Sapho
Elle s’émouvait jusqu’aux larmes, puis tout à coup:
— Si nous le prenions… veux-tu?
— Quelle folie!
— Pourquoi?…
Et, de bien près, le câlinant:
— Tu sais comme j’ai désiré un enfant de toi; on élèverait celui- là, on l’instruirait. ces petits qu’on ramasse, au bout d’un temps on les aime comme s’ils étaient à vous…
Elle invoquait aussi la distraction que ce serait pour elle, seule tout le jour à s’abêtir en remuant des tas de vilaines idées. Un enfant, c’est une sauvegarde. Puis, le voyant effrayé de la dépense:
— Mais ce n’est rien, la dépense… Songe donc, à six ans!… on l’habillera avec tes vieux effets… Olympe, qui s’y entend, m’assurait que nous ne nous en apercevrions même pas.
— Que ne le prend-elle alors! dit Jean avec la mauvaise humeur de l’homme qui se sent vaincu par sa propre faiblesse.
Il essaya pourtant de résister, à l’aide de l’argument décisif:
— Et quand je ne serai plus là?…
Il en parlait rarement de ce départ pour ne pas attrister Fanny, mais y pensait, s’en rassurait contre les dangers du ménage et les tristes confidences de De Potter.
— Quelle complication que cet enfant, quelle charge pour toi dans l’avenir!…
Les yeux de Fanny se voilèrent:
— Tu te trompes, m’ami, ce serait quelqu’un à qui parler de toi, une consolation, une responsabilité aussi qui me donnerait la force de travailler, de reprendre goût à l’existence…
Il réfléchit une minute, la vit toute seule, dans la maison vide:
— Où est-il, ce petit?
— Au Bas-Meudon, chez un marinier qui l’a recueilli pour quelques jours… Après, c’est l’hospice, l’assistance.
— Eh bien! va le chercher, puisque tu y tiens…
Elle lui sauta au cou, et d’une joie d’enfant tout le soir, fit de la musique, chanta, heureuse, exubérante, transfigurée. Le lendemain, en wagon, Jean parla de leur décision au gros Hettéma qui paraissait instruit de l’affaire, mais désireux de ne pas s’en mêler. Enfoncé dans son coin et dans la lecture du Petit Journal, il bégayait du fond de sa barbe:
— Oui, je sais… ce sont ces dames… ça ne me regarde pas…
Et montrant sa tête au-dessus de la feuille dépliée:
— Votre femme me paraît très romanesque, dit-il.
Romanesque ou non, elle était le soir consternée, à genoux, une assiette de soupe à la main, essayant d’apprivoiser le petit gars morvandiau, qui debout, dans une pose de recul, la tête basse, une tête énorme aux cheveux de chanvre, refusait énergiquement de parler, de manger, même de montrer sa figure et répétait d’une forte voix étranglée et monotone:
— Voir ménine, voir ménine.
— Ménine, c’est sa grand-mère, je pense… Depuis deux heures, je n’ai pas pu en tirer autre chose.
Jean s’y mit aussi à vouloir lui faire avaler sa soupe, mais sans succès. Et ils restaient là, agenouillés tous deux à sa hauteur, tenant l’un l’assiette, l’autre la cuiller, comme devant un agneau malade, à répéter des encouragements, des mots de tendresse pour le décider.
— Mettons-nous à table, peut-être nous l’intimidons; il mangera si nous ne le regardons plus…
Mais il continua à se tenir immobile, ahuri, répétant sa plainte de petit sauvage, «voir ménine», qui leur déchirait le coeur, jusqu’à ce qu’il se fût endormi, debout contre le buffet, et si profondément qu’ils purent le déshabiller, le coucher dans la lourde berce campagnarde empruntée à un voisin, sans qu’il ouvrît l’oeil une seconde.
«Vois comme il est beau…» disait Fanny très fière de son acquisition; et elle forçait Gaussin à admirer ce front têtu, ces traits fins et délicats sous leur hâle paysan, cette perfection de petit corps aux reins râblés, aux bras pleins, aux jambes de petit faune, longues et nerveuses, déjà duvetées dans le bas. Elle s’oubliait à contempler cette beauté d’enfant.
«Couvre-le donc, il va avoir froid…» dit Jean dont la voix la fit tressaillir, comme tirée d’un rêve; et tandis qu’elle le bordait tendrement, le petit avait de longs soupirs sanglotés, une houle de désespoir malgré le sommeil.
La nuit, il se mit à parler tout seul:
— Guerlaude mé, ménine…
— Qu’est-ce qu’il dit?… écoute…
Il voulait être guerlaudé; mais que signifiait ce mot patois? Jean, à tout hasard, allongea le bras et se mit à remuer la lourde couchette; à mesure l’enfant se calmait et il se rendormit en tenant dans sa grosse petite main rugueuse, la main qu’il croyait être celle de sa «ménine», morte depuis quinze jours.
Ce fut comme un chat sauvage dans la maison, qui griffait, mordait, mangeait à part des autres, avec des grondements quand on s’approchait de son écuelle; les quelques mots qu’on en tirait étaient d’un langage barbare de bûcherons morvandiaux, que jamais sans les Hettéma, du même pays que lui, personne n’aurait pu comprendre. Pourtant, à force de bons soins, de douceur, on parvint à l’apprivoiser un peu, «un pso», comme il disait. Il consentit à changer les guenilles dans lesquelles on l’avait amené contre les vêtements chauds et propres dont l’approche, les premiers jours, le faisait «querrier» de fureur, en vrai chacal qu’on voudrait affubler d’un manteau de levrette. Il apprit à manger à table, l’usage de la fourchette et de la cuiller, et à répondre, quand on lui demandait son nom, qu’au pays «i li dision Josaph».
Quant à lui donner les moindres notions élémentaires, il n’y fallait pas songer encore. Élevé en plein bois, sous une hutte de charbonnage, la rumeur d’une nature bruissante et fourmillante hantait sa caboche dure de petit sylvain, comme le bruit de la mer la spirale d’un coquillage; et nul moyen d’y faire entrer autre chose, ni de le garder à la maison, même par les temps les plus durs. Dans la pluie, la neige, quand les arbres dénudés se dressaient en coraux de givre, il s’échappait, battait les buissons, fouillait les terriers avec d’adroites cruautés de furet chasseur, et lorsqu’il rentrait, rabattu par la faim, il y avait toujours dans sa veste de futaine mise en loques, dans la poche de sa petite culotte crottée jusqu’au ventre, quelque bête engourdie ou morte, oiseau, taupe, mulot, ou, à défaut, des betteraves, des pommes de terre arrachées dans les champs.
Rien ne pouvait vaincre ces instincts braconniers et chapardeurs, compliqués d’une manie paysanne, d’enfouir toutes sortes de menus objets luisants, boutons de cuivre, perles de jais, papier de plomb du chocolat, que Josaph ramassait en fermant la main, emportait vers des cachettes de pie voleuse. Tout ce butin prenait pour lui un nom vague et générique, la denrée, qu’il prononçait denraie; et ni raisonnements, ni taloches n’auraient pu l’empêcher de faire sa denraie aux dépens de tout et de tous.
Les Hettéma seuls y mettaient bon ordre, le dessinateur gardant à portée de sa main, sur sa table autour de laquelle rôdait le petit sauvage attiré par les compas, les crayons de couleur, un fouet à chien qu’il lui faisait claquer aux jambes. Mais ni Jean ni Fanny n’eussent usé de menaces pareilles, quoique le petit se montrât, vis-à-vis d’eux, sournois, méfiant, inapprivoisable même aux gâteries tendres, comme si la ménine, en mourant, l’eût privé de toute expansion affective. Fanny, «parce qu’elle puait bon», parvenait encore à le garder un moment sur ses genoux, tandis que pour Gaussin, cependant très doux avec lui, c’était toujours la bête fauve de l’arrivée, le regard méfiant, les griffes tendues.
Cette répulsion invincible et presque instinctive de l’enfant, la malice curieuse de ses petits yeux bleus aux cils d’albinos, et surtout l’aveugle et subite tendresse de Fanny pour cet étranger tout à coup tombé dans leur vie, troublaient l’amant d’un soupçon nouveau. C’était peut-être un enfant à elle, élevé en nourrice ou chez sa belle-mère; et la mort de Machaume apprise vers cette époque semblait une coïncidence pour justifier son tourment. Parfois, la nuit, quand il tenait cette petite main cramponnée à la sienne, — car l’enfant dans le vague du sommeil et du rêve croyait toujours la tendre à ménine, — il l’interrogeait de tout son trouble intérieur et inavoué: «D’où viens-tu? Qui es-tu?» espérant deviner, communiqué par la chaleur du petit être, le mystère de sa naissance.
Mais son inquiétude tomba, sur un mot du père Legrand qui venait demander qu’on l’aidât à payer un entourage à sa défunte et criait à sa fille en apercevant la berce de Josaph:
— Tiens! un gosse!… tu dois être contente!… Toi qui n’as jamais pu en décrocher un.
Gaussin fut si heureux, qu’il paya l’entourage, sans demander à voir les devis, et retint le père Legrand à déjeuner.
Employé dans les tramways de Paris à Versailles, injecté de vin et d’apoplexie, mais toujours vert et de belle mine sous son chapeau de cuir bouilli entouré pour la circonstance d’une lourde ganse de crêpe qui en faisait un vrai chapeau de croque-mort, le vieux cocher parut enchanté de l’accueil du monsieur de sa fille, et revint de temps en temps manger la soupe avec eux. Ses cheveux blancs de polichinelle sur sa face rase et tuméfiée, ses airs de pochard majestueux, le respect qu’il portait à son fouet, le posant, le calant dans un coin sûr avec des précautions de nourrice, impressionnaient beaucoup l’enfant; et tout de suite le vieux et lui furent en grande intimité. Un jour qu’ils achevaient de dîner tous ensemble, les Hettéma vinrent les surprendre:
«Ah! pardon, vous êtes en famille…» fit la femme en minaudant, et le mot frappa Jean au visage, humiliant comme un soufflet.
Sa famille!… Cet enfant trouvé qui ronflait la tête sur la nappe, ce vieux forban ramolli, la pipe en coin de bouche, la voix poisseuse, expliquant pour la centième fois que deux sous de fouet lui duraient six mois et que, depuis vingt ans, il n’avait pas changé de manche!… Sa famille, allons donc!… pas plus qu’elle n’était sa femme, cette Fanny Legrand, vieille et fatiguée, avachie sur ses coudes dans la fumée des cigarettes… Avant un an, tout cela disparaîtrait de sa vie, avec le vague de rencontres de voyage, de convives de table d’hôte.
Mais à d’autres moments cette idée de départ qu’il invoquait comme excuse à sa faiblesse, dès qu’il se sentait déchoir, tiré en bas, cette idée, au lieu de le rassurer, de le soulager, lui faisait sentir les liens multiples serrés autour de lui, quel déchirement ce serait que ce départ, non pas une rupture, mais dix ruptures, et qu’il lui en coûterait de lâcher cette petite main d’enfant qui la nuit s’abandonnait dans la sienne. Jusqu’à La Balue, le loriot sifflant et chantant dans sa cage trop petite qu’on devait toujours lui changer et où il courbait le dos comme le vieux cardinal dans sa prison de fer; oui, La Balue lui-même avait pris un petit coin de son coeur, et ce serait une souffrance que l’ôter de là.
Elle approchait pourtant, cette inévitable séparation; et le splendide mois de juin, qui mettait la nature en fête, serait probablement le dernier qu’ils passeraient ensemble. Est-ce cela qui la rendait nerveuse, irritable, ou l’éducation de Josaph entreprise d’une ardeur subite, au grand ennui du petit Morvandiau qui restait des heures devant ses lettres, sans les voir ni les prononcer, le front fermé d’une barre comme les battants d’une cour de ferme? De jour en jour, ce caractère de femme s’exaltait en violences et en pleurs dans des scènes sans cesse renouvelées, bien que Gaussin s’appliquât à l’indulgence; mais elle était si injurieuse, il montait de sa colère une telle vase de rancune et de haine contre la jeunesse de son amant, son éducation, sa famille, l’écart que la vie allait agrandir entre leurs deux destinées, elle s’entendait si bien à le piquer aux points sensibles, qu’il finissait par s’emporter aussi et répondre.
Seulement sa colère à lui gardait une réserve, une pitié d’homme bien élevé, des coups qu’il ne portait pas, comme trop douloureux et faciles, tandis qu’elle se lâchait dans ses fureurs de fille, sans responsabilité, ni pudeur, faisait arme de tout, épiant sur le visage de sa victime avec une joie cruelle la contraction de souffrance qu’elle occasionnait, puis tout à coup tombant dans ses bras et implorant son pardon.
La physionomie des Hettéma, témoins de ces querelles éclatant presque toujours à table, au moment assis et installé de découvrir la soupière ou de mettre le couteau dans le rôti, était à peindre. Ils échangeaient par-dessus la table servie un regard de comique effarement. Pourrait-on manger, ou le gigot allait-il voler par le jardin avec le plat, la sauce et l’étuvée de haricots?
«Surtout pas de scène!…» disaient-ils à chaque fois qu’il était question de se réunir; et c’est le mot dont ils accueillaient une offre de déjeuner ensemble en forêt, que Fanny leur jetait un dimanche par-dessus le mur… Oh, non! on ne se disputerait pas aujourd’hui, il faisait trop beau!… Et elle courut habiller l’enfant, remplir les paniers.
Tout était prêt, on partait, quand le facteur apporta une lettre chargée dont la signature retint Gaussin en arrière. Il rejoignit la bande à l’entrée du bois, et tout bas à Fanny:
— C’est de l’oncle… Il est ravi… Une récolte superbe, vendue sur pied… Il renvoie les huit mille francs de Déchelette, avec bien des compliments et remerciements à sa nièce.
— Oui, sa nièce!… à la mode de Gascogne… Vieille carotte, va… dit Fanny qui ne conservait guère d’illusions sur les oncles du Midi; puis, toute joyeuse: Il va falloir placer cet argent…
Il la regarda stupéfait, l’ayant toujours connue très scrupuleuse sur les questions de probité monnayée…
— Placer?… mais ce n’est pas à toi…
— Tiens, au fait, je ne t’ai pas dit…
Elle rougit, avec ce regard qui se ternissait à la moindre altération de la vérité… Ce bon enfant de Déchelette ayant appris ce qu’ils faisaient pour Joseph, lui avait écrit que cet argent les aiderait à élever le petit.
— Puis tu sais, si ça t’ennuie, on les lui rendra, ses huit mille francs; il est à Paris…
La voix des Hettéma, qui discrètement avaient pris l’avance, retentit sous les arbres:
— À droite ou à gauche?
— À droite, à droite… aux Étangs!…» cria Fanny, puis, tournée vers son amant: Voyons, tu ne vas pas recommencer à te dévorer pour des bêtises… nous sommes un vieux ménage, que diable!…
Elle connaissait cette pâleur tremblée de ses lèvres, ce coup d’oeil au petit, l’interrogeant des pieds à la tête; mais cette fois ce ne fut qu’une velléité de violence jalouse. Il en arrivait maintenant aux lâchetés de l’habitude, aux concessions pour la paix. «Quel besoin de me torturer, d’aller au fond des choses?… Si cet enfant est à elle, quoi de plus simple qu’elle l’ait pris, en me cachant la vérité, après toutes les scènes, les interrogatoires que je lui ai fait subir!… Vaut-il pas mieux accepter ce qui est et passer tranquillement les quelques mois qui nous restent?…»
Et par les chemins vallonnés du bois il s’en allait portant leur déjeuner de cantine dans son lourd panier drapé de blanc, résigné, las, le dos rond d’un vieux jardinier, tandis que devant lui la mère et l’enfant marchaient ensemble, Josaph endimanché et gauche dans un complet de la Belle-Jardinière qui l’empêchait de courir, elle, en peignoir clair, tête et cou nus sous un parasol japonais, la taille épaissie, la marche veule, et dans ses beaux cheveux en torsades, une grande mèche blanche qu’elle ne se donnait plus la peine de cacher.
En avant et plus bas, se tassait dans la pente de l’allée le couple Hettéma, coiffé de gigantesques chapeaux de paille pareils à ceux des cavaliers Touaregs, vêtu de flanelle rouge, chargé de victuailles, d’engins de pêche, filets, balances à écrevisses, et la femme, pour alléger son mari, portant vaillamment en sautoir sur sa poitrine de colosse le cor de chasse sans lequel il n’y avait pas de promenade en forêt possible pour le dessinateur. En marchant, le ménage chantait:
J’aime entendre la rame Le soir battre les flots; J’aime le cerf qui brame…
Le répertoire d’Olympe était inépuisable de ces sentimentalités de la rue; et quand on se figurait où elle les avait ramassées, dans quelle demi-ombre honteuse de persiennes closes, à combien d’hommes elle les avait chantées, la sérénité du mari accompagnant à la tierce prenait une extraordinaire grandeur. Le mot du grenadier à Waterloo: «Ils sont trop…» devait être celui de la philosophique indifférence de cet homme.
Pendant que Gaussin rêveur regardait l’énorme couple s’enfoncer dans un creux de vallon où lui-même s’engageait à sa suite, un grincement de roues montait l’allée avec une volée de fous rires, de voix enfantines; et tout à coup parut, à quelques pas de lui, un chargement de fillettes, rubans et cheveux flottants dans une charrette anglaise traînée par un petit âne, qu’une jeune fille, guère plus âgée que les autres, tirait par la bride sur ce chemin difficile.
Il était aisé de voir que Jean faisait partie de la bande dont les tournures hétéroclites, la grosse dame surtout, ceinturée d’un cor de chasse, avaient animé le petit monde d’une gaieté inextinguible; aussi la jeune fille essaya-t-elle d’imposer silence aux enfants une minute. Mais ce nouveau chapeau Touareg déchaîna plus fort leur folie moqueuse, et en passant devant l’homme qui se rangeait pour laisser de la place à la petite charrette, un joli sourire un peu gêné lui demandait grâce et s’étonnait naïvement de trouver au vieux jardinier une figure si douce et si jeune.
Il salua timidement, rougit sans trop savoir de quelle honte; et l’attelage s’arrêtant en haut de la côte à une croiserie de chemins, avec un ramage de petites voix qui lisaient tout haut les noms du poteau indicateur à demi-effacés par les pluies… Route des Étangs, Chêne du grand veneur, Fausses reposes, Chemin de Vélizy…, Jean se retourna pour voir disparaître dans l’allée verte étoilée de soleil et tapissée de mousse, où les roues filaient sur du velours, ce tourbillon de blonde jeunesse, cette charretée de bonheur aux couleurs du printemps, aux rires en fusées sous les branches.
La trompe d’Hettéma, furieuse, le tira brusquement de son rêve. Ils étaient installés au bord de l’étang, en train de déballer les provisions; et de loin on voyait reflétées par l’eau claire la nappe blanche sur l’herbe rase, et les vareuses de flanelle rouge éclatant dans la verdure comme des vestes de piqueur.
«Arrivez donc… c’est vous qui avez le homard», criait le gros homme; et la voix nerveuse de Fanny:
— C’est la petite Bouchereau qui t’a arrêté en route?…
Jean tressaillit à ce nom de Bouchereau qui le ramenait à
Castelet, près du lit de sa mère malade.
— Mais oui, dit le dessinateur lui prenant le panier des mains… la grande, celle qui conduisait, c’est la nièce du médecin… Une fille de son frère qu’il a prise chez lui. Ils habitent Vélizy pendant l’été… Elle est jolie.
— Oh! jolie… l’air effronté, surtout…
Et Fanny, coupant le pain, épiait son amant, inquiète de ses yeux distraits.
Mme Hettéma, très grave, déballant le jambon, blâmait fort cette façon de laisser des jeunes filles courir les bois en liberté.
— Vous me direz que c’est le genre anglais, et que celle-ci a été élevée à Londres…, mais c’est égal, ça n’est vraiment pas convenable.
— Non, mais très commode pour les aventures!
— Oh! Fanny…
— Pardon, j’oubliais… Monsieur croit aux innocentes…
— Voyons, si l’on déjeunait… fit Hettéma qui commençait à s’effrayer.
Mais il fallait qu’elle lâchât tout ce qu’elle savait des jeunes filles du monde. Elle avait de belles histoires là dessus…, les couvents, les pensionnats, c’était du propre… Elles sortaient de là épuisées, flétries, avec le dégoût de l’homme; pas même capables de faire des enfants.
— Et c’est alors qu’on vous les donne, tas de jobards… Une ingénue!… Comme s’il y avait des ingénues; comme si du monde ou pas du monde, toutes les filles ne savaient pas, de naissance, de quoi il retourne… Moi, d’abord, à douze ans, je n’avais plus rien à apprendre… vous non plus, n’est-ce pas, Olympe?
— … naturellement… dit Mme Hettéma avec un haussement d’épaules; mais le sort du déjeuner la préoccupait surtout, en entendant Gaussin qui se montait, déclarer qu’il y avait jeunes filles et jeunes filles, et qu’on trouverait encore dans les familles…
— Ah! oui, la famille, ripostait sa maîtresse d’un air de mépris, parlons-en…; surtout de la tienne.
— Tais-toi… Je te défends…
— Bourgeois!
— Drôlesse!… Heureusement ça va finir… Je n’en ai plus pour longtemps à vivre avec toi…
— Va, va, file, c’est moi qui serai contente…
Ils s’injuriaient en pleine figure, devant la curiosité mauvaise de l’enfant à plat ventre dans l’herbe, quand une effroyable sonnerie de trompe, centuplée en écho par l’étang, les masses étagées du bois, couvrit tout à coup leur querelle.
«En avez-vous assez?… En voulez-vous encore?» et rouge, le cou gonflé, le gros Hettéma, n’ayant trouvé que ce moyen de les faire taire, attendait, l’embouchure aux lèvres, le pavillon menaçant.
IX
D’habitude leurs fâcheries ne duraient guère, fondues à un peu de musique, aux câlines effusions de Fanny; mais, cette fois, il lui en voulut sérieusement, et plusieurs jours de suite garda le même pli au front, le même silence de rancune, s’installant à dessiner sitôt les repas, se refusant à toute sortie avec elle.
C’était comme une honte subite de l’abjection où il vivait, la crainte de rencontrer encore la petite charrette montant l’allée et ce limpide sourire de jeunesse auquel il songeait constamment. Puis, avec un brouillement de rêve qui s’en va, de décor qui se casse pour les changements à vue d’une féerie, l’apparition devint confuse, se perdit dans son lointain de bois, et Jean ne la revit plus. Seulement il lui resta un fond de tristesse dont Fanny crut savoir la cause, et résolut d’avoir raison….
— C’est fait, lui dit-elle un jour toute joyeuse… J’ai vu Déchelette… Je lui ai rendu l’argent… Il trouve, comme toi, que c’est plus convenable ainsi; je me demande pourquoi, par exemple… Enfin, ça y est… Plus tard, quand je serai seule, il pensera au petit… Es-tu content?… M’en veux-tu toujours?
Et elle lui raconta sa visite rue de Rome, son étonnement de trouver au lieu du caravansérail bruyant et fou, traversé de bandes en délire, une maison bourgeoise paisible, gardée d’une consigne très sévère. Plus de galas, plus de bals masqués; et l’explication de ce changement, dans ces mots à la craie que quelque parasite éconduit et furieux avait écrits sur la petite entrée de l’atelier: Fermé pour cause de collage.
— Et c’est la vérité, mon cher… Déchelette en arrivant s’est toqué d’une fille de skating, Alice Doré; il l’a prise avec lui depuis un mois, en ménage, absolument en ménage… Une petite femme bien gentille, bien douce, un joli mouton… Ils ne font guère de bruit à eux deux… J’ai promis que nous irions les voir; ça nous changera un peu du cor de chasse et des barcarolles… C’est égal, dis donc, le philosophe avec ses théories… Pas de lendemain, pas de collage… Ah! je l’ai joliment blagué!
Jean se laissa conduire chez Déchelette qu’il n’avait pas revu depuis leur rencontre à la Madeleine. On l’eût bien surpris alors, en lui disant qu’il en arriverait à fréquenter sans dégoût ce cynique et dédaigneux amant de sa maîtresse, à devenir presque son ami. Dès la première visite, lui-même s’étonnait de se sentir si à l’aise, charmé par la douceur de cet homme au bon rire d’enfant dans sa barbe de cosaque, et d’une sérénité d’humeur que n’altéraient pas les cruelles crises de foie qui plombaient son teint, le tour de ses yeux.
Et comme on comprenait bien la tendresse qu’il inspirait à cette Alice Doré, aux longues mains molles et blanches, à l’insignifiante beauté blonde, que relevait l’éclat de sa chair de Flamande, aussi dorée que son nom; de l’or dans les cheveux, dans les prunelles, frangeant les cils, pailletant la peau jusque sous les ongles.
Ramassée par Déchelette sur l’asphalte du skating, parmi les grossièretés, les brutalités de la traite, les tourbillons de fumée que l’homme crache, avec un chiffre, dans le maquillage de la fille, la politesse de celui-ci l’avait attendrie et surprise. Elle se retrouva femme, de pauvre bétail à plaisir qu’elle était, et quand il voulut la renvoyer au matin, conformément à ses principes, avec un bon déjeuner et quelques louis, elle eut le coeur si gros, lui demanda si doucement, si désirément «garde-moi encore…» qu’il ne se sentit pas le courage de refuser. Depuis, moitié respect humain, moitié lassitude, il tenait sa porte close sur cette lune de miel de hasard, qu’il passait au frais et au calme de son palais d’été si bien aménagé pour le confortable; et ils vivaient ainsi très heureux, elle de ces égards tendres qu’elle n’avait jamais connus, lui du bonheur qu’il donnait à ce pauvre être et de sa reconnaissance naïve, subissant aussi sans qu’il s’en rendît compte, et pour la première fois, le charme pénétrant d’une intimité de femme, le mystérieux sortilège de la vie à deux, dans une conformité de bonté et de douceur.
Pour Gaussin, l’atelier de la rue de Rome fut une diversion au milieu bas et mesquin où traînait sa vie de petit employé en faux ménage; il aimait la conversation de ce savant aux goûts d’artiste, de ce philosophe en robe persane, légère et lâche comme sa doctrine, ces récits de voyages que Déchelette esquissait avec le moins de mots possible, et si bien à leur place parmi les tentures orientales, les Bouddhas dorés, les chimères de bronze, le luxe exotique de ce hall immense où le jour tombait d’un haut vitrage, vraie lumière de fond de parc, remuée par le feuillage grêle des bambous, les palmes découpées des fougères arborescentes, et les énormes feuilles des strilligias mêlées à des philodendrons aux minces flexibilités de plantes d’eau, cherchant l’ombre et l’humide.
Le dimanche surtout, avec cette large baie sur une rue déserte du Paris d’été, le frisson des feuilles, l’odeur de terre fraîche au pied des plantes, c’était la campagne et le sous-bois presque autant qu’à Chaville, moins la promiscuité et la trompe des Hettéma. Il ne venait jamais de monde; une fois pourtant Gaussin et sa maîtresse, arrivant pour dîner, entendirent dès l’entrée l’animation de plusieurs voix. Le jour baissait, on prenait le raki dans la serre, et la discussion semblait vive:
— Et moi je trouve que cinq ans de Mazas, le nom perdu, la vie détruite, c’est assez payer cher un coup de passion et de folie… Je signerai votre pétition, Déchelette.
— C’est Caoudal… dit Fanny tout bas, en tressaillant.
Quelqu’un répondait avec la sécheresse cassante d’un refus:
— Moi, je ne signe rien, n’acceptant aucune solidarité avec ce drôle…
— La Gournerie, maintenant…
Et Fanny, serrée contre son amant, murmurait:
— Allons-nous-en, si ça t’ennuie de les voir…
— Pourquoi donc! mais pas du tout…
En réalité, il ne se rendait pas bien compte de l’impression qu’il aurait à se trouver en face de ces hommes, mais il ne voulait pas reculer devant l’épreuve, désireux peut-être de savoir le degré actuel de cette jalousie qui avait fait son misérable amour.
«Allons!» dit-il, et ils se montrèrent dans une lumière rose de fin de jour, éclairant les crânes chauves, les barbes grisonnantes des amis de Déchelette jetés sur les divans bas, autour d’une table d’Orient en escabeau où tremblait, dans cinq ou six verres, la liqueur anisée et laiteuse qu’Alice était en train de verser. Les femmes s’embrassèrent:
— Vous connaissez ces messieurs, Gaussin? demanda Déchelette, au mouvement berceur de son fauteuil à bascule.
S’il les connaissait!… Deux au moins lui étaient familiers à force d’avoir dévisagé pendant des heures leurs portraits aux vitrines de célébrités. Comme ils l’avaient fait souffrir, quelle haine il s’était sentie contre eux, une haine de succession, une rage à sauter dessus, à leur manger la figure, lorsqu’il les rencontrait dans la rue!… Mais Fanny disait bien que cela lui passerait; maintenant c’était pour lui des visages de connaissance, presque des parents, des oncles lointains qu’il retrouvait.
«Toujours beau, le petit!…» dit Caoudal, allongé de toute sa taille géante et tenant un écran au-dessus de ses paupières pour les garantir du vitrage. «Et Fanny, voyons?…» Il se leva sur le coude, cligna ses yeux d’expert:
— La figure tient encore; mais la taille, tu fais bien de la ficeler… enfin, console-toi, ma fille, La Gournerie est encore plus gros que toi.
Le poète pinça dédaigneusement ses lèvres minces. Assis à la turque sur une pile de coussins — depuis son voyage en Algérie il prétendait ne pouvoir se tenir autrement —, énorme, empâté, n’ayant plus d’intelligent que son front solide sous une forêt blanche, et son dur regard de négrier, il affectait avec Fanny une réserve mondaine, une politesse exagérée, comme pour donner une leçon à Caoudal.
Deux paysagistes à têtes hâlées et rustiques complétaient la réunion; eux aussi connaissaient la maîtresse de Jean, et le plus jeune lui dit dans un serrement de main:
— Déchelette nous a conté l’histoire de l’enfant, c’est très gentil ce que vous avez fait là, ma chère.
— Oui, fit Caoudal à Gaussin, oui, très chic, l’adoption… Pas province du tout.
Elle semblait embarrassée de ces éloges, quand on buta contre un meuble dans l’atelier obscur, et une voix, demanda:
— Personne?
Déchelette dit:
— Voilà Ezano.
Celui-là, Jean ne l’avait jamais vu; mais il savait quelle place ce bohème, ce fantaisiste, aujourd’hui rangé, marié, chef de division aux Beaux-Arts, avait tenue dans l’existence de Fanny Legrand, et il se souvenait d’un paquet de lettres passionnées et charmantes. Un petit homme s’avança, creusé, desséché, la démarche raide, qui donnait la main de loin, tenait les gens à distance par une habitude d’estrade, de figuration administrative. Il parut très surpris de voir Fanny, surtout de la retrouver belle après tant d’années:
«Tiens!… Sapho…» et une rougeur furtive égaya ses pommettes.
Ce nom de Sapho qui la rendait au passé, la rapprochait de tous ses anciens, causa une certaine gêne.
«Et M. d’Armandy qui nous l’a amenée…» fit Déchelette vivement pour prévenir le nouveau venu. Ezano salua; on se mit à causer. Fanny rassurée de voir comme son amant prenait les choses, et fière de lui, de sa beauté, de sa jeunesse, devant des artistes, des connaisseurs, se montra très gaie, très en verve. Toute à sa passion présente, à peine se souvenait-elle de ses liaisons avec ces hommes; des années de cohabitation pourtant, de vie en commun où l’empreinte se fait d’habitudes, de manies, gagnées à un contact et lui survivant, jusqu’à cette façon de rouler les cigarettes qu’elle tenait d’Ezano comme sa préférence du Job et du maryland.
Jean constatait sans le moindre trouble ce petit détail qui l’eût exaspéré jadis, éprouvant à se trouver aussi calme, la joie d’un prisonnier qui a limé sa chaîne, et sent que le moindre effort lui suffira pour l’évasion.
— Hein! ma pauvre Fanny, disait Caoudal d’un ton blagueur en lui montrant les autres… quel déchet!… sont-ils vieux, sont-ils raplatis!… il n’y a que nous deux, vois-tu, qui tenions le coup.
Fanny se mit à rire:
— Ah! pardon, colonel — on l’appelait quelquefois ainsi à cause de ses moustaches —, ce n’est pas tout à fait la même chose… je suis d’une autre promotion…
— Caoudal oublie toujours qu’il est un ancêtre, dit La Gournerie; et sur un mouvement du sculpteur qu’il savait toucher au vif: Médaillé de 1840, cria-t-il de sa voix stridente, c’est une date, mon bon!…
Il restait entre ces deux anciens amis un ton agressif, une sourde antipathie qui ne les avait jamais séparés, mais éclatait dans leurs regards, leurs moindres paroles, et cela depuis vingt ans, du jour où le poète enlevait sa maîtresse au sculpteur. Fanny ne comptait plus pour eux, ils avaient l’un et l’autre couru d’autres joies, d’autres déboires, mais la rancune subsistait, creusée plus profonde avec les années.
— Regardez-nous donc tous les deux, et dites franchement si c’est moi qui suis l’ancêtre!…
Serré dans le veston qui faisait saillir ses muscles, Caoudal se campait debout, la poitrine cambrée, secouant sa crinière flamboyante où ne se voyait pas un poil blanc:
— Médaillé de 1840… cinquante-huit ans dans trois mois… Et puis, qu’est-ce que ça prouve?… Est-ce l’âge qui fait les vieux?… Il n’y a qu’à la Comédie-Française et au Conservatoire que les hommes bafouillent à la soixantaine, en branlant la tête, et petonnent, le dos rond, les jambes molles, avec des accidents séniles. À soixante ans, sacrebleu! on marche plus droit qu’à trente, parce qu’on se surveille; et la femme vous gobe encore pourvu que le coeur reste jeune, et chauffe, et remonte toute la carcasse…
— Crois-tu? fit La Gournerie qui regardait Fanny en ricanant.
Et Déchelette, avec son bon sourire:
— Pourtant tu dis toujours qu’il n’y a que la jeunesse, tu en rabâches…
— C’est ma petite Cousinard qui m’a fait changer d’idée… Cousinard, mon nouveau modèle… Dix-huit ans, des ronds, des fossettes partout, un Clodion… Et si bon enfant, si peuple, du Paris de la Halle où sa mère vend de la volaille… Elle vous a de ces mots bêtes à l’embrasser, de ces mots… L’autre jour, dans l’atelier, elle trouve un roman de Dejoie, regarde le titre: Thérèse, et le rejette avec sa jolie moue: «Si ça s’était appelé Pauv’ Thérèse, je l’aurais lu toute la nuit!…» J’en suis fou, je vous dis.
— Du coup te voilà en ménage?… Et dans six mois encore une rupture, des larmes comme le poing, le dégoût du travail, des colères à tout tuer…
Le front de Caoudal s’assombrit:
— C’est vrai que rien ne dure… On se prend, on se quitte…
— Alors pourquoi se prendre?
— Eh bien, et toi?… Crois-tu donc que tu en as pour la vie avec ta Flamande!…
— Oh! nous autres, nous ne sommes pas en ménage… pas vrai,
Alice?
— Certainement, répondit d’une voix douce et distraite la jeune femme montée sur une chaise, en train de cueillir des glycines et des verdures pour un bouquet de table.
Déchelette continua:
— Il n’y aura pas de rupture entre nous, à peine une quitterie… Nous avons fait un bail de deux mois à passer ensemble; le dernier jour on se séparera sans désespoir et sans surprise… Moi je retournerai à Ispahan — je viens de retenir mon sleeping — et Alice rentrera dans son petit appartement de la rue Labruyère qu’elle a toujours gardé.
— Troisième au-dessus de l’entresol, tout ce qu’il y a de plus commode pour se fiche par la fenêtre!
En disant cela, la jeune femme souriait, rousse et lumineuse dans le jour tombant, sa lourde grappe de fleurs mauves à la main; mais l’accent de sa parole était si profond, si grave, que personne ne répondit. Le vent fraîchissait, les maisons d’en face semblaient plus hautes.
— Allons nous mettre à table, cria le colonel… Et disons des choses folâtres…
— Oui, c’est cela, gaudeamus igitur… amusons-nous pendant que nous sommes jeunes, n’est-ce pas, Caoudal?… dit La Gournerie avec un rire qui sonnait faux.
Jean, quelques jours après, passait de nouveau rue de Rome, il trouvait l’atelier fermé, le grand rideau de coutil descendu sur la vitre, un silence morne des caves jusqu’à la toiture en terrasse. Déchelette était parti, à l’heure indiquée, le bail fini. Et lui pensait:
— C’est beau de faire ce qu’on veut dans l’existence, de gouverner sa raison et son coeur… Aurai-je jamais ce courage?…
Une main se posa sur son épaule:
— Bonjour, Gaussin!…
Déchelette, l’air fatigué, plus jaune et plus froncé que d’habitude, lui expliqua qu’il ne partait pas encore, retenu à Paris par quelques affaires, et qu’il habitait le Grand-Hôtel, l’atelier lui faisant horreur depuis cette histoire épouvantable…
— Quoi donc?
— C’est vrai, vous ne savez pas… Alice est morte… Elle s’est tuée… Attendez-moi, que je regarde si j’ai des lettres…
Il revint presque aussitôt, et tout en faisant sauter des bandes de journaux d’un doigt nerveux, il parlait sourdement, comme un somnambule, sans regarder Gaussin qui marchait près de lui:
— Oui, tuée, jetée par la fenêtre, comme elle l’avait dit le soir où vous étiez là… Qu’est-ce que vous voulez?… moi, je ne savais pas, je ne pouvais pas me douter… Le jour où je devais partir, elle me dit d’un air tranquille: «Emmène-moi, Déchelette… ne me laisse pas seule… je ne pourrai plus vivre sans toi…» Ça me faisait rire. Me voyez-vous avec une femme, là- bas, chez ces Kurdes… Le désert, les fièvres, les nuits de bivouac… À dîner, elle me répétait encore: «Je ne te gênerai pas, tu verras comme je serai gentille…» Puis, voyant qu’elle me faisait de la peine, elle n’a plus insisté… Après, nous sommes allés aux Variétés dans une baignoire… tout cela convenu d’avance… Elle paraissait contente, me tenait la main tout le temps et murmurait: «Je suis bien…» Comme je partais dans la nuit, je la ramenai chez elle en voiture; mais nous étions tristes tous deux, sans parler. Elle ne me dit même pas merci pour un petit paquet que je lui glissai dans la poche, de quoi vivre tranquille un an ou deux. Arrivés rue Labruyère, elle me demande de monter… Je ne voulais pas. «Je t’en prie… jusqu’à la porte seulement.» Mais là je tins bon, je n’entrai pas. Ma place était retenue, mon sac fait, puis j’avais trop dit que je partirais… En descendant, le coeur un peu gros, j’entendais qu’elle me criait quelque chose comme «… plus vite que toi…» mais je ne compris qu’en bas, dans la rue… Oh!…
Il s’arrêta, les yeux à terre, devant l’horrible vision que le trottoir lui présentait maintenant à chaque pas, cette masse inerte et noire qui râlait…
— Elle est morte deux heures après, sans un mot, sans une plainte, me fixant de ses prunelles d’or. Souffrait-elle? m’a-t- elle reconnu? Nous l’avions couchée sur son lit, tout habillée, une grande mantille de dentelle enveloppant la tête d’un côté, pour cacher la blessure du crâne. Très pâle, avec un peu de sang sur la tempe, elle était encore jolie, si douce… Mais comme je me penchais pour essuyer cette goutte de sang qui revenait toujours, inépuisable — son regard m’a semblé prendre une expression indignée et terrible… Une malédiction muette que la pauvre fille me jetait… Aussi qu’est-ce que ça me faisait de rester quelque temps encore ou de l’emmener avec moi, prête à tout, si peu gênante?… Non, l’orgueil, l’entêtement d’une parole dite… Eh bien, je n’ai pas cédé, et elle est morte, morte de moi qui l’aimais pourtant…
Il se montait, parlait tout haut, suivi de l’étonnement des gens qu’il coudoyait en descendant la rue d’Amsterdam; et Gaussin, passant devant son ancien logis dont il apercevait le balcon, la véranda, faisait un retour vers Fanny et leur propre histoire, se sentait pris d’un frisson, pendant que Déchelette continuait:
— Je l’ai conduite à Montparnasse, sans amis, sans famille… J’ai voulu être seul à m’occuper d’elle… Et depuis, je suis là, pensant toujours à la même chose, ne pouvant me décider à partir avec cette idée obsédante, et fuyant ma maison où j’ai passé deux mois si heureux à côté d’elle… Je vis dehors, je cours, j’essaye de me distraire, d’échapper à cet oeil de morte qui m’accuse sous un filet de sang…
Et s’arrêtant, buté à ce remords, avec deux grosses larmes qui glissaient sur son petit nez camard si bon, si épris de la vie, il disait:
— Voyons, mon ami; je ne suis pourtant pas méchant… C’est un peu fort tout de même que j’aie fait ça…
Jean essayait de le consoler, rejetant tout sur un hasard, un mauvais sort; mais Déchelette répétait en secouant la tête, les dents serrées:
— Non, non… Je ne me pardonnerai jamais… Je voudrais me punir…
Ce désir d’une expiation ne cessa de le hanter, il en parlait à tous ses amis, à Gaussin qu’il venait prendre à la sortie du bureau.
«Allez-vous-en donc, Déchelette… Voyagez, travaillez, ça vous distraira…» lui répétaient Caoudal et les autres, un peu inquiets de son idée fixe, de cet acharnement à leur faire répéter qu’il n’était pas méchant. Enfin un soir, soit qu’il eût voulu revoir l’atelier avant de partir, ou qu’un projet très arrêté d’en finir avec sa peine l’y eût amené, il rentra chez lui et au matin des ouvriers descendant des faubourgs à leur travail le ramassèrent, le crâne en deux, sur le trottoir devant sa porte, mort du même suicide que la femme, avec les mêmes affres, le même fracassement d’un désespoir jeté à la rue.
Dans l’atelier en demi-jour, une foule se pressait, d’artistes, de modèles, de femmes de théâtre, tous les danseurs, tous les soupeurs des dernières fêtes. C’était un bruit piétiné, chuchoté, une rumeur de chapelle sous la flamme courte des cierges. On regardait à travers les lianes, les feuillages, le corps exposé dans une étoffe de soie ramagée de fleurs d’or, coiffé en turban pour la hideuse plaie de la tête, et tout de son long étendu, les mains blanches en avant qui disaient l’abandon, le déliement suprême, sur le divan bas ombragé de glycines où Gaussin et sa maîtresse s’étaient connus là nuit du bal.
X
On en meurt donc quelquefois de ces ruptures!… Maintenant, quand ils se disputaient, Jean n’osait plus parler de son départ, il ne criait plus, exaspéré:
— Heureusement, ça va finir.
Elle n’aurait eu qu’à répondre:
— C’est bien, va-t’en… moi, je me tuerai, je ferai comme l’autre…
Et cette menace qu’il croyait comprendre dans la mélancolie de ses regards et des airs qu’elle chantait, dans la songerie de ses silences, le troublait jusqu’à l’épouvante.
Cependant il avait passé l’examen de classement qui termine, pour les attachés consulaires, le stage ministériel; reçu dans un bon rang, on allait le désigner pour un des premiers postes libres, ce n’était plus qu’une affaire de semaines, de jours!… Et autour d’eux, dans cette fin de saison aux soleils de plus en plus brefs, tout se hâtait aussi vers les changements de l’hiver. Un matin, Fanny, ouvrant la fenêtre devant le premier brouillard, s’écriait:
— Tiens, les hirondelles sont parties…
L’une après l’autre, les maisons bourgeoises du pays fermaient leurs persiennes; sur la route de Versailles, des voitures de déménagement se succédaient, de grands omnibus de campagne chargés de paquets, avec des panaches de plantes vertes sur la plate- forme, pendant que les feuilles s’en allaient par tourbillons, roulaient comme les nuages en fuite sous le ciel bas, et que les meules montaient dans les champs dégarnis. Derrière le verger, dépouillé, rapetissé par le manque de verdure, les chalets fermés, les séchoirs des blanchisseries aux toits rouges se massaient en paysage triste, et de l’autre côté de la maison, la voie ferrée mise à nu déroulait tout le long des bois en grisaille sa noire ligne voyageuse.
Quelle cruauté de la laisser là toute seule dans cette tristesse des choses! Il sentait son coeur défaillir d’avance; jamais il n’aurait le courage de l’adieu. C’était bien là-dessus qu’elle comptait, l’attendant à cette minute suprême, et jusque-là tranquille, ne parlant de rien, fidèle à sa promesse de ne pas mettre d’entraves à ce départ de tout temps prévu et consenti. Un jour, il rentra avec cette nouvelle:
— Je suis nommé…
— Ah!… et où donc?…
Elle questionnait, l’air indifférent, mais les lèvres et les yeux décolorés, une telle crispation sur tout le visage qu’il ne la fit pas plus longtemps attendre:
— Non, non… pas encore… J’ai cédé mon tour à Hédouin… ça nous donne au moins six mois.
Ce fut un débordement de larmes, de rires, de baisers fous qui balbutiaient:
— Merci, merci… Quelle bonne vie je vais te faire maintenant!… C’était ça, vois-tu, qui me rendait méchante, cette idée de départ…
Elle allait s’y préparer mieux, s’y résigner petit à petit. Et puis, dans six mois, ce ne serait plus l’automne, avec le contre- coup de ces histoires de mort.
Elle tint parole. Plus de nerfs, plus de querelles; et même, pour éviter les ennuis causés par l’enfant, elle se décidait à le mettre en pension à Versailles. Il ne sortait que le dimanche, et si ce nouveau régime ne modifiait pas encore sa nature rebelle et sauvage, du moins il lui apprenait l’hypocrisie. On vivait au calme, les dîners avec les Hettéma savourés sans orage, et le piano rouvert pour les partitions favorites. Mais au fond, Jean restait plus troublé, plus perplexe que jamais, se demandant où le mènerait sa faiblesse, songeant parfois à renoncer aux consulats, à passer dans le service des bureaux. C’était Paris, le bail du ménage indéfiniment renouvelé; mais tout le rêve de sa jeunesse à bas, et le désespoir des siens, la brouille certaine avec son père qui ne lui pardonnerait pas cet abandon, surtout lorsqu’il en saurait les causes.
Et pour qui?… Pour une créature vieillie, fanée, qu’il n’aimait plus, il en avait eu la preuve en face de ses amants… Quel maléfice tenait donc, dans cette vie à deux?
Comme il montait en wagon, un matin, aux derniers jours d’octobre, un regard de jeune fille levé vers le sien lui rappela tout à coup sa rencontre du bois, cette grâce radieuse de femme-enfant, dont le souvenir l’avait poursuivi pendant des mois. Elle portait la même robe claire que le soleil tachait si joliment sous les branches, mais recouverte d’un grand manteau de voyage; et dans le wagon, des livres, un petit sac, un bouquet de grands roseaux, et des dernières fleurs disaient le retour vers Paris, la fin de la villégiature. Elle aussi l’avait reconnu, d’un demi-sourire frissonnant sur la limpidité d’eau de source de ses yeux; et ce fut, pendant une seconde, l’entente inexprimée de la même pensée chez ces deux êtres.
«Comment va votre mère, M. d’Armandy?» demanda tout à coup le vieux Bouchereau que Jean, ébloui, n’avait pas vu d’abord dans son coin, enfoui et lisant, sa pâle figure inclinée.
Jean donna des nouvelles, très touché qu’on se souvînt des siens et de lui, bien plus ému encore, quand la jeune fille s’informa des deux petites bessonnes qui avaient écrit à son oncle une si gentille lettre pour le remercier des soins donnés à leur mère… Elle les connaissait!… cela le remplit de joie; puis comme il était, paraît-il, d’une sensibilité extraordinaire ce matin-là, il devint triste aussitôt, en apprenant qu’ils rentraient à Paris, que Bouchereau allait prendre son cours de semestre à l’École de Médecine. Il n’aurait plus la chance de la revoir… Et les champs filant aux portières, splendides tout à l’heure, lui semblaient lugubres, éclairés d’une lumière d’éclipse.
Le train siffla longuement; on arrivait. Il salua, les perdit, mais à la sortie de la gare ils se retrouvèrent, et Bouchereau dans le tumulte de la presse l’avertit qu’à partir du jeudi suivant il restait chez lui, place Vendôme… si le coeur lui disait d’une tasse de thé… Elle donnait le bras à son oncle, et il sembla à Jean que c’était elle qui l’invitait sans rien dire.
Après avoir décidé plusieurs fois qu’il irait chez Bouchereau, puis qu’il n’irait pas — car à quoi bon se donner des regrets inutiles? — il prévint pourtant chez lui qu’il y aurait bientôt une grande soirée au ministère à laquelle il lui faudrait assister. Fanny visitait son habit, lui faisait repasser des cravates blanches; et brusquement, le jeudi soir, il n’eut plus la moindre envie de sortir. Mais sa maîtresse le raisonnait sur la nécessité de cette corvée, se reprochant de l’avoir trop absorbé, gardé pour elle en égoïste, et elle le décidait, achevait de l’habiller avec des jeux tendres, retouchait le noeud de sa cravate, le pli de ses cheveux, riait parce que ses doigts sentaient la cigarette qu’elle reprenait et posait sur la cheminée à toute minute, et que cela ferait faire la grimace aux danseuses. Et de la voir très gaie et très bonne, il avait le remords de son mensonge, serait volontiers resté près d’elle au coin du feu, si Fanny ne l’eût forcé: «Je veux… il le faut», tendrement poussé dehors dans la nuit du chemin.
Il était tard quand il rentra; elle dormait, et la lampe allumée sur ce sommeil de fatigue lui rappela une rentrée pareille, trois ans passés déjà, après les révélations terribles qu’on venait de lui faire. Comme il s’était montré lâche alors! Par quelle aberration ce qui devait briser sa chaîne l’avait-il rivée plus solidement?… Une nausée lui monta aux lèvres, de dégoût. La chambre, le lit, la femme lui faisaient également horreur; il prit la lumière, l’emporta dans la pièce à côté, doucement. Il désirait tant être seul pour songer à ce qui lui arrivait… oh! rien, presque rien…..
Il aimait.
Il y a dans certains mots que nous employons ordinairement un ressort caché qui tout à coup les ouvre jusqu’au fond, nous les explique dans leur intimité exceptionnelle; puis le mot se replie, reprend sa forme banale et roule insignifiant, usé par l’habitude et le machinal. L’amour est un de ces mots-là; ceux pour qui sa clarté s’est une fois traduite entière, comprendront l’angoisse délicieuse où vivait Jean depuis une heure, sans bien se rendre compte d’abord de ce qu’il éprouvait.
Là-bas, place Vendôme, dans ce coin de salon où ils étaient restés longtemps à causer ensemble, il ne sentait rien qu’un grand bien- être, un charme doux qui l’enveloppait. Ce n’est qu’une fois dehors, la porte retombée sur lui, qu’il avait été saisi d’une allégresse folle, puis d’une défaillance à croire que toutes ses veines s’ouvraient: «Qu’est-ce que j’ai, mon Dieu?…» Et le Paris qu’il traversait pour revenir lui paraissait tout nouveau, féerique, élargi, radieux. Oui, à cette heure où les bêtes de nuit sont lâchées et circulent, où la vase des égouts remonte, s’étale, grouille sous le gaz jaune, lui l’amant de Sapho, curieux de toutes les débauches, le Paris que peut voir la jeune fille revenant du bal avec des airs de valse plein la tête qu’elle redit aux étoiles sous les blancheurs de sa parure, ce Paris chaste baigné de lune claire où s’éclosent les âmes vierges, c’est ce Paris qu’il avait vu!… Et tout à coup, comme il montait le large escalier de la gare, si près du retour vers le mauvais gîte, il se surprenait à dire tout haut: «Mais je l’aime… je l’aime…» et c’est ainsi qu’il l’avait appris.
— Tu es là, Jean?… Que fais-tu donc?
Fanny s’éveille en sursaut, effrayée de ne pas le sentir à côté d’elle. Il faut venir l’embrasser, mentir, raconter le bal du ministère, dire s’il y avait de jolies toilettes et avec qui il a dansé; mais pour échapper à cette inquisition, surtout aux caresses qu’il redoute, tout imprégné du souvenir de l’autre, il invente un travail pressé, les dessins d’Hettéma.
— Il n’y a plus de feu; tu vas avoir froid.
— Non, non…
— Au moins laisse la porte ouverte, que je voie ta lampe…
Il doit jouer son mensonge jusqu’au bout, installer la table, les épures; puis assis, immobile, retenant son souffle, il songe, il se rappelle, et, pour fixer son rêve, le raconte à Césaire dans une longue lettre, pendant que le vent de nuit remue les branches qui craquent sans un froissement de feuilles, que les trains se succèdent en grondant et que La Balue, troublé par la lumière, s’agite dans sa petite cage, sautille d’un perchoir à l’autre avec des cris hésitants.
Il dit tout, la rencontre dans les bois, le wagon, son émotion singulière à l’entrée de ces salons qu’il avait vus si lugubres et tragiques le jour de la consultation, des chuchotements furtifs dans les portes, de tristes regards échangés de chaise à chaise, et qui, ce soir, s’ouvraient animés et bruyants en une longue enfilade lumineuse. Bouchereau lui-même n’avait plus sa physionomie dure, cet oeil noir, fouilleur et déconcertant sous ses gros sourcils d’étoupe, mais une expression reposée et paternelle de bonhomme qui consent à ce que l’on s’amuse chez lui.
«Tout à coup elle est venue vers moi et je n’ai plus rien vu… Mon ami, elle s’appelle Irène, elle est jolie, l’air bon, les cheveux de ce brun doré des Anglaises, une bouche d’enfant toujours prête à rire… Oh! pas ce rire sans gaieté, qui agace chez tant de femmes; une vraie expansion de jeunesse et de bonheur… Elle est née à Londres; mais son père était Français et elle n’a pas d’accent du tout, seulement une adorable façon de prononcer certains mots, de dire «unclé» qui chaque fois met une caresse dans les yeux du vieux Bouchereau. Il l’a prise avec lui pour soulager la famille de son frère qui est nombreuse, et remplacer la soeur d’Irène, l’aînée, mariée depuis deux ans à son chef de clinique. Mais elle, voilà, les médecins ne lui vont guère… Comme elle m’a amusé avec la bêtise de ce jeune savant exigeant de sa fiancée, sur toute chose, un engagement formel et solennel de léguer leur deux corps à la Société d’anthropologie! … Elle, c’est un oiseau voyageur. Elle aime les bateaux, la mer; la vue d’un beaupré tourné au large lui prend le coeur… Elle me disait tout cela librement, en camarade, bien miss d’allures, malgré sa grâce parisienne, et je l’écoutais ravi de sa voix, de son rire, de la conformité de nos goûts, d’une certitude intime que le bonheur de ma vie était là, à côté de ma main, et que je n’avais qu’à le saisir, l’emporter loin, bien loin, où m’enverrait la carrière aventureuse…»
— Viens donc te coucher, m’ami…
Il tressaute, s’arrête, cache instinctivement la lettre qu’il est en train d’écrire!
— Tout à l’heure… Dors, dors…
Il lui parle avec colère et, le dos tendu, écoute le sommeil revenir dans cette respiration de femme, car ils sont très près l’un de l’autre, et si loin!
«… Quoi qu’il arrive, ce sera la délivrance que cette rencontre et cet amour. Tu connais ma vie; tu as compris, sans que nous en parlions jamais, qu’elle est la même qu’autrefois, que je n’ai pas pu m’affranchir. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que j’étais prêt à sacrifier fortune, avenir, tout, à cette habitude fatale où je m’enlisais un peu plus chaque jour. Maintenant, j’ai trouvé le ressort, le point d’appui qui me manquait; et pour ne plus laisser de recours à ma faiblesse, je me suis juré de ne retourner là-bas que libre et séparé… À demain l’évasion…»
Ce ne fut ni le lendemain ni le jour suivant. Il fallait un moyen pour s’évader, un prétexte, le dénouement d’une querelle où l’on crie: «Je m’en vais», pour ne plus revenir; et Fanny se montrait douce et gaie comme aux premiers temps illusionnés du ménage.
Écrire «c’est fini» sans plus d’explications?… Mais cette violente ne se résignerait pas ainsi, le relancerait, s’acharnerait jusqu’à la porte de son hôtel, de son bureau. Non, mieux vaudrait l’attaquer de face, la convaincre de l’irrévocable, du définitif de cette rupture, et sans colère comme sans pitié, lui en énumérer les causes.
Mais avec ces réflexions, une peur lui revint du suicide d’Alice Doré. Il y avait devant chez eux, de l’autre côté du pavé, une ruelle en pente conduisant à la voie et fermée d’une barrière; les voisins prenaient par là, les jours de presse, pour suivre les rails jusqu’à la gare. Et l’imagination du Méridional voyait, après leur scène de rupture, sa maîtresse s’échapper sur la route, joindre la traverse, se jeter sous les roues du train qui l’emportait. Cette crainte l’obsédait au point que la seule pensée de cette barrière battante, entre deux murs chargés de lierre, lui faisait reculer l’explication.
Encore s’il avait eu là un ami, quelqu’un pour la garder, l’assister à cette première crise; mais, terrés dans leur collage comme des marmottes, ils ne connaissaient personne, et ce n’était pas les Hettéma, ces monstrueux égoïstes luisants et noyés de graisse, bestialisés encore par l’approche de leur hivernage d’Esquimaux, que la malheureuse aurait pu appeler au secours de son désespoir et de son abandon.
Il fallait rompre, pourtant, et rompre vite. Malgré sa promesse à lui-même, Jean était retourné deux ou trois fois place Vendôme, de plus en plus épris; et quoiqu’il n’eût rien dit encore, l’accueil à bras ouverts du vieux Bouchereau, l’attitude d’Irène où se mêlaient dans la réserve une tendresse, une indulgence, et comme l’attente émue de la déclaration, tout l’avertissait de ne plus tarder. Puis le supplice de mentir, les prétextes qu’il inventait pour Fanny, et l’espèce de sacrilège d’aller des baisers de Sapho à la cour discrète, balbutiante…
XI
Au milieu de ces alternatives, il trouvait au ministère, sur sa table, la carte d’un monsieur venu déjà deux fois dans la matinée, disait l’huissier avec un certain respect de la nomenclature suivante:
C. GAUSSIN D’ARMANDY
Président des Submersionnistes de la Vallée du Rhône,
Membre du Comité central d’étude et de vigilance,
Délégué départemental, etc., etc.
L’oncle Césaire à Paris!… Le Fénat délégué, membre d’un comité de vigilance!… Sa stupeur durait encore, quand l’oncle parut, toujours brun comme une pomme de pin, ses yeux fous, son rire au coin des tempes, sa barbe du temps de la Ligue, mais au lieu de l’éternelle veste de futaine à côtes, une redingote en drap neuf bridant sur le ventre et donnant au petit homme une majesté vraiment présidentielle.
Ce qui l’amenait à Paris? L’achat d’une machine élévatoire pour l’immersion de ses nouvelles vignes — il prononçait le mot «élévatoire» avec une conviction qui le grandissait à ses propres yeux —, puis la commande de son buste que ses collègues lui demandaient pour orner la salle du conseil.
— Tu as vu, ajouta-t-il d’un air modeste, ils m’ont nommé président… Mon idée de submersion bouleverse le Midi… Et dire que c’est moi, le Fénat, qui suis en train de sauver les vins de France!… Il n’y a que les toqués, vois-tu.
Mais le but principal de son voyage, c’était la rupture avec Fanny. Comprenant que l’affaire traînait en longueur, il venait donner un coup de main.
— Je m’y connais, tu penses… Quand courbebaisse a lâché la sienne pour se marier…
Avant d’attaquer son histoire, il s’arrêta et, déboutonnant sa redingote, il en tira un petit portefeuille rondement tendu:
— D’abord, débarrasse-moi de ceci… Bé oui! l’argent… la libération du territoire…
Il se trompa au geste de son neveu, comprit qu’il refusait par discrétion:
— Prends donc! prends donc!… C’est ma fierté de pouvoir rendre au fils un peu de ce que le père a fait pour moi… D’ailleurs, Divonne le veut ainsi. Elle est au courant de l’affaire, et si contente que tu penses à te marier, à secouer ton vieux crampon!
Dans la bouche de Césaire, après le service que sa maîtresse lui avait rendu, Jean trouva «vieux crampon» un peu injuste, et c’est avec une pointe d’amertume qu’il répondit:
— Reprenez votre portefeuille, mon oncle… vous savez mieux que personne combien ces questions sont indifférentes à Fanny.
— Oui, c’était une bonne fille… dit l’oncle en oraison funèbre, et il ajouta, clignant sa patte d’oie: Garde toujours l’argent… Avec les tentations de Paris, je l’aime mieux entre tes mains que dans les miennes; et puis il en faut pour les ruptures comme pour les duels…
Il se leva là-dessus, déclarant qu’il mourait de faim et que cette grosse question se discuterait mieux, la fourchette à la main, en déjeunant. Toujours la légèreté gouailleuse du Méridional à traiter les affaires de femme.
— Entre nous, petit…
Ils étaient attablés dans un restaurant de la rue de Bourgogne, et l’oncle s’épanouissait, la serviette au menton, tandis que Jean grignotait du bout des dents, l’estomac serré.
— … Je trouve que tu prends la chose trop au tragique. Je sais bien que le premier coup est dur, l’explication ennuyeuse; mais, si cela te coûte trop, ne dis rien, fais comme Courbebaisse. Jusqu’au matin du mariage, la Mornas a tout ignoré. Le soir, en sortant de chez sa future, il allait chercher la chanteuse à son beuglant, et la reconduisait chez elle. Tu me diras que ça n’est pas très régulier ni bien loyal non plus. Mais quand on n’aime pas les scènes, et avec des femmes terribles comme Paola Mornas!… Il y avait près de dix ans que ce grand beau garçon tremblait devant cette petite moricaude. Pour le décrochage, il fallait ruser, manoeuvrer…
Et voici comme il s’y était pris.
La veille du mariage, un Quinze Août, le jour de la fête, Césaire proposa à la petite d’aller pêcher une friture dans l’Yvette. Courbebaisse devait venir les rejoindre pour dîner; et l’on s’en retournerait tous trois le lendemain soir, quand Paris aurait évaporé son odeur de poussière, de carcasses de fusées et d’huile à lampions. Ça va. Les voilà tous deux étendus dans l’herbe au bord de cette petite rivière qui frétille et luit entre ses berges basses, fait les prairies si vertes et les saules si feuillus. Après la pêche, le bain. Ce n’était pas la première fois qu’il leur arrivait de nager ensemble, Paola et lui, en bons garçons, en camarades; mais ce jour-là, cette petite Mornas, les bras, les jambes nues, son corps de maugrabine fait au moule, que la mouillure du costume plaquait de partout… peut-être aussi l’idée que Courbebaisse lui avait donné carte blanche… Ah! la mâtine… Elle se retourna, le regarda dans les yeux, durement.
— Vous savez, Césaire, n’y revenez plus.
Il n’insista pas, de peur de gâter son affaire, et se dit: «Ce sera pour après dîner.» Très gai, le dîner, sur le balcon en bois de l’auberge, entre les deux drapeaux que le patron avait arborés en l’honneur du Quinze Août. Il faisait chaud, les foins sentaient bon, et l’on entendait les tambours, les pétards, la musique de l’orphéon qui courait les rues.
— Est-il embêtant, ce Courbebaisse, de n’arriver que demain, disait la Mornas, qui s’étirait les bras avec un coup de champagne dans les yeux…, j’ai envie de m’amuser, moi, ce soir.
— Et moi, donc!
Il était venu s’appuyer à côté d’elle sur la rampe du balcon, encore brûlante du soleil de la journée, et sournoisement, en sondeur, il passait le bras autour de sa taille:
— Oh! Paola… Paola…
Cette fois, au lieu de se fâcher, la chanteuse se mit à rire, mais si fort, de si bon coeur qu’il finit par en faire autant. Même tentative repoussée de la même façon, le soir, en rentrant de la fête où ils avaient dansé, tiré des macarons; et comme leurs chambres étaient voisines, elle lui chantait à travers la cloison: T’es trop p’tit, t’es trop p’tit…, avec toutes sortes de comparaisons désobligeantes entre lui et Courbebaisse. Il se tenait pour ne pas lui répondre, l’appeler la veuve Mornas; mais c’était encore trop tôt. Le lendemain, par exemple, en s’installant devant un bon déjeuner, pendant que Paola s’impatientait et s’inquiétait, à la fin, de ne pas voir arriver son homme, ce fut avec une certaine satisfaction qu’il tira sa montre et dit solennellement:
— Midi, c’est fait…
— Quoi donc?
— Il est marié.
— Qui?
— Courbebaisse.
Vlan!
— Ah! mon ami, quelle gifle… Dans toutes mes aventures galantes je n’ai jamais rien reçu de pareil. Et, tout de suite, la voilà qui veut partir… Mais, pas de train avant quatre heures… Et pendant ce temps l’infidèle brûlait les rails du P.-L.-M. vers l’Italie avec sa femme. Alors, dans sa rage, elle repique, m’abîme de coups et de griffes; — cette chance!… moi qui nous avais enfermés à clef; — puis elle s’en prend à la vaisselle et tombe enfin dans une crise de nerfs épouvantable. À cinq, on la porte sur son lit, on la maintient, tandis que tout éraflé, comme si je sortais d’un buisson de ronces, je cours pour trouver le médecin d’Orsay… Dans ces affaires-là, c’est comme sur le terrain, il faudrait toujours avoir un médecin avec soi. Me vois-tu, par les routes, à jeun, et un soleil!… Il faisait nuit quand je le ramenai… Tout à coup, en approchant de l’auberge, une rumeur de foule, un rassemblement sous les fenêtres… Ah! mon Dieu, elle s’est suicidée? Elle a tué quelqu’un? Avec la Mornas c’était plus vraisemblable… Je me précipite, et qu’est-ce que je vois?… Le balcon chargé de lanternes vénitiennes et la chanteuse debout, consolée et superbe, enroulée dans un des drapeaux et gueulant la Marseillaise, en pleine fête impériale, au-dessus du peuple qui acclamait. Et voilà, mon petit, comment s’est terminée la liaison de Courbebaisse; je ne te dirai pas que tout a été fini d’une fois. Après dix ans de fers, il faut toujours compter un peu de surveillance. Mais enfin, le plus fort s’était passé sur moi; et j’en recevrai bien autant de la tienne, si tu veux.
— Ah! mon oncle, ce n’est pas le même genre de femme.
— Va donc, dit Césaire décachetant une boîte de cigares qu’il approchait de son oreille pour s’assurer s’ils étaient secs, tu n’es pas le premier qui la quitte…
— C’est pourtant vrai…
Et Jean se rattrapait avec bonheur à ce mot qui l’eût navré quelques mois auparavant. Au fond, l’oncle et son histoire comique le rassuraient un peu, mais ce qu’il n’admettait pas, c’était le mensonge en partie double pendant des mois, cette hypocrisie, ce partage, il ne pourrait jamais s’y résoudre et n’avait que trop attendu.
— Alors, comment veux-tu faire?…
Pendant que le jeune homme se débattait dans ces incertitudes, le membre du conseil de vigilance lissait sa barbe, essayait des sourires, des effets, des ports de tête, puis d’un air négligent:
— C’est loin d’ici qu’il demeure?
— Qui donc?
— Mais cet artiste, ce Caoudal dont tu m’as parlé pour mon buste… On pourrait aller voir ses prix, pendant qu’on est ensemble…
Caoudal, bien que célèbre, grand mangeur d’argent, occupait toujours rue d’Assas l’atelier de ses premiers succès. Césaire, tout en allant, s’informait de sa valeur artistique; il y mettrait le prix, certainement, mais ces messieurs du comité tenaient à une oeuvre de premier ordre.
— Oh! ne craignez rien, mon oncle, si Caoudal veut bien s’en charger…
Et il lui énumérait les titres du sculpteur, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur et d’une foule d’ordres étrangers. Le Fénat ouvrait de grands yeux.
— Et vous êtes amis?
— Très amis.
— Ce Paris, pas moins!… comme on y fait de belles connaissances.
Gaussin aurait eu pourtant quelque honte à avouer que Caoudal était un ancien amant de Fanny, et qu’elle les avait mis en relation. Mais on eût dit que Césaire y pensait:
— C’est lui l’auteur de cette Sapho que nous avons à Castelet?… Alors il connaît ta maîtresse, et pourrait t’aider peut-être à la rupture. L’Institut, la Légion d’honneur, ça impressionne toujours une femme…
Jean ne répondit pas, songeant aussi peut-être à utiliser l’influence du premier amant.
Et l’oncle continuait d’un bon rire:
— À propos, tu sais, le bronze n’est plus chez ton père… Quand Divonne a su, quand j’ai eu le malheur de lui dire que ça représentait ta maîtresse, elle n’a plus voulu qu’il fût là… Avec les manies du consul, ses difficultés au moindre changement, ce n’était pas commode, surtout sans laisser soupçonner le motif… Oh! les femmes… Elle a si bien manoeuvré qu’à cette heure M. Thiers préside sur la cheminée de ton père, et la pauvre Sapho se ronge de poussière dans la chambre du vent, avec les vieux chenets et les meubles hors d’usage; même qu’elle a reçu un atout dans le transport, le chignon cassé et sa lyre qui ne tient plus. La rancune de Divonne, sans doute, qui lui aura porté malheur.
Ils arrivaient rue d’Assas. Devant l’aspect modeste et travailleur de cette cité d’artistes, ces ateliers aux portes de remises numérotées, s’ouvrant de chaque côté d’une longue cour que terminent les bâtiments vulgaires d’une école communale aux perpétuelles mélopées de lecture, le président des submersionnistes eut de nouveaux doutes sur le talent d’un homme aussi médiocrement logé; mais sitôt entré chez Caoudal, il sut à quoi s’en tenir: «Pas pour cent mille francs, pas pour un million!…» hurlait le sculpteur au premier mot de Gaussin; et soulevant à mesure son grand corps du divan où il s’allongeait dans le désordre et l’abandon de l’atelier: «Un buste!… Ah bien! oui… mais regardez donc là-bas cet écrasement de plâtre en mille miettes… ma figure du prochain Salon que je viens de démolir à coups de maillet… Voilà le cas que j’en fais, de la sculpture, et si tentante que soit la binette du monsieur…
— Gaussin d’Armandy… président…
L’oncle rassemblait tous ses titres, mais il y en avait trop,
Cadoual l’interrompit, et tourné vers le jeune homme:
— Vous me regardez, Gaussin… Vous me trouvez vieilli?…»
C’est vrai qu’il avait bien son âge dans ce jour tombé d’en haut sur les balafres, les creux et meurtrissures de sa tête viveuse et surmenée, sa crinière de lion montrant des râpes de vieux tapis, ses bajoues pendantes et flasques, et sa moustache aux tons de métal dédoré qu’il ne se donnait plus la peine de friser ni de teindre… À quoi bon?… Cousinard, le petit modèle, venait de partir.
— Oui, mon cher, avec mon mouleur, un sauvage, une brute, mais vingt ans!…
L’intonation rageuse et ironique, il arpentait l’atelier, bousculant d’un coup de botte l’escabeau qui le gênait au passage. Tout à coup, arrêté devant le miroir enguirlandé de cuivre au- dessus du divan, il se regardait avec une affreuse grimace:
— Suis-je assez laid, assez démoli, en voilà des cordes, des fanons de vieille vache!…
Il prenait son cou à poignée, puis dans un accent lamentable et comique, une prévoyance de vieux beau qui se pleure:
— Et dire que je regretterai ça, l’an prochain!…
L’oncle restait effaré. Cet académicien qui se tirait la langue racontait ses basses amours! Il y avait donc des toqués partout, même à l’Institut; et son admiration pour le grand homme s’amoindrissait de la sympathie qu’il ressentait pour ses faiblesses.
— Comment va Fanny?… Êtes-vous toujours à Chaville?… fit Caoudal subitement apaisé et venant s’asseoir à côté de Gaussin dont il tapotait familièrement l’épaule.
— Ah! la pauvre Fanny, nous n’avons plus longtemps à vivre ensemble…
— Vous partez?
— Oui, bientôt… et je me marie avant… Il faut que je la quitte.
Le sculpteur eut un rire féroce:
— Bravo! Je suis content… Venge-nous, mon petit, venge-nous de ces coquines-là. Lâche-les, trompe-les, et qu’elles pleurent, les misérables! Tu ne leur feras jamais autant de mal qu’elles en ont fait aux autres.
L’oncle Césaire triomphait:
— Tu vois, monsieur ne prend pas les choses aussi tragiquement que toi… Comprenez-vous cet innocent… ce qui le retient de s’en aller, c’est la peur qu’elle se tue!
Jean avoua très simplement l’impression que lui avait faite le suicide d’Alice Doré.
— Mais ce n’est pas la même chose, dit Caoudal vivement… Celle- là, c’était une triste, une molle aux mains tombantes… une pauvre poupée qui manquait de son… Déchelette a eu tort de croire qu’elle mourait pour lui… Un suicide par fatigue et ennui de vivre. Tandis que Sapho… ah! ouiche, se tuer… Elle aime bien trop l’amour et brûlera jusqu’au bout, jusqu’aux bobèches. Elle est de la race des jeunes premiers qui ne changent jamais de rôle, et finissent sans dents, sans cils, dans leur peau de jeunes premiers… Regardez-moi donc… Est-ce que je me tue?… J’ai beau avoir du chagrin, je sais bien que, celle-là partie, j’en prendrai une autre, qu’il m’en faudra toujours… Votre maîtresse fera comme moi, comme elle a déjà fait… Seulement, elle n’est plus jeune, et ce sera plus difficile.
L’oncle continuait à triompher:
— Te voilà rassuré, hein?
Jean ne disait rien, mais ses scrupules étaient vaincus et sa résolution bien prise. Ils partaient, quand le sculpteur les rappela pour leur montrer une photographie ramassée sur la poussière de sa table et qu’il essuyait d’un revers de manche.
— Tenez, la voilà!… Est-elle jolie, la coquine… à se mettre à genoux devant… Ces jambes, cette gorge!
Et c’était terrible le contraste de ces yeux ardents, de cette voix passionnée avec le tremblement sénile des gros doigts en spatule où grelottait l’image souriante, aux charmes capitonnés de fossettes, de Cousinard le petit modèle.
XII
— C’est toi?… Comme tu viens de bonne heure!…
Elle arrivait du fond du jardin, sa robe pleine de pommes tombées, et montait le perron très vite, un peu inquiète de la mine à la fois gênée et volontaire de son amant.
— Qu’y a-t-il donc?
— Rien, rien… c’est ce temps, ce soleil… J’ai voulu profiter du dernier beau jour pour faire un tour en forêt, nous deux… Veux-tu?
Elle eut son cri d’enfant de la rue, qui lui revenait chaque fois qu’elle était contente:
— Oh! veine…
Plus d’un mois qu’ils n’étaient sortis, bloqués par les pluies, les bourrasques de novembre. On ne s’amusait pas toujours à la campagne; autant vivre dans l’arche avec les bestiaux de Noé… Elle avait quelques recommandations à faire à la cuisine, à cause des Hettéma qui venaient dîner; et pendant qu’il l’attendait dehors, sur le Pavé des Gardes, Jean regardait la petite maison réchauffée de cette lumière douce d’arrière-été, la rue de campagne aux larges dalles moussues, avec cet adieu de nos yeux, étreignant et doué de mémoire, aux endroits que nous allons quitter.
La fenêtre de la salle, grande ouverte, laissait échapper les vocalises du loriot, alternant avec les ordres de Fanny à la femme de service:
— Surtout n’oubliez pas, pour six heures et demie… Vous servirez d’abord la pintade… Ah! que je vous donne du linge…
Sa voix sonnait, claire, heureuse, parmi des grésillements de cuisine et les petits cris de l’oiseau s’égosillant au soleil. Et lui qui savait que leur ménage n’avait plus que deux heures à vivre, ces préparatifs de fête lui serraient le coeur.
Il eut envie de rentrer, de tout lui dire, là, d’un coup; mais il eut peur de ses cris, de la scène épouvantable que le voisinage entendrait, d’un scandale à ameuter le haut et le bas Chaville. Il savait que déchaînée, rien ne comptait plus pour elle, et s’en tint à son idée de la conduire en forêt.
— Voilà… j’y suis…
Légère, elle prit son bras, l’avertissant de parler bas et de marcher vite en passant devant chez leurs voisins, dans la crainte qu’Olympe voulût les accompagner et gêner leur bonne partie. Elle ne fut tranquille que le pavé franchi et la voûte du chemin de fer, lorsqu’ils eurent tourné à gauche dans le bois.
Il faisait un temps doux, rayonnant, un soleil tamisé d’une brume argentée et flottante, qui baignait toute l’atmosphère, s’accrochait aux taillis où quelques arbres, entre leurs feuilles dorées tenant encore, gardaient des nids de pies, des paquets de gui vert à de grandes hauteurs. On entendait un cri d’oiseau, continu, en bruit de lime, et ces coups de bec sur le bois qui répondent au bûcheron dans les coupes.
Ils allaient lentement, marquant leurs pas sur la terre amollie par les pluies de l’automne. Elle avait chaud d’être venue si vite, les joues allumées, les yeux brillants, s’arrêta pour enlever la grande mantille de blonde, un cadeau de Rosa, dont elle s’était garantie la tête en sortant, le reste fragile et coûteux des splendeurs passées. La robe qu’elle portait, une pauvre robe en soie noire, craquée sous les bras, à la taille, il la lui connaissait depuis trois ans; et quand elle la relevait, en passant devant lui, à cause de quelque flaque, il voyait les talons de ses bottines qui se tournaient.
Comme elle avait pris gaiement cette demi-misère, sans regret ni plainte, occupée de lui, de son bien-être, jamais plus heureuse que lorsqu’elle le frôlait, les deux mains croisées sur son bras. Et Jean se demandait en la regardant toute rajeunie de ce renouveau de soleil et d’amour, quelle poussée de sève il y avait dans une créature pareille, quelle merveilleuse faculté d’oubli et de pardon, pour garder tant de gaieté, d’insouciance, après une vie de passions, de traverses et de larmes, tout cela marqué sur son visage, mais s’effaçant au moindre épanouissement de gaieté.
— C’est un cèpe, je te dis que c’est un cèpe…
Elle entrait sous bois, enfonçait jusqu’aux genoux dans les feuilles mortes, revenait toute décoiffée et fripée par les ronces, et lui montrait ce petit réseau sur le pied du champignon qui distingue le vrai cèpe du faux:
— Tu vois, il a le tulle!…
Et elle triomphait.
Lui n’écoutait pas, distrait, s’interrogeant:
— Est-ce le moment?… Faut-il?…
Mais le courage lui manquait, elle riait trop, ou l’endroit n’était pas favorable; et il l’entraînait toujours plus loin, comme un assassin qui médite son coup.
Il allait se décider, quand au tournant d’une allée, quelqu’un apparut et les dérangea, le garde de ce peuplement, Hochecorne, qu’ils rencontraient quelquefois. Pauvre diable qui avait successivement perdu, dans la petite maison forestière que l’État lui allouait au bord de l’étang, deux enfants, puis sa femme, et toujours des mêmes fièvres pernicieuses. Dès le premier décès, le médecin déclarait le logement insalubre, trop près de l’eau et de ses émanations; et malgré les certificats, les apostilles, on l’avait laissé là deux ans, trois ans, le temps de voir mourir tous les siens, à l’exception d’une petite fille avec qui il venait enfin de s’installer dans un logis neuf à l’entrée du bois.
Hochecorne, face de Breton têtu, aux yeux clairs et courageux, au front fuyant sous sa casquette d’uniforme, vrai type de fidélité, de superstition à toutes les consignes, avait la bricole de son fusil sur une épaule, sur l’autre la tête endormie de son enfant, qu’il portait.
— Comment va-t-elle? demanda Fanny souriant à cette fillette de quatre ans, pâlie et diminuée par la fièvre, qui s’éveillait, ouvrait de grands yeux cerclés de rose.
Le garde soupira:
— Pas bien… J’ai beau la mener partout avec moi… voilà qu’elle ne mange plus, qu’elle n’a de goût à rien; faut croire que c’était trop tard quand on a changé d’air et qu’elle a déjà pris le mal… Elle est si légère, voyez, madame, on dirait une feuille… Un de ces jours elle va fiche le camp comme les autres… Bon Dieu!…
Ce «bon Dieu!» tout bas, dans la moustache, c’était toute sa révolte contre la cruauté des bureaux et des paperassiers.
— Elle tremble, on dirait qu’elle a froid.
— c’est la fièvre, madame.
— Attendez, nous allons la réchauffer…
Elle prit la mantille qui pendait sur son bras, en entoura la petite:
— Si, si, laissez donc… ce sera son voile de mariée, plus tard…
Le père eut un sourire navré, et remuant la menotte de l’enfant qui se rendormait, blême dans tout ce blanc comme une petite morte, il lui faisait dire merci à la dame, puis s’éloignait avec un «bon Dieu!» perdu dans le craquement des branches sous ses pieds.
Fanny n’était plus gaie, serrée contre lui de toute cette tendresse craintive de la femme que son émotion, tristesse ou joie, rapproche de celui qu’elle aime. Jean se disait: «Quelle bonne fille…», mais sans faiblir dans ses décisions, s’y affermissant au contraire, car sur la pente de l’allée où ils entraient se levait l’image d’Irène, le souvenir du rayonnant sourire rencontré là et qui l’avait pris tout de suite, avant même qu’il en connût le charme profond, la source intime de douceur intelligente. Il songea qu’il avait attendu jusqu’au dernier moment, que c’était aujourd’hui jeudi… «Allons, il le faut…» et visant un rond-point à quelque distance, il se le donna comme dernière limite.
Une éclaircie dans une coupe de bois, des arbres couchés au milieu de copeaux, de sanglants débris d’écorce, et des fagots, des trous de charbonnage… Un peu plus bas on voyait l’étang d’où montait une buée blanche, et sur le bord la petite maison abandonnée, au toit tombant, aux fenêtres cassées, ouvertes, le lazaret des Hochecorne. Après, les bois remontaient vers Vélizy, un grand coteau de toisons rousses, de haute futaie serrée et triste… Il s’arrêta brusquement:
— Si l’on se reposait un peu?
Ils s’assirent sur une longue charpente jetée à terre, un ancien chêne dont se comptaient les branches aux blessures de la hache. L’endroit était tiède, égayé d’une pâle réverbération lumineuse, et d’un parfum de violettes perdues.
— Comme il fait bon!… dit-elle, alanguie sur son épaule et cherchant la place d’un baiser dans son cou.
Il se recula un peu, lui prit la main. Alors, devant l’expression subitement durcie de son visage, elle s’effraya:
— Quoi donc? Qu’y a-t-il?
— Une mauvaise nouvelle, ma pauvre amie… Hédouin, tu sais, celui qui est parti à ma place…
Il parlait péniblement, avec une voix rauque dont le son l’étonnait lui-même, mais qui se raffermissait vers la fin de l’histoire préparée d’avance… Hédouin tombé malade en arrivant à son poste, et lui, désigné d’office pour aller le remplacer. Il avait trouvé cela plus facile à dire, moins cruel que la vérité. Elle l’écouta jusqu’au bout sans l’interrompre, la face d’une pâleur grise, l’oeil fixe.
— Quand pars-tu? demanda-t-elle, en retirant sa main.
— Mais ce soir… cette nuit…
Et la voix fausse et dolente, il ajouta:
— Je compte passer vingt-quatre heures à Castelet, puis m’embarquer à Marseille…
— Assez, ne mens plus, cria-t-elle dans une explosion farouche qui la mit debout, ne mens plus, tu ne sais pas!… Le vrai, c’est que tu te maries… Il y a assez longtemps que ta famille te travaille… Ils ont tellement peur que je te retienne, que je t’empêche d’aller chercher le typhus ou la fièvre jaune… Enfin les voilà satisfaits… La demoiselle à ton goût, il faut croire… Et quand je pense aux noeuds de cravate que je te faisais, le jeudi!… Étais-je assez bête, hein?
Elle riait d’un rire douloureux, atroce, qui tordait sa bouche, montrait l’écart que faisait sur le côté la cassure toute récente sans doute, car il ne l’avait pas vue encore, d’une de ses belles dents nacrées dont elle était si fière; et cela, cette dent manquante dans cette figure terreuse, creusée, bouleversée, fit à Gaussin une peine horrible.
— Écoute-moi, dit-il la reprenant, l’asseyant de force contre lui… Eh bien, oui, je me marie… Mon père y tenait, tu sais bien; mais qu’est-ce que cela peut te faire puisque je dois partir?…
Elle se dégagea, voulant garder sa colère:
— Et c’est pour m’apprendre ça, que tu m’as fait faire une lieue à travers bois… Tu t’es dit: Au moins on ne l’entendra pas, si elle crie… Non, tu vois… pas un éclat, pas une larme. D’abord, j’en ai plein le dos du joli garçon que tu es… tu peux t’en aller, ce n’est pas moi qui te ferai revenir… Sauve toi donc dans les Îles avec ta femme, ta petite, comme on dit chez toi… Elle doit être propre, la petite… laide comme un gorille, ou alors enceinte à pleine ceinture… car tu es aussi jobard que ceux qui te l’ont choisie.
Elle ne se retenait plus, lancée dans un débordement d’injures, d’infamies, jusqu’à ne pouvoir bégayer à la fin que des mots «lâche… menteur… lâche…» sous son nez, en provocation, comme on montre le poing.
C’était au tour de Jean de l’écouter sans rien dire, sans aucun effort pour l’arrêter. Il l’aimait mieux ainsi, insultante, ignoble, la vraie fille du père Legrand; la séparation serait moins cruelle… En eut-elle conscience? Mais elle se tut tout à coup, tomba, la tête et le buste en avant, dans les genoux de son amant, avec un grand sanglot qui la secouait toute, et d’où sortait une plainte entrecoupée:
— Pardon, grâce… je t’aime, je n’ai que toi… Mon amour, ma vie, ne fais pas ça… ne me laisse pas… qu’est-ce que tu veux que je devienne?
L’émotion le gagnait… Oh! voilà ce qu’il avait redouté… Les larmes montaient d’elle à lui, et il renversait la tête en arrière pour les garder dans ses yeux débordants, essayant de l’apaiser par des mots bêtes, et toujours cet argument raisonnable:
— Mais puisque je devais partir…
Elle se redressa avec ce cri qui dévoilait tout son espoir:
— Eh! tu ne serais pas parti. Je t’aurais dit: Attends, laisse- toi aimer encore… Crois-tu que cela se retrouve deux fois d’être aimé comme je t’aime?… Tu as le temps de te marier, tu es si jeune… moi, bientôt, je serai finie… je ne pourrai plus, et alors nous nous quitterons naturellement.
Il voulut se lever; il eut ce courage, et de lui dire que tout ce qu’elle faisait était inutile; mais s’accrochant à lui, se traînant agenouillée dans la boue restée à ce creux de vallon, elle le forçait à reprendre sa place, et devant lui, dans ses jambes, avec le souffle de ses lèvres, la voluptueuse étreinte de ses yeux, et des caresses enfantines, les mains à plat sur cette figure qui se raidissait, les doigts dans ses cheveux, dans sa bouche, elle essayait de tisonner les cendres froides de leur amour, lui redisait tout bas les délices passés, les réveils sans force, l’enlacement anéanti de leurs après-midi du dimanche. Tout cela n’était rien auprès de ce qu’elle lui donnerait encore; elle savait d’autres baisers, d’autres ivresses, elle en inventerait pour lui…
Et pendant qu’elle lui chuchotait de ces mots comme les hommes en entendent à la porte des bouges, elle avait de grosses larmes ruisselant sur une expression d’agonie et de terreur, se débattait, criait d’une voix de rêve:
— Oh! que ça ne soit pas… dis que ce n’est pas vrai que tu me quittes…
Et des sanglots encore, des gémissements, des appels au secours, comme si elle lui voyait un couteau dans les mains.
Le bourreau n’était guère plus vaillant que la victime. Sa colère, il ne la craignait pas plus que ses caresses; mais il restait sans défense contre ce désespoir, cette bramée qui remplissait le bois, allait s’éteindre sur l’eau morte et fiévreuse où descendait un triste soleil rouge… Il pensait bien souffrir, mais pas à cette acuité; et il lui fallait tout l’éblouissement du nouvel amour pour résister à la relever des deux mains, lui dire:
— Je reste, tais-toi, je reste…
Depuis combien de temps s’épuisaient-ils ainsi tous deux?… Le soleil n’était plus qu’une barre toujours plus étroite au couchant; l’étang se teignait d’un gris d’ardoise, et l’on eût dit que sa vapeur malsaine envahissait la lande et le bois, les coteaux en face. Dans l’ombre qui les gagnait, il ne voyait plus que cette figure pâle, levée vers lui, cette bouche ouverte, clamant d’une intarissable plainte. Un peu après, la nuit venue, les cris s’apaisèrent. Maintenant, c’était un bruit de larmes à flots, sans fin, une de ces longues pluies installées sur le grand fracas de l’orage, et de temps en temps un «Oh!…» profond et sourd comme devant quelque chose d’horrible qu’elle chassait et revoyait toujours.
Puis, plus rien. C’est fini, la bête est morte… Une bise froide se lève, froisse les branches, apportant l’écho d’une heure lointaine.
— Allons, viens, ne reste pas là.
Il la soulève doucement, la sent molle dans ses mains, obéissante comme un enfant et convulsionnée de gros soupirs. Il semble qu’elle garde une peur, un respect de l’homme qui vient de se montrer si fort. Elle marche à côté de lui, de son pas, mais timidement, sans lui donner le bras; et à les voir ainsi, chancelants et mornes, par les allées où les guide le reflet jaune du terrain, on dirait un couple de paysans, qui rentre harassé d’une longue fatigue en plein air.
À la lisière, une lueur apparaît, la porte ouverte d’Hochecorne, éclairant la silhouette arrêtée de deux hommes:
— Est-ce vous, Gaussin? demande la voix d’Hettéma qui s’approche avec le garde.
Ils commençaient à être inquiets de ne pas les voir revenir, et de ces gémissements qu’on entendait à travers bois. Hochecorne allait prendre son fusil, se mettre à leur recherche…
— Bonsoir, monsieur, madame… c’est la petite qui est contente de son châle…
A fallu que je la couche, avec…» Leur dernière action en commun, cette charité de tout à l’heure, leurs mains une dernière fois liées autour de ce petit corps moribond.
— Adieu, adieu, père Hochecorne.
Et ils se hâtent tous trois vers la maison, Hettéma toujours très intrigué de ces clameurs qui remplissaient le bois.
— Ça montait, descendait, on aurait dit une bête qu’on égorge…
Mais comment n’avez-vous rien entendu?
Ni l’un ni l’autre ne répondent.
Au coin du Pavé des Gardes, Jean hésite.
— Reste dîner… lui dit-elle tout bas, suppliante… Ton train est passé… tu prendras celui de neuf heures.
Il rentre avec eux. Que peut-il craindre? On ne recommence pas deux fois une scène pareille, et c’est bien le moins qu’il lui donne cette petite consolation.
La salle est chaude, la lampe éclaire bien, et le bruit de leurs pas dans la traverse a prévenu la servante, qui apporte la soupe sur la table.
«Enfin, vous voilà!…» dit Olympe déjà installée, la serviette remontée sous ses bras courts. Elle découvre la soupière et s’arrête tout à coup avec un cri:
— Mon Dieu, ma chère!…
Hâve, de dix ans plus vieille, les paupières gonflées et sanglantes, de la boue sur sa robe, jusque dans ses cheveux, le désordre effaré d’une pierreuse qui sort d’une chasse de police, c’est Fanny. Elle respire un moment, ses pauvres yeux brûlés clignotent à la lumière, et peu à peu la chaleur de la petite maison, cette table gaiement servie, provoquent le souvenir des bons jours, un nouveau rappel de larmes où se distinguent ces mots:
— Il me quitte… Il se marie.
Hettéma, sa femme, la paysanne qui les sert se regardent, regardent Gaussin. «Enfin, dînons toujours», dit le gros homme qu’on sent furieux; et le bruit des cuillerées voraces se mêle à un ruissellement d’eau dans la chambre voisine, où Fanny est en train d’éponger son visage. Quand elle revient toute bleuie de poudre, en blanc peignoir de laine, les Hettéma l’épient avec angoisse, s’attendant à quelque nouvelle explosion, et sont très étonnés de la voir, sans un mot, se jeter sur les plats gloutonnement, comme un naufragé, combler le creusement de son chagrin et le gouffre de ses cris de tout ce qu’elle trouve à portée, le pain, les choux, une aile de pintade, des pommes. Elle mange, elle mange…
On cause d’abord d’un air contraint, puis plus librement, et comme avec les Hettéma ce n’est que de choses bien plates et matérielles, la façon d’accommoder les crêpes aux confitures, ou si le crin vaut mieux que la plume pour dormir, on arrive sans encombre au café, que le gros ménage agrémente d’un petit caramel savouré lentement, les coudes sur la table.
C’est plaisir de voir le bon regard confiant et tranquille qu’échangent ces lourds compagnons de crèche et de litière. Ils n’ont pas envie de se quitter, ceux-là. Jean surprend ce regard et, dans l’intimité de la salle pleine de souvenirs, d’habitudes tapies à tous les coins, une torpeur de fatigue, de digestion, de bien-être l’envahit. Fanny qui le surveille a rapproché doucement sa chaise, coulé ses jambes, glissé son bras sous le sien.
— Écoute, dit-il brusquement… Neuf heures… vite, adieu… Je t’écrirai.
Il est debout, dehors, la rue franchie, tâte dans l’ombre pour ouvrir la barrière du passage. Deux bras l’étreignent à plein corps:
— Embrasse-moi au moins…
Il se sent pris sous le peignoir ouvert où elle est nue, pénétré de cette odeur, de cette chaleur de chair de femme, bouleversé de ce baiser d’adieu qui lui laisse dans la bouche un goût de fièvre et de larmes; et elle, tout bas, le sentant faible:
— Encore une nuit, plus qu’une…
Un signal sur la voie… C’est le train!…
Comment eut-il la force de se dégager, de bondir jusqu’à la gare dont les fanaux luisaient à travers les branches défeuillées? Il s’en étonnait encore, tout haletant dans un coin de wagon, guettant par la portière les fenêtres allumées de la maisonnette, une forme blanche contre la barrière…
— Adieu! adieu!…
Et ce cri rassurait la terreur silencieuse qu’il venait d’avoir à ce tournant des rails, en apercevant sa maîtresse à la place occupée par son rêve de mort.
La tête dehors, il voyait fuir et diminuer et rouler dans le pelotonnement des terrains leur petit pavillon, dont la lueur n’était plus qu’une étoile égarée. Tout à coup il sentit une joie, un soulagement énormes. Comme on respirait, que c’était beau toute cette vallée de Meudon et ces grands coteaux noirs dégageant au loin un triangle étincelant d’innombrables lumières, égrenées vers la Seine en cordons réguliers! Irène l’attendait là, et il allait à elle de toute la vitesse du train, de tout son désir d’amoureux, de tout son élan vers l’honnête et jeune vie…
Paris!… Il arrêtait une voiture pour se faire conduire place Vendôme. Mais, sous le gaz, il aperçut ses vêtements, ses souliers couverts de boue, une boue lourde, épaisse, tout son passé qui le tenait encore pesamment et salement. «Oh! non, pas ce soir…» Et il rentra à son ancien hôtel, rue Jacob, où le Fénat lui avait retenu une chambre près de la sienne.
XIII
Le lendemain, Césaire, qui s’était chargé de la commission délicate d’aller à Chaville reprendre les effets, les livres de son neveu, consommer la rupture par le déménagement, revint fort tard, alors que Gaussin commençait à se fatiguer de toutes sortes de suppositions folles ou sinistres. Enfin un fiacre à galerie, lourd comme un corbillard, tourna le coin de la rue Jacob, chargé de caisses ficelées et d’une énorme malle qu’il reconnut pour la sienne, et l’oncle rentra mystérieux et navré:
— J’ai été long, pour ramasser le tout en une fois et n’être pas obligé d’y revenir…
Puis, montrant les colis que deux garçons rangeaient par la chambre:
— Ici le linge, les vêtements, là tes papiers, tes livres… Il ne manque que tes lettres; elle m’a supplié de les lui laisser encore pour les relire, avoir quelque chose de toi. J’ai pensé que ça n’offrait pas de danger… C’est une si bonne fille…
Il souffla longuement, assis sur la malle, et s’épongeant le front avec son mouchoir de soie écrue, large comme une serviette. Jean n’osait demander des détails, dans quelles dispositions il l’avait trouvée; l’autre n’en donnait pas, de peur de l’attrister. Et ils remplirent ce silence, difficile, gros de choses inexprimées, par des remarques sur le temps changé brusquement depuis la veille, tourné au froid, sur l’aspect lamentable de cette banlieue de Paris déserte et dénudée, plantée de cheminées d’usines et de ces énormes cylindres de fonte, réservoirs des maraîchers. Puis au bout d’un moment:
— Elle ne vous a rien donné pour moi, mon oncle?
— Non… tu peux être tranquille… Elle ne t’embêtera pas, elle a pris son parti avec beaucoup de résolution et de dignité…
Pourquoi Jean vit-il dans ce peu de mots une intention de blâme, un reproche de sa rigueur?
— C’est égal, corvée pour corvée, reprenait l’oncle, j’aimais mieux encore les griffes de la Mornas que le désespoir de cette malheureuse.
— Elle a beaucoup pleuré?
— Ah! mon ami… Et si bien, d’un tel coeur, que je sanglotais moi-même en face d’elle sans la force de…
Il s’ébroua, secoua son émotion d’un coup de tête de vieille chèvre:
— Enfin, que veux-tu? ce n’est pas ta faute… tu ne pouvais passer toute ta vie là… Les choses sont très convenablement faites, tu lui laisses de l’argent, un mobilier… Et maintenant, voguent les amours! Tâche de nous mener ton mariage rondement… Des affaires trop sérieuses pour moi, par exemple… Il faudra que le consul s’en mêle… Moi, je suis pour les liquidations de la main gauche…
Et brusquement repris d’un accès mélancolique, le front à la vitre, regardant le ciel bas qui ruisselait entre les toits:
— C’est égal, le monde devient triste… De mon temps on se séparait plus gaiement que ça.
Le Fénat parti, suivi de sa machine élévatoire, Jean, privé de cette bonne humeur remuante et bavarde, eut une longue semaine à passer, une impression de vide et de solitude, tout le noir désorientement d’un veuvage. En pareil cas, même sans le regret d’une passion, on cherche son double, il vous manque; car l’existence à deux, la cohabitation de la table et du lit, créent un tissu de liens invisibles et subtils, dont la solidité ne se révèle qu’à la douleur, à l’effort de la brisure. L’influence du contact et de l’habitude est si miraculeusement pénétrante que deux êtres vivant de la même vie en arrivent à se ressembler.
Ses cinq ans de Sapho n’avaient pu le pétrir encore à ce point; mais son corps gardait pourtant les marques de la chaîne, en subissait le lourd entraînement. Et de même que, plusieurs fois, ses pas l’auraient tout seuls dirigé vers Chaville au sortir de son bureau, il lui arrivait le matin de chercher à côté de lui sur l’oreiller les cheveux noirs en nappes lourdes, démordus de leur peigne, où tombait son premier baiser.
Les soirées surtout lui semblaient interminables, dans cette chambre d’hôtel qui lui rappelait les premiers temps de leur liaison, la présence d’une autre maîtresse délicate et silencieuse, dont la petite carte embaumait la glace d’un parfum d’alcôve et du mystère de son nom: Fanny Legrand. Alors il s’en allait se fatiguer, marcher, s’étourdir aux flonflons et aux lumières de quelque petit théâtre, jusqu’au moment où le vieux Bouchereau lui donnait le droit de passer trois soirées par semaine auprès de sa fiancée.
On s’était enfin entendu. Irène l’aimait, Unclé voulait bien; ce serait pour les premiers jours d’avril, à la fin du cours. Trois mois d’hiver à se voir, à s’apprendre, se désirer, faire la paraphrase aimante et charmante du premier regard qui lie les âmes et du premier aveu qui les trouble.
Le soir des accordailles, en rentrant chez lui sans la moindre envie de dormir, Jean éprouva le désir de faire sa chambre ordonnée et laborieuse, par cet instinct naturel de mettre notre vie en rapport avec nos idées. Il installa sa table et ses livres non encore déficelés, tassés au fond d’une de ces caisses faites à la hâte, les codes entre une pile de mouchoirs et une vareuse de jardin. De l’entrebâillement d’un dictionnaire de Droit commercial, le plus fréquemment feuilleté, tombait alors une lettre sans enveloppe, à l’écriture de la maîtresse.
Fanny l’avait confiée au hasard de travaux futurs, se méfiant de l’attendrissement trop court de Césaire, pensant qu’elle arriverait plus sûrement ainsi. Il se défendait d’abord de l’ouvrir, mais cédait aux premiers mots bien doux, bien raisonnables, dont l’agitation se sentait seulement au tremblé de la plume, à l’inégale conduite des lignes. Elle ne demandait qu’une grâce, une seule, qu’il revînt de temps à autre. Elle ne dirait rien, ne reprocherait rien, ni le mariage, ni cette séparation qu’elle savait absolue et définitive. Mais le voir!…
«Songe que c’est pour moi un coup terrible et si inattendu, si brusque… Je suis comme après une mort ou un incendie, ne sachant à quoi me prendre. Je pleure, j’attends, je regarde la place de mon bonheur. Il n’y aurait que toi pour m’acclimater à cette situation nouvelle… C’est une charité, viens me voir, que je ne me sente pas si seule… j’ai peur de moi…»
Ces plaintes, ce suppliant appel couraient tout le long de la lettre, se reprenaient chaque fois au même mot: «Viens, viens…» Il pouvait se croire dans la clairière au milieu des bois avec Fanny à ses pieds, et sous la cendre violette du soir, cette pauvre figure levée vers lui, toute fripée et molle de larmes, cette bouche ouverte qui s’emplissait d’ombre à crier. C’est cela qui le poursuivit toute la nuit, cela qui troubla son sommeil, et non l’heureuse ivresse qu’il avait rapportée de là-bas. C’est cette figure vieillie, flétrie, qu’il revoyait, malgré tous ses efforts pour mettre entre lui et elle le visage aux purs contours, à la pulpe d’oeillet en fleur, que l’aveu de l’amour teintait de petites flammes roses sous les yeux.
Cette lettre avait huit jours de date; huit jours que la malheureuse attendait un mot, ou une visite, l’encouragement à la résignation qu’elle demandait. Mais comment n’avait-elle pas récrit depuis? Peut-être était-elle malade; et d’anciennes craintes lui revenaient. Il pensa qu’Hettéma pourrait lui donner des nouvelles, et, confiant dans la régularité de ses habitudes, alla l’attendre devant le Comité d’artillerie.
Le dernier coup de dix heures sonnait à Saint-Thomas d’Aquin lorsque le gros homme tourna le coin de la petite place, le collet retroussé, la pipe aux dents, qu’il tenait à deux mains pour se chauffer les doigts. Jean le regardait venir de loin, très ému de tout ce qu’il lui rappelait; mais Hettéma l’accueillit d’un mouvement d’humeur à peine contraint.
— Vous voilà!… Je ne sais pas si nous vous avons maudit cette semaine!… nous qui sommes allés à la campagne pour vivre au calme…
Et sur la porte, en finissant sa pipe, il lui raconta que le dimanche précédent ils avaient invité Fanny à dîner chez eux avec l’enfant dont c’était le jour de sortie, histoire de la distraire un peu de ses vilaines idées. En effet, on avait mangé assez gaiement, même elle leur chantait un morceau de musique au dessert; puis on se séparait vers dix heures, et ils s’apprêtaient à se mettre au lit délicieusement, quand tout à coup on frappe aux volets et la voix du petit Joseph appelle effarée:
— Venez vite, maman veut s’empoisonner…
Hettéma se précipite, arrive à temps pour lui arracher de force le flacon de laudanum. Il avait fallu se battre, la prendre à bras- le-corps, la maintenir et se défendre, contre les coups de tête, les coups de peigne dont elle lui abîmait là figure. Dans la lutte, la fiole se brisait, le laudanum répandu partout, et il n’en avait pas été autre chose que des vêtements tachés et empestés de poison.
— Mais vous comprenez bien que des scènes pareilles, tout ce drame de faits-divers, pour des gens tranquilles… Aussi c’est fini, j’ai donné congé, le mois prochain je déménage…
Il remit sa pipe dans l’étui, et avec un adieu bien paisible disparut sous les arcades basses d’une petite cour, laissant Gaussin tout bouleversé de ce qu’il venait d’entendre.
Il se représentait la scène dans cette chambre qui avait été leur chambre, l’effroi du petit appelant au secours, la lutte brutale avec le gros homme, et il croyait sentir le goût opiacé, l’amertume somnolente du laudanum répandu. L’épouvante lui en resta tout le jour, aggravée de l’isolement où elle allait se trouver. Les Hettéma partis, qui lui retiendrait la main à la nouvelle tentative?
Une lettre vint le rassurer un peu. Fanny le remerciait de n’être pas si dur qu’il voulait le paraître, puisqu’il prenait encore quelque intérêt à la pauvre abandonnée: «On t’a dit, n’est-ce pas?… J’ai voulu mourir… c’était de me sentir si seule!… J’ai essayé, je n’ai pas pu, on m’a arrêtée, ma main tremblait peut-être… la peur de souffrir, de devenir laide… Oh! cette petite Doré, comment a-t-elle eu le courage?… Après la première honte de m’être manquée, ç’a été une joie de penser que je pourrais t’écrire, t’aimer de loin, te voir encore; car je ne perds pas l’espoir que tu viendras une fois, comme on vient chez une amie malheureuse, dans une maison en deuil, par pitié, seulement par pitié.»
Dès lors il arriva de Chaville tous les deux ou trois jours une capricieuse correspondance, longue, courte, un journal de douleur qu’il n’eut pas la force de renvoyer et qui agrandit dans ce coeur tendre la place à vif d’une pitié sans amour, non plus pour la maîtresse, mais pour l’être humain souffrant à cause de lui.
Un jour c’était le départ de ses voisins, ces témoins de son bonheur passé qui lui emportaient tant de souvenirs. À présent elle n’avait plus pour les lui rappeler que les meubles, les murs de leur petite maison, et la femme de service, pauvre bête sauvage, aussi peu intéressée aux choses que le loriot, tout frileux de l’hiver, tristement ébouriffé dans un coin de sa cage.
Un autre jour, un pâle rayon égayant la vitre, elle se réveillait toute joyeuse dans cette persuasion: il viendra aujourd’hui!… Pourquoi?… rien, une idée… Tout de suite elle se mettait à faire la maison belle, et la femme coquette avec sa robe des dimanches et la coiffure qu’il aimait; puis jusqu’au soir, jusqu’à la dernière goutte de lumière, elle comptait les trains à la fenêtre de la salle, l’écoutait venir par le Pavé des Gardes… Fallait-il être folle!
Quelquefois rien qu’une ligne: «Il pleut, il fait noir… je suis seule et je te pleure…» Ou bien elle se contentait de mettre sous enveloppe une pauvre fleur toute trempée et raide de frimas, la dernière de leur petit jardin. Mieux que toutes les plaintes, cette fleur ramassée sous la neige, disait l’hiver, la solitude, l’abandon; il voyait la place, au bout de l’allée, et contre les plates-bandes, une jupe de femme mouillée jusqu’à l’ourlet, allant et revenant dans une solitaire promenade.
Cette pitié qui lui angoissait le coeur le faisait vivre encore avec Fanny, malgré la rupture. Il y songeait, se la figurait à toute heure; mais par une singulière défaillance de sa mémoire, quoiqu’il n’y eût guère plus de cinq ou six semaines depuis leur séparation, et que les moindres détails de leur intérieur lui fussent encore présents, la cage de La Balue en face d’un coucou en bois gagné à une fête de campagne, jusqu’aux branches du noisetier qui battaient au moindre vent la vitre de leur cabinet de toilette, la femme elle-même ne lui apparaissait plus distinctement. Il la voyait dans un reculement de brume avec un seul détail de sa figure, accentué et pénible, la bouche déformée, le sourire troué par cette dent qui manquait.
Ainsi vieillie, qu’allait-elle devenir, la pauvre créature contre qui il avait dormi si longtemps? L’argent fini qu’il lui avait laissé, où irait-elle, jusque vers quel bas-fond? Et tout à coup se dressait dans son souvenir, la triste raccrocheuse, rencontrée le soir dans une taverne anglaise, mourant de soif devant sa tranche de saumon fumé. Elle deviendrait cela, celle dont il avait si longtemps accepté les soins, la tendresse passionnée et fidèle. Et cette idée le désespérait… Cependant, que faire? Parce qu’il avait eu le malheur de rencontrer cette femme, de vivre quelque temps avec elle, était-il condamné à la garder toujours, à lui sacrifier son bonheur? Pourquoi lui et pas les autres? Au nom de quelle justice?
Tout en s’interdisant de la revoir, il lui écrivait; et ses lettres à dessein positives et sèches laissaient deviner son émotion sous des conseils de sagesse et d’apaisement. Il l’engageait à retirer Joseph de pension, à le reprendre pour s’occuper, se distraire; mais Fanny refusait. À quoi bon mettre cet enfant en présence de sa douleur, de son découragement? c’était bien assez du dimanche où le petit rôdait de chaise en chaise, errait de la salle au jardin, devinant qu’un grand malheur avait attristé la maison, et n’osant plus demander des nouvelles de «papa Jean» depuis qu’on lui avait dit avec des sanglots qu’il était parti, qu’il ne reviendrait plus:
— Tous mes papas s’en vont, alors!
Et ce mot du petit abandonné, tombant d’une lettre navrante, restait lourd sur le coeur de Gaussin. Bientôt, cette pensée de la savoir à Chaville devint une oppression telle, qu’il lui conseilla de rentrer dans Paris, de voir du monde. Avec sa triste expérience des hommes et des ruptures, Fanny ne vit dans cette offre qu’un affreux égoïsme, l’envie de se débarrasser d’elle à jamais, par un de ces brusques béguins dont elle était familière; et elle s’en expliqua avec sincérité:
«Tu sais ce que je t’ai dit autrefois… Je resterai ta femme malgré tout, ta femme aimante et fidèle. Notre petite maison m’enveloppe de toi, et je ne voudrais la quitter pour rien au monde… Que ferais-je à Paris? J’ai le dégoût de mon passé qui t’éloigne; et puis, songe à quoi tu nous exposes… Tu te crois donc bien fort? Viens, alors, méchant… une fois, rien qu’une…»
Il n’y alla pas; mais, un dimanche, l’après-midi, seul et travaillant, il entendit frapper deux petits coups à sa porte. Il tressaillit, reconnut sa façon vive de s’annoncer comme autrefois. Craignant de trouver en bas quelque consigne, elle était montée d’une haleine, sans rien demander. Il s’approcha, les pas enfoncés dans le tapis, entendant son souffle par la feuillure:
— Jean, es-tu là?…
Oh! cette voix humble et brisée… Encore une fois, pas bien fort: «Jean!…» puis une plainte soupirée, le froissement d’une lettre, et la caresse et l’adieu d’un baiser jeté.
L’escalier descendu marche à marche, lentement, comme si elle attendait un rappel, Jean, seulement alors, ramassa la lettre et l’ouvrit. On avait enterré le matin la petite Hochecorne à l’hospice des Enfants-Malades. Elle était venue avec le père et quelques personnes de Chaville, et n’avait pu se défendre de monter pour le voir ou laisser ces lignes écrites d’avance. «… Quand je te le disais!… si j’habitais Paris, on ne verrait que moi dans ton escalier… Adieu, m’ami, je rentre chez nous…»
Et en lisant, les yeux brouillés de larmes, il se rappelait la même scène rue de l’Arcade, la douleur de l’amant congédié, la lettre glissée sous la porte, et le rire sans coeur de Fanny. Elle l’aimait donc plus qu’il n’aimait Irène! Ou bien est-ce que l’homme, plus mêlé que la femme au combat des affaires et de la vie, n’a pas comme elle l’exclusivisme de l’amour, l’oubli et l’indifférence de tout ce qui n’est pas sa passion, absorbante et unique?
Cette torture, ce mal de pitié dont il souffrait, ne s’apaisait qu’auprès d’Irène. Ici seulement l’angoisse se desserrait, fondait sous le doux rayon bleu de ses regards. Il ne lui restait plus qu’une grande lassitude, une tentation de mettre la tête sur son épaule et de rester là, sans parler, sans bouger, à l’abri.
— Qu’avez-vous, lui disait-elle… Est-ce que vous n’êtes pas heureux?
Si, bien heureux. Mais pourquoi son bonheur était-il fait de tant de tristesse et de larmes? Et par moments il aurait voulu tout lui dire, comme à une amie intelligente et bonne; sans songer, pauvre fou, au trouble que de pareilles confidences agitent dans les âmes toutes neuves, aux inguérissables blessures qu’elles peuvent faire à la confiance d’une affection. Ah! s’il avait pu l’emporter, fuir avec elle! il sentait que ce serait la fin des tourments; mais le vieux Bouchereau ne voulait pas faire grâce d’une heure sur le temps fixé:
— Je suis vieux, je suis malade… Je ne verrai plus mon enfant, ne me privez pas de ces derniers jours…
Sous son air dur, c’était le meilleur des hommes que ce grand homme. Condamné sans rémission par la maladie de coeur dont il suivait et constatait lui-même les progrès, il en parlait avec un sang-froid admirable, continuait ses cours en suffoquant, auscultait des malades moins atteints que lui. Une seule faiblesse dans ce vaste esprit, et marquant bien l’origine paysanne du Tourangeau: son respect pour les titres, la noblesse. Et le souvenir des petites tourelles de Castelet, le vieux nom d’Armandy n’avaient pas été étrangers à sa facilité d’agréer Jean comme mari de sa nièce.
Le mariage se ferait à la gentilhommière, ce qui éviterait de déplacer la pauvre maman qui envoyait tous les huit jours à sa future fille une bonne lettre bien tendre, dictée à Divonne ou à l’une des petites de Béthanie. Et c’était une joie douce pour lui de parler avec Irène de ses gens, de retrouver Castelet place Vendôme, toutes ses affections serrées autour de sa chère fiancée.
Seulement il s’effrayait de se sentir si vieux, si las en face d’elle, de la voir prendre un plaisir d’enfant à des choses qui ne l’amusaient plus, à des joies de la vie commune, déjà escomptées par lui. Ainsi la liste à dresser de tout ce qu’il leur faudrait emporter au Consulat, meubles, étoffes à choisir, liste au milieu de laquelle il s’arrêtait un soir, la plume hésitante, épouvanté du retour qu’il faisait vers son installation de la rue d’Amsterdam, et du recommencement inévitable de tant de jolis bonheurs usés, finis par ces cinq ans auprès d’une femme, dans un travestissement de mariage et de ménage.
XIV
— Oui, mon cher, mort cette nuit dans les bras de Rosa… Je viens de le porter chez l’empailleur.
De Potter, le musicien, que Jean rencontrait sortant d’un magasin de la rue du Bac, s’accrochait à lui avec un besoin d’effusion qui n’allait guère à ses traits impassibles et durs d’homme d’affaires, et lui racontait le martyre du pauvre Bichito tué par l’hiver parisien, ratatiné de froid malgré les tampons d’ouate, la mèche d’esprit-de-vin allumée depuis deux mois sous sa petite niche, comme on fait aux enfants venus avant terme. Rien n’avait pu l’empêcher de grelotter, et la nuit d’avant, pendant qu’ils étaient tous autour de lui, un dernier frisson le secouant de la tête à la queue, il était mort en bon chrétien, grâce aux flots d’eau bénite que sur sa peau grenue, où la vie s’évanouissait en moires changeantes, en mouvements de prisme, maman Pilar répandait en disant, les yeux au ciel: «Dios loui pardonne!»
— J’en ris, mais j’ai le coeur gros tout de même; surtout quand je pense au chagrin de ma pauvre Rosa que j’ai laissée en larmes… Heureusement Fanny était près d’elle…
— Fanny?…
— Oui, voilà des temps que nous ne l’avions vue… Elle est arrivée ce matin juste au milieu du drame, et cette bonne fille est restée consoler son amie.
Il ajouta, sans s’apercevoir de l’impression causée par ses paroles:
— C’est donc fini? Vous n’êtes plus ensemble?… Vous rappelez- vous notre conversation au lac d’Enghien? Au moins, vous profitez des leçons qu’on vous donne…
Et il perçait une pointe d’envie dans son approbation.
Gaussin, le front plissé, éprouvait un véritable malaise à songer que Fanny était retournée chez Rosario; mais il s’en voulait de cette faiblesse, n’ayant plus après tout ni droit, ni responsabilité sur cette existence. Devant une maison de la rue de Beaune, une très ancienne rue du Paris aristocratique d’autrefois où ils venaient de s’engager, de Potter s’arrêta. C’est là qu’il demeurait ou qu’il était censé demeurer pour les convenances, pour le monde, car réellement son temps se passait avenue de Villiers ou à Enghien, et il ne faisait que des apparitions au domicile conjugal, pour empêcher que sa femme et son enfant n’eussent l’air trop abandonnés.
Jean suivait sa route, esquissant déjà un adieu, mais l’autre lui retint la main dans ses longues mains dures de briseur de clavier et, sans le moindre embarras, comme un homme que son vice ne gêne plus:
— Rendez-moi donc un service… montez avec moi. Je devais dîner chez ma femme aujourd’hui, mais je ne peux vraiment pas laisser ma pauvre Rosa toute seule à son désespoir… Vous servirez de prétexte à ma sortie et m’éviterez une explication ennuyeuse.
Le cabinet du musicien, dans un superbe et froid appartement bourgeois du second étage, sentait l’abandon de la pièce où l’on ne travaille pas. Tout y était trop net, sans rien du désordre, de l’active petite fièvre qui gagne les objets et les meubles. Pas un livre, pas un feuillet sur la table qu’encombrait majestueusement un énorme encrier de bronze à sec et reluisant comme dans une devanture; ni la moindre partition au vieux piano à forme d’épinette dont s’étaient inspirées les premières oeuvres. Et un buste en marbre blanc, le buste d’une jeune femme aux traits délicats, à l’expression de douceur, tout pâle dans le jour qui tombait, faisait plus froide encore la cheminée sans feu et drapée, semblait regarder tristement les murs chargés de couronnes dorées, enrubannées, de médailles, de cadres commémoratifs, toute une défroque glorieuse et vaniteuse généreusement laissée à la femme en compensation, et qu’elle entretenait comme les ornements de tombe de son bonheur.
À peine étaient-ils entrés, la porte du cabinet se rouvrit, et
Mme de Potter parut:
— C’est toi, Gustave?
Elle le croyait seul, s’arrêta devant la figure inconnue, avec une visible inquiétude. Élégante et jolie, d’une recherche de mise intelligente, elle paraissait plus affinée que son buste, la douce physionomie changée en une résolution courageuse et nerveuse. Dans le monde, les avis se partageaient sur ce caractère de femme. Les uns la blâmaient de supporter le dédain affiché du mari, ce ménage en ville, connu, installé; d’autres admiraient au contraire sa résignation silencieuse. Et l’opinion générale la tenait pour une tranquille personne aimant son repos par-dessus tout, trouvant des compensations suffisantes à son veuvage dans les caresses d’un bel enfant et la joie de porter le nom d’un grand homme.
Mais pendant que le musicien présentait son compagnon et débitait n’importe quel mensonge pour se débarrasser du dîner de famille, au tressaillement de ce jeune visage féminin, à la fixité de ce regard qui ne voyait plus, n’écoutait plus, comme absorbé de souffrance, Jean pouvait se rendre compte que sous ces dehors mondains une grande douleur s’enterrait vivante. Elle parut accepter cette histoire qu’elle ne croyait pas, se contenta de dire doucement:
— Raymond va pleurer, je lui avais promis que nous dînerions près de son lit.
— Comment est-il? demanda de Potter, distrait, impatient.
— Mieux, mais il tousse toujours… Tu ne viens pas le voir?
Il bredouilla quelques mots dans sa moustache, en feignant de chercher autour de la pièce:
— Pas maintenant… très pressé… rendez-vous au club pour six heures…
Ce qu’il voulait éviter, c’était d’être seul avec elle.
«Adieu alors», fit la jeune femme subitement apaisée, les traits en place, refermée comme une eau pure que vient de troubler une pierre jusqu’au fond. Elle salua, disparut.
— Filons!…
Et de Potter délivré entraîna Gaussin qui regardait descendre devant lui, raide et correct dans son long pardessus serré de coupe anglaise, ce sinistre passionné, tellement ému quand il portait à empailler le caméléon de sa maîtresse, et s’en allant sans embrasser son enfant malade.
— Tout ça, mon cher, fit le musicien comme en réponse à la pensée de son ami, c’est la faute de ceux qui m’ont marié. Un vrai service qu’ils m’ont rendu là et à cette pauvre femme… Quelle folie de vouloir faire de moi un mari et un père!… J’étais l’amant de Rosa, je le suis resté, je le resterai jusqu’à ce que l’un de nous crève… Un vice qui vous a pris au bon moment, qui vous tient bien, est-ce qu’on s’en dégage jamais?… Et vous-même, êtes-vous sûr que si Fanny avait voulu?…
Il héla un fiacre vide qui passait, et en montant:
— À propos de Fanny, vous savez la nouvelle?… Flamant est gracié, sorti de Mazas… C’est la pétition de Déchelette… Pauvre Déchelette! il aura fait du bien même après sa mort.
Immobile, avec une envie folle de courir, de rattraper ces roues qui cahotaient à fond de train dans la rue sombre où le gaz s’allumait, Gaussin s’étonnait de se sentir si ému.
— Flamant gracié… sorti de Mazas…
Il redisait ces mots tout bas, y voyant la raison du silence de Fanny depuis quelques jours, de ses lamentations brusquement interrompues, tombées sous les caresses d’un consolateur; car la première pensée du misérable enfin libre avait dû être pour elle.
Il se rappelait la correspondance amoureuse datée de la prison, l’obstination de sa maîtresse à défendre celui-là seul, quand elle faisait si bon marché des autres; et au lieu de se féliciter d’une aventure qui logiquement le déchargeait de toute inquiétude, de tout remords, une angoisse indéfinissable le tint éveillé et fiévreux une partie de la nuit. Pourquoi? Il ne l’aimait plus; seulement il songeait à ses lettres restées aux mains de cette femme, qu’elle lirait peut-être à l’autre, et dont — qui sait? — sous une influence mauvaise, elle pourrait se servir un jour pour troubler son repos, son bonheur.
Vraie ou fausse, ou cachant sans qu’il s’en doutât un souci d’autre genre, cette préoccupation de ses lettres le décida à une démarche imprudente, la visite à Chaville qu’il avait toujours obstinément refusée. Mais à qui confier une mission aussi intime et délicate?… Un matin de février, il prit le train de dix heures, très calme d’esprit et de coeur, avec la seule crainte de trouver la maison fermée, la femme disparue déjà à la suite de son bandit.
Dès la courbe de la voie, les persiennes ouvertes, les rideaux aux fenêtres du pavillon le rassurèrent; et se souvenant de son émotion, lorsqu’il voyait fuir derrière lui la petite lumière mouchetant l’ombre, il se raillait lui-même et la fragilité de ses impressions. Ce n’était plus le même homme qui passait là, et certainement il ne trouverait plus la même femme. Il n’y avait pourtant que deux mois depuis. Les bois que longeait le train n’avaient pas pris de nouvelles feuilles, gardaient les mêmes lèpres de rouille que le jour de la rupture, et de sa clameur aux échos.
Il descendit seul à la station, par ce brouillard pénétrant et froid, prit le petit chemin de campagne tout glissant de neige durcie, la voûte du chemin de fer, ne rencontra personne avant le Pavé des Gardes, au tournant duquel apparurent un homme et un enfant suivis d’un employé de la gare poussant sa brouette chargée de malles.
L’enfant, tout emmitouflé d’un cache-nez, la casquette jusqu’aux oreilles, retint un cri en passant près de lui. «Mais c’est Joseph…» se dit-il, un peu étonné et triste de cette ingratitude du petit; et s’étant retourné il rencontra le regard de l’homme qui accompagnait l’enfant par la main. Cette figure intelligente et fine, pâlie par la claustration, ces vêtements de confection achetés de la veille, cette barbe blonde à fleur de menton, qui n’avait pas eu le temps de repousser depuis Mazas… Flamant, parbleu! Et Joseph était son fils…
Ce fut une révélation dans un éclair. Il revit, comprit tout, depuis la lettre du coffret où le beau graveur confiait à sa maîtresse un enfant qu’il avait en province, jusqu’à l’arrivée mystérieuse du petit, et la mine gênée d’Hettéma pour parler de cette adoption, et les regards de Fanny à Olympe; car ils s’étaient tous entendus pour lui faire nourrir le fils du faussaire. Oh! le joli niais, et comme ils avaient dû rire!… Un dégoût lui en vint de tout ce passé de honte, une envie de fuir bien loin; mais des choses le troublaient qu’il aurait voulu savoir. L’homme et l’enfant partis, pourquoi pas elle? Et puis ses lettres, il lui fallait ses lettres, ne rien laisser de lui dans ce coin de souillure et de malheur.
— Madame?… Voilà monsieur!…
— Qui, monsieur?… demanda naïvement une voix du fond de la chambre.
— Moi…
On entendit un cri, un bond précipité, puis:
— Attends, je me lève… je viens…
Encore au lit à midi passé! Jean se doutait bien pourquoi, il connaissait les causes de ces lendemains brisés, harassés; et pendant qu’il l’attendait dans la salle aux moindres objets familiers, le sifflet du train montant, le «mé» grelottant d’une chèvre dans un jardinet voisin, les couverts épars sur la table le reportaient aux matins d’autrefois, le petit déjeuner en hâte avant le départ.
Fanny entra avec un élan vers lui, puis, s’arrêtant devant sa froideur, ils restèrent une seconde étonnés, hésitants, comme lorsqu’on se retrouve après ces intimités brisées, de chaque côté d’un pont rompu, d’une distance de rive à rive, et entre soi l’espace immense des flots roulants et engloutissants.
— Bonjour… dit-elle tout bas, sans bouger.
Elle le trouvait changé, pâli. Lui s’étonnait de la revoir si jeune, un peu grossie seulement, moins grande qu’il ne se la figurait, mais baignée de ce rayonnement spécial, cet éclat du teint et des yeux, cette douceur de pelouse fraîche que lui laissaient les nuits de grandes caresses. Elle était donc restée dans le bois, au fond du ravin encombré de feuilles mortes, celle dont le souvenir le rongeait de pitié.
— On se lève tard à la campagne… fit-il d’un accent ironique.
Elle s’excusait, prétextait une migraine, et, comme lui, employait des formes impersonnelles, ne sachant dire ni toi, ni vous; puis à l’interrogation muette qui lui montrait le repas desservi:
— C’est l’enfant… il a déjeuné là ce matin avant de s’en aller…
— S’en aller?… Où donc?
Il affectait une suprême indifférence du bout des lèvres, mais l’éclair de ses yeux le trahissait. Et Fanny:
— Le père a reparu… il est venu le reprendre…
— En sortant de Mazas, n’est-ce pas?
Elle tressaillit, mais n’essaya pas de mentir.
— Eh bien, oui… J’avais promis, je l’ai fait… Que de fois l’envie me tenait de te le dire, mais je n’osais pas, j’avais peur que tu le renvoies, le pauvre petit…
Et elle ajouta timidement:
— Tu étais si jaloux…
Il eut un beau rire de dédain. Jaloux, lui, de ce forçat… allons donc!… Et sentant monter sa colère il coupa court, dit vivement ce qui l’amenait. Ses lettres!… Pourquoi ne les avait-elle pas données à Césaire, cela leur eût évité une entrevue pénible pour tous deux.
— C’est vrai, dit-elle, toujours très douce, mais je vais te les rendre, elles sont là…
Il la suivit dans la chambre, aperçut le lit défait, recouvert en hâte sur les deux oreillers, respira cette odeur de cigarettes brûlées mêlée à des parfums de toilette de femme, qu’il reconnaissait comme le petit coffret nacré posé sur la table. Et la même pensée leur venant à tous deux:
— Il n’y en a pas lourd, dit-elle en ouvrant la boîte… nous ne risquerions pas de mettre le feu…
Il se taisait, troublé, la bouche sèche, hésitant à se rapprocher de ce lit saccagé, devant lequel elle feuilletait les lettres une dernière fois, la tête penchée, la nuque solide et blanche sous la torsade relevée de ses cheveux, et dans le flottant vêtement de laine la taille épaissie et molle, à l’abandon…
— Voilà!… Elles y sont toutes.
Le paquet pris, mis brusquement dans sa poche, car ses préoccupations avaient changé, Jean demanda:
— Alors il emmène son enfant?… Où vont-ils?…
— Au Morvan, dans son pays, pour se cacher, faire sa gravure qu’il enverra à Paris sous un faux nom.
— Et toi?… Est-ce que tu comptes rester ici?…
Elle détourna les yeux pour lui échapper, balbutiant que ce serait bien triste. Aussi elle pensait… elle partirait peut-être bientôt… un petit voyage.
— Dans le Morvan, sans doute?… En famille!…
Et lâchant sa fureur jalouse:
— Dis donc tout de suite que tu rejoindras ton voleur, que vous allez vous mettre en ménage… Il y a assez longtemps que tu en as envie… Allons. Retourne à ta bauge… Fille et faussaire ça va ensemble, j’étais bien bon de vouloir te tirer de cette boue.
Elle gardait son mutisme immobile, un éclair de triomphe filtrant entre ses cils baissés. Et plus il la cinglait d’une ironie féroce, outrageante, plus elle semblait fière, et s’accentuait le frisson au coin de sa bouche. Maintenant il parlait de son bonheur à lui, l’amour honnête et jeune, le seul amour. Oh! le doux oreiller pour dormir qu’un coeur d’honnête femme… Puis, brusquement, la voix baissée, comme s’il avait honte:
— Je viens de le rencontrer, ton Flamant, il a passé la nuit ici?
— Oui, il était tard, il neigeait… On lui a fait un lit sur le divan.
— Tu mens, il a couché là… il n’y a qu’à voir le lit, qu’à te regarder.
— Et après?
Elle approchait son visage du sien, ses grands yeux gris éclairés de flammes libertines…
— Est-ce que je savais que tu viendrais?… Et toi perdu, qu’est- ce que ça pouvait me faire, tout le reste? J’étais triste, seule, dégoûtée…
— Et puis le bouquet du bagne!… Depuis le temps que tu vivais avec un honnête homme… ça t’a semblé bon, hein?… Avez-vous dû vous en fourrer de ces caresses… Ah! saleté!… tiens…
Elle vit venir le coup sans l’éviter, le reçut en pleine figure, puis avec un grondement sourd de douleur, de joie, de victoire, elle sauta sur lui, l’empoigna à pleins bras: «M’ami, m’ami… tu m’aimes encore…» et ils roulèrent ensemble sur le lit.
Le passage à grand fracas d’un express le réveilla en sursaut vers le soir; et les yeux ouverts, il resta quelques instants sans se reconnaître, tout seul au fond de ce grand lit où ses membres rompus comme par une marche excessive semblaient posés les uns à côté des autres, sans attaches ni ressorts. L’après-midi, il était tombé beaucoup de neige. Dans un silence de désert, on l’entendait fondre, ruisseler contre les murs, le long des vitres, s’égoutter dans les combles du toit, et, par moments, sur le feu de coke de la cheminée qu’elle éclaboussait.
Où était-il? Que faisait-il là? Peu à peu, dans la réverbération du petit jardin, la chambre lui apparaissait toute blanche, éclairée d’en bas, le grand portrait de Fanny dressé en face de lui, et le souvenir lui revenait de sa chute, sans le moindre étonnement. Dès en entrant, devant ce lit, il s’était senti repris, perdu; ces draps l’attiraient comme un gouffre, et il se disait: «Si j’y tombe, ce sera sans rémission et pour toujours.» C’était fait; et sous le triste dégoût de sa lâcheté, il y avait comme un soulagement à l’idée qu’il ne sortirait plus de cette fange, le pitoyable bien-être du blessé qui, perdant son sang, traînant sa plaie, s’est étendu sur un tas de fumier pour y mourir, et las de souffrir, de lutter, toutes les veines ouvertes, s’enfonce délicieusement dans la tiédeur molle et fétide.
Ce qui lui restait à faire maintenant était horrible, mais très simple. Retourner à Irène après cette trahison, risquer un ménage à la de Potter?… Si bas qu’il fût tombé, il n’en était pas encore là… Il allait écrire à Bouchereau, au grand physiologiste qui le premier a étudié et décrit les maladies de la volonté, lui en soumettre un cas terrible, l’histoire de sa vie depuis la première rencontre avec cette femme quand elle lui avait posé sa main sur le bras, jusqu’au jour où, se croyant sauvé, en plein bonheur, en pleine ivresse, elle le ressaisissait par la magie du passé, cet horrible passé où l’amour tenait si peu de place, seulement la lâche habitude et le vice entré dans les os…
La porte s’ouvrit. Fanny marchait tout doucement dans la chambre pour ne pas le réveiller. Entre ses paupières closes, il la regardait, alerte et forte, rajeunie, chauffant au foyer ses pieds trempés de la neige du jardin, et de temps en temps tournée vers lui avec le petit sourire qu’elle avait le matin, dans la dispute. Elle vint prendre le paquet de maryland à sa place habituelle, roula une cigarette et s’en allait, mais il la retint.
— Tu ne dors donc pas?
— Non… assieds-toi là… et causons.
Elle resta au bord du lit, un peu surprise de cette gravité.
— Fanny… Nous allons partir.
Elle crut d’abord qu’il plaisantait pour l’éprouver. Mais les détails très précis qu’il donnait la détrompèrent vite. Il y avait un poste vacant, celui d’Arica; il le demanderait. C’était l’affaire d’une quinzaine de jours, le temps de préparer les malles…
— Et ton mariage?
— Plus un mot là-dessus… Ce que j’ai fait est irréparable… Je vois bien que c’est fini, je ne pourrai plus me séparer de toi.
— Pauvre bébé! fit-elle avec une douceur triste, un peu méprisante.
Puis, après avoir tiré deux ou trois bouffées:
— C’est loin, ce pays que tu dis?
— Arica?… très loin, au Pérou…
Et tout bas:
— Flamant ne pourra pas te rejoindre…
Elle resta songeuse et mystérieuse dans son nuage de tabac. Lui, tenait toujours sa main, frôlait son bras nu, et bercé par le dégoulinement de l’eau tout autour de la petite maison, il fermait les yeux, s’enfonçait dans la vase doucement.
XV
Nerveux, trépidant, sous vapeur, déjà parti comme tous ceux qui s’apprêtent au départ, Gaussin est depuis deux jours à Marseille où Fanny doit venir le rejoindre et s’embarquer avec lui. Tout est prêt, les places retenues, deux cabines de première pour le vice- consul d’Arica voyageant avec sa belle soeur; et le voilà qui arpente le carreau dérougi de la chambre d’hôtel, dans la double attente fiévreuse de sa maîtresse et de l’appareillage.
Il faut qu’il marche et s’agite sur place, puisqu’il n’ose sortir. La rue le gêne comme un criminel, comme un déserteur, la rue marseillaise mêlée et grouillante où il lui semble qu’à chaque tournant son père, le vieux Bouchereau vont se montrer, lui mettre la main sur l’épaule pour le reprendre et le ramener.
Il s’enferme, mange là sans même descendre à la table d’hôte, lit sans fixer ses yeux, se jette sur son lit, distrayant ses vagues siestes avec le Naufrage de La Pérouse, la Mort du capitaine Cook pendus aux murs, piquetés de mouches, et des heures entières s’accoude au balcon en bois vermoulu, abrité d’un store jaune aussi rapiécé que la voile d’un bateau de pêche.
Son hôtel, l’»hôtel du Jeune Anacharsis», dont le nom pris au hasard sur le Bottin l’a tenté quand il convenait du rendez-vous avec Fanny, est une vieille auberge point luxueuse ni même très propre, mais qui donne sur le port, en pleine marine, en plein voyage. Sous ses fenêtres, des perruches, des cacatoès, des oiseaux des îles au doux ramage interminable, tout l’étalage en plein air d’un oiselier dont les cages empilées saluent le jour levant d’une rumeur de forêt vierge, couverte et dominée, à mesure que la journée s’avance, par les bruyants travaux du port, réglés au bourdon de Notre Dame-de-la-Garde.
C’est une confusion de jurons dans toutes les langues, de cris de bateliers, de portefaix, de marchands de coquillages, entre les coups de marteau du bassin de radoub, le grincement des grues, le heurt sonore des «romaines» rebondissant sur le pavé, cloches de bords, sifflets de machines, bruits rythmés de pompes, de cabestans, eaux de cale qu’on dégorge, vapeur qui s’échappe, tout ce fracas doublé et répercuté par le tremplin de la mer voisine, d’où monte de loin en loin le mugissement rauque, l’haleine de monstre marin d’un grand transatlantique qui prend le large.
Et les odeurs aussi évoquent des pays lointains, des quais plus ensoleillés et chauds encore que celui-ci; les bois de santal, de campêche qu’on décharge, les limons, les oranges, pistaches, fèves, arachides, dont l’âcre senteur se dégage, monte avec des tourbillons de poussières exotiques dans une atmosphère saturée d’eau saumâtre, d’herbes brûlées, des graisses fumeuses des Cook- house.
Le soir venu, ces rumeurs s’apaisent, ces épaisseurs de l’air retombent et s’évaporent; et tandis que Jean, rassuré par l’ombre, le store relevé, regarde le port endormi et noir sous l’entre- croisement en hachures des mâts, des vergues, des beauprés, quand le silence n’est traversé que du clapotis d’une rame, de l’aboi lointain d’un chien de bord, au large, tout au large, le phare de Planier projette en tournant une longue flamme rouge ou blanche qui déchire l’ombre, montre en un clignotement d’éclair des silhouettes d’îles, de forts, de roches. Et ce regard lumineux guidant des milliers de vies à l’horizon, c’est encore le voyage, qui l’invite et lui fait signe, l’appelle dans la voix d’un vent, les houles de la pleine mer, et la rauque clameur d’un steamboat qui râle et souffle toujours à quelque point de la rade.
Encore vingt-quatre heures d’attente; Fanny ne doit le rejoindre que dimanche. Ces trois jours trop tôt au rendez-vous, il devait les passer près des siens, les donner aux bien-aimés qu’il ne reverra de plusieurs années, qu’il ne retrouvera plus peut-être; mais dès le soir de son arrivée à Castelet, quand son père a su que le mariage était rompu et qu’il en a deviné les causes, une explication a eu lieu, violente, terrible.
Que sommes-nous donc, que sont nos affections les plus tendres, les plus près de notre coeur, pour qu’une colère qui passe entre deux êtres de même chair, de même sang, arrache, torde, emporte leur tendresse, les sentiments de nature aux racines si profondes et si fines, avec la violence aveugle, irrésistible, d’un de ces typhons des mers de Chine dont les plus durs marins n’osent se souvenir et disent en pâlissant:
— Ne parlons pas de ça…
Il n’en parlera jamais, mais il s’en souviendra toute sa vie de cette horrible scène sur la terrasse de Castelet où s’est passée son enfance heureuse, devant cet horizon splendide et calme, ces pins, ces myrtes, ces cyprès qui se serraient immobiles et frissonnants autour de la malédiction paternelle. Toujours il reverra ce grand vieillard, aux joues convulsées et remuantes, marchant sur lui avec cette bouche de haine, ce regard de haine, proférant les paroles qu’on ne pardonne pas, le chassant de la maison et de l’honneur:
— Va-t’en, pars avec ta gueuse, tu es mort pour nous!…
Et les petites bessonnes criant, se traînant à genoux sur le perron, demandant grâce pour le grand frère, et la pâleur de Divonne, sans un regard, sans un adieu, pendant que là-haut, derrière la vitre, le doux et anxieux visage de la malade demandait pourquoi tout ce bruit et son Jean s’en allant si vite et sans l’embrasser.
Cette idée qu’il n’avait pas embrassé sa mère l’a fait revenir à mi-route d’Avignon; il a laissé Césaire avec la voiture au bas du pays, pris la traverse et pénétré dans Castelet par le clos, comme un voleur. La nuit était sombre; ses pas s’empêtraient dans la vigne morte, et même il finissait par ne plus pouvoir s’orienter, cherchant sa maison dans les ténèbres, déjà étranger chez lui. La blancheur des murs crépis le guidait enfin d’un reflet vague; mais la porte du perron était fermée, les fenêtres partout éteintes. Sonner, appeler? Il n’osait, par crainte de son père. Deux ou trois fois il a fait le tour du logis, espérant trouver l’issue d’un volet mal clos. Partout la lanterne de Divonne avait passé comme chaque soir; et après un long regard à la chambre de sa mère, l’adieu de tout son coeur à sa maison d’enfance qui le repousse elle aussi, il s’est enfui désespéré avec un remords qui ne le quitte plus.
D’ordinaire, pour ces absences de durée, ces traversées aux dangereux hasards de la mer et du vent, les parents, les amis, prolongent les adieux jusqu’à l’embarquement définitif; on passe la dernière journée ensemble, on visite le bateau, la cabine du partant afin de mieux le suivre dans sa route. Plusieurs fois par jour, Jean voit passer devant l’hôtel de ces affectueuses reconduites, parfois nombreuses et bruyantes; mais il s’émeut surtout d’un groupe familial à l’étage au-dessous du sien. Un vieux, une vieille, des gens de campagne à tournure aisée, en veste de drap et cambrésine jaune, sont venus accompagner leur garçon, l’assistent jusqu’au départ du paquebot; et penchés à leur fenêtre, dans le désoeuvrement de l’attente, on les voit tous les trois, se tenant par le bras, le matelot au milieu, bien serrés. Ils ne parlent pas, ils s’étreignent.
Jean songe en les regardant au beau départ qu’il aurait eu… Son père, ses petites soeurs, et, s’appuyant sur lui d’une douce main frémissante, celle dont les beauprés au large entraînaient le vif esprit et l’âme aventureuse… Regrets stériles. Le crime est accompli, son destin sur les rails, il n’a qu’à partir et à oublier…
Qu’elles lui semblèrent lentes et cruelles les heures de la dernière nuit! Il se tournait, se retournait dans son lit d’auberge, guettait le jour sur la vitre aux décroissements lents du noir au gris, puis au blanc d’aube que le phare piquait encore d’une étincelle rouge effacée au soleil levant.
Alors seulement il s’endormit, réveillé tout à coup par un éclaboussement de rayons dans sa chambre, les cris confondus des cages de l’oiselier avec les innombrables carillons du dimanche de Marseille, répandus par les quais élargis, toutes machines au repos, des oriflammes flottant aux mâts… Déjà dix heures! Et l’express de Paris arrive à midi, vite il s’habille pour aller au- devant de sa maîtresse; ils déjeuneront en face de la mer, puis on portera les bagages à bord et à cinq heures, le signal.
Un jour merveilleux, un ciel profond où les mouettes passent en taches blanches, la mer d’un bleu plus foncé, d’un bleu minéral, sur lequel, à l’horizon, des voiles, des fumées, tout est visible, tout miroite et tout danse; et comme le chant naturel de ces rives de soleil aux transparences d’atmosphère et d’eau, des harpes sonnent sous les croisées de l’hôtel, un air italien d’une facilité divine, mais dont la note pincée et traînée sur les cordes émeut cruellement les nerfs. C’est plus que de la musique, c’est la traduction ailée de ces allégresses du Midi, ces plénitudes de vie et d’amour gonflées jusqu’aux larmes. Et le souvenir d’Irène passe dans la mélodie, vibrant et pleurant. Comme c’est loin!… Quel beau pays perdu, quel regret pour toujours des choses brisées, irréparables!
Allons!
Sur le seuil, en sortant, Jean rencontre un garçon!
— Une lettre pour M. le consul… Elle est arrivée le matin, mais
M. le consul dormait si profondément!
Les voyageurs de distinction sont rares à l’hôtel du Jeune Anacharsis; aussi les braves Marseillais font-ils sonner à tout propos le titre de leur pensionnaire… Qui peut lui écrire? Personne ne connaît son adresse, à moins que Fanny… Et regardant mieux l’enveloppe, il s’épouvante, il a compris.
«Eh bien, non! je ne pars pas; c’est une trop grande folie dont je ne me sens pas la force. Pour des coups pareils, mon pauvre ami, il faut la jeunesse que je n’ai plus, ou l’aveuglement d’une passion folle qui nous manque à l’un comme à l’autre. Il y a cinq ans, aux beaux jours, un signe de toi m’aurait fait te suivre de l’autre côté de la terre, car tu ne peux nier que je t’aie aimé passionnément. Je t’ai donné tout ce que j’avais; et lorsqu’il a fallu m’arracher de toi j’ai souffert, comme jamais pour aucun homme. Mais ça use, vois-tu, un amour pareil… Te sentir si beau, si jeune, toujours trembler, tant de choses à défendre!… Maintenant je n’en peux plus, tu m’as trop fait vivre, trop fait souffrir, je suis à bout.
«Dans ces conditions, la perspective de ce grand voyage, de ce déménagement d’existence, me fait peur. Moi qui aime tant ne pas bouger et qui ne suis jamais allée plus loin que Saint-Germain, tu penses! Et puis les femmes vieillissent trop vite au soleil, et tu n’aurais pas encore trente ans que je serais jaunie et fripée comme maman Pilar; c’est pour le coup que tu m’en voudrais de ton sacrifice et que la pauvre Fanny payerait pour tout le monde. Écoute, il y a un pays d’Orient, j’ai lu ça dans un de tes Tour du Monde, où, quand une femme trompe son mari, on la coud vivante avec un chat, en une peau de bête toute fraîche, puis on lâche le paquet sur la plage hurlant et bondissant en plein soleil. La femme miaule, le chat griffe, tous deux s’entre-dévorent pendant que la peau se racornit, se resserre sur cette horrible bataille de captifs, jusqu’au dernier râle, jusqu’à la dernière palpitation du sac. c’est un peu le supplice qui nous attendait ensemble…»
Il s’arrêta une minute, écrasé, stupide. À perte de vue le bleu de la mer étincelait. Addio… chantaient les harpes auxquelles s’était jointe une voix chaude et passionnée comme elles… Addio… Et le néant de sa vie détruite, ravagée, toute de débris et de larmes, lui apparut, le champ ras, les moissons faites sans espoir de retour, et pour cette femme qui lui échappait…
«J’aurais dû te dire cela plus tôt, mais je n’osais pas, te voyant si monté, si résolu. Ton exaltation me gagnait; puis la vanité de la femme, la fierté bien naturelle de t’avoir reconquis après la rupture. Seulement, tout au fond de moi, je sentais que ça n’y était plus, quelque chose de fini, de craqué. Comment veux-tu? après des secousses pareilles… Et ne te figure pas que ce soit à cause de ce malheureux Flamant. Pour lui comme pour toi et tous les autres, c’est fini, mon coeur est mort; mais il reste cet enfant dont je ne peux plus me passer et qui me ramène auprès du père, pauvre homme qui s’est perdu par amour et m’est revenu de Mazas aussi fervent et tendre qu’à notre première rencontre. Figure-toi que, lorsque nous nous sommes revus, il a passé toute la nuit à pleurer sur mon épaule; tu vois qu’il n’y avait guère de quoi te monter la tête…
«Je te l’ai dit, mon cher enfant, j’ai trop aimé, je suis rompue. À présent j’ai besoin qu’on m’aime à mon tour, qu’on me choie, et m’admire, et me berce. Celui-là sera à genoux, ne me verra jamais de rides ni de cheveux blancs; et s’il m’épouse, comme il en a l’intention, c’est moi qui lui ferai une grâce. Compare… Surtout pas de folies. Mes précautions sont prises pour que tu ne puisses me retrouver. Du petit café de la gare d’où je t’écris, je vois à travers les arbres la maison où nous avons eu de si bons et de si cruels moments, et l’écriteau qui se balance sur la porte, attendant de nouveaux hôtes… Te voilà libre, tu n’entendras plus jamais parler de moi… Adieu, un baiser, le dernier, dans le cou…, m’ami…»
[1] Le postillon de Longjumeau est un opéra de Adam qui comporte un air très connu, du temps de Daudet, sur le beau postillon… [Note de l’éditeur]