Sans-peur le corsaire
[16] Manco-Capac.
[17] Mama-Oello.
La vaste surface du lac étant absolument déserte, on pouvait sans crainte se livrer aux plus brillantes démonstrations, puisque aucun Espagnol ne surprendrait les mystères de l'assemblée. Des cris d'enthousiasme éclatèrent de toutes parts.
Les indigènes réunis n'avaient pas été convoqués au hasard; la majeure partie d'entre eux ayant, douze années auparavant, combattu sous l'infortuné José-Gabriel Condor Kanki, la triple apparition dont ils étaient témoins n'était pour aucun d'eux une vaine parade. Les uns avaient fait le siége de Sorata, les autres avaient suivi la bannière de Catalina, la mère d'Isabelle; tous ils avaient connu le Lion de la mer.
Andrès fit un signe, le silence se rétablit.
Il étendit son sceptre, et montrant la fosse béante à ses pieds:
—Cette tombe est vide encore aujourd'hui, dit-il. Ceux que vous avez pleurés vivent pour vous aimer, pour vous servir. Le sang des Incas coule dans les veines de la fille de ma fille, et les mers nous ont rendu leur Lion, leur Lion qui n'a cessé de vaincre les Espagnols. Il y a peu de jours, sur nos côtes, une frégate du Callao amenait pavillon devant la sienne, qui porte les couleurs de la France. Le Lion de la mer vous dira lui-même quels sont ses desseins et ce qu'il attend de vous. Moi, sur le bord de cette tombe, où je ne tarderai pas à descendre réellement, je viens vous dire qu'il est l'époux d'Isabelle, la nièce de Tupac Amaru, la fille des Incas!... Je viens, en votre présence à tous, ceindre la borla de nos ancêtre au front d'Isabelle, votre reine et votre sœur. Si quelqu'un d'entre vous veut s'y opposer, qu'il prenne librement la parole!
Les Péruviens répondirent par mille cris de dévoûment.
—Vive la fille de Catalina!—Vive la nièce de Tupac Amaru!—Vivent Isabelle et le Lion de la mer!...—Vive à jamais la race des Incas!...
Andrès ajouta lentement:
—Pour plonger nos tyrans dans une sécurité profonde, j'ai dû leur faire croire qu'Andrès de Saïri n'était plus, et les peuples du Pérou ont suivi son cercueil, et cette pierre funéraire a reçu l'inscription que vous lisez. Cependant, caché dans une retraite inconnue, votre dernier seigneur attendait, sur les bords de l'Océan, le retour de sa fille bien-aimée qu'avait juré de lui ramener le Lion de la mer. Le Lion de la mer, triomphant de tous les dangers, a tenu son serment par la permission de Dieu. Le grand Condor du Pérou étend sur vous ses ailes immenses. La généreuse tige de l'arbre des Incas n'est point desséchée; elle poussera des rameaux verdoyants, elle refleurira, et votre antique indépendance vous sera rendue!...
—Gloire au vainqueur de Sorata! dirent les chefs dont le cri fut longuement répété.
Léon de Roqueforte, agitant le drapeau qui, de nos jours, est celui de la république péruvienne, s'avança le front haut. Ses regards assurés augmentèrent encore l'enthousiasme des chefs et des guerriers.
La bannière qu'il leur montrait représente le soleil se levant sur les Andes, dont le pied est baigné par la rivière de Rimac. Cet emblème, entouré de lauriers, occupe le centre de quatre triangles en diagonale dont deux rouges et deux blancs.
—Enfants des Incas! s'écria le Lion de la mer, voici le drapeau de votre indépendance! Avant peu d'années, il remplacera les couleurs de l'Espagne sur toute la surface de l'empire péruvien. Vous ignorez peut-être que la vieille Europe est en feu; vos maîtres ne veulent point que vous sachiez qu'une révolution géante commence au delà des mers. Cette révolution métamorphosera le monde!... Elle vous rendra votre liberté!... Vivez dans l'espoir du grand jour de l'affranchissement! Et en attendant que le soleil qui l'éclairera se lève sur ces montagnes, secondez mes efforts. Je suis le précurseur de votre délivrance! aidez-moi à remplir ma tâche. Conservez, avec votre prudence admirable, les secrets de l'avenir; secondez-moi dans le présent.
Isabelle, couronnée du bandeau royal, se leva et dit:
—Jurez de lui obéir comme à moi-même.
—Nous le jurons!
Et Sans-Peur ajouta:
—Les Espagnols vous condamnent aux travaux des mines; moi, j'ai condamné aux mines mes prisonniers espagnols. Vos maîtres vous obligent à retirer des entrailles de la terre l'or qui leur sert à forger vos fers; que mes captifs, gardés et surveillés par vous, arrachent de vos montagnes l'or qui doit servir à les briser!...
—C'est bien!... dit le chef des Aymaras. Tu auras de l'or! Nous garderons tes prisonniers. Nous connaissons des mines que les Espagnols ne découvriront jamais. Fermées pour eux, elle se rouvriront pour toi!
Léon continua:
—L'Espagne envoie par mer les troupes qui vous oppriment, c'est sur mer que je combattrai l'Espagne. J'arrêterai ses convois, je prendrai ses navires, je transformerai ses soldats en mineurs que je vous livrerai. Mais, d'un autre côté, si j'ai des vaisseaux, je manque d'hommes; que chaque tribu me fournisse donc quelques jeunes gens alertes et courageux pour compléter mes équipages.
Les acclamations de la multitude furent favorables à cette demande.
Électrisés par les discours d'Andrès, de Léon et d'Isabelle, plus de deux cents indigènes se présentèrent d'eux-mêmes. Les caciques des divers districts promirent d'en envoyer successivement au Lion de la mer autant qu'il lui en faudrait.
Le double but du voyage se trouvait rempli.
Un festin patriotique, des cérémonies religieuses et des conférences auxquelles prirent part les principaux chefs de peuplades occupèrent ensuite la journée.
Faut-il dire comment maître Taillevent renouvela connaissance avec une foule d'anciens compagnons d'armes? Faut-il relater les faits et gestes de Camuset, qui, mettant les instants à profit, raccommoda ses souliers, non sans s'instruire des traditions du pays?
—Eh quoi! les ruines qu'il voyait étaient celles d'un temple jadis recouvert en lames d'or!... Nom d'un faubert! ça vous avait tristement changé de mine!... Et, lors de la conquête du pays par les Espagnols, les Incas avaient jeté au fond du lac tous leurs trésors, dont particulièrement une scélérate de chaîne d'or plus grosse que le grand câble de la frégate!... Quel dommage!... Mais, voyons, au lieu de tant creuser la terre, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de repêcher ces richesses?
—Pas moyen, Camuset, le lac Titicaca n'a pas de fond.
—S'il n'a pas de fond, il a un drôle de nom tout de même, pour un lac sacré.
—Tu es bien de ton pays, mon gars, reprit Taillevent. Un nom qui n'est pas français t'étonne et te fait rire. Sais-tu ce que veut dire camuset chez les sauvages de Toyoa, où nous irons peut-être bien un de ces quatre matins?
—Eh bien, maître, qu'est-ce que ça y veut dire?
—Cornichon, potiron, ratapiat, gringalet, bavard et ver de cambuse.
—Merci!... Ils sont polis dans ce pays-là.
—Ici, titicaca veut dire île de plomb, voilà la différence, et l'innocent qui rit pour si peu n'est qu'un camuset, en langage de Toyoa.
—Bon! maître!... assez causé! Malgré ça, je vois bien que vous blaguez à la coche.
—Ça se pourrait encore, dit gravement le maître d'équipage.
XXVII
A LA POUDRE.
L'histoire signale, sans entrer dans aucun détail précis, quelques insurrections partielles qui eurent lieu au Pérou entre 1794 et 1802. La cause de ces mouvements de peu de durée est totalement inconnue. On les attribue plutôt à des bandits qu'aux habitants indigènes, qui n'acquittèrent jamais les impôts avec plus de régularité.
Les alliés du Lion de la mer se conformaient aux ordres de leur reine Isabelle.
Ils ne négligèrent rien pour mettre en défaut la vigilance des Espagnols. Ils avaient l'air soumis, payaient exactement les redevances, ne murmuraient point, et ne prenaient les armes que pour empêcher de découvrir les travaux exécutés dans les mines par les prisonniers de Sans-Peur.
Malheur aux troupes de la couronne qui s'aventuraient vers les points dont la connaissance devait demeurer secrète! Pas un soldat ne revenait d'une expédition semblable; mort ou vif, il disparaissait dans les entrailles de la terre.
Les Péruviens, poussant la ruse jusqu'aux dernières limites, avaient soin de changer plusieurs fois par an les ouvertures des mines, afin que les Espagnols pussent visiter sans obstacles, à peu de mois de distance, les lieux mêmes dont les abords venaient d'être le plus cruellement interdits. Des galeries souterraines, toujours creusées dans la direction de l'Océan, s'étendirent sous les montagnes à des distances incroyables. Souvent Andrès et Isabelle furent revus par leurs fidèles sujets, qui, profitant des travaux tous les premiers, avaient un puissant intérêt à suivre les instructions de leurs princes.
Des relations constantes furent entretenues entre la mine des Incas et le territoire de Quiron, centre maritime de la puissance de Sans-Peur le Corsaire; et l'exploitation de la mine d'or permit à Léon de soulager les souffrances des indigènes, de payer largement leurs services et de rémunérer en même temps avec toute la libéralité nécessaire les marins français qui servaient sous ses ordres.
Les prisonniers livrés aux chefs quichuas avaient successivement été emmenés, sous bonne escorte, dans l'intérieur des terres.—Une flottille innombrable de balses était à la disposition de Léon, dont les deux frégates et le brig, entièrement réparés, se balançaient maintenant sur leurs amarres.
Le Lion, placé sous le commandement de Paul Déravis, officier capable, à qui Sans-Peur avait cru pouvoir confier ses desseins, ne tarda point à mettre sous voiles avec Parawâ pour pilote. Il allait annoncer aux peuples de la Polynésie le retour de l'Atoua, Lion de la mer, transmettre d'importantes instructions aux principaux chefs, et combattre en corsaire les Anglais ou les Espagnols partout où il se sentirait de force à vaincre.
Le pavillon de Sans-Peur fut arboré à bord de la Santa-Cruz, dont l'équipage, composé des compatriotes de Taillevent et de Camuset, fut complété avec les jeunes Péruviens qu'il s'agissait de former au métier de la mer.
Quant à la Lionne, elle demeura presque déserte, ce qui motiva bien des discours homériques de maître Taillevent.
A peine le brig eut-il disparu au large avec tous les aventuriers dont la discrétion paraissait douteuse au capitaine, que d'étranges travaux commencèrent.
Des plongeurs ayant placé, sous les rochers qui barraient le fond de la baie, une énorme quantité de poudre, on y mit le feu; la brèche s'ouvrit; la mer se précipita dans les profondeurs de la caverne, où il ne s'agit plus que de faire entrer la frégate.
—Ah! l'idée, l'idée! s'écria Taillevent. Vous en a-t-il de l'idée, mon capitaine! Le reste se voit clair comme le jour. Les balses vont servir de chapelet pour soulever notre chère Lionne, à l'effet de la loger dans la caverne, où nous la retrouverons en cas de besoin... Camuset, et vous tous, enfants, ouvrez les yeux et les oreilles, c'est permis! mais fermez la bouche à tout jamais, voilà ma consigne!
Léon ne se borna point à cacher la frégate au fond du bassin voûté où elle fut introduite, il voulut encore que l'ouverture de l'antre fût dissimulée par un amas de rocs entassés de manière à pouvoir tomber en peu d'instants.
Enfin, après avoir suffisamment exercé son équipage, il annonça au vieil Andrès qu'il allait prendre la mer.
Le cacique jeta un regard sur Isabelle et lut sa résolution sur ses traits.
—Allez, mes enfants! dit-il, que Dieu vous garde et qu'il vous ramène pour me fermer les yeux. Lorsqu'à votre retour d'Europe vous alliez livrer combat à un ennemi redoutable, j'ai voulu partager vos dangers; aujourd'hui, d'autres devoirs me sont imposés, je n'y faillirai point. Je suis la sentinelle qui veille sur ces rives, le ministre de vos volontés, l'interprète de vos desseins; je me conformerai aux intentions de mon glorieux fils le Lion de la mer, en priant le ciel de vous protéger.
Léon et Isabelle, courbant le front, reçurent la bénédiction paternelle.
Moins d'une heure après, la baie de Quiron était redevenue silencieuse. La frégate qui remontait vers le nord perdait de vue le vieux castel où l'aïeul attristé méditait sur l'avenir de ses enfants et de sa patrie.
—M'est-il permis de demander où nous allons? dit la jeune femme.
—A la poudre! répondit Sans-Peur.
Dans l'école du canon, le commandement: A la poudre! ordonne aux pourvoyeurs de se rendre aux soutes avec leurs gargoussiers vides et d'en revenir avec des gargoussiers pleins. Isabelle comprit que l'objet principal de la campagne était de s'approvisionner de munitions de guerre aux dépens de l'ennemi.
—C'est donc au Callao, reprit-elle, que nous tenterons un coup de main?
—Tu l'as deviné.
—Et l'enfant de Sans-Peur en a tressailli dans mon sein, répondit Isabelle.
Liména, qui entrait dans la dunette meublée des mêmes meubles que la chambre nuptiale du brig le Lion, sourit en voyant le valeureux capitaine embrasser avec joie celle qui comblait enfin par ces paroles le plus cher de ses vœux.
—De crainte d'être laissée à terre, reprit Isabelle, je n'ai voulu parler qu'à bord, au large...
—Mais Andrès?...
—Une lettre d'adieu l'instruit de nos espérances.
—Bien! Et ne crains plus désormais que je te laisse à terre malgré toi. Il m'importe à moi-même que la compagne du Lion de la mer soit un marin et un capitaine, comme elle est déjà une héroïne!...
—Des compliments au bout de six mois de mariage!
XXVIII
COUPS DE MAIN.
Au Callao et à Lima, on commençait à s'inquiéter de l'absence prolongée de la frégate de Sa Majesté Catholique, la Santa-Cruz, partie pour Valparaiso, où l'on savait qu'elle n'était point arrivée.—Avait-elle sombré au large? avait-elle fait naufrage sur quelque côte inconnue? Entraînée hors de sa route par un coup de vent formidable, était-elle en relâche dans des îles lointaines où elle se réparait? ou enfin, chose peu vraisemblable, était-elle tombée au pouvoir des ennemis? On n'ignorait plus, il est vrai, que l'Espagne avait déclaré la guerre à la République française, mais on n'admettait point que la République, en lutte avec toutes les puissances européennes, songeât à expédier un seul navire au Pérou.
Les meilleurs raisonnements sont susceptibles d'être démentis par les faits; la prise de la Santa-Cruz en fournit une preuve de plus.
Au coucher du soleil, la frégate battant flamme et pavillon espagnol fut signalée par les vigies de la côte. Les esprits se rassurèrent; on attendit patiemment le lendemain pour avoir l'explication de son retard.
L'explication devait se faire singulièrement attendre.
Au beau milieu de la nuit, deux cents hommes débarquèrent au fond de la baie du Callao, surprirent le poste qui gardait la poudrière de San-José, forcèrent les portes, s'emparèrent d'autant de munitions de guerre que les chaloupes et radeaux purent en charger, et en partant mirent le feu à la poudrière elle-même, qui fit explosion avec un épouvantable fracas.
Le lendemain la frégate avait disparu.
Or, d'après quelques-uns des soldats de garde, laissés à dessein dans la baie, les auteurs du coup de main parlaient espagnol.—En conséquence, on s'accorda bientôt à dire que l'équipage de la Santa-Cruz, s'étant révolté contre ses officiers, faisait la piraterie. Les navires de guerre dont disposait le vice-roi furent expédiés dans les divers ports intermédiaires pour y dénoncer la Santa-Cruz comme rebelle; et quant à la poudrière San-José, on n'eut garde de la reconstruire; aussi les magasins actuels sont-ils tous situés dans les forts et la citadelle du Callao.
Une petite corvette espagnole eut le malheur d'être rencontrée par la frégate de Sans-Peur, qui la prit, livra son équipage aux indigènes pour augmenter le nombre des mineurs, et démolit le navire, dont les voiles, l'artillerie et les munitions furent emmagasinées dans la vaste caverne de la Lionne.
Si l'on ne savait point, à Lima, quel était le mystérieux ennemi à qui l'on avait affaire, Andrès, Isabelle et Léon n'ignoraient aucun des bruits répandus au Pérou, car ils avaient la ressource d'envoyer des gens sûrs dans les principales villes. A courts intervalles se succédèrent plusieurs coups de main non moins heureux que celui de la poudrière du Callao.
Sous pavillon indépendant, la Santa-Cruz prit ou rançonna plus de cinquante bâtiments de commerce, à l'ouvert des ports d'Arica, d'Arequipa, de Pisco et jusque dans le golfe de Guayaquil.
L'abondance régnait parmi les indigènes dévoués à la cause d'Isabelle; le vice-roi s'alarmait sérieusement et se proposait de mettre en mer une division destinée à pourchasser la frégate rebelle qui dévastait le littoral; la vieillesse d'Andrès était remplie de nobles espoirs qui furent accrus encore par la naissance d'un arrière-petit-fils.
XXIX
NAISSANCES, MARIAGE ET BAPTÊMES.
A l'instant où, revenant de course, la frégate victorieuse mouillait devant le château de Quiron, l'enfant reçut le jour à bord.
Une salve d'artillerie et un pavois national célébrèrent cet événement heureux.
La frégate fut aussitôt entourée de balses chargées d'indigènes, à qui le vieil Andrès, du haut de la dunette, présenta le nouveau-né, qui, selon les désirs d'Isabelle, reçut les noms de Gabriel-José-Clodion-Tupac-Amaru.
Son bisaïeul y ajouta le titre de Condor-Kanki.
—Voici le nouveau grand chef des Condors! s'écria-t-il. L'enfant des Incas naît avec l'aurore de notre indépendance. Elle grandira comme lui, peuples du Pérou. Avant le midi de sa vie, elle illuminera l'empire de nos aïeux, elle sera le soleil qui dissipera les ténèbres de notre longue servitude en éblouissant nos oppresseurs! Gloire au prince nouveau-né; gloire au fils d'Isabelle et du Lion de la mer! Puisse le Dieu des opprimés lui accorder à jamais sa protection toute-puissante.
Ce fut peu après la naissance de Gabriel de Roqueforte que maître Taillevent prit enfin la résolution d'imiter son capitaine en demandant la main de l'aimable Liména.
—Tous mes plans à moi sont coulés, dit-il. J'avais du goût pour le petit cabotage et la pêche sur la côte de Normandie, avec un brin de contrebande en Angleterre, histoire de rire,—et me voilà courant la grande bordée à perpétuité. J'avais l'idée de demeurer le fils de ma bonne femme de mère à Port-Bail, et d'être le père de ses petits-enfants; mais le roi, la république, mon capitaine, le tremblement, le diable s'en sont mêlés; j'ai repassé la chance à mon matelot Tom Lebon, anglais de nation, français de cœur, ça, c'est connu! Donc bonsoir les Normandes de Normandie, faut que j'en prenne une ailleurs, pas vrai?
—Il me semble assez difficile d'être Normande ailleurs qu'en Normandie, dit Liména en riant.
—Eh bien, la mignonne, voilà ce qui vous trompe, à preuve qu'il ne tient qu'à vous de passer Normande en devenant la femme d'un Normand qui s'appelle maître Taillevent, soit dit sans vous offenser.
—Vous ne m'offensez pas du tout, bien au contraire, dit Liména en souriant.
—Bien au contraire? répéta le maître avec un certain trouble.
La démarche qu'il hasardait ne laissait pas que de lui avoir coûté, en réflexions et en monologues, plus de cinquante quarts de nuit.
—Je dis au contraire, reprit Liména, parce que je commençais à être offensée de votre long silence. Dès le premier jour, vous avez pu voir que j'étais dévouée à madame, comme vous vous l'êtes à votre capitaine...
—Il n'y a pas de temps perdu, interrompit Taillevent, M. Gabriel ne fait que de naître. Laissez courir, le mousse qui lui sera dévoué corps et biens ne sera pas longtemps dans les brumes du Pérou.—A demain la noce, avec votre permission!
—Mais madame ne sait encore rien...
—Ni mon capitaine non plus; soyez calme malgré ça; je réponds de la chose.—Enlevé! A demain la noce!
Le jour même du mariage de Taillevent eut lieu le baptème de Gabriel-José-Clodion-Tupac-Amaru de Roqueforte, intrépide enfant dont l'éducation se fit tour à tour à la mer, dans les gorges des Cordillères et dans les îles du grand océan Pacifique, où Léo l'Atoua fut successivement revu par tous les peuples.
La Santa-Cruz et le Lion se rejoignirent. De beaux combats furent livrés aux Anglais dans plusieurs archipels et jusque sous les murs de Sydney.
Parawâ s'y fit remarquer par sa vaillance à toute épreuve. Trop heureux de combattre sous le Lion de la mer, il s'était hâté de passer à bord de la frégate, dès qu'elle mouilla dans la baie des Iles.
Un jour vint où, confiant à Paul Déravis le commandement de la Santa-Cruz et la conduite d'un important convoi chargé de richesses, Léon remonta son brig refondu à neuf à l'île Taïti.
Le convoi fit route pour le Havre. Sans-Peur expédiait des captures opulentes au citoyen Plantier, son armateur; il se débarassait d'une foule de marins fatigués d'être hors de France depuis fort longtemps. Il ne voulait sous ses ordres que des gens de bonne volonté. D'ailleurs, il avait eu l'occasion de parfaire en Océanie plusieurs nombreux équipages, et se trouvait désormais dans une position excellente.
Le Lion en se dirigeant sur la baie de Quiron, captura sans coup férir le Duff, chargé de missionnaires méthodistes, parmi lesquels se trouvait le misérable Pottle Trichenpot, qui fut accueilli par les risées de tous les anciens de l'équipage.
—Si j'étais le capitaine, dit Taillevent à la vue du valet devenu missionnaire, je vous ferais pendre ce mauvais coquin-là pour ne plus le rencontrer.
—Ça nous ferait un mineur de moins, objecta Liména.
Mais quinze jours après, pendant une relâche dans l'archipel de Tonga, Pottle étant parvenu à s'évader, Liména convint de bonne foi que son époux avait eu bien raison.
Au large, peu avant le retour au château d'Andrès, Isabelle devint mère de deux jumeaux qui reçurent les noms de Léonin-Theuderic et Lionel-Clodomir.—Ces enfants de la mer atteignirent l'âge de trois ans sous les yeux de leur bisaïeul, tandis qu'avec des succès toujours nouveaux, Léon et Isabelle battaient l'océan Pacifique.
Le grand tueur de navires en avait usé trois sur les entre*-faites.
Le Lion,—jolie corvette de trente canons à cette heure,—ramenait un gros trois-mâts chargé de marins indigènes de l'Océanie, quand tout à coup une grande frégate anglaise se montre à l'ouvert de la baie. Un corps de cavalerie espagnole apparaît presque au même instant sur les hauteurs voisines du territoire de Quiron.
—Encore un branle-bas! Camuset, mon camarade, dit Taillevent, m'est avis qu'il va faire chaud!
XXX
POTTLE TRICHENPOT.
La biographie de Pottle Trichenpot, natif de Darmouth, mérite bien de distraire un peu la muse de l'Histoire, qui n'a pas souvent le loisir d'esquisser la silhouette d'un plus impudent rogneur de portions.
Fils d'un ex-cambusier devenu maître de taverne, Pottle employa ses premières années à sophistiquer les liquides offerts aux habitués du logis. Un beau soir, il s'empara de la recette de la journée et disparut sans que ses honorables parents s'inquiétassent de le rattraper.
—Excellent débarras! Qu'il aille se faire pendre ailleurs! dit en anglais monsieur son père à madame sa mère, qui fut absolument du même avis.
Cinq ou six autres fils ou filles suffisaient d'ailleurs à leur tendresse, et l'on peut affirmer qu'ils en auraient aisément donné deux ou trois pour être bien sûrs que Pottle ne reparaîtrait jamais. Ce sacrifice peu ruineux fut inutile. Pressé comme vagabond, Pottle avait l'honneur d'être logé aux frais de son gouvernement sur on ne sait quel vaisseau de Sa Majesté Britannique. Par l'intermédiaire de ses contre-maîtres de manœuvre, la même Majesté daigna former à coups de fouet l'esprit et le cœur de Pottle Trichenpot, sans parvenir toutefois à faire de lui un mousse passable.
Naturellement lâche, malpropre et filou, il était rempli d'intelligence pour les travaux occultes qui avaient enrichi ses chers parents. Tant d'aimables qualités réunies en sa seule personne devaient le faire distinguer par le munitionnaire en chef du vaisseau le Warspit; il se rendit, par un zèle à toute épreuve, digne d'une pareille distinction; nul ne pesait et ne mesurait plus mal que lui, nul ne décomptait mieux. Il savait ses quatre règles dès l'âge tendre, il apprit à lire et à écrire dans l'espoir de devenir un jour munitionnaire royal. Malheureusement, enhardi par trop de succés, il ne se borna plus à filouter l'équipage au profit de son protecteur, et voulut bénéficier de ses talents. Cette ambition le perdit.
Cent coups de fouet et deux ans de prison lui furent attribués en récompense de ses mérites; mais à quelque chose malheur est bon. Pottle fut attaché au service particulier du chapelain de la prison, estimable ministre qui, chaque soir, se faisait faire par lui la lecture de la Bible, et qui, plus tard, le donna pour valet à son neveu le master de la corvette the Hope (l'Espérance). On se rappelle comment cette corvette fut brûlée sur les côtes de Galice par le corsaire le Lion, et comment Pottle, mis en barrique, recueilli par la Guerrera, puis embarqué sur la Dignity, parvint à se faire accepter comme domestique par le loyal Roboam Owen.
Hypocrite formé par tant d'infortunes et devenu très habile à faire naître les occasions favorables, Pottle eut le talent de s'insinuer dans les meilleures grâces du spéculateur qui trafiquait à l'anglaise des revenus de la Bible dans les archipels de l'Océanie.
A Londres, il fut trouvé digne de toute confiance et en partit avec une pacotille dont il devait tirer les plus agréables profits.
Le catholicisme est abnégation, désintéressement, dévoûment allant jusqu'au martyre. Celles des sectes dissidentes qui exploitent les rives lointaines sont animées par l'esprit diamétralement inverse.
Pottle Trichenpot, marié à Sydney avec la fille d'un déporté, n'était rien moins que missionnaire anglican lors de la prise du Duff.
Possesseur d'une magnifique collection de spiritueux et de bibles, de ciseaux, de couteaux et de verroteries, il travaillait à l'édification, à la conversion et à la civilisation des Polynésiens avec un succès des plus rares. Sa pacotille fut perdue, hélas! mais en dépit du rancunier Taillevent, le missionnaire Pottle Trichenpot n'eut qu'à se louer des traitements de Sans-Peur le Corsaire.
En vérité, il fut acueilli en ancienne connaissance. Le capitaine lui demanda des nouvelles du brave lieutenant Irlandais Roboam Owen. Pottle, d'abord tout tremblant, se rassura et dit que M. Owen continuait à servir dans la marine britannique.
—Mais, ajouta le prisonnier, très peu de jours après notre débarquement au cap de la Higuera, nous nous séparâmes, et je n'ai jamais eu l'honneur de le rencontrer depuis.
Pottle mentait avec impudence.
Sans-Peur ne fut point tout à fait sa dupe; seulement son indulgence trop grande, combinée avec la terreur profonde qu'il inspirait à Pottle Trichenpot, fut cause que ce dernier s'évada au risque d'être dévoré par les requins ou par les anthropophages.
Pour qu'un tel poltron courût de gaîté de cœur autant de dangers, il devait avoir la conscience fort lourde et redouter à bon droit que, se ravisant tôt ou tard, Sans-Peur ne se conformât à la manière de voir de l'expéditif Taillevent.
Plus heureux qu'il ne méritait de l'être, Pottle Trichenpot fut recueilli par un autre navire de missionnaires anglicans et se retrouva bientôt dans une position meilleure que jamais.
Il faut lui attribuer la majeure partie des rapports alarmants que reçut le gouvernement britannique sur les progrès d'un aventurier français déjà signalé à son attention depuis longues années: «—Sous les noms principaux de Léo l'Atoua, Lion de la mer, ou Sans-Peur le Corsaire, cet odieux pirate, ligué avec les insurgés du Pérou, ne cessait de persécuter les missions anglaises, s'opposait en tous lieux à leur établissement, suscitait des révoltes et des massacres, capturait les goëlettes évangéliques, et menaçait d'expulser les Anglais de toutes les îles.»
Les missionnaires, en général, se plaignaient des partisans fanatiques de Léo l'Atoua; Pottle seul était en mesure de fournir de bons renseignements qu'il compléta par une foule de détails circonstanciés.
Cependant les gouverneurs des diverses audiences du Pérou étaient parvenus de leur côté à trouver quelques indices de la mystérieuse puissance exercée contre eux par un ennemi acharné, qui devait avoir des partisans jusque dans l'intérieur des terres.
XXXI
BATAILLE DE QUIRON.
La frégate anglaise la Firefly avait mouillé au Callao avant de se diriger sur la baie de Quiron. Son capitaine, qui apportait les documents fournis par les missions anglaises, se concerta naturellement avec le vice-roi. Les Espagnols agirent par terre, tandis que les Anglais allaient attaquer par mer.
Au moment même où Sans-Peur apercevait dans la direction du nord la frégate ennemie, il vit sur la pointe sud de la baie de Quiron un pavillon qui lui signalait des dangers à terre.
—Andrès est menacé, dit-il à Isabelle. La route suivie par cet anglais prouve qu'on a découvert notre asile.
—Ah! mon Dieu! s'écria la jeune mère de famille, je vois des troupes espagnoles sur la montagne!... et j'ai deux de mes enfants à terre!...
Léonin et Lionel, les deux jumeaux, âgés d'environ trois ans, se roulaient aux pieds de leur bisaïeul assis sur une sorte de palanquin, d'où il donnait à voix basse ses ordres transmis aussitôt à ses fidèles serviteurs.
Gabriel, sur le gaillard d'arrière de la corvette le Lion, avait pour compagnon de jeux un petit garçon d'un an plus jeune que lui, né en mer et baptisé à bord du nom euphonique de Liméno Taillevent.
Camuset, qui jouissait du privilége d'être spécialement chargé de la garde du petit Gabriel, était en tiers dans leurs récréations. Il les suivait dans la mâture, leur enseignait à faire toutes sortes de nœuds, était leur maître d'escrime, de bâton et de natation, trouvait ses fonctions charmantes, et avait cessé d'être tarabusté par maître Taillevent, qui le traitait de camarade.
—Ah! s'il pouvait un jour m'appeler son matelot! disait naïvement le vaillant garçon.
Mais le titre sacro-saint de matelot ne pouvait être décerné par maître Taillevent qu'à un seul homme dans le monde, c'est-à-dire Tom Lebon de Jersey, anglais de nation, français de cœur...
—Le mari de ma femme, le fils de ma mère, et le père de ses petits-enfants! disait encore quelquefois le brave maître par un reste d'habitude à laquelle Liména mettait bon ordre.
—Ta femme, c'est moi! et le seul petit-fils de ta mère, Liméno notre enfant.
—Doucement, madame Taillevent, répliquait le maître. Pour la première chose, j'ai tort; tu es ma femme, et l'autre est celle de mon matelot Tom Lebon. Mais pour la seconde chose, je dis et je répète que mon matelot est le fils de ma bonne femme de mère... par substantation, langage du notaire de chez nous.
—Pardonnerez, maître, objectait Camuset, le notaire de chez nous a dit substitution.
—Je n'en fais pas la différence, mon camarade, reprit Taillevent avec bonhomie, mettons tanta, titu, touto, tuti, tout ce que tu voudras; en néo-zélandais on dirait papaï; demande plutôt au vieux Parawâ.
Parawâ et bon nombre de ses compatriotes étaient alors, soit à bord de la corvette le Lion, soit sur la prise anglaise l'Unicorn, qui entrèrent de conserve dons la baie de Quiron.
La Firefly, chargée de toile, gouvernait sur elles, sabords ouverts, mèches allumées.
Le Lion et l'Unicorn hissèrent pavillon français, l'appuyèrent d'un coup de canon et s'embossèrent à l'extrémité la plus reculée de la baie.
Sans-Peur emmenant son fils Gabriel, Taillevent, Camuset et cinquante autres se jetèrent dans la chaloupe ou le grand canot.
Isabelle, suivie de Parawâ, se précipita vers le château de Quiron, où les serviteurs d'Andrès s'apprêtaient à opposer aux troupes espagnoles une résistance vigoureuse.
A bord de la Firefly, on observait les mouvements des embarcations qui se remplissaient de marins des deux navires. On crut nécessairement qu'ils prenaient la fuite.
—Perfectly well! parfaitement bien! dit le commodore anglais. Les drôles ne se doutent pas de ce qui les attend à terre!.. Allons prendre leur navires abandonnés. La cavalerie espagnole fera le reste.
Le commodore qui parlait ainsi ne pouvait voir qu'au même instant des masses de rochers se détachaient des flancs de la montagne où s'introduisait une nombreuse flottille des balses péruviennes.
La Firefly courait vers les deux navires embossés et qui, abandonnés ou non, lui présentaient le travers. Avec une prudence digne d'éloges, le commodore prit du tour de manière à leur offrir le côté, c'est-à-dire que sa manœuvre ne ressembla en rien à celle qui avait autrefois causé la prise de la Santa-Cruz. Toutefois, trouvant fâcheux d'endommager inutilement deux navires qui paraissaient en bon état, il mit en panne à petite portée de canon et fit amener quelques canots qui se dirigèrent vers la corvette et le trois-mâts l'Unicorn.
Les canots abordèrent; les officiers qui les commandaient montèrent sur le pont. On ne les vit pas redescendre. On ne vit pas non plus amener les couleurs françaises. Il était évident que les malheureux officiers de corvée venaient de se faire prendre au piége.
Le commodore se rapprocha en dérivant, et d'une voix menaçante:
—Amenez pavillon, cria-t-il, ou je vous coule!
Rien ne bougea.—Personne ne répondit à la menace.—Les canots anglais, rappelés à bord, revinrent sans leurs officiers, qui, à peine sur le pont des navires de Sans-Peur, avaient été brusquement terrassés, bâillonnés, garrottés et jetés à fond de cale. Autour de chaque canon se tenaient accroupis un nombre d'hommes suffisant pour le servir, et à l'arrière, caché par le bastingage, un officier corsaire donnait ses ordres par signes.
A bord du Lion, c'était Émile Féraux,—à bord de l'Unicorn, Bédarieux,—deux braves capitaines de prises demeurés fidèles à la fortune de Léon de Roqueforte.
—Canonniers!... à couler bas!... Feu!... commanda enfin le commodore de la Firefly.
Un nuage de fumée enveloppa la frégate anglaise.
Le Lion et l'Unicorn, se réveillant alors, ripostèrent par leurs volées; la fumée s'épaissit.
Avant qu'elle se fût dissipée, du flanc de la montagne sortit une frégate qui, sans un chiffon de toile au vent, s'élançait avec une rapidité magique sur l'arrière de la Firefly, prise inopinément en enfilade et puis entre deux feux,—car la Lionne, toujours sans avoir déployé une voile, tourna soudain sur elle-même, longea la frégate anglaise et la cribla d'une seconde bordée à bout portant.
Cette attaque était trois fois fantastique.
Sortie de sa caverne comme elle y était entrée, au moyen d'un chapelet de balses, la Lionne se hala sur un système d'amarres disposées à l'avance dans la prévision des deux manœuvres exécutées coup sur coup avec une admirable précision.
La bordée en enfilade jeta le désordre à bord de la Firefly. Son gouvernail brisé, ses vergues, ses mâts, ses cordages hachés par la mitraille, ses voiles déchirées et pendantes, la réduisaient à l'impossibilité de manœuvrer.
Et au même instant, la Lionne abandonnait ses amarres de fond en larguant ses voiles, tandis que la corvette le Lion et l'Unicorn continuaient à faire feu. Ces deux navires, si peu redoutables dans le principe, la secondaient maintenant d'une manière désastreuse pour la Firefly.
Cependant, à terre se passait une autre action qui préoccupait à trop juste titre l'intrépide Sans-Peur.
Isabelle, les deux jumeaux Léonin et Lionel, le noble Andrès et ses Péruviens étaient attaqués par des troupes nombreuses qui ne reculèrent pas devant quelques pièces d'artillerie assez maladroitement pointées.
La cavalerie espagnole s'empara même de plusieurs canons. Le vieux château de Quiron, battu en brèche, allait s'écrouler. Un incendie s'y déclarait.
—Bas le feu! commanda Léon en hissant pavillon parlementaire.
Le silence se fit sur la baie.
—Capitulez! ajouta Sans-Peur, je vous accorde la vie, la liberté, un navire et un sauf-conduit pour retourner en Angleterre!
Non!... répondit le commodore, je ne capitulerai jamais devant un pirate.
—Je suis corsaire français!
—Vous en avez menti!... Feu!... feu partout!
—A l'abordage, donc, et pas de quartier! cria Léon avec fureur.
Un triple choc suivit ce commandement.
La Lionne arrivait en grand sur la Firefly qui dériva sur la corvette le Lion, tandis que l'Unicorn s'accrochait par l'avant. Les quatre navires, qui se heurtaient et se brisaient l'un à l'autre espars et pavois, gémissaient en craquant de bout en bout. Ils ne formaient plus qu'une masse, théâtre de la désolation et du carnage.
Les lions, les tigres, les cannibales, les farouches Néo-Zélandais, les Polynésiens ou les Péruviens enrôlés comme matelots par Sans-Peur, déchaînés maintenant, égorgeaient sans pitié les anglais livrés à leur rage.
—Camuset, veille sur mon fils Gabriel!... A moi, mes canotiers! avait commandé Léon en lançant son monde à bord de la Firefly.
Puis il se jeta dans son canot. Taillevent y gouvernait.
Camuset demeura presque seul sur la dunette de la Lionne, où il fut obligé de retenir de vive force le petit Gabriel qui pleurait parce qu'on l'empêchait d'aller à l'abordage.
—Une autre fois, mon petit prince, une autre fois ce sera notre tour. Cette fois-ci, voyez-vous, faut obéir à papa Sans-Peur, qui va vous chercher maman et vos petits frères.
Gabriel trépignait.
Liméno, plus calme, regardait la bagarre avec un sang-froid juvénile qui eût assurément charmé maître Taillevent, son père, si maître Taillevent, à pareille heure, avait pu être charmé par quoi que ce fût.
Un mousqueton en bandoulière, une hache d'abordage et deux pistolets à la ceinture, noir de poudre et ruisselant de sueur, les yeux fixés sur le territoire de Quiron, où se livrait la bataille, la main sur la barre de son gouvernail, Taillevent grommelait ainsi:
—Toujours se bûcher! toujours se crocher, se manger, se défoncer!... User plus de navires que de paires de souliers!... se battre par mer, par terre, au large, en rade, dans les îles, chez les Espagnols, chez les sauvages, et, pour se reposer, faire faire l'exercice du fusil et du canon à tout ce qu'il y a de peaux tannées, tatouées et basanées entre les Carolines et les Marquises. Naviguer dans le feu, voyager dans les tremblements, creuser les montagnes, avoir en garnison dans les mines du Pérou des ennemis la pioche et la pelle en main, faire tous les métiers, hormis le bon petit cabotage entre jersey et Port-Bail! Miracle que d'avoir un pouce de peau sans avaries sur ses pauvres os!... vrai miracle!... mais, tant va la cruche à la fontaine, qu'elle y demeure en pantenne!... Va-t'en dire ça en douceur à mon capitaine, tu en seras pour ta peine!... En avant donc!... en avant le chavirement!...
Le canot abordait au milieu des balses échouées sur le rivage, car tout ce qu'il y avait de gens capables de porter les armes combattait autour du palanquin d'Andrès de Saïri.
Les femmes et les enfants quichuas couraient çà et là, sans but; sans savoir où aller, en poussant des cris de terreur.
—Démonio! tas de pécores! leur cria Taillevent en espagnol. Mettez-vous donc sur les balses et n'allez pas trop loin!... Allons! Concha, Pépita, Dolorès, Carmen! femelles endiablées, taisez-vous; attrapez-moi les pagaies!... Si ma femme était là, seulement!
Mais Liména ne s'était pas séparée d'Isabelle.
D'un signe, Taillevent ordonne à deux des canotiers d'organiser une flottille de balses, tandis qu'à la tête des autres il s'élance sur les pas de Sans-Peur.
Andrès venait de recevoir une balle en pleine poitrine et ne commandait plus.
Isabelle, à cheval, tenant ses deux enfants pressés contre son cœur, était menacée par les cavaliers espagnols. L'amour maternel redoublait son énergie. Plusieurs fois, tout en battant en retraite, elle déchargea ses pistolets d'arçon. Autour d'elle, on se massacrait.
Parawâ, son méré casse-tête au poing, abattait quiconque osait s'approcher d'elle; et Liména, montée sur une jument des Malouines, se comportait comme un homme.
Cependant, épuisés, décimés, hors d'état de résister davantage, les Quichuas allaient être enveloppés, lorsque Sans-Peur, Taillevent et leurs matelots arrivèrent en renversant tout sur leur passage.
A leur vue, Parawâ jette le cri Pi-Hé d'un accent si terrible que l'épouvante gagne les chasseurs espagnols.—Ils reculent.—Le chemin de la mer est libre.
—Au galop! Isabelle, au galop!... dit Sans-Peur.
Par malheur, la panique des cavaliers ne dura qu'un instant.
—Eh quoi! dix hommes à pied vous font reculer! A la charge!... commanda un de leurs officiers, qui se lança sur eux au triple galop.
La baïonnette de Taillevent et une balle de Sans-Peur arrêtent à la fois cheval et cavalier.
Parawâ tenait par la bride la monture d'Isabelle, une balse accosta.—La jeune mère, sans descendre de cheval, passe sur le radeau dont Liména saisit la pagaie.
Autour du palanquin d'Andrès se livrait un combat sanglant.
Mais les Espagnols, maîtres du rivage, n'eurent pas le temps d'en finir par une décharge à mitraille de leur artillerie.
Émile Féraux lâchait sur eux une bordée qui démonta leurs pièces. Bédarieux débarquait à la tête de tous les équipages vainqueurs de la Firefly. Et du versant des mornes, se précipitaient comme un torrent des cavaliers péruviens qui accouraient, trop tard, hélas! au secours de leur cacique.
Cette mêlée terrible fut appelée la bataille de Quiron.
XXXII
MORT DU CACIQUE DE TINTA.
Déjà, Gabriel-José-Clodion-Tupac-Amaru de Roqueforte, né le 15 mars 1794, a sept ans accomplis,—et, en l'espace de sept ans passés, une frégate ensevelie dans l'ombre sous une montagne, loin d'être en état de sortir victorieuse d'une bataille navale, aurait le temps de pourrir plusieurs fois.
Aussi bien la Lionne, qui venait d'écraser la Firefly, n'était-elle plus la même que Sans-Peur y avait cachée dans l'origine. Le grand tueur de navires avait, à diverses reprises, rouvert et refermé son arsenal mystérieux, où toutefois il eut toujours soin de tenir un grand navire en réserve.
Du reste, pendant que Léon et Isabelle sillonnaient les mers de l'Océanie, pendant qu'ils s'aventuraient jusqu'aux Philippines et capturaient aux Espagnols, aux Hollandais ou aux Anglais des navires de tous rangs, Andrès ne négligeait rien pour entretenir la Lionne, dont la cale se remplissait des richesses extraites de la mine des Incas.
Certes! si les circonstances ne permirent point qu'Isabelle entrât en jouissance des vastes domaines que le marquis son père possédait aux alentours de Cuzco, elle en fut amplement dédommagée.
Par une bizarrerie fort remarquable, les revenus de la fille des Incas, régulièrement perçus par un tabellion royal, continuaient à être adressés à don Ramon en son château de Garba.
De même l'armateur Plantier reçut à bon port divers bâtiments chargés d'opulentes dépouilles, lesquels furent vendus au Havre pour le compte du fameux corsaire Sans-Peur, le Surcouf de l'Océanie.
Si la France ignorait les exploits du Lion de la mer, les marins s'en entretenaient assez souvent, sans trop comprendre, il est vrai, par quels motifs un tel homme avait choisi pour théâtre des parages où l'on ne semblait avoir aucun grand intérêt, dans le présent ni dans l'avenir.
Les guerres continentales absorbaient l'attention de l'Europe.
A peine s'y occupait-on des faits accomplis dans l'Atlantique ou dans les mers de l'Inde; à plus forte raison, l'opinion publique ne s'émut jamais des courses dans les mers du Sud et de l'Océanie, de l'exécuteur des patriotiques desseins du pieux et libéral Louis XVI, qui voulait la civilisation par le catholicisme et par la France, Gesta Dei per francos, et conséquemment la lutte sans trêve contre l'influence de l'hérétique Angleterre.
Personne, si ce n'est l'armateur Plantier, n'était au courant des actes de Sans-Peur, aventurier en quelque sorte légendaire, car la distance produit presque les mêmes effets que le temps. Les matelots, de rares officiers du commerce, certains capitaines corsaires, Paul Déravis, entre autres, faisaient, à la vérité, des récits merveilleux; mais a beau mentir qui vient de loin: tout cela était trop fabuleux, romanesque, incroyable, impossible, absurde même!...
Si le mobile de Sans-Peur avait été ce qu'on appelle la gloire, il se serait singulièrement fourvoyé; mais son ambition était plus haute et plus noble, comme le prouva bien son discours au pied du lit de mort d'Andrès de Saïri.
Les Espagnols, enveloppés à leur tour, avaient mis bas les armes; Sans-Peur, maître de la situation, put, cette fois, s'opposer à un massacre inutile.
Les soldats prisonniers furent gardés dans les casemates de la montagne; les équipages retournèrent à leurs bords respectifs pour les déblayer, les nettoyer et réparer les avaries principales. Un bûcher se dressait sous le vent; on devait y brûler les morts. Une ambulance était improvisée sous les arbres du plateau; les femmes, dirigées par les chirurgiens des navires, pansaient les blessés des deux partis.
Sur les ruines du château, une tente, faite avec les voiles des chaloupes, abritait le vénérable cacique Andrès, qui venait de recevoir les derniers sacrements. Car, depuis bien des années, un prêtre, fils d'une Péruvienne, desservait l'humble chapelle de Quiron.
La population, assemblée sur le plateau, voyait Isabelle, ses trois enfants et son époux autour du vieillard mourant, qui les bénit sans avoir la force de prononcer une parole.
Ses derniers regards s'attachaient fixement sur Gabriel-José, son filleul, l'aîné de la famille.
Ces regards étaient tendres et pleins d'éloquence.
Léon de Roqueforte, étendant la main sur la tête de son fils, dit à haute voix:
—Mon père, en présence de votre peuple, je vous renouvelle solennellement ma parole. Je jure que cet enfant, qui porte les noms du dernier Inca, n'aura d'autre mission que de continuer, après moi, l'œuvre d'affranchissement du Pérou.
Le vieillard sourit avec reconnaissance.
Les indigènes péruviens brandirent leurs armes, faisant ainsi le serment sacré de reconnaître le premier-né d'Isabelle comme l'héritier de la race antique de leurs seigneurs.
—Grâce à Dieu! continuait le corsaire, j'ai deux autres fils qui se partageront le reste de ma tâche immense. A ceux-ci les mers! A celui-là les terres! Aux frères jumeaux mes peuples des îles, mes vaisseaux et l'honneur de servir la France et la foi, en préservant à jamais de la domination anglaise les nations de l'Océanie. A Gabriel-José la gloire de délivrer le Pérou de la domination espagnole.—Noble Andrès, illustre ami de José-Gabriel Condor Kanki, vous qui avez abattu les murs de Sorata, vous n'avez jamais désespéré du grand triomphe. Et c'est après une double victoire que votre âme généreuse va se diriger vers les cieux! De là, elle verra l'accomplissement de ses vœux pour la patrie.—Et, je vous le dis hautement, hommes du Pérou, vos caciques et vos Incas, les fiers ancêtres de mes fils, glorifieront le Dieu tout-puissant, car l'Amérique du Sud tout entière redeviendra indépendante!
A ces paroles prophétiques, Andrès de Saïri sembla se ranimer un instant. Une flamme d'espérance brilla dans ses yeux.
—O mes enfants! disait Léon de Roqueforte, je vous aurai obscurément ouvert les voies de l'avenir!... Moi qui parle, je terminerai ma carrière ne laissant après moi que le vague renom d'un coureur de grandes aventures. Dans les champs séculaires de l'histoire, ceux qui défrichent et qui sèment ne sont jamais ceux qui moissonnent. Les germes se développent avec une lenteur décourageante pour les ambitions égoïstes; la mienne n'est point ainsi faite. Comme Andrès, votre bisaïeul, je mourrai sans regrets, pourvu que je voie les fruits prêts à mûrir pour les fils de ses petits-fils!
Andrès se souleva sur son lit de mort, et d'une voix éclatante:
—Je vois le Pérou libre! Dieu soit loué! s'écria-t-il.
A ces mots, s'affaissant sur lui-même, le vieux guerrier mourut.
Isabelle et ses enfants fondirent en pleurs.
L'âme du cacique de Tinta, dernier grand chef des Condors, déployait ses ailes. Elle dut planer longtemps au-dessus du peuple agenouillé qui répondait à la prière des morts récitée par le prêtre du territoire de Quiron.
Une grande pompe catholique fut déployée, et chose qu'il convient de signaler, les Polynésiens, à commencer par Baleine-aux-yeux-terribles, s'agenouillèrent pieusement devant le Dieu triple et un de Léo l'Atoua.
XXXIII
ROBOAM OWEN.
A la lueur des torches, on achevait d'ensevelir les restes mortels du bisaïeul de Gabriel-José de Roqueforte, lorsque deux officiers de la Firefly, préservés à grand'peine de la fureur des sauvages, furent amenés à terre par un peloton de marins français.
Le pilotin chef de corvée dit à Sans-Peur:
—Par les ordres du capitaine Féraux, je viens vous livrer les deux officiers de corvée pris à bord du Lion et de l'Unicorn. Nos matelots indigènes ont failli les massacrer, mais nous nous y sommes opposés en votre nom.
—Vous avez bien fait! s'écria vivement Sans-Peur. Sans les dangers courus à terre par ma femme, mes enfants et nos malheureux alliés, je n'aurais jamais commandé l'abordage qui a suivi l'insolente réponse du commodore.
—Plût à Dieu que notre infortuné commodore eût consenti à me croire! dit l'un des officiers anglais dont Sans-Peur reconnut la voix.
—M. Roboam Owen! s'écria-t-il.
—Moi-même, commandant; votre prisonnier pour la seconde fois!
—Et pour la seconde fois à la veille de sa délivrance, dit Sans-Peur en lui tendant la main.
—Commandant, répondit l'Irlandais, malgré toute ma reconnaissance envers vous, je ne saurais accepter un traitement différent de celui qui sera fait à mon camarade.
—Qu'à cela ne tienne! répliqua Sans-Peur; qu'il soit donc comme vous prisonnier sur parole, jusqu'à ce que je puisse vous rendre la liberté.
Le compagnon de Roboam Owen fit un geste de surprise.
—Je vous le disais bien, Wilson, Sans-Peur le Corsaire n'est pas un pirate, mais un loyal gentilhomme français; tous les odieux récits auxquels notre commodore croyait si fermement ne sont que des calomnies.
—Je joindrai donc mes remercîments à ceux de M. Owen, mon collègue, dit en s'inclinant le capitaine Wilson, dont la raideur ultra-britannique contrastait avec la franchise irlandaise de son compagnon de fortune.
—Ah! je suis bien heureux, monsieur Owen, ajouta Sans-Peur le Corsaire, que votre tour de corvée vous ait préservé de notre abordage.
—Mieux vaudrait peut-être avoir péri, murmura l'Irlandais avec mélancolie.
—Pourquoi ce découragement? Brave et loyal comme vous l'êtes, vous méritez un bel avenir; vous l'aurez!
Roboam Owen ne répondit point. Sans-Peur ordonna que les deux officiers anglais fussent bien traités, et ne s'occupa plus que de ses nombreux devoirs.
Le lendemain, Roboam Owen lui fit demander un moment d'entretien.
—Hier soir, capitaine, lui dit-il, en présence de mon camarade et de vos gens, je ne me suis point permis de parler de don Ramon, que j'ai revu au château de Garba d'abord, et tout récemment à Lima.
—Don Ramon à Lima! s'écria Sans-Peur avec un vif intérêt mêlé d'étonnement. Mais il risque d'y être gravement compromis!
—Peu de jours avant notre départ du Callao, il fut jeté dans la même prison où le marquis son père a été si longtemps enfermé.
—Merci, monsieur Owen, s'écria Sans-Peur avec un accent de colère véhémente.
—Je ne vous cacherai point enfin, ajouta le lieutenant irlandais, que don Ramon, dont je m'étais séparé dans les meilleurs termes, me fit à Lima l'accueil le plus blessant. Aussi lui avais-je envoyé une provocation en duel, et nous devions nous battre ensemble, le matin même où il fut arrêté.
—Ce que vous me dites est inconcevable!
—Je n'y ai rien compris moi-même. Aux injures, aux menaces, aux gestes les plus violents, le marquis de Garba y Palos mêlait, je ne sais pourquoi, le nom d'un certain Pottle Trichenpot, misérable valet que j'ai eu quelques instants à mon service.
A ces mots, Sans-Peur pâlit; il avait tout deviné, la cause du voyage de don Ramon au Pérou comme celle de l'évasion presque téméraire du lâche Trichenpot.
—Le misérable, pensait-il, commande en mon nom!... Il détruit mon édifice par la base!...
Le Lion de la mer se prit à rugir. Il appela à l'ordre tous les capitaines de navires et tous les chefs péruviens.
—Bon! fit Taillevent, encore quelque grand tremblement du diable, c'est sûr!... je connais ça rien qu'à la voix du capitaine.
XXXIV
LES FRANGES D'OR.
Ramené au sentiment de la justice par la noble conduite de Léon de Roqueforte, don Ramon avait abjuré les haines de sa famille maternelle. La lecture des correspondances et des mémoires posthumes du marquis son père acheva de modifier ses idées; il aurait sincèrement voulu que l'Espagne traitât en sujets et non en ilotes les descendants de la race autochtone; mais il était Espagnol et n'admettait en aucun cas les droits du Pérou à l'indépendance absolue.
Sans-Peur, le Lion de la mer, français de nation, compagnon d'armes de José-Gabriel et d'Andrès, époux d'Isabelle, ancien officier de la guerre d'Amérique, et, comme tel, ardemment épris du principe de l'indépendance des peuples, n'était retenu par aucun scrupule; il avait arboré le drapeau péruvien.
Don Ramon, malgré sa modération actuelle, ne reconnaissait que le drapeau de l'Espagne.
Dès l'instant où ils se séparèrent, le frère et la sœur étaient donc dans des camps opposés.
Heureusement, la lutte aurait lieu aux extrémités du monde, et don Ramon, persuadé qu'il ne quitterait jamais l'Espagne, comptait bien n'y prendre aucune part. La destinée en décida tout autrement. Le beau-frère de Léon de Roqueforte, le fils de l'ancien gouverneur de Cuzco, devait subir lui-même les atteintes de la politique ombrageuse qui avait autrefois persécuté le marquis son père.
Après la bataille des corsaires de Bayonne, le lieutenant Roboam Owen crut s'acquitter d'un devoir en se rendant au château de Garba. Il allait y annoncer qu'Isabelle et son valeureux époux avaient triomphé de tous les obstacles. Non sans déplorer l'insuccès des armes anglo-espagnoles, il ne manqua point de faire un pompeux éloge de la loyauté de Sans-Peur le Corsaire.
Don Ramon lui en sut gré.
Don Ramon lui offrit une hospitalité cordiale qui s'étendit forcément à son valet Pottle Trichenpot.
Mais, par malheur, ce dernier n'ignorait pas les vertus attachées aux franges d'or de la borla du Lion de la mer.—Léon de Roqueforte avait commis une grave imprudence en donnant publiquement une poignée de ces talismans au marquis son beau-frère, qui fut touché de sa confiance, mais n'attacha qu'une importance médiocre au présent du corsaire. Dès lors, pourtant, si l'on s'en souvient, maître Taillevent grommela en disant qu'on a connu des Anglais qui entendaient l'espagnol.
Pottle Trichenpot ne perdit pas un mot du discours de Sans-Peur.
Et c'est pourquoi, peu de jours après le départ de Roboam Owen, don Ramon s'aperçut que les franges d'or avaient disparu. Il supposa que leur valeur intrinsèque avait seule tenté la cupidité du voleur, et ne s'inquiéta guère de leur perte.
Puis, s'écoulèrent six années, pendant lesquelles don Ramon se maria en Espagne, eut plusieurs fils, devint veuf durant un voyage qu'il fit en Andalousie, et vécut, du reste, dans une complète ignorance du sort de sa sœur Isabelle. Il supposa seulement qu'elle n'était pas au Pérou, car il continuait de percevoir la totalité des revenus des domaines qu'y avait possédés leur père.
Or, tout à coup, à Cadix, il apprit de la bouche d'un officier espagnol, récemment arrivé des îles Philippines, l'histoire étrange du Lion de la mer et des missions anglaises de l'Océanie.
—Tandis qu'en Europe, disait l'officier, la révolution française et les victoires du général Bonaparte tiennent tous les esprits en éveil, les Anglais fondent à petit bruit un futur empire dans ces mers lointaines. Ils bâtissent à la Nouvelle-Hollande des villes qu'ils peuplent du rebut de leur population; ils créent de grandes colonies pénitentiaires, et répandent en outre dans les divers archipels des missionnaires protestants qui sont autant de pionniers destinés à préparer leur domination. Je dois ajouter pourtant qu'ils ont trouvé un rude adversaire dans la personne d'un certain aventurier français, généralement connu sous le nom de Lion de la mer.
—Le Lion de la mer! répéta don Ramon.
A ce nom romanesque, les dames qui chuchotaient à l'extrémité du salon firent silence et se rapprochèrent. Une foule de questions charmantes furent adressées à l'officier, qui se trouva bientôt entouré d'un cercle de jolies femmes jouant de l'éventail.
Don Ramon, relégué au second plan, écoutait avec une ardente curiosité.
Le galant officier reprit en ces termes:
—Le Lion de la mer passe à Manille pour un cavalier accompli. Une femme d'une admirable beauté l'accompagne dans toutes ses aventureuses expéditions, et fait les honneurs de son bord avec une grâce exquise. On assure, d'ailleurs, qu'elle a toutes les qualités d'un valeureux corsaire. Souvent elle commande la manœuvre, même pendant le combat.
—L'auriez-vous vue, seigneur capitaine?
—Non, mesdames, pour mon bonheur, sans quoi je n'aurais pas en ce moment l'inappréciable avantage d'être au milieu de vous. Jamais prisonnier masculin n'a été rendu à la liberté par le Lion de la mer.
—Il épargne donc ses passagères?
—Précisément, mesdames. J'ai connu à Manille plusieurs de ses prisonnières, qu'il relâcha sans rançon; elles se louaient toutes de ses procédés excellents, de sa courtoisie et de l'affabilité de dona Isabelle, car tel est le prénom de sa très gracieuse excellence la Lionne de la mer.
Don Ramon ne douta plus de l'identité du personnage en question. C'était bien l'époux de sa sœur, Sans-Peur le Corsaire, l'heureux vainqueur de la Guerrera.
—La prétention constante de notre aventurier, continua l'officier espagnol, est d'être corsaire français; il repousse avec colère la qualification de pirate, et ne fait la guerre, dit-il, qu'aux ennemis de sa patrie.
—Pourquoi mentirait-il? dit don Ramon.
—Ses équipages sont un composé de barbares effroyables, parmi lesquels les matelots français se trouvent en minorité. Il y a des Carolins, des Taïtiens, des Néo-Zélandais, des blancs, des noirs, des mulâtres, des métis de toutes les espèces. Les anthropophages y sont en nombres, et, entre nous, je crains bien que son bord même ne soit parfois le théâtre d'horribles festins.
—Ah! monsieur, interrompit don Ramon, comment concilier une pareille opinion avec le traitement courtois fait à ses prisonnières?
—La Lionne Isabelle protège sans doute son sexe.
—Oui!... oui!... s'écrièrent toutes les dames en battant des mains, cela doit être!.. c'est cela!
—Toujours est-il qu'on ne sait ce qu'il fait de ses prisonniers. Les anglais assurent que son équipage les mange.
—Oh! l'horreur!
—Il se fait adorer comme un dieu par un grand nombre de peuplades, qui le vénèrent sous le nom de Léo l'Atoua. Vous devez concevoir qu'il déteste la concurrence des marchands de Bibles. L'un de ceux-ci, pourtant, passe pour lui avoir joué un tour impayable.
—Voyons!... quoi donc?
—Je dois dire d'abord que le Lion de la mer a longtemps séjourné au Pérou;—on assure qu'il a de nombreux indigènes péruviens dans ses équipages, et qu'il se laisse traiter par eux de gendre du soleil.
—Allons! il ne suffit pas à votre héros d'avoir une femme brillante, il lui faut un beau-père éblouissant.
—A l'imitation des Incas, le Lion, qui, s'il est dieu, est grand chef ou roi à bien plus forte raison, aurait adopté l'usage de la borla péruvienne. Il se ceint le front de ce diadème à franges d'or tombant sur ses épaules comme une crinière.
—Ce doit être superbe.
—Eh bien, chacune des franges de sa borla est un signe au moyen duquel on peut donner des ordres aux plus farouches cannibales. Or, on racontait à Manille, avant mon départ, qu'un missionnaire anglais s'était procuré, l'on ne sait comment, une provision de ces franges merveilleuses, et que, grâce à leur possession, il faisait égorger les alliés du Lion par ses meilleurs amis, allumait la guerre entre les peuplades, et ruinerait avant peu toute la puissance de notre écumeur de mer.
Don Ramon pâlit.
—Oh! ceci est affreux! dit une Andalouse en souriant. Sur ma foi, je commençais à m'intéresser à votre galant pirate. Il se fait adorer; tant mieux pour lui. Quant au fripon d'Anglais, il m'inspire plus de répugnance qu'une chenille.
—Monsieur l'officier, dit don Ramon, l'histoire des franges d'or est-elle bien authentique?
—Je la tiens d'un missionnaire anglais qui est revenu en Europe sur le même navire que moi.
—Et vous rappelleriez-vous le nom du voleur?
—Vaguement... Pott Tripot... quelque chose dans ce genre. Du reste, le nom ne fait rien à l'histoire, qui commence à vieillir; car il y a bien trois ans que les navires du Lion n'ont paru aux Philippines. D'après certains bruits, il devait être du côté du Pérou quand je suis parti de Manille.
Quels contes fit ensuite le disert officier espagnol? Continua-t-il à captiver l'attention de l'essaim de Gaditanes qui l'écoutaient en minaudant? Il suffit de dire que don Ramon, consterné, s'était retiré avec le deuil dans le cœur.
—J'ai été dupe de M. Roboam Owen, s'écriait-il. Sous des semblants d'amitié, il n'est venu à Garba que pour me faire dérober par son valet Pottle Trichenpot les précieuses franges que me donna Léon. Eh bien, réparons ma négligence, s'il en est temps encore! Affrétons un navire, allons empêcher ma sœur et mon valeureux beau-frère de se faire prendre aux piéges d'un misérable.
A son arrivée à Lima, le fils de l'ancien gouverneur de Cuzco ne parut pas suspect. On trouva fort naturel qu'il vînt s'occuper de sa succession paternelle, dont il s'occupait en effet. On ignorait qu'il fût le beau-frère du Lion de la mer, et l'on croyait sa sœur Isabelle en Espagne.
Don Ramon fut prudent; il fréquentait dans les lieux publics des gens de toutes conditions, questionnait fort peu, écoutait beaucoup, et se proposait, après avoir fait un voyage dans l'intérieur, s'il ne découvrait rien au Pérou, de se rendre à Manille en traversant tous les archipels de la Polynésie.
Mais la Firefly mouilla au Callao. Dans l'intérêt de ses recherches fraternelles, il se mit en rapport avec les officiers de la frégate, où il se trouva tout à coup en présence de Roboam Owen.
L'Irlandais s'avança vers lui la main ouverte.
Don Ramon lui refusa la sienne et quitta le bord.
L'injure était sanglante. Les camarades du lieutenant irlandais lui demandèrent quelle avait été la nature de ses rapports avec l'insolent hidalgo. Owen raconta tout ce qui s'était passé au château de Garba, et descendit à terre pour exiger une réparation.
Don Ramon, exaspéré, le traita d'hôte parjure, de traître et de voleur.
—Oui, voleur!... ajouta-t-il avec sa violence des plus mauvais jours; car Pottle Trichenpot n'était que votre instrument.
Sans comprendre la portée de ces paroles, Roboam Owen, à bout de patience, envoya des témoins à don Ramon.
Mais ce qui s'était dit à bord de la frégate fut officiellement communiqué le jour même par son commodore au vice-roi du Pérou.
Don Ramon, marquis de Garba y Palos, fils de l'ancien gouverneur de Cuzco, avait pour sœur une métisse, laquelle était la femme du corsaire Sans-Peur, s'intitulant le Lion de la mer. Don Ramon devait être le complice des rebelles.
Ceci s'appelle presser les conclusions.
L'embargo fut mis sur le navire de don Ramon, qu'on incarcéra sur-le-champ. Des visites domiciliaires faites à terre et à bord amenèrent la saisie de papiers prouvant l'alliance, non contestée d'ailleurs par le prisonnier, de la petite-fille d'Andrès de Saïri avec le comte de Roqueforte, dit Sans-Peur le Corsaire et Lion de la mer, qui avait autrefois pris part à l'insurrection de Tupac Amaru. Aucune autre charge ne pesait sur le jeune marquis de Garba, mais les anciens ennemis de son père se réveillèrent de toutes parts. Les bruits monstrueux répandus par les Anglais, et notamment par Pottle Trichenpot, s'accréditèrent au Pérou comme à Manille. On y dit que les prisonniers de guerre de Sans-Peur étaient livrés aux appétits de ses anthropophages.
Roboam Owen eut beau protester; le Lion de la mer fut traité de pirate, d'ogre et de cannibale. On s'indigna contre don Ramon, qui pactisait avec un être pareil, et don Ramon, malgré son innocence, ne tarda pointa être sérieusement compromis.
Le commodore de la Firefly,—marin anglais de l'école impie de Nelson,—haïssait les Français jusqu'à la démence. Il réprimanda vertement Roboam Owen pour avoir dit du bien d'un forban ennemi de l'humanité tel que Sans-Peur le Corsaire. Il admettait sans exception les plus absurdes calomnies. Il crut que les équipages du prétendu cannibale le dévoreraient sans miséricorde, et préférant périr les armes à la main, il fût, par son entêtement, le véritable auteur du massacre.
Sans-Peur avait tout compris.—Il sentait la nécessité d'aller combattre en Océanie la néfaste influence du missionnaire Pottle Trichenpot, coupable du larcin des franges d'or. Il voulait délivrer don Ramon, le réconcilier avec Roboam Owen, et ajourner toutes choses au Pérou, puisque Andrès était mort et son fils Gabriel trop jeune encore pour se mettre à la tête des Péruviens.
Enfin, il considérait comme un devoir sacré de rendre avec pompe les honneurs funèbres au dernier des Incas.
A ses ordres, les officiers de mer et les chefs quichuas accoururent.
—Mes amis, leur dit-il, une crise nouvelle commence. Elle va nous priver du repos auquel nous avions tant de droits. Mais d'impérieuses nécessités m'obligent à ne point perdre un instant. Notre double victoire d'aujourd'hui ne porterait aucun fruit, si nous tardions d'agir. A l'œuvre donc, et que chacun rivalise de zèle! Qu'on répare en toute hâte les navires capables de prendre le large.—Et qu'à terre, hommes, femmes, enfants, chacun soit prêt à partir dès le point du jour pour les bords du grand lac de Chicuito, car nous évacuons tout à la fois le territoire et la baie de Quiron.—Allez!... employez bien la nuit... et que Dieu vous garde!...
—Vois-tu ce que je te disais, Camuset, mon camarade! disait maître Taillevent. Après cette journée de batailles, pas plus de hamacs que de musique. Attrape à calfater, clouer, regréer et jumeler nos barques!... Et demain, en route, pour changer!... Et voici tantôt vingt ans que ça dure!... sans compter que, peut-être bien, nous ne sommes pas plus avancés qu'au premier jour.
—Maître, m'est avis pourtant qu'au Havre, chez l'armateur, il y a des piastres pour nous, dit Camuset. Votre bonne femme de mère, la mienne et mon vieux père en profitent. C'est autant de pris sur l'ennemi, comme vous dites des fois.
—Camuset, tu es matelot, dit Taillevent en prenant la route du bord.
Et Camuset, fier et pensif, le suivait d'un pas délibéré.
—Matelot!... il m'a dit que je suis matelot!... Voilà un éloge, et un crâne!... Mais j'aurai beau me faire couper en morceaux pour lui, sa femme Liména et son fils Liméno, il ne m'appellera jamais son matelot, vu que je ne suis pas personnellement dans la peau de Tom Lebon de Jersey, anglais de nation, français de cœur...
Sur quoi Camuset poussa un soupir profond.
Sans-Peur le Corsaire, donnant l'exemple d'une infatigable activité, passa la nuit à surveiller les travaux de ses gens à terre et à bord.
La frégate la Lionne, la corvette le Lion et le transport l'Unicorn, convenablement réparés, se répartirent comme lest l'artillerie de la Firefly, dont la carcasse, criblée de boulets, fut abandonnée sur les roches, où la tempête devait achever de la détruire.
XXXV
DOULEUR ROYALE.
Quand tout fut prêt, Léon permit à ses gens de se livrer au sommeil pendant quelques heures; mais il n'essaya même point de prendre un instant de repos.
Un calme profond, qui eût mis obstacle à l'appareillage, régnait sur la baie. Dans les plaines et les mornes régnait un calme profond.
Quelques rares sentinelles immobiles aux avant-postes veillaient en cas d'alerte.
Le silence avait succédé au tumulte des combats, des travaux maritimes et des préparatifs de départ.
Isabelle, agenouillée, priait auprès du corps de son aïeul. Ses trois enfants dormaient.
Les regards de Léon s'arrêtèrent sur la couchette des deux jumeaux endormis dans les bras l'un de l'autre.
—Grandissez! grandissez! murmura-t-il, et lorsqu'un jour vous vous trouverez dans quelque situation semblable à la mienne, point d'embarras pour vous. N'ayant qu'une pensée, vous serez deux pour vous partager les rôles; vous pourrez être à la fois unis et séparés, agissant aux deux extrémités du monde, et votre aîné, je l'espère, coopérera puissamment à l'œuvre qui sera votre partage!
Puis, avec une émotion paternelle, il fixa les yeux sur Gabriel endormi:
—Mais toi, malheureux enfant, tu seras seul aussi!... Vais-je donc en être réduit à t'abandonner sans pitié!... Tu ne m'appartiens plus, hélas!... Un peuple entier exigera que je te livre à son dangereux amour!... Il leur faut un gage vivant de notre sincérité... Ils veulent un otage, et moi, je ne puis le leur refuser, sous peine de trahison. Oh! le fardeau m'accable!... mon esprit et mon cœur sont brisés!...
La complication des événements était telle que, malgré la promptitude énergique de son coup d'œil, Léon ne savait à quel parti s'arrêter.
Un homme couvert de poussière s'arrêtait alors dans la gorge du nord, donnait le mot de passe à la sentinelle, et pénétrait dans le territoire de Quiron. Il était porteur d'une dépêche en chiffres adressée au Lion de la mer par un de ses agents secrets en résidence à Lima. Léon brisa le cachet et lut:
«Un sourd mécontentement règne dans la ville, où l'arrestation du marquis don Ramon de Garba y Palos, récemment arrivé de Cadix, a produit un fâcheux effet.—Personne n'ignore désormais qu'en Europe la France et l'Espagne font cause commune contre l'Angleterre. Un officier anglais de la frégate la Firefly, entrée au Callao sous pavillon parlementaire, ayant dit hautement que vous êtes un corsaire français, et non un pirate, une partie du conseil a blâmé les mesures prises par Son Excellence.—On trouve surtout le vice-roi coupable d'avoir accepté le concours de la frégate anglaise, et d'avoir combiné ses opérations avec celles d'un navire ennemi de Sa Majesté Catholique.
«Les nouvelles de l'audience de Cuzco sont, en général, très alarmantes pour le gouvernement. Il paraît que de toutes parts les caciques se refusent à subir l'autorité des corregidores. On s'attend à une insurrection des indigènes. On ajoute que le fils du marquis de Garba y Palos est seul capable de conjurer le péril. Les créoles, prêts à se prononcer en sa faveur, demandent tout bas qu'il soit appelé au gouvernement de Cuzco; mais le vice-roi compte sur le succès de la frégate anglaise, et des troupes envoyées contre votre seigneurie pour agir ensuite avec vigueur.
«Plaise à Dieu que nos armes aient triomphé!»
Après avoir médité sur le contenu de cette dépêche, Léon de Roqueforte en saisit toute la portée.
—Andrès n'est plus! La politique étroite des Péruviens indigènes peut désormais s'élargir sans obstacles. Un parti créole se forme donc enfin!... L'avenir est là!
Les créoles, c'est-à-dire les descendants des Espagnols établis dans le pays depuis la conquête, constituaient la majeure partie de la population européenne. S'ils imitaient jamais les citoyens des États-Unis, la cause de l'indépendance du Pérou serait gagnée. La question se réduirait donc à empêcher que les intérêts des populations aborigènes ne fussent sacrifiés.
—A vrai dire, Isabelle et mon propre fils Gabriel sont créoles. Les deux races fusionnées ont produit un nombre considérable de métis, et le Pérou, déjà civilisé sous les Incas, n'est pas du tout dans les mêmes conditions que la Nouvelle-Angleterre, où les Indiens se sont toujours retirés devant la civilisation. Mais il faut encore beaucoup de temps pour vaincre les répugnances réciproques, et l'heure presse, et la moindre faute aujourd'hui retardera d'un siècle peut-être le succès des Péruviens.
Léon n'ignorait plus les bruits infâmes répandus à Lima sur son compte. La disparition totale de ses prisonniers confirmait ces bruits, qu'il était sage de démentir. A la veille de quitter le Pérou pour plusieurs années sans doute, et lorsque le vénérable chef des Condors n'imposerait plus aux naturels, pouvait-on continuer à exploiter une mine d'or qui, depuis sept ans, avait produit assez de richesses? Enfin, l'Espagne et la France étant alliées, la guerre que le corsaire français faisait à une colonie espagnole cesserait d'être conforme au droit des gens, du jour où le vice-roi le reconnaîtrait pour un loyal serviteur de la France.
Léon écrivit en conséquence au vice-roi du Pérou:
«J'ai l'honneur de faire part à Votre Excellence de la destruction complète de la frégate de Sa Majesté Britannique la Firefly, par la division navale rangée sous mes ordres.
«En même temps, un corps de troupes espagnoles, imprudemment expédié contre mes généraux auxiliaires, a été contraint de mettre bas les armes.
«Je déplore la nécessité où Votre Excellence ne cesse de me placer contrairement aux intérêts et à l'alliance de nos deux gouvernements. Et après une double victoire, mû par des sentiments de conciliation qu'elle voudra bien apprécier, je lui adresse la présente dépêche dans l'espoir que, cessant de croire à d'exécrables calomnies, elle voudra bien unir ses efforts aux miens pour la pacification générale.
«Dans le cas où Votre Excellence consentirait à donner à mes fidèles alliés toutes les garanties suffisantes, les prisonniers espagnols que je viens de faire sur le territoire de Quiron lui seraient renvoyés avec armes et bagages. Quant aux autres, beaucoup plus nombreux, que je retiens en captivité depuis le temps où nos deux gouvernements étaient en guerre, ils devraient être expédiés directement en Espagne.
«Mais dans le cas où Votre Excellence, continuant de me considérer comme un pirate, dédaignerait d'entrer en négociations, elle me réduirait à user du droit de légitime défense, à déployer contre elle, avec la dernière rigueur, toutes mes forces de terre et de mer; à soulever les populations péruviennes au nom même de Sa Majesté Catholique, alliée de la France, et à ne pas reculer devant les moyens désespérés qui sont la ressource de tout adversaire injustement mis hors la loi.
«Cela, nonobstant les plaintes que les agents diplomatiques de la France feraient valoir auprès de Sa Majesté Catholique pour faire retomber sur Votre Excellence toute la responsabilité des événements.»
Cette réponse fut scellée d'or au lion rampant de gueules qui est Roqueforte, et signée:
LE COMTE DE ROQUEFORTE,
Capitaine de frégate honoraire, commandant la division des
corsaires français stationnée dans la baie de Quiron.
Les prisonniers espagnols furent répartis à bord des trois navires; les blessés hors d'état d'être transportés par terre, recueillis à bord de l'Unicorn, dont on fit une sorte d'hôpital, et à midi sonnant, la division, pourvue des ordres de Sans-Peur, appareilla sous le commandement d'Émile Féraux.
Roboam Owen et son camarade le capitaine Wilson, remis en possession de tout ce qui leur appartenait, quoique la Firefly eût été livrée au pillage, devaient être traités en passagers du gaillard d'arrière.
—Ces messieurs, avait dit Léon, ne débarqueront que lorsqu'il leur plaira, car je ne leur ai pas rendu la liberté pour les faire tomber au pouvoir des Espagnols.
Une copie de la dépêche officielle était destinée à don Ramon, ainsi qu'une lettre explicative et fraternelle dont fut chargé l'émissaire de l'agent secret du Lion de la mer dans la ville de Lima.
Enfin Parawâ reçut confidentiellement la promesse que Léo l'Atoua ne tarderait point à reparaître dans ses îles de l'Océanie. Le Néo-Zélandais l'accueillit avec joie; mais Taillevent, en tiers dans cette conférence secrète, ne put réprimer un grognement.
—Et nous voici à terre... laissant filer au large nos trois navires!... murmurait-il.
—Puis-je me dédoubler? dit vivement Léon, ou croirais-tu M. Émile Féraux indigne de ma confiance?
—Non, non!... M. Féraux est un brave... Non! mais... dame!... on a vu partir tant de navires qui ne sont pas revenus... Et m'est avis que nous aurions grand mal à nous déhaler d'ici à la nage...
—Eh bien, regrettes-tu de n'être pas à bord... avec ta femme et ton fils?... Je n'ai qu'un signe à faire... Sois libre... s'écria Sans-Peur avec colère.
Il ne sentait que trop le danger de se séparer de ses trois bâtiments à la fois; mais sa baie et sa caverne étant désormais connues, il préférait, après mûres réflexions, les faire naviguer de conserve à les isoler. La Lionne et le Lion réunis constituaient une force imposante, car l'Unicorn, gros transport, ne pouvait guère compter comme bâtiment de combat. Les trois navires ensemble résisteraient plus aisément aux attaques, et mieux au large qu'au mouillage.
Cependant les observations du maître étaient justes; elles répondaient aux appréhensions du capitaine, qui s'emporta et ne tarda point à s'en repentir.
Taillevent s'était découvert le front; silencieux comme une statue, les yeux fixés sur son capitaine, il essayait en vain de retenir ses larmes. Ses joues bronzées et sillonnées de cicatrices en étaient baignées.
—Il pleure!... dit Parawâ.
L'emportement de Léon se calma soudain; il prit avec vivacité la main de son fidèle matelot:
—Pardon! mon vieil ami; pardon mille fois... J'ai tort!... j'ai tous les torts!...
Taillevent dit alors d'une voix douce:
—Je croyais, mon capitaine, avoir le droit de grogner, c'est ma mode... mais soyez calme, une autre fois on se taira!...
—Non! non!... grogne! je le veux, je l'ordonne, je le désire... Grogne, mon fidèle grognard!... mon ami, mon compagnon des jours de misère, grogne tant qu'il te plaira, car c'est ton droit, comme tu l'as bien dit.
—Merci, capitaine, mais le vôtre est de vous mettre en colère quand ça vous soulage; seulement, tenez, ne me parlez plus de ramasser ma peau à l'abri quand vous risquez la vôtre... ou bien Taillevent en fera tant d'eau par les yeux qu'il en coulera au fond.
Baleine-aux-yeux-terribles, Parawâ-Touma l'anthropophage, fut touché par cette scène et dit sentencieusement:
—Taillevent a remué le cœur d'un grand chef.
La caravane funèbre se mit en marche.
Un nombreux escadron de gauchos, métis ou Péruviens pur sang, armés comme pour le combat, formait l'avant-garde.
Le cercueil d'Andrès, escorté par ses principaux serviteurs, s'avançait ensuite.
Léon de Roqueforte, Isabelle et ses enfants vêtus de deuil, le suivaient de près, ainsi que Liména, son fils Liméno et quelques domestiques des deux sexes, accompagnés par un peloton de marins entre lesquels on ne signalera que maître Taillevent, l'alerte Camuset et Baleine-aux-yeux-terribles.
Vieillards, femmes, enfants, tous les habitants de Quiron formaient un groupe considérable que protégeait une vaillante arrière-garde composée de mineurs et de cavaliers indigènes.
On ne rechercha point cette fois les chemins écartés.
On s'avançait à découvert, sans craindre de traverser les cantons occupés par les Espagnols ou les créoles.
A diverses reprises, les corregidores assemblèrent leurs milices en armes ou envoyèrent des troupes en reconnaissance; toujours la fière attitude du convoi le préserva de toute attaque.
—Qui vive? criaient les éclaireurs espagnols.
—Laissez passer un mort illustre, répondait l'un des chefs aymaras, chicuitos ou quichuas de la tête de colonne.
—Où allez-vous?
—A l'île de Plomb, pour rendre à la terre les dépouilles du dernier des Incas.
—Vous vous avancez comme une armée sous un drapeau inconnu.
—Ce drapeau est celui de notre nation et de notre chef. Il se déploie librement, mais ne menace personne. Voulez-vous la paix? laissez passer les restes du cacique de Tinta. Voulez-vous la guerre? nous sommes prêts à repousser la force par la force.
Le belliqueux cortége grossissait en chemin. Des tribus entières, descendant des montagnes, s'adjoignaient aux cavaliers quichuas. Les corregidores, instruits des résultats de la bataille de Quiron, jugeaient prudent de ne point entraver leur marche.—Mais des estafettes expédiées au vice-roi de Lima devaient singulièrement accroître ses inquiétudes.
«Une femme de la race antique des seigneurs du Pérou, dirigeait vers le grand lac une multitude d'Indiens armés et d'aventuriers encore plus terribles. Les tribus de la province accouraient de toute parts autour d'elle. La fille de Catalina venait imiter sa mère et soulever les indigènes contre l'Espagne. On demandait de prompts secours.»
Voulant laisser supposer qu'il était à la tête de son escadrille, Léon s'effaçait.
Isabelle seule exerça le commandement de la petite armée qui accompagnait les restes d'Andrès de Saïri. Seule, elle répondit aux rares corregidores qui eurent le courage de se présenter en personne.
L'un d'eux, au nom du roi d'Espagne, ordonnait aux Indiens de se disperser.
—Au nom de Gabriel-José Tupac Amaru, en avant! s'écria Isabelle l'épée en main.
Et le corregidor écrivit au vice-roi que la fille de Catalina évoquait la mémoire du fameux chef de l'insurrection de 1780.
Isabelle pourtant ne parlait qu'au nom de son fils aîné. La pauvre mère le compromettait, hélas! sans prévoir qu'il faudrait le livrer aux nations réunies autour d'elle.
Mais Léon de Roqueforte sentait cette nécessité fatale, et son front s'assombrissait à mesure qu'on approchait des bords du grand lac. Son cœur paternel saignait.
Ce corsaire républicain était vraiment roi, puisqu'il ressentait une douleur royale.
Les peuples qui le reconnaissaient pour leur grand chef et leur atoua, menacés par les perfidies des Anglais, couraient les plus grands périls; son devoir était de les secourir. Un devoir non moins sacré l'obligeait à ne point déserter la cause des indigènes du Pérou. Pouvait-il payer d'ingratitude leur inaltérable dévoûment? et à la veille de conclure la paix avec le vice-roi, dans des pensées de haute politique, il est vrai, quelle preuve leur donner de la sincérité de ses intentions, quel gage leur laisser?... N'avait-il pas permis de ceindre du diadème des Incas le front de son fils Gabriel?...
Tandis qu'Isabelle commandait comme un chef de guerre, Sans-Peur se faisait attentif comme une mère pour Gabriel, son jeune fils. Jamais il ne s'était montré aussi tendre, jamais il n'avait paru aussi triste.
—Mon capitaine a du gros chagrin, disait Taillevent à Camuset. J'ai relevé la chose dans le coin de ses yeux. Il a du gros chagrin, et je gagerais ma vieille pipe finement culottée contre le quart d'une chique de tabac, que notre cher petit M. Gabriel court un mauvais bord.
—Tonnerre!... pas possible, maître!
—Possible... trop possible... Risquer sa peau, bon!... mais se couper à soi-même un morceau du cœur! dame!... Ah! je ne grogne plus aujourd'hui, tout ça me fait trop de peine.
—Vous avez donc idée de la chose, maître?
—Oui et non!... non et oui... Assez causé!... Mais, vois-tu, j'aime bien Tom Lebon, mon matelot...
—Oh! Oui, que vous l'aimez, cet Anglais de nation, Français de cœur! murmura Camuset en soupirant.
—On n'a qu'un matelot, un vrai, un autre soi-même, et celui-là, pour Taillevent, c'est Tom Lebon, du depuis notre temps de mousse à bord de la Grenouillette, entre Port-Bail et Jersey!... On n'a qu'un matelot... Eh bien, malgré ça, celui qui soulagera mon capitaine rapport à son fils Gabriel, quand même celui-là serait le dernier des ratapiats, je l'appellerais de même mon matelot!... Oui, Camuset, je le jure, foi de Taillevent!... et il serait pour moi le frère jumeau de Tom Lebon, anglais de nation, français de cœur!...
—Pour lors, maître! interrompit Camuset avec enthousiasme, ne cherchez pas; j'en connais un paré à tout, et qui n'est pas le dernier des ratapiats, on s'en flatte, ayant été particulièrement, personnellement et paternellement éduqué par maître Taillevent du Lion.
—Je m'y attendais, mon fils, dit le maître d'équipage en serrant la main de son digne élève. Et puisque ça y est, attrape à doubler et cheviller ton tempérament en cuivre, en fer, en corail, en diamant et en plus dur encore!... Tu sais l'espagnol, l'anglais et la cavalerie comme le matelotage; tu as du courage, de la patience et de l'idée aussi!... Tu es paré!...
—Oui, parole de Camuset!
—Ah! mon brave enfant, quand tu vas passer frère jumeau à Tom Lebon, tu pourras pour longtemps dire adieu à la mer jolie.
—C'est vrai! je comprends ça!... Mais je servirai M. Gabriel, comme vous, vous servez son père, et je serai pour la vie le matelot à maître Taillevent!
Plusieurs vastes radeaux, construits à la hâte par les tribus riveraines, transportaient alors le cortége funèbre dans l'îlot sacré des Incas.
Léon avait la main droite posée sur l'épaule de son fils Gabriel, couronné de la borla péruvienne. La victime était ceinte du bandeau. Un grand sacrifice ne devait pas tarder à s'accomplir.
Liména gardait Léonin et Lionel, émerveillés de tout ce qu'ils voyaient.
A la même heure, au Callao, le tocsin sonnait, la garnison courait aux armes, et la population alarmée répétait de toutes parts le nom formidable du Lion de la mer.
Les vigies signalaient une division française composée d'une frégate, une corvette et un transport.
Émile Féraux fit arborer au grand mât des trois navires le pavillon parlementaire, qui fut appuyé de trois coups de canon.
XXXVI
LE JEUNE PRINCE.
L'île de Plomb n'était pas assez vaste pour les multitudes réunies autour du cortége funèbre.—Sur les rives du lac demeurèrent à cheval, et prêts à repousser toute attaque, les pelotons d'avant-garde et d'arrière-garde. Sur le lac même, les barques et radeaux chargés d'Indiens formaient autant d'îlots flottants dont le nombre ne cessait de s'accroître.
Les cérémonies chrétiennes furent accomplies avec pompe; les prières des morts répétées par dix mille voix entrecoupées de sanglots. Puis la pierre tombale fut replacée sur les restes mortels d'Andrès de Saïri, cacique de Tinta, grand chef des Condors, homme vaillant qui, n'ayant jamais pris le titre d'Inca, ne laissait pourtant pas que d'en avoir exercé l'autorité depuis vingt ans sur toutes les nations fidèles.
Son grand manteau de guerre aux vives couleurs avait été enlevé de dessus le cercueil, au moment de l'inhumation. Les caciques demandèrent qu'on le partageât entre eux.
Par les ordres d'Isabelle, Liména le découpa en bandes étroites, et Gabriel procéda aussitôt à leur distribution solennelle. Il commença par sa propre mère, qui s'en fit une ceinture dont la nuance tranchait sur sa robe de deuil. Toutes les femmes l'imitèrent.
Depuis,—et de nos jours encore,—il est d'usage que les Péruviennes portent le deuil du dernier Inca, en cousant une bande d'étoffe de couleur sombre sur le côté de leurs jupes.
Les caciques se décorèrent des lanières du poncho de leur vénérable doyen et seigneur.
Mais lorsque Gabriel, qu'on voyait entre la reine Isabelle et son époux le Lion des mers, se passa autour du corps comme une écharpe la dernière bande d'étoffe, des clameurs enthousiastes retentirent, longuement répétées par les échos des montagnes.
—Vive le jeune Inca!... Vive Gabriel-José!... Vive à jamais notre prince!...
—Vive Tupac Amaru, grand chef des Condors!...
—Vive le Pérou!... Vive l'indépendance!...
Isabelle s'aperçut que Léon avait pâli.
Car à l'instant où, sur les bords du lac sacré, un véritable cri de guerre était poussé par les nations indigènes,—à l'instant où son fils en était proclamé le chef, il savait que des négociations pacifiques devaient être entamées entre sa division navale et le vice-roi du Pérou.
De longues années d'efforts avaient été nécessaires pour opérer la fusion des tribus rivales, et pour faire renaître leurs antiques espérances. Mais à cette heure, lorsque d'une seule voix elles ne demandaient qu'à secouer le joug, une haute raison d'État exigeait qu'on calmât leur effervescence.
—O mon ami! dit Isabelle, quelle est ta crainte ou ta douleur? Jamais, dans les plus grands dangers, je ne t'ai vu pâlir ainsi... Parle! A quoi penses-tu donc?
—Ils demandent la guerre, et je veux la paix maintenant. Ils veulent reconquérir l'indépendance que nous leur avons toujours promise; et si nous cédons à leurs vœux, la cause de l'avenir est perdue pour eux comme pour nous!
—Mais alors, pourquoi être venus, pourquoi les avoir rassemblés ici?
—Parce que je ne sais trahir, ni me parjurer; et dût ce peuple nous massacrer à l'instant même, nous et nos trois enfants, je préférerais périr ainsi, à m'être enfui avec mes navires, en le livrant à ses oppresseurs.
—Après avoir déchaîné la tempête, espères-tu donc la calmer? Le peuple est partout le même; celui qui nous entoure est moins civilisé assurément que le peuple français. Et tu m'as dit cent fois que si ton roi Louis XVI a succombé, c'est pour avoir fait imprudemment de trop généreuses promesses qu'il n'a plus ensuite pu tenir.—O Léon, ne reculons pas!... Il est trop tard!... Aux armes!...
—Émile Féraux propose la paix en mon nom au vice-roi du Pérou.
Isabelle pâlit à son tour.
—O mon Dieu! murmura-t-elle, par quel motif m'as-tu caché tes desseins?
—Pardonne-moi, Isabelle!... Car ce ne fut point à une mère que l'Éternel demanda le sacrifice d'Abraham!...
Isabelle, éperdue, se précipita sur son fils Gabriel, et l'embrassant avec force:
—Non! non!... jamais!... non! je ne l'abandonnerai pas!...
Léon se plaça entre elle et les deux frères jumeaux.
—J'y consens!... nous nous séparerons!... mais ceux-ci m'appartiendront, et je les emmènerai...
—Eux!... ils sont à moi aussi! s'écria la jeune mère courant vers eux avec amour. Non! non! je ne veux pas qu'ils me soient arrachés!
—Il faut choisir pourtant! dit Léon avec un calme terrible. Il faut choisir, madame!... Et voilà pourquoi mon cœur brisé a gardé le silence; voilà pourquoi, me défiant de mes forces, je me suis mis en présence de ces peuples à qui appartient notre fils Gabriel.
—Restons tous ensemble!
—Femme!... croyez-vous donc votre époux capable d'une lâcheté?
C'eût été une lâcheté, en effet, que de déserter à la fois la division navale engagée dans des négociations délicates, et les îles de l'Océanie où, par suite du vol des franges d'or, des ennemis commandaient maintenant au nom de Léo l'Atoua.
Isabelle en savait assez pour comprendre dans toute son étendue la foudroyante réponse de son mari. Pressant ses trois fils contre son sein maternel, elle s'agenouilla en demandant à Dieu d'avoir pitié de ses angoisses.
Cependant, les caciques chefs de tribus, rassemblés en conseil dans les ruines du temple, non loin de la tombe d'Andrès,—étonnés, immobiles, muets et saisis d'un respect profond,—ne savaient comment interpréter cette scène douloureuse.
Les peuples faisaient silence.
Alors, Léon s'avança et dit d'une voix ferme:
—Par la mémoire de Tupac Amaru, l'illustre Inca, mis à mort avec ignominie,—par la mémoire de l'aïeul de mes enfants, le glorieux Andrès, dont la tombe vient de se refermer sous vos yeux,—par le sang de mon fils aîné Gabriel, votre grand chef, écoutez-moi, peuples du Pérou! Écoutez, et veuille le Dieu tout-puissant que vous ne doutiez pas de la sincérité de mes paroles!... Andrès et moi, nous vous avons promis l'indépendance!... nous avons combattu pour votre liberté!... nous n'avons cessé de vouloir que votre gloire antique, s'élevant vers le ciel comme un immense palmier, étende ses rameaux sur tout l'empire des Incas. Ces desseins, ces vœux n'ont pas changé, ils ne changeront jamais!... Et pourtant, ici, tandis que vous criez: «—Aux armes!»—le Lion de la mer, votre ancien allié, osera vous dire: «Patience!»
Les caciques tressaillirent. Le silence ne fut point troublé. Mais, comme une étincelle électrique frappant à la fois tous les cœurs, le mot patience, les fit tous bondir.
Isabelle, tremblante, tenait Gabriel plus étroitement embrassé. Camuset armé jusqu'aux dents s'était glissé près d'elle. Maître Taillevent fit des signes mystérieux à ses camarades; mais Parawâ-Touma, la Baleine-aux-yeux-terribles ne sembla pas les comprendre.
Pour servir le Lion de la mer, n'avait-il pas dix fois laissé à la Nouvelle-Zélande son fils Hihi, Rayon-du-Soleil, tous ses autres enfants et ses femmes, au risque de ne plus trouver à son retour d'autres vestiges de sa famille que des têtes desséchées sur les palissades de quelque peuplade ennemie, secondée par les hommes de la tribu de Touté? La fille des Incas n'était à ses yeux qu'une femme dont les douleurs maternelles n'émurent point son naturel farouche. Il approuvait, il n'admirait pas, la conduite de Léo l'Atoua, chef suprême ou pour mieux dire Rangatira-Rahi de la Polynésie.
—J'ai dit: Patience, répéta Léon d'une voix ferme, mais je ne demande que huit jours pour trancher la question de paix ou de guerre.
De sourds murmures se firent entendre.
Dans tous les groupes, sur l'île, sur les radeaux, sur le rivage, les paroles de Léon, transmises de proche en proche, ne trouvaient d'autre réponse que le désir de la guerre immédiate.
—La paix! au lendemain d'une victoire!... quand nous sommes en forces, pourvus d'armes et d'argent, transportés d'enthousiasme à la seule vue de notre jeune chef, et prêts à nous précipiter comme un torrent sur nos oppresseurs!
Des cris: Vive Gabriel! s'élevèrent de toutes parts.
L'enfant couronné se redressa fièrement en souriant à ses peuples.
Isabelle, frémissante, contempla non sans orgueil l'expression des traits de son fils; ses angoisses redoublèrent.
—Lorsque, pour la première fois, j'ai combattu dans vos rangs, reprit Léon, j'étais un adolescent sans expérience. Vingt ans de combats sur terre et sur mer, vingt ans d'études et de travaux m'ont mûri sans refroidir mon cœur. J'embrassai avec amour votre cause, qui m'était étrangère; elle est mienne aujourd'hui. Ma femme est la fille de vos anciens seigneurs, et vos acclamations saluent mon propre fils. Puis-je ne pas rechercher la meilleure voie pour vous faire triompher? ou bien douteriez-vous du Lion de la mer?
—Non! non!... Vive l'époux d'Isabelle!
—Lorsque je me jetai au milieu de vous en simple aventurier, je ne jouais que ma vie; je n'avais aucune ambition élevée; je m'avançais au hasard à travers les chances de la guerre, bravant le danger sans but, sans aucun des intérêts sacrés qui me guident à présent. Nous combattions pour délivrer le marquis de Garba y Palos, pour venger Tupac Amaru et Catalina; mais aujourd'hui nous avons de plus vastes desseins. Il s'agit de fonder un empire sur les ruines des domaines de l'Espagne... Malheur aux imprudents qui bâtissent sur le sable!... Déjà maîtres de plusieurs provinces vos pères ont succombé faute d'alliances et d'auxiliaires puissants. Ces alliances, je vous les ménage; ces auxiliaires, je les donnerai à mon fils Gabriel; et sans vous épuiser en combats prématurés, vous marcherez à pas de géants vers l'avenir avec un présent meilleur. Les jours paisibles du gouvernement du marquis de Garba vont renaître, et pendant cette trêve, vous verrez avec une joie profonde la plupart de vos ennemis déserter le drapeau de l'Espagne pour épouser votre cause. Voilà ce que ma longue expérience me révèle, et c'est pourquoi, peuples du Pérou, je vous supplie, au nom de mon fils, votre seigneur, de ne point contrarier mes efforts.
Cent opinions contradictoires, bruyamment émises dans les groupes, interrompirent Léon; mais de sa voix la plus sonore, de sa voix des branle-bas de combat et de l'abordage.
—Hommes du Pérou, s'écria-t-il enfin, permettez que le conseil de vos caciques décide entre nous... Tuteur naturel de votre prince, j'aurais le droit de commander peut-être; je ne demande qu'à obéir.
Léon l'emporta. Le peuple, naturellement prédisposé en faveur d'un héros tel que lui, jura de s'en référer à l'opinion du conseil des caciques, dont la séance commença sur-le-champ.
La question posée, le Rubicon était franchi. Dans le conseil l'influence du Lion de la mer devait évidemment avoir plus de poids que dans l'innombrable assemblée des peuplades indigènes. Plusieurs caciques vieillards remplis de modération et de sagesse, avaient accueilli avec faveur l'espoir d'un dénoûment pacifique.
L'un d'eux voulut savoir ce que Léon entendait par ces futurs alliés qui viendraient, disait-il, des rangs ennemis.
Sans heurter de front les préjugés des indigènes en nommant tout d'abord les créoles, Léon parla des métis, et ajouta que leur nombre était immense dans les familles coloniales.
—La fusion s'opère dans la personne de mon fils Gabriel. Vous tolérez qu'il soit issu d'un gouverneur espagnol et fils d'un officier français. Eh bien, de même le jour approche où tous ceux des créoles qui ont dans les veines du sang indien, comme ils disent encore, se glorifieront, d'y avoir du sang péruvien, comme ils le diront; et alors vos rangs se grossiront de plus de la moitié de vos ennemis. Quelle est donc la famille créole qui ne soit un peu péruvienne?
Après de longues précautions oratoires, Léon fut bien obligé d'avouer qu'en sa qualité de corsaire français, il serait forcé de retirer aux Péruviens le concours de ses navires, puisque la paix était conclue entre la France et l'Espagne.
A ces mots, le plus impétueux des jeunes chefs se leva en s'écriant:
—Ah! ah! enfin, nous comprenons... Écoute, Lion de la mer, tu t'es servi de nous et tu nous abandonnes! tu as déployé le drapeau du Pérou et tu le fuis! tu avais épousé nos intérêts, tu divorces!... Ma colère n'ira pas jusqu'à demander ta mort... mais je te maudirai comme un allié perfide!... Va donc, sois libre... signe la paix; nous, nous ferons la guerre!...
Sans-Peur rugit de courroux.
—Qui m'appelle perfide?... qui prétend ici me faire grâce?... Eh quoi! vous ai-je jamais caché ma nation et mon origine?... Est-ce moi qui décide de la paix ou de la guerre entre la France et l'Espagne?... Voudriez-vous que les peuples civilisés eussent le droit de me traiter de pirate?...
—Notre frère a eu tort de t'insulter, dit le doyen de l'assemblée; mais ton fils nous appartient, et tu ne l'emmèneras pas.
Sans-Peur demeura calme et ferme, ce coup était prévu.
Isabelle poussa un cri de douleur.
—Serez-vous donc sans pitié pour moi? s'écria-t-elle.
—Madame, votre place est au milieu de nous.
—Isabelle, dit Sans-Peur, sois leur reine; garde nos trois enfants... je partirai seul!...
Ce ne fut pourtant pas seul que partit Léon de Roqueforte. Cent hommes déterminés l'escortaient. Les uns étaient des Quichuas de Quiron, les autres, ses marins, dont à coup sûr maître Taillevent et Parawâ, mais non l'honnête Camuset, qui avait dit:
—Capitaine, avec votre permission, je reste à la garde de M. Gabriel.
—Merci, mon brave garçon! dit Sans-Peur touché de son dévoûment.
Taillevent lui ouvrit les bras en s'écriant, selon sa promesse:
—Tu es mon matelot, Camuset, mon matelot comme Tom Lebon!
Parawâ-Touma dit enfin d'un ton majestueux:
—Léo l'Atoua est un grand chef!
Isabelle, affligée, vit son époux qui s'en allait traverser, à la tête d'une poignée de braves, un pays ennemi, où l'alarme était répandue; mais, pour consolation suprême, elle n'avait été séparée d'aucun de ses enfants.
Liména et son fils Liméno, l'excellent Camuset et la plupart des serviteurs de son aïeul, restaient avec elle. Les peuples du Pérou lui obéissaient comme à la mère de leur Inca. Or, elle était énergique à l'heure du péril et n'ignorait point l'art de commander.
Connaissant à fond les desseins de son mari, elle priait Dieu de permettre qu'il pût les accomplir.
Maître Taillevent, n'ayant plus Camuset sous ses ordres, aurait bien pu échanger ses pensées avec Parawâ, mais le cannibale n'était pas assez sensible pour comprendre ses mélancoliques regrets. Taillevent en fut donc réduit à la ressource d'un monologue qui se prolongea deux cents lieues durant, au galop, sur les versants des Cordillères et des Andes, dans les plaines, les lits des torrents, les vallées, les terres cultivées ou les déserts, sous le soleil ardent ou la pluie glacée, en dépit de quelques embuscades et d'un certain nombre d'alertes assez chaudes.
—Port-Bail! Port-Bail! ah! mon pauvre cher Port-Bail! où as-tu passé?... murmurait le vieux grognard avec la permission expresse de son capitaine. Le petit cabotage, sa bonne vieille mère, sa case, sa femme et son gars en tranquillité!... Mais ici, ma Liména et mon Liméno sont restés parmi les sauvages avec madame et nos petits messieurs. Oh! la terrible histoire! toujours du nouveau, jamais du repos, des branle-bas en pleine terre, comme si ça manquait au large. Le chamberdement du chavirement à faire trembler les volailles à pattes jaunes!
L'escadron de Sans-Peur, presque d'une seule traite, fit quelques centaines de kilomètres au grand dam des chevaux, dont un bon tiers demeura en chemin. La charge des autres en fut augmentée d'autant. Ils étaient tous poussifs et bons à écorcher quand on aperçut au loin, dans la plaine, les clochers de la ville de Lima, et au large les mâts chargés de toile de la division française.
Le soleil se levait.
—En croisière, dehors! dit Léon; le vice-roi aurait-il donc repoussé mes propositions?
—Ce n'est pas tout que de voir nos navires, fit Taillevent, nous ne sommes point ce qui s'appelle à bord.
—Pied à terre!... dispersons-nous!... commanda Sans-Peur. Et à nuit tombante, rendez-vous général sur la place Majeure.
Les harnais furent empilés dans le premier trou venu; on les recouvrit de terre, de branchages et de feuilles. Quelques gauchos conduisirent les bêtes à l'abattoir, où ils les oublièrent pour aller boire au cabaret voisin.
Enveloppé dans un poncho qui cachait sa face tatouée, Parawâ suivit Léon et Taillevent jusqu'à la demeure de l'agent secret que le cacique Andrès n'avait cessé d'entretenir au centre du gouvernement espagnol.
XXXVII
L'OPINION PUBLIQUE A LIMA.
La défiance de la police liménienne,—fort affairée d'ailleurs,—ne pouvait guère être éveillée par l'arrivée d'une centaine d'hommes vêtus comme les campagnards des environs et entrés dans la ville pêle-mêle avec ceux qui approvisionnaient le marché.—Ce n'était point aux portes de terre qu'on veillait, mais bien à celle qui conduit au Callao.
L'opiniâtre croisière des trois navires français, louvoyant bord sur bord devant les passes, défrayait toutes les conversations.
A midi, le vice-roi fut officiellement informé qu'une barque de pêcheurs, trompant la surveillance des chaloupes gardes-côtes, avait gagné le large et abordé la frégate française.
Son Excellence poussa un juron de la gorge. Une estafette alla porter sur-le-champ quinze jours d'arrêts forcés à tous les gardes-marines de service.
A deux heures, le vice-roi reçut un rapport du commandant de la citadelle du Callao, l'avisant que les corsaires se rapprochaient audacieusement, que les canonniers des forts étaient à leurs postes et qu'on s'attendait à une attaque.
Son Excellence jura plus fort en frappant du pied et donna charitablement à tous les diables les insupportables navires qui, depuis quelques jours, l'empêchaient de prendre aucun repos.
A trois heures, le vice-roi fut averti que les Français, en panne devant les passes, déployaient à leurs mâts des pavillons de toutes les couleurs et paraissaient faire des signaux.
—A qui?... demonio de la damnacion! hurla Son Excellence, qui manda son secrétaire de police, l'accabla de reproches et n'en fut pas plus avancée.
A quatre heures, la sieste du vice-roi fut troublée par la nouvelle que les Français mettaient leurs chaloupes à la mer. On craignait un débarquement, et l'on supposait que l'ennemi avait des intelligences dans la place.
Son Excellence tonna, jura pis qu'un possédé, mit sous les armes toutes ses troupes, infanterie et cavalerie, les harassa par des ordres et des contre-ordres sans fin, mais en fut pour ses dispositions militaires, car les Français se bornèrent à garder à la remorque toutes leurs grosses embarcations.
Des dépêches de l'intérieur achevèrent d'exaspérer le vice-roi:
«Tous les villages indiens étaient abandonnés par leurs habitants, qui s'en allaient, caciques en tête, se grouper sous les ordres du Lion de la mer!...
«Sur les flancs del Fondo, une troupe de cavaliers, commandée par le Lion de la mer, avait passé sur le corps à un escadron de chasseurs royaux.
«Dans la vallée de la Pinta, l'on avait vu courant au triple galop une bande de gauchos servant d'escorte au terrible Lion de la mer.»
Le gouverneur de la prison où était enfermé don Ramon se présenta chez le vice-roi. On venait de saisir entre les mains du prisonnier un document signé par le Lion de la mer.—C'était la copie de la note adressée au vice-roi lui-même.
Le secrétaire de la police entra et dit que cent copies de la même note circulaient dans Lima, que tous les conseillers royaux venaient d'en recevoir une, et que dans les cafés et autres lieux publics on se permettait de discuter hautement les mesures prises par Son Excellence.
Son Éminence le cardinal-archevêque descendit de carrosse à la porte du palais du vice-roi et, accompagnée des principaux membres de son clergé, annonça qu'elle venait de recevoir la nouvelle d'un pronunciamiento en faveur des Français. Tous les fidèles se proposaient de venir processionnellement demander qu'on fît la paix avec eux.
—Mais, monseigneur, d'où vient l'intérêt subit que l'on porte à ces bandits? s'écria le vice-roi [NT1-6].
L'archevêque dit que la victoire des corsaires sur les Anglais hérétiques avait rempli de joie tous les couvents. Mais il n'ajouta point que les frères, secrètement menacés de pillage et d'incendie, se souciaient fort peu de courir les dangers de l'expérience.
Un mois auparavant, lorsque la Firefly entra au Callao, tout le monde voulait qu'on agréât son concours pour exterminer l'exécrable pirate et cannibale se disant le Lion de la mer;—tout le monde, à présent, semblait vouloir qu'on l'accueillît en ami.—A la vérité, la double victoire de Quiron était connue.—Un officier irlandais, M. Roboam Owen, débarquant de la Lionne, en avait fait connaître les détails, et la réputation de Sans-Peur le Corsaire terrifiait la population. En outre, une liste des prisonniers retenus à bord circulait par la ville, et toutes les familles intéressées à leur délivrance demandaient qu'on traitât avec l'honorable comte de Roqueforte.
Au nom des dames de Lima, la vice-reine fit prier son illustre époux d'envoyer au comte Léon et aux principaux officiers de la division française un sauf-conduit avec une invitation pour le bal qui devait avoir lieu, le soir même, au palais du gouvernement.
—Poignard et potence! peste et famine! trombe et volcan d'enfer! s'écria le vice-roi crispé de fureur. Ma femme elle-même s'en mêle!... Eh bien! non! cent fois non!... mille fois non!... Je ne faiblirai point! je ne pactiserai jamais avec ce monstre!...
Sur quoi le petit bossu bronzé qui servait de bouffon à Son Excellence partit d'un éclat de rire moqueur en disant:
—Monseigneur sait-il l'histoire de cet ivrogne qui jurait de ne jamais boire d'eau, et qui, le lendemain, en paya un seul verre au prix d'une once d'or?
—Le fouet à ce drôle! s'écria le vice-roi.
Le nain, fort peu intimidé, sortit en haussant les épaules, et Son Excellence, laissée à ses réflexions, reprit avec colère:
—Mais enfin, ce démon maudit ne peut être partout à la fois: aux bords du grand lac, en croisière devant Callao, dans la plaine, sur la montagne et jusque dans ma bonne ville de Lima!
Ceci était la version fantaisiste du barbier de monseigneur, qui fit, en la recueillant, un mouvement tellement brusque, qu'un morceau de taffetas d'Angleterre, taillé en croissant, figurait maintenant en guise de mouche au beau milieu de son menton.
Le bal faillit être décommandé.
Mais en de pareilles conjonctures, les hâbleurs n'auraient pas manqué de dire que Son Excellence, intimidée par les menaces des Français, n'osait plus même recevoir.
Le bal eut lieu.—Et tout d'abord, les belles Liméniennes s'empressèrent de demander à leur vice-reine si l'on y verrait le célèbre commandant de la division française, sa femme, l'illustre fille des Incas, et messieurs ses officiers.
—Hélas, non! mesdames, répondit-elle; mon mari n'a jamais voulu me permettre de leur adresser notre invitation.
XXXVIII
ENTRÉE AU BAL.
Une rumeur générale interrompit la vice-reine et fit tressaillir le vice-roi, car l'huissier annonçait:
—Son Excellence le comte de Roqueforte, Lion de la mer.
—Son Excellence le marquis de Garba y Palos.
—Sa Seigneurie la Baleine-aux-yeux-terribles.
—Sa Grâce maître Taillevent.
Le vice-roi bondit, pâlit, étrangla vingt jurons gutturaux d'origine arabe et finit par devenir cramoisi comme un homard. En même temps il se précipita vers Léon de Roqueforte, qui s'inclinait respectueusement devant la vice-reine.
—Madame, lui disait-il, j'ai su de source certaine que Votre Très Gracieuse Excellence avait daigné penser à inviter son très humble serviteur à la fête de ce soir, et ses aimables intentions m'ont enhardi au point que j'ose me présenter devant elle avec mon noble beau-frère don Ramon, marquis de Garba y Palos, fils de l'ancien gouverneur de Cuzco, et deux de mes plus vaillants compagnons d'armes: Sa Seigneurie Parawâ-Touma, rangatira para parao, ou, pour parler en bon espagnol, Baleine-aux-yeux-terribles, prince souverain, grand chef ou cacique de la baie des Iles, à la Nouvelle-Zélande, et Sa Seigneurie Taillevent de Port-Bail, mon meilleur ami. Ai-je été trop audacieux, madame la vice-reine, et puis-je espérer que Votre Excellence agréera notre présence dans ses salons?
Enchantée de faire pièce à son mari, dont les yeux roulaient dans leurs orbites de manière à méduser Parawâ-Touma en personne, la vice-reine répondit par une approbation charmante.
La fureur rendait le vice-roi muet. Des sons rauques se pressaient dans sa gorge, il passait du cramoisi au pourpre, du pourpre au violet et du violet au bleu. Ses veines se gonflaient, et, sans contredit, il aurait étouffé sur place, sans un bienheureux verre d'eau que son bouffon lui offrit à point.
—Monseigneur, lui disait Léon avec courtoisie, madame la vice-reine daignant nous admettre à son bal, nous nous félicitons de pouvoir y présenter nos hommages à Votre Excellence!... Fête charmante!... On ne m'avait pas assez vanté la grâce et la beauté des dames de Lima! Leurs éloges, qui retentissent sur toutes les mers, ne peuvent approcher de la réalité. On nous parlait de fleurs, de perles, de diamants; que ces comparaisons sont faibles, monseigneur, dès qu'il s'agit des adorables Liméniennes!... Mes compliments sur votre palais!... L'avenue du côté de Callao est superbe, elle donne bien l'idée d'une capitale et rappelle nos Champs Élysées de Paris... Votre Excellence serait-elle allée à Paris, monseigneur?
Monseigneur avait bu, monseigneur respirait; ses yeux reprenaient forme humaine; ses traits exprimèrent un étonnement encore plus grand que son courroux; la voix lui revint.
Léon de Roqueforte portait l'uniforme de capitaine de frégate, les épaulettes et les broderies éclatantes auxquelles lui donnait droit une ordonnance royale. La croix de Saint-Louis brillait sur sa poitrine auprès de quelques décorations en diamants de formes inconnues, l'une imitant un lion, la seconde un condor, une troisième dessinant un palmier, une autre un poisson volant,—toutes représentant son emblème dans tel ou tel des archipels polynésiens où l'on reconnaissait son autorité. Il avait alors environ trente-huit ans et paraissait plus jeune. Sa belle tête, qui avait quelque chose de léonin, était encadrée par une chevelure blonde et soyeuse qui se déroulait sur ses épaules. Son cou était découvert à la matelote. Son frac déboutonné laissait voir un gilet blanc à lisérés d'or, sur lequel s'agrafait le ceinturon d'une légère épée de bal à fourreau de satin.
Don Ramon, en costume de cour, brun, pâle, aux traits aquilins, aux yeux noirs, caves et rougis par les insomnies du cachot, n'avait de même qu'une épée de bal.
Mais Taillevent et Parawâ étaient mieux armés.
Le maître, en grande tenue de haute fantaisie corsairienne, habit, veste et culotte galonnés d'or à profusion, portait ostensiblement une paire de pistolets d'abordage et un sabre de cavalerie. Il cachait en outre, dans les plis de sa ceinture rouge, un biscaïen estropé au bout d'une corde, arme terrible aux mains d'un vaillant matelot.
Parawâ-Touma, équipé en Rangatira de rang supérieur, s'appuyait sur son méré de pierre dure, couleur d'émeraude, sorte de hachoir à deux tranchants qu'il savait manier avec une effroyable adresse. Il devait, à la fréquentation des Européens et aux mœurs maritimes, des habitudes de propreté fort rares parmi ses compatriotes. Celui de ses deux pagnes de formium qui, fixé au milieu de son corps par une ceinture, descendait sur ses genoux, était d'une blancheur éblouissante. L'autre, bariolé de noir et de rouge, était noué autour de son cou et tombait de ses épaules sur ses talons. Un collier de dents de requin, de longs pendants d'oreilles, une figurine de jade vert suspendue sur sa poitrine, et plusieurs bracelets de métal complétaient sa parure. Sa chevelure noire, dure, mais peignée avec le plus grand soin, formait comme un cadre d'ébène au blason de sa face tatouée. Blason est ici le mot propre et correspond exactement au terme moko, qui est à la Nouvelle-Zélande le nom des hiéroglyphes honorifiques gravés sur le visage des hommes de haut rang.—Parawâ-Touma, par sa valeur, avait conquis tous ses mokos. Pas un point de sa figure n'était à l'état naturel: son nez, ses joues, son front, et jusqu'à ses tempes étaient couverts d'ornements dessinés avec une symétrie, une finesse et une élégance qui constituent un art fort estimé en son pays.
Si le Lion de la mer séduisit de prime abord toutes les dames et plut à la majorité des cavaliers réunis chez le vice-roi, Parawâ-Touma inspira le sentiment opposé; mais la curiosité l'emporta bientôt, et l'on sut presque gré au commandant français d'avoir introduit dans l'assemblée son sauvage compagnon.
—Sur mon âme, seigneur comte, vous êtes bien audacieux, et vous, seigneur marquis, vous êtes bien imprudent! dit enfin le vice-roi.
—Audacieux, moi! répliqua Léon d'un ton gai, rien de plus certain, et que Votre Excellence me permette d'ajouter, rien de plus rebattu, car ce ne peut guère être pour ma timidité que les Péruviens m'ont surnommé le Lion de la mer, et les Français, Sans-Peur le Corsaire. Mais l'imprudence de mon très cher beau-frère le marquis de Garba y Palos me paraît moins prouvée. Il s'ennuyait au cachot, il vient se distraire au bal; sans être docteur en médecine, je suis sûr, et toutes ces dames partageront mon avis, que sa précieuse santé s'en ressentira favorablement.
Derrière tous les éventails on riait.
Taillevent et Parawâ s'étaient postés près d'une fenêtre ouverte; ils disposaient, pour échanger leurs pensées, de l'harmonieux dialecte néo-zélandais.
Sur la place Majeure, au delà des équipages, allaient et venaient parmi la foule des hommes drapés dans le poncho péruvien.
—Ils nous voient! dit Taillevent.
—Et nous les voyons! répondit Parawâ.
—Où as-tu mis la longue corde? demanda le maître.
—Sous mon pagne de derrière, répliqua le Néo-Zélandais.
—Ouvrons l'œil!... ouvrons les oreilles!...
—Chien de quart, tout de même! continua Taillevent en monologue. Encore une invention satanée de mon capitaine, que ce bal!... Ah! Camuset, mon matelot, si tu étais ici, tu t'amuserais tout de même. Vous en a-t-il de l'aplomb, de l'idée, et sans gêne... sans gêne, au lieu que moi... Baste! Qu'est-ce que je me dis donc? Quand on a palabré avec le roi Louis XVI dans son cabinet, les coudes sur la table, on peut bien être à son aise chez un vice-roi de colonie...
Taillevent se fourra dans la bouche une énorme chique de tabac.
—Eh! eh! mais... ça se gâte, m'est avis, dit-il bientôt en néo-zélandais. Veillons au grain, Parawâ.
Le vice-roi voulait des explications, Léon lui avait dit en souriant:
—De grâce, monseigneur, laissons là les choses sérieuses. Le silence de l'orchestre finira par attrister ces dames... Je serais ravi de danser une valse...
—Mort de mon âme!... me prenez-vous pour un pantin de carton? interrompit le vice-roi. Au nom de Sa Majesté Catholique, à moi, mes officiers!...
Don Ramon porta la main à la garde de son épée, mais Sans-Peur, avec une parfaite courtoisie, se tournait vers la vice-reine:
—Mille pardons, madame, disait-il, vous me voyez au désespoir; je suis bien malgré moi un affreux trouble-fête, et j'en adresse mes humbles excuses à toutes vos aimables invitées.
—Assez de pasquinades!... qu'on arrête ces hommes! s'écriait le vice-roi.
Les officiers espagnols tirèrent leurs épées.
XXXIX
VIVE LA PAIX!
Depuis le départ de Bayonne, hommes et navires s'étaient renouvelés plusieurs fois sous les ordres de Sans-Peur le Corsaire, dont la plus saillante qualité fut toujours le talent avec lequel il se créait des ressources. Un assez faible noyau de son équipage primitif et quelques officiers seulement restaient attachés à sa fortune.
Parmi ces derniers, se trouvaient Émile Féraux, qui montait la frégate la Lionne: Bédarieux, capitaine de la corvette le Lion, et le pilotin à qui l'Unicorn était confié.
A l'ouvert du Callao, Émile Féraux, commandant en chef par intérim, hissa pavillon parlementaire, mais ne reçut point de réponse. Le cas était prévu par les instructions de Sans-Peur. On s'y conforma.
Le premier caboteur du pays qui parut gouvernant sur le port, fut chassé, pris et chargé des dépêches à l'adresse du vice-roi,—dépêches adressées par terre, d'autre part, à l'agent secret résidant à Lima.
Or, au moment de relâcher le caboteur trop heureux d'en être quitte à si bon compte, Émile Féraux fit appeler le lieutenant Roboam Owen et son camarade Wilson. Il leur laissait le choix de rester à bord ou de débarquer, mais au second cas, sous la condition d'honneur qu'ils ne révéleraient point aux Espagnols l'absence de Léon de Roqueforte.
Les deux officiers anglais, ayant opté pour leur débarquement, furent invités au bal du vice-roi, où, à la vue du Lion de la mer, ils tinrent une conduite fort différente.
Esprit droit, cœur loyal et reconnaissant, Roboam Owen s'avança la main ouverte. Sans-Peur la lui serra cordialement et la plaça dans celle de don Ramon, qui s'excusa de ses torts avec la plus chaleureuse courtoisie.
Le capitaine Wilson salua comme à regret, ce qui n'échappa point aux regards de Sans-Peur.
—Ingrat!... c'est bien!... tant pis pour lui! pensa le corsaire, trop occupé d'ailleurs pour lui donner sur-le-champ une leçon méritée.
Lorsque, par l'ordre du vice-roi, les Espagnols tirèrent leurs épées, Roboam Owen se précipita entre eux et Léon de Roqueforte. Wilson demeura neutre.
Le lieutenant Owen disait à haute voix:
—Pas de violences, monseigneur!... De grâce, messieurs les Espagnols, point de combat!... Le comte de Roqueforte est l'ennemi de ma nation; deux fois il m'a fait prisonnier de guerre, deux fois il s'est noblement comporté à mon égard. Je ne crains point de jurer devant Dieu que sa vie entière est irréprochable!...
—Oh! oh!... sa vie entière... ceci est beaucoup, osa dire le capitaine Wilson, imbu de tous les préjugés britanniques et qui péchait surtout par un jugement faux.
Cependant, Sans-Peur avait empêché don Ramon de tirer l'épée; mais il ne put empêcher Taillevent ni Parawâ, postés à quelques pas derrière lui, de se mettre sur une menaçante défensive.
Le maître d'équipage arma ses deux pistolets; le Néo-Zélandais brandit sa massue tranchante.
Les dames, terrifiées, poussaient des cris et voulaient fuir.
Sans-Peur se :nouʇəɐɹɹ[NT2]
—Du calme, mes amis! dit-il à ses compagnons. Oubliez vous donc que nous sommes au bal avec l'agrément de madame la vice-reine?
Puis, s'adressant aux Liméniennes, chez qui la curiosité l'emportait déjà sur la peur:
—Rassurez-vous, mesdames, je vous en supplie. Il n'y a qu'un petit malentendu entre Son Excellence et moi. Prenez donc la peine de vous rasseoir. Monseigneur s'irrite de n'avoir pas d'explications, il voudrait me faire arrêter pour en obtenir, et il vous met en fuite!... Je ne me pardonnerais jamais de vous avoir privées d'un plaisir! La galanterie m'oblige à donner toutes les explications qu'on voudra. Ce sera peut-être un peu long, Vos Grâces daigneront me le pardonner; je tâcherai au moins de n'être pas trop ennuyeux, et notre cher bal, je vous le promets, finira le mieux du monde.
Tout cela fut dit avec une aisance admirable, d'un ton simple et conciliant qui plut aux officiers espagnols eux-mêmes.
—Voyons! monsieur le corsaire, voyons! expliquez-vous, dit le vice-roi.
Wilson haussa les épaules; Sans-Peur lui lança un regard de mépris; puis, avec un sourire:
—Je veux la paix, j'apporte la paix. La France et l'Espagne sont non-seulement en paix, mais étroitement alliées, et lorsqu'en Europe elles combattent ensemble contre les ennemis communs, nous continuerions ici à nous faire la guerre!... Non, non! je tiens trop à la paix; aussi me suis-je bien gardé de croiser l'épée avec celle de ces messieurs. Ils ont déjà pu voir à ma seule attitude combien mes intentions sont pacifiques.
Léon de Roqueforte, à ces mots, s'assit en face de la vice-reine.
—Son Excellence vient de me donner le nom de corsaire, je l'en remercie. Elle reconnaît donc que l'honorable lieutenant Owen a dit la vérité en me défendant contre la méchante qualification de pirate. Comme corsaire français, je n'attaque jamais que les ennemis de la France. Seulement, quand on m'attaque, moi, quand on me menace, je ne fais pas toujours comme ce soir, et mon épée sort volontiers du fourreau. C'est ainsi que naguère, à Quiron, j'ai eu la douleur de me battre contre les troupes de Son Excellence, à qui je rendrai mes prisonniers dès demain, si elle veut bien y consentir.
—Elle y consentira, nous l'espérons toutes, dit la vice-reine.
—Madame! interrompit son époux avec aigreur; je consens... je consens...—et c'est déjà beaucoup trop!...—à écouter monsieur le comte!...
Le titre de comte, publiquement accordé à l'homme que monseigneur n'avait cessé de traiter de forban, était une concession évidente. Léon salua et poursuivit:
—Quand je fais la guerre, je la fais de mon mieux. Quand je veux la paix, je la veux bien; monsieur le marquis de Garba y Palos, mon noble beau-frère ici présent, pourrait l'attester. Il pourrait vous raconter, mesdames, comment il m'accueillit lorsque j'allai lui demander la main de sa sœur. Il était au milieu d'un peloton de miquelets qui me mirent en joue; il me traitait, lui aussi, de pirate; il m'insultait gravement, mais je voulais la paix, et mieux que la paix,—mon cœur était plein de sympathies chaleureuses,—je fus calme, et don Ramon finit par m'écouter. Le soir même, j'étais l'époux de votre digne compatriote, Isabelle la Péruvienne, dont je m'épris, mesdames, dans votre ville, à Lima, en la voyant traverser cette place...
Léon montrait la place Majeure; les Liméniennes, intéressées par son récit, souriaient sous leurs éventails.
—... Cette place, où à l'instant où je parle, monseigneur le vice-roi, d'innombrables amis attendent mes ordres.
A ces mots, Léon se leva et fit un signe de la main. Une fusée rougeâtre sillonna les airs.
—Regardez bien, regardez! dit-il. Une autre fusée semblable va répondre à mon signal... La voyez-vous dans le lointain, à gauche?... Mes officiers savent maintenant que je suis au bal chez Son Excellence, et que j'espère fermement l'amener à conclure la paix.
Wilson causait depuis quelques instants avec un colonel espagnol, qui, ayant été fort bien reçu à bord de la Firefly, partageait la haine des Anglais pour Sans-Peur le forban.
—Qu'est-ce qui nous prouve que cet homme dit la vérité? s'écria le colonel. Faites cerner la place, monseigneur!...
—Prenez garde, messieurs, à ce que vous allez tenter, interrompit Léon en se croisant les bras sur la poitrine.—Mais vous, mesdames, n'essayez pas de sortir. Vous n'êtes en sûreté que dans ce palais.—Ah! l'on doute de moi!... Je veux la paix, je la veux avec la population de cette ville et le Pérou tout entier! mais je suis prêt à la guerre, sur terre et sur mer!
Léon prononça quelques mots d'une langue inconnue. Parawâ leva perpendiculairement son méré casse-tête. Deux flammes bleues parurent dans les airs.
—Écoutez! écoutez maintenant.—Trois coups de canon vont retentir au large.
Les trois coups de canon furent distinctement entendus.
—Ma division s'avance en branle-bas de combat; dans une demi-heure, elle sera devant le fort de Callao.
—Cet impudent étranger sera-t-il supporté ici plus longtemps? interrompit avec violence le colonel espagnol.
Un excentrique Anglais serait fier du sang-froid que déploya Léon de Roqueforte. Il regarda son interrupteur d'un air dédaigneux, et demanda curieusement le nom de ce colonel mal élevé.
—Il s'appelle Garron y Quizâ, lui répondit-on.
—Eh bien, monseigneur le vice-roi, je prierais volontiers Votre Excellence d'accorder au colonel Garron y Quizâ le droit de conclure la paix, tant je suis sûr que tout finirait au mieux.
—Par la sainte croix! vos partisans seraient bientôt en poussière! s'écria le colonel.
—Parlez vous sérieusement, monsieur le comte? demanda le vice-roi devenu fort soucieux.
Ses idées se modifiaient singulièrement depuis que le corsaire parlait et agissait en sa présence. Après avoir tenu tête avec une opiniâtreté systématique à toutes les autorités de la ville, le vice-roi ne voulait point reculer, mais il se sentait dans son tort à tous les points de vue. Un faux-fuyant s'offrait a lui;—il s'en saisit d'autant plus volontiers que le colonel venait, par deux fois, de s'exprimer avec insolence.
—Monseigneur, répondit Léon, je parle sérieusement, très sérieusement, foi de gentilhomme français. Je ne vous demande plus la paix, maintenant; je vous prie d'accorder vos pleins pouvoirs au colonel Garron y Quizâ. Ce sera fort gai, mesdames...
Le colonel rougit, pâlit, et s'avança menaçant.
—Monsieur! dit le vice-roi, vous avez ici même blâmé ma modération; eh bien, pour vous en punir, je vous ordonne de traiter avec M. le comte de Roqueforte.
—J'ai l'honneur de vous entendre, monseigneur, mais ai-je bien vos pleins pouvoirs? Ai-je le commandement de vos forces de terre et de mer, le droit de vie et de mort?...
—C'est ainsi que je fais ma demande, monseigneur, ajouta Sans-Peur le Corsaire; je supplie Votre Excellence de se décharger pour quelques heures de toute sa responsabilité, mais de vouloir bien ensuite ratifier les décisions du pétulant colonel Garron y Quizâ.
—Accordez! accordez! dit la vice-reine.
—Accordez, monseigneur! ajoutèrent toutes les dames.
—J'abdique donc pour trois heures, c'est-à-dire jusqu'à minuit, dit le vice-roi, et je veux que l'on obéisse au colonel Garron y Quizâ comme à ma propre personne.
Sans-Peur, qui s'était avancé vers la vice-reine, disait en même temps:
—Si Votre gracieuse Excellence daigne le permettre, madame, mes jeunes officiers finiront leur soirée au bal.
—De grand cœur, monsieur le comte.
Un signe imperceptible du corsaire fut suivi d'un coup de sifflet aigu de Taillevent. Dix fusées de diverses couleurs serpentèrent dans le ciel bleu.—Une bordée entière leur répondit du large.
—A moi, messieurs!... En haut la garde!... criait le colonel l'épée à la main.
Les officiers espagnols, cette fois, ne se laissèrent pas arrêter par Roboam Owen; ils fondaient sur Sans-Peur le Corsaire. La garde pénétrait dans le salon du vice-roi. De nouveaux cris d'effroi retentirent.
Mais tout à coup, comme à miracle, les cinq principaux acteurs de cette scène violente disparurent par la fenêtre au milieu d'un immense éclat de rire dont le vice-roi prit sa part.
Taillevent et Parawâ s'étaient baissés. Le colonel fut escamoté comme une muscade, tandis que Sans-Peur et don Ramon passaient du balcon sur l'impériale d'un carrosse. Le carrosse partit au grand galop; toutes les voitures des belles invitées le suivaient.
—Dansez, mesdames, dansez jusqu'à notre retour!... Vive la paix! criait Sans-Peur.
—Vive la paix! répéta la populace.
—Où vont tous ces carrosses? demandait-on.
—Ils vont au Callao chercher les danseurs de la division française.
La vice-reine fit un signe à son orchestre; le bal commença. Son Excellence le vice-roi était d'une gaîté folâtre. Trop heureux d'avoir échappé au ridicule d'être enlevé de chez lui par la fenêtre, monseigneur trouvait ravissant le joli tour du corsaire.
—Ce pauvre colonel! disait-il, quelle drôle de mine il doit faire dans son carrosse entre M. le comte et Sa Seigneurie la Baleine-aux-yeux-terribles!...
Au coup de sifflet de Taillevent, les cent compagnons du Lion de la mer s'étaient emparés de toutes les voitures à la fois et les cris répétés de Vive la paix! étouffant ceux des cochers, le cortège se mit en route sans obstacles.
Le colonel Garron y Quizâ, garrotté et bâillonné, fut obligé, deux lieues durant, d'écouter Sans-Peur le Corsaire, dont les arguments péremptoires le décidèrent bon gré mal gré.
Le commandant du Callao reçut avis que la paix était faite.
La division française mouilla en rade.
Les jeunes officiers des trois navires,—déjà en costume de bal, selon l'ordre qu'ils en avaient reçu à midi par une barque de pêcheurs,—trouvèrent sur le quai plus de vingt voitures dans lesquelles il y eut également place pour les officiers de chasseurs faits prisonniers à la bataille de Quiron.
Le colonel plénipotentiaire occupait seul le dernier carrosse.—A bord de la Lionne, il avait signé non-seulement la paix, mais encore toutes les conditions exigées par Sans-Peur, et entre autres la nomination de don Ramon au gouvernement de Cuzco.—Il se garda de reparaître au bal; mais désespéré d'être voué à la dérision publique, il voulut se réhabiliter par un duel, s'en prit au capitaine Wilson, son malencontreux conseiller, et mourut d'une balle reçue en pleine poitrine.
Quant au capitaine anglais, immédiatement après le duel, le vice-roi le fit incarcérer dans la même prison d'où quelques onces d'or bien employées avaient fait sortir le futur gouverneur de Cuzco. Personne n'employa pour sa délivrance la clef de fer ni la clef d'or. Seulement, Roboam Owen, en partant pour l'Europe avec un sauf-conduit, lui promit de faire demander son échange à la cour d'Espagne,—car sa qualité de duelliste trop heureux n'empêchait point le capitaine Wilson d'être prisonnier de guerre.
En lettres roses comme l'aurore, l'histoire constate que le bal qui se prolongea jusqu'au jour chez Son Excellence le vice-roi du Pérou, est le plus charmant dont mesdames les Liméniennes aient gardé souvenance. Il s'appelle le bal de la paix.—De nos jours, les grand'mères en parlent encore.
XL
ESQUISSE A GRANDS TRAITS.
Huit jours durant, le Lion de la mer fut le lion de Lima et du Callao.—On illumina en son honneur. Le vice-roi ne jurait plus que par lui et par don Ramon, marquis de Garba y Palos, à qui était réservée la mission de pacifier l'intérieur.
Sous l'escorte des gauchos de Quiron, le frère d'Isabelle alla prendre possession de son gouvernement, qu'il occupa jusqu'en 1808,—époque à laquelle une politique maladroite fit remplacer par la métropole tous les hauts fonctionnaires du Pérou.
Une seconde trêve de sept ans succéda ainsi aux troubles qui n'avaient guère cessé depuis la retraite de l'époux de Catalina. Durant ces sept années, Gabriel grandit sous les yeux des caciques, non sans prendre quelquefois la mer à bord des navires de son père. Mais, par une convention tacite, le fils des Incas ne s'embarqua jamais en même temps que sa mère et ses deux frères jumeaux.—Ainsi, des gages vivants de l'alliance secrète du Lion de la mer avec les indigènes péruviens, demeurèrent toujours au milieu d'eux.
Soumis à un régime doux et juste, patients, discrets et certains d'être noblement secourus dès que l'Espagne changerait de conduite à leur égard, les chefs les plus éclairés approuvaient hautement la sagesse d'Isabelle et de son époux.
Gabriel, salué du titre de Condor-Kanki, était élevé dans le palais du gouverneur espagnol, mais il n'y vivait point en prisonnier. Au retour de ses campagnes de mer, entreprises du consentement des caciques, son oncle ne mettait aucun obstacle à ses excursions chez les diverses tribus de la plaine et des montagnes.
Don Ramon tolérait qu'on l'y reçût comme le dernier héritier de la race seigneuriale. Et nul doute que l'Espagne n'eût fini par conquérir l'amour des peuples indigènes, si, après le deuxième marquis de Garba y Palos, Gabriel de Roqueforte eût été successivement appelé au gouvernement de Cuzco et à la vice-royauté du Pérou.
Mais il n'en fut pas ainsi.—Don Ramon, brusquement destitué, fut rappelé en Europe et obéit en fidèle sujet espagnol.
La guerre éclatait de nouveau entre l'Espagne et la France.—Tout d'abord, dans les possessions d'outre-mer, au Mexique, à la Nouvelle-Grenade, à Buenos-Ayres, au Chili, au Pérou, les créoles se prononcèrent pour Ferdinand VII contre l'empereur Napoléon; mais bientôt, selon les prévisions du Lion de la mer, la grande insurrection de l'indépendance domina tous les mouvements politiques. Lasse du joug séculaire de l'Espagne, l'Amérique méridionale se soulevait tout entière.
L'heure de la délivrance avait sonné.
Napoléon, en franchissant les Pyrénées, donna au nouveau monde le signal de la liberté.
Cependant l'Océanie avait revu son infatigable champion.
Les années de trêve qui ouvraient enfin au Lion de la mer tous les ports du Pérou furent glorieusement remplies.
Les ruses cruelles de Pottle Trichenpot retombèrent sur ses complices; mais, hélas! l'adroit coquin parvint toujours à s'échapper.
Aux îles Marquises, où il avait fait merveilles avec les franges d'or du Lion de la mer, ce ne fut qu'après de sanglants combats que son influence put être détruite.
Il venait de s'évader en pirogue, lorsque les Nouka-Hiviens, consternés, reconnurent qu'ils avaient été ses dupes.—Une alliance solennelle fut jurée alors. Léon, proclamé de nouveau chef des chefs, laissa un agent fidèle à Nouka-Hiva, et poursuivit sa course.
A Taïti, commençait la guerre fameuse connue dans les annales de l'archipel sous le nom de Tamaï rahi ia Arahou-Raïa, c'est-à-dire la grande guerre de Arahou-Raïa.—Sans-Peur prit nécessairement fait et cause pour ceux des indigènes que les relations anglaises traitent de rebelles et d'insurgés.
Depuis longtemps déjà il secondait et protégeait très efficacement plusieurs prêtres catholiques français émigrés ou patriotes péruviens, qu'il avait déposés dans le petit archipel de Manga-Reva.
Ce fut le premier point occupé par des missionnaires catholiques.
Parawâ n'ouvrit pas de trop grands yeux.—Au Pérou, il avait souvent assisté à la messe, et l'aumônier de Quiron, conformément aux instructions de Léon de Roqueforte, n'avait cessé de lui prêcher des croyances que l'on concilia tant bien que mal avec les traditions de son peuple, sur les mystères de la sainte Trinité, sur l'immortalité de l'âme, les interdictions sacrées telles que le tabou et le rachat des péchés par la pénitence.
Taillevent, Camuset et les jeunes lionceaux de la mer tenaient semblable langage.
L'influence du catholicisme devait dans l'Océanie entière être opposée à celle du mercantilisme biblique des missionnaires anglicans et à leurs actes despotiques.
Le roi Pomaré II avait embrassé le parti anglais.
Son ministre Tanta, le guerrier le plus redouté de tout l'archipel, valeureux compagnon du Lion de la mer, découvrant le premier que les franges d'or ont été dérobées par Pottle Trichenpot, proteste et se retire dans les montagnes. Une faction puissante, fidèle aux grandes traditions d'indépendance, se rallie sous la bannière libératrice de Léo l'Atoua.
A l'instigation de Pottle Trichenpot, Pomaré II attaque Tanta et ses partisans.—Or, chose bien remarquable, constatée par les écrivains anglais eux-mêmes, et qui prouve bien que la lutte fut politique et non religieuse,—le grand prêtre du dieu Oro était du même parti que les missionnaires protestants, et fut un des plus ardents instigateurs de la guerre civile. On ne peut dire conséquemment qu'elle fut allumée entre les chrétiens et les idolâtres. Loin de là, Pomaré II, ayant tout d'abord obtenu par surprise un succès sanglant, des sacrifices humains eurent lieu sur les autels du dieu Oro.
Tanta eut soin de faire annoncer dans tout l'archipel que de telles exécutions étaient en abomination devant Léo l'Atoua, esprit supérieur, seul vraiment chrétien, car il avait toujours interdit le cannibalisme et les holocaustes de prisonniers.
A peine cette proclamation était-elle répandue dans les îles de la Société, que la division française parut.—Pomaré II, chassé de Taïti, se retira dans l'île de Huahiné. Les indigènes de plusieurs autres îles embrassèrent avec transport la cause de Tanta et du Lion de la mer.
Les missionnaires anglicans se réfugient à bord du navire la Persévérance. Mais tandis qu'à la tête des équipages de la Lionne et de l'Unicorn Léon de Roqueforte combat en terre ferme, le Lion, chargé d'appuyer la chasse aux fugitifs, s'échoue sur un banc de coraux.
La Persévérance, emportant Pottle Trichenpot, fait voile pour l'Europe. Parawâ et Taillevent déplorèrent à l'unisson l'évasion de ce maudit fauteur de troubles.
L'équipage du Lion fut sauvé; mais le navire, démantelé par la mer, fut perdu pour Sans-Peur le Corsaire.
Peu de temps après, par compensation, le schoner anglais la Vénus fut pris à l'abordage par les insulaires taïtiens[18].