Scènes de la vie de jeunesse: Nouvelles
Des cheveux, des débris d'amour;
Tout ce passé me criait à l'oreille
Ses éternels serments d'un jour,
Qui me faisaient trembler la main,
Larmes du cœur par le cœur dévorées,
Et que les yeux qui les avaient pleurées,
Ne reconnaîtront plus demain.
Au matin, la servante de son père monta pour faire le ménage.
—Où est mon père? demanda Olivier.
—Il est sorti pour toute la journée, répondit la bonne femme.
Olivier profita de cette absence pour envoyer la servante chez le pharmacien de la maison avec une ordonnance qu'il avait faite lui-même. Il la chargea aussi de mettre à la poste les deux lettres pour Urbain et Marie.
—Monsieur, dit la servante en rapportant un demi-rouleau de sirop de pavots, vous prendrez bien garde: le pharmacien m'a bien recommandé de vous dire de ne boire ça que par cuillerées, de deux heures en deux heures. Il paraît que c'est de la poison tout de même. C'est pour faire dormir, pas vrai?
—Oui, dit Olivier, pour faire dormir, et il renvoya sa bonne.
En moins d'une heure il avait bu entièrement le sirop de pavots.
III
Depuis près de deux jours le père d'Olivier ne l'avait pas vu. Pris de quelque inquiétude, il monta à la chambre de son fils pour savoir ce que celui-ci pouvait faire. Ne trouvant point, comme d'habitude, la clef sur la porte, qui était intérieurement fermée au double tour, il frappa violemment et appela plusieurs fois à haute voix. On ne lui répondit pas. Ce silence obstiné augmenta son inquiétude et l'effraya presque. Il alla chercher de l'aide dans la maison et revint enfoncer la porte, qui céda à la fin. Suivi de deux ou trois voisins, il se précipita dans la chambre. Olivier se réveilla à tout ce bruit; il avait dormi trente heures. L'énorme dose de soporifique qu'il avait prise, mortelle pour des natures moins robustes que la sienne ne l'avait point tué, et le premier mot qui vint caresser sa lèvre à son réveil fut le nom de Marie.
En apercevant son père, Olivier avait essayé de se lever du lit où il s'était couché tout habillé, mais il ne put faire un pas.
Sa tête était de plomb, et il avait un enfer dans l'estomac.
—Qu'est-ce que tu as? lui demanda son père, resté seul avec lui.
—J'ai mal à la tête, dit Olivier. Et comme ses yeux venaient de rencontrer le rouleau de sirop, il murmura: Il n'y en avait pas assez! Il y en avait trop, au contraire, et c'était cela qui l'avait sauvé.
Ce fut seulement en voyant cette fiole que le père d'Olivier comprit sa tentative de suicide. Il allait commencer un interrogatoire lorsqu'on entendit marcher dans le corridor. Olivier tressaillit: il avait reconnu le pas qui s'approchait.
—Mon père, dit-il, laissez-moi seul avec la personne qui va entrer.
—Mais tu souffres, lui dit son père; il faut envoyer chercher un médecin.
—Non, fit Olivier avec vivacité. N'ayez point de crainte; je me suis bien manqué. Et d'ailleurs j'ai l'idée que la personne qui vient m'apporte le meilleur des contre-poisons. Je vous en prie, laissez-moi seul... après, tantôt... plus tard, nous causerons... je vous dirai tout ce que vous voudrez.
En ce moment on frappa à la porte.
—Entrez, dit Olivier.
La porte s'ouvrit. Urbain entra. Le père d'Olivier sortit. Les deux rivaux restèrent seuls.
—Et Marie? s'écria Olivier, en essayant de se soulever sur son lit.
—Et toi? répondit Urbain.
—Ne me parle pas de moi, répliqua Olivier, parle-moi de Marie. Lui as-tu remis ma lettre seulement? Tiens, ajouta-t-il en montrant la fiole de sirop, je ne mentais pas, va... j'ai bu....
Puis il répéta encore.... Mais il n'y en avait pas assez. Qu'a-t-elle dit, Marie?
—Marie n'a point reçu ta lettre; mais au moment où tu lui écrivais elle nous écrivait aussi; au moment où tu voulais mourir, comme toi elle tentait le suicide... et comme toi elle n'est point morte, ajouta Urbain avec vivacité.
—Oh! dit Olivier dans un mouvement de joie égoïste, Marie a voulu mourir parce qu'elle me croyait mort... elle n'avait pas cessé de m'aimer alors... et tu as menti. Ô Marie! ma pauvre Marie! Je lui pardonne... je l'embrasserai encore... je la reverrai... je l'entendrai. As-tu remarqué, Urbain, as-tu remarqué avec quelle douceur elle dit certains mots... mon ami, par exemple... et vois-tu?... C'est bien peu de chose, ces deux mots-là... pourtant, mon ami, vois-tu!... ô douce musique de la voix aimée!... ô Marie! ma pauvre Marie!...
—Je t'ai dit, reprit tranquillement Urbain, que Marie n'avait point reçu ta lettre.
—Mais pourquoi ne la lui as-tu pas remise, toi?...
—Parce que je n'ai point revu Marie depuis le moment où je t'ai quitté, avant-hier soir, place Saint-Sulpice.
—Comment cela? demanda Olivier. Elle n'est donc point rentrée chez toi?
—Elle y est rentrée, dit Urbain. J'avais loué sur le même carré où était mon atelier une chambre toute meublée, c'est là qu'elle habitait.
—Seule? dit Olivier.
—C'est là qu'elle habitait, continua Urbain. C'est là qu'on est venu l'arrêter au moment où elle rentrait après nous avoir quittés tous les deux sur la place Saint-Sulpice. Je te disais bien, Olivier, qu'il était dangereux pour elle de sortir.... Malgré la précaution que j'avais eue de la vêtir en homme, elle a été reconnue sans doute par les gens qui l'épiaient.
Enfin, quand je suis rentré, j'ai trouvé la chambre vide et sur la table cette lettre qu'on lui avait permis d'écrire avant de l'emmener. La voici. Et Urbain tendit à Olivier la lettre de Marie. Elle était écrite sur du papier et avec du crayon à dessin.
«Monsieur Urbain, je vous remercie de vos bontés pour moi; votre hospitalité a prolongé ma liberté de quelques jours. Au moment où je vous écris, on vient m'arrêter sur un mandat du juge d'instruction. Je ne sais pas de quoi l'on peut m'accuser, je vous assure. J'ignorais les affaires de mon mari. Mais, quoi qu'il arrive, j'ai pris mes précautions pour ne point paraître devant la justice.... Dans la crainte d'être arrêtée un jour ou l'autre, j'avais sur moi un petit flacon plein de cette eau bleue qui vous servait pour graver...»
—De l'acide sulfurique, dit Urbain. Heureusement il était éventé. Olivier continua à lire la lettre de Marie:
«Je boirai cette eau, qui est du poison, et ça sera fini. Je n'ai pas eu le temps de vous aimer, Urbain, parce que je n'avais pas eu le temps d'oublier Olivier.»
En cet endroit de la lettre, il y avait quelques mots raturés avec de l'encre et non point du crayon, comme l'écriture de la lettre. Cette suppression avait été faite par Urbain; mais Olivier n'en déchiffra pas moins l'alinéa supprimé. Il continua:
«que j'ai aimé pendant si longtemps. Vous lui donnerez mes cheveux, que j'ai coupés le jour où vous m'aviez fait déguiser en homme. MARIE.»
—Urbain, resta confondu en voyant son ami lire presque couramment ce passage, malgré la rature qui le recouvrait.
—Pourquoi as-tu rayé cela? demanda Olivier.
—Je voulais garder les cheveux de Marie, répondit Urbain; je te les donnerai.
—Écoute, dit Olivier, si tu veux me donner cette lettre, nous partagerons les cheveux.
—Oui, répondit Urbain. Écoute le reste... le lendemain du jour où Marie a été arrêtée, j'ai couru au palais de justice, où je connais quelqu'un; c'est là que j'ai appris que Marie avait en effet tenté de se suicider. Mais, comme je te l'ai dit, l'acide qu'elle avait employé était éventé: elle ne mourra pas.... Maintenant je vais te dire adieu; après ce qui est arrivé, il est probable que nous ne pouvons plus avoir de relations. J'ai aimé Marie malgré moi, et pour une maîtresse de huit jours, je perds un ami de longue date; j'ai du malheur.
—Pourquoi ne plus nous revoir? dit Olivier avec un sourire mélancolique; et, tendant la main à Urbain, il ajouta: Il faut bien que je te revoie... à qui donc veux-tu que je parle d'ELLE?
Comme Urbain sortait de chez Olivier, le père de celui-ci y rentrait. Resté sur le carré, l'oreille collée à la porte, il avait entendu tout l'entretien des deux jeunes gens. Il se doutait bien que la tentative de suicide faite par son fils avait sa source dans quelque amourette contrariée. Mais en apprenant que sa maîtresse était en état d'arrestation, il craignit que les relations d'Olivier avec cette femme n'eussent des suites compromettantes. Sans aucun préambule conciliateur, il aborda la discussion avec une violente colère, que le calme d'Olivier ne fit qu'irriter. Il fut impitoyable pour son fils, et plus impitoyable encore pour la maîtresse de celui-ci, qu'il traita de femme perdue.
Trahi par cette femme, pour laquelle il avait frappé aux portes de la mort, Olivier ne put l'entendre injurier par son père; celui-ci avait été sans pitié, Olivier fut sans respect. Cette scène horrible se prolongea deux heures. Elle se termina par cette épouvantable accusation que le fils en délire jeta au visage du père en courroux:
—Vous avez été le bourreau de ma mère, morte lentement sous vos colères.
—Malheureux! s'écria son père, en levant sa main, qu'il laissa aussitôt retomber.
—Si je suis sacrilège, que Dieu vous venge! répondit Olivier.
—Retire les affreuses paroles que tu viens de dire, reprit son père.
—Retirez les injures que vous avez jetées à Marie, à une femme malheureuse, mourante peut-être en ce moment.
—Cette femme est une misérable, elle te perdra.
—Ma mère est morte de chagrin, dit Olivier avec un regard sinistre. Encore une fois, si j'ai menti, qu'elle me maudisse, et si je dis vrai qu'elle vous pardonne!
Le père était blanc de fureur; et comme il venait d'apercevoir sur la cheminée, parmi les souvenirs que Marie avait donnés à Olivier, un portrait d'elle au daguerréotype, il le prit et s'écria:
—La voilà donc la créature pour qui tu m'insultes, malheureux!
Et jetant le portrait à terre, il l'écrasa sous son pied.
—Mon père, dit Olivier en se dressant sur son lit et en étendant sa main vers la porte, pas un mot de plus... sortez.
—Pourquoi n'est-ce pas elle que j'ai là sous mon pied? continuait le père en écrasant les morceaux déjà brisés du portrait.
Il n'avait pas achevé, que son fils était debout devant lui, terrible, l'œil hagard, la voix étranglée.
—Mon père, murmura-t-il en paroles hachées par le claquement de ses dents... vous voyez bien cette arme... et il montrait un petit pistolet, dit coup de poing, qu'il venait de décrocher du mur, vous voyez cette arme... je n'ai pas osé m'en servir hier quand je voulais mourir... j'ai préféré le poison, qui ne fait pas de bruit....
—Après? lui dit son père froidement, en portant la main sur les autres souvenirs de Marie.
—Après? continua Olivier... qui armait son pistolet.... Si vous dites un mot de plus sur Marie... si vous touchez à ces choses qui lui ont appartenu, eh bien, mon père, je me brûle la cervelle devant vous... et ceux qui vous connaissent diront ceci: «Il avait mis vingt ans à tuer la mère... mais il a tué le fils d'un seul coup.»
Son père le regarda un moment... et saisissant rapidement parmi les souvenirs un petit bouquet de fleurs fanées, il le jeta à terre....
Comme il mettait le pied dessus, Olivier porta le pistolet à son front et lâcha la détente.
On entendit le bruit sec causé par la chute du chien sur la cheminée.
—Oh! malheur! s'écria Olivier en retombant sur son lit la tête entre ses mains... la mort ne veut pas de moi!
Dans une visite domiciliaire faite dans la chambre huit jours auparavant, le pistolet avait été trouvé par son père, qui l'avait déchargé.
Olivier était resté seul. Cinq minutes après sa sortie, son père lui envoyait la servante avec une lettre et un petit rouleau d'argent.
La lettre contenait seulement ces mots: «Voilà cent francs. Sois parti demain.»
—Dites à mon père que je serai parti ce soir, répondit Olivier, et allez me chercher une voiture.
Il jeta au hasard dans une malle ses habits, son linge, tous ses papiers; il ramassa tous les souvenirs de Marie, éparpillés par l'ouragan de la colère paternelle, les enveloppa soigneusement, et ayant fait monter le cocher, il lui fit transporter sa malle dans la voiture.
En descendant l'escalier bien lentement, car il était faible et brisé par toutes ces émotions, il rencontra son père.
Ils s'arrêtèrent en face l'un de l'autre, et échangèrent cet adieu plein de vœux qui durent épouvanter le ciel:
—Va-t'en, dit le père.... Je t'abandonne et te laisse à la honte, à la misère.
—Je sors encore vivant de cette maison, d'où ma mère est sortie morte. Adieu, mon père, dit Olivier, je vous laisse à vos remords.
Olivier monta dans la voiture et se fit conduire chez Urbain. Il était onze heures du soir. Le peintre était seul dans son atelier.
—Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-il en voyant Olivier, suivi du cocher qui portait sa malle.
—Il y a, répondit Olivier quand ils furent seuls, que mon père m'a chassé, et pour la seconde fois je viens te demander l'hospitalité.
Urbain n'avait plus cette chambre du voisinage qu'autrefois il avait prêtée à Olivier pour cacher Marie. Le lendemain du jour où la maîtresse du poète était devenue la sienne, il avait quitté son second logement et vendu les meubles pour faire vivre Marie.
—Mais, à propos, demanda Olivier, où couches-tu donc? Je ne vois pas de lit.
—Je suis pauvre, répondit Urbain, et montrant derrière une grande toile qui séparait l'atelier en deux, une paillasse jetée à terre, et recouverte d'un lambeau de laine, il ajouta: «Je couche là-dessus et j'y dors.»
—J'ai des meubles chez moi. Si tu veux que je demeure avec toi, je les ferai transporter ici, dit Olivier. Et si mon père me les refuse, nous achèterons un lit, au moins. J'ai cent francs.
—Pourquoi faire acheter un lit? pour le revendre dans huit jours la moitié de ce qu'il nous aura coûté? Ô mon ami! ne sois pas si fier pour une pile d'écus que tu as dans ta poche.... Cent francs... c'est bien joli, mais ce n'est pas éternel, et ton pauvre magot sera bien vite fondu, quoiqu'il ne fasse pas chaud ici, ajouta Urbain. Au reste, ton argent est à toi; et si tu es si délicat qu'un grabat de paille t'effraye, il y a la chambre d'en face, la chambre garnie où logeait Marie.... Le lit est doux; mais moi je n'aime pas les douceurs, et c'est seulement à cause de Marie que j'avais loué cette chambre.... Tu peux la prendre si tu la veux; j'ai encore la clef. Demain, tu t'arrangeras avec le propriétaire, qui la loue.
—Je la prendrai, dit Olivier; viens m'y conduire. Urbain le mena dans une petite chambre assez propre, et qui n'avait pas été rangée. Tout y était dans le même état où Marie l'avait laissé.
—Bonsoir, dit Urbain, en laissant Olivier seul. Les regards du jeune homme tombèrent d'abord sur le lit, où se trouvaient deux oreillers. Sur l'un d'eux se détachait un petit bonnet de femme, oublié sans doute par Marie. Sur l'autre, une sorte de calotte, de forme dite grecque, qu'Olivier avait vue plusieurs fois sur la tête d'Urbain. Cette vue porta un coup terrible au cœur d'Olivier: son dernier doute venait de s'évanouir. Il ferma précipitamment les rideaux pour ne plus voir.
IV
Autant Olivier avait d'abord souhaité être dans cette chambre où Marie avait habité, autant il souhaita en être dehors lorsqu'au premier regard qu'il y jeta, ce lieu vint lui rappeler la trahison de sa maîtresse.
Mais où aller à une heure du matin par cette froide nuit d'hiver? D'ailleurs Olivier était dans un état horrible. La terrible journée qu'il avait passée, succédant à la lutte terrible qu'il avait soutenue contre le poison, avait anéanti toutes ses forces. Chauffé à outrance par la fièvre ardente à laquelle il était en proie depuis deux jours, son sang était presque en ébullition et grondait dans ses veines, tellement gonflées, que celles du front s'accusaient en relief comme des coutures bleuâtres. Au fond de sa poitrine, et flottant dans un océan de larmes, son cœur assassiné par la souffrance se débattait en criant au secours.
Espérant qu'à défaut de l'oubli il trouverait peut-être, pour une heure ou deux, l'inertie du sommeil, qui est encore l'oubli, il se jeta sur une chaise après avoir éteint la lumière. Mais le sommeil ne vint pas. Les ténèbres appelées par Olivier se mirent à flamboyer; il eut beau mettre ses mains sur ses yeux, et sur ses yeux abattre ses paupières, il voyait comme en plein jour. Les rideaux du lit qu'il venait de fermer s'entr'ouvrirent d'eux-mêmes; et sur les deux oreillers il aperçut deux têtes, toutes deux jeunes, belles, souriantes, toutes deux les regards humides, éblouis, perdus, et les lèvres unies par un incessant baiser; c'étaient les deux têtes d'Urbain et de Marie.
Olivier se traîna en rampant vers la cheminée et ralluma la chandelle. La clarté chassa les fantômes. Olivier se rassit sur la chaise; mais, ô terreur! voici que derrière les rideaux de ce lit, qui étaient pourtant bien fermés, Olivier entendit deux voix qui parlaient, deux voix jeunes, tremblantes, enivrées, murmurant le dialogue éternel que l'humanité répète depuis sa création, et dont le moindre mot est une mélodie, même dans les langues les plus barbares. Les échos de la chambre redisaient l'un après l'autre ces étranges paroles, qui sont les clefs du ciel. Ces deux jeunes voix jumelles étaient la voix de Marie et la voix d'Urbain.
Il y a, je crois, un dicton proverbial qui compare le mal d'amour au mal de dents. La comparaison est peut-être vulgaire, mais elle est vraie, du moins par beaucoup de côtés. Cette souffrance aiguë, que les bonnes gens appellent des peines de cœur, agit sur la partie morale de l'être avec une violence insupportable, comme l'affection à laquelle on la compare agit sur la partie physique. L'un et l'autre de ces maux, si différents et pourtant si semblables, vous plongent dans les braises d'un enfer où l'on se rougit les lèvres à lancer des blasphèmes qui forment le répertoire des damnés. On se roule par terre avec des torsions d'enragé, on s'ouvre le front aux angles des murs, et si l'une et l'autre de ces douleurs n'avaient point leurs intermittences et se prolongeaient trop longtemps, elles achemineraient à la folie.
Ce qui justifie en outre la comparaison établie entre ces deux affections, de nature si opposée, c'est l'indifférent intérêt, les consolations banales que rencontrent et recueillent ceux-là qui les éprouvent. On s'inquiétera beaucoup autour d'un homme qui aura une fluxion de poitrine, ou qui aura eu le malheur de perdre son père ou sa mère; mais s'il a perdu sa maîtresse, ou s'il a mal aux dents, on haussera les épaules en disant: «Bon, ce n'est que cela, on n'en meurt pas!» Où la comparaison cesse d'être possible, c'est à l'application du remède. Le mal de dents mène chez le dentiste, qui vous arrache quelquefois la douleur avec la dent. Mais le mal d'amour? On n'a pas encore inventé de chirurgie morale pour arracher la douleur; et c'est tant pis. Ce serait une industrie très productive, car celui qui la pratiquerait aurait toute l'humanité pour clientèle.
—Ce qu'on a trouvé de mieux jusqu'à présent pour guérir des peines d'amour—et bien longtemps avant l'homéopathie,—c'est l'amour lui-même. Il y a bien encore la poésie. Mais alors le remède est pire que le mal, car c'est le mal lui-même devenu chronique, passé dans le sang, passé dans l'âme; on meurt avec.
Comme il s'était bouché les yeux pour ne point voir, Olivier se boucha les oreilles pour ne point entendre. Mais le son des voix lui arrivait toujours, comme si elles eussent parlé en lui-même. Il se roula sur le carreau froid, en se mordant les poings, et il entendait toujours ces mêmes mots, dont les syllabes lui perçaient le cœur comme les dards d'une couvée de serpents. Il se heurta le front au mur... et il entendit encore. Alors il se précipita vers la fenêtre de la chambre, l'ouvrit, et se jeta la tête dans la neige épaissie qui couvrait le rebord. Sous le poids de son front la neige fondit et fuma, ainsi que l'eau dans laquelle on plonge un fer rouge.
C'était là de quoi mourir. Pourtant ce bain glacial eut pour un moment un résultat salutaire. Il détermina une réaction dans la crise désespérée qu'Olivier venait de subir. L'hallucination cessa subitement, les fantômes s'envolèrent, les bruits de voix s'éteignirent. Il était seul, dans l'isolement de la nuit, accoudé au bord de la fenêtre, et regardant autour de lui la ville silencieuse endormie sous la neige, qui tombait toujours lente et molle comme le duvet des colombes. Aucun bruit ne troublait le calme de cette nuit polaire, ni le pas assourdi d'un passant attardé, ni l'aboi vague et lointain d'un chien errant, indéfiniment répété par de lamentables échos; le vol des bises, paralysé par le froid, ne tourmentait pas les girouettes des toits voisins, recouverts d'une fourrure d'hermine, et aucune lumière ne brillait aux fenêtres des maisons. Après avoir contemplé quelques instants ce repos de toutes choses, qui avait autant l'aspect de la mort que celui du sommeil, Olivier referma sa croisée, aux carreaux de laquelle le givre avait buriné les étranges caprices d'une mosaïque irisée.
—Tout dort, murmura-t-il avec l'accent de regret et d'envie dont Macbeth s'écrie: «J'ai perdu le sommeil, le doux baume!» Puis, l'esprit traversé soudainement par une idée singulière, il sortit de sa chambre sans faire de bruit, et, se collant l'oreille à la porte de l'atelier d'Urbain, il écouta attentivement. Il ne put rien entendre d'abord; mais peu à peu il distingua une respiration lente et régulière. Urbain dormait sur sa paille.
—Il dort, dit Olivier avec un sourire ironique. Ô Marie, il dort, et il dit qu'il t'a aimée!
Olivier rentra dans sa chambre: il se sentait si fatigué, il avait la tête si lourde, les yeux si brûlants, qu'il espéra de nouveau pouvoir, lui aussi, dormir un instant. Après avoir encore une fois éteint la chandelle, il entr'ouvrit les rideaux du lit, et se jeta dessus tout habillé. Mais sa tête n'était point depuis deux minutes sur l'oreiller, qu'un vague parfum vint l'étourdir, et il sentit son cœur, un moment immobilisé, qui se remettait à trembler. Ce parfum était celui que Marie employait ordinairement pour ses cheveux, un vague arôme était resté sur cet oreiller où elle avait dormi, et sur lequel Olivier venait de poser sa tête.
V
—Je ne puis rester ici, s'écria Olivier; et se jetant hors du lit, il s'enveloppa dans un manteau, descendit l'escalier d'un seul trait, et se trouva dans la rue. Sans savoir où il allait, il marcha au hasard devant lui. Il s'asseyait sur les bornes, comptait les becs de gaz, et pétrissait des boules de neige qu'il lançait contre les murs. Après ces grandes crises, les distractions les plus puériles suffisent quelquefois pour détourner l'esprit de la pensée qui alimente la douleur, et pour amener, au moins momentanément, une trêve durant laquelle l'être tout entier se plonge pour ainsi dire dans un bain d'insensibilité. Ce n'est point l'absence de la douleur, c'en est le sommeil, mais un sommeil furtif qui s'enfuit dès que le moindre accident effleure l'esprit engourdi et le remet en face de la pensée qui fait son tourment. Alors tout est fini. L'esprit réveillé s'en va réveiller le cœur, et la souffrance renaît plus active et plus aiguë.
Olivier était donc dans cet état de quasi-idiotisme qui suit les prostrations. Il était parvenu à s'isoler de lui-même, et au bout d'une heure sa course sans but l'avait conduit à la halle: trois heures du matin sonnaient à l'église Saint-Eustache.
Comme il était arrêté sur la place des Innocents, examinant l'aspect fantastique de la fontaine de Jean Goujon, que la neige amoncelée avait revêtue d'une housse blanche, Olivier fut distrait de son attention par un grand bruit de voix qui s'élevait auprès de lui; il détourna la tête, et voyant à deux pas un groupe d'où s'élevaient des cris et des rires, il s'en approcha: un incident bien vulgaire était la cause de toutes ces rumeurs, c'était un grand chien de chasse, à robe noire et aux pattes blanches, qui venait d'engager un duel terrible avec un énorme matou appartenant à une marchande dont l'étalage était voisin. L'objet de la querelle était un morceau de viande avariée. Aux miaulements de son chat, la marchande était arrivée, tombant à coups de balai sur le chien, qui ne voulait pas lâcher prise.
—Gredin, filou, assassin, tu seras donc toujours le même, criait la marchande, en faisant pleuvoir une grêle de coups sur le chien, qui ne s'émouvait non plus que si on l'eût caressé avec des marabouts.
—Qu'est-ce qu'il y a là-bas? dit une voix en dehors du groupe qui faisait galerie.
À cette voix Olivier, qui examinait le chien, comme s'il eût cherché à le reconnaître, leva les yeux pour voir qui avait parlé.
—C'est encore votre bête féroce de chien qui veut meurtrir mon pauvre mouton, dit la marchande.
—Allons, ici, Diane, dit le jeune homme; ici tout de suite. À l'appel de son maître, le chien lâcha prise et reçut un dernier coup de balai de la marchande, qui l'appela Lacenaire!
—Je ne me trompe pas, murmura Olivier à lui-même, en regardant plus attentivement le maître du chien,—c'est Lazare,—et s'approchant du jeune homme au moment où il allait se retirer, il lui frappa sur l'épaule.
—Olivier! dit Lazare en se retournant et en rougissant beaucoup; vous ici, la nuit, par cet horrible temps, continua-t-il avec un accent embarrassé; quel singulier hasard!... est-ce qu'il y a longtemps... que vous m'avez vu... ici, acheva-t-il avec une certaine inquiétude.
—À l'instant même, répondit Olivier. Mais, vous-même, comment se fait-il que je vous rencontre ici?
—Oh! moi, répondit Lazare, qui paraissait plus rassuré... c'est par curiosité. Vous savez mon tableau de Samson, dont je vous ai parlé, je l'achève pour le prochain salon, et parmi les gens qui travaillent ici le matin, les forts, j'ai pensé que je trouverais peut-être mon type. Mais vous, reprit Lazare, vous qui êtes si délicat, qu'est-ce que vous faites ici? Ne seriez-vous pas en aventure galante?... et comme Olivier, en mettant la main dans sa poche, venait de faire sonner une pile d'écus, Lazare ajouta en riant:
—Diable... vous avez de la pluie pour les Danaés.... Mais, dit-il, je vous croyais en ménage... à ce que nous avait conté Urbain....
Comme Lazare disait ces mots, une marchande de marée, qui préparait son étalage, regardait Olivier avec admiration.
—Regarde donc, s'écria-t-elle en parlant à une commère, sa voisine, à qui elle désignait Olivier du doigt, regarde donc ce joli chérubin, Marie....
—Ah! quel amour!... répondit sa voisine en élevant sa lanterne....
Dans tout ce dialogue dont il était l'objet, Olivier ne distingua qu'un mot: Marie! et ce nom seul, arrivant juste au même instant où Lazare lui parlait de sa maîtresse, le rendit au sentiment de la réalité.
—Eh bien, dit Lazare... en le voyant tressaillir, qu'est-ce qui vous prend?
—Il est gelé, le pauvre enfant, fit la marchande de poisson...—Eh! la barbiche, ajouta-t-elle, en faisant signe à Lazare, qu'elle voulait désigner... amène-le un peu ici, ton ami.... Sa mère est donc folle, à ce pauvre cœur, de le laisser courir comme ça la nuit, ça fait pitié, quoi... amène-le, Barbiche.... Marie... va lui donner un peu de bouillon, ça le réchauffera. Pauvre petit, va! il a une figure de cire.... Eh! Marie, fais chauffer un bol.
—Oh!... murmurait Olivier, Marie... elle est donc ici, Lazare, mon ami... je vous en prie... laissez-moi la chercher... on vient de l'appeler... je la trouverai bien.... Laissez-moi....
—Bon, murmura Lazare... en lui-même et dans son langage pittoresque, je comprends, j'ai fait un beau coup, j'aurai marché sur ses cors.
—Eh bien, viens-tu donc? s'écria la marchande, qui tenait à la main une tasse de bouillon tout fumant.
—Merci, la mère, dit Lazare, en emmenant Olivier, c'est autre chose qu'il lui faut.
—C'est de bon cœur, tout de même, fit la brave femme... il a tort s'il fait le fier... pas vrai, Marie!
—Eh! oui donc, répondit la voisine et du bouillon que le roi n'en a pas de meilleur, encore!
Cinq minutes après, Olivier était assis en face de Lazare, dans le cabinet d'un petit cabaret. Entre eux, sur la table, se trouvait une bouteille à demi pleine d'eau-de-vie.
—Voyons, dit Lazare, contez-moi un peu vos chagrins. Dire à un amoureux de raconter ses amours, c'est inviter un auteur tragique à vous lire sa tragédie. Olivier raconta toute son histoire à Lazare.... Lorsqu'il arriva à la trahison d'Urbain, Lazare frappa sur la table et fit une grimace de dégoût. Toujours le même! murmura-t-il. À la fin de l'histoire... la bouteille d'eau-de-vie était vide, Olivier était ivre et récitait des lambeaux de vers qu'il avait jadis faits pour Marie.
En ce moment trois ou quatre déchargeurs entrèrent dans le cabinet et échangèrent des poignées de mains avec Lazare.
—Tiens! Barbiche, dit l'un d'eux, voilà ta paye que tu m'as dit de prendre pour toi, et tirant une grande bourse de cuir, il en sortit quatre pièces de cent sous qu'il remit à Lazare....
Lazare, robuste gaillard, taillé en hercule, s'était fait déchargeur à la halle au beurre, afin de gagner quelque argent pour procurer aux membres d'une société d'artistes dont il faisait partie—la société des Buveurs d'eau, (Voir les Scènes de la Bohème)—les moyens de travailler pour la prochaine exposition. Seulement, comme il n'avait pas de médaille, il travaillait en remplaçant, quand un des forts du marché était malade. On l'appelait Barbiche, à cause d'un bouquet de poils roux qui lui cachait le menton. Olivier l'avait rencontré plusieurs fois à l'atelier de son ami Urbain, qu'on n'avait pas voulu admettre dans la société dont Lazare était le président.
À six heures du matin Lazare fit monter Olivier dans un fiacre et le reconduisit à l'adresse d'Urbain, que le poète avait su lui indiquer au milieu de son ivresse.
En rentrant dans la chambre où Lazare l'avait accompagné, car il n'était pas en état de se soutenir lui-même, Olivier, abruti par l'ivresse, tomba sur le lit comme une masse inerte, et cette fois s'endormit profondément.
—Hélas! murmurait Lazare en fermant les rideaux, moi aussi j'ai eu ma Marie, et mon cœur, si pétrifié qu'il soit, garde encore la trace des clous qui l'ont crucifié.... Ah bah! ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts, tout ça, c'est l'histoire ancienne d'un beau temps tombé dans le puits. Et après cette oraison funèbre et philosophique de sa jeunesse, Lazare sortit de la chambre. Trouvant la clef sur la porte de l'atelier d'Urbain, il y entra.
—Qu'est-ce qui t'amène si matin, dit le peintre à moitié endormi en voyant Lazare? Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau?
—Non, répondit Lazare brutalement, les mauvais temps ne sont pas devenus meilleurs, ni toi non plus. Et, sans laisser à Urbain le temps de l'interrompre, il ajouta: Je connais ton histoire avec Olivier et Marie, ça ne m'étonne pas de ta part, tu as une triste et incorrigible nature.
—Qui est-ce qui t'a dit?... fit Urbain.
—C'est Olivier, ou plutôt c'est son ivresse, répondit Lazare, et il raconta à Urbain sa rencontre nocturne avec le poète.
Comme Urbain cherchait à s'excuser à propos de l'aventure avec Marie, Lazare lui ferma la bouche par cette rude sortie:
—Mon cher, lui dit-il, je ne suis pas un puritain. Je ne mourrai pas d'une indigestion de vertu, mais il y a des choses qui me soulèvent le cœur. Bien que j'y sois personnellement étranger, il y a des actes qui m'indignent jusqu'à la colère, et me donnent des envies de me laver les mains si elles ont touché la main de ceux qui les ont commis. Ton cas est du nombre.
—Mais au moins, interrompit Urbain, laisse-moi me justifier; tu ne sais pas comment les choses se sont passées.
—Si tu avais pour toi l'excuse d'une passion sincère, j'aurais pu, jusqu'à un certain point, comprendre que dans un moment d'oubli, d'exaltation, tu aies pu tenter d'enlever Marie à Olivier; mais la lui prendre chez toi, en abusant de l'hospitalité que tu lui avais offerte, pour satisfaire une méchante fantaisie, c'est là un acte qui ne peut pas se justifier. Ça s'appelle lâcheté dans toutes les langues d'honnêtes gens. Si tu m'avais joué un tour semblable, je t'aurais simplement cassé les reins avec la première chose venue: voilà mon opinion. Maintenant, ça ne m'étonne pas qu'Olivier ait passé là-dessus aussi tranquillement: c'est une de ces natures faibles et pacifiques qui n'ont ni haine, ni colère, ni aucun des sentiments virils de résistance à l'oppression, des élégies et non des hommes. Je l'ai trouvé cette nuit sur le carreau de la halle, pleurant comme une fontaine, c'était pitoyable. J'ai cautérisé son désespoir avec l'ivresse. Il dort maintenant, mais quand il va se réveiller, ça sera pis. Je suis venu pour te prévenir et te dire de le surveiller; j'ai peur qu'il ne fasse un mauvais coup.
—Il a déjà essayé, mais il s'est manqué, dit Urbain.
—J'ignorais cela, reprit Lazare... il s'est manqué, tant pis. Si la mort n'en a pas voulu, c'est que le malheur a des vues sur lui. Il est mûr de bonne heure.
—Marie aussi a tenté le suicide, fit Urbain, que le dur langage de Lazare pénétrait malgré lui, mais elle s'est manquée aussi.
—Qu'est-ce que tu aurais fait entre ces deux tombes-là? dit Lazare en regardant Urbain en face.
—Qui sait? répondit celui-ci; j'aurais creusé la mienne, peut-être.
—Ceci est un mot de mélodrame, fit Lazare avec ironie. Ta mauvaise nature n'a pas même la franchise, qui est la vertu de certains vices. Ce n'est pas toi qu'un remords empêcherait de digérer la vie. Allons donc! Entre ces deux tombes de deux êtres morts pour toi, tu aurais roulé ton lit chaud de nouvelles amours. À la bonne heure, dis-moi cela, et je te croirai. Maintenant, bonjour, je n'ai plus rien à te dire. Et Lazare sortit sans tendre sa main à celle que lui offrait Urbain.
—Ah bah! fit celui-ci, quand il se trouva seul, il est toujours le même, celui-là. Et il se rendormit tranquillement pour ne se lever qu'à deux heures de l'après-midi.
Olivier dormit toute la journée et s'éveilla seulement le soir. D'abord il ne put se rendre un compte bien exact de ce qui était arrivé. Peu à peu cependant les souvenirs lui revinrent; il se rappela son horrible nuit d'angoisses, sa rencontre avec Lazare, et le moyen employé par celui-ci pour le faire oublier; Olivier se leva, la tête encore lourde, et alla trouver Urbain, qui s'apprêtait à venir chez lui.
—Où vas-tu? lui demanda-t-il.
—Il est six heures, c'est l'angelus de l'appétit; je vais dîner, répondit le peintre.
—Où cela?
—Par là, à droite ou à gauche; je te le dirai en revenant. À propos, tu as vu Lazare?
—Oui, en effet, répondit Olivier, je l'ai rencontré à la halle cette nuit.
—Qu'est-ce que tu allais faire à la halle cette nuit?
—Je ne sais pas. J'étais sorti parce que je me trouvais malade.... Je ne pouvais pas dormir dans cette chambre.... Tu comprends... malgré moi. Je pensais....
—Oui, je comprends en effet, dit Urbain. C'est pourquoi je te répéterai encore qu'il faut cesser de nous voir, pour ton repos, pour le mien. Nous avons à oublier l'un et l'autre, et ce n'est point en demeurant ensemble que nous pourrions y parvenir. Séparons-nous. Va-t'en!
—Mais où veux-tu que j'aille? répondit Olivier avec une vivacité croissante.
—C'est dans cette chambre que Marie a vécu avec moi pendant une semaine. En y restant, tu te rappelleras toujours que Marie a été ma maîtresse, continua Urbain.
—Je le sais bien, s'écria Olivier, mais n'importe, je veux rester dans cette chambre, toute peuplée de souvenirs. Je la préfère à une autre dont les murs seraient muets et ne me comprendraient pas, quand je parlerai d'elle. Si cette chambre t'ennuie, tu n'y viendras pas, toi, ce ne sera pas difficile de n'y pas venir.... Oh! l'isolement! la solitude.... Mais je deviendrais fou, et la folie, c'est l'oubli. Elle a été ta maîtresse, c'est vrai.... Mais quand cela est arrivé, elle avait perdu la tête. Son cœur dormait quand elle m'a trompé; tu sais bien ce qu'elle écrivait: «Je n'ai pas eu le temps de vous aimer, parce que je n'avais pas eu le temps d'oublier Olivier;» et puis elle a voulu mourir pour moi.... Qu'est-ce que cela me fait; une infidélité? elle a été ta maîtresse huit jours, mais auparavant, pendant les dix-huit mois que je l'ai aimée, elle était bien la femme de son mari. Ah! vois-tu, la jalousie ne sert à rien, quand elle ne tue pas l'amour; et le plus souvent c'est une blessure qui le rend éternel. Ah! ma pauvre Marie.... Non, Urbain, je ne m'en irai pas, je resterai dans cette chambre.
Malgré l'égoïsme dont il était cuirassé, Urbain fut ému un moment par l'explosion de cette passion exaltée. Mais, dit-il, en pressant dans ses mains celles d'Olivier, c'est absurde de rester ici, encore une fois, songes-y, c'est perpétuer ton chagrin.
—Mais je ne veux pas oublier, encore une fois! s'écria Olivier. Comprends donc cela, je veux me souvenir, et longtemps, et toujours.
—Alors, si tu te décides à rester ici, c'est moi qui m'en irai, reprit Urbain.
—Je te gêne donc, pourquoi veux-tu t'en aller?
—Parce que je ne veux pas rester avec toi. Cette malheureuse affaire va fournir des cancans sur mon compte pendant six mois. Lazare et ses amis ne m'aiment guère. Je les crois jaloux de moi, parce que j'ai eu plus de chance qu'eux. Lazare m'a déjà fait une scène terrible ce matin. Si tu restais avec moi, comme ils savent que tu as un peu d'argent, ils diront et feront redire que je t'exploite après t'avoir trompé. Je ne veux pas. J'en ai assez de ces amitiés-là. D'ailleurs, malgré toi, tu finirais par penser comme eux.
—Je leur dirai qu'ils se trompent, reprit Olivier, qui tremblait à la seule idée de voir Urbain le laisser seul; ne t'en va pas. Qu'est-ce que cela te fait de rester? Je ne t'en veux pas, moi, ajouta-t-il en prenant les mains d'Urbain. Reste, nous parlerons de Marie, je te dirai les choses qu'elle me disait. Je n'ai pas pu tout te dire encore... car elle m'aimait bien, va. Toi aussi, tu me raconteras ce qu'elle te disait, et tu verras que ce n'étaient plus les mêmes choses qu'à moi. Ah! je serais trop malheureux tout seul. Je n'avais au monde qu'elle et toi.
—C'est bien, dit Urbain. Puisque tu le veux, je resterai.
—Ah! merci! fit Olivier. Et il força le peintre à venir dîner avec lui.
VI
Ils allèrent dans un restaurant du quartier latin, où ils firent un robuste repas largement arrosé. Olivier, qui n'avait presque rien pris depuis trois jours, mangea non pas comme un amant désolé, mais comme un portefaix mis à la diète. Quant à Urbain, qui, dans l'état normal, avait toujours l'appétit d'un moine à la fin du carême, il mangea de façon à se faire faire des compliments par Gargantua. Seulement lorsqu'on apporta la carte, qui montait à une quinzaine de francs, il poussa un cri terrible, et recommença plusieurs fois l'addition, ne pouvant jamais croire qu'il fût possible d'atteindre ce chiffre fabuleux pour un seul repas.
Les deux amis quittèrent la table dans la position de gens qui se sont attardés avec les bouteilles.
En mettant le pied dans la rue, bien qu'il fût soigneusement enveloppé dans son manteau, Olivier se plaignit du froid; Urbain le sentait en effet frissonner sous son bras, et de temps en temps il entendait claquer ses dents:
—Es-tu malade? demanda le peintre; il faudrait rentrer et te coucher.
—Non, non, dit Olivier... pas encore... je voudrais que tu vinsses avec moi.
—Où cela? fit Urbain.
—C'est un peu loin, dit Olivier, mais il fait beau temps, cela nous promènera.
—Allons où tu voudras.
Et il se laissa guider par le poète, qui le mena jusqu'à la barrière de l'étoile.
—Mais, demanda Urbain étonné, quand ils furent au bout des Champs-Élysées, où diable me mènes-tu, chez qui allons-nous, si loin, à la campagne?
—Tu vas voir; nous arrivons, ce n'est plus bien loin, murmurait Olivier, qui tremblait de plus en plus.
En ce moment ils avaient laissé l'arc de triomphe derrière eux, et s'engageaient dans l'avenue de Saint-Cloud, qui conduit au bois de Boulogne. La neige glacée criait sous leurs pas, et un vent glacial courait des bordées dans ces lieux déserts et dégarnis de maisons.
—Ah! ça, dit Urbain un peu inquiet, où allons-nous, encore une fois? Nous allons nous faire égorger par ici; chez qui me mènes-tu?... je ne vois pas de maison....
Et le peintre s'arrêta un instant, comme s'il hésitait à aller plus loin.
Ils étaient alors dans une espèce de rond-point où viennent aboutir l'avenue de Saint-Cloud, celles de Passy, de Chaillot et deux ou trois autres routes. Au milieu de ce rond-point se trouve une petite fontaine entourée d'un grillage circulaire en bois, et en face, une habitation de fantaisie, moitié renaissance et moitié gothique.
—Est-ce que c'est là que nous allons? dit Urbain, en montrant la maison, dont la lune éclairait tous les détails: Qui diable peut loger dans ce joujou? N'importe, entrons, j'ai hâte de voir du feu, il me semble que je nage dans la Bérézina.
—Je ne connais personne dans cette maison, fit Olivier tranquillement.
—Mais alors, fit Urbain impatienté, où me mènes-tu? il n'y a point d'autres maisons. Cette fois je ne vais pas plus loin.
—C'est inutile, dit Olivier, nous sommes arrivés.
—Arrivés... où?
—À la fontaine, dit le poète, tu vas l'entendre chanter....
—Sacrebleu! dit Urbain, te moques-tu de moi? Me faire faire deux lieues, à dix heures du soir, pour me montrer une fontaine gelée, au risque de me faire assassiner avec toi!...
—C'est ici que je venais avec Marie, dit doucement Olivier, dans les beaux jours. Et, étendant sa main vers un immense espace, il ajouta: Voilà les champs et les arbres! Vois-tu, dit-il à Urbain, j'ai regardé de cette place de très beaux soleils couchants; le ciel était en feu derrière le calvaire, on eût dit une copie de Marilhat. Souvent nous allions jusqu'au bois de Boulogne en prenant par ce chemin bordé d'une haie; il y a aussi des acacias blancs, le chemin était tout blanc de fleurs tombées des arbres. C'était pendant l'été alors, maintenant c'est la neige qui blanchit le chemin. Ma pauvre plaine! Je l'ai vue si gaie au mois d'août dernier, il n'y a pas très longtemps, tu vois. C'était un dimanche, un jour de fête aux environs, j'étais couché dans l'herbe, près de ces peupliers, les blés venaient d'être fauchés, on entendait les cigales, et au loin les tambours et les violons de la fête, la fontaine coulait en chantant, et de bonnes odeurs couraient dans l'air comme des fumées d'encens. Marie est venue par ce chemin où il y a un grand noyer, je l'ai aperçue de loin; elle avait une robe blanche et une ombrelle bleue, et son voile flottait au vent; quand elle est arrivée, ses cheveux étaient défaits, elle avait déchiré sa robe aux buissons. Nous sommes restés ensemble jusqu'au soir. Ah! la belle journée! J'ai été bien heureux ce jour-là. Pourquoi me l'as-tu prise? acheva Olivier, qui, pendant ses ressouvenirs, avait oublié Urbain et le trouvait tout à coup devant lui. Non, reprit-il aussitôt, ne te fâche pas, ne parlons plus de cela.... Je ne veux me rappeler du passé que les bonnes choses. J'ai voulu revoir cet endroit. C'est bien triste, c'est comme un linceul, les cigales sont mortes et la fontaine est gelée. Mais c'est égal... je suis content d'être venu. Maintenant nous nous en irons si tu veux.
—Si tu veux est joli, pensa Urbain, qui n'eut cependant pas le courage de railler tout haut.
Ils rentrèrent chez eux fort tard. Le tremblement d'Olivier avait redoublé. Urbain fit grand feu dans la cheminée, et comme son ami ne parvenait pas à se réchauffer, le peintre lui proposa de prendre un peu de punch chaud.
—Ah! oui, dit Olivier... oui, je veux bien. Fais vite! Comme cela je dormirai cette nuit, ajouta-t-il, pendant qu'Urbain était allé chercher de l'eau-de-vie.
Ainsi qu'il l'avait espéré, Olivier dormit cette nuit-là. Mais le lendemain il se réveillait avec une fièvre cérébrale. Urbain, effrayé, alla chez le père d'Olivier, qui le reçut très froidement et se borna à lui donner l'adresse de son médecin. Urbain y courut aussitôt, et, l'ayant heureusement trouvé, le ramena auprès d'Olivier. Le médecin fit un mauvais signe de tête, écrivit une prescription, ordonna les plus grands soins, et alla redire au père d'Olivier que son fils était en péril. Laissez-moi son adresse, dit le père au médecin; j'irai le voir. Il se mit en route en effet, mais à moitié du chemin il revint sur ses pas, et envoya seulement savoir de ses nouvelles par la bonne.
—M. Olivier est très mal, vint lui redire la servante. On a été obligé de l'attacher sur son lit; il passe son temps à mordre une grosse poignée de cheveux et crie à faire peur: Marie! Marie!...
—Ah! dit le père, Marie, c'est le nom de cette femme. Mal d'amour... ça n'est pas mortel. Qu'est-ce qui le soigne?
—Un de ses amis, répondit la servante, celui qui est venu ici, il est très inquiet....
Au bout de huit jours Olivier n'allait pas mieux. Urbain vint trouver le père et lui demanda de l'argent. Celui-ci lui en remit un peu, mais avec un air si maussade, qu'Urbain lui dit très sèchement:
—Le médecin ne répond pas de votre fils. En cas de malheur, devrai-je vous prévenir pour l'enterrement, monsieur?
—Sans doute, répondit tranquillement le père.
Lazare et les autres artistes ayant appris la maladie d'Olivier étaient accourus, et se relayaient pour venir auprès de lui la nuit. Urbain était désespéré; il avait raconté au médecin l'histoire d'Olivier et de Marie, la part qu'il y avait eue, et le long désespoir dont son ami avait été atteint quand il s'était trouvé séparé de sa maîtresse.
—Dès qu'il sera un peu mieux, dit le médecin, il faudra le retirer de cette chambre et l'éloigner de tout ce qui pourrait lui rappeler cette femme. Au bout d'une dizaine de jours le délire devint moins fréquent. On transporta Olivier au logement de Lazare, situé près de la maison d'Urbain. Les Buveurs d'eau mirent leur habitation sens dessus dessous pour laisser une chambre libre au malade. Enfin le médecin commença à donner des espérances. D'après les conseils de Lazare, Urbain avait cessé de venir dès l'époque où Olivier avait commencé à retrouver un peu de raison. Quand Olivier, hors de danger, demanda après lui, Lazare répondit qu'Urbain était en voyage. Cependant avec la vie le souvenir de Marie commençait à renaître dans le cœur d'Olivier; mais ce souvenir n'était déjà plus la douleur ni le désespoir, c'était la mélancolie, muse rêveuse et caressante. La convalescence d'Olivier, hâtée par les soins fraternels de ses amis, fut entourée de toutes les distractions qui pouvaient éloigner son cœur d'une rechute. Enfin le jour de la première sortie arriva. C'était au commencement de mars; Lazare et Valentin conduisirent Olivier dans le jardin du Luxembourg. Des chœurs d'oiseaux, perchés dans les arbres verdissants, récitaient le prologue de la saison nouvelle, dont ce beau jour était comme le premier sourire.
En ce moment, à quelques pas du banc où ils étaient assis, un jeune homme passait avec une jeune femme, se tenant par le bras et riant tout haut. Leurs éclats de rire firent tourner la tête à Olivier. Avant que Lazare et Valentin eussent eu le temps de le retenir, il s'était levé de son banc et avait couru après Urbain.
—Olivier! s'écria Urbain en reconnaissant son ancien ami; et sur un signe que lui fit Lazare il ajouta: Je suis arrivé de voyage seulement hier: je devais aller te voir... mais je savais de tes nouvelles.
La compagne d'Urbain s'était retirée un peu à l'écart.
—Et Marie? demanda Olivier, dont le cœur avait tout d'abord tremblé en rencontrant le peintre son ami avec une femme.
—Mais, dit Urbain, j'ai été absent de Paris. D'ailleurs je ne m'en suis point inquiété. J'ai l'oubli prompt. Voici qui doit te le prouver, ajouta Urbain en montrant du doigt la jeune femme qui était avec lui.
—Oh! fit Olivier avec un éclair de regard qui trahissait la joie intérieure, j'étais bien sûr que tu ne l'aimais pas.
—Celle-là aussi s'appelle Marie, dit Urbain en indiquant sa nouvelle maîtresse, et je l'aime beaucoup depuis hier. Marie est morte, Vive Marie!
—J'irai vous voir, dit Olivier en quittant Urbain.
Cette rencontre le laissa calme, et il rentra à la maison presque gai. Le lendemain, accompagné de Lazare, Olivier alla pour voir son père et lui demander de l'argent qui lui revenait. Son père était absent, mais il trouva la servante.
—Ah! monsieur, lui dit-elle, je suis bien contente de vous revoir. Voici une lettre pour vous. C'est une dame qui l'a apportée pendant que votre père n'y était pas, heureusement! Car il l'aurait déchirée comme il a fait des autres. Il était bien en colère après cette dame, et il m'a menacé de me renvoyer si je lui donnais votre adresse.
Olivier avait déjà ouvert la lettre. Elle était de Marie et ne contenait que ces mots:
«Depuis quinze jours que je suis libre, je vous ai écrit trois fois: Vous ne m'avez pas répondu, Olivier! Vous avez cru comme tant d'autres, sans doute, en me voyant arrêtée, que j'étais coupable. Pourtant on ne voulait de moi que des renseignements sur mon mari. Je ne savais rien, je n'ai pu rien dire. On m'a remise en liberté. Voilà quinze jours que je vous attends. Vous ne m'avez pas pardonné sans doute. Je vous attendrai encore deux jours à mon ancien logement. Si je ne vous vois pas je quitterai Paris. Mon départ est arrêté: j'ai vendu mes meubles. Je voudrais seulement vous dire adieu, et après vous resterez libre. Je vous jure que je n'ai pas revu Urbain et que je ne l'ai jamais aimé. J'ai souvent attendu, bien avant dans la nuit, devant la maison de votre père, comptant vous voir rentrer.... Mais vous ne rentriez pas.... C'est la dernière fois que je vous écris, et dans deux jours je serai partie. Au revoir, ou pour toujours, adieu.
—Quand vous a-t-on remis cette lettre? demanda Olivier à la servante.
—Il y a cinq ou six jours, répondit celle-ci.
—Il est trop tard! s'écria Olivier. Oh! mon père! Cependant il força Lazare à l'accompagner à l'ancienne demeure de Marie.
—Madame Duchampy est partie depuis quatre jours, dit le portier.
—J'aime mieux ça! murmura Lazare; et il emmena Olivier.
—Au moins Urbain ne l'a pas revue, pensa Olivier, dont l'amour commençait à tourner à la poésie.
Un poète de gouttières
Il y a maintenant à Paris plus de poètes que de becs de gaz. Et si la police n'y met ordre, le nombre ira encore en croissant de jour en jour. Peu de maisons de la capitale sont privées d'un vates quelconque. Perché dans les mansardes, il empêche ses voisins de dormir par les convulsions et les coliques d'un lyrisme nocturne. C'est dans le nid d'un de ces oiseaux de gouttière qui pondent, bon an, mal an, deux ou trois milliers de vers, que nous introduirons le lecteur.
Melchior (il s'appelait Melchior) habitait rue de la Tour-d'Auvergne une chambre de cent francs dans laquelle il faisait de la poésie lyrique. Cette chambre était meublée d'un de ces mobiliers qui sont la terreur des propriétaires, aux approches du terme surtout. Melchior avait dans un bureau une place qui lui rapportait quarante francs par mois, et ne lui prenait que trois heures par jour. Ce fut à la suite d'un premier amour très fécond en orages qu'il s'était décidé à prendre la lyre.
Ses amis encouragèrent sa déplorable manie en le comparant à Lamartine, et, dans le tête-à-tête, avec sa modestie qui, comme celle de tant d'autres, n'était que l'hypocrisie de l'orgueil, Melchior s'avouait, à part lui, qu'il pourrait bien un jour justifier la comparaison. Il avait, du reste, une foi inébranlable en lui-même, et croyait entièrement au nascuntur poetae de l'orateur romain. Si parfois il lui venait quelques doutes sur sa vocation, il se hâtait de les dissiper par la lecture d'un de ses poèmes, et devant cette œuvre de son cœur il entrait en des ravissements infinis. Il pleurait, il sanglotait, il battait des mains, il allait se regarder dans la glace pour voir s'il n'avait pas une auréole au front, et il en voyait une. Dans ces moments-là, Melchior aurait voulu pouvoir se dédoubler, afin qu'une moitié de lui-même s'inclinât devant l'autre. Et tout cela de bonne foi, sincèrement, réellement, croyant bien qu'il ne se rendait pas la moitié des honneurs qui lui étaient dus.
Au reste, ces ridicules n'étaient pas inhérents à la nature de Melchior. Ils lui avaient été inoculés par les amis au milieu desquels il vivait, et qui lui assuraient chaque jour qu'il était appelé à de hautes destinées poétiques. Si les personnes sensées qui s'intéressaient à lui essayaient de lui montrer dans quelle voie fausse il s'engageait aussi gratuitement, Melchior se récriait. Il répondait qu'il avait une mission à remplir, que les poètes sont les prêtres de l'humanité, et que, dût-il mourir en route, il ne renierait pas son culte, etc. Melchior avait d'ailleurs une idée fixe. Il voulait élever à la mémoire de son premier amour un superbe monument poétique au front duquel il placerait le nom de sa maîtresse, pour le faire passer à la postérité à côté des noms de Laure et de Béatrix. Depuis deux ans il travaillait à ce poème, et n'écrivait pas une strophe où il ne plantât deux saules et n'allumât une auréole. Chaque fois qu'il avait ajouté une centaine de nouveaux vers à son poème d'amour, il réunissait ses amis dans des soirées où l'on buvait de l'eau non filtrée, et il leur lisait ses nouvelles élégies qu'on applaudissait avec fureur.
Ces lectures étaient ordinairement accompagnées d'une mise en scène dont les ridicules étaient peut-être excusables à cause du sentiment profond et sincère où ils avaient leur source. Ainsi, Melchior lisait les fragments de son poème d'amour sur une table où il avait d'avance disposé symétriquement toutes les reliques qui lui étaient restées de cette grande passion. Des vieux gants blancs, des rubans sales, un masque de bal, des bouquets fanés, etc., tout cet attirail sentimental était ordinairement accroché au fond de son alcôve. Au milieu se détachait son masque à lui, moulé en plâtre et entouré d'un lambeau d'étoffe noire qui le mettait plus en saillie. Ces puérilités étaient du reste gravement acceptées par les amis de Melchior, qui, pendant plus de deux ans, pratiqua avec une scrupuleuse fidélité la religion du souvenir. Une des autres manies de ce singulier garçon était celle-ci: il achetait tous les volumes de vers à couvertures multicolores qui, deux fois l'an, au printemps et à l'automne, viennent s'abattre sur les rampes des quais. Il ne se publiait pas un seul hémistiche qu'il n'en eût connaissance; un de ses amis, garçon de bon sens, qui appelait ce genre de recueil les Punaises de la librairie, lui ayant demandé pourquoi il dépensait son argent à d'aussi bêtes acquisitions, Melchior lui répondit qu'il fallait bien se tenir au courant des progrès de l'art. Le fait est qu'il voulait simplement juger s'il était de la force des auteurs des Soupirs nocturnes, Matutina et autres Brises de mai. Chaque fois qu'il paraissait un de ces abominables recueils, Melchior se le procurait et assemblait tout le clan des poètereaux de sa connaissance pour leur donner lecture du poème nouveau, et lorsque de son avis et de celui de ses admirateurs la comparaison tournait à son avantage, il était content et acceptait sans conteste la supériorité qu'on lui accordait. C'était un spectacle vraiment bien curieux que ces réunions où un tas de gueux, paresseux comme des lazaroni, jouaient sans rire avec les plus graves questions d'art et se drapaient prétentieusement dans le manteau de leur sainte misère: ces soirées se terminaient ordinairement par une lecture à haute voix du Chatterton de M. Alfred de Vigny. C'est avec ce livre que Melchior avait achevé de se griser l'esprit; et combien de jeunes gens comme lui ont bu le poison de l'amour-propre dans ces pages brûlantes!
Le drame de Chatterton est certainement une belle œuvre, mais son succès a dû souvent peser lourd comme un remords sur la conscience de son auteur, qui aurait pourtant dû prévoir la dangereuse influence que ce drame pourrait exercer sur les esprits faibles et les vanités ambitieuses. Chatterton est une de ces créations qui ont tout l'attrait de l'abîme, et cette pièce, qui n'est après tout, sous forme dramatique, que l'apothéose de l'orgueil et de la médiocrité, avec le suicide pour conclusion, a peut-être ouvert bien des tombes. Mais à coup sûr les représentations de Chatterton ont créé cette lamentable école de poètes pleurards et fatalistes, contre laquelle la critique n'a pas sévi avec assez de violence. Je l'ai dit déjà, Melchior et ses amis faisaient partie de cette bande, et ils avaient inventé pour leur usage cette maxime singulière «que la misère est l'engrais du talent.» Bien que plusieurs occasions se fussent présentées qui auraient aidé Melchior à sortir de sa mauvaise situation, il s'obstinait à y demeurer; cette misère, disait-il, était une ombre où rayonnaient mieux ces deux pures étoiles: la poésie et le souvenir de son premier amour. Et puis la misère! la misère, cela prête si bien à l'élégie et au dithyrambe! cela fournit naturellement de si glorieux parallèles! Melchior, lui, ne trouvait même pas la sienne assez complète. Martyr, à sa couronne il manquait une épine, comme il le chantait quelquefois, en implorant la fatalité qui se montrait si clémente à son égard, après avoir été si rigoureuse pour ses frères. Enfin, le croirait-on, Melchior ambitionnait l'hôpital, et ne désirait rien tant qu'une bonne maladie qui lui permettrait d'aller à son tour chanter un hymne à la douleur sur un grabat de l'Hôtel-Dieu. Mais cette satisfaction lui était refusée par le sort, et malgré les privations de toute nature qu'il subissait, et s'imposait même parfois, sa robuste santé donnait un rubicond démenti à ses allures de poète élégiaque. Mais Melchior était obstiné, et voyant que le sort lui refusait la gloire d'aller souffrir dans le lit de Gilbert, il imagina une combinaison aussi ridicule que périlleuse pour s'ouvrir la porte de l'asile des douleurs. Il se mit pendant quinze jours à un régime qui aurait rendu Atlas pulmonique. Et ayant pris un livre de médecine, il étudia, pour les simuler autant que possible, les symptômes d'une maladie qui, à son début, ne se manifeste que par un affaiblissement général accompagné d'une toux légère et fréquente. Lorsqu'il crut savoir assez convenablement son rôle de phtisique pour affronter l'examen de la science, Melchior résolut d'aller se présenter à la consultation de l'Hôtel-Dieu. La veille du jour qu'il avait choisi, il fit par un temps affreux une course d'environ dix lieues dans les environs de Paris, et lorsqu'il arriva à l'hôpital, la fatigue l'avait si bien grimé et le froid l'avait si bien enrhumé, qu'il avait l'air d'un poitrinaire authentique.... Quand son tour fut venu de passer à la visite, Melchior aurait bien donné cent de ses plus beaux vers pour cracher un peu le sang. Mais il avait une mine si épouvantable, et la peur de voir sa ruse découverte lui avait procuré une si belle fièvre, que le médecin lui signa sur-le-champ un bulletin d'admission.
—Quelle est votre profession? lui demanda-t-il à titre de renseignement.
—Je suis poète, monsieur, répondit Melchior en prenant une pose fatale; c'est-à-dire un de ces malheureux que la brutalité du siècle abandonne sans pitié à toutes les misères, et que....
—C'est bon! C'est bon! Allez vous coucher, mon ami; vous n'en mourrez pas cette fois-ci.
Un candidat académique qui vient d'être élu n'est pas plus heureux, en s'asseyant pour la première fois dans son fauteuil, que ne le fut Melchior lorsqu'il entra dans la salle de l'hôpital.
—Enfin, se disait-il en se couchant dans un lit bien blanc, me voilà donc sur cet affreux grabat des misères humaines, et sur-le-champ il commença une ode À l'hôpital. Voici quel était son but: une fois cette ode achevée, et il était bien convenu qu'elle serait sublime, Melchior la datait du Lieu des douleurs, et il l'adressait à la Revue des Deux-Mondes, qui s'empressait de l'imprimer, cela était encore convenu. L'ode imprimée excitait l'admiration générale. La presse, le public, tout le monde s'inquiétait de ce poète martyr, de cet autre Gilbert, de ce frère de Moreau, qui agonisait sur un infâme grabat, etc., etc. Et alors, cela était toujours bien convenu, on venait voir Melchior sur son lit de souffrance. Les femmes du monde arrivaient en équipage et voulaient jeter sur les blessures de son âme le baume de leurs consolations. La chambre des députés elle-même s'émouvait; le ministre était interpellé et donnait une pension à Melchior pour faire taire les criailleries des journaux libéraux qui hurleraient: Encore un grand poète qui se meurt de misère! Les éditeurs accouraient en foule et se disputaient l'honneur d'imprimer les vers de Melchior. La célébrité chantait son nom dans tous les carrefours de l'univers, et il faisait renchérir le laurier. Tel était sérieusement le plan combiné par Melchior. Pendant huit jours il travailla donc à son ode, qui, lorsqu'elle fut terminée ne comptait pas moins de trois cents vers. C'était un ramassis de vulgarités et de prétentions, une élégie dithyrambique encadrée dans une forme poncive et écrite dans un style médiocre. Le poète l'adressa à une grande revue, et s'endormit, sûr de son affaire.
Mais les choses ne se passèrent point comme le poète l'avait espéré. La grande revue n'imprima point son ode; l'univers entier ignora qu'il était à l'hôpital; les femmes du monde allèrent au bois, à l'Opéra et au bal; les journaux ne publièrent aucun premier-Paris sur le nouveau Gilbert, et le ministère ne lui accorda aucune pension. Seulement, comme on était alors en hiver, époque où les malades sont plus nombreux et les lits d'hôpitaux plus recherchés, le médecin, voyant que la maladie de Melchior n'avait rien de sérieux, lui donna à entendre qu'il eût à demander son exeat, s'il ne préférait pas qu'on le lui offrît. Il retourna donc chez lui; mais, durant son séjour à l'hôpital, l'ennui, les drogues et les tisanes qu'il avait été forcé de prendre pour faire croire à cette fausse maladie, en avaient déterminé une vraie, et cette leçon le fit un peu revenir sur le bonheur qu'on éprouve à souffrir dans le lit de Gilbert. Lorsqu'il fut guéri il alla à la Revue savoir ce qu'on pensait de son ode et à quelle époque on l'imprimerait. On lui répondit qu'on ne l'imprimerait pas, et il parut étonné.
Cependant cette mésaventure ne fit point renoncer Melchior à son système: il commença de nouveau à se monter des coups, comme on dit, et il ne se passait guère de jours où il ne s'ouvrît en rêve de radieux chemins qui le conduisaient aux astres, et plus que jamais surtout il caressait son idée fixe, qui était, comme on le sait, d'élever un monument poétique à celle qui avait eu les prémices de son cœur. Il ne lui manquait plus que cinq cents francs pour réaliser ce beau rêve, en faisant imprimer son volume d'élégies. Un beau matin il ne lui manqua plus rien: un oncle qu'il avait en Bourgogne mourut subitement, et une somme de douze cents francs dégringola avec un grand fracas du testament de l'oncle jusqu'au milieu de la misère du neveu, qui, sans faire ni une ni deux, courut chez un imprimeur s'entendre pour l'impression de son livre.
Le jour où il devait recevoir l'épreuve de la première feuille de son livre, Melchior convoqua ses amis à une grande soirée littéraire et les pria d'amener leurs maîtresses. Il avait, disait-il, besoin surtout d'un auditoire de femmes. Les amis ne se firent pas prier, et au jour et à l'heure convenus ils arrivaient, chacun suivi de sa chacune. Melchior était en habit noir et en cravate blanche à nœud mélancolique; il allait commencer, après une petite allocution aux dames, la lecture du poème, déjà lu tant de fois, lorsqu'un nouveau couple retardataire entra subitement au milieu de l'assemblée. C'était un ami de Melchior, accompagné de sa maîtresse de la veille.
En voyant cette femme Melchior poussa un grand cri: Il venait de reconnaître son idole, sa première maîtresse, qu'il croyait morte depuis deux ans en Angleterre, où l'avait entraînée un mari barbare et jaloux. La dame, en réalité, avait bien été en Angleterre; mais elle n'avait point tardé à jeter son contrat de mariage par-dessus les moulins, et après deux années de séjour parmi les brouillards de Londres, elle était depuis trois mois revenue faire de la bohème galante sous le soleil de Paris. Pour le moment elle n'était pas très heureuse, et donna clairement à entendre à son ancien amant, avec qui elle était restée seule, qu'elle préférait une robe et des bottines à tous les poèmes du monde.
Le lendemain Melchior alla retirer son manuscrit de chez l'imprimeur....
—Comment, mon pauvre chéri, tu as écrit tout cela pour moi... pendant... que.... Ah! ah! c'est bien drôle, fit la dame.
—Oui, dit Melchior, je t'ai aimée en vers pendant deux ans; maintenant je vais t'aimer en prose. Il l'aima ainsi pendant six semaines, après quoi il employa le reste de son argent à apprendre la tenue des livres, afin de pouvoir entrer comme commis chez un agent de change, où il est actuellement, aussi possédé de la fièvre des chiffres qu'il le fut jadis de la fièvre des rimes.
Le manchon de Francine
I
Parmi les vrais bohémiens de la vraie bohème, j'ai connu autrefois un garçon nommé Jacques D...; il était sculpteur, et promettait d'avoir un jour un grand talent. Mais la misère ne lui a pas donné le temps d'accomplir ses promesses. Il est mort d'épuisement au mois de mars 1844, à l'hôpital Saint-Louis, salle Sainte-Victoire, lit 14.
J'ai connu Jacques à l'hôpital, où j'étais moi-même détenu par une longue maladie. Jacques avait, comme je l'ai dit, l'étoffe d'un grand talent, et pourtant il ne s'en faisait point accroire. Pendant les deux mois que je l'ai fréquenté, et durant lesquels il se sentait bercé dans les bras de la mort, je ne l'ai point entendu se plaindre une seule fois, ni se livrer à ces lamentations qui ont rendu si ridicule l'artiste incompris. Il est mort sans pose, en faisant l'horrible grimace des agonisants. Cette mort me rappelle même une des scènes les plus atroces que j'aie jamais vues dans ce caravansérail des douleurs humaines. Son père, instruit de l'événement, était venu pour réclamer le corps et avait longtemps marchandé pour donner les trente-six francs réclamés par l'administration. Il avait marchandé aussi pour le service de l'église, et avec tant d'instance, qu'on avait fini par lui rabattre six francs. Au moment de mettre le cadavre dans la bière, l'infirmier enleva la serpillière de l'hôpital et demanda à un des amis du défunt qui se trouvait là de quoi payer le linceul. Le pauvre diable, qui n'avait pas le sou, alla trouver le père de Jacques, qui entra dans une colère atroce, et demanda si on n'avait pas fini de l'ennuyer.
La sœur novice qui assistait à ce monstrueux débat jeta un regard sur le cadavre et laissa échapper cette tendre et naïve parole:
—Oh! monsieur, on ne peut pas l'enterrer comme cela, ce pauvre garçon: il fait si froid, donnez-lui au moins une chemise, qu'il n'arrive pas tout nu devant le bon Dieu.
Le père donna cinq francs à l'ami pour avoir une chemise; mais il lui recommanda d'aller chez un fripier de la rue Grange aux Belles qui vendait du linge d'occasion.
—Cela coûtera moins cher, ajouta-t-il. Cette cruauté du père de Jacques me fut expliquée plus tard; il était furieux que son fils eût embrassé la carrière des arts, et sa colère ne s'était pas apaisée, même devant un cercueil. Mais je suis bien loin de mademoiselle Francine et de son manchon. J'y reviens: mademoiselle Francine avait été la première et unique maîtresse de Jacques, qui n'était pourtant pas mort vieux, car il avait à peine vingt-trois ans à l'époque où son père voulait le laisser mettre tout nu dans la terre. Cet amour m'a été conté par Jacques lui-même, alors qu'il était le numéro 14 et moi le numéro 16 de la salle Sainte-Victoire, un vilain endroit pour mourir. Ah! tenez, lecteur, avant de commencer ce récit, qui serait une belle chose si je pouvais le raconter tel qu'il m'a été fait par mon ami Jacques, laissez-moi fumer une pipe dans la vieille pipe de terre qu'il m'a donnée le jour où le médecin lui en avait défendu l'usage. Pourtant la nuit, quand l'infirmier dormait, mon ami Jacques m'empruntait sa pipe et me demandait un peu de tabac: on s'ennuie tant la nuit dans ces grandes salles, quand on ne peut pas dormir et qu'on souffre!
—Rien qu'une ou deux bouffées, me disait-il, et je le laissais faire, et la sœur Sainte-Geneviève n'avait point l'air de sentir la fumée lorsqu'elle passait faire sa ronde. Ah! bonne sœur! que vous étiez bonne, et comme vous étiez belle aussi quand vous veniez nous jeter l'eau bénite! On vous voyait arriver de loin, marchant doucement sous les voûtes sombres, drapée dans vos voiles blancs, qui faisaient de si beaux plis, et que mon ami Jacques admirait tant. Ah! bonne sœur! vous étiez la Béatrice de cet enfer. Si douces étaient vos consolations, qu'on se plaignait toujours pour se faire consoler par vous. Si mon ami Jacques n'était pas mort un jour qu'il tombait de la neige, il vous aurait sculpté une petite bonne Vierge pour mettre dans votre cellule, bonne sœur Sainte-Geneviève!
UN LECTEUR. Eh bien, et le manchon? je ne vois pas le manchon, moi.
AUTRE LECTEUR. Et mademoiselle Francine? où est-elle donc?
PREMIER LECTEUR. Ce n'est point très gai, cette histoire!
DEUXIÈME LECTEUR. Nous allons voir la fin.
—Je vous demande bien pardon, messieurs, c'est la pipe de mon ami Jacques qui m'a entraîné dans ces digressions. Mais d'ailleurs je n'ai point juré de vous faire rire absolument. Ce n'est point gai tous les jours, la bohème.
Jacques et Francine s'étaient rencontrés dans une maison de la rue de la Tour-d'Auvergne, où ils étaient emménagés en même temps au terme d'avril.
L'artiste et la jeune fille restèrent huit jours avant d'entamer ces relations de voisinage qui sont presque toujours forcées lorsqu'on habite sur le même carré; cependant, sans avoir échangé une seule parole, ils se connaissaient déjà l'un l'autre. Francine savait que son voisin était un pauvre diable d'artiste, et Jacques avait appris que sa voisine était une petite couturière sortie de sa famille pour échapper aux mauvais traitements d'une belle-mère. Elle faisait des miracles d'économie pour mettre, comme on dit, les deux bouts ensemble; et comme elle n'avait jamais connu le plaisir, elle ne l'enviait point. Voici comment ils en vinrent tous deux à passer par la commune loi de la cloison mitoyenne. Un soir du mois d'avril, Jacques rentra chez lui harassé de fatigue, à jeun depuis le matin et profondément triste, d'une de ces tristesses vagues qui n'ont point de cause précise et qui vous prennent partout, à toute heure, espèce d'apoplexie du cœur à laquelle sont particulièrement sujets les malheureux qui vivent solitaires. Jacques, qui se sentait étouffer dans son étroite cellule, ouvrit la fenêtre pour respirer un peu. La soirée était belle, et le soleil couchant déployait ses mélancoliques féeries sur les collines de Montmartre. Jacques resta pensif à sa croisée, écoutant le chœur ailé des harmonies printanières qui chantaient dans le calme du soir, et cela augmenta sa tristesse. En voyant passer devant lui un corbeau qui jeta un croassement, il songea au temps où les corbeaux apportaient du pain à Élie, le pieux solitaire, et il fit cette réflexion que les corbeaux n'étaient plus si charitables. Puis, n'y pouvant plus tenir, il ferma sa fenêtre, tira le rideau; et comme il n'avait pas de quoi acheter de l'huile pour sa lampe, il alluma une chandelle de résine qu'il avait rapportée d'un voyage à la Grande-Chartreuse. Toujours de plus en plus triste, il bourra sa pipe.
—Heureusement que j'ai encore assez de tabac pour cacher le pistolet, murmura-t-il, et il se mit à fumer.
Il fallait qu'il fût bien triste ce soir-là, mon ami Jacques, pour qu'il songeât à cacher le pistolet. C'était sa ressource suprême dans les grandes crises, et elle lui réussissait assez ordinairement. Voici en quoi consistait ce moyen: Jacques fumait du tabac sur lequel il répandait quelques gouttes de laudanum, et il fumait jusqu'à ce que le nuage de fumée qui sortait de sa pipe fût devenu assez épais pour lui dérober tous les objets qui étaient dans sa petite chambre, et surtout un pistolet accroché au mur. C'était l'affaire d'une dizaine de pipes. Quand le pistolet était entièrement devenu invisible, il arrivait presque toujours que la fumée et le laudanum combinés endormaient Jacques, et il arrivait aussi souvent que sa tristesse l'abandonnait au seuil de ses rêves. Mais, ce soir-là, il avait usé tout son tabac, le pistolet était parfaitement caché, et Jacques était toujours amèrement triste. Ce soir-là, au contraire, mademoiselle Francine était extrêmement gaie en rentrant chez elle, et sa gaieté était en cause, comme la tristesse de Jacques: c'était une de ces joies qui tombent du ciel et que le bon Dieu jette dans les bons cœurs. Donc, mademoiselle Francine était en belle humeur, et chantonnait en montant l'escalier. Mais, comme elle allait ouvrir sa porte, un coup de vent entré par la fenêtre ouverte du carré éteignit brusquement sa chandelle.
—Mon Dieu, que c'est ennuyeux! exclama la jeune fille, voilà qu'il faut encore descendre et monter six étages.
Mais ayant aperçu de la lumière à travers la porte de Jacques, un instant de paresse, enté sur un sentiment de curiosité, lui conseilla d'aller demander de la lumière à l'artiste. C'est un service qu'on se rend journellement entre voisins, pensait-elle, et cela n'a rien de compromettant. Elle frappa donc deux petits coups à la porte de Jacques, qui ouvrit, un peu surpris de cette visite tardive. Mais à peine eut-elle fait un pas dans la chambre, que la fumée qui l'emplissait la suffoqua tout d'abord, et, avant d'avoir pu prononcer une parole, elle glissa évanouie sur une chaise et laissa tomber à terre son flambeau et sa clef. Il était minuit, tout le monde dormait dans la maison. Jacques ne jugea point à propos d'appeler du secours; il craignait d'abord de compromettre sa voisine. Il se borna donc à ouvrir la fenêtre pour laisser pénétrer un peu d'air; et, après avoir jeté quelques gouttes d'eau au visage de la jeune fille, il la vit ouvrir les yeux et revenir à elle peu à peu. Lorsqu'au bout de cinq minutes elle eut entièrement repris connaissance, Francine expliqua le motif qui l'avait amenée chez l'artiste, et elle s'excusa beaucoup de ce qui était arrivé.
—Maintenant que je suis remise, ajouta-t-elle, je puis rentrer chez moi.
Et elle avait déjà ouvert la porte du cabinet, lorsqu'elle s'aperçut que non seulement elle oubliait d'allumer sa chandelle, mais encore qu'elle n'avait pas la clef de sa chambre.
—Étourdie que je suis, dit-elle en approchant son flambeau du cierge de résine, je suis entrée ici pour avoir de la lumière, et j'allais m'en aller sans.
Mais au même instant le courant d'air établi dans la chambre par la porte et la fenêtre, qui étaient restées entr'ouvertes, éteignit subitement le cierge, et les deux jeunes gens restèrent dans l'obscurité.
—On croirait que c'est un fait exprès, dit Francine. Pardonnez-moi, monsieur, tout l'embarras que je vous cause, et soyez assez bon pour faire de la lumière, pour que je puisse retrouver ma clef.
—Certainement, mademoiselle, répondit Jacques en cherchant des allumettes à tâtons.
Il les eut bien vite trouvées. Mais une idée singulière lui traversa l'esprit; il mit les allumettes dans sa poche en s'écriant:
—Mon Dieu! mademoiselle, voici bien un autre embarras. Je n'ai point une seule allumette ici, j'ai employé la dernière quand je suis rentré.
J'espère que voilà une ruse crânement bien machinée! pensa-t-il en lui-même.
—Mon Dieu! mon Dieu! disait Francine, je puis bien encore rentrer chez moi sans chandelle: la chambre n'est pas si grande pour qu'on puisse s'y perdre. Mais il me faut ma clef; je vous en prie, monsieur, aidez-moi à chercher, elle doit être à terre.
—Cherchons, mademoiselle, dit Jacques.
Et les voilà tous deux dans l'obscurité en quête de l'objet perdu; mais, comme s'ils eussent été guidés par le même instinct, il arriva que pendant ces recherches leurs mains, qui tâtonnaient dans le même endroit, se rencontraient dix fois par minute. Et, comme ils étaient aussi maladroits l'un que l'autre, ils ne trouvèrent point la clef.
—La lune, qui est masquée par les nuages, donne en plein dans ma chambre, dit Jacques. Attendons un peu. Tout à l'heure elle pourra éclairer nos recherches.
Et, en attendant le lever de la lune, ils se mirent à causer. Une causerie au milieu des ténèbres, dans une chambre étroite, par une nuit de printemps; une causerie qui, d'abord frivole et insignifiante, aborde le chapitre des confidences, vous savez où cela mène.... Les paroles deviennent peu à peu confuses, pleines de réticences; la voix baisse, les mots s'alternent de soupirs.... Les mains qui se rencontrent achèvent la pensée, qui, du cœur, monte aux lèvres, et.... Cherchez la conclusion dans vos souvenirs, ô jeunes couples! Rappelez-vous, jeune homme, rappelez-vous, jeune femme, vous qui marchez aujourd'hui la main dans la main, et qui ne vous étiez jamais vus il y a deux jours!
Enfin la lune se démasqua, et sa lueur claire inonda la chambrette; mademoiselle Francine sortit de sa rêverie en jetant un petit cri.
—Qu'avez-vous? lui demanda Jacques, en lui entourant la taille de ses bras.
—Rien, murmura Francine; j'avais cru entendre frapper. Et, sans que Jacques s'en aperçût, elle poussa du pied, sous un meuble, la clef qu'elle venait d'apercevoir.
Elle ne voulait pas la retrouver.
PREMIER LECTEUR. Je ne laisserai certainement pas cette histoire entre les mains de ma fille.
SECOND LECTEUR. Jusqu'à présent je n'ai point encore vu un seul poil du manchon de mademoiselle Francine; et, pour cette jeune fille, je ne sais pas non plus comment elle est faite, si elle est brune ou blonde.
Patience, ô lecteurs! patience. Je vous ai promis un manchon, et je vous le donnerai à la fin, comme mon ami Jacques fit à sa pauvre amie Francine, qui était devenue sa maîtresse, ainsi que je l'ai expliqué dans la ligne en blanc qui se trouve au-dessus. Elle était blonde, Francine, blonde et gaie, ce qui n'est pas commun. Elle avait ignoré l'amour jusqu'à vingt ans; mais un vague pressentiment de sa fin prochaine lui conseilla de ne plus tarder si elle voulait le connaître.
Elle rencontra Jacques et elle l'aima. Leur liaison dura six mois. Ils s'étaient pris au printemps, ils se quittèrent à l'automne. Francine était poitrinaire, elle le savait, et son ami Jacques le savait aussi: quinze jours après s'être mis avec la jeune fille, il l'avait appris d'un de ses amis qui était médecin. «Elle s'en ira aux feuilles jaunes,» avait dit celui-ci.
Francine avait entendu cette confidence, et s'aperçut du désespoir qu'elle causait à son ami.
—Qu'importent les feuilles jaunes? lui disait-elle, en mettant tout son amour dans un sourire; qu'importe l'automne, nous sommes en été et les feuilles sont vertes: profitons-en, mon ami.... Quand tu me verras prête à m'en aller de la vie, tu me prendras dans tes bras en m'embrassant et tu me défendras de m'en aller. Je suis obéissante, tu sais, et je resterai.
Et cette charmante créature traversa ainsi pendant cinq mois les misères de la vie de bohème, la chanson et le sourire aux lèvres. Pour Jacques, il se laissait abuser. Son ami lui disait souvent: «Francine va plus mal, il lui faut des soins.» Alors Jacques battait tout Paris pour trouver de quoi faire faire l'ordonnance du médecin; mais Francine n'en voulait point entendre parler, et elle jetait les drogues par les fenêtres. La nuit, lorsqu'elle était prise par la toux, elle sortait de la chambre et allait sur le carré pour que Jacques ne l'entendît point.
Un jour qu'ils étaient allés tous les deux à la campagne, Jacques aperçut un arbre dont le feuillage était jaunissant. Il regarda tristement Francine, qui marchait lentement et un peu rêveuse.
Francine vit Jacques pâlir, et elle devina la cause de sa pâleur.
—Tu es bête, va, lui dit-elle en l'embrassant, nous ne sommes qu'en juillet; jusqu'à octobre, il y a trois mois; en nous aimant nuit et jour, comme nous faisons, nous doublerons le temps que nous avons à passer ensemble. Et puis, d'ailleurs, si je me sens plus mal aux feuilles jaunes, nous irons demeurer dans un bois de sapins: les feuilles sont toujours vertes.
Au mois d'octobre Francine fut forcée de rester au lit. L'ami de Jacques la soignait.... La petite chambrette où ils logeaient était située tout au haut de la maison et donnait sur une cour où s'élevait un arbre, qui chaque jour se dépouillait davantage. Jacques avait mis un rideau à la fenêtre pour cacher cet arbre à la malade; mais Francine exigea qu'on retirât le rideau.
—Ô mon ami, disait-elle à Jacques, je te donnerai cent fois plus de baisers qu'il n'a de feuilles.... Et elle ajoutait: Je vais beaucoup mieux, d'ailleurs.... Je vais sortir bientôt; mais comme il fera froid, et que je ne veux pas avoir les mains rouges, tu m'achèteras un manchon.
Pendant toute la maladie, ce manchon fut son rêve unique. La veille de la Toussaint, voyant Jacques plus désolé que jamais, elle voulut lui donner du courage; et, pour lui prouver qu'elle allait mieux, elle se leva. Le médecin arriva au même instant: il la fit recoucher de force.
—Jacques, dit-il à l'oreille de l'artiste, du courage! Tout est fini, Francine va mourir. Jacques fondit en larmes.
—Tu peux lui donner tout ce qu'elle demandera maintenant, continua le médecin: il n'y a plus d'espoir.
Francine entendit des yeux ce que le médecin avait dit à son amant.
—Ne l'écoute pas, s'écria-t-elle en étendant les bras vers Jacques, ne l'écoute pas, il ment. Nous sortirons ensemble demain... c'est la Toussaint; il fera froid, va m'acheter un manchon.... Je t'en prie, j'ai peur des engelures pour cet hiver.
Jacques allait sortir avec son ami; mais Francine retint le médecin auprès d'elle.
—Va chercher mon manchon, dit-elle à Jacques, prends-le beau, qu'il dure longtemps.
Et quand elle fut seule, elle dit au médecin:
—Ô monsieur, je vais mourir, et je le sais.... Mais avant de m'en aller, trouvez-moi quelque chose qui me donne des forces pour une nuit, je vous en prie; rendez-moi belle pour une nuit encore, et que je meure après, puisque le bon Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps....
Comme le médecin la consolait de son mieux, un vent de bise secoua dans la chambre et jeta sur le lit de la malade une feuille jaune, arrachée à l'arbre de la petite cour.
Francine ouvrit le rideau et vit l'arbre dépouillé complètement.
—C'est la dernière, dit-elle en mettant la feuille sous son oreiller.
—Vous ne mourrez que demain, lui dit le médecin, vous avez une nuit à vous.
—Ah! quel bonheur! fit la jeune fille... une nuit d'hiver... elle sera longue. Jacques rentra; il apportait un manchon. Il est bien joli, dit Francine; je le mettrai pour sortir. Elle passa la nuit avec Jacques.
Le lendemain, jour de la Toussaint, à l'Angelus de midi, elle fut prise par l'agonie et tout son corps se mit à trembler.
—J'ai froid aux mains, murmura-t-elle; donne-moi mon manchon. Et elle plongea ses pauvres mains dans la fourrure.
—C'est fini, dit le médecin à Jacques; va l'embrasser. Jacques colla ses lèvres à celles de son amie. Au dernier moment on voulait lui retirer le manchon, mais elle y cramponna ses mains.
—Non, non, dit-elle; laissez-le-moi: nous sommes dans l'hiver; il fait froid. Ah! mon pauvre Jacques.... Ah! mon pauvre Jacques... qu'est-ce que tu vas devenir? Ah! mon Dieu!
Et le lendemain Jacques était seul.
PREMIER LECTEUR. Je le disais bien que ce n'était point gai, cette histoire.
—Que voulez-vous, lecteur? on ne peut pas toujours rire.
II
C'était le matin du jour de la Toussaint: Francine venait de mourir.
Deux hommes veillaient au chevet: l'un, qui se tenait debout, était le médecin; l'autre, agenouillé près du lit, collait ses lèvres aux mains de la morte, et semblait vouloir les y sceller dans un baiser désespéré: c'était Jacques, l'amant de Francine. Depuis plus de six heures il était plongé dans une douloureuse insensibilité. Un orgue de Barbarie qui passa sous les fenêtres vint l'en tirer.
Cet orgue jouait un air que Francine avait l'habitude de chanter le matin en s'éveillant.
Une de ces espérances insensées qui ne peuvent naître que dans les grands désespoirs traversa l'esprit de Jacques. Il recula d'un mois dans le passé, à l'époque où Francine n'était encore que mourante; il oublia l'heure présente, et s'imagina un moment que la trépassée n'était qu'endormie, et qu'elle allait s'éveiller tout à l'heure la bouche ouverte à son refrain matinal.
Mais les sons de l'orgue n'étaient pas encore éteints que Jacques était déjà revenu à la réalité. La bouche de Francine était éternellement close pour les chansons, et le sourire qu'y avait amené sa dernière pensée s'effaçait de ses lèvres, où la mort commençait à naître.
—Du courage! Jacques, dit le médecin, qui était l'ami du sculpteur.
Jacques se releva et dit en regardant le médecin:
—C'est fini, n'est-ce pas, il n'y a plus d'espérance?
Sans répondre à cette triste folie, l'ami alla fermer les rideaux du lit; et, revenant ensuite vers le sculpteur, il lui tendit la main.
—Francine est morte... dit-il, il fallait nous y attendre. Dieu sait que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour la sauver. C'était une honnête fille, Jacques, qui t'a beaucoup aimé, plus et autrement que tu ne l'aimais toi-même; car son amour n'était fait que d'amour, tandis que le tien renfermait un alliage. Francine est morte... mais tout n'est pas fini, il faut maintenant songer à faire les démarches nécessaires pour l'enterrement. Nous nous en occuperons ensemble, et pendant notre absence nous prierons la voisine de veiller ici.
Jacques se laissa entraîner par son ami. Toute la journée ils coururent, à la mairie, aux pompes funèbres, au cimetière. Comme Jacques n'avait point d'argent, le médecin engagea sa montre, une bague et quelques effets d'habillement pour subvenir aux frais du convoi, qui fut fixé au lendemain.
Ils rentrèrent tous deux fort tard le soir; la voisine força Jacques à manger un peu.
—Oui, dit-il, je le veux bien; j'ai froid, et j'ai besoin de prendre un peu de force, car j'aurai à travailler cette nuit.
La voisine et le médecin ne comprirent pas.
Jacques se mit à table et mangea si précipitamment quelques bouchées qu'il faillit s'étouffer. Alors il demanda à boire. Mais en portant son verre à sa bouche, Jacques le laissa tomber à terre. Le verre qui s'était brisé avait réveillé sa douleur un instant engourdie. Le jour où Francine était venue pour la première fois chez lui, la jeune fille, qui était déjà souffrante, s'était trouvée indisposée, et Jacques lui avait donné à boire un peu d'eau sucrée dans ce verre. Plus tard, lorsqu'ils demeurèrent ensemble, ils en avaient fait une relique d'amour.
Dans les rares instants de richesse, l'artiste achetait pour son amie une ou deux bouteilles d'un vin fortifiant dont l'usage lui était prescrit, et c'était dans ce verre que Francine buvait la liqueur où sa tendresse puisait une gaieté charmante.
Jacques resta plus d'une demi-heure à regarder, sans rien dire, les morceaux épars de ce fragile et cher souvenir, et il lui sembla que son cœur aussi venait de se briser et qu'il en sentait les éclats déchirer sa poitrine. Lorsqu'il fut revenu à lui, il ramassa les débris du verre et les jeta dans un tiroir. Puis il pria la voisine d'aller lui chercher deux bougies et de faire monter un seau d'eau par le portier.
—Ne t'en va pas, dit-il au médecin, qui n'y songeait aucunement, j'aurai besoin de toi tout à l'heure.
On apporta l'eau et les bougies; les deux amis restèrent seuls.
—Que veux-tu faire? dit le médecin en voyant Jacques qui, après avoir versé de l'eau dans une sébile en bois, y jetait du plâtre fin à poignées égales.
—Ce que je veux faire, dit l'artiste, ne le devines-tu pas? je vais mouler la tête de Francine; et comme je manquerais de courage si je restais seul, tu ne t'en iras pas.
Jacques alla ensuite tirer les rideaux du lit et abaissa le drap qu'on avait jeté sur la figure de la morte. La main de Jacques commença à trembler, et un sanglot étouffé monta jusqu'à ses lèvres.
—Apporte les bougies, cria-t-il à son ami, et viens me tenir la sébile. L'un des flambeaux fut posé à la tête du lit, de façon à répandre toute sa clarté sur le visage de la poitrinaire; l'autre bougie fut placée au pied. À l'aide d'un pinceau trempé dans l'huile d'olive, l'artiste oignit les sourcils, les cils et les cheveux, qu'il arrangea ainsi que Francine faisait le plus habituellement.
—Comme cela elle ne souffrira pas quand nous lui enlèverons le masque, murmura Jacques à lui-même.
Ces précautions prises, et après avoir disposé la tête de la morte dans une attitude favorable, Jacques commença à couler le plâtre par couches successives jusqu'à ce que le moule eût atteint l'épaisseur nécessaire. Au bout d'un quart d'heure l'opération était terminée et avait complètement réussi.
Par une étrange particularité un changement s'était opéré sur le visage de Francine. Le sang, qui n'avait pas eu le temps de se glacer entièrement, réchauffé sans doute par la chaleur du plâtre, avait afflué vers les régions supérieures, et un nuage aux transparences rosées se mêlait graduellement aux blancheurs mates du front et des joues. Les paupières, qui s'étaient soulevées lorsqu'on avait enlevé le moule, laissaient voir l'azur tranquille des yeux, dont le regard paraissait receler une vague intelligence; et des lèvres, entr'ouvertes par un sourire commencé, semblait sortir, oubliée dans le dernier adieu, cette dernière parole qu'on entend seulement avec le cœur.
Qui pourrait affirmer que l'intelligence finit absolument là où commence l'insensibilité de l'être? Qui peut dire que les passions s'éteignent et meurent juste avec la dernière pulsation du cœur qu'elles ont agité? L'âme ne pourrait-elle pas rester quelquefois volontairement captive dans le corps vêtu déjà pour le cercueil, et, du fond de sa prison charnelle, épier un moment les regrets et les larmes? Ceux qui s'en vont ont tant de raisons pour se défier de ceux qui restent!
Au moment où Jacques songeait à conserver ses traits par les moyens de l'art, qui sait? une pensée d'outre-vie était peut-être revenue réveiller Francine dans son premier sommeil du repos sans fin. Peut-être s'était-elle rappelé que celui qu'elle venait de quitter était un artiste en même temps qu'un amant; qu'il était l'un et l'autre, parce qu'il ne pouvait être l'un sans l'autre; que pour lui l'amour était l'âme de l'art, et que, s'il l'avait tant aimée, c'est qu'elle avait su être pour lui une femme et une maîtresse, un sentiment dans une forme. Et alors peut-être Francine, voulant laisser à Jacques l'image humaine qui était devenue pour lui un idéal incarné, avait su, morte, déjà glacée, revêtir encore une fois son visage de tous les rayonnements de l'amour et de toutes les grâces de la jeunesse; elle ressuscitait objet d'art.
Et peut-être aussi la pauvre fille avait pensé vrai; car il existe parmi les vrais artistes de ces Pygmalions singuliers qui, au contraire de l'autre, voudraient pouvoir changer en marbre leurs Galatées vivantes.
Devant la sérénité de cette figure, où l'agonie n'offrait plus de traces, nul n'aurait pu croire aux longues souffrances qui avaient servi de préface à la mort. Francine paraissait continuer un rêve d'amour; et en la voyant ainsi, on eût dit qu'elle était morte de beauté.
Le médecin, brisé par la fatigue, dormait dans un coin.
Quant à Jacques, il était de nouveau retombé dans ses doutes. Son esprit halluciné s'obstinait à croire que celle qu'il avait tant aimée allait se réveiller; et comme de légères contractions nerveuses, déterminées par l'action récente du moulage, rompaient par intervalles l'immobilité du corps, ce simulacre de vie entretenait Jacques dans son heureuse illusion, qui dura jusqu'au matin, à l'heure où un commissaire vint constater le décès et autoriser l'inhumation.
Au reste, s'il avait fallu toute la folie du désespoir pour douter de sa mort en voyant cette belle créature, il fallait aussi pour y croire toute l'infaillibilité de la science.
Pendant que la voisine ensevelissait Francine on avait entraîné Jacques dans une autre pièce, où il trouva quelques-uns de ses amis, venus pour suivre le convoi. Les bohèmes s'abstinrent vis-à-vis de Jacques, qu'ils aimaient pourtant fraternellement, de toutes ces consolations qui ne font qu'irriter la douleur. Sans prononcer une de ces paroles si difficiles à trouver et si pénibles à entendre, ils allaient tour à tour serrer silencieusement la main de leur ami.
—Cette mort est un grand malheur pour Jacques, fit l'un d'eux.
—Oui, répondit le peintre Lazare, esprit bizarre qui avait su vaincre de bonne heure toutes les rébellions de la jeunesse en leur imposant l'inflexibilité d'un parti pris, et chez qui l'artiste avait fini par étouffer l'homme, oui; mais un malheur qu'il a volontairement introduit dans sa vie. Depuis qu'il connaît Francine, Jacques est bien changé.
—Elle l'a rendu heureux, dit un autre.
—Heureux! reprit Lazare, qu'appelez-vous heureux? Comment nommez-vous bonheur une passion qui met un homme dans l'état où Jacques est en ce moment? Qu'on aille lui montrer un chef-d'œuvre: il ne détournerait pas les yeux; et pour revoir encore une fois sa maîtresse, je suis sûr qu'il marcherait sur un Titien ou sur un Raphaël. Ma maîtresse à moi est immortelle et ne me trompera pas. Elle habite le Louvre et s'appelle Joconde.
Au moment où Lazare allait continuer ses théories sur l'art et le sentiment on vint avertir qu'on allait partir pour l'église.
Après quelques basses prières le convoi se dirigea vers le cimetière.... Comme c'était précisément le jour de la fête des Morts, une foule immense encombrait l'asile funèbre. Beaucoup de gens se retournaient pour regarder Jacques, qui marchait la tête nue derrière le corbillard.
—Pauvre garçon! disait l'un, c'est sa mère sans doute.
—C'est son père, disait un autre.
—C'est sa sœur, disait-on autre part. Venu là pour étudier l'attitude des regrets à cette fête des souvenirs, qui se célèbre une fois l'an sous le brouillard de novembre, seul, un poète, en voyant passer Jacques, devina qu'il suivait les funérailles de sa maîtresse.
Quand on fut arrivé près de la fosse réservée, les bohémiens, la tête nue, se rangèrent autour. Jacques se mit sur le bord; son ami le médecin le tenait par le bras.
Les hommes du cimetière étaient pressés et voulurent faire vivement les choses.
—Il n'y a pas de discours, dit l'un d'eux. Allons! tant mieux. Houp! camarade! allons, là!
Et la bière, tirée hors de la voiture, fut liée avec des cordes et descendue dans la fosse. L'homme alla retirer les cordes et sortit du trou; puis, aidé d'un de ses camarades, il prit une pelle et commença à jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée. On y planta une petite croix de bois.
Au milieu de ses sanglots le médecin entendit Jacques qui laissait échapper ce cri d'égoïsme:
—Ô ma jeunesse! c'est vous qu'on enterre!
Jacques faisait partie d'une société appelée les Buveurs d'eau, et qui paraissait avoir été fondée en vue d'imiter le fameux cénacle de la rue des Quatre-Vents, dont il est question dans le beau roman du Grand homme de province. Seulement il existait une grande différence entre le héros du cénacle et les Buveurs d'eau, qui, comme tous les imitateurs, avaient exagéré le système qu'ils voulaient mettre en application. Cette différence se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. de Balzac, les membres du cénacle finissent par atteindre le but qu'ils se proposaient et prouvent que tout système est bon qui réussit; tandis qu'après plusieurs années d'existence la société des Buveurs d'eau s'est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que le nom d'aucun soit resté attaché à une œuvre qui pût attester de leur existence.
Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques avec la société des Buveurs d'eau devinrent moins fréquents. Les nécessités d'existence avaient forcé l'artiste à violer certaines conditions, signées et jurées solennellement par les Buveurs d'eau le jour où la société avait été fondée.
Perpétuellement juchés sur les échasses d'un orgueil absurde, ces jeunes gens avaient érigé en principe souverain, dans leur association, qu'ils ne devraient jamais quitter les hautes cimes de l'art, c'est-à-dire que, malgré leur misère mortelle, aucun d'eux ne voulait faire de concession à la nécessité. Ainsi le poète Melchior n'aurait jamais consenti à abandonner ce qu'il appelait sa lyre pour écrire un prospectus commercial ou une profession de foi. C'était bon pour le poète Rodolphe, un propre à rien, qui était bon à tout, et qui ne laissait jamais passer une pièce de cent sous devant lui sans tirer dessus, n'importe avec quoi. Le peintre Lazare, orgueilleux porte-haillons, n'eût jamais voulu salir ses pinceaux à faire le portrait d'un tailleur tenant un perroquet sur ses doigts, comme notre ami le peintre Marcel avait fait une fois en échange de ce fameux habit surnommé Mathusalem, et que la main de chacune de ses amantes avait étoilé de reprises. Tout le temps qu'il avait vécu en communion d'idées avec les Buveurs d'eau, le sculpteur Jacques avait subi la tyrannie de l'acte de société; mais dès qu'il connut Francine, il ne voulut pas associer la pauvre enfant, déjà malade, au régime qu'il avait accepté tout le temps de sa solitude. Jacques était par-dessus tout une nature probe et loyale. Il alla trouver le président de la société, l'exclusif Lazare, et lui annonça que désormais il accepterait tout travail qui pourrait lui être productif.
—Mon cher, lui répondit Lazare, ta déclaration d'amour était ta démission d'artiste. Nous resterons tes amis, si tu veux, mais nous ne serons plus tes associés. Fais du métier tout à ton aise; pour moi, tu n'es plus un sculpteur, tu es un gâcheur de plâtre. Il est vrai que tu pourras boire du vin, mais nous, qui continuerons à boire notre eau et à manger notre pain de munition, nous resterons des artistes.
Quoi qu'en eût dit Lazare, Jacques resta un artiste. Mais pour conserver Francine auprès de lui il se livrait, quand les occasions se présentaient, à des travaux productifs. C'est ainsi qu'il travaillât longtemps dans l'atelier de l'ornemaniste Romagnési. Habile dans l'exécution, ingénieux dans l'invention, Jacques aurait pu, sans abandonner l'art sérieux, acquérir une grande réputation dans ces composition de genre qui sont devenues un des principaux éléments du commerce de luxe. Mais Jacques était paresseux comme tous les vrais artistes, et amoureux à la façon des poètes. La jeunesse en lui s'était éveillée tardive, mais ardente; et avec un pressentiment de sa fin prochaine, il voulait tout entière l'épuiser entre les bras de Francine. Aussi il arriva souvent que les bonnes occasions de travail venaient frapper à sa porte sans que Jacques voulût y répondre, parce qu'il aurait fallu se déranger, et qu'il se trouvait trop bien à rêver aux lueurs des yeux de son amie.
Lorsque Francine fut morte, le sculpteur alla revoir ses anciens amis les Buveurs. Mais l'esprit de Lazare dominait dans ce cercle, où chacun des membres vivait pétrifié dans l'égoïsme de l'art. Jacques n'y trouva pas ce qu'il venait y chercher. On ne comprenait guère son désespoir, qu'on voulait calmer par des raisonnements; et voyant ce peu de sympathie, Jacques préféra isoler sa douleur plutôt que de la voir exposée à la discussion. Il rompit donc complètement avec les Buveurs d'eau et s'en alla vivre seul.
Cinq ou six jours après l'enterrement de Francine, Jacques alla trouver un marbrier du cimetière Montparnasse, et lui offrit de conclure avec lui le marché suivant: le marbrier fournirait au tombeau de Francine un entourage que Jacques se réservait de dessiner, et donnerait en outre à l'artiste un morceau de marbre blanc, moyennant quoi Jacques se mettrait pendant trois mois à la disposition du marbrier, soit comme ouvrier tailleur de pierres, soit comme sculpteur. Le marchand de tombeaux avait alors plusieurs commandes extraordinaires; il alla visiter l'atelier de Jacques, et, devant plusieurs travaux commencés, il acquit la preuve que le hasard qui lui livrait Jacques était une bonne fortune pour lui. Huit jours après la tombe de Francine avait un entourage, au milieu duquel la croix de bois avait été remplacée par une croix de pierre, avec le nom gravé en creux.
Jacques avait heureusement affaire à un honnête homme, qui comprit que cent kilos de fer fondu et trois pieds carrés de marbre des Pyrénées ne pouvaient point payer trois mois de travaux de Jacques, dont le talent lui avait rapporté plusieurs milliers d'écus. Il offrit à l'artiste de l'attacher à son entreprise moyennant un intérêt, mais Jacques ne consentit point. Le peu de variété des sujets à traiter répugnait à sa nature inventive; d'ailleurs il avait ce qu'il voulait, un gros morceau de marbre, des entrailles duquel il voulait faire sortir un chef-d'œuvre qu'il destinait à la tombe de Francine.
Au commencement du printemps la situation de Jacques devint meilleure: son ami le médecin le mit en relation avec un grand seigneur étranger qui venait se fixer à Paris et y faisait construire un magnifique hôtel dans un des plus beaux quartiers. Plusieurs artistes célèbres avaient été appelés à concourir au luxe de ce petit palais. On commanda à Jacques une cheminée de salon. Il me semble encore voir les cartons de Jacques; c'était une chose charmante: tout le poème de l'hiver était raconté dans ce marbre qui devait servir de cadre à la flamme. L'atelier de Jacques étant trop petit, il demanda et obtint, pour exécuter son œuvre, une pièce dans l'hôtel, encore inhabité. On lui avança même une assez forte somme sur le prix convenu de son travail. Jacques commença par rembourser à son ami le médecin l'argent que celui-ci lui avait prêté lorsque Francine était morte; puis il courut au cimetière, pour y faire cacher sous un champ de fleurs la terre où reposait sa maîtresse.
Mais le printemps était venu avant Jacques, et sur la tombe de la jeune fille mille fleurs croissaient au hasard parmi l'herbe verdoyante. L'artiste n'eut pas le courage de les arracher, car il pensa que ces fleurs renfermaient quelque chose de son amie. Comme le jardinier lui demandait ce qu'il devait faire des roses et des pensées qu'il avait apportées, Jacques lui ordonne de les planter sur une fosse voisine nouvellement creusée, pauvre tombe d'un pauvre, sans clôture, et n'ayant pour signe de reconnaissance qu'un morceau de bois piqué en terre, et surmonté d'une couronne de fleurs en papier noirci, pauvre offrande de la douleur d'un pauvre. Jacques sortit du cimetière tout autre qu'il n'y était entré. Il regardait avec une curiosité pleine de joie ce beau soleil printanier, le même qui avait tant de fois doré les cheveux de Francine lorsqu'elle courait dans la campagne, fauchant les prés avec ses blanches mains. Tout un essaim de bonnes pensées chantait dans le cœur de Jacques. En passant devant un petit cabaret du boulevard extérieur, il se rappela qu'un jour, ayant été surpris par l'orage, il était entré dans ce bouchon avec Francine, et qu'ils y avaient dîné. Jacques entra et se fit servir à dîner sur la même table. On lui donna du dessert dans une soucoupe à vignettes; il reconnut la soucoupe et se souvint que Francine était restée une demi-heure à deviner le rébus qui y était peint; et il se ressouvint aussi d'une chanson qu'avait chantée Francine, mise en belle humeur par un petit vin violet qui ne coûte pas bien cher, et qui contient plus de gaieté que de raisin. Mais cette crue de doux souvenirs réveillait son amour sans réveiller sa douleur. Accessible à la superstition, comme tous les esprits poétiques et rêveurs, Jacques s'imagina que c'était Francine qui, en l'entendant marcher tout à l'heure auprès d'elle, lui avait envoyé cette bouffée de bons souvenirs à travers sa tombe, et il ne voulut par les mouiller d'une larme. Et il sortit du cabaret pied leste, front haut, œil vif, cœur battant, presque un sourire aux lèvres, et murmurant en chemin ce refrain de la chanson de Francine:
Il faut tenir ma porte ouverte.
Ce refrain dans la bouche de Jacques, c'était encore un souvenir, mais aussi c'était déjà une chanson; et peut-être, sans s'en douter, Jacques fit-il ce soir-là le premier pas dans ce chemin de transition qui de la tristesse mène à la mélancolie, et de là à l'oubli. Hélas! quoi qu'on veuille et quoi qu'on fasse, l'éternelle et juste loi de la mobilité le veut ainsi.
De même que les fleurs qui, nées peut-être du corps de Francine, avaient poussé sur sa tombe, des sèves de jeunesse fleurissaient dans le cœur de Jacques, où les souvenirs de l'amour ancien éveillaient de vagues aspirations vers de nouvelles amours. D'ailleurs Jacques était de cette race d'artistes et de poètes qui font de la passion un instrument de l'art et de la poésie, et dont l'esprit n'a d'activité qu'autant qu'il est mis en mouvement par les forces motrices du cœur. Chez Jacques, l'invention était vraiment fille du sentiment, et il mettait une parcelle de lui-même dans les plus petites choses qu'il faisait. Il s'aperçut que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareil à la meule qui s'use elle-même quand le grain lui manque, son cœur s'usait faute d'émotion. Le travail n'avait plus de charmes pour lui; l'invention, jadis fiévreuse et spontanée, n'arrivait plus que sous l'effort de la patience; Jacques était mécontent, et enviait presque la vie de ses anciens amis les Buveurs d'eau.
Il chercha à se distraire, tendit la main aux plaisirs, et se créa de nouvelles liaisons. Il fréquenta le poète Rodolphe, qu'il avait rencontré dans un café, et tous deux se prirent d'une grande sympathie l'un pour l'autre. Jacques lui avait expliqué ses ennuis; Rodolphe ne fut pas bien longtemps à en comprendre le motif.
—Mon ami, lui dit-il, je connais ça... et lui frappant la poitrine à l'endroit du cœur, il ajouta: Vite et vite, il faut rallumer le feu là-dedans; ébauchez sans retard une petite passion, et les idées vous reviendront.
—Ah! dit Jacques, j'ai trop aimé Francine.
—Ça ne vous empêchera pas de l'aimer toujours. Vous l'embrasserez sur les lèvres d'une autre.
—Oh! dit Jacques; seulement si je pouvais rencontrer une femme qui lui ressemblât!... Et il quitta Rodolphe tout rêveur.
Six semaines après, Jacques avait retrouvé toute sa verve, rallumée aux doux regards d'une jolie fille qui s'appelait Marie, et dont la beauté maladive rappelait un peu celle de la pauvre Francine. Rien de plus joli en effet que cette jolie Marie, qui avait dix-huit ans moins six semaines, comme elle ne manquait jamais de le dire. Ses amours avec Jacques étaient nées au clair de la lune, dans le jardin d'un bal champêtre, au son d'un violon aigre, d'une contrebasse phtisique et d'une clarinette qui sifflait comme un merle. Jacques l'avait rencontrée un soir où il se promenait gravement autour de l'hémicycle réservé à la danse. En le voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonné jusqu'au cou, les bruyantes et jolies habituées de l'endroit, qui connaissaient l'artiste de vue, se disaient entre elles:
—Que vient faire ici ce croque-mort? Y a-t-il donc quelqu'un à enterrer?
Et Jacques marchait toujours isolé, se faisant intérieurement saigner le cœur aux épines d'un souvenir dont l'orchestre augmentait la vivacité, en exécutant une contredanse joyeuse qui sonnait aux oreilles de l'artiste, triste comme un De profundis. Ce fut au milieu de cette rêverie qu'il aperçut Marie qui le regardait dans un coin, et riait comme une folle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et entendit à trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il s'approcha de la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles elle répondit; il lui offrit son bras pour faire un tour de jardin: elle accepta. Il lui dit qu'il la trouvait jolie comme un ange, elle se le fit répéter deux fois; il lui vola des pommes vertes qui pendaient aux arbres du jardin, elle les croqua avec délices en faisant entendre ce rire sonore qui semblait être la ritournelle de sa constante gaieté. Jacques pensa à la Bible et songea qu'on ne devait jamais désespérer avec aucune femme, et encore moins avec celles qui aimaient les pommes. Il fit avec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c'est ainsi qu'étant arrivé seul au bal il n'en était point revenu de même.
Cependant Jacques n'avait pas oublié Francine: suivant les paroles de Rodolphe, il l'embrassait tous les jours sur les lèvres de Marie, et travaillait en secret à la figure qu'il voulait placer sur la tombe de la morte.
Un jour qu'il avait reçu de l'argent, Jacques acheta une robe à Marie, une robe noire. La jeune fille fut bien contente; seulement elle trouva que le noir n'était pas gai pour l'été. Mais Jacques lui dit qu'il aimait beaucoup le noir, et qu'elle lui ferait plaisir en mettant cette robe tous les jours. Marie lui obéit.
Un samedi, Jacques dit à la jeune fille:
—Viens demain de bonne heure, nous irons à la campagne.
—Quel bonheur! fit Marie. Je te ménage une surprise, tu verras; demain il fera du soleil.
Marie passa la nuit chez elle à achever une robe neuve qu'elle avait achetée sur ses économies, une jolie robe rose.
Et le dimanche elle arriva, vêtue de sa pimpante emplette, à l'atelier de Jacques.
L'artiste la reçut froidement, brutalement presque.
—Moi qui croyais te faire plaisir en me faisant cadeau de cette toilette réjouie! dit Marie, qui ne s'expliquait pas la froideur de Jacques.
—Nous n'irons pas à la campagne, répondit celui-ci, tu peux t'en aller, j'ai à travailler.
Marie s'en retourna chez elle le cœur gros. En route, elle rencontra un jeune homme qui savait l'histoire de Jacques, et qui lui avait fait la cour, à elle.
—Tiens, mademoiselle Marie, vous n'êtes donc plus en deuil? lui dit-il.
—En deuil, dit Marie, et de qui?
—Quoi! vous ne savez pas? C'est pourtant bien connu; cette robe noire que Jacques vous a donnée....
—Eh bien? dit Marie.
—Eh bien, c'était le deuil: Jacques vous faisait porter le deuil de Francine.
À compter de ce jour Jacques ne revit plus Marie.
Cette rupture lui porta malheur. Les mauvais jours revinrent: il n'eut plus de travaux et tomba dans une si affreuse misère, que, ne sachant plus ce qu'il allait devenir, il pria son ami le médecin de le faire entrer dans un hôpital. Le médecin vit du premier coup d'œil que cette admission n'était pas difficile à obtenir. Jacques, qui ne se doutait pas de son état, était en route pour aller rejoindre Francine.
On le fit entrer à l'hôpital Saint-Louis.
Comme il pouvait encore agir et marcher, Jacques pria le directeur de l'hôpital de lui donner une petite chambre dont on ne se servait point, pour qu'il pût y aller travailler. On lui donna la chambre, et il y fit apporter une selle, des ébauchoirs et de la terre glaise. Pendant les quinze premiers jours il travailla à la figure qu'il destinait au tombeau de Francine. C'était un grand ange aux ailes ouvertes. Cette figure, qui était le portrait de Francine, ne fut pas entièrement achevée, car Jacques ne pouvait plus monter l'escalier, et bientôt il ne put plus quitter son lit.
Un jour le cahier de l'externe lui tomba entre les mains, et Jacques, en voyant les remèdes qu'on lui ordonnait, comprit qu'il était perdu; il écrivit à sa famille et fit appeler la sœur Sainte-Geneviève, qui l'entourait de tous ses soins charitables.
—Ma sœur, lui dit Jacques, il y a là-haut, dans la chambre que vous m'avez fait prêter, une petite figure en plâtre; cette statuette, qui représente un ange, était destinée à un tombeau, mais je n'ai pas le temps de l'exécuter en marbre. Pourtant j'en ai un beau morceau chez moi, du marbre blanc veiné de rose. Enfin... ma sœur, je vous donne ma petite statuette pour mettre dans la chapelle de la communauté.
Jacques mourut peu de jours après. Comme le convoi eut lieu le jour même de l'ouverture du salon, les Buveurs d'eau n'y assistèrent pas. «L'art avant tout,» avait dit Lazare.
La famille de Jacques n'était pas riche, et l'artiste n'eut pas de terrain particulier. Il fut enterré quelque part.