. Alors que beaucoup d'autres réglaient leur montre sur le cadran des Tuileries ou prenaient l'heure à leur paroisse, il alla de l'avant, ne pensant et ne parlant qu'à son gré.

De nombreuses maladresses, commises au Moniteur, où il écrivait, et qui indiquaient chez le directeur de la presse un manque absolu de tact, ne tardèrent pas à le mécontenter. Par exemple, un critique de ce journal ayant un jour cité un alexandrin moderne, le ministre fit aussitôt demander si, d'aventure, ce vers ne serait pas de Victor Hugo. On le retint sur le marbre de la composition jusqu'à ce qu'il eût montré patte blanche. Vérification faite, il était d'Alfred de Musset.

Un autre jour, l'éloge du sinologue Abel de Rémusat fut écarté, parce que Fould avait confondu ce savant avec l'auteur d'Abélard, Charles de Rémusat. Aussi, fallait-il entendre Sainte-Beuve cribler de ses railleries l'ignorance littéraire des Billaut, des Vaillant, des Rouher. Ayant été victime de plus d'un manque d'égards de la part des insolents et grossiers personnages qui entouraient le trône, il écrivait à l'occasion de Jomini: «Un souverain, surtout quand il est absolu, répond jusqu'à un certain point des injustices et des injures qu'on inflige en son nom à des âmes délicates, et par conséquent sensibles à l'outrage.» Le coup le plus rude lui fut précisément porté par l'empereur lui-même. La scène eut lieu, je crois, à Compiègne, où il n'avait accepté de venir qu'à son corps défendant[24] et sur les instances de la princesse Mathilde. Il avait certes droit plus que personne à quelque mot gracieux du prince, dont il servait depuis si longtemps la politique. Or, Napoléon III, l'ayant attiré dans un entretien particulier, se prit à lui dire: «Je goûte fort, monsieur, vos excellents articles du Moniteur.—Sire, il y a trois ans que je n'y écris plus», répliqua l'écrivain, justement blessé dans son amour-propre. Aussi, après avoir rempli vis-à-vis d'un tel gouvernement son devoir d'honnête homme et de bon serviteur par maint conseil discret sur la route à suivre, les écueils à éviter, les influences néfastes, voyant qu'on restait sourd à ses avis, il éclata publiquement et fit bande à part.

* * * * *

On comprend qu'il se soit refusé ensuite à parler de l'Histoire de César. Ce ne fut pas, d'ailleurs, son seul acte d'indépendance et de dignité. J'ai la bonne fortune de pouvoir donner ici une lettre inédite[25], qui prouvera avec quelle aisance spirituelle il se dérobait à certaines corvées, lorsque son dévouement était soumis à une trop rude épreuve. Il avait l'art, sinon l'audace, de dire la vérité; mais, enfin, il osait quelquefois la dire, et son adresse aidait à rendre son courage utile. M. Pelletier, chef de division au ministère d'État et chargé de la direction du Moniteur, l'ayant prié d'écrire un article sur une Histoire des Girondins, au succès de laquelle on tenait beaucoup, reçut de lui la lettre suivante:

«Cher monsieur,

Je voudrais pouvoir dire oui; mais j'ai une difficulté insurmontable sur cet auteur: il me paraît compromettre tout ce qu'il touche; il est violent et n'a pas la tradition des choses dont il parle.

«Ainsi, l'article de Condorcet, que le Moniteur a inséré, est odieux et faux; on peut être sévère pour Condorcet, mais ce n'est pas sur ce ton ni dans cette gamme. Je n'ai pas lu le reste de l'ouvrage; mais ce ne peut être bon, bien qu'il y ait des recherches. L'esprit n'en saurait être plus juste que celui de ses autres écrits. Car lui, il n'est pas un esprit éclairé, ce qui n'empêche pas qu'il n'ait une plume avec laquelle, à un moment donné, il joue merveilleusement du bâton. Je l'ai vu, comme journaliste, dirigé sur une position à enlever, et faire prouesse, s'en tirer à merveille. Mais, de lui-même, c'est un gladiateur et un casse-cou.

«Enfin, cher monsieur, vous saurez que de l'avoir nommé une fois dans je ne sais quel article et avec assez de politesse, est un des petits remords de ma vie littéraire[26]. Je n'ai, d'ailleurs, jamais eu à me plaindre de lui, mais c'est répulsion de nature, et que je vois très-partagée. Il a compromis le romantisme de Hugo; il a compromis le doctrinarisme de Guizot; il compromettrait ce qu'il sert aujourd'hui, si ce régime n'était pas en dehors et au-dessus des coups de plume pour ou contre.

«Voilà une confession; vous voyez comme je me livre.—Tout à vous.»

Inutile de nommer l'écrivain dont il s'agit, tout le monde aura reconnu
Granier de Cassagnac.

X

LA MAITRESSE FAVORITE.—UN TRAVAILLEUR À L'OEUVRE.—DIFFÉRENDS AVEC LES ÉCRIVAINS ET AVEC LES FAMILLES.—AVANIE AU COLLÉGE DE FRANCE.

Toutes les femmes aimées de Sainte-Beuve rencontrèrent dans son coeur une rivale préférée, établie à demeure dès l'enfance, qui ne perdit jamais ses droits, n'eut pas à souffrir d'infidélité et vit plutôt son influence grandir avec les années. Cette rivale, hâtons-nous de le dire, c'est l'étude. Même en ses plus vives ardeurs, il préférait feuilleter de vieux livres que caresser de frais appas.

Une des supériorités de ce rare esprit fut, nous dit Mme Colet, de se ressaisir tout entier par le travail. Sitôt qu'il reprenait sa tâche de chaque jour, tâche régulière, scrupuleuse, obstinée, et que la mort seule interrompit, ses passions chômaient; la belle du moment était mise en oubli. Chateaubriand avait dit: «Si je croyais le bonheur quelque part, je le chercherais dans l'habitude.» Lui, avait substitué le génie au bonheur, l'avait cherché et l'avait trouvé dans un labeur fécond, chaque jour repris et patiemment poursuivi avec une persévérance invariable. C'est pendant ces nobles haltes, qu'il s'imposait comme une discipline inflexible, que ses tourterelles captives s'émancipaient sans qu'il y prît garde.

Le pur lettré eût bien voulu n'avoir pas à songer au profit et ne chercher dans l'étude que ce qui est agrément, douceur, oubli, passe-temps et délices. Mais il faut vivre. Sa fortune, il est vrai, le mettait au-dessus du besoin, lui assurait l'indépendance; elle était trop modeste pour satisfaire à ses instincts de générosité. De plus, il aimait la gloire, qui ne s'acquiert pas en se jouant et réclame une application constante et de chaque jour; sinon tout s'en va en fumée et en rêve. Ajoutez-y le goût de la galanterie et les dépenses qu'il entraîne. Qui veut vivre pour plaire doit plaire pour vivre. Force fut donc à son esprit de produire et de se plier au travail.

D'un autre côté, les conditions du goût se sont fort modifiées. Pour être digne de présenter aux autres les fruits de la littérature, il ne suffit plus de les sentir soi-même avec âme, il faut encore en avoir fait une patiente étude et s'être entouré de plus de notions possible, afin de saisir et de dérober le secret du génie:

«Où est-il le temps où on lisait anciens et modernes couché sur un lit de repos, comme Horace pendant la canicule, ou étendu sur un sofa, comme Gray, en se disant qu'on avait mieux que les joies du Paradis ou de l'Olympe? le temps où, comme le Liseur de Meissonnier, dans sa chambre solitaire, une après-midi de dimanche, près de la fenêtre ouverte qu'encadre le chèvrefeuille, on lisait un livre unique et chéri? Heureux âge, où est-il?

Rien n'y ressemble moins que d'être toujours sur les épines comme aujourd'hui en lisant, de prendre garde à chaque pas, de se questionner sans cesse, de se demander si c'est le bon texte, s'il est bien original… et mille autres questions qui gâtent le plaisir, engendrent le doute, vous font gratter le front, vous obligent à monter à votre bibliothèque, à grimper aux plus hauts rayons, à remuer tous vos livres, à consulter, à compulser, à redevenir un travailleur et un ouvrier enfin, au lieu d'un voluptueux et d'un délicat.»

Il a l'air de s'en plaindre, mais qui l'a vu chez lui sait bien que cette application acharnée lui était devenue une seconde nature et qu'il s'y délectait comme dans son élément.

Sa soif de découverte et de nouveauté n'est restée étrangère à aucune connaissance, et les a fait servir toutes au perfectionnement de l'histoire littéraire qui, de cette façon, hérite et bénéficie des autres branches de la culture humaine.

Moraliste à la suite de La Bruyère et de La Rochefoucauld, il observe et décrit les moeurs sans prétendre les régler. Son ambition va même plus haut. Il voudrait, sous la diversité des organisations, discerner les caractères qui se reproduisent invariablement, afin de classer les hommes comme on fait des plantes: «Je m'applique, dit-il, à étudier la nature sous bien des formes vivantes. L'une de ces formes étudiée et connue, je passe à l'autre. Je ne suis pas un rhéteur se jouant aux surfaces et aux images, mais une espèce de naturaliste des esprits, tâchant de comprendre et de découvrir le plus de groupes possible, en vue d'une science plus générale, qu'il appartiendra à d'autres d'organiser. J'avoue qu'en mes jours de grand sérieux, c'est là ma prétention.»

Ici, nous n'avons pas à décider si la prétention est justifiée. Sa méthode d'investigation, exposée au tome III des Nouveaux Lundis, a été maintes fois discutée et contredite. On peut la voir appliquée avec une rigueur scolastique dans les ouvrages de M. Taine. Inutile, je crois, d'y insister davantage. En soi d'ailleurs une théorie est de peu d'importance; l'instrument ne vaut que par la main qui s'en sert. Sans plus nous inquiéter du but, arrêtons-nous aux accidents du voyage.

On n'attend pas de moi, sans doute, un portrait en pied; la difficulté serait trop grande de fixer celui d'un tel Protée. Au moment où vous croyez le tenir, il se dérobe et apparaît tout autre vingt pas plus loin. Le pinceau flexible dont il disposait eût seul été capable de grouper en une image ressemblante les nuances infinies qui, en se fondant, ont produit le critique universel.

Son premier fonds de collège était considérable. Loin de s'y tenir, comme on fait souvent, il le fortifia et l'accrut sans cesse, acceptant les conseils, les leçons même des latinistes et hellénistes les plus savants, et cela, jusqu'à un âge avancé. La plaisanterie de Montaigne, à propos du vieillard abécédaire qui poursuit son écolage, ne mordit jamais sur lui.

Il entendait suffisamment l'italien, médiocrement l'espagnol, beaucoup mieux l'anglais, sa langue quasi-maternelle, dont pourtant la poésie l'embarrassait parfois. Quant à l'allemand des informateurs et traducteurs l'aidaient au besoin, à en déchiffrer les textes. Il y répugnait un peu, à cause de l'obscurité du fond. Lui lisant un jour je ne sais quel morceau traduit de Hegel par M. Taine ou M. Littré, il m'arrêta dès que le changement de ton l'eût averti que le sens m'échappait: «Vous ne comprenez plus, n'est-ce pas? ni moi non plus; laissez là ces brouillards.»

La nature française résumant en elle, avec plus de rapidité et de contraste, les qualités et les défauts de l'espèce, il en fit l'objet principal de son étude. Une riche collection de livres, choisis un à un sur les quais et chez les libraires, ou achetés dans les ventes à l'époque où ils étaient encore accessibles aux petites bourses, était rangée en double et triple rayon aux murs de plusieurs chambres. L'excédant débordait dans les placards, dans des malles, sur des chaises, partout. Malgré ce désordre apparent, chaque volume avait sa place marquée dans le cerveau du travailleur qui, sans hésiter, savait où le prendre.

En outre, aussitôt qu'un article était en vue, les employés de la Bibliothèque nationale se mettaient en mouvement. On lui déterrait les bouquins les plus ignorés, les pièces les plus introuvables; on feuilletait à son intention catalogues et manuscrits; chacun s'empressait d'apporter son tribut à l'oeuvre du maître, heureux si, en récompense, il daignait quelquefois citer leur nom.

Quiconque a fréquenté tant soi peu la salle de travail, sait combien est sûre l'érudition de ces messieurs, de quelle science bibliographique ils sont tous riches, et en même temps quelle est leur complaisance à en faire profiter autrui. Jugez de leur ardeur et de leur zèle, quand il s'agit de l'un des princes de la littérature! La plupart des bibliothécaires, MM. Claude et Chéron particulièrement, se mettaient en quatre pour le contenter. Le résultat de leurs recherches formait chaque fois un ballot qu'il faisait prendre ou qu'on lui expédiait.

Autre ressource, non moins précieuse: tout individu sur lequel il avait une fois écrit devenait sien, entrait dans sa collection, dans sa ménagerie, avait son dossier. Nous appelions ainsi le paquet où était enfermé le premier article augmenté des productions ultérieures de l'auteur et des lettres échangées avec lui. On y joignait les études publiées sur lui par d'autres critiques, les renseignements et particularités recueillis sur sa personne. Toutes ces paperasses accumulées composaient l'humus sur lequel devait éclore la végétation.

Le suffrage universel ayant du bon, même en littérature, Sainte-Beuve attendait quelquefois que tous les périodiques, revues et journaux, eussent traité le sujet, afin de résumer la discussion et de rendre l'arrêt. Cependant il préférait tirer le premier, donner le coup de cloche et attacher le grelot.

Après avoir vécu huit ou quinze jours dans l'intimité de son auteur, entrant dans son caractère, dans ses moeurs, dans ses passions, dans ses préjugés; après avoir consulté sur lui tout ce qui pouvait renseigner, hommes et choses, il défendait sa porte et se mettait à l'oeuvre.

En une journée et tout d'une haleine, au risque de se fouler le pouce ou le poignet, il couchait l'article sur de petits feuillets, de son écriture menue et cursive, à peine tracée, et qu'il était ensuite assez difficile de transcrire.

Puis il se relisait pour donner le dernier poli, effaçait l'apprêt, l'air de rhétorique inhérent à l'improvisation, et tâchait de rendre sa phrase aussi souple que la parole. Son application en ce sens allait jusqu'à la manie: il ne voulait employer que des plumes d'oie, trouvant à celles d'acier trop de roideur et de résistance à mouler l'élasticité de sa pensée. Le purisme, qui retient et glace, était sacrifié à l'aisance, au naturel, à d'aimables négligences. Entre une expression correcte et un tour neuf et hardi, pas la moindre hésitation, la grammaire attrapait son soufflet. Cela n'aidait que mieux à donner au style sa netteté, ce premier éclat simple auquel le grand écrivain sacrifiait toute fausse couleur. Cette qualité n'est-elle pas d'ailleurs un besoin pour une nation prompte et pressée comme la nôtre, qui veut entendre vite et n'a pas la patience d'écouter longtemps? Tant d'application et de soins n'allaient pas sans de grandes fatigues. De temps à autre, les organes surmenés refusaient leur service. En 1860, les yeux, qu'il avait fort tendres, s'étaient enflammés au point qu'il fallut recourir à l'oculiste. Après un essai inutile de cautérisation des paupières, Sichel ordonna de renoncer au travail et d'aller immédiatement à la campagne passer quelques mois de repos absolu et de vie purement végétative. La souffrance était si aigüe, que Sainte-Beuve écouta l'ordonnance, promit de la suivre à la lettre, et mit aussitôt ses amis à la recherche d'une ferme où il pût, avec ses entours, se loger et vivre à l'aise.

On lui en découvrit une à quatre ou cinq lieues de Paris, pourvue des commodités désirables; mais il voulut, avant de s'y rendre, en connaître les habitants et voir s'ils seraient d'humeur à s'accommoder à la sienne. Ces bonnes gens vinrent donc un dimanche s'attabler, rue Montparnasse, autour d'un plantureux repas auquel ils firent honneur, tout en vantant le bon air de leur ferme et les agréments dont on y jouissait. Le prix fut débattu, et l'on s'entendit sur les divers arrangements de l'installation. Même, ayant trouvé le vin bon et la chère succulente, ils promirent de revenir le dimanche suivant, pour donner un coup de main au déménagement et conduire leurs hôtes futurs.

Pendant toute la semaine, la maison fut en l'air. On tira du grenier caisses et malles, et l'on y empila ce dont on pourrait avoir besoin. À chaque instant, Sainte-Beuve entr'ouvrait la porte de son cabinet pour héler la gouvernante et lui demander si l'on n'avait pas oublié ceci ou cela, ses caleçons, ses madras (les foulards dont il s'entourait la tête).

Et le soir, aux causeries qui suivaient le dîner, que de charmantes idylles esquissées par avance! Adieu les tracas et le tourment de l'existence fiévreuse; désormais plus d'autre souci que de s'abandonner à la bonne loi naturelle et de suivre, mollement étendu sous les pommiers, le circuit de l'ombre autour du tronc. Tous les matins, une promenade sur la lisière de la forêt voisine ou vers la mare où se jouent les canards dans un gai rayon de soleil. Plus de visites; plus de contrainte gênante:

     Là chacun à son gré dans le logis s'arrange;
     Si quelque ami nous vient, on le couche à la grange.

Sainte-Beuve avait toujours eu, du moins le croyait-il, des aspirations vers la vie paisible et retirée à la campagne; il les a exprimées en mainte rencontre. Certain petit tableau de Winants, un paysage hollandais représentant une cabane de bûcheron à l'entrée d'un bois, avait particulièrement le don de l'attendrir. Une émotion dont il ne se rendait pas compte le tenait là devant à rêver de paix, de silence, de condition innocente et obscure.

Au fond, le séjour des champs ne pouvait, je pense, lui convenir qu'un moment, comme passe-temps accidentel, afin de se mieux remettre en appétit de société. Ce qui le prouve, c'est qu'il a, sans en souffrir, passé sa vie dans un cabinet d'où la vue portait sur de hauts murs, d'une couleur triste et grise mal dissimulée sous un rideau de lierre. En fait de nature champêtre, un carré de jardin, grand comme un mouchoir de poche, où s'étiolaient deux ou trois arbustes, et tellement étouffé entre la hauteur des murs que les plantes refusaient d'y fleurir. Il fallait à chaque printemps le repeupler avec des fleurs empruntées à un parc du voisinage. Sans doute l'écrivain avait le rayon en lui. La fraîcheur de son imagination suppléait à l'absence de verdure.

Durant la semaine dont j'ai parlé, il se livra à une vraie débauche de poésie rustique. Ce fut un hymne perpétuel en l'honneur des paysans. Puis, quand tout fut prêt pour le départ, qu'il ne manqua plus rien aux bagages et que les malles furent bien ficelées: «Vous pouvez tout remettre en place, dit-il, notre voyage est fait et me voilà guéri.» Réellement, toute ardeur aux paupières avait disparu.

Je ne voudrais pas encourir le reproche de faire passer les gens par la cuisine et de trop m'arrêter aux détails du métier. Venons-en donc aux rapports de l'auteur avec ses confrères.

Après la publication de chacun de ses volumes, il en suivait le retentissement dans la presse, surveillant d'un oeil attentif tout ce qu'on en disait. Loin de redouter la critique, il la provoquait et offrait ses livres, même aux adversaires, pour peu qu'il les sût capables de les apprécier. À l'éloge banal il préférait la contradiction, y répondait avec vivacité, mais avec courtoisie et ne se défendait qu'en allant sur le terrain de l'ennemi. Acceptant sans froncer le sourcil le reproche d'inconstance et de variation que ne lui ménageaient pas les croyants de tous bords, il payait volontiers de quelques piqûres à la sensibilité de son épiderme les délicatesses que son infidélité ajoutait à ses plaisirs. Les seuls journaux qui eussent le don de l'irriter étaient les feuilles légitimistes et cléricales, parce que de tout temps, même avant son éclat au Sénat, au lieu de discuter ses idées, on y attaquait son caractère par des insinuations et des calomnies, et on essayait de le flétrir. Aussi, à ma connaissance, n'a-t-il été outrageux lui-même que contre Genoude, Laurentie et M. Veuillot.

Afin de ne pas manquer au devoir de politesse, le secrétaire devait lire les journaux et signaler les articles à mesure. On témoignait à tous, même aux plus humbles, combien l'on était sensible à leur attention: une lettre de gratitude et d'effusion aux gros bonnets, quelques mots de remercîment sur une carte pour le menu fretin.

La polémique lui paraissait inutile et indigne d'un esprit sérieux; sinon, elle l'aurait tenté: «Je ne crains pas les coups, disait-il, à condition de pouvoir les rendre.» Mais il n'admettait ni les gros mots ni les injures dont vit certaine presse. Ayant eu un jour l'imprudence de lui apporter un numéro de petit journal où il était bassement insulté, ce fut une explosion de mépris: «Savez-vous ce que c'est que votre X…? Oh! ne vous en défendez pas, vous avez un faible pour ce torche-c… Eh bien! votre X…, c'est un tir au pistolet. Quand on en veut à quelqu'un, on va là, on vise son homme, on paie, on tire son coup et l'on s'en va.»

Je voudrais, par un exemple entre mille, indiquer avec quelle habileté Sainte-Beuve parvenait, en restant fidèle à la vérité, à toucher aux fibres les plus délicates sans blesser l'amour-propre des intéressés. On ne peut s'en faire une idée, si l'on ne remet l'article en situation, si l'on ne se représente les difficultés de la tâche. C'est le seul moyen de juger à quel point de franchise il poussait les révélations intimes, fût-ce à l'égard de gens qu'il était habitué à respecter. Essayons d'un fait.

M. Guizot avait épousé en premières noces une femme d'un mérite solide, mais plus âgée que lui, Mlle Pauline de Meulan. Comme toutes les vieilles filles qui ont mis la main sur de jeunes maris, celle-ci adorait le sien et portait dans son affection conjugale tout l'arriéré d'une jeunesse chastement consacrée au travail et l'ardeur d'une flamme allumée sur le tard. Elle tremblait sans cesse que son bonheur ne lui échappât. Lorsqu'elle fut atteinte de la maladie dont elle devait mourir, son mari, pour la soigner, prit avec lui une nièce assez jolie, qui devint la seconde Mme Guizot. Autour du lit de la mourante, ces deux jeunesses, qui s'étaient convenues de prime abord, en vinrent peu à peu à ne plus dissimuler leur inclination. Le regard jaloux de Pauline de Meulan put lire dans leurs yeux et y surprendre peut-être l'impatience de son trépas. Qu'on juge de son désespoir!

Certes il y avait là un cas de morale humaine assez curieux, une scène digne du pinceau délié que nous connaissons. Mais comment raconter cela du vivant de M. Guizot, celui-ci étant ministre tout-puissant, alors surtout que, en bons termes avec lui, on ne tenait nullement à lui déplaire? Cette plume prestigieuse y est parvenue, indirectement et par allusion, il est vrai, mais enfin elle y est parvenue. Écoutez, et sachez entendre à demi-mot:

«Son bonheur fut grand: sa sensibilité, qui s'accroissait avec les années, délicat privilége des moeurs sévères! le lui faisait de plus en plus chérir, et, je dirai presque regretter… Cette sensibilité, à qui elle dût tant de pures délices, fut-elle toujours pour elle une source inaltérable, et, en avançant vers la fin, ne devint-elle pas, elle, raison si forte et si sûre, une âme douloureuse aussi? Sa santé altérée; au milieu de tant d'accords profonds et vertueux, le désaccord enfin prononcé des âges; ses voeux secrets (une fois sa fin entrevue) pour le bonheur du fils et de l'époux, avec une autre qu'elle, avec une autre elle-même; il y eut là sans doute de quoi attendrir et passionner sa situation dernière plus qu'elle ne l'aurait osé concevoir autrefois pour les années de sa jeunesse.»

À force de ménagement, il a fait passer la pilule; tout y est, mais il faut savoir la chose pour comprendre.

Voilà bien du tourment pour un mince résultat, diront les indifférents. Gardez-vous de le croire. C'est grâce à ces adroites finesses que la critique peut sortir des banalités de l'école et constituer une science exacte. Il n'y a d'ailleurs de vraie biographie qu'à ce prix. On a grandement raison d'admirer de semblables détails dans les vies de Plutarque, mais combien ils ont plus d'intérêt quand ils se rapportent à des contemporains, à des gens que nous avons connus et coudoyés. Ce sera l'éternel honneur de Sainte-Beuve d'avoir démêlé dans cette foule de visages, où la nature lui avait accordé de lire, quelques indices de caractère et de les constater sans violer les convenances. «Son mérite supérieur est d'avoir étudié les événements humains dans les individus vivants qui les font ou qui les souffrent. Il a aimé de tout son coeur la vérité et l'a cherchée de toutes ses forces[27].» Le mot anglais Truth n'était pas seulement l'exergue de son cachet, mais le but constant de ses efforts. Un peu trop timide au début, l'audace lui vint avec le temps.

L'homme de courage n'est pas celui qui s'expose inutilement et se fait tuer en pure perte. On ne doit courir les dangers qu'à bon escient. Supposez un inconnu, un débutant qui publie sur quelque personne célèbre des détails vrais, mais peu honorables, qu'arrive-t-il? Aussitôt la famille, que les vices ou les crimes de l'ancêtre ont enrichie, se levant indignée au nom de la morale, traîne l'imprudent et pauvre diable devant les tribunaux. Nous avons dans l'arsenal de nos lois deux ou trois articles si favorables aux coquins qu'on les dirait rédigés par eux-mêmes. Ce ne sont pas ceux que l'on applique avec le moins de plaisir. Ils seront opposés à l'écrivain téméraire, qui se verra condamné, conspué, flétri, aux applaudissements des badauds; on lui coupera le sifflet pour toujours.

Mais que ces mêmes détails soient publiés par un écrivain autorisé et, si ce n'est pas assez, par un haut fonctionnaire, par un sénateur, la scène change, le point de vue moral est renversé. Là, comme ailleurs, qui a pouvoir a droit. Peut-être essaiera-t-on de l'intimider par la menace d'un procès. Mais si, fort des vérités dont il a plein la main, il menace à son tour d'en dire davantage; de publier, s'il le faut, son livre à l'étranger, oh! alors la famille, fût-ce les Castellane ou les Broglie, rengaine et fait retraite avec sa courte honte.

Eût-elle pas mieux fait de se tenir tranquille? Laissez le moraliste, qu'il soit illustre ou obscur, scruter en liberté la vie et l'âme de ceux à qui vous tenez: ce qu'il y a de vivant dans leur immortalité n'en ressortira que mieux. Son impartialité vous répond de sa justice. Il dissèque le coeur humain comme le chimiste un poison subtil ou le zoologiste un beau serpent. L'ardeur qu'il met à son analyse, lui dissimule, tant qu'elle dure, les dangers du venin. Même après l'opération, il lui reste un grain de faiblesse pour les vices: «Ne me parlez pas des gens vertueux, disait parfois Sainte-Beuve, ils sont assommants. Les coquins, à la bonne heure! avec eux, on ne s'ennuie jamais[28].»

Ce Talleyrand, qu'on voulait l'empêcher de portraiturer, il l'a traité avec tant de jubilation qu'il en a, contre son habitude, oublié un remarquable profil tracé par Benjamin Constant dans le livre des Cent et un. Le féroce égoïsme du personnage y est si bien pris sur le vif que je veux citer la page, à titre de hors-d'oeuvre:

Ce qui a décidé du caractère de Talleyrand, ce sont ses pieds. Ses parents, le voyant boiteux, décidèrent qu'il entrerait dans l'état ecclésiastique, et que son frère serait le chef de la famille. Blessé, mais résigné, M. de Talleyrand prit le petit collet comme une armure, et se jeta dans sa carrière pour en tirer un parti quelconque.

Entré dans l'Assemblée constituante, il se réunit tout de suite à la minorité de la noblesse, et prit sa place entre Sieyès et Mirabeau. 11 était peut-être de bonne foi, car tout le monde a été de bonne foi à une époque quelconque. D'ailleurs, dans ce temps-là, on pouvait être de bonne foi et réussir, parce que les intérêts et les opinions étaient d'accord.

Pour briller dans l'Assemblée, il aurait fallu travailler; or, M. de Talleyrand est essentiellement paresseux; mais il avait je ne sais quel talent de grand seigneur pour faire travailler les autres.

Je l'ai vu à son retour d'Amérique, quand il n'avait aucune fortune, qu'il était mal vu de l'autorité, et qu'il boitait dans les rues, en allant faire sa cour d'un salon à l'autre. Il avait, malgré cela, tous les matins, quarante personnes dans son antichambre, et son lever ressemblait à celui d'un prince.

Il ne s'était jeté dans la Révolution que par intérêt. Il fut fort étonné quand il vit que le résultat de la Révolution était sa proscription, et la nécessité de fuir la France. Embarqué pour passer en Angleterre, il jeta les yeux sur les côtes qu'il venait de quitter, et il s'écria: «On ne m'y reprendra plus à faire une révolution pour les autres!» Il a tenu parole.

Chassé d'Angleterre fort injustement, il se réfugia en Amérique, et s'y ennuya trois ans. Son compagnon d'exil et d'infortune était un autre membre de l'Assemblée constituante, un marquis de Blacous, homme d'esprit, joueur forcené, et qui s'est brûlé la cervelle de fatigue de la vie et de ses créanciers à son retour à Paris. M. de Talleyrand parcourut avec lui toutes les villes d'Amérique, appuyé sur son bras, parce qu'il ne savait pas marcher seul.

Quand il a été ministre, M. de Blacous, revenu en France, invité par lui, a demandé une place de 600 livres de rente. M. de Talleyrand ne lui a pas répondu, ne l'a pas reçu, et Blacous s'est tué. Un de leurs amis communs, ému de cette mort, dit à M. de Talleyrand: «Vous êtes pourtant cause de la mort de Blacous,» et lui en fit de vifs reproches. M. de Talleyrand l'écouta paisiblement, appuyé contre la cheminée, et lui répondit: «Pauvre Blacous!»

Ce ne sont pas seulement les sévérités qui soulevaient des réclamations contre Sainte-Beuve, ses éloges même et le bien qu'il disait des gens avaient presque autant de peine à passer. Il en fit plus d'une fois l'épreuve, et notamment lors de son étude sur M. Littré. Sollicité à l'indulgence par M. Hachette, au moment où se lançait la grande affaire du Dictionnaire de la langue, il promit de rentrer ses griffes. Rencontrant là d'ailleurs un de ces hommes, l'honneur de notre temps, dont la vie est consacrée à l'avancement des sciences et à la pratique des vertus, qui ne visent qu'à s'instruire et à instruire les autres de ce qu'ils savent être le vrai, un des rares individus, parmi tant d'ambitieux et de courtisans de la fortune, qui se dérobent aux honneurs et ne les recherchent jamais; une âme stoïque enfin trempée dans la charité chrétienne, le peintre avait soigné son portrait avec amour et respect. Pas de restriction à la louange, une large sympathie embrassant tous les traits du modèle et couronnant son front d'un nimbe glorieux. Il avait prêté de sa propre finesse et de sa grâce au savant mais rude traducteur d'Hippocrate, dont quelques parties un peu sombres et hérissées choquaient sa délicatesse.

Croit-on que l'apothéose satisfit complétement celui qu'elle déifiait? Oh! que nenni! M. Littré aspira sans éternuer le flot d'encens auquel une main, déshabituée de le prodiguer, ajoutait tout son prix; sa modestie ne s'effaroucha point et ne fut choquée que du seul endroit où l'on disait de son père: «Il avait eu la vie rude et même misérable; il avait été pauvre, et il lui arrivait de le rappeler à son fils en des termes qui ne s'oublient pas: Il m'est arrivé de manquer de pain, toi déjà né. Cela devenait un stimulant ensuite pour acquérir le pain de l'esprit, et surtout pour être disposé à le partager avec tous.»

Y a-t-il là, je vous le demande, rien que d'honorable? Cependant M. Littré aurait voulu que l'on effaçât, que l'on adoucît du moins le passage, tant la vanité se niche au coeur même des plus purs! Sa réclamation, comme bien l'on pense, resta sans effet. Sainte-Beuve, fort coulant pour le reste, était inflexible quand il s'agissait de telles rectifications. «C'est acquis,» répondait-il. Si l'on insistait, il préférait supprimer l'article plutôt que de déguiser sa pensée.

Toute espèce de génie, pour celui qui le possède, est l'instrument d'une grande joie, à la condition qu'il pourra le manifester avec indépendance et en pleine liberté. Ce bonheur ne fut pas complétement accordé à Sainte-Beuve. Muni comme il l'était d'un talent de vulgarisation hors de pair, il eût désiré agir immédiatement sur le public, le servir, en être entouré, communiquer à son auditoire l'âme des grands poëtes dont il avait pour lui recueilli la fleur. Il lui eût été doux de remporter quelques-uns de ces triomphes de la parole auxquels il s'était préparé, et de recevoir, en retour de ses leçons, le contre-coup excitant de l'applaudissement et de la louange. La malveillance de M. Villemain ne le permit pas. Lorsque la politique enleva ce littérateur à la chaire qu'il avait illustrée, au lieu d'y laisser monter le rival de gloire qui avait grandi à son ombre et malgré son ombre, il écouta son jaloux instinct et se fit remplacer par des Gérusez, des Caboche: bon moyen pour que son absence en fût plus remarquée.

On ne lui a jamais réclamé sa place directement et de vive voix, cela va de soi pour qui connaît l'un et l'autre; mais, dès 1836, on lui adressait un généreux appel, qu'une âme un peu mieux située eût compris et qui eût étouffé tout autre jalousie. Voyez comme la plainte s'y voile de pudeur:

«Il y a avantage encore, même au point de vue de la gloire, à naître à une époque peuplée de noms et de chaque coin éclairée. Voyez en effet: le nombre, le rapprochement ont-ils jamais nui aux brillants champions de la pensée, de la poésie, ou de l'éloquence? Tout au contraire; et, si l'on regarde dans le passé, combien, sans remonter plus haut que le siècle de Louis XIV, cette rencontre inouïe, cette émulation en tous genres de grands esprits, de talents contemporains, ne contribue-t-elle pas à la lumière distincte dont chaque front de loin nous luit?…

On est, en effet, tous contemporains, amis ou rivaux, à bord d'un navire, à bord d'une aventureuse Argo. Plus l'équipage est nombreux, brillant dans son ensemble, composé de héros qu'on peut nommer, plus aussi la gloire de chacun y gagne, et plus il est avantageux d'en faire partie. Ce qui, de près, est souvent une lutte et une souffrance entre vivants, est, de loin, pour la postérité, un concert. Les uns étaient à la poupe, les autres à la proue: voilà pour elle toute la différence. Si cela est vrai, comme nous le disons, des hautes époques et des Siècles de Louis XIV, cela ne l'est pas moins des époques plus difficiles où la grande gloire est plus rare, et qui ont surtout à se défendre contre les comparaisons onéreuses du passé et le flot grossissant de l'avenir, par la réunion des nobles efforts, par la masse, le redoublement des connaissances étendues et choisies, et, dans la diminution inévitable de ce qu'on peut appeler proprement génies créateurs, par le nombre des talents distingués, ingénieux, intelligents, instruits et nourris en toute matière d'art, d'étude et de pensée, séduisants à lire, éloquents à entendre, conservateurs avec goût, novateurs avec décence.»

Sainte-Beuve perdit son temps à cajoler son rival et à lui passer doucement la main sur l'échine.

Rien qu'à voir les ouvrages que nous ont valus les deux cours professés par lui à l'étranger, on devine ce qu'il aurait donné si, pendant une période un peu longue, il avait été mis en demeure de satisfaire un public français. Nul doute qu'il n'en fût sorti une histoire de notre littérature autrement variée et fertile que celle de M. Nisard. La route étroite où quelques arbres masquent la forêt eût fait place à une large voie civilisatrice, avec tous ses embranchements et ramifications, traversant la France d'un bout à l'autre et portant dans les coins les plus reculés la lumière et la vie.

Combien de fois ne l'ai-je pas supplié de réunir quand même dans un monument, que lui seul pouvait édifier, tant de riches matériaux déjà taillés de sa main avec art et qui ne demandaient qu'à former un ensemble harmonieux! Deux éditeurs lui avaient concurremment proposé pour cet ouvrage une somme considérable. Il fut tenté, promit de s'y mettre, et finit par reculer devant l'immensité de la tâche. C'était trop tard.

Je regretterais moins que l'on ait étouffé sa voix au Collége de France, —il s'engageait là sur un sujet usé[29],—si l'avanie dont il fut victime n'était une de ces fautes dont on est forcé de rougir. L'hostilité qui se déclara tout d'abord s'explique par les rancunes des auteurs critiqués ou dédaignés. En même temps, on prit sur lui une revanche de ce que l'on ne pouvait se permettre ailleurs; on se donna la satisfaction d'une émeute à huis-clos, moins dangereuse que dans la rue. En un mot, ce fut une lâcheté. Ressentant l'outrage sans en être aigrie ni abattue, sa belle intelligence trouva en elle-même de quoi faire honte à ceux qui l'avaient si indignement traitée.

Disons-le à l'honneur du caractère français: s'il a ses moments d'erreur où la passion l'entraîne, il en revient promptement et répare autant qu'il est en lui. Les écrivains, après s'être ligués aux politiques pour insulter leur chef, ont tenu ensuite à lui faire oublier cet affront par d'unanimes témoignages d'admiration et de respect. Les étudiants eux-mêmes, qui avaient profité de l'occasion pour faire du tapage, ont effacé leur tort soit en venant le féliciter de son attitude au Sénat, soit en assistant à ses funérailles. C'est là une amende honorable et très-suffisante. Seule la haine politique n'a pas désarmé; elle réitère et aggrave, envers la mémoire du critiqué, l'injure infligée à sa personne. L'orléanisme, par l'organe de M. Othenin d'Haussonville, revendique hautement la responsabilité de l'exécution et s'en vante:

«L'accueil fait au professeur de poésie latine était une leçon adressée par la jeunesse libérale à l'auteur des Regrets, leçon brutale sans doute et déplacée, mais qui fut d'autant plus vivement sentie par lui qu'elle était mieux méritée

La jeunesse libérale! nous savons ce qu'en vaut l'aune. Elle avait alors pour héraut et porte-parole un talent des plus distingués, une fine plume de polémiste, l'aigle de la bande dont le jeune M. d'Haussonville est aujourd'hui le plus bel ornement. Au plus fort de la guerre d'épigrammes que ce secrétaire des anciens partis dirigeait contre l'Empire, Sainte-Beuve, dans un article bienveillant, lui adressa quelques avis pleins de modération et de sagesse: «Pourquoi tant se courroucer contre un gouvernement que la France tolère, bien qu'elle ne l'ait pas choisi? Eh non! tout n'est pas parfait sans doute; acceptons, sauf à corriger, à améliorer.» L'aiglon répondit avec arrogance, lui si poli d'ordinaire, qu'il ne pactisait pas avec le despotisme. Il avait ses principes, l'amour sacré, désintéressé, de la liberté, de la dignité humaine. En vain lui insinuait-on que l'homme n'a jamais d'autres principes que les intérêts de sa fortune ou de son esprit. Il ne voulait rien entendre et se proclamait inconciliable. Qu'arriva-t-il cependant? Du premier jour où ce gouvernement tant détesté fit mine d'entrebâiller la porte des emplois aux orléanistes, le fier polémiste s'y précipita tête baissée et fut suivi de la fleur du libéralisme.

XI

UN DUEL À LA PLUME.

Parmi les attaques auxquelles le critique fut en butte pendant sa longue carrière, celle de Balzac est restée la plus célèbre, tant par la qualité de l'agresseur que par la violence et la grossièreté des représailles. Elle mérite qu'on s'y arrête un instant, dût-on n'en retirer d'autre profit que celui des Spartiates devant l'ivresse des ilotes.

Le grand romancier affectait d'être insensible à ce que l'on pouvait dire de ses livres et prétendait que rien de ce côté-là n'avait le don de l'émouvoir. Le contraire serait plus vrai. Ainsi que tous les artistes, il se préoccupait fort de ce que l'on pensait, de ce que l'on écrivait sur son compte. Quelque haute opinion qu'il eût de sa valeur et de la portée de son talent, il n'était pas fâché de voir cette opinion partagée et professée par les autres; il ajoutait une grande importance à la façon dont chacune de ses oeuvres était accueillie par les journaux.

Pour s'en convaincre, il suffit de relire les deux ou trois numéros de la Revue parisienne publiée par lui en 1840, où il étale bravement son exubérante personnalité. Ce recueil, dont il était l'unique rédacteur, semble n'avoir eu d'autre but que de le venger de ses rivaux et des malavisés qui se refusaient de le proclamer homme de génie. Le plus maltraité de tous, celui contre lequel il dirige toute l'artillerie et les foudres de sa colère, c'est Sainte-Beuve qui avait, en 1834, compris Balzac dans sa galerie des auteurs contemporains. Il est vrai de dire que le peintre a assaisonné les éloges de ce portrait d'une pincée de correctifs qui en corrompent singulièrement la douceur. Jamais il ne mérita mieux la définition que M. de Pontmartin a donné de lui dans les Jeudis de madame Charbonneau: «Il excellerait à distiller une goutte de poison dans une fiole d'essence, de manière à rendre l'essence vénéneuse et le poison délicieux.» En lisant l'étude, on ne se doute pas d'abord de toute la malice qu'elle recèle; l'ingénieux critique a si adroitement enfoncé dans sa pelote chatoyante une foule de fines aiguilles, qu'il faut un oeil exercé pour les découvrir, une certaine dextérité de main pour les en retirer. C'est à croire que, forcé de louer à tour de bras ses amis du cénacle et les divers auteurs déjà célèbres, il a cédé à la démangeaison trop naturelle de se dédommager sur l'homme nouveau qui surgissait dans la littérature en dehors de l'école régnante et sans lien direct avec la tradition.

Il ne lui accorde pas une qualité sans la faire suivre immédiatement d'une restriction qui l'efface ou l'obscurcit. Ainsi, après avoir reconnu l'heureuse idée qu'a eue le romancier de transporter la scène de ses récits d'une province à l'autre et de conquérir, comme Henri IV, la France ville à ville, il ajoute aussitôt:

«Dans Paris, au contraire, le succès a été moindre, bien que fort vif encore, mais on a contesté plusieurs mérites à l'auteur; il a eu peine à se pousser, à se classer plus haut que la vogue, et, malgré son talent redoublé, malgré ses merveilleuses délicatesses d'observation, à monter dans l'estime de plusieurs jusqu'à un certain rang sérieux…

Il devine les mystères de la province, il les invente parfois; il méconnaît le plus souvent et viole ce que ce genre de vie, avec la poésie qu'il recèle, a de discret avant tout, de pudique et de voilé…

La plupart de ses commencements sont à ravir; mais ses fins d'histoire dégénèrent ou deviennent excessives. Il y a un moment, un point où, malgré lui, il s'emporte. Son sang-froid d'observateur lui échappe; une détente lui part, pour ainsi dire, en dedans du cerveau, et enlève à cent lieues les conclusions.»

Dans un autre passage, il caractérise en termes excellents l'influence prestigieuse et séductrice exercée sur les femmes par l'habile magicien:

«Il sait beaucoup de choses des femmes, leurs secrets sensibles ou sensuels; il leur pose en ses récits des questions hardies, familières, équivalentes à des privautés. C'est comme un docteur encore jeune qui a une entrée dans la ruelle ou dans l'alcôve; il a pris le droit de parler à demi-mot des mystérieux détails privés qui charment confusément les plus pudiques.»

Mais, sans plus tarder, il corrige ce que l'éloge aurait de trop flatteur par les paroles suivantes:

«Balzac, en ses romans, est une marchande de modes, ou mieux, c'est une marchande à la toilette. Et, en effet, que de belles étoffes chez lui! mais elles ont été portées, il y a des taches d'huile et de graisse presque toujours.»

Le romancier avait eu, on le sait, des débuts pénibles, de longs tâtonnements avant de percer; il avait mis la main à bien des livres obscurs publiés sous divers pseudonymes. Voici comment le critique lui jette à la tête ces premiers et infructueux essais:

«Il a sa manière, mais vacillante, inquiète, cherchant souvent à se trouver elle-même. On sent l'homme qui a écrit trente volumes avant d'acquérir une manière; quand on a été si long à la trouver, on n'est pas bien certain de la garder toujours.»

Ailleurs, il le compare aux généraux qui n'emportent la moindre position qu'en prodiguant le sang des troupes et en perdant beaucoup de monde: «C'est l'encre seulement qu'il prodigue, ajoute-t-il malicieusement; on se rachète avec lui sur la quantité.»

Puis arrive l'inévitable accusation d'immoralité, sur laquelle
Sainte-Beuve insiste plus que de raison:

«M. de Balzac a fréquemment, et à son insu peut-être, l'image lascive, le coup de pinceau vagabond et sensuel… Crébillon fils se ressouvient de Rétif…»

Enfin, usant d'un artifice qui lui permet d'attribuer à autrui ce dont il hésite à endosser lui-même la responsabilité, il se fait dire par un ami:

«Encore maintenant, voyez? N'est-il pas vraiment, à beaucoup d'égards, un Pigault-Lebrun de salon, le Pigault-Lebrun des duchesses?»

Il prête à ce même ami un dernier et méprisant propos, qui, paraît-il, avait réellement été tenu par J.-J. Ampère:

«C'est drôle! quand j'ai lu ces choses-là (certaines descriptions sales et minutieusement ignobles), il me semble toujours que j'ai besoin de me laver les mains et de brosser mon habit.»

Nous savons, par un récit de M. Jules Sandeau, quel fut l'effet de cet article sur Balzac. Celui-ci, dans ses fréquentes rencontres avec l'auteur du portrait, n'avait sans doute reçu de lui que des louanges; il avait d'ailleurs assez donné de preuves d'un talent de premier ordre pour se croire le droit d'être traité aussi favorablement que les autres grands écrivains, que le peintre littéraire ne présentait jusque-là que par leurs beaux côtés. Il s'apprêtait donc à savourer l'enivrant breuvage sans se douter de l'amertume qu'il trouverait au fond.

Les premières pages le chatouillèrent agréablement; il avala même sans trop de grimace quelques-uns des traits cités plus haut; mais à la fin, révolté de tant de chicanes, de pointes méticuleuses, il jeta de dépit la brochure en s'écriant: «Il me le paiera! je lui passerai ma plume au travers du corps!»

Pareil dessein n'est pas facile à exécuter, et les journaux se prêtent malaisément aux rancunes des auteurs vexés. Six années s'écoulèrent avant qu'une occasion favorable s'offrît à Balzac de soulager sa bile; mais, pour avoir si longtemps cuvé dans le silence, elle n'en éclata que plus amère et plus féroce.

C'est qu'aussi la condition de l'homme de lettres a bien changé depuis la Révolution! Autrefois la société aristocratique, dont se composait le public, avait un cadre restreint, un goût fixe et du temps de reste. Il suffisait d'un conte badin, d'une tragédie ou d'un bouquet à Chloris gentiment rimés pour mériter sa sympathie et attirer son attention. L'auteur était aussitôt prisé à son titre, choyé, pensionné, de tous les soupers et fêtes. L'insociable Jean-Jacques, malgré son hypocondrie, ne fit pas même exception. Quel concours, autour de ce sauvage, de financiers, de grands seigneurs et de femmes du monde pour l'amadouer ou lui venir en aide!

Aujourd'hui le public est immense, confus, morcelé en mille fractions d'humeur et de goûts différents. Il faut frapper souvent et fort pour qu'il entende. Ce n'est pas assez d'une oeuvre, ni de deux, ni de vingt. Gare au producteur qui s'arrête un instant! L'oubli se fait sur son nom, le sillon s'efface et l'oeuvre, qu'il a mis dix ans à édifier pièce à pièce, disparaît dans la pénombre. Aussi le voyez-vous forger sans trêve, battre son enclume et forcer l'attention. La nuit se passe au travail et le jour à courir les journaux, à chauffer les amis. Car le mérite ne vaut que par le bruit qu'il fait; les plus grands artistes et écrivains de notre époque en ont été aussi les plus grands charlatans..

Balzac n'était pas des moindres. Au moment où parut son portrait il avait, sans compter 25 ou 30 volumes de romans non signés, déjà produit la Physiologie du mariage, le Père Goriot, la Femme de trente ans, la Vieille Fille, Gaudissard, les Célibataires, Eugénie Grandet, Louis Lambert, la Recherche de l'absolu, la Peau de chagrin, et je ne sais combien d'autres livres qui, pour être de qualité inférieure, n'en portaient pas moins la marque de son talent. Et c'est au moment où il s'arrête enfin dans ce labeur de géant, où il prête l'oreille, s'attendant à un cri d'admiration, qu'une voix désobligeante chicanera son génie! Ah! si l'on pouvait lui répondre!

Quel écrivain n'a rêvé d'avoir sous la main un journal où, à l'aise et sans contrôle, il puisse éreinter ses rivaux et chanter sa gloire? Avoir ses coudées franches et pas de rédacteur en chef! quel bonheur!

Ce rêve, Balzac parvint enfin à le réaliser en 1840: il fonda la Revue parisienne et la rédigea tout seul. Dieu sait s'il en profite pour faire à son tour la leçon aux autres et remanier la carte d'Europe au gré de son imagination. Peu s'en faut qu'il ne demande à remplacer M. Thiers au ministère. Mais son premier soin, vous le pensez bien, est de courir sus au critique malencontreux. Sans plus tarder, il entreprend son exécution.

Le début de l'article est sur un ton de modération qui ne se soutiendra pas. L'auteur se propose, dit-il, de répondre dignement à des attaques sans dignité; mais bientôt la fièvre l'emporte, et le voilà qui tombe dans l'injure et la bouffonnerie:

«Ce bibliothécaire doit être passé par les armes de la plaisanterie, car il serait impossible de le combattre par les siennes, de se tenir sur un terrain où l'on s'enfonce dans un ennui boueux jusqu'à mi-jambe. Il est casanier, travailleur, et ne répand l'ennui que par sa plume. En France, il se garde bien de pérorer, comme il l'a fait à Lausanne, où les Suisses, extrêmement ennuyeux eux-mêmes, ont pu prendre son cours pour une flatterie…

Quand vous aurez passé le pont des Arts, Parisiens, prenez à droite: la Bibliothèque mazarine est à gauche! Vous pourriez bailler en allant de ce côté.

En lisant Sainte-Beuve, tantôt l'ennui tombe sur vous, comme parfois vous voyez tomber une pluie fine qui finit par vous percer jusqu'aux os. Les phrases à idées menues, insaisissables, pleuvent une à une et attristent l'intelligence qui s'expose à ce français humide.»

Tout le sel et l'esprit du monde ne feront jamais excuser de telles charges d'atelier. Ce qui suit devient réellement odieux:

«La muse de M. Sainte-Beuve est de la nature des chauves-souris et non de celle des aigles. Elle a peur de contempler de tels horizons, elle aime les ténèbres et le clair-obscur: la lumière offense ses yeux. Sa phrase molle et lâche, impuissante et couarde, côtoie les sujets, se glisse le long des idées; elle tourne dans l'ombre comme un chacal, elle entre dans les cimetières, elle en rapporte d'estimables cadavres qui n'ont rien fait à l'auteur pour être ainsi remués.»

Quand on songe que l'homme si indignement bafoué fut le plus intelligent et le plus sagace des historiens littéraires; que, l'analyse psychologique en main, il perça la sécheresse de Port-Royal et en fit jaillir tant de sources vives, on se prend de pitié pour le pamphlétaire qui méconnaît à ce point la poésie et le talent. N'était-ce pas, au contraire, un noble emploi de l'esprit que de rappeler les anciennes mémoires, de les rafraîchir, les renouveler, redonner de l'accent à ces voix déjà lointaines et souffler un instant la vie à des cendres éteintes?

Mais Balzac n'était pas homme à le souffrir. Avec l'insolence d'un nouveau venu qui se pavane sur le devant de la scène, il ne saurait admettre qu'on accorde le moindre souvenir à un mort. N'est-ce pas le voler, écorner sa part de louanges et de coups d'encensoir?

Sa diatribe ne se relève un peu que vers la fin, lorsqu'elle vise les poésies de l'adversaire, qui étaient, il est vrai, son côté faible, la partie de ses oeuvres pour laquelle il avait le plus de tendresse, comme une mère pour celui de ses enfants que la nature a le moins favorisé..

«Les poésies de M. Sainte-Beuve m'ont toujours paru être traduites d'une langue étrangère, par quelqu'un qui ne connaîtrait cette langue qu'imparfaitement. Il a la prétention de comprendre sa poésie, mais c'est une fatuité d'auteur. Sur la fin de leurs jours, Newton et Laplace avouaient qu'ils ne se comprenaient plus eux-mêmes. Il n'y a que des géomètres pour avouer cela. Les poëtes se feraient tirer à quatre chevaux plutôt que de s'abandonner à de pareilles confidences.»

Balzac comprit sans doute que tous ces traits n'avaient pas entamé l'adversaire, et il revint à la charge dans son roman les Fantaisies de Claudine, qu'il a depuis appelé, je crois, un Prince de la Bohême. Il y parodie, avec la malignité d'un gamin, le style un peu maniéré des premiers volumes de Port-Royal et celui de Volupté. Dans ces deux ouvrages, Sainte-Beuve avait abusé, en effet, de ces épithètes moitié idéales, moitié réelles, essentiellement poétiques, qui font entrer dans le secret des choses et en éveillent en nous le sentiment. Il était facile de le ridiculiser sur ce point. Il suffisait de détacher quelques adjectifs du milieu qui les explique et les justifie, pour qu'ils parussent aussitôt extravagants, de mauvais goût. C'est pourtant le procédé commode dont l'irascible romancier n'hésita pas à se servir.

Sainte-Beuve prit sa revanche en homme supérieur. À la mort de Balzac, en 1850, il écrivit sur lui un article excellent, purgé de toute rancune, plein de justesse, sympathique même, et qui ne laissait rien à désirer aux plus fervents admirateurs de cet étonnant génie. En même temps, il profita de ce qu'il y avait de vrai dans les épigrammes lancées contre lui, se corrigea de ses défauts et devint le critique le plus autorisé, le penseur le plus hardi, l'écrivain le plus savoureux que le XIXe siècle eût encore produit.

XII

MORT DE MADAME SAINTE-BEUVE.—MARGUERITE DEVAQUEZ.—LA PAPILLONNE.

«N'abandonnez pas vos enfants à la charité publique,» répétait fréquemment Sainte-Beuve. Tant qu'il vécut, il mit le précepte en pratique et surveilla scrupuleusement les éditions de ses livres. Afin de prolonger, même après sa mort, ces soins paternels, il s'est bien gardé de léguer son bagage littéraire à des collatéraux qui, probablement, n'en auraient eu cure; il s'est choisi pour héritier le dernier et le plus dévoué de ses secrétaires, M. Jules Troubat. Celui-ci nous a rendu la physionomie du maître et les détails de sa vie privée dans l'intéressant volume de Souvenirs et Indiscrétions; puis, à l'aide de publications plus ou moins habilement espacées, Lettres à la princesse, Chroniques parisiennes, Cahiers, Correspondances, il a rafraîchi son culte en fournissant des aliments nouveaux à l'appétit des lettrés. Desservant et gardien du monument funèbre, il empêche d'y pousser la ronce de l'oubli; son bâton donne la chasse aux insolents qui s'avisent de cracher dessus ou d'y jeter des pierres.

Je l'ai fort applaudi pour sa réponse à la Revue des Deux-Mondes, où l'on avait prétendu, contre toute vraisemblance, que Sainte-Beuve n'aimait pas sa mère, et que même il la rudoyait souvent. On ne saurait, en effet, inventer d'accusation plus à contre-sens. Ceux qui ont vécu près de lui savent combien il était affectueux et prévenant, je ne dis pas seulement pour les êtres qui lui étaient chers, mais pour le moindre de ses amis.

Après cela, qu'il ait eu parfois à souffrir de la sollicitude inquiète de sa mère, de ses conseils trop prudents, qu'il ait regimbé contre une tutelle prolongée outre mesure, il n'y a rien là que de fort ordinaire et qui n'implique nullement un manque d'affection. Nos parents ne savent pas toujours abdiquer à temps leur autorité; même après notre émancipation, ils voudraient continuer à guider nos allures; ils ne se décident qu'à regret à laisser le poulain courir sans entraves en sa libre carrière. De là quelque froissement, un peu d'impatience chez le jeune homme dont on gêne l'essor, dont on contrarie les généreux instincts: «Ma mère, disait Sainte-Beuve, ne m'a cru vraiment à l'abri de la misère que depuis ma réception à l'Académie.» Lorsque Armand Carrel venait lui rendre visite, elle en prenait ombrage et s'effrayait plus que de raison. Ces légers dissentiments ne diminuaient en rien les égards et la piété de son fils. Ils avaient peu de goûts communs, une existence peu mêlée, mais ils vivaient à eux deux assez doucement.

Voulez-vous savoir quelle fut son attitude lorsqu'il eut le malheur de la perdre? Écoutez le témoignage d'un témoin oculaire: «Il la soigna, dans ses derniers moments, comme un fils et comme un garde-malade qui pense à tout et fait tout lui-même. À l'église, au service funèbre, auquel j'assistais, je lui vis, ce que je crois n'avoir jamais vu chez personne avec un caractère si particulier, de petites larmes de feu qui ne coulaient pas, mais qui jaillissaient de ses yeux comme des étincelles.» Que vous faut-il de plus? Si les grandes douleurs sont muettes, il est des sentiments aussi que nous devons sceller en nous. Sainte-Beuve était doué d'une pudeur native, qui ne lui eût pas permis, ainsi que l'ont fait tant d'autres, de servir sa mère en pâture à la curiosité publique. Il n'a parlé d'elle qu'une ou deux fois dans ses écrits et d'une manière sobre, en gardant sur ce sujet une réserve bien préférable aux indiscrètes confidences de Lamartine, qui nous décrit la sienne en termes voluptueux, qu'on lui passerait à peine pour le portrait de sa maîtresse.

La perte de sa mère et celle de Mme d'Arbouville, survenues à quelques mois de distance, apportèrent un changement notable dans l'existence de l'écrivain. Devenu tout à fait libre d'arranger sa vie à son gré, n'étant astreint au décorum par aucune attache mondaine, par aucune fonction officielle, souffrant d'ailleurs au point de vue de ses travaux d'un isolement si complet, il se décida à exécuter un projet dès longtemps caressé. Joseph Delorme s'était créé en perspective un idéal de mariage, où le sacrement n'entrait pour rien, où l'on a les commodités sans le noeud qui vous lie. Il lui fallait une mademoiselle La Chaux, une mademoiselle de Lespinasse ou une Lodoïska.

Tel gibier n'est pas rare à Paris, et l'or que l'on y sème en fait arriver par milliers sur le bitume des boulevards. Aussi trouva-t-il bientôt vers les hauteurs des Batignolles une femme à souhait pour le rôle qu'il lui destinait. Son choix se fixa sur une brune de trente-cinq ans, qui se faisait appeler Mme de Vaquez, et se donnait l'Espagne pour patrie. Quel était son vrai nom? d'où sortait-elle? Sainte-Beuve, quand on le poussait là-dessus, répondait d'une manière évasive et se bornait à rendre bon témoignage aux qualités de sa conquête: taille élégante, magnifiques cheveux noirs, visage au teint mat et doré de reflets oranges, tels sont les charmes qui avaient séduit l'auteur des Rayons jaunes. Il l'installa chez lui en maîtresse de maison, et fut si heureux de sa trouvaille, qu'il en a consacré le souvenir dans un de ses meilleurs sonnets:

     Moi qui rêvais la vie en une verte enceinte,
     Des loisirs de pasteur, et, sous les bois sacrés,
     Des vers heureux de naître et longtemps murmurés;
     Moi dont les chastes nuits, avant la lampe éteinte,

     Ourdiraient les tissus où l'âme serait peinte,
     Ou dont les jeux errants, par la lune éclairés,
     S'en iraient faire un charme avec les fleurs des prés[30],
     Moi dont le coeur surtout garde une image sainte!

     Au tracas des journaux perdu, matin et soir,
     Je suis à ce métier comme un juif au comptoir,
     Mais comme un juif du moins qui garde en la demeure,

     Dans l'arrière-boutique où ne vient nul chaland,
     Sa Rebecca divine, un ange consolant,
     Dont il rentre baiser le front dix fois par heure.

Peut-être eût-il consenti, malgré ses répugnances, à passer par-devant M. le maire, si la dame, qui se savait originaire d'un bourg de Picardie, n'avait craint les révélations de son acte de naissance. Elle ne s'empara pas moins en souveraine de la maison, démarquant le linge et l'argenterie, qu'elle fit graver à son chiffre, tenant le critique en charte privée et s'efforçant d'éloigner par ses rebuffades les anciens amis et serviteurs. Dans la solitude et le vide ainsi faits autour de lui, elle espérait établir à tout jamais son empire et ajouter la durée à sa fortune. Ce fut malheureusement ce qui lui manqua. La mort, interrompant une félicité si parfaite, vint l'enlever à son ambition. Elle succomba à une affection de poitrine, augmentée, paraît-il, par la frénésie de la passion amoureuse.

Au cours de la maladie, un vieux paysan se présenta pour la voir, disant qu'il était son père. Dans un premier mouvement de pudeur, elle refusa de le reconnaître et ne céda qu'aux instances de son amant, curieux d'apprendre à quelles gens elle appartenait. La source était pure, mais bien humble.

Thomas Devaquez raconta, sans se faire prier, qu'il était batteur en grange au village de Montauban, près Péronne, et père de nombreux enfants. Il n'avait pas eu toujours du pain à leur donner. Maintes fois, le soir, après un trop frugal repas, sa famille, afin d'épargner combustible et luminaire, se rendait à la ferme voisine, où la marmaille puisait un supplément de souper dans la marmite aux pommes de terre. Enfin, vaille que vaille, les garçons, en grandissant, avaient appris à gagner leur vie. Mais que deviendrait la fille? Thomas, ennuyé de la voir monter en graine, l'avait expédiée sur Paris, où l'on disait que, avec de la conduite, elle ne manquerait de rien. Dieu merci! elle avait rencontré un bon monsieur. Était-ce une raison de renier ses parents? Sainte-Beuve apaisa le vieillard par quelques présents et promit de lui venir en aide. C'est bien ainsi que l'entendait Thomas.

Sitôt que sa fille eut fermé les yeux, il accourut, réclamant sa part de succession, les tapis, les meubles, que sais-je? sous prétexte qu'elle avait mis en commun sa fortune avec celle de son amant; il menaça celui-ci d'un procès et, profitant de son inexpérience en affaires, parvint à lui extorquer 12,000 francs.

De retour au pays, en bon père de famille, il fit deux parts de la somme, distribua l'une à ses gars et plaça l'autre en viager, ce qui lui permit de boire tous les matins son petit verre, en bénissant la Providence d'avoir si généreusement récompensé la vertu de son enfant.

En fait d'héritage, la défunte n'avait laissé à son maître qu'une grande diablesse de cuisinière, nommée Adèle, à qui il dut de fâcheux désagréments. À cette époque, l'omnibus qui passait dans la rue Montparnasse avait contracté une singulière habitude. À mesure qu'ils entraient dans la rue, les chevaux ralentissaient le pas et, arrivés devant le numéro 11, s'arrêtaient court. Aussitôt le conducteur s'approchait de la fenêtre du rez-de-chaussée, où une main amie lui tendait un verre de vin, qu'il lampait lestement. Autant en faisait le cocher, puis l'omnibus reprenait sa marche au grand étonnement des voyageurs: c'était Adèle qui régalait ainsi ses amoureux aux frais du patron.

Celui-ci ne l'apprit que par une note apportée par le marchand, où de deux jours en deux jours figuraient les bouteilles de vin qu'il était censé avoir bues. «Je vois encore, dit M. Levallois, sa figure étonnée à mesure qu'il entendait les mentions suivantes, qui se succédaient avec une désespérante régularité:

Le 2, grenache pour monsieur;

Le 4, malaga, pour monsieur;

Le 6, saint-émilion pour monsieur,

et ainsi de suite. Non, jamais homme ne fut si stupéfait et si en colère.» Enfin, s'armant de résolution, il prit la cuisinière par le bras et la flanqua à la porte. Mais celle-ci de crier, de réclamer ses hardes. Alors furieux, il monte au premier, où se trouvait la chambre de la maritorne, qui donnait sur la rue, et, saisissant au hasard robes, bonnets, jupons et bas, les lance par la fenêtre, en accompagnant chaque objet d'une injure à l'adresse de la donzelle. Inutile de décrire l'hilarité des voisins en la voyant courir après ses nippes, les saisir à la volée et les emporter en pestant contre le maître et la maison.

N'allez pas croire que ces tracasseries lui eussent laissé de l'aigreur, ni qu'il ne voulût plus entendre parler de Mme de Vaquez. Au contraire, il lui acheta une concession de terrain au cimetière Montparnasse et, quand il envoyait sa nouvelle bonne porter des fleurs au tombeau de sa mère, il ne manquait jamais de lui dire: «Déposez-en aussi quelques-unes sur la pierre de l'autre pauvre femme.»

Cet essai pourtant le guérit, du moins pour un temps, des illusions de la vie de ménage. Il eut soin désormais de reléguer le plaisir hors de son logis, ne conservant autour de lui que des personnes avec lesquelles il se gardait de toute relation intime.

Il ne désirait rien tant que de s'enchaîner par le coeur à quelque objet aimé, bien que le sort parût prendre un malin plaisir à déjouer ses tentatives. Aussi, de plus en plus, par goût, par nécessité, par manière de consolation, se livra-t-il à ce talent d'analyse qui, à chaque élan, redoublait de ressources et de verve. Pour le reste, il renonça aux passions sérieuses et s'abandonna à ce que Fourier appelle la Papillonne.

     Aimer, comme on aimait dans la Grèce amoureuse,
     Un pied blanc, un beau sein, une démarche heureuse,
     De fins cheveux brillants relevés,—sans songer
     Si l'étreinte est fidèle, ou le noeud mensonger.

Le sage s'était dit qu'il faut laisser sa place à l'illusion, créer et favoriser le charme dès qu'il veut naître et le prolonger aussi loin qu'on peut. Il eut des distractions comme il est facile de s'en procurer à qui a de l'argent, petites dames et grisettes, demi-vertus, demi-catins, fantaisies d'une soirée, complétement oubliées le lendemain.

Dans ces aventures au hasard de la rencontre, il entendait parfois des mots qui l'amusaient par leur imprévu, des réparties dictées par un goût naturel qui n'emprunte rien à la banalité de l'école ni aux tartines des journaux. Rentré chez lui, il notait soigneusement ces réflexions incultes et nous en pouvons cueillir quelqu'une dans ses cahiers:

«J'aime le naïf dans les jugements. Je remarque comme les jeunes filles du peuple sentent souvent bien la poésie. La petite Bohème, qui ne sait pas lire, juge à merveille des vers de Chénier, de Lamartine, de Mme Valmore; elle s'écrie aux plus beaux, aux plus passionnés surtout et aux plus tendres. Et quant à Victor Hugo, elle sait très-bien en dire: «Il a de beaux vers, mais je l'aime bien moins que Lamartine. Il a comme cela trop de fantaisies à tout moment, trop de fierté.» C'est ainsi qu'elle appelle son fastueux et son pomposo.—Elle dit encore de lui: «Il se donne trop de gants

On ne faisait pas toujours à ses questions des réponses aussi spirituelles. Un soir, ayant pris avec lui une fille assez novice, il la mena souper chez Magny. Quand ils furent convenablement installés dans un cabinet: «Ma chère enfant, dit le critique, je veux combler tous vos souhaits. Demandez ce que vous avez rêvé de plus fin, de plus cher, de plus exquis, je ne regarde pas à la dépense.» La fillette réfléchit longuement, passa la langue sur ses lèvres et s'exclama: «Je mangerais bien du gras-double.»

Que notre pruderie n'aille pas s'effaroucher outre mesure des délassements que le grave penseur accordait à ses heures de loisir. Socrate nous semblerait trop rébarbatif s'il ne s'était de temps à autre déridé auprès d'Aspasie. Sainte-Beuve a d'ailleurs confessé lui-même son vice avec un abandon, une sincérité, une bonhomie qui doivent, si je ne me trompe, lui valoir le pardon même des plus austères: lisez cet examen de conscience si aimable, et vous inclinerez volontiers à l'indulgence:

«Que faites-vous, mon ami? Vous êtes mûr, vous êtes savant, vous êtes sage, et peu s'en faut que vous ne paraissiez respectable à tous. Et voilà que la beauté vous reprend et vous tente. Vous y revenez. La jeune Clady trouve grâce à vos yeux par son sourire; vous avez pour elle de tendres complaisances, et on l'a vue, me dit-on, à votre bras un soir, et le matin dans la voiture où vous la promeniez.—Je le sais, mon ami, je me sens bien vieux déjà, on me dit savant plus que je ne le suis, et je voudrais être sage; mais ne le suis-je pas du moins un peu en ceci? Clady est belle; elle est jeune; elle me sourit. Je la regarde; je ne fais guère que la regarder, mais j'y prends plaisir, je l'avoue; j'aime à la voir près de moi, à la promener un jour de soleil, et, en la voyant là riante, qu'est-ce autre chose? Il me semble qu'un moment encore je fais asseoir ma jeunesse à mes côtés.»

Anacréon aurait-il mieux dit? Que voulez-vous? Le sceptique se lasse à la fin de chercher toujours à vide, l'ennuyé se distrait, le désespéré se console. La nature, en ce qu'elle a de vivace et de vigoureux, l'emporte. C'est la loi. Mais qu'il faut avoir par devers soi de grandes qualités pour avouer si ingénûment ses faiblesses!

XIII

JENNY DELVAL.—AMITIÉ DES PRINCESSES BONAPARTE.

À cueillir ainsi des roses à la volée, on risque de se piquer les doigts. Vous avez beau dire: «Je possède Laïs et Laïs ne me possède pas,» arrive toujours un moment où quelqu'une de ces fillettes, plus rouée que les autres, plante sur vous le grappin, fixe vos inconstances et convertit le Don Juan volage en Arnolphe amoureux. Alors commence une lutte dont les incidents sont faciles à prévoir: d'un côté, l'homme dont le coeur est resté jeune malgré les années, oubliant ses rides et son âge, espère, à force de soins, de présents, d'affection, attacher à sa personne et mitonner pour lui seul celle qu'il prend pour une Agnès et à qui il se flatte de consacrer les derniers restes d'un feu qui s'en va; de l'autre, une drôlesse, avec les instincts pervers d'une corruption précoce, qui se joue de cette tendresse sénile, met tout ce qu'elle a de ruses à l'enlacer, la caresse et l'empaume afin de lui faire rendre de quoi fournir à d'autres appétits, et, lassée enfin de ce jeu décevant, abandonne le vieillard pour suivre un amant plus jeune et moins fortuné.

C'est ce qui arriva à Sainte-Beuve avec une fille appelée Jenny Delval. Elle n'avait de l'ouvrière que le nom et ne se contentait pas de peu. Grande, bien prise dans sa taille ronde, les chairs blanches et fermes, la bouche d'un incarnat que les dents n'avaient nul besoin de raviver, les yeux d'un azur mobile où la passion amenait parfois de sombres reflets, surtout une magnifique forêt de cheveux d'un blond doré qui la couvraient jusqu'à la chute des reins, telle enfin que les peintres représentent Ève, mais une Ève après le péché, par exemple. Rien ne lui manquait de ce qui charmait le tendre Racine chez les jeunes filles d'Uzès:

Color verus, corpus solidum et succi plenum[31].

En revanche, elle était dotée de tous les mauvais penchants que le manque d'éducation laisse fleurir. Fainéante, gloutonne, menteuse à faire croire qu'elle entretenait ainsi la blancheur de ses dents, trop douce pour rebuter aucun hommage, trop charitable pour vouloir que les gens souffrissent de ses refus, s'abandonnant de préférence aux vauriens du quartier et recouvrant toutes ces tares d'un air d'innocence capable d'en imposer aux plus habiles.

Elle ne parvint pas à duper complétement un esprit si avisé et si au fait des fourberies féminines. Mieux que personne, il savait que la beauté veut aimer la jeunesse, et qu'elle peut tout au plus amuser ou consoler un vieillard. Il avait trop de tact pour être ridicule. Mais tout en ne se faisant aucune illusion sur les mobiles du sentiment qu'elle affectait pour lui, il ne pouvait s'en déprendre et, par bonté d'âme autant que par affection, il tâchait de lui inculquer au moins des goûts plus relevés. Il essaya d'abord de la retenir chez elle en l'entourant de ce luxe relatif et du bien-être après lequel aspirent toutes les grisettes. Effort inutile. Bien que son nid s'embellît chaque jour de quelque meuble nouveau, de quelque brimborion à la mode, la tourterelle n'en prenait pas moins la clef des champs à l'appel du premier godelureau venu.

Elle exigea bientôt qu'on la menât dans le monde. Sainte-Beuve, indulgent à ses caprices et peut-être même fier de se parer d'un si beau brin de fille, consentit à la présenter partout comme sa nièce. En vertu du privilège qu'a le talent d'ennoblir ce qu'il touche, il n'est pas rare de voir un grand artiste ou un grand écrivain produire ainsi sous son égide une personne qu'il dore un moment de ses rayons et qui, tant que dure sa faveur, est acceptée au titre fictif, de quelque part qu'elle sorte.

Jenny fut donc menée dans les maisons ouvertes à l'écrivain, où elle pouvait paraître sans choquer les bienséances. La chose, cependant, ne passa pas sans protestation. En leur présence, on n'osait souffler mot ni sourire, mais dès qu'ils avaient le dos tourné, Dieu sait comme on donnait sur leur arrière-garde: «Sa nièce! sa nièce! murmurait en ricanant un éditeur normand; il en sera comme de la cousine qu'il nous avait présentée il y a deux ans, et que j'ai retrouvée à Toulon dans la rue des Trois-Mulets[32].»

Nous étions tous trois un soir au Théâtre-Français dans une de ces loges du second étage, disposées en entonnoir, d'où il semble à chaque instant que l'on va être précipité sur la tête des gens assis à l'orchestre. Sainte-Beuve sommeillait au ronron des alexandrins, et je m'amusais à suivre le regard errant de Jenny qui, du paradis au parterre, cherchait à dénicher quelqu'une de ses connaissances parmi les chevaliers du lustre, lorsque la porte de la loge s'ouvrit et livra passage à M. Edouard Thierry, qui dirigeait alors les Français. D'un coin des coulisses il avait sans doute aperçu l'illustre critique, facilement reconnaissable à son crâne à double étage, luisant et pelé comme celui du vieil Eschyle. Il venait lui offrir une loge à salon du premier étage, et sa proposition fut volontiers acceptée. On se leva pour descendre; le galant directeur offrit le bras à Jenny; Sainte-Beuve les suivait, portant avec précaution le mantelet et le chapeau de son amie. Je fermais la marche, ne portant rien comme le troisième page de Malbrough, mais songeant à part moi quels heureux privilèges confèrent à Paris la jeunesse et la beauté. Car cette grande fille, à qui deux hommes distingués prodiguaient les égards et les hommages, et qui se pavanait par les corridors avec des airs de duchesse, était la même que j'avais vue la veille au bal Constant—et Dieu sait ce qu'était ce bal,—polker avec rage, amoureusement enlacée au flanc d'un Alphonse de la barrière.

Ne vint-on pas dire un jour au protecteur que l'on avait vu sa belle en chemise, attablée avec un truand de mauvaise mine et croquant de compagnie le perdreau qu'il avait envoyé pour dîner avec elle?

De si ignobles hantises, qu'elle ne parvenait pas toujours à lui dérober, n'étaient pas de nature à lui concilier son estime. Parfois, dans son écoeurement, il ne pouvait s'empêcher de dire: «Cette fille a décidément la nostalgie de la boue.» Et cela ne l'empêchait point de secouer des gouttes d'ambroisie sur cette fange du ruisseau. Hélas! que ne faisait-il sur lui-même un sincère retour. Le moindre instant de réflexion lui aurait appris que l'on n'élude pas les lois de la nature en les flétrissant de noms odieux et que, pour mater la jeunesse et l'ardeur du sang, pas n'est besoin de beaux discours ni d'une langue subtile; il y faut un poignet robuste et autre chose encore. Dans ce duel où l'imagination cherche à exciter le tempérament, qu'importe de déployer les ressources et les séductions d'un esprit supérieur, si l'essentiel fait défaut? Or Sainte-Beuve n'avait jamais été grand abatteur de bois et son second était tué depuis longtemps! Il ne pouvait plus guère caresser que du regard et de la main les beautés qui s'offraient à lui. Si quelque ami s'étonnait de le voir, vieux coq écrêté au milieu de poules alléchantes: «Que voulez-vous? répondait-il en manière d'excuse, j'aime encore à reposer ma vue sur de frais visages.»

La princesse B…O, après plusieurs années de constance, rassasiée à la fin du docte et beau Mignet, le congédia et prit un vigoureux maçon. De là grand scandale. Une de ses amies lui en faisait des remontrances et la grondait sur l'étrangeté de sa préférence: «Eh! ma chère, riposta l'Italienne impatientée, celui-là du moins, il ne pense pas!»

Moins franche et plus adroite, Jenny aurait bien voulu conserver en catimini un ou plusieurs maçons et ne pas perdre l'académicien. Cela ne faisait pas le compte de ce dernier. Pour châtier les fugues de l'infidèle, il usait quelquefois de violence, persuadé que toutes les femmes ont mêmes goûts que celle de Sganarelle. Il est vrai de dire qu'elles lui pardonnaient généralement ces vivacités, qui ne sont en réalité qu'une preuve de faiblesse.

Enfin, après mainte rupture et de nombreux pardons, acceptés chaque fois d'un air moins contrit, il se décida, quoique le coeur lui saignât et qu'il en eût les larmes aux yeux, à retirer des bienfaits qui n'excitaient plus de reconnaissance. Il s'était, pendant le cours de cette liaison, montré si aveuglément généreux que, lorsqu'il mourut, Jenny eut un moment l'espoir d'être couchée sur le testament. Apprenant qu'elle n'avait rien, elle s'en plaignit au docteur Veyne.—Il y avait trop longtemps qu'il ne vous voyait plus, observa celui-ci.—Mais moi, je ne l'avais pas oublié, dit-elle; j'ai assisté à ses funérailles.—Oh! reprit en riant le docteur, si toutes celles qu'il a connues avaient fait comme vous, c'eût été un beau convoi. Quand vous auriez défilé sur dix de front, le chemin de la maison au cimetière n'eût pas suffi pour vous contenir.

* * * * *

À un certain âge, quand on en est réduit à regretter tout bas ce que rien ne peut rendre et qu'arrive l'heure triste où les amours désertent notre toit envahi par l'hiver des ans, la vraie sagesse consiste à ne plus demander aux femmes d'autre faveur que leur amitié. C'est à cela que Sainte-Beuve s'était résigné vis-à-vis des femmes du monde qui, attirées par le charme de son esprit, venaient le visiter dans son ermitage et acceptaient quelquefois de s'asseoir à sa table. Parmi les plus assidues, vers ce temps, se faisait remarquer la fille de Mme Sand, Solange Clésinger, alors en délicatesse avec sa mère, et qui parlait des admonestations morales qu'elle en recevait avec la fine ironie et le ton dégagé d'un Hamilton.

De temps à autre la maisonnette se remplissait des éclats de voix et des falbalas de Mme de Solms, petite-fille de Lucien Bonaparte et qui devait plus tard épouser le ministre italien Ratazzi. Un pied dans le monde politique et l'autre dans le journalisme, elle usa, pour obtenir une pension de l'Empereur, du crédit dont pouvait disposer l'illustre rédacteur du Constitutionnel. Celui-ci fut enchanté de la mission et s'y employa avec son zèle habituel, de concert avec M. Schneider, président du Corps législatif. Un jour qu'ils vantaient devant Napoléon III les mérites de sa parente et les nombreux amis qui l'entouraient. «Je n'ai jamais douté qu'elle n'en ait beaucoup» répondit le flegmatique souverain et il accorda 25,000 francs de pension sur sa cassette.

Les amis de la rayonnante beauté restèrent fidèles à sa bannière jusqu'après le second mariage. Lorsqu'elle revint d'Italie avec Ratazzi, ces messieurs, Polignac et Pomereu en tête, offrirent aux nouveaux époux un dîner au Palais-Royal d'où personne, j'aime à le croire, ne s'avisa d'emporter son couvert. Il régna même une si franche cordialité que tous les convives, à l'exception du mari, usaient envers la belle d'une douce familiarité avant d'être au dessert.

Sainte-Beuve ayant fait, pendant les allées et venues de sa négociation, un rapide voyage à Aix en Savoie, y consentit pour la première fois à ce que M. de Solms fît de lui une photographie dont M. Levallois a dit très-justement: «Je n'en connais pas qui rende plus exactement la physionomie de Sainte-Beuve. Lorsque je la regarde, il me semble que je vois, revivre mon vieux maître. C'est bien lui, saisi dans un de ses meilleurs moments, dans une de ses heures trop rares de douce sérénité; quand, par exemple, il descendait au jardin vers quatre heures de l'après-midi, après avoir lu un chant d'Homère, et qu'il oubliait les contrariétés ou les souffrances du présent pour songer à cette antiquité qu'il n'a jamais cessé d'aimer, qu'il comprenait et sentait à merveille.»

Une autre personne de la famille Bonaparte, la princesse Julie, eut aussi recours à lui, mais pour un motif différent. Voulant connaître son avis sur des travaux littéraires qu'elle avait en manuscrit, elle les lui communiqua. Par une étourderie inqualifiable, elle oublia dans le paquet un portrait à la plume dans lequel Sainte-Beuve était outrageusement défiguré et où se trouvait entre autres cette phrase: «Il mène, malgré son âge, une vie crapuleuse; il vit avec trois femmes à la fois, qui sont à demeure chez lui.» À quoi il ne manqua pas de répondre: «Ma vie privée a un avantage, si elle a ses faiblesses: elle est naturelle, et au grand jour. Or, l'histoire des trois femmes à domicile est une légende vraiment herculéenne, et dont je n'ai pas à me vanter. De tout temps, ç'a été faux et archifaux, comme le savent tous les amis qui m'ont visité, même en mes beaux jours.» La lettre se terminait, tout naturellement, par un congé bien mérité: «Veuillez agréer, princesse, l'hommage définitif d'un respect qui n'aura plus lieu de s'exprimer.»

Sa correspondance avec la princesse Mathilde a fait connaître, sous un jour bien favorable, la noblesse de leurs sentiments à tous deux et la dignité que Sainte-Beuve, malgré son titre de sénateur, savait conserver dans ses relations avec les Altesses. Il est touchant, au milieu de ce monde que l'on nous peint si futile et si corrompu, de voir l'écrivain et la princesse uniquement préoccupés de secourir les malheureux et de grouper autour d'une gracieuse influence les intelligences d'élite.

Oserai-je glisser ici une réflexion à propos de certains détails de cette correspondance? Dût-on la trouver déplacée, je la risque. Nous autres enfants du peuple, fils de paysan ou d'ouvrier, qui n'avons jamais eu l'heur de pénétrer dans ces sphères aristocratiques, nous devons être mauvais juges des façons de s'y conduire. Pourtant si quelque dame de haut parage eût daigné visiter de temps à autre notre logis et y laisser des témoignages d'une amitié si attentive à notre bien-être, tels que tapis, fauteuils, bijoux pour notre maisonnée, il ne nous fût jamais venu à l'esprit de répondre à tant de gracieusetés, comme le fit Sainte-Beuve, par l'envoi successif, une première fois des oeuvres complètes de Platon, la seconde fois des oeuvres complètes de Cicéron, et la troisième des oeuvres complètes de Sénèque! Oh que l'Altesse, qui était femme avant tout et des plus franches, a dû sourire de l'atmosphère factice qui se créait autour d'elle! À la suite d'une de ces leçons d'histoire que lui débitait à jour fixe le solennel M. Zeller, sur la grandeur et décadence des Grecs ou des Romains, elle ne put se retenir et, opposant son bon sens à la faconde empesée du professeur: «Il me semble toujours, lui dit-elle, que vous avez un casque.»

Théophile Gautier l'amusait mieux avec de croustillantes anecdotes qu'il savait couler en douceur de sa voix flûtée et paresseuse. Jadis la Fontaine en usait de même avec Mme de la Sablière et faisait dans ses entretiens la part de la bagatelle, que Sainte-Beuve oublia trop: «J'étais trop sérieux pour elle, disait-il après leur brouille. Elle s'est fatiguée de venir me voir tous les dimanches.»

Lui-même, une fois la paille rompue, refusa de se réconcilier. Trois mois après la scène de rupture, on lui avait dépêché, afin de ménager le rapprochement, un ami commun, M. Charles Edmond, qui l'aborda avec de bonnes paroles, lui dit que la princesse, chez qui il avait dîné la veille, s'était informée de sa santé et avait manifesté l'intention de renouer avec lui. Sainte-Beuve accueillit ces avances avec plaisir et parut près de céder, mais après un moment de réflexion: «Non, décidément, dit-il, son procédé m'a rendu ma liberté; je la garde.» Ce ne fut que plus tard, à son lit de mort, qu'il consentit à dicter pour elle quelques lignes que M. Zeller écrivit sur le marbre de la cheminée.

Son irritation provenait, j'aime à le croire, de l'excès de complaisance auquel leur relation l'avait obligé. Il y a parmi nos contemporains un gentil esprit, écrivain de race, pétillant de malice et de finesse, vers lequel l'attirait un vif sentiment de sympathie[33], et à qui il s'était promis de rendre justice. «Pourquoi, se disait-il, les spirituelles et vives peintures de M. About ne m'ont-elles pas sauté aux yeux et pris de force?» Un premier crayon de lui avait déjà saisi ce jeune homme ironique, espiègle même, le nez au vent, la lèvre mordante, alerte à tout, frondant sans merci, à l'exemple de Lucien, ne respectant ni les hommes ni les dieux, mais sous sa forme satirique et légère faisant presque toujours pétiller et mousser le bon sens dans le meilleur des styles.

Le portrait en pied de ce nouveau venu méritait bien de figurer dans la galerie à côté de ceux de MM. Renan et Taine. Le peintre s'y préparait. On avait demandé à la maison Hachette les ouvrages qu'elle avait publiés de cet auteur; M. Chéron était en train de rassembler les autres à la Bibliothèque nationale, quand la polémique dirigée par M. About contre M. de Niewekerke, surintendant des beaux-arts, le fit tomber en disgrâce auprès de la châtelaine de Saint-Gratien. Le critique n'osa pas continuer son étude, et l'occasion ne se représenta plus. Faiblesse déplorable d'un homme qui a fait preuve de fermeté toutes les fois qu'il s'est agi de la chose littéraire, et qui montre de quel prix on paie la faveur des grands! À leur contact, on perd toujours un peu de son indépendance. Le fait me paraît d'autant plus fâcheux que M. About, encouragé par cette marque d'estime, eût probablement tenu à honneur d'y répondre avec une production digne de lui, avant de se retirer dans son opulent pachalik.

XIV

QUESTION FINANCIÈRE.—LIBÉRALITÉ ET BIENVEILLANCE.—LA MANCHOTTE.—MORT DE SAINTE-BEUVE.—CONCLUSION.

Le vieux critique d'art De Piles avait imaginé, pour juger avec précision du mérite relatif des peintres, d'établir une balance dans laquelle chacune de leurs qualités aurait son tarif: le plus haut point de perfection étant désigné par le chiffre 20, on pouvait, en descendant jusqu'à 0, situer chacun d'eux à son rang. L'idée est assez drôle.

Un tableau plus piquant serait celui qu'on établirait pour les auteurs, en plaçant en regard de leurs oeuvres le prix qu'ils en ont retiré. En face, par exemple, de la chétive rétribution accordée à l'ouvrage de Port-Royal, qui a coûté à un laborieux érudit tant de veilles et de recherches, de voyages à Troyes et en Hollande, de montagnes de livres remuées et dévorées, vingt ans d'existence enfin, on placerait les sommes fabuleuses que l'on prodiguait à Ponson du Terrail pour le feuilleton qu'il venait, à cheval et en hâte, écrire à l'imprimerie du journal, ayant si bien oublié son sujet et le fil de l'imbroglio, qu'il demandait au compositeur ce qu'était devenu Rocambole.

De cette comparaison, que j'indique seulement, ressortiraient des contrastes et un enseignement qui ne seraient pas tout à l'honneur de notre goût et de notre culture intellectuelle. Il faut bien l'avouer, les oeuvres de science et d'érudition, à moins de s'imposer à un public spécial, se vendent peu en France et se lisent encore moins. L'histoire la plus savante, fût-elle agrémentée d'un style superfin, nous laisse à peu près indifférents, si elle ne traite des temps rapprochés de nous en y mêlant nos propres passions. Lorsque M. Ernest Renan a voulu monnayer la mine de son talent, il est descendu des hauteurs où il plane pour composer un livre hybride, moitié figue, moitié raisin, où le roman dissimule et farde la réalité.

Nos grands éditeurs savent cela; ils servent le public à son gré. Tous les deux ou trois ans, sans plus, ils publient pour la montre un beau livre, admirablement imprimé et illustré, sur d'excellent papier, qui leur revient cher et leur fait honneur. Moyennant quoi, ils inondent le marché d'avalanches de mauvais chiffons barbouillés d'encre, qui, dans cent ans d'ici, ne seront que fumier. «Nous sommes la crème fouettée de l'Europe.» Ce mot de Voltaire reste vrai. Notre attention se lasse vite et veut que l'on l'amuse. Au sérieux et au solide, elle préfère le piquant, le brillant, le pimpant, les colifichets. Le Dictionnaire de l'Académie rapporte moins que la Mode illustrée à la maison Didot.

Demandez à un libraire quels sont les volumes d'un débit assuré, jamais il ne vous citera de traité savant ni même d'ouvrage de critique. C'en est fait de la littérature proprement dite. Elle a beau s'émailler de jeux de mots et panacher ses tirades du pompon des bons principes, on n'en veut plus. Un écrivain qui ne manque assurément pas de réputation ni même d'esprit en est réduit, pour faire prendre ses livres, à consentir que l'on efface tout ce qu'il y a d'un peu vif contre les auteurs édités par la maison. N'est-ce pas navrant?

On n'eût pas fait subir de si humiliantes conditions à Sainte-Beuve, qui avait le respect de son art et le souci de la vérité; il eût préféré les céder pour rien. De fait, on ne lui en donnait pas grand'chose. La propriété entière d'un volume des Causeries ne lui était payée, par les frères Garnier, que 1,500 francs. Le succès croissant de la collection les décida cependant à élever le chiffre à 2,000 francs. Mais le bénéfice qu'ils en retiraient excita la concurrence. Un autre éditeur, Michel Lévy, offrit 2,500 fr. et l'emporta. Après avoir conclu cette belle affaire, Sainte-Beuve se frottait les mains de satisfaction: «Mon ami, nous voilà riches. Lévy donne 500 francs de plus et demande un quart moins d'articles, c'est double profit.»

Il n'était nullement jaloux de la fortune des autres; il se réjouissait même de voir prospérer les maisons qu'il contribuait à enrichir. Invité à dîner avec M. Nisard par ce même Michel Lévy, en son hôtel de la place Vendôme, ils y furent traités avec tout le luxe et la somptuosité du confort moderne. En sortant, M. Nisard se répandait en jérémiades sur l'injustice du sort qui prodigue les millions à ceux qui vendent les livres, tandis que ceux qui les font n'ont souvent pas le sou. Sainte-Beuve l'interrompit: «Diantre! que vous avez la digestion pénible! Je ne trouve pas, moi, que la fortune soit si mal placée; il en fait bon usage. Eh! nous en tenons toujours un joli morceau dans le ventre.»

Il s'égayait volontiers sur le compte de son confrère,—M. Nisard est de l'Académie,—qui lui avait un jour, à propos de bottes, demandé sous quel nom il voyageait: «Mais sous le mien, répondit Sainte-Beuve, pourquoi voulez-vous que j'en change?—Ah! moi, je prends un nom d'emprunt, de crainte d'être importuné.» Sainte-Beuve n'en revenait pas: «Comprenez-vous ce Nisard? il se croit célèbre.»

Beaucoup de nos auteurs, doublés d'un homme d'affaires, songent moins à produire des oeuvres consciencieuses qu'à les vendre le plus cher possible. Je ne leur en fais pas un crime, quoique l'on puisse reprocher à quelques-uns d'avoir un peu trop l'oeil au pécule et de viser plus à l'argent qu'à l'estime. Sainte-Beuve n'avait pas tant d'âpreté au gain; il composait par plaisir, pour se satisfaire et aussi par un sentiment secret du devoir. Son rêve du côté de la richesse était l'aurea mediocritas: ne pas jeter un éclat de financier aux yeux des passants, et ne pas les attrouper non plus autour de ses misères.

La crainte de n'avoir pas de quoi soutenir ses vieux jours, qui rend tant de gens sourds aux cris de la souffrance, n'avait pas de prise sur lui. Quand il songeait aux années de l'extrême vieillesse, il en envisageait la perspective en souriant et sans nul effroi: «Bah! nous nous en tirerons. Avec ce que j'ai, la pension à laquelle j'aurai droit comme professeur, le produit de mes livres et quelques économies, nous arriverons bien à mille francs de revenu par mois. Il ne m'en faut pas plus. Nous achèterons alors une petite voiture dans laquelle Marie ira me promener au Luxembourg.»

De tous côtés on lui demandait, pour lancer la publication, des préfaces ou biographies qu'il soignait avec amour, et dont bien souvent il refusait de toucher le prix. On en abusait et il finit par devenir plus exigeant. «Votre patron ne fait rien comme les autres, me disait quelqu'un que cela touchait; d'ordinaire, en vieillissant, les gens se rangent et dépensent moins. Lui, plus il va, plus il lui en faut.»

En 1861, lorsque du Moniteur on voulut le faire passer au Constitutionnel, il se fit donner 25,000 francs de prime de réengagement en sus du prix de ses articles, qui lui étaient payés 300 francs chaque. Cela ne le rendit pas plus riche. Peu de temps avant son entrée au Sénat, il était si gêné que, contrairement à ses habitudes, il eut recours à un emprunt. Sa répugnance à escompter l'avenir était excessive. Deux fois seulement, je crois, il eut recours à la bourse d'autrui. La première fut pour aider la Revue des Deux-Mondes, en prenant une action dans l'entreprise, et la seconde à l'occasion d'une encyclopédie que devaient publier les MM. Péreire. On lui avança 20,000 francs sur sa part de collaboration. L'affaire ayant manqué, ces messieurs offraient de lui faire présent de la somme; il refusa et ne voulut d'autre faveur que la faculté de s'acquitter par annuités de 5,000 francs. La dernière n'a été soldée que par ses héritiers.

Son impatience d'entrer au Sénat s'explique par bien des motifs et tous fort légitimes. C'était d'abord un moyen d'échapper, par cette dignité, aux injures de certains journaux. Il n'est pas bon, je crois, de laisser trop longtemps dans la rue des hommes distingués qui ont fait dès longtemps leurs preuves, et qui ne peuvent que perdre à être éclaboussés. Puis on n'avait cessé de lui faire entrevoir cette récompense, et le public s'attendait à ce qu'on la lui accordât. N'était-ce pas humiliant de voir entrer là comme au moulin tant de vieux employés, sans autre titre que leurs années de service, et le grand écrivain rester sur le seuil? Toute proportion gardée, il en était pour lui de cette dignité comme du couronnement de l'édifice pour le reste de la nation. À force de les promettre et de ne jamais les tenir, ces bienfaits avaient à la longue perdu toute leur grâce[34]. Enfin, dernier motif et non le moins sérieux, la fatigue s'emparait du vaillant producteur et ses forces trahissaient son courage. Il ne pouvait plus suffire, malgré les vingt ou vingt-cinq mille francs qu'il gagnait avec sa plume, aux dépenses toujours croissantes que lui imposaient le luxe d'alentour et des relations de jour en jour plus onéreuses.

Afin de donner une idée exacte de ce que fut son dernier attachement, il est nécessaire d'expliquer un trait particulier de sa nature, qui n'a jamais, ce me semble, été exposé comme il le mérite, je veux parler de son humanité.

Entre les diverses façons d'être humain, la plus originale est celle qui consiste à composer sur les misères de ce monde quelques bruyants ouvrages avec lesquels on se fait huit ou dix mille francs de rente, dont on ne distrait pas un centime en faveur des indigents.

Ai-je besoin de dire que tel n'était pas le cas de notre cher maître? Affecté plus que personne des souffrances d'autrui, il regardait comme son premier devoir d'aider à leur adoucissement. Aussi, la meilleure partie de son argent allait-elle aux mains de ceux qui en avaient besoin. Héros de la charité silencieuse, il se cachait pour donner sans rien attendre en retour.

Dans sa manière de comprendre la morale sociale, le sentiment de la solidarité entrait pour beaucoup. Était-ce propension naturelle ou conviction d'obéir à son devoir d'honnête homme? Peu importe le mobile, pourvu qu'il engendre de nobles actions.

Jamais je ne vis de sympathie plus universelle; il compatissait d'un coeur si ému aux affections humaines, que l'on peut dire sans exagération qu'il avait mal à la douleur d'autrui, ne pouvant rencontrer un pauvre sans le secourir. Une telle tendresse le fit pendant toute sa vie se dépouiller au profit des malheureux. Aussi, malgré le travail persistant et fructueux de cinquante années, malgré les avantages d'une réputation toujours croissante et un état de fortune qui, vers la fin, était devenu quasi brillant, il n'a, de fait, augmenté l'héritage de ses parents que de deux mille francs de rente. Encore l'économie fut-elle due plutôt à la maladie qui le retenait chez lui en dernier lieu qu'à un dessein bien arrêté.

Dans l'accomplissement du devoir d'humanité, sa délicatesse avait des raffinements de scrupule, dont on jugera par la note suivante de ses portraits de femme:

«L'indulgence qu'on a pour les autres, on ne doit point, sans doute, la porter à l'égard de soi-même; il faut, autant que possible, ne se rien passer. Mais, enfin, c'est une règle bien essentielle, dans la conduite, de ne jamais tirer raison d'une première faute pour en commettre une nouvelle, comme un désespéré qui le sait et qui s'abandonne. Quelqu'un voyait Mme de Montespan fort exacte aux rigueurs du carême et paraissait s'en étonner: Parce qu'on commet une faute, faut-il donc les commettre toutes, dit-elle. Je ne m'empare que du mot. Hier, vous méditiez une vie pure, dévouée, honorée de toutes les vertus, semant de chaque main les bienfaits. Ce matin, parce qu'un tort, une souillure grave a, depuis hier, obscurci votre vie, à l'heure du bienfait que vous projetiez, le ferez-vous moindre, comme quelqu'un qui déserte le combat, qui a perdu l'espoir de s'honorer lui-même? Oh! faites le bienfait comme si vous étiez resté pur; faites-le, non pour vous honorer (ce n'est pas de cela qu'il s'agit), mais pour soulager le souffrant! Que le pauvre ne s'aperçoive pas de votre tort, de votre souillure survenue envers vous-même; c'est le moyen, d'ailleurs, qu'elle disparaisse, qu'elle s'efface un peu… Tendez, tendez votre main à celui qui tombe, même quand vous la sentiriez moins blanche à offrir.»

Ne sont-ce pas là de nobles sentiments exprimés en beau langage? Peut-on mieux expier les torts d'une complexion amoureuse? Ces épicuriens sont vraiment les plus aimables des moralistes; ils mènent à la vertu par de doux sentiers. Je trouve aux lignes qui précèdent une fleur d'humanité qui me paraît bien supérieure à la charité chrétienne, et qui sent le commerce des grands philosophes de l'antiquité.

Dans la crainte d'abuser de la patience du lecteur, je ne citerai qu'une des mille anecdotes dans lesquelles on lui voit mettre en pratique sa vertu.

Quelques mois avant sa mort, la maladie l'ayant obligé de garder le lit, un vieillard, qu'il employait à faire ses courses et qu'il payait largement, vint le prier de lui accorder un secours un peu plus fort que d'ordinaire. En voyant son bienfaiteur au lit, il pâlit et se mit à pleurer. «—Qu'avez-vous donc, mon ami? lui dit le malade.—Ah! reprit le malheureux, voyez-vous, monsieur, si vous veniez à mourir, il ne me resterait plus qu'à me tuer aussi, car vous êtes mon seul moyen d'existence.»

Le mot le fit sourire. Il consola le bonhomme et lui donna ce qu'il demandait.

Il y avait quelque chose de plus précieux que l'argent et dont il était aussi prodigue envers les autres, c'étaient son temps et ses soins. Jamais une infortune ne fit en vain appel à son intercession, et il se mettait tout entier au service de ceux qui l'intéressaient. Parmi les grands écrivains de notre époque, je ne vois que Béranger qui ait été serviable au même degré. Mais le résultat obtenu par chacun d'eux était fort différent. Le chansonnier, dans son envie d'obliger l'univers, ayant fatigué de ses sollicitations les puissants et les riches, échouait souvent dans ses demandes, tandis que Sainte-Beuve, avec un tact discret, ne s'engageait que s'il voyait moyen de venir en aide par son crédit et réussissait presque toujours. «Je ne crois pas que l'on oblige mieux que lui ni qu'on l'oublie plus noblement,» disait avec raison Mme Desbordes-Valmore, au souvenir des nombreuses démarches qu'il avait tentées, soit pour elle-même, soit pour d'autres, à sa sollicitation.

L'histoire de ses relations avec M. Jules Levallois, qu'il faut lire dans le volume où celui-ci, plus reconnaissant que tant d'autres, l'a racontée, est la meilleure preuve de la persistance que mettait Sainte-Beuve à rendre service aux gens.

En 1852, il voit venir à lui ce jeune inconnu qui sortait du collége, pauvre et malade, et qui lui soumet des essais de poésie aussi naïfs et inhabiles qu'on les produit à cet âge. Loin de le dédaigner, il l'accueille avec une affabilité cordiale et s'inquiète aussitôt de lui trouver de l'emploi au Moniteur, où il écrivait lui-même. Quelque temps après, ayant besoin d'un secrétaire, il le prend avec lui et le garde en cette qualité pendant trois ans. C'est M. Levallois qui le quitte pour entrer au journal l'Opinion nationale, et Sainte-Beuve en paraît d'abord froissé. Mais, à la première visite, son dépit s'évanouit et le voilà qui s'intéresse de plus belle au succès de son jeune ami, qui l'encourage et l'aide de ses conseils, qui applaudit à chacun de ses articles et qui, dans les siens, ne laisse échapper aucune occasion de le recommander aux suffrages du public. Écrivant un jour à la princesse Mathilde, le nom de son ancien secrétaire tombe sous sa plume, et il en sort immédiatement un portrait engageant, bien fait pour inspirer, à qui le lira, le désir de connaître l'original. Et notez que ce n'était pas là un disciple, quelqu'un que l'on patronne parce que ses idées sont en communion avec les nôtres; tout au contraire, M. Levallois le critiquait, le contredisait, le taquinait, regimbait à ses idées sur presque tous les points; mais il avait suffi d'un peu de bon vouloir et de quelques germes de talent pour lui conquérir estime et protection.

Qui donc, parmi les littérateurs les plus obscurs, n'a eu recours à sa bienveillance et ne l'a trouvé toujours prêt à tendre la main? Qui donc, si petit et si éloigné qu'il fût, n'a entendu de lui un de ces mots décisifs qui engagent une vocation en faisant le jour devant elle? Écoutez ce que dit, à ce propos, M. Philippe d'Auriac: «Ne voulait-il pas me faire tâter de Buloz! Je repoussai doucement ses offres, heureux de prendre en flagrant délit d'obligeance désintéressée l'homme qu'on représentait comme un type d'égoïsme et de calcul.»

Ses ennemis ou adversaires le savaient si dévoué à la cause des lettres et de leur indépendance, qu'ils n'hésitaient pas à s'adresser à lui en cas de danger. Le journal le Figaro, qui l'avait souvent attaqué et qui préludait alors, par une rédaction spirituelle et gaie, à l'heureuse fortune qu'il a eue depuis, avait, à propos de je ne sais quel article, attiré sur lui les sévérités de l'administration. Afin d'esquiver le coup, on expédia à Sainte-Beuve l'homme de lettres de la maison. Voici en quels termes M. Jouvin raconte le succès de sa démarche:

«J'avais sonné en client à sa porte, ce fut le confrère qui m'ouvrit. Le service fut rendu, et l'illustre écrivain en doubla le prix en ne le faisant point attendre, comme en se dérobant sur l'heure au remercîment. Il donna même au-delà de ce qu'il avait promis; il se fit, de son chef, solliciteur auprès d'une haute influence et me garda le secret de la démarche, tentée victorieusement, et à laquelle je n'aurais pas eu certes l'indiscrétion de le pousser. J'appris un peu plus tard, et par un autre que par lui, ce que sa main droite avait fait en se cachant de sa main gauche.»

On écrirait un volume rien qu'avec des traits de ce genre.

J'ai peu connu la jeune fille, vulgairement désignée sous le nom de Manchotte et appelée Célina Deb…, à qui il a laissé une partie de sa fortune. Mais je trouve sur elle d'amples détails dans une étude publiée par Mme Colet, où est dépeint l'intérieur du sénateur académicien dans ses dernières années. Le philosophe que nous venons de voir si humain avait sans doute été attiré vers cette enfant par son infirmité, son air souffreteux, ses apparences timides et maladives, par le besoin qu'il avait de se dévouer au soulagement de la faiblesse.

Il la prit chez lui et l'entoura d'égards et de prévenances. Une honnête institutrice, toujours avenante et gaie, qui tenait alors sa maison, lui donna des leçons, dont Célina profita avec intelligence. Placée par le hasard dans une sphère si attrayante, dans un milieu si caressant et si doux, elle se montra digne de cet heureux sort. Pour plaire à son protecteur, elle corrigea son langage, se composa un maintien décent, qui forçait chacun à la politesse et à la bienveillance. Il y a dans la nature des femmes une telle souplesse et une finesse si déliée, que les paroles et les regards réservés de celle-ci déjouaient tout examen. Aussi, les amis de l'illustre critique, sachant gré à la jeune personne de son attitude résignée et pensive, lui offraient des bonbons et des fleurs, comme si elle eût été la véritable enfant de la maison.

«J'aime encore beaucoup à respirer les fleurs, leur disait Sainte-Beuve, mais je n'en cueille plus.» Cette explication suffisait aux honnêtes gens qui le surprenaient dans son cercle intime et les empêchait de s'étonner qu'un dernier caprice survécût à son ardeur épuisée.

Qu'il est difficile de se résigner à l'abdication! Tout nous avertit de notre décadence physique, l'indifférence des femmes, ou même leur dédain, et les plaisanteries insolentes de ceux à qui l'âge n'a pas encore rabattu le caquet. Nos infirmités et l'effort chaque jour plus grand, que nous coûte la vie, nous ordonnent de dételer; le souvenir des naufrages essuyés conseille de ne plus se risquer sur l'élément perfide. Mais quoi! des tentations nous reviennent, des envies de s'y reprendre, de prouver que nous ne sommes pas si infirmes, d'avoir une dernière saison, une semaine du moins, un bon jour. On a beau s'irriter soi-même contre ces vieilles passions et leur faire la guerre: «Que ne leur fait-on pas? On dit des injures, des rudesses, des cruautés, des mépris, des querelles, des rages, et toujours elles remuent; on ne saurait en voir la fin; on croit que, quand on leur arrache le coeur, c'en est fait, et qu'on n'en entendra plus parler; point du tout, elles sont encore en vie, elles remuent encore[35].»

Auprès de ce vieillard, bien moins accablé sous le poids des ans que sous l'étreinte d'une maladie cruelle, Célina apparaissait, avec sa mine d'élégie et son profil fluet, comme l'ange consolateur de l'automne à son déclin. D'ailleurs Sainte-Beuve demandait si peu à celle qui régnait chez lui, que sa tendresse craintive simulait pour elle une sorte d'amour paternel. Pourtant, s'il fallait en croire Mme Collet, elle aurait eu les exigences et les mutineries d'une vraie maîtresse. Lorsque le sénateur recevait à sa table les princes et leurs amis, elle en témoignait de l'humeur.

«En secret dépitée, elle entr'ouvrait la persienne de sa chambre et regardait arriver les hôtes privilégiés, dont la compagnie lui était interdite. Si une femme se trouvait parmi eux, elle examinait ou enviait sa toilette: de quel droit, à moins que ce ne fût la princesse, une autre femme venait-elle s'asseoir à cette table, qu'elle considérait comme sienne? Tantôt elle y avait vu étalés l'argenterie et les cristaux de réserve; elle avait, avant les convives, savouré du regard les mets choisis qu'ils allaient déguster. Pourquoi ce luxe et ces primeurs pour eux et pas pour elle? Ne devait-elle pas désormais, afin de tenir sa place dans la maison, exiger tout ce qui était offert à ceux qu'on y fêtait?»

«Elle ne se laissait désarmer et amadouer les jours suivants qu'à force de prodigalités et de condescendance; tout lui était accordé pour éviter ces querelles.»

Je crois bien que le peintre a forcé ici quelque peu les couleurs. Il en est des femmes auteurs comme des chattes: quand elles se font vieilles, elles deviennent féroces et enfoncent leurs griffes jusqu'au sang.

Un autre fait, rapporté par M. Troubat, montrera mieux l'incompatibilité que l'âge et l'éducation avaient mise entre le sénateur et la pauvre enfant qu'il abritait sous son toit.

Sur le désir qu'elle exprima un jour d'aller voir Orphée aux enfers, Sainte-Beuve, jugeant du goût des autres par le sien, fit louer une loge au Théâtre-Lyrique, où l'on représentait en ce moment l'opéra de Gluck. À la vue du coupon, sa Benjamine fit la moue et eut un mouvement de dépit: «Ce n'est pas ce que je voulais; je me moque bien de Gluck; on dit que c'est un éléphant qui chante. Je n'irai pas; c'est trop ennuyeux.» Toujours complaisant, Sainte-Beuve fit prendre le lendemain des billets aux Bouffes, où l'on jouait l'opérette d'Offenbach. Du coup, il obtint un gracieux sourire et la promesse d'aller avec lui à ce spectacle. Ce qui prouve que le véritable Orphée est l'Orphée où l'on s'amuse.

Pendant la semaine qui suivit, il ne cessa, malgré ses douleurs, de fredonner La plus belle ombre, Ma chérie! sur l'air particulier qu'il avait inventé à son usage et sur lequel il transposait tous les autres.

Laissons là des distractions qui amusent et trompent la souffrance pour ne plus voir que l'homme de génie aux prises avec la maladie qui le minait. Il fut, dans cette dernière épreuve, courageux et ferme comme toujours, sans affecter de stoïcisme, et, bien que certain de perdre la partie, ayant le courage de la jouer jusqu'au bout. Un jour, étant venu le voir, je le trouvai en proie à d'atroces douleurs et véritablement exaspéré: «Eh quoi! s'écriait-il, je n'aurai pas un ami qui me délivre de ces tourments et me brûle la cervelle?» Je ne sais par quelle étourderie il m'échappa de répondre: qu'il est des cas où le meilleur ami, c'est soi-même. À ce conseil indirect, il me regarda d'un oeil de reproche et justement blessé. Ne valait-il pas mieux soutenir le combat et affirmer vaillamment le triomphe de l'esprit sur la matière? Il le fit et fit bien.

On n'a pas osé nier, tant les preuves en sont multipliées et évidentes, qu'il n'ait produit ses plus brillantes oeuvres pendant les années mêmes où son corps était en lutte avec la destruction. À la suite d'un travail lent et continu, ainsi qu'il arrive au développement de toute vie supérieure, il avait conquis la dictature intellectuelle et le gouvernement des esprits. Le sien devenait en avançant de plus en plus dégagé et hardi. Sans rien perdre de sa grâce et de sa vivacité, il gagnait en profondeur, en étendue, en maestria. Ses jugements, dans les questions de métaphysique ou d'art, étaient, pour ainsi dire, décisifs et sans appel. Vers la fin, chacun de ses articles fondait une réputation. Le talent, chez lui, atteignit au comble au moment où les forces physiques étaient au plus bas. Déjà ruiné dans ses racines, l'arbre donnait ses plus beaux fruits à l'extrémité du rameau. Parvenu à cet oubli de soi et à ce dédain de la douleur et de la mort, qui est le trait le plus élevé de notre nature et de sa mystérieuse grandeur, Sainte-Beuve a vu la vérité sans nuages et l'a rendue en traits immortels. En vain la manie du paradoxe irait-elle jusqu'à soutenir que le scepticisme voilait son regard et qu'il a d'autant mieux éclairé le chemin qu'il s'était lui-même égaré dans la route. Si le mensonge porte de telles marques, dites-nous, je vous prie, à quel signe on reconnaît la vérité?

Non, le penseur ne s'est pas trompé en poussant la recherche jusqu'aux limites du possible, et il a choisi le bon lot en restant jusqu'au bout fidèle à l'amour des lettres antiques par lequel il s'initia aux horizons sereins et aux paysages lumineux. M. Gaston Boissier, qui occupait sa chaire au Collége de France, lui ayant rendu visite à son lit de mort, l'entretien tomba sur Ovide, que Sainte-Beuve reprochait à son successeur de ne pas aimer assez. Peu à peu sa parole s'anima, la rougeur revint à ses joues, ses yeux reprirent leur éclat et il se mit à discuter avec tant de feu que l'on dut l'avertir et le prier de contenir son enthousiasme. Ce qui avait été la vraie passion de sa vie persistait jusqu'à la fin. Aussi, avant d'expirer, n'arrêta-t-il point ses regards sur la forme gracieuse de la femme qui avait été le dernier leurre d'un bonheur introuvé, mais sur les pages où il avait fixé les rayonnements de son génie. On dirait que la mort ait voulu consacrer cette attitude suprême; car, même après le trépas, le pouce et les doigts de l'écrivain convergeaient comme pour saisir une plume absente.

Je ne veux pas conclure, par crainte de manquer d'impartialité. Je laisse donc ce soin à l'un de ceux qui continuent après lui la même lutte et qui sont plus capables que moi de juger les résultats de son oeuvre. Voici l'éloge funèbre que M. Francisque Sarcey lui consacra, quelques jours après sa mort, dans le Gaulois du 22 octobre 1869:

«Que d'idées justes Sainte-Beuve n'a-t-il pas semées autour de lui? Que d'erreurs n'a-t-il pas corrigées? Que d'heures n'a-t-il pas rendues plus agréables et plus douces! Il est bien probable qu'un jour, le monument qu'il a élevé et qui est aujourd'hui ramassé sous son nom, s'en allant pierre à pierre à mesure des siècles, se dissipera dans ce renouvellement incessant de toutes choses, qui est la loi de l'univers. Mais si l'édifice disparaît, et avec lui le nom de l'homme de génie qu'il portait à son fronton, la matière dont il fut composé est immortelle. Les idées, les notions, les renseignements, les formes de style, les façons de voir, les images, rien de tout cela ne sera perdu. Ce sont des biens qui ne périront qu'avec l'humanité même qui en a reçu le dépôt. Sainte-Beuve n'est donc point mort, puisque vit et vivra toujours ce pour quoi il a vécu, ce qui était lui.»

NOTES

[1: Je dois prévenir une fois pour toutes que là-même où je ne cite pas mon auteur, je lui emprunte assez souvent des expressions et des phrases. Il m'a semblé que le meilleur moyen de le faire connaître était de m'effacer le plus possible et de lui laisser la parole.]

[2: Les preuves du contraire éclatent à chaque pas; il faut avoir les yeux obstinément fermés à l'évidence pour ne pas les voir. Afin de couper court à la malveillance de telles insinuations, j'emprunte à la Correspondance une déclaration formelle: «Vous savez, mon cher ami, à quel fond de vérités je crois, autant qu'un tel mot est applicable au faible esprit de l'homme; les années m'affermissent dans cette manière de voir et d'envisager le monde, la nature et ses lois, et notre courte et passagère apparition sur une scène immense où les formes se succèdent au sein d'un grand tout dont nous saisissons à peine quelques aspects et dont l'incompréhensible secret, nous échappe. Ce n'est ni triste ni gai, mais c'est grave; et, quand on en est là, on peut laisser avec leurs airs de dédain tous ces esprits disciples et superficiels, qui se flattent de tenir la clef des choses, parce qu'ils ont dans la main quelques bibelots chrétiens, païens ou autres, qu'ils adorent. Au diable les fétiches, de quelque bois qu'on les fasse!» (Lettre au docteur Veyne, 22 octobre 1866)]

[3: Termes empruntés à M. Taine. On a dit encore avec bien, de l'esprit: «C'est un thésauriseur qui a enterré son or dans une foule de petits coins, et qui, n'ayant dit que la moitié de son secret, a laissé le reste à deviner.»]

[4: Le même sentiment se trouve exprimé en termes plus nobles, dans un article sur Ch. Magnin, à propos de ceux qui ont défriché le terrain du moyen âge: «Venu tard dans cette étude et à leur suite, je recueillais les fruits de leur labeur, et je leur en étais reconnaissant. Cela ne m'empêchait pourtant pas, tout en rendant justice à ces excellents travailleurs, de noter quelques-uns de leurs défauts.»]

[5: Iliade, chant XIV, vers 174 et suivants, toilette de Junon N'est-ce pas ce qu'on a appelé odor della femina?]

[6: C'est à peu près le vers d'Alfred de Musset, dans les Contes d'Espagne et d'Italie.]

[7: Voici la traduction qu'en donne Delille:

     Elle dit; et voyant sa faible résistance,
     Elle échauffe son coeur d'un doux embrassement;
     Son époux, que séduit son tendre empressement,
     De ses premiers désirs sent palpiter son âme;
     Il reconnaît Vénus à l'ardeur qui l'enflamme,
     Et le rapide éclair des amoureux transports
     Pénètre chaque veine, et court par tout son corps.
     Tel, du ciel enflammé parcourant l'étendue,
     L'éclair part, fend les airs, et sillonne la nue.
]

[8: Limes erat tenuis, longa sub nubibus umbra. (Ovide.)]

[9: La dame en question était douée par nature d'une douce impartialité qui n'excluait pas la justesse des jugements. Toutefois, une note des Cahiers donnerait à croire qu'elle n'avait pas l'esprit aussi aimable que le reste: «Jeune, on se passe très-aisément d'esprit dans la beauté qu'on aime et de bon sens dans les talents qu'on admire.» Du même coup, le mari y attrape son égratignure.]

[10: Je ne tiens pas compte des Pensées d'août, publiées plus tard, en 1837, et qui ne sont que de la prose rimée, sans rien de poétique.]

[11: Homère. Iliade, XIV].

[12: Sainte-Beuve n'y a jamais répondu, trouvant que c'était là une méchante et trop facile littérature. Il s'est contenté de réfuter d'une manière générale certaines théories sur l'adultère: «Nos auteurs dramatiques et nos romanciers sont uniques. Ils vivent, la plupart, comme de gais et spirituels chenapans, avec des filles, avec des cocottes, avec des femmes mariées; ils ne se gênent en rien et s'en donnent à tire-larigot. Mais dès qu'il s'agit, dans leurs inventions littéraires, d'un adultère, cela devient une affaire de tous les diables et comme si le cas était pendable au premier chef. Ils oublient qu'il n'y a rien de plus commun en fait, et rien qui, dans le train ordinaire de la vie, tire moins à conséquence.»

(Cahiers, page 133.)]

[13: Les gens de lettres le sont jusqu'au bout. Oublier ses passions dès qu'on les a satisfaites ou n'en garder qu'un vague souvenir au fond du coeur, cela est bon pour le vulgaire. Avec les poëtes et les romanciers, tout ne finit pas ainsi. Restent les lettres et les témoignages écrits. Voilà de quoi composer des livres; c'est un texte de copie tout trouvé. Les deux amoureux le savaient si bien qu'ils décidèrent, en rompant, de confier leurs billets doux à un notaire, pour être remis au dernier survivant. Après la mort de Musset, Mme Sand hérita du paquet. Mais avant de le livrer à l'impression, elle consulta le confident. Sainte-Beuve, peu flatté d'avoir à relire ces vieux poulets, me chargea de la besogne. Étais-je d'un sens trop grossier? Le fait est que tout cela me parut fort déclamatoire et vide. Il me semblait feuilleter un tome de la Nouvelle Héloïse, et je l'avouai franchement. Sans doute mon impression fut transmise telle quelle à Mme Sand, car elle brûla, dit-on, ces lettres,—après en avoir laissé prendre quelques copies.]

[14: Le fait paraît moins surprenant quand on lit l'article dans le numéro du 24 juin 1829. Il y est parlé avec éloge de l'ancien ministre des relations extérieures; de plus, les idées en sont empruntées d'un mémoire publié par M. d'Hauterive sous la dictée de Talleyrand.]

[15: Le pauvre diable avait conscience de son infirmité. Il écrivait à Béranger: «Quand je suis ainsi empêtré dans un monde d'idées et de faits soulevés dans ma tête, je deviens une brute, incapable de toute antre chose.» Et le malin chansonnier, écrivant à son tour à Hippolyte Fortoul, à propos d'une visite que J. Reynaud lui avait faite à Fontainebleau, ajoutait: «Il m'a promis de m'envoyer Leroux. Vous feriez bien de le conduire jusqu'ici, pour qu'il ne se perde pas en route.»]

[16: Barbey d'Aurevilly ne l'a pas oublié. À son tour, il est injuste et se refuse à reconnaître la supériorité de son ancien auditeur: «C'était pour son article qu'il conversait, cet homme qui n'aimait pas tant la conversation qu'on l'a dit, si ce n'est dans l'intérêt de son article… Enfin, il aurait gratté la terre avec ses ongles pour son article. Il en eût fait sur n'importe quoi… Il en aurait fait sur le diable et même sur Dieu, auquel il ne croyait pas.»]

[17: Abbadon ou Abbadona est un ange fidèle de la Messiade de Klopstock, entraîné dans la révolte de Lucifer et dont la harpe résonne au milieu des hurlements du concert infernal. Même parmi les démons, il reste triste et malade du regret des cieux.]

[18: Cet ouvrage a un autre inconvénient. Par la perfection et le complet de ses renseignements, il nous rassasie comme un panier de pêches trop mûres. En général, le Français préfère les primeurs ou les fruits verts.]

[19: L'habitude persiste; mais, avec l'âge, le niveau des hauteurs a baissé. Ne pouvant plus escalader les tours et les beffrois, le grand poëte, afin d'être toujours haut perché, grimpe aujourd'hui sur l'impériale des omnibus].

[20: Pas de malentendu, s'il vous plaît. Le privilège de la naissance est un fait que je ne conteste pas. Dans notre société, à moins de changements profonds et peu probables, le fils d'un homme célèbre aura toujours une foule d'avantages sur un inconnu. Je ne m'insurge donc que contre la prétention de vouloir ériger ce fait en une sorte de droit].

[21: Pour ceux qui voudraient plus de détails sur Mme d'Arbouville, j'ajoute qu'elle est auteur de poésies fort tristes et de cinq nouvelles publiées par la Revue des Deux-Mondes. Ses oeuvres ont été réunies en deux volumes in-12, chez Amyot. Sainte-Beuve mettait tant de réserve dans ses relations avec elle, que lorsque la Revue inséra le Médecin de Village, le 15 mai 1843, ce ne fut pas lui, mais son ami Ch. Labitte, qui écrivit, pour encadrer la nouvelle et lui servir d'introduction, un morceau intitulé: Le Roman dans le monde. Après la mort de Mme d'Arbouville, il refusa de se charger de l'article que l'on désirait consacrer à sa mémoire, ne voulant pas, dit M. d'Haussonville, «élever son tombeau de ses propres mains».]

[22: Tout lui déplaît en ce roi, jusqu'à ses discours du trône, ces phrases embourbées dont on ne voyait pas la fin et qui étaient comme l'apanage de la branche cadette.]

[23: Il reconnaît le profit que son talent retira de cet emploi nouveau: «J'avais une manière; je m'étais fait à écrire dans un certain tour, à caresser et à raffiner ma pensée; je m'y complaisais. La nécessité, cette grande muse, m'a forcé brusquement d'en changer: cette nécessité qui, dans les grands moments, fait que le muet parle et que le bègue articule, m'a forcé, en un instant, d'en venir à une expression nette, claire, rapide, de parler à tout le monde et la langue de tout le monde: je l'en remercie.» L'homme de bon sens va se retrancher net toute prétention au laurier de poëte pour s'en tenir à sa seule et véritable vocation.]

[24: Son hésitation provenait de la rétention d'urine dont il souffrait et de la crainte de ne pas trouver les commodités nécessaires pour y p… à l'aise. La princesse daigna le rassurer.]

[25: Elle l'était lorsque ces articles parurent dans le Nain jaune; depuis, on l'a comprise dans la Correspondance.]

[26: Ceux qui seront curieux de voir de quoi il s'agit, n'ont qu'à prendre le tome V des Causeries du Lundi, page 334.]

[27: H. Taine.]

[28: Le propos n'est qu'une boutade. Il avait néanmoins à ce sujet des idées fort ingénieuses qu'il expliquait à ravir. Ainsi, d'après lui, on ne devrait donner le nom de vertu qu'à celles de nos qualités qui sont un principe de force et d'action, qui grandissent l'individu, et non à celles qui tendent à le rapetisser. Une des maximes de cette théorie était que la modestie est un aveu d'impuissance. Il bâtissait là-dessus toute une refonte de la morale et du Code pénal excessivement neuve et hardie.]

[29: Lui-même le sentait. Consulté par le ministre, lors de la vacance de la chaire, il proposa M. de Laprade. Mais Fortoul, condisciple et ami du poëte lyonnais, qui le connaissait bien, l'ayant reçu docteur, répondit: «Non, il me ferait trop mal Horace.» Et il insista pour que Sainte-Beuve acceptât de s'en charger.]

[30: Plerosque dies et amantes carmina noctes. (Stace.)]

[31: Ce que La Fontaine traduit gaillardement en deux vers:

     Elle était fille à bien armer un lit,
     Pleine de suc et donnant appétit.
]

[32: Fréquentée par les matelots les jours de paie.]

[33: Il offrait volontiers à ceux qui le visitaient, à l'issue de son dîner, un mélange de curaçao et de rhum dont M. Edmond About lui avait appris la recette.]

[34: Dès 1852, il semble avoir voulu discrètement indiquer à l'Empire, qui n'en tint nul compte, le moyen de se concilier la littérature: «Les gens de lettres, ceux qui sont vraiment dignes de leur nom et de leur qualité, ont été de tout temps sensibles à de certains procédés, à certaines choses faites à temps et d'une manière qui honore… Qu'on veuille bien m'entendre: une distinction, une louange juste et bien placée, de l'attention, ce sont de ces faveurs qui rattachent les âmes, même les plus libres. Dans mon parfait désintéressement, j'ai peut-être le droit de dire ces choses.»]

[35: Mme de Sévigné.]

End of Project Gutenberg's Sainte Beuve et ses inconnues, by A.-J. Pons

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