Scènes de mer, Tome I
| Voyage à Paris, démarches et insertions | ||
| aux Petites-Affiches..... | 1,000 | fr. |
| Avancés faites à la beauté.... | 1,500 | |
| Retour au Hâvre; frais de séjour | ||
| et menues dépenses.... | 600 | |
| Passage à la chambre.... | 500 | |
| Commission à 10 p. % | 360 | |
| ——— | ||
| Total..........ci | 3,960 | fr. |
Il n'y avait plus à en douter: les deux aventuriers venaient de faire la folie qu'ils avaient promise au gouverneur, et celui-ci, forcé d'acquiescer à l'engagement qu'il avait contracté verbalement, songea à reconnaître la marchandise, quelque élevé que lui parût le montant du compte qu'on venait de lui présenter.—Puisque le sort en est jeté, dit-il à ses vendeurs, je recevrai la jolie Française que vous m'avez amenée. Mais je vous assure bien que malgré les brillantes qualités que vous lui accordez, j'aurais autant aimé que vous ne vous fussiez pas rappelé ce dont nous étions convenus ensemble dans un moment où je croyais qu'il ne s'agissait entre nous que d'une plaisanterie. Allons, que l'on prépare ma pirogue et que l'on aille me chercher la beauté que je vais posséder pour mon argent.
Une élégante pirogue, dont l'arrière était recouvert d'une tente riche et légère, partit bientôt du rivage, conduite par six beaux nègres brillamment vêtus, pour aller chercher à bord de l'Aimable-Zéphyr la triste Joséphine, toute bouleversée du spectacle étrange que Sierra-Leone présentait à ses yeux encore si inexpérimentés. Dans ce moment d'anxiété, où une nouvelle destinée allait commencer pour elle sur une terre si éloignée et si inconnue, l'image de ses parens et des lieux de son enfance s'offrit à son âme émue et étonnée, et des larmes de regret vinrent mouiller ses paupières, sans soulager son cœur oppressé par trop d'émotions et de crainte.... Oh! qu'alors elle eût sacrifié avec plaisir les plus belles années de la vie qui lui était promise, pour n'avoir pas entrepris ce voyage aventureux! Mais il n'y avait plus à revenir sur l'imprudence de sa résolution, et elle venait de mettre entre elle et sa famille une distance immense que peut-être elle était destinée à ne plus franchir....
Il ne fallut rien moins que le retour à bord du capitaine Sautard et de M. Laurenfuite pour la consoler un peu, car à la vue de ses deux compagnons de voyage, il lui sembla avoir retrouvé quelque chose de sa patrie et n'avoir pas encore tout perdu au monde.
—Allons, ma belle demoiselle, embarquons-nous dans la pirogue du gouverneur, s'écria le capitaine. Il brûle de vous voir, et il ne sera pas fâché après vous avoir vue, je vous en réponds, car c'est un connaisseur.
—Comment! lui dit le subrécargue, vous ne vous étiez pas disposée à vous rendre à terre, mademoiselle? Je croyais vous trouver parée comme pour un jour de fête.
—Je n'y pensais pas, répondit la triste Joséphine.... Un jour de fête!... Et elle continua à pleurer.
Le capitaine Sautard, devinant avec cet instinct qu'ont les bons cœurs ce qui se passait dans l'âme de la jeune fille, employa toute l'éloquence dont il était doué pour la rassurer sur les craintes qu'elle pouvait concevoir sur son sort futur. Après lui avoir fait le panégyrique du gouverneur, l'éloge du pays, le tableau de la vie qu'elle allait mener et du bonheur dont elle ne manquerait pas de jouir dans sa nouvelle condition, il la décida à s'embarquer dans la pirogue qui les attendait.
Le gouverneur, pendant tout ce temps, resté dans son palais, attendait, la longue vue à la main, l'embarcation qui devait lui amener du bord la compagne qui lui avait été promise, et vingt fois, la lunette braquée sur cette embarcation, il avait accusé la lenteur avec laquelle ramaient ses nègres. Depuis long-temps il ne s'était senti une aussi vive impatience, et sans pouvoir encore deviner le motif du sentiment qu'il éprouvait, il se trouvait heureux de désirer enfin quelque chose. Oh! que de bon cœur, si sa position et les convenances le lui avaient permis, il se serait rendu sur le rivage pour jouir plutôt du plaisir de recevoir la jeune Parisienne dans le pays qu'il gouvernait! Mais qu'aurait-on dit à Sierra-Leone de l'empressement ridicule du chef de la colonie anglaise à accueillir une petite fille bien gauche et bien commune? Il fallut attendre la pirogue sans manifester aucune démonstration d'impatience ou de joie. Et c'est ainsi que ceux qu'on appelle les heureux de ce monde sont la plupart du temps enchaînés dans les limites étroites et les bienséances rigoureuses de cette grandeur qu'on leur envie.
La pirogue arriva enfin, et Joséphine, conduite par les deux aventuriers, se dirigea lentement et sans presque oser lever les yeux vers le palais où l'attendait monsieur le gouverneur.
A la vue d'une aussi belle femme, notre Anglais ne put s'empêcher de laisser éclater sa surprise et sa satisfaction.
—Bon! dit tout bas le subrécargue Laurenfuite à son capitaine, monseigneur est content; il paiera.
—Hé bien! monsieur le gouverneur, s'écria le capitaine en remarquant le plaisir qu'éprouvait son excellence, que pensez-vous de la manière dont nous nous sommes acquittés de notre commission ou plutôt de votre commission?
—Je pense, répondit le gouverneur, que vous avez rempli cette mission de manière à mériter toute ma reconnaissance.
A ces mots, le joli visage de Joséphine se couvrit d'une rougeur qui la rendit deux fois plus belle qu'elle ne l'avait paru d'abord aux yeux de son excellence, et ce ne fut que lorsque la conversation se fut prolongée, que la pauvre enfant osa élever ses timides regards sur l'homme près duquel elle croyait n'avoir à remplir qu'un poste conforme à son humble condition.
La première impression que la vue du gouverneur produisit sur la jeune fille fut aussi favorable qu'il aurait pu le désirer lui-même s'il avait connu le caractère et le goût de celle dans laquelle il pensait ne rencontrer qu'une conquête facile et presque à moitié faite pour lui. Joséphine, sans trop prévoir encore la nature des rapports qu'elle allait avoir avec son nouveau protecteur, crut sentir qu'il ne lui serait pas difficile de s'accoutumer à un tel maître, et elle puisa bientôt dans l'accueil bienveillant qui venait de lui être fait assez d'assurance pour reprendre le maintien aisé qui donnait à toutes ses manières la grâce qu'avait tant admirée le capitaine Sautard.
Ce jour-là on dîna, et l'on dîna même fort bien au gouvernement, mais en petit comité.
A la suite du repas, le noble Amphytrion prit sa nouvelle convive par la main, et la conduisant vers un appartement situé à l'extrémité du palais et éloigné de l'aile qu'il habitait, il dit à la jeune Française:—Mademoiselle, voici la chambre qui vous est réservée; ces meubles sont à vous, et ces esclaves seront sans cesse à vos ordres. Veuillez m'excuser si je n'ai pas su prévoir tout ce qui peut vous être agréable; mais votre complaisance suppléera à mon inexpérience, et vous n'aurez qu'à parler pour que tout le monde ici vous obéisse comme à moi-même.
Et le gouverneur, après avoir débité ces mots le plus galamment possible, laissa l'étrangère émerveillée de ce qu'elle venait d'entendre....
Pour une jeune Française élevée dans la rue Saint-Jacques, et transportée avec toute son inexpérience dans le palais d'un gouverneur colonial, je vous laisse à penser combien il est de sujets d'étonnement!
Deux belles négresses, un flambeau à la main, étaient restées dans l'appartement de Joséphine, en attendant que deux autres esclaves l'aidassent à faire sa toilette de nuit et eussent fini d'entourer une élégante couchette d'un léger moustiquaire. Une eau limpide et parfumée avait été versée dans un vase jaspé pour offrir un bain de pieds à la voyageuse; et déjà, pour tempérer la chaleur de l'air du soir, on agitait sur son front de simples éventails de feuilles de palmier.
Elle s'endormit toute surprise, toute confuse des soins inaccoutumés que venaient de lui prodiguer à l'envie les esclaves mises à ses ordres.
Les gens de commerce ont, en général, un instinct merveilleux pour saisir les occasions favorables de se faire payer de leurs débiteurs. M. Laurenfuite voyant le gouverneur enchanté des grâces et de la beauté de Joséphine, songea à réclamer de lui le montant de la facture qu'il lui avait déjà remise.
—C'est pendant que son excellence se trouve encore sous l'empire du charme d'une impression nouvelle, qu'il nous faut, dit-il au capitaine Sautard, rentrer dans les débours que nous avons faits pour nous procurer la petite et l'amener ici. Le moment de recueillir le fruit de nos peines et de nos soins est arrivé pour nous. Plus tard il ne serait peut-être plus temps. Demandons dès aujourd'hui le solde de notre facture.
Le paiement du petit compte fut en effet réclamé sans plus de délais au gouverneur, avec toute la politesse et les ménagemens que le subrécargue crut devoir apporter dans une circonstance aussi délicate.
—Messieurs, répondit le noble débiteur à ses deux créanciers, je ne demanderais pas mieux que de vous offrir de l'argent comptant en échange des peines que vous avez dû vous donner pour me procurer le trésor que vous avez bien voulu remettre dans mes mains. Mais les gens les plus opulens dans les colonies sont quelquefois, comme vous le savez, assez pauvres en espèces. Avec beaucoup de biens et de propriétés, j'ai souvent à peine ce qu'il me faut de monnaie pour envoyer mon maître-d'hôtel au marché, et c'est presque toujours à crédit qu'on achète pour moi tout le luxe que j'étale dans mon palais. Il n'est qu'une chose que je me pique, comme tous les autres colons, de payer argent comptant: c'est ce que je perds au jeu. La nuit dernière j'ai beaucoup joué, et le reste de mes doublons y a passé; cependant, je possède peut-être encore trois ou quatre cents gourdes de disponibles, et en attendant mieux, si vous le trouvez bon, je vous donnerai toujours ce petit à-compte, et le restant de la facture viendra, ma foi! quand il pourra.
—Peste! fit le subrécargue en se grattant l'oreille, ce contre-temps nous arrive d'autant plus mal à propos, que, pour les menues dépenses du navire ici, nous avions compté sur le règlement de votre excellence.
—Que voulez-vous que j'y fasse, si mon excellence n'a pas le sou! Que n'êtes-vous habitans du pays, j'aurais bien le moyen de vous régler comme je règle les autres débiteurs que j'ai ici.
—Et sans être trop curieux, monseigneur, pourrions-nous savoir quelle est la manière dont vous avez la bonté de régler les habitans du pays qui ont l'honneur de devenir vos débiteurs?
—Parbleu, ma manière est toute simple! et les gueux s'en trouvent quelquefois assez bien. Je leur cède un ou deux esclaves, trois ou quatre bœufs, cinq ou six chevaux, plus ou moins, suivant l'importance de leur créance; ils me donnent un reçu pour acquit, quand j'ai toutefois la prévoyance de leur en demander un, et tout est fini.
—Diable! des esclaves!
—En voulez-vous un ou deux avec les trois ou quatre cents gourdes comptant, pour faire le solde de compte de la facture?
—Si nous nous rendions à la Martinique ou à la Guadeloupe en partant d'ici, nous ne demanderions pas mieux, parce que là, nous trouverions facilement le placement de la marchandise; mais à Anvers, où nous devons faire notre retour, la traite malheureusement n'est pas possible.
—Aimeriez-vous mieux trois ou quatre bœufs?
—Qu'en pourrions-nous faire, monseigneur? De la viande fraîche pour notre équipage? La vache salée est plus économique.
—Et bien, prenez moi cinq ou six bons chevaux du Cap-Vert?
—Des chevaux du Cap-Vert pour aller en Belgique, nous qui....
—Que voulez-vous que je vous propose de mieux? Je vous ai offert tout ce dont je pouvais disposer en votre faveur.
—Quoi! monseigneur, est-ce qu'en cherchant bien vous n'auriez pas quelque autre chose de précieux et de rare qui pourrait nous convenir, quelque chose de.... Vous entendez bien, de ces choses qui....
—Attendez.... Ah! pardieu, vous me mettez sur la voie, et je pense maintenant que je pourrai faire votre affaire.
—Ah! je savais bien, moi, que vous finiriez par trouver ce qu'il nous faut.
—Il y a deux mois qu'ayant réussi à pacifier dans mon voisinage deux tribus africaines qui s'étaient mis en tête de se massacrer, l'un des souverains nègres, pour reconnaître le service qu'il croyait me devoir, me fit cadeau de deux superbes lions....
—Quoi, ces deux magnifiques lions que j'ai vus dans la cour de votre hôtel?
—Précisément, capitaine, ces deux lions....
—Belles bêtes, ma foi! et que j'ai trouvées si curieuses, qu'hier j'ai passé plus d'une heure devant elles en admiration.
—Hé bien! messieurs, pour peu que le cœur vous en dise et que cette marchandise ait quelque prix à vos yeux, je vous la cèderais bien volontiers pour compléter, avec les trois ou quatre cents piastres, le montant de la facture que vous m'avez présentée.
—Pour moi, monsieur le gouverneur, je ne dis encore ni oui ni non; mais si M. Laurenfuite s'arrange de ce règlement de facture, je ne demande pas mieux que d'accepter votre offre. Qu'en dites-vous, monsieur Laurenfuite?
—Mais je dis que ces deux lions sont sans doute de fort belles bêtes dont nous pourrions peut-être trouver le placement dans le port où nous nous rendons en quittant Sierra-Leone. Mais je pense aussi que pour nourrir ces animaux à bord pendant la traversée, il nous faudra de la viande fraîche, quelques moutons par exemple et force poulets, car cette espèce de quadrupèdes ne se contente pas, comme nos matelots, de bœuf ou de porc salé.
—Alors, messieurs, vous aurez soin, à votre départ, de prendre quelques moutons et force poulets. Voilà tout ce que j'y vois de plus simple.
—C'est fort bien, monsieur le gouverneur, mais vous comprenez parfaitement, sans qu'il soit nécessaire de vous le faire observer, que ce n'est pas à nous d'entrer dans les frais que pourra entraîner le passage des deux animaux que vous voulez nous donner en paiement.
—Eh bien! que voulez-vous que je vous dise, si ce n'est de prendre cinq à six de mes moutons et autant de douzaines de volailles dans le poulailler de mon hôtel! Pardieu, mon cuisinier en chef ne demandera pas mieux que de faire votre affaire. Ce sera d'autant moins de besogne et de surveillance pour lui.
—Oh! alors, puisqu'il en est ainsi et que vous vous montrez si disposé à arranger les choses à l'amiable, l'arrangement pourra se conclure entre nous. Mais il est cependant nécessaire de s'entendre sur certaine condition, pour prévenir toute difficulté possible.
—Voyons cette condition, monsieur Laurenfuite, car vous êtes un homme prévoyant et qui savez arranger merveilleusement les affaires.
—Si pendant la traversée et avant la vente des deux monstres que vous nous donnerez pour balance de compte et appoint de solde, ces deux animaux venaient à mourir par cause fortuite et indépendante de notre volonté...?
—Alors, à votre retour je vous indemniserais de la perte de vos lions.
—Fort bien, car vous pensez, monseigneur, qu'ici il n'y a probablement pas de compagnie d'assurance sur la vie de pareils passagers. Ainsi donc il est bien entendu que si, par malheur, nous venions à perdre les deux quadrupèdes, ou l'un d'eux seulement, vous resteriez nous devoir en argent la somme que chacun d'eux représentera dans le solde de notre facture.
—Et oui, c'est entendu, puisque vous le voulez. Bon Dieu, qu'un marché est long à conclure avec des gens qui savent tout prévoir et qui ne veulent rien rabattre de leurs prétentions.
—Je vais rédiger nos petites conventions, que vous aurez la bonté de signer, et tout sera fini.
—Je signerai tout ce qu'il vous plaira. Mais de grâce, après cette signature donnée et reçue, qu'il ne soit plus question de tout ceci; car savez-vous bien que votre jolie petite passagère serait, à n'en pas douter, fort humiliée, si elle venait à apprendre le marché que nous venons de conclure. Qu'en pensez-vous, capitaine Sautard?
—Ah! je vous en donne ma parole, allez! Elle qui est si fière! Tenez, entre nous, je vous dirai même, monsieur le gouverneur, que si vous avez envie de plaire, mais là de plaire rondement à cette aimable et charmante particulière, il ne faudra pas trop vous presser d'en venir au positif. Elle est, sur l'article de la sensibilité et des égards, d'une telle délicatesse d'humeur, qu'en brusquant l'abordage on risquerait de compromettre le succès de la manœuvre?
—Et d'où vous vient, s'il vous plaît, l'expérience que vous avez acquise sur la délicatesse d'humeur de votre passagère?
—Oh! l'expérience me vient tout bonnement de l'idée que je me suis faite d'elle pendant la longueur de notre traversée.
Le gouverneur prit note de l'avis du capitaine, et parut se contenter de son explication.
Peu de temps après avoir pris à son bord ses deux lions de pacotille et le bétail destiné à les nourrir, le brick l'Aimable-Zéphyr fit voile pour Anvers.
CHAPITRE IX.
Un gouverneur de colonie.
Le gouverneur de Sierra-Leone, avec lequel nous avons déjà fait un peu connaissance, était un de ces hommes qui après avoir contracté toutes les bonnes et mauvaises habitudes de la vie que l'on mène sous les tropiques, avait fini par se laisser aller à cette existence toute physique, la seule que connaissent à peu près les créoles. Dans ces climats brûlans où chaque jouissance s'achète, et où le moindre désir que l'on a encore la force d'éprouver est aussitôt satisfait que formé, il reste bien peu de place aux voluptés de l'âme. Aussi n'était-ce guère que dans les plaisirs pour ainsi dire matériels, que notre gouverneur avait cherché les distractions que l'oisiveté de son cœur et l'ennui de sa position lui avaient rendues nécessaires. Les femmes, non pas celles que l'on a la peine et le bonheur de séduire, mais celles-là que dans les colonies on trouve résignées à tout, occupaient une partie de sa journée; la table prenait l'autre partie, et le jeu consumait à peu près toutes ses nuits.
La bourse et la santé de notre noble Anglais s'étaient trouvées assez mal de ce régime. Mais vivre vite et sans prévoyance est la maxime capitale de la philosophie pratique des créoles.
L'âme sensible et généreuse du gouverneur ne s'était guère trouvée mieux que sa bourse et sa santé d'une existence qui lui était devenue à charge sans qu'il pût s'expliquer trop bien le vide intellectuel qu'il éprouvait, et sans qu'il prît la résolution de changer de manière de végéter; car un des effets de la vie des colonies, est de vous ravir la force de vouloir autre chose que ce que l'on fait tous les jours.
L'arrivée de Joséphine cependant produisit sur notre gouverneur une impression qu'il ne se croyait plus en état d'éprouver. Il sentit à la vue de cette jeune personne si belle, si fraîche et si gracieuse, qu'il avait encore quelque chose à désirer.
Le gouverneur désira donc, mais honnêtement, mais avec délicatesse. Il devina, lui qui jusque-là avait pu commander de l'amour et de la passion à ses belles esclaves, qu'il allait avoir affaire à une femme modeste et libre qui valait bien la peine d'être déshonorée.
Les autres hommes ne comptent pour une bonne fortune que les beautés qu'ils parviennent à conquérir. Notre Anglais regarda comme une bonne fortune tout le mal qu'il allait se donner pour faire la conquête de la jolie Française.
Le capitaine Sautard l'avait d'ailleurs engagé à ne pas trop brusquer le dénoûment, pour mieux assurer le succès de sa galante tentative, et il se résigna de grand cœur à supporter les lenteurs d'un siége en règle.
Quelques semaines se passèrent sans que Joséphine s'expliquât bien le rôle qu'elle devait jouer, et sans que son amant osât lui révéler ce qu'il attendait d'elle.
Indécise enfin sur le sort que lui réservait l'avenir dans une maison où tout le monde paraissait la traiter en maîtresse, elle se décida avec sa naïveté ordinaire à faire part au gouverneur de ses inquiétudes et des craintes qu'elle avait conçues sur sa position.
—Monsieur, lui dit-elle ingénument, malgré toutes les attentions dont je suis devenue l'objet et les égards que je dois à votre bonté, je ne me sens pas à mon aise ici.
—Et que pouvez-vous avoir à désirer, mademoiselle? Parlez, je vous promets que s'il est en mon pouvoir de vous satisfaire, vos moindres volontés seront exécutées à l'instant même.
—Faut-il vous le dire, monsieur? Je voudrais, en m'employant à quelque chose d'utile, avoir quelque occupation chez vous, et mériter vos bienfaits.
—Mais votre présence seule ici ne vous donne-t-elle pas des droits à ce que vous voulez bien appeler mes bienfaits.
—Ma présence!... On m'avait dit à Paris qu'en arrivant chez vous je trouverais un poste, un emploi conforme à ma condition et à mes goûts....
—A votre condition? Tous les postes décens peuvent y convenir. A vos goûts? J'ignore et je voudrais certes pour tout au monde....
—Si l'on m'avait trompée!... Oh! non! M'entraîner si loin de ma famille, et m'ôter jusqu'à la possibilité de me plaindre!
Et ici Joséphine pleura!
Le gouverneur se sentit embarrassé et presque attendri.... Il ne savait que dire pour consoler la jeune fille! Pendant quelques minutes il resta même interdit. Mais les bons cœurs ne supportent pas long-temps les situations touchantes sans se laisser aller à leur mouvement naturel.
—Mademoiselle! s'écria notre Anglais, écoutez-moi, je vous en conjure. Il n'est plus temps de vous cacher ce que la pénétration d'une âme honnête et pure comme la vôtre devinerait bientôt. Oui, l'on vous a trompée et l'on m'a trompé aussi moi-même. Mais je suis un honnête homme, et je puis réparer avec noblesse un tort qui ne fut pas le mien. Un autre que moi peut-être aurait abusé ou profité de votre erreur et de votre position. Je suis incapable d'une telle faiblesse ou d'une telle lâcheté. Ces deux aventuriers vous ont entraînée ici par de fausses promesses et sans avoir obtenu mon consentement; eh bien! je veux, autant qu'il dépendra de moi, que ce qu'ils ont cru vous promettre en vain se réalise pour vous. C'est une place modeste, conforme à votre position et à vos mœurs, qu'ils vous avaient offerte chez moi; vous occuperez cette place. Ma maison livrée au désordre, que mes habitudes de dépense ne peuvent pas toujours arrêter, a besoin de quelqu'un qui sache la gouverner: vous règlerez les détails de mon intérieur, et quant aux ménagemens que votre position chez moi vous prescrira à mon égard, pour votre réputation, je vous laisse entièrement libre de prendre ceux qui vous sembleront les plus convenables. Vous aurez, si vous le désirez, un appartement séparé de mon hôtel, et quelque pénible qu'il me sera de renoncer à votre société, vous ne m'adresserez que le plus rarement possible la parole. C'est encore là un sacrifice que je m'imposerai pour vous prouver le désir que j'ai de satisfaire vos scrupules et de réparer un tort qui, je vous le répète, ne peut m'être reproché.
—Et le monde, monsieur, que dira-t-il, lui qui pourra toujours ignorer la délicatesse de vos procédés et qui me verra attachée à votre service?
—D'abord je pourrais vous répondre, mademoiselle, qu'ici il n'y a pas de monde comme en France, et que nous vivons dans un pays où la liberté et même la licence des mœurs est la première chose que l'on pardonne. Mais je ne veux pas avoir l'air de chercher à triompher des craintes que vous avez conçues et dont je respecte le motif. Ce que je puis vous assurer, c'est que ma conduite à votre égard ne laissera aucun prétexte à la médisance, dans le cas où, comme je suis bien loin de le supposer, la médisance viendrait à s'occuper de nous et de nos innocentes relations, les seules qui pourront désormais exister entre vous et moi.
Joséphine pleura beaucoup encore, et puis elle se résigna un peu. La meilleure chose que l'on puisse faire dans des circonstances inévitables, c'est de se laisser aller à sa destinée avec le plus de philosophie que l'on puisse amasser contre les coups du sort, et c'est là ce que savent faire admirablement presque toutes les femmes dans les occasions impérieuses. Leur grand talent surtout est de savoir céder à toute espèce de contrainte et de violence, et elles se soumettent avec une si touchante résignation ou avec une grâce si parfaite, qu'on dirait quelquefois qu'elles n'ont été créées par la Providence que pour céder aux caprices du sort, ou aux caprices presque toujours plus injustes des hommes.
Mais après tout, la condition nouvelle de la jeune Européenne était-elle donc si pénible! Gouverner en souveraine l'opulente maison d'un homme généreux et délicat, rester maîtresse de ses actions et du penchant de son cœur, tels étaient ses devoirs et son sort. Sûre d'elle-même et de la vertu qu'elle voulait conserver pure de toute atteinte et de tout soupçon, qu'avait-elle à redouter ou à désirer? Les occupations qu'allait lui imposer la surveillance de la maison de son protecteur, en remplissant utilement ses journées, lui offriraient les moyens honorables de se rendre digne des bontés que le gouverneur paraissait disposé à avoir pour elle; et ensuite sur ses petites économies elle pourrait prélever les secours qu'elle se proposait de faire parvenir à ses pauvres parens!
A cette idée, l'aimable et bonne fille sentait ses larmes couler, mais non plus avec amertume et désespoir; c'était déjà le prix de son sacrifice qu'elle recevait en pensant avec douceur que ce sacrifice ne serait pas inutile au vieux père et à la tendre mère qu'elle avait laissés si loin d'elle.
Peu de temps suffit à Joséphine pour se mettre à la hauteur des devoirs qu'elle voulait remplir dans l'hôtel du gouverneur. Les détails intérieurs, qui jusque-là avaient été fort négligés, prirent sous ses ordres une autre direction. Les esclaves de la maison, empressés de lui plaire, finirent bientôt par l'aimer autant qu'ils l'admiraient et qu'ils la respectaient, et lorsque le soir, retirée bien loin des appartemens du gouverneur dans le cabinet qui lui servait d'asile, elle se livrait à la lecture ou à quelques petites études, ses négresses fidèles, couchées près de sa porte, priaient pour elle comme pour un ange qui aurait veillé sur leurs destinées.
Avec un cœur innocent, de la santé et une vie agréablement occupée de choses utiles, il est rare qu'à dix-huit ou vingt ans la tristesse s'empare long-temps de notre âme. A mesure que Joséphine s'attachait de plus en plus à ses occupations, sa gaîté renaissait; et avec elle sa beauté, un instant flétrie par le chagrin, reprenait tout son éclat.
Mais il s'en fallait bien que le gouverneur, en se félicitant de l'heureux changement qui s'était opéré chez sa protégée, se trouvât dans d'aussi favorables dispositions qu'elle. Depuis l'arrivée de l'étrangère, il était devenu rêveur et préoccupé. Il avait d'abord joué très-gros jeu, plus gros même, s'il était possible, qu'à l'ordinaire, et le jeu avait fini par l'ennuyer. Il avait ensuite essayé à se distraire en s'entourant plus qu'il ne l'avait fait encore des plus belles esclaves qu'il avait pu se procurer, et il avait bientôt conçu pour les belles esclaves plus de dégoût qu'il n'en avait éprouvé jusque-là auprès d'elles. Ses amis, ceux surtout qui s'étaient habitués à lui gagner beaucoup d'argent aux cartes ou au tric-trac, s'étaient sérieusement alarmés d'un changement d'humeur qui, à la rigueur, aurait pu présenter tous les symptômes d'une réforme de conduite. Quelques-uns d'entre eux avaient été jusqu'à lui demander ce qui se passait chez lui, et il leur avait répondu avec nonchalance:—Je m'ennuie sans savoir pourquoi!
Or, le gouverneur avait donné le change à ses amis, en répondant ainsi aux questions que leur dictait l'intérêt qu'ils paraissaient prendre à son sort; il s'ennuyait bien, il est vrai, mais personne autant que lui ne connaissait le motif de sa mélancolie.... Le malheureux aimait en secret une femme qui lui avait appris à l'estimer.... Et c'est une chose quelquefois bien irritante et bien pénible que de nourrir de l'amour pour une femme que l'on est réduit à estimer du plus profond du cœur.
Vous devinez déjà sans doute quel pouvait être l'objet de la passion sentimentale du gouverneur: Joséphine!
Le hasard ou les circonstances, en fait de grandes passions à inspirer, servent quelquefois mieux les femmes que ne le ferait la rouerie la plus consommée qu'elles puissent mettre en usage. Si notre belle Parisienne, par exemple, avait cherché à agacer notre bon Anglais, en faisant par coquetterie ce qu'elle ne faisait que par pudeur et retenue, il est très-possible qu'elle ne fût parvenue qu'à lui inspirer un amour fort médiocre; mais en l'évitant par pure modestie et sans avoir d'autre but que celui de satisfaire aux devoirs que lui prescrivaient la décence et l'honneur, elle avait fini, sans trop s'en douter, par faire naître dans le cœur de son protecteur un de ces sentimens profonds qui ne s'éteignent qu'avec la vie de celui qui l'a conçu.
Un soir que, seul dans les vastes jardins de son palais, le gouverneur promenait ses rêveries loin des importuns qui l'avaient accablé toute la journée, il vit accourir vers lui la femme qui depuis quelque temps occupait sans cesse sa pensée. L'empressement qu'elle mettait à venir à sa rencontre le surprit d'autant plus, qu'elle était moins habituée à chercher ainsi les occasions de lui parler.
—A quel heureux hasard, lui dit-il en allant à elle, dois-je aujourd'hui l'avantage de ne pas vous voir m'éviter?
—Monsieur, lui répondit Joséphine en rougissant et avec émotion, le dernier bâtiment qui vient d'arriver d'Europe m'a apporté des nouvelles de ma famille....
—Parlez, mademoiselle, ces nouvelles vous auraient-elles appris quelque chose de fâcheux sur le sort de vos parens?
—Oh! non, monsieur, au contraire! ils m'écrivent qu'ils sont pénétrés de reconnaissance pour des bienfaits qu'ils croient me devoir et qui ne m'appartiennent pas....
—Et qui supposez-vous qui ait pu, en votre nom, s'attribuer le droit de secourir l'honorable infortune de vos parens?
—Je crois l'avoir deviné, et je n'ose encore le dire. C'est même pour cela que je suis venue vers vous, croyant que vous pourriez peut-être....
—Pénétrer un mystère que la délicatesse me ferait un devoir de respecter.... Non, mademoiselle, non.
—Ah! maintenant tous mes doutes sont éclaircis. C'est vous, monsieur, ce ne peut être que vous.... Et n'avoir rien au monde que je puisse sacrifier pour vous prouver la reconnaissance dont mon cœur est pénétré. Ah! voilà ce qui me désespère....
—Y pensez-vous donc, Joséphine! et quand il serait vrai que je me fusse permis de seconder les efforts que vous faites pour secourir la vieillesse des auteurs de vos jours, serait-ce une raison pour me faire un si grand mérite d'une action toute simple, toute naturelle? N'est-ce pas à votre surveillance, à l'ordre sévère que vous avez introduit dans ma maison, que je dois l'aisance dont je jouis, et que mes folles profusions ne m'avaient pas encore fait connaître? Quoi de plus juste que de vous restituer une très-faible partie d'un bien qui est devenu votre ouvrage? car c'est à vous au moins, c'est à votre bonne administration, et vous ne pouvez l'ignorer, que je dois tout cela.
—Je ne m'étais donc pas trompée, c'est vous. Ah! puisse le ciel, si jamais il daigne exaucer mes vœux, vous accorder le bonheur dont vous êtes si digne!
—Le bonheur, dites-vous!... Ne parlons pas de cela; c'est un rêve auquel il faut renoncer!...
—Et quelle cause, monsieur, aurait pu troubler la félicité dont vous paraissiez jouir quand vous avez bien voulu m'admettre à votre service? Depuis quelque temps, j'ai cru remarquer des traces d'affliction....
—Oui, depuis quelque temps je souffre.... je souffre beaucoup... et c'est en effet depuis votre arrivée.... Avant cela, je n'étais pas heureux, mais je vivais au moins sans éprouver le dégoût de l'existence;... aujourd'hui tout me pèse, un sentiment pénible me déchire.... Mais c'est trop long-temps vous occuper de choses qui sans doute ne peuvent que vous être fort indifférentes....
—Indifférentes! quand vous souffrez, monsieur, vous à qui je dois tant de reconnaissance!... Oh! vous ne le pensez pas! Et s'il ne fallait que le sacrifice de mon existence....
—Ah! je suis bien insensé!... Ce que vous venez de me dire là, tenez, me prouve combien il y a quelquefois de folie dans les exigences du cœur de l'homme.... Le sacrifice de votre existence!... Combien, avec un peu plus de raison que je n'en ai, ce mot devrait me combler de bonheur et de joie! Eh bien! sachez, tant je suis malheureux, que ce sacrifice-là ne suffirait pas encore à mes désirs délirans! il faudrait encore plus, et cependant Dieu m'est témoin que pour tout au monde je ne voudrais pas, fût-ce même pour satisfaire tout l'amour que j'éprouve, obtenir de vous une seule faveur qui pût vous coûter un remords. Non, un seul aveu, le plus chaste, le plus innocent, suffirait, je le sens, à mon cœur; il ferait ma joie, ma consolation..., et je ne demanderais plus rien à vous,... au ciel..., à ma destinée.... si j'obtenais....
—Comment pourrais-je jamais penser que le bonheur d'une existence comme la vôtre dépendît de l'attachement d'une pauvre fille comme moi?
—Et comment se fait-il que je vous aime comme jamais encore de ma vie il ne m'a été donné d'aimer personne?
—Mais le rang que vous occupez ne vous met-il pas au-dessus d'un sentiment que le monde ne vous pardonnerait pas, et la raison ne vous fait-elle pas un devoir de renoncer à un amour que ma position me défend de partager?
—Mais si vous le partagiez et que je renonçasse au monde pour jouir avec vous de cet amour qui ferait ma félicité?
—Que les hommes sont heureux! dans quelque position qu'ils se trouvent, ils peuvent, sans oublier l'honneur, faire le bonheur de celles qu'ils aiment. Et nous, quand le sort nous a placées trop loin de celui que notre cœur a choisi, il n'est qu'un sacrifice que nous puissions faire pour lui, pour notre amour. C'est à l'honneur même qu'il faut renoncer.
—En effet, nous autres hommes, comme vous le faites remarquer, nous pouvons, sans compromettre en rien notre réputation, sacrifier notre rang et de puériles considérations à l'objet que nous aimons. Mais appelez-vous cela un bonheur que de n'avoir rien de plus cher que la vie même à immoler à l'être pour qui l'on voudrait donner quelque chose de plus précieux que tout ce que l'on a au monde? Pour moi, je sens que si j'étais aimé de la femme que je trouve digne de toutes mes affections, je voudrais pouvoir lui sacrifier jusqu'à l'honneur, s'il était possible, pour mieux lui prouver l'excès de mon amour....
—Mais, monsieur, croyez-vous que si ce sacrifice était possible, et que cette femme fût digne de votre tendresse, elle pût, sans se déshonorer elle-même, souffrir que vous allassiez jusqu'à lui immoler?...
—Non, non; je ne voudrais pas mettre sa délicatesse à une telle épreuve. Mais sans aller jusque-là, il est des sacrifices qu'un honnête homme peut offrir à la femme dont il se croit aimé.... Et tenez, moi qui vous parle en cet instant, je n'attends qu'un mot de la femme à qui j'ai voué mon existence, pour lui offrir un de ces sacrifices que l'estime la mieux sentie peut faire à l'amour le plus pur. Mais j'attends ce mot, et je l'attends de....
—Et de qui donc encore?...
—De vous.
—De moi!... De moi qui n'ai rien à vous offrir, à vous qui avez un nom si honorable, un rang si élevé!
—Un nom! un rang! Tout cela peut se partager.... A revoir, mademoiselle, dans peu vous verrez que si les hommes ne peuvent pas tout immoler à l'amour, ils peuvent au moins lui offrir ce qu'ils possèdent de plus précieux.
Joséphine, confuse de tout ce qu'elle venait de dire et d'entendre, resta comme anéantie du bonheur qu'elle n'avait pas prévu.... Elle ne quitta la place où venait de la laisser son généreux amant, que pour se retirer toute bouleversée, toute troublée, dans son appartement; et là, vainement elle chercha le repos qui lui était devenu si nécessaire après tant d'émotions inattendues.
CHAPITRE X.
Catastrophe.
Le gouverneur, depuis cette entrevue significative, se montra plus gai qu'il ne l'avait encore été depuis l'arrivée de Joséphine. Mais la pauvre fille devint pensive à son tour, et livrée à tous les sentimens généreux qu'avait fait naître dans son cœur l'aveu de la passion qu'elle avait inspirée, elle évita avec plus de soin qu'auparavant la présence de son bienfaiteur.
Deux mois s'étaient écoulés depuis l'entretien du jardin, lorsque le gouverneur se rendit un jour chez son amante avec un air de joie qui semblait annoncer la confiance que lui inspirait la démarche toute nouvelle qu'il allait faire auprès d'elle.
—Mademoiselle, lui dit-il en l'abordant d'un ton assez familier, je vous parlais il y a quelque temps du sacrifice que je voulais faire à la femme qui jusqu'ici avait touché le plus profondément mon cœur. Vous vous rappelez sans doute encore notre entretien?
—Si je me le rappelle, monsieur! répondit Joséphine toute tremblante et en baissant ses yeux humides de douces larmes.
—Eh bien! lisez cette lettre du ministre; c'est la réponse qu'il a daigné faire à une demande que je lui adressais et dont cette dépêche vous fera assez connaître l'objet.
Joséphine eut à peine la force de lire ces mots:
«Sa Majesté, à qui j'ai eu l'honneur de faire part du projet dont vous m'avez entretenu, a bien voulu vous autoriser à vous marier à mademoiselle Joséphine Renaud, en continuant à vous maintenir dans les fonctions que vous avez remplies à la satisfaction du roi.
«Recevez mes sincères félicitations et veuillez croire à la considération distinguée avec laquelle je suis,
La pauvre enfant ne put résister à tant de marques d'attachement, elle s'évanouit d'excès de félicité dans les bras de son heureux amant.
Quelques minutes s'écoulèrent avant que les soins qu'on lui prodiguait pussent lui rendre l'usage de ses sens.... En revenant à elle et en voyant le gouverneur à ses genoux, elle lui dit d'une voix affaiblie qui ajoutait encore un charme nouveau à l'expression touchante de ses paroles:—Vous aviez bien raison en me parlant du bonheur de pouvoir faire à ce qu'on aime le sacrifice de tout ce qu'on a de plus cher. Je sens aujourd'hui que je serais heureuse de pouvoir vous immoler tout, tout jusqu'à l'honneur....
La félicité des deux amans fut complète, mais elle devait, hélas! trop peu durer.
Une de ces maladies dévorantes comme le climat sous lequel elles naissent s'empara du gouverneur au moment où il faisait les préparatifs du mariage qui allait combler tous ses vœux. Joséphine, aux premières atteintes du fléau qui menaçait déjà les jours de son amant, s'attacha au chevet de son lit de douleurs pour ne plus le quitter. Sa tendresse ingénieuse et inépuisable, en multipliant autour de lui les soins qu'exigeait son état, sembla donner des forces nouvelles à cette femme auparavant si frêle et si délicate. Jamais elle n'avait autant aimé celui qui devait être son époux, que depuis qu'elle avait à trembler pour sa vie. Jour et nuit c'était elle qu'il retrouvait auprès de lui, lorsqu'il recouvrait sa raison après des momens de spasme ou après les trop courts instans d'un sommeil agité, et quand une main caressante offrait à ses brûlantes lèvres les breuvages salutaires ordonnés par les médecins, cette main était celle de Joséphine. Dans son délire, dans ses rêves, à son réveil ou au sein de ses souffrances les plus aiguës, c'était aussi le seul nom, le seul mot qu'il prononçât, Joséphine et toujours Joséphine. Et lorsque sur son front en feu ou sur ses yeux enflammés il sentait se presser la bouche de sa bien-aimée, il paraissait oublier la douleur qui déchirait son sein et renaître encore à la vie qui déjà, hélas! s'éteignait dans ses organes épuisés.
Tout fut inutile, et les efforts de l'art et les soins de la tendresse. Le malade vit approcher sa fin, non pas avec résignation, car il n'en est pas quand on meurt rempli des illusions de l'amour; mais il vit du moins arriver l'instant fatal sans désespoir, car il sentait qu'il allait expirer dans les bras d'une amie qui toujours garderait son souvenir et pleurerait long-temps son trépas.
—Écoute, dit-il à sa bien-aimée quelques heures avant de la quitter pour toujours; toi seule fus l'idole de ma vie. J'ignore encore en ce moment quelle destinée me réserve le ciel. J'espère cependant qu'il exaucera mes vœux. Mais comme il est possible que je succombe, je veux dès aujourd'hui même assurer ton sort, remplir le plus sacré de mes devoirs, et te donner enfin le nom qui devait me devenir si cher en le partageant avec toi.... J'ai fait demander le pasteur et quelques-uns de mes amis, pendant que, agenouillée sur le pied de mon lit, tu goûtais un de ces instans de repos que la fatigue t'a rendus si nécessaires et qui sont devenus si rares pour toi, depuis ma maladie.... Ne pleure pas, ma tendre amie.... Si j'en crois ce que j'éprouve aujourd'hui, des jours heureux peuvent encore nous être comptés par la Providence, et je sens que je me trouverai mieux, plus satisfait, lorsque je pourrai te nommer mon épouse.... Tiens, voici le pasteur; il vient avec nos amis pour entendre nos sermens et consacrer notre union.... Ah! il m'était donc encore donné d'avoir un jour de fête et de recevoir une consolation!...
Le pasteur de la colonie s'avança; il prit la main inanimée de Joséphine pour l'unir à celle du malade, qui d'une voix expirante murmura les mots que lui dictait le ministre de l'Évangile, et sous ses doigts convulsifs la jeune épouse, prosternée auprès de la couche du moribond, sentit bientôt avec effroi les doigts de son mari se raidir et se glacer....
Le nom de son amante, de son épouse, venait de s'exhaler avec le dernier souffle de sa vie!
On entraîna loin de cette scène d'épouvante la malheureuse Joséphine évanouie. Un lit de mort venait d'être pour elle l'autel de l'hyménée, une couronne de cyprès sa couronne nuptiale, et un crêpe funèbre son voile de nouvelle mariée....
Pendant huit jours, les habitans de la colonie portèrent le deuil de l'homme auquel pendant long-temps leur destinée avait été confiée. Les imposantes batteries qui défendent Sierra-Leone annoncèrent au loin, au lugubre fracas de leurs canons tonnant à de courts intervalles, le funeste événement qui venait de porter l'affliction dans tous les cœurs, et les navires de la rade appiquèrent leurs vergues après avoir arboré à demi-mât, pendant ces huit jours de tristesse, leur pavillon national surmonté d'un crêpe.
CHAPITRE XI.
Retour en France.
Pendant que tous ces événements se passaient dans la colonie, les deux aventuriers de l'Aimable-Zéphyr s'étaient rendus à Anvers, sans se douter bien certainement de l'élévation à laquelle il avait plu à la Providence d'appeler la jeune passagère qu'ils avaient laissée à Sierra-Leone.
A leur entrée dans le premier port de la Hollande, ces messieurs s'étaient d'abord empressés d'offrir leur pacotille de lions à l'admiration et à la curiosité des amateurs du lieu, et les deux animaux avaient été trouvés magnifiques. Le roi même, voulant encourager ce que les journaux du pays voulaient bien appeler les beaux-arts, avait daigné engager les sociétés savantes à jeter un coup d'œil sur ces deux terribles sujets d'histoire naturelle, et l'un des courtisans de sa majesté, désirant se rendre agréable à son souverain, avait fini par les acheter au poids de l'or pour en faire cadeau à la ménagerie royale de Bruxelles.
Le ministre de l'intérieur, jaloux de consacrer dignement cet acte de munificence, s'était fait un devoir d'ordonner de mettre sur la cage en fer des deux quadrupèdes: Donné tel jour de telle année par M. le comte N**** à la ménagerie de S. M. le roi.
A la faveur de cette inscription gravée sur le barreau de la cage en fer, le courtisan s'était imaginé que son nom passerait à la postérité.
L'affaire jusque-là n'avait pas été trop mauvaise pour les commerçans de l'Aimable-Zéphyr. M. Laurenfuite, toujours inventif, toujours fertile en moyens honnêtes et fructueux, songea à la rendre encore meilleure.
Aussitôt qu'il vit ses lions vendus et payés, il se hâta de chercher à Anvers des autorités discrètes et complaisantes. Il en trouva vingt pour une.
Ces autorités obligeantes consentirent, moyennant un petit cadeau et pour lui faire plaisir, à lui signer un procès-verbal attestant qu'elles avaient vu et tâté les cadavres des deux lions morts dans la traversée du navire. On détailla sur ce procès-verbal de décès le signalement des deux animaux vivans destinés à aller embellir la ménagerie royale.
Munis de cette attestation véridique et pécuniaire, le capitaine et le subrécargue se proposèrent innocemment de se faire payer par le gouverneur anglais, à leur retour à Sierra-Leone, le montant de la pacotille qu'ils seraient censés avoir perdue en route.
L'activité, l'économie et la probité sont, dit-on, trois bonnes choses pour bien faire ses affaires; la friponnerie vaut souvent mieux à elle toute seule que ces trois bonnes choses à la fois.
Il y avait quatre à cinq mois que l'Aimable-Zéphyr avait quitté Sierra-Leone, lorsqu'on le vit revenir d'Anvers avec un grand pavillon en poupe et une longue flamme à la tête de son grand mât. Un corsaire chargé d'or et de dépouilles ennemies à la fin d'une glorieuse croisière, n'aurait pas eu l'air plus flamboyant que le brick du capitaine Sautard.
En approchant de terre, il salua la rade de cinq à six coups de canon, tirés par les deux mauvaises petites pièces qui se rouillaient sur son pont.
A ces marques de politesse et à ces signes de déférence pour l'autorité anglaise, les bâtimens mouillés dans les eaux de la colonie ne répondirent que par de longs coups de canon envoyés tristement de minute en minute.
Les échos lugubres des mornes qui entourent la ville répétèrent les sons sinistres que l'airain des navires semblait exhaler sur les flots.
Le capitaine Sautard, armé de sa longue-vue, dirigea ses deux petits yeux sur les bâtimens du port, et après avoir examiné attentivement chacun d'eux, il s'écria:
—Dites donc, Laurenfuite, tous ces navires ont leurs vergues appiquées et leur pavillon amené à demi-mât.
—Eh bien! que voulez-vous que j'y fasse? C'est quelque grosse tête du pays qui aura avalé sa gaffe, et voilà tout.
—Voilà tout; mais si c'était notre homme?
—Ah! mais un instant, ne plaisantons pas! Mourir c'est fort bien; mais il faut avant régler ses comptes.... Au surplus, il ne faut pas encore nous inquiéter. D'ailleurs, ce brave homme de gouverneur avait une si belle santé!
—Et ce sont justement ceux-là qui filent le plus vite leur câble par le bout dans ces chiennes de colonies.
—Il se portait dix fois mieux que vous et moi.
—Tiens, pardieu, la belle raison! On se porte toujours bien avant de tomber malade, et l'on en voit tous les jours qui meurent en pleine santé.
—Allons, courons notre dernier bord à terre, et nous saurons à quoi nous en tenir, car voilà que je commence à avoir peur aussi pour le compte de notre débiteur.
Les pressentimens du capitaine Sautard ne l'avaient pas trompé. Il y avait précisément une semaine que le gouverneur était mort, et le jour de l'entrée de l'Aimable-Zéphyr était tout justement celui où les navires anglais allaient quitter les signes de deuil qu'ils avaient arborés pour honorer la mémoire de l'illustre défunt.
Le premier soin du capitaine et du subrécargue, en descendant sur le rivage, fut de s'informer du nom et de la qualité du mort dont on célébrait si fastueusement les funérailles....
On leur répondit: C'est notre brave gouverneur que nous venons de perdre!
—Ah! mon Dieu! s'écria le subrécargue, qui nous paiera à présent les deux lions que nous avons eu aussi le malheur de perdre dans le voyage?
—Adressez-vous à sa veuve, lui répondit-on encore.
—A sa veuve! reprit le capitaine Sautard.
--- Oui sans doute, à sa veuve, messieurs. Vous pourrez la voir, car elle a reçu, depuis trois ou quatre jours, les complimens de condoléance de toute la colonie.
Allons, se dirent nos trafiquans, adressons-nous donc à sa veuve. Et ils se dirigèrent, le certificat du décès des deux lions à la main, vers la demeure silencieuse de feu M. le gouverneur.
On annonce à la veuve éplorée la visite du capitaine et du subrécargue.
La triste épouse du défunt, recouverte de longs vêtemens de deuil, s'avance lentement vers ses deux compatriotes, qui, les yeux baissés et le dos voûté, saluent respectueusement la noble compagne de leur ancien débiteur.
—Ah! bon Dieu du ciel! s'écrie le capitaine en reconnaissant la figure mélancolique de Joséphine; c'est notre passagère!
—Oui, messieurs, c'est elle, leur répond la jeune femme. La Providence, depuis votre absence, s'est jouée bien cruellement de mes destinées, elle m'a rendue bien vite la plus fortunée des femmes pour me laisser la plus malheureuse des épouses....
Et la douce et plaintive voix de Joséphine se perdit dans les sanglots qui oppressaient son cœur.
Le capitaine, en voyant pleurer à chaudes larmes sa bonne et jolie passagère, se prit aussi à pleurer, non pas le gouverneur qu'il ne regrettait nullement, ni le prix des deux lions auxquels il ne pensait plus en ce moment, mais il pleura de voir Joséphine pleurer.
M. Laurenfuite, assez embarrassé de sa contenance entre ces deux douleurs simultanées, crut devoir aussi se livrer à une apparence de sensibilité pour se donner un maintien décent. Mais toujours malheureux dans ses tentatives ou ses simulacres d'attendrissement, en cherchant le mouchoir parfumé qu'il avait fourré au fond de sa poche, il laissa tomber l'extrait mortuaire des deux lions qu'il devait présenter au gouverneur qui n'était plus.
La veuve, qui connaissait les deux hommes en face desquels elle se trouvait, avait déjà deviné, à l'air de M. Laurenfuite, le motif réel de sa démarche. Le papier qui s'était échappé des mains du subrécargue sembla lui indiquer la justesse des conjectures qu'elle avait formées sur la nature et le but de sa visite. Elle s'empressa, avec ce tact si fin qui n'abandonne jamais les femmes dans quelque situation qu'elles se trouvent, de prévenir les vœux de ses deux visiteurs.
—Mon mari, leur dit-elle après s'être remise un peu, m'a chargée, avant qu'un sort impitoyable ne le ravît à ma tendresse, de quelques devoirs que je tiens à remplir comme une de ses volontés les plus sacrées.... Il avait contracté envers vous, messieurs, des obligations que vous aurez la complaisance de me rappeler.
—Oh! madame, ce n'est pas encore le moment de parler de cela. Il s'agit de si peu de chose!...
—Pardonnez-moi, monsieur. C'est un devoir pour moi, un devoir sacré que je tiens à remplir et dont vous m'aiderez à m'acquitter; veuillez donc me rappeler....
—Non, non, madame, cela se retrouvera, comme vous l'a déjà dit M. Laurenfuite, et nous ne souffrirons pas....
—Capitaine, songez que vous me désobligeriez beaucoup en me refusant aujourd'hui une satisfaction que je crois pouvoir réclamer comme un service de vous, comme une consolation pour moi, la seule peut-être que je puisse éprouver....
—Eh bien! madame, puisque vous l'exigez, et que le capitaine semble consentir, j'ai l'honneur de vous remettre un certificat en règle qui atteste, avec la signature des principales autorités d'Anvers, que les deux lions que son excellence feu monseigneur le gouverneur nous avait donnés en paiement, ont eu le malheur de mourir avant d'arriver à bon port.
—Et le prix de ces deux lions doit vous être payé. Rien de plus juste, mon mari m'en avait même parlé.
—Quoi! monsieur votre mari avait eu la bonté de vous parler de....
—Oui; j'en ai du moins un souvenir confus, mais je crois me rappeler cependant qu'il m'a dit un mot de cette affaire.
—Et vous a-t-il dit aussi pour quelle affaire?...
—Non, mais il suffit que vous vous soyez entendus ensemble pour que je m'empresse de satisfaire aux conditions de votre marché. Combien vous dois-je, messieurs? La somme vous sera comptée immédiatement par mon caissier.
—Une bagatelle, madame. Deux mille francs, voici les conditions écrites.
—C'est bien, messieurs. Ces papiers deviendraient inutiles entre nous; les deux mille francs vont vous être payés.
Cette sommé était une partie du prix auquel les malheureux avaient vendu la pauvre Joséphine!
Le capitaine, en entendant sonner les écus qu'on leur comptait par ordre de leur prétendue débitrice, se sentit des scrupules et presque des remords.—C'est elle qui se paie de ses propres mains, se disait-il en lui-même. Oh! il vaudrait cent fois mieux pour un honnête homme avoir fait la traite des nègres!
M. Laurenfuite ne songea qu'à faire un reçu pour solde de tout compte au caissier qui venait de lui remettre deux mille francs au lieu de quinze cents francs dont il était convenu avec feu le gouverneur dans le cas où les deux lions, qui se portaient fort bien à Bruxelles, seraient venus à mourir dans la traversée.
—Maintenant, dit Joséphine au capitaine Sautard dès que le subrécargue eut mis la main sur les espèces, il me reste un service à vous demander.
—Lequel, madame, parlez? Il n'y a rien, je le sens, que je ne fasse pour vous, quand il faudrait me faire écorcher tout vif de la tête aux pieds pour vous être agréable? Quel service puis-je être assez heureux pour vous offrir?
—Celui de me ramener en France sur votre bâtiment, en France où il me reste encore un vieux père et une si bonne mère! Mais vous ne me ramènerez pas seule....
—Et avec qui donc, sans être trop curieux?
—Avec les restes de celui à qui je dois tout! avec la cendre du meilleur, du plus délicat, du plus généreux des hommes! avec la cendre de mon époux!
—Oh! les deux coquins de lions, se dit en lui-même le capitaine Sautard en se mordant les lèvres de dépit et de remords; comme je vous les aurais étranglés si j'avais pu savoir!... Deux lions, une femme comme cela!... Ah! monsieur Laurenfuite, nous pouvons bien dire que nous faisons deux grands scélérats, vous et moi!
II.
UN CARACTÈRE DE MARIN.
Un jeune officier de marine de nos amis était parvenu, dans les ports de mer que notre navire fréquentait depuis quelques années, à acquérir la réputation d'homme à bonnes fortunes, sans que rien d'extraordinaire en lui justifiât complètement à nos yeux les succès qu'il obtenait auprès de presque toutes les femmes. Sainte-Elie, c'était le nom de notre Faublas marin, était doué d'un caractère aimable, d'assez d'esprit, et d'une figure qui, quoique un peu commune, pouvait passer pour assez belle. Mais ces agrémens collectifs, que d'autres possédaient, au reste, à un plus haut degré que lui, ne nous semblaient pas faits pour lui valoir à peu près exclusivement les conquêtes qui nous échappaient, et quelque disposés que nous fussions à lui pardonner en bons camarades les avantages qu'il obtenait sur nous, quelquefois nous nous sentions portés à accuser le beau sexe, ou de trop de bienveillance en faveur de notre confrère, ou d'un peu d'injustice à notre égard. Les triomphes de Sainte-Elie enfin nous empêchaient de dormir, nous autres pauvres Thémistocles qui rêvions aussi des myrtes amoureux, et qui nous trouvions réduits à glaner sur les traces de notre heureux émule.
Un jour que, seul avec ce conquérant fameux, j'avais amené à dessein la conversation sur le chapitre des femmes, je me hasardai à demander à notre vainqueur le moyen qu'il avait employé jusque-là si heureusement pour soumettre à ses lois les beautés les plus rebelles. En ce temps-là, comme on sait, le langage métaphorique était encore de mode, et ma question se ressentait un peu, ainsi qu'on le voit, du beau style classique de l'époque.
Mon ami me répondit: Autant que je puis te comprendre, tu veux me demander comment je m'y prends pour obtenir quelques succès auprès des femmes?
—Oui, lui dis-je; tu as parfaitement deviné mon intention.
—Eh bien! je vais t'expliquer ma méthode, et avec d'autant plus de facilité, que ma manière d'agir avec les belles tient à un système fondé sur les petites observations que j'ai eu occasion de faire dans le monde.
Je prêtai l'attention la plus vive à la révélation que se préparait à me faire Sainte-Elie. C'étaient les mystères du tabernacle qu'il allait dévoiler aux regards étonnés d'un néophyte.
Il continua:
—J'ai cru observer, depuis le jour où, pour la première fois, je me suis trouvé lancé dans ce qu'on appelle la société, que les femmes en général se laissaient beaucoup moins séduire par les qualités supérieures qu'elles rencontrent en nous, que par les dehors bizarres qu'elles remarquent dans quelques-unes des individualités de notre espèce. Le point important pour qui veut fixer un moment la mobilité de leurs impressions, est de les frapper par quelque chose qu'elles ne trouvent pas chez tout le monde; et pour y parvenir, il faut faire en sorte de leur paraître un être à part, même au risque quelquefois de passer pour ridicule. On serait beaucoup plus sûr, selon moi, de réussir près d'elles par un défaut qui aurait son originalité, que par des vertus qu'elles seraient réduites à admirer, comme partout on admire des vertus. Cette amabilité banale que tant de gens possèdent à un si haut degré, n'est pour la plupart du temps à leurs yeux qu'une chose de mise qu'elles s'attendent à rencontrer chez tous les hommes un peu comme il faut, comme du linge blanc chez le premier venu qui se présente dans un salon. Mais réussissez, sans blesser les convenances, à avoir un ton à vous, une manière d'être qui vous soit propre, une toilette même qui se distingue par sa recherche ou son étrangeté de la foule des toilettes ordinaires, vous attirez sur vous non pas le suffrage universel des femmes, mais, ce qui vaut cent fois mieux, leur curiosité. C'est du nouveau qu'il faut sans cesse à leur frivolité qui se lasse de tout, et rien n'est plus irritant pour elles que le désir qu'elles éprouvent de connaître ce qui les surprend par des points de dissemblance avec tout ce qu'elles ont vu déjà. Hé! tiens, pour te rendre la comparaison plus sensible et mon idée plus frappante, je me servirai ici d'un exemple puisé en quelque sorte dans les choses de notre métier. En mathématiques, tu le sais bien, on procède avec les quantités connues à la recherche de la quantité inconnue. Eh bien! les femmes font, dans la science usuelle de la vie, la même chose que nous en algèbre; elles ne se servent des termes de proportion qu'elles connaissent, que pour se donner le plaisir de deviner, quoi qu'il leur en coûte, les hommes qu'elles se croient intéressées à connaître ou à déterminer. Je crois t'avoir fait comprendre ma pensée, n'est-ce pas, et maintenant tu entends bien ce que je veux dire?
—Oui, à peu près; va toujours ton train, je t'écoute.
—Fort bien! ce petit préambule était nécessaire pour arriver à ce qui m'est personnel, et m'y voici. Avec un pareil système, ou du moins avec une pareille maxime, tu penses bien que voulant réussir dans le monde, et réussir surtout auprès des femmes, j'ai dû m'arranger de manière à m'individualiser au sein de la société, en adoptant pour ainsi dire.... Comment t'expliquerai-je bien cela?... Ah! m'y voilà!... En adoptant en quelque sorte certains points de rappel qui pussent servir à me faire distinguer de la foule des jeunes gens que l'on voit paraître et disparaître dans les salons qu'ils encombrent, sans laisser le plus souvent dans l'imagination des belles qu'ils courtisent une seule trace de leur apparition ou de leur passage....
Mon plan a bientôt été tracé; il n'était pas au reste fort difficile à trouver, et l'exécution a répondu à mes espérances, ou même, si tu le veux, à ma témérité.
Je me suis dit d'abord: ma qualité d'officier de marine et les habitudes que l'on contracte dans l'exercice de notre profession ne sont plus un moyen de se faire remarquer, aujourd'hui surtout qu'on ne croit plus aux marins de comédie, et que tous nos confrères s'avisent d'être les plus aimables petits-maîtres du beau monde. Mais ce titre d'officier de marine, ai-je pensé, peut me servir du moins à faire contraste avec le ton que je veux me donner et les petits talens que je prétends acquérir. Puisqu'il faut du nouveau ou tout au moins du bizarre pour marquer sa place dans la multitude des gens distingués, nous ferons du bizarre; et j'en ai fait, sans me flatter, en assez grande quantité pour mon usage particulier.
—Et comment cela?
—Tu vas le savoir. J'ai d'abord commencé par apprendre à pincer très-bien de la harpe.
—Et l'on peut dire même que tu as fort bien réussi dans cette tentative étrange pour ta position.
—Étrange, pardieu! je le crois bien! Un émule de Jean-Bart et de Tourville arrondissant un bras nerveux sur un instrument qui n'est fait que pour les jolies femmes!
Tous mes collègues se mettaient avec une recherche de bergers d'opéra-comique et une régularité presque mathématique. Moi je me suis appliqué à me mettre avec luxe, mais en laissant régner dans ma toilette un abandon apparent qui cachait toute ma coquetterie.
Mes amis ou mes rivaux s'attachaient surtout à courtiser avec la persévérance la plus exemplaire sans doute, mais quelquefois aussi la plus cruelle, les beautés les plus remarquables. Moi je m'appliquais à dédaigner les femmes qui attiraient à elles l'universalité des hommages. Les Arianes abandonnées m'allaient mieux; avec elles je me trouvais une surabondance d'amabilité et de gaîté que je feignais de perdre dès que j'étais prié de faire danser ou chanter une beauté en renom, et quelques jolies boudeuses, piquées au jeu, ne tardèrent pas à me dédommager de la contrainte que je m'étais volontairement imposée en les fuyant, pour m'en rapprocher plus tard avec plus de certitude et de profit.
—Oui, je me rappelle fort bien, en effet, que quelques-unes d'entre elles t'ont dédommagé assez passablement à nos dépens, nous autres pauvres adorateurs de bonne foi, si humblement dévoués aux caprices de ce sexe injuste!
—Eh bien! que dirais-tu si je t'affirmais que pour conserver mes conquêtes, il m'en a toujours moins coûté même que pour les faire?
—Je dirais, ma foi, que tu es un bien heureux coquin, et que tu as à trop bon marché ce que les autres n'obtiennent quelquefois pas au prix des soins les plus assidus et même des plus grands sacrifices.
—Mon moyen pour attacher mes maîtresses au joug que par surprise ou autrement je leur avais imposé, a toujours aussi été fondé sur le système dont je t'ai déjà parlé. Leur fidélité n'était que la conséquence rigoureuse et inévitable du principe que je m'étais posé. La bizarrerie de mes procédés avec ce que tu appelleras peut-être mes victimes, égalait au moins la singularité des manières que j'affecte encore dans le monde et auprès du sexe. Je vais t'expliquer encore cette idée, qui a, je le vois bien, besoin de quelque développement pour être entièrement comprise.
Quand je recevais, par exemple, mystérieusement dans ma chambre une de mes conquêtes, et cela, soit dit ici sans fatuité, m'est arrivé plus d'une fois, ne va pas t'imaginer qu'elle me voyait lui prodiguer toutes ces attentions fades et ces soins minutieusement accablans dont la plupart des hommes à bonnes fortune obsèdent les femmes qu'ils ont déjà victimées. Loin de là; je commençais par me mettre à mon aise avec elle, comme si j'avais été à bord. Une chemise bleue ou rouge, sur laquelle se croisaient de riches bretelles; une cravate noire, négligemment retenue par un diamant de prix, et quelquefois un chapeau ciré posé de côté sur une chevelure assez passablement soignée, composaient presque toujours ma toilette de rendez-vous. Je me mettais à mon piano ou je prenais une harpe, comme par boutade, et quand je ne fumais pas un cigare en faisant gémir un harmonieux instrument sous mes doigts capricieux, je chantais, avec l'accent que tu me connais, une romance des plus tendres ou une ariette des plus vives. Cette bigarrure d'habitudes un peu communes et de manières distinguées, ce ton moitié marin et moitié petit-maître, étonnaient d'abord un peu mes nouvelles maîtresses; mais j'avais bien soin, pour ne pas trop les effrayer, de tempérer toujours un propos leste ou un geste trop brusque par un compliment fin et délicat, ou par quelque attention galante qui laissait voir à travers ma familiarité d'emprunt le fond de l'homme comme il faut. Enfin, te le dirai-je, les plus scrupuleuses beautés finissaient, non-seulement par se faire à la singularité du ton que je prenais avec elles, mais encore par trouver piquant l'assemblage des manières disparates qu'elles rencontraient en moi, enfant indéfinissable de l'art et de la mer; et ce système m'a toujours si bien réussi jusqu'à présent, que sur dix à douze jolies femmes dont je suis parvenu à obtenir les bonnes grâces, pas une, je puis le dire, ne m'a quitté la première. Je leur ai épargné à toutes l'avantage et la gloire de l'initiative, car c'est toujours ton serviteur qui les a prévenues en fait d'inconstance, ce qui te prouve évidemment que j'ai su conserver tant que j'ai voulu les conquêtes que, grâce à ma bizarre méthode, j'étais parvenu à faire dans la société.
Voilà, mon cher ami, par quels moyens merveilleux et par quel heureux secret j'ai remporté ces triomphes qui vous surprennent tous, et qui m'ont fait jusqu'ici tant d'envieux sans m'exposer toutefois au danger de rencontrer beaucoup d'imitateurs, car j'ai trouvé dans la carrière que je me suis ouverte bien plus de jaloux que de rivaux redoutables. Je viens de déposer dans tes mains le talisman avec lequel j'ai volé de succès en succès. Tu connais maintenant ma recette; elle n'est pas plus difficile que cela, et tu peux en user. Tout ce que je réclame de toi, c'est le silence le plus absolu sur la confidence que tu as reçue de mon amitié. Je ne redoute nullement, à Dieu ne plaise! le servum pecus des imitateurs, mais je crains plus que tu ne peux te l'imaginer le ridicule qu'une indiscrétion pourrait faire tomber sur moi, et c'est pour l'éviter que je te prie en grâce de ne rien dire à mes camarades de ce que j'appelle le système dont j'ai l'honneur d'être l'inventeur unique.
Je promis à Sainte-Elie la discrétion la plus inviolable, et après que je lui eus donné ma parole d'honneur et qu'il l'eut reçue en me serrant la main, nous nous égayâmes tous deux sur le compte de quelques-unes des beautés qu'il avait eu le talent de soumettre à sa puissance par l'habileté de sa tactique.
Nous nous trouvions alors en relâche dans la rade de Rochefort. Les officiers de notre division faisaient les délices de la société du pays. Deux ou trois fois par semaine les familles les plus aisées nous réunissaient dans des soirées brillantes ou des bals du meilleur goût. Pour peu qu'on eût de la voix ou quelque agilité dans les jarrets, il fallait sans cesse chanter ou danser. C'était presque à n'y pas tenir, et la plupart des jeunes gens de l'escadre se seraient plaints volontiers de tout ce qu'on exigeait d'eux dans ces fêtes dont ils étaient les héros, mais qui se succédaient peut-être avec trop de rapidité. Le seul Sainte-Elie, toujours fidèle au système dont il m'avait révélé les moyens et le but, se faisait remarquer par sa réserve et par le peu d'empressement qu'il mettait à rechercher les plaisirs dont nous commencions à être rassasiés. Quand il daignait paraître au milieu de nous, il semblait ne se montrer que pour prendre en pitié les peines que nous nous donnions pour nous rendre agréables aux beautés qui composaient nos réunions.
La réputation de talent et d'amabilité qui l'avait précédé dans le beau monde de Rochefort avait d'abord fixé sur lui l'attention de nos hôtes; mais, rebelle à toutes les avances inutiles qu'on avait cru devoir faire auprès de lui pour l'engager à chanter ou à accompagner nos belles virtuoses, il avait fini par passer aux yeux des jeunes femmes et de nos petites demoiselles pour un original qui attachait un trop haut prix aux agrémens qu'on lui supposait. A la froideur calculée de son ton, on avait répondu par une réserve excessive et on l'avait à peu près oublié. Il ne demandait pas mieux.
Parmi les plus jolies personnes qui embellissaient nos soirées, tous nous avions remarqué une jeune et piquante héritière qui jusque-là passait pour avoir repoussé les hommages empressés de cent adorateurs. Mlle Darmois joignait aux avantages de la beauté, la grâce et les talens qui, dans le monde même le plus frivole, sont presque toujours préférés à l'éclat des dons extérieurs. Mais sa réputation d'insensibilité et le ton glacial de ses manières un peu sévères avaient bientôt suffi pour éloigner d'elle les vainqueurs qui s'étaient d'abord promis la gloire d'une conquête difficile, et cette autre belle Arsène, après avoir fait naître autour d'elle une foule de téméraires prétentions, était restée maîtresse de sa liberté et du trône sur lequel elle paraissait vouloir régner seule.
Je ne prévois pas trop aujourd'hui jusqu'où cette belle personne aurait poussé l'indifférence qu'elle semblait éprouver pour tout engagement tendre ou sérieux, sans un petit incident qu'il est nécessaire de rappeler pour arriver à la fin de mon histoire.
Un duo avec accompagnement obligé de harpe et de violon nous arriva de Paris. Ce fut la nouvelle importante du jour. Le duo était charmant et l'accompagnement peu facile. On chercha d'abord qui pourrait chanter et surtout qui pourrait l'accompagner. Tous les yeux se portèrent sur Mlle Darmois, qui avait une voix ravissante, et sur un grand jeune homme sec et froid qui n'était pas trop mauvais musicien. Un violon fut de suite trouvé, car on en trouve malheureusement partout;... on chercha ensuite une harpiste, et on chercha vainement.... Nous nommâmes alors Sainte-Elie, qui, après s'être fait prier un peu, accepta enfin le rôle d'accompagnateur.
Pendant deux semaines le chanteur et le violon étudièrent, répétèrent et macérèrent le malheureux duo. Le dédaigneux Sainte-Elie ne se rendit qu'à la dernière répétition et se contenta d'indiquer seulement sur sa harpe les notes essentielles, sans se donner la peine de faire connaître son jeu et sa manière. Mlle Darmois parut un peu piquée du sans-façon de notre musicien. Celui-ci ne demandait pas mieux.
Le grand jour marqué pour l'exécution du duo arriva. La foule s'y porta de bonne heure comme pour une première représentation. Sainte-Elie ne parut qu'après tous les autres et se fit même un peu attendre, avec beaucoup d'impatience et de dépit par la chanteuse et le chanteur qu'il devait accompagner. Enfin il daigna pourtant s'avancer sur l'estrade qu'on avait préparée dans le salon pour les quatre acteurs de cette petite scène de société. Tous les yeux se portèrent sur notre harpiste. Sa mise était riche, mais peu recherchée; un habit bleu fort bien fait, mais avec des boutons brillans, une cravate noire, un pantalon de couleur et des bottes au lieu d'escarpins. On critiqua l'élégance négligée de cette toilette, en remarquant que celui qui la portait était un fort beau brun. Les dames, en faveur de cet avantage, parurent excuser un peu la vulgarité de sa mise. Mlle Darmois, son cahier de musique à la main, restait froide et silencieuse.
Sainte-Elie prend sa harpe avec assez d'indifférence. Il l'accorde en amateur très-exercé. Ses mains sont assez belles pour un marin. Elles sont surtout vives, agiles et souples. Les dames remarquent encore cet avantage-là, et on aurait déjà pardonné à notre enseigne de vaisseau plus que son ton sans gêne et sa cravate noire. Je crois même qu'il aurait pu se montrer impunément impertinent. Les femmes ont quelquefois une indulgence si inépuisable!
Le duo commence: la belle voix de Mlle Darmois s'élève, pure, mais un peu tremblante. Le violon gémit; la harpe résonne, harmonieuse et brillante comme la voix charmante qu'elle accompagne. Le jeune homme grand et sec, qui doit chanter, fait de son mieux et donne tant qu'il peut du gosier: on n'y fait pas seulement attention. Toutes les âmes, tous les yeux sont pour la belle chanteuse et pour l'heureux Sainte-Elie. Jamais, s'écrie-t-on, Olinda n'a chanté d'une manière aussi ravissante. Jamais, disons-nous, notre camarade n'a accompagné personne aussi délicieusement. C'est de l'inspiration, du délire musical. Tout le monde est enchanté, transporté. On tressaille, on frémit, on trépigne, et le magique duo s'achève au milieu d'une masse d'applaudissemens frénétiques.
Mlle Darmois regagne sa place, toute émue, toute rouge, toute confuse de son succès, sans que Sainte-Elie lui ait adressé ses félicitations. C'est le grand sec qui la reconduit, en recueillant pour elle et en s'adjoignant un peu pour lui tous les complimens dont on accable notre jolie virtuose.
Le harpiste est aussi bientôt entouré d'une foule d'admirateurs, mais il reçoit les éloges qu'on lui prodigue avec une froide politesse qui lui épargne au moins les deux tiers des importunités que tout autre à sa place aurait eues à subir à l'occasion de son talent. Il ne daigne recevoir que les félicitations de ses amis. Moi, qui en raison de notre intimité aurais pu me dispenser de lui présenter mes hommages, je m'avance pour lui donner affectueusement une poignée de main. Mais l'artiste triomphant prévient mon geste: il me prend et me serre le bras avec force, et il se contente de me dire à l'oreille en disparaissant à tous les yeux:
—Laisse porter la marée qui porte au vent!
Ces seuls mots, prononcés avec l'énergie significative que pouvait leur donner un esprit pénétré de la conscience de sa force, venaient de me révéler tout un plan et tout un système de séduction.... O grand homme! m'écriai-je accablé du sentiment de mon infériorité.
Après le brusque départ de Sainte-Elie, Mlle Darmois, sur qui, par un secret instinct d'amitié, je portais souvent les yeux pour le compte de mon ami absent, me parut avoir l'air rêveur. La harpe de mon collègue était restée là, mais inanimée, mais muette, et je crus m'apercevoir que de temps à autre la pauvre jeune personne jetait plus volontiers ses regards pensifs sur cette harpe que sur tout le reste de la société. On lui demanda des contredanses qu'elle refusa avec distraction. On alla jusqu'à lui proposer une valse, et elle se retira avec sa famille.
Quelques jours se passèrent sans qu'on revît notre camarade dans les salons de Rochefort. Mais le perfide venait de marquer sa trace trop profondément dans le cercle de nos connaissances, pour qu'on pût oublier si tôt son souvenir.
Il reparut enfin, le sournois, mais avec toute sa gloire capitale, augmentée même des intérêts qu'il avait laissé s'accumuler pendant son absence calculée. Nos frivoles sociétés, qu'on dit si oublieuses, sont cependant faites ainsi. Quelquefois elles paient avec usure aux absens mêmes tout le plaisir qu'elles en ont reçu. Le tout est de savoir marquer son passage dans le monde pour retrouver, quand on y revient, une réputation toute faite, et cent fois mieux faite que si soi-même on y avait mis les mains.
Cette fois, le dédaigneux Sainte-Elie était paré comme pour danser. Il ne dansa cependant pas; mais vers la fin du bal, il alla avec beaucoup de grâce, mais toutefois avec sa froide politesse, demander une valse à Mlle Darmois, qui, avec non moins de froideur que son cavalier, lui accorda, au grand étonnement des observateurs, la faveur qu'il venait de solliciter.
J'ai vu, dans ma vie, bon nombre de gens tournoyer deux à deux de bien des manières en rasant, au son d'un violon, les lambris d'un appartement, mais je ne me souviens pas d'avoir vu une valse aussi singulière que le fut celle de mon ami et de Mlle Darmois. L'un pivotait raide comme un piquet, et l'autre suivait inanimée le mouvement de rotation de son cavalier qui semblait, en attachant ses deux grands yeux sur elle, la soumettre à une influence satanique. La valse démoniaque de Méphistophélès m'a seule rappelé un peu celle que Sainte-Elie fit faire à la belle Olinda.
Mais ce fut surtout quand notre valseur reconduisit sa dame à sa place, qu'il me sembla le plus étonnant. Il la ramena sur son siége, à peu près comme une victime qu'il aurait soumise à un charme surnaturel, et puis après l'avoir rendue toute bouleversée à sa mère qui se disposait à lui jeter un châle sur ses blanches épaules, il sortit enivré du triomphe infernal qu'il croyait avoir remporté.
Je n'eus cette fois encore que le temps de lui demander s'il était content de sa soirée, et il me répondit, avec un ton que je ne lui avais pas encore trouvé: Cette femme est à moi depuis plus d'une heure.
Malgré la haute opinion que je commençais à avoir de la capacité de mon collègue en fait de séduction, et malgré toute la confiance qu'il paraissait mettre lui-même dans l'infaillibilité de son système, je restai long-temps sans remarquer les progrès qu'il disait avoir faits sur le cœur de celle qu'il avait résolu d'attacher à son char. Ce qu'il avait la bonté d'appeler mon incrédulité semblait l'amuser beaucoup.
Un jour il vint à moi avec un air de satisfaction et de mystère. Il me parut rempli de contentement de lui-même. Rien n'était plus naturel.
—Écoute bien, me dit-il; j'ai lu quelque part qu'un amoureux espagnol mit le feu au logis de sa maîtresse pour se donner le plaisir ou le mérite de la sauver des flammes. J'ai dressé un plan assez raisonnable sur l'idée de cet acte de folie. Ce n'est cependant pas par le feu que je prétends réussir auprès de Mlle Darmois....
—Je le crois pardieu bien! Il ne te manquerait plus que de vouloir la brûler toute vive!
—C'est par l'eau que je prétends exciter au plus haut degré la sensibilité qu'elle s'efforce de me cacher sous son air de froideur.
—Par l'eau! Je m'explique bien la folie de l'amant espagnol, mais je ne comprends nullement ton projet.
—Je vais te l'expliquer en deux mots.
Nous devons, sous peu de jours, faire avec ces dames une partie de mer à l'île d'Aix. C'est moi qui ai arrangé tout cela, et en ma qualité de grand ordonnateur de la fête, je t'ai désigné pour gouverner un des canots de la frégate. Mlle Darmois fera partie de la cargaison de femmes que je te destine.
Nous ne partirons qu'avec bonne brise et nous louvoierons sur les côtes de l'île, à peu de distance de terre.
—Fort bien, nous louvoierons, je ne demande pas mieux. Et après?
—Après? Tu vas savoir, parce que j'exige de ton amitié, l'étendue de la confiance que j'ai placée en toi. C'est le secret de ma vie que je vais déposer dans ton sein. Il faut qu'en louvoyant tu fasses en sorte de chavirer ton embarcation.
—Chavirer mon embarcation avec ces dames, avec Mlle Darmois? Et pourquoi cela, s'il vous plaît?
—Pour me fournir l'occasion de sauver, sans péril pour elle et pour moi, la beauté que j'aime, car tu auras soin de ne faire cabaner ton canot que sur une partie de la côte où tout le monde pourra avoir pied, et là-dessus je m'en rapporte pleinement à ton expérience consommée et à ta prudence reconnue.
—Grand merci de ta corvée! Pourquoi, puisque tu as tant envie de faire prendre un bain à Mlle Darmois, ne pas la faire s'embarquer dans ton canot et te charger toi-même de la feinte maladresse que tu veux mettre sur mon compte?
—Que tu es peu prévoyant, mon bon ami, et que tu saisis mal l'ensemble du plan que je viens de te confier? En faisant chavirer ton embarcation, tu risqueras d'attacher, il est vrai, à cet événement une idée de maladresse ou d'imprudence qui te nuirait peut-être dans l'esprit de Mlle Darmois si tu lui faisais la cour. Mais que t'importe cela, à toi? il ne peut en résulter rien de contrariant pour tes projets. Au lieu que si je me chargeais de cette iniquité, je serais perdu à tout jamais, et il faudrait renoncer à toutes mes espérances. Or, n'est-il pas plus simple que tu te charges, par amitié pour moi, de tous les reproches, s'il y en a à recevoir, et que je recueille tout le mérite du plus beau et du plus noble dévoûment? Si j'étais à ta place et que tu fusses à la mienne, je n'hésiterais pas à faire chavirer une frégate, pour peu que ce sacrifice pût contribuer à ton bonheur. Consens-tu à me rendre le service que je réclame de ton amitié?
—Je te suis sans doute on ne peut pas plus dévoué, et s'il ne fallait que m'exposer seul pour ton bonheur, tu ne doutes pas, je pense, du zèle avec lequel j'agirais. Mais ce que tu me proposes là demande réflexion, et j'y penserai ayant de me décider.
—Oh! alors mon affaire est en bon train, car chez toi la réflexion ne fait que fortifier les bons penchans du cœur. Mais surtout, puisqu'il te faut le temps de la méditation, tâche de ne penser à mon projet que seul et avec le plus grand mystère; car, ainsi que je te l'ai dit, c'est le secret de ma vie que je t'ai livré.
Je promis à Sainte-Elie une discrétion inviolable. Je réfléchis une bonne demi-journée, et je consentis à tout.
Nos dames et nos amis de Rochefort se rendirent à l'île d'Aix pour la partie de canots qu'avait préparée de longue main notre collègue Sainte-Elie. Trois des embarcations de notre frégate se trouvèrent élégamment disposées à recevoir tous nos hôtes, partagés en trois escouades entre les officiers du bord qui devaient commander et gouverner la petite division. Sainte-Elie montait le grand canot, le plus solide de tous; un de nos confrères le canot major, et moi le canot du commandant, la plus jolie, mais aussi la plus légère de ces embarcations.
Par l'effet d'un hasard qu'avait eu soin d'arranger l'ordonnateur de la fête nautique, Mlle Darmois me tomba en partage en qualité de passagère, et notre joyeuse société eut l'air de s'égayer malignement sur le compte de Sainte-Elie, que le sort semblait avoir voulu séparer momentanément de l'objet de sa pensée. Notre société était loin de se douter de la destinée que mon complice et moi réservions à la beauté qui venait de m'être confiée.
Trois autres dames et autant d'hommes accompagnèrent Mlle Darmois dans le canot, où elle ne s'embarqua qu'avec une certaine hésitation. Pauvre jeune personne qui semblait pressentir le mauvais tour que nous lui préparions si froidement!... Pour moi, je l'avouerai, malgré tout le dévoûment de mon amitié pour Sainte-Elie, j'éprouvai presque des remords en voyant la naïveté avec laquelle la jolie Olinda se confiait à moi sur ces flots qui paraissaient lui inspirer une crainte assez naturelle. Je sentis que c'était un grand sacrifice que j'allais faire à mon ami, si la brise venait à fraîchir assez pour que je pusse faire chavirer l'embarcation. Mais joignant le scrupule à une coupable intention, je me promis bien de ne tenter mon mauvais coup que dans un endroit où il n'y aurait aucun danger à courir pour personne.
Mon léger canot, monté de sept passagers et de huit bons et robustes matelots du bord, n'était pas trop mal chargé dans les hauts. Sainte-Elie avait eu soin de le lester très-peu dans les fonds, afin de me donner plus de facilité pour le faire cabaner en temps et lieu. Nos perfides dispositions, comme on le voit, étaient prises à merveille.
A cinq heures du matin nous partîmes tous gaîment avec notre escadrille. L'air était frais et pur, le ciel doux et serein. Le soleil caressait de ses jaunes rayons la surface fumeuse de l'onde transparente. Nos passagères étaient ravies; elles chantaient en chœur des refrains charmans, que les échos sonores du rivage que nous longions répétaient d'une grotte à l'autre. Rien ne manquait à nos désirs, si ce n'est la brise qui ne s'élevait pas.
Après avoir ramé une heure pour chercher sur la côte de l'île une anse où nous pussions donner un coup de seine, nous découvrîmes une petite crique qui nous parut devoir être poissonneuse. Nous abordâmes dans cette partie: nos filets furent jetés en demi-cercle à la mer, et bientôt nous eûmes la joie de pêcher quelques merlans et quelques mulets, qui, des jolies mains de nos dames, glissèrent dans les poêles que l'on avait déjà chauffées sur le feu de notre bivouac.
Les déjeûners improvisés de cette manière sont presque toujours détestables, mais on les trouve toujours délicieux. C'est une chose si capricieuse et si bizarre que notre appétit!
Le déjeûner fait, nous plions bagage. On s'embarque dans les canots, que la houle balance mollement et que le clapottement de la mer vient parfois heurter. La brise du large s'est formée, pendant notre halte de pêcheurs, dans la petite anse. Vite nous appareillons.
Sainte-Elie, avant de se rembarquer dans son grand canot, a passé près de moi et m'a dit à voix basse:
—Le temps est beau pour notre mauvais coup; mais comme ils viennent de déjeûner, il faut louvoyer pendant une heure, pour qu'ils aient le temps de faire la digestion avant de prendre leur bain.
Touchante précaution hygiénique! Mon ami prévoyait tout avec la plus admirable sagacité. Je n'en ai plus trouvé de son espèce.
Nous louvoyons donc, et à mesure que nous courons des bordées, le vent fraîchit. Je continue à porter toutes voiles dehors. Personne n'a le mal de mer à bord; mais tous mes passagers, en voyant de temps à autre le bord de dessous le vent raser l'eau bouillonnante avec la rapidité de la foudre, commencent à avoir peur. Mlle Darmois, la main appuyée sur le rebord de l'embarcation, ne me dissimule plus ses craintes; elle me supplie de la ramener à terre, en faisant à chaque lame qui nous secoue un bond qu'elle accompagne d'un cri de frayeur. Trop galant pour refuser la grâce qu'elle implore, je laisse arriver sur l'île d'Aix, dans un endroit où j'ai remarqué un joli sable que recouvrent tout au plus deux pieds et demi à trois pieds d'eau. Sainte-Elie, qui observe attentivement ma manœuvre, me suit à deux longueurs de canot. Nous filons tous deux avec vitesse et toutes voiles dehors; puis, lorsque je me crois à peu près sûr de mon affaire, je reviens au vent comme pour éviter un rocher que je dis avoir soudainement aperçu. J'ordonne de border les voiles à plat. La brise que nous recevons au plus près a augmenté. L'homme placé à l'écoute de misaine, et qui n'a qu'à filer cette écoute pour soulager l'embarcation, me regarde comme pour me demander s'il faut filer. Je lui fais signe de tenir bon. Une petite rafale nous tombe en ce moment à bord: on ne pouvait désirer mieux. Mon canot se couche sous l'effort de la risée; la mer embarque par dessous le vent; un cri d'effroi part; mes passagers tombent ou plutôt sautent à l'eau. Ils se débattent et barbottent comme des gens qui se noient. Sainte-Elie, qui a guetté le moment favorable de se dévouer, s'est élancé dans les flots, et nageant comme un marsouin, il arrive pour saisir Mlle Darmois et l'arracher, au prix de ses jours, au péril d'une mort certaine, qu'elle ne court pas. Mais au moment où le courageux amant va pour s'emparer de sa maîtresse, celle-ci a trouvé pied sur le fond, et, debout sur le sable, semble recouvrer, avec la certitude d'être sauvée, le calme qu'elle avait perdu depuis le départ. Les autres passagers et passagères en ont fait autant que Mlle Darmois, et le pauvre Sainte-Elie, obligé de prendre aussi pied sur le sable, n'arrive tout juste que pour offrir sa main à ces dames, qu'il reconduit à terre toutes mouillées, et encore un peu effrayées du danger qu'elles croient avoir couru.
Pour moi, tristement occupé avec mes canotiers à vider mon embarcation à moitié remplie d'eau, je ne revins à terre que pour recevoir les reproches de tout le monde sur ce qu'on appelait mon imprudence, et l'expression des regrets de Sainte-Elie sur ce qu'il nommait mon peu d'adresse.
Quant à lui, toujours supérieur aux circonstances, et, ce qui est encore bien plus difficile, toujours supérieur au ridicule, il eut l'esprit de faire répéter dans tout Rochefort qu'il avait bravé les plus grands dangers pour sauver Mlle Darmois, qui n'en avait couru aucun. Une telle aventure prouvait trop bien l'amour du jeune officier pour la riche héritière, et un tel dévoûment méritait une trop belle récompense, pour que la fière Mlle Darmois ne se montrât pas favorablement disposée à accueillir les vœux d'un homme que l'opinion publique trouvait si digne de devenir son époux.
Les deux amans se marièrent un mois juste après mon coup de maladresse. Je fus invité de la noce par mon ami, qui, satisfait de posséder une jolie femme et une grande fortune, prit le très-sage parti de ne plus naviguer.
Long-temps après avoir quitté les jeunes époux dont j'avais si obscurément contribué à faire le bonheur, je débarquai à Rochefort, à la suite d'un grand voyage. Un de mes premiers soins en revoyant les lieux encore remplis des souvenirs que j'y avais attachés en me dévouant pour mon ami, fut de m'informer du sort de mon cher et ancien collègue.
Les habitués du lieu me répondirent: M. de Sainte-Elie! Il se porte toujours bien. Il est maire de..., à quatre lieues d'ici. C'est lui qui a fait bâtir presque tout l'endroit. On dit qu'il a doublé sa fortune en faisant construire des églises dans trois ou quatre communes voisines.
—Bah! vous plaisantez! m'écriai-je. Est-ce qu'il irait à la messe à présent?
—Mais sans doute qu'il y va par spéculation, et pour faire valoir sa marchandise.
—La chose est singulière, et je rirais ma foi de bien bon cœur de le voir dévot, et qui pis est encore, maire de campagne....
—Ma foi! si vous tenez tant à le voir dévot et maire, vous pouvez tout en chassant vous donner ce double plaisir-là. Le pays abonde en gibier, et il n'y a qu'une promenade d'ici à....
Dès le lendemain je pris un fusil et une carnassière, et suivi de mon épagneul, j'allai en voisin rendre une visite à mon ami Sainte-Elie, que je voulais surprendre agréablement en me présentant à lui sans façon, après trois ou quatre années d'absence.
Je rencontrai bientôt, non loin d'un village et de quelques édifices nouvellement bâtis, un homme coiffé d'un large chapeau en paille, vêtu à la légère, et paraissant donner des ordres à quelques tailleurs de pierre répandus çà et là sur un terrain couvert de chaux et d'ardoises.
Au moment où je me disposais à demander la route que je devais suivre pour me rendre au village de..., l'individu au chapeau de paille lève la tête, et me montre la figure de mon ami Sainte-Elie lui-même....
—Et comment va? me dit-il avec assez de bienveillance avant que l'étonnement que j'éprouvais me permît de lui adresser un mot....
Je lui sautai d'abord au cou, et il m'embrassa d'un assez bon cœur. Puis me prenant la main, il me dit: Je vous aurais à peine reconnu à la figure, sans votre son de voix qui est toujours resté le même.
—Ah ça! lui dis-je, il me semble, mon ami, qu'anciennement nous nous tutoyions?
—Ah! c'est vrai, me répondit-il.... C'est que depuis le temps!...
—Oui, le temps de nos folies, n'est-ce pas? Te rappelles-tu notre embarcation chavirant sentimentalement pour t'offrir l'occasion de sauver ta femme, qui, après le naufrage, n'avait de l'eau que jusqu'à la ceinture tout au plus?
—Oui, oui! je me rappelle tout cela, et mille autres sottises de ce genre.... Et maintenant que faites-vous, ou plutôt que fais-tu?
—Je navigue toujours pour mes péchés et la gloire du pavillon français. Et toi, te voilà riche et considéré, époux et père, magistrat et gros propriétaire. Qui aurait dit cela quand tu te mettais des chemises bleues pour intéresser les belles que tu attirais aux accords de ton suborneur de piano? Et en touches-tu toujours?...
—Oui..., oui... quelquefois... pour me distraire.... Maître Languy, voici une poutrelle que je vous avais dit de faire transporter sous le hangar pour la faire mieux équarrir du bout.
—Et ta jeune et intéressante épouse, comment est-elle? Il me tarde de lui présenter les hommages du plus ancien ami de son mari....
—Dans ce moment-ci, je te dirai qu'elle souffre un peu, et qu'elle n'est guère en état de.... Voilà encore, maître Languy, une pile d'ardoises qu'il aurait fallu faire ranger au pied du pignon de la crèche.
—Ah! tu crains que ta femme ne puisse me recevoir? Diable! c'est fâcheux, moi qui arrivais en toute hâte pour....
—Oui, comme je te l'ai dit, elle est assez gravement indisposée; mais pour peu cependant que tu y tiennes, je me ferai un vrai plaisir de....
—Non, non, mon bon ami Sainte-Elie.... J'y tenais en arrivant ici; mais à présent j'y tiens beaucoup moins.... Je vais continuer ma promenade, pour te laisser tout entier aux travaux importans qui sollicitent toute ton attention.... Mon chien m'attend, et je te quitte en te souhaitant la continuation de toutes tes prospérités.
—Mais que veux-tu dire? Pourquoi partir lorsque tu arrives à peine, et qu'il y a si long-temps que nous ne nous sommes vus? Reste donc, je t'en prie....
—Non, monsieur, je ne reste pas, et je pars à l'instant même!
—Comment! de vrais et bons amis comme nous.... Est-ce que tu serais fâché, par hasard?
—Fâché, non; ce n'est pas le mot.
—Mais qu'as-tu donc enfin, mon bon ami?
A ce mot de bon ami, je sifflai mon épagneul, qui vint à moi avec la rapidité de l'éclair, en me caressant avec plus de vivacité qu'il ne l'avait jamais fait.... Je rendis à ce pauvre animal toutes les caresses qu'il me prodiguait, comme pour me venger de l'accueil que je venais de recevoir de mon ancien intime. Je m'éloignai précipitamment avec mon chien, sans daigner répondre à toutes les peines que se donnait M. de Sainte-Elie pour me retenir....
Oh! combien j'aurais craint de perdre mon pauvre épagneul! C'était ça un véritable ami!
Je viens de retracer un caractère de marin que je n'ai rencontré qu'une seule fois dans ma vie.
III.
TOUTES-NATIONS, ou LE PETIT FORBAN.
Historiette de mer.
Un capitaine de navire du commerce m'a raconté l'aventure qu'on va lire.
Je sortais avec un bon vent d'est du port du Hâvre, chargé de quelques centaines de ballots de marchandises destinés pour la Guadeloupe. Les gendarmes et les douaniers, gens que l'on quitte les derniers et que l'on revoit toujours les premiers, m'avaient fait l'honneur de s'assurer, à mon départ, que je n'avais strictement à bord que la quantité des marchandises déclarées, et le nombre fort exact des hommes de mon équipage. Mon rôle et mon manifeste m'avaient été remis fort en règle après cette dernière inspection, et les agens du fisc et de la force publique m'avaient dit: Adieu capitaine, bon voyage. Politesse d'usage à laquelle je m'étais permis de répondre, toujours selon l'usage aussi: Que le diable vous emporte! Vœu éternel des capitaines, que le diable n'a pas encore daigné exaucer.
La brise nous favorisa assez pour qu'en deux jours nous nous trouvassions hors de la Manche, c'est-à-dire hors de ce périlleux cul-de-sac maritime que forment les côtes escarpées de l'Angleterre en se rapprochant des côtes dangereuses de la Bretagne et de la Normandie.
Une fois libre de ces inquiétudes trop naturelles qu'inspire toujours à tous les capitaines la vue des terres et des écueils dont on veut s'éloigner, j'ordonnai à mon maître d'équipage de visiter soigneusement la cale pour s'assurer de la parfaite stabilité de notre cargaison. Quelques forts coups de roulis essuyés en courant vent arrière m'avaient fait craindre que notre arrimage, exécuté un peu à la hâte, n'eût éprouvé quelques vicissitudes depuis notre départ.
Maître Boissauveur, après une heure d'examen, sans doute fort consciencieux, montra enfin au grand panneau sa physionomie toute méditative, sur laquelle je crus apercevoir une légère teinte d'ironie et d'inquiétude. Une sueur abondante, qui m'attestait toute la peine qu'il s'était donnée dans sa longue inspection, ruisselait sur son visage tant soit peu bronzé au soleil. Après avoir passé avec complaisance ses larges mains goudronnées sur son front pensif et gluant, il vint à moi pour me rendre compte des résultats de sa mission.
Sa contenance était embarrassée, je m'attendais aux circonlocutions dont il avait soin d'allonger et de revêtir sa conversation toujours métaphorique; je jugeai à propos de provoquer en ces termes la réponse qu'il se disposait à me faire:
—Eh bien! maître Boissauveur, avez-vous trouvé tout en bon état dans la cale?
—Oui, capitaine; pour ce qui est de la marchandise, on peut dire que tout est parfaitement à son poste, et rien de ce que j'ai arrimé moi-même n'a eu la chose de bouger.
—Vous avez eu bien soin sans doute de vous assurer que les barriques posées sur le lest n'avaient pas coulé, n'est-ce pas?
—Rien, comme je me suis fait l'honneur de vous le réciter, n'a souffert le moindrement du monde. J'ai été jusqu'à compter les petits barils qui sont sur l'avant, et aucune des pièces composant machinalement la cargaison ne manque à l'appel, Dieu merci! Le chargement finalement n'a pas diminué... au contraire!
—Comment, au contraire! Est-ce que par hasard il aurait augmenté?
—Je ne dis pas encore cela. Mais ça c'est vu nonobstant quelquefois.
—Comment! vous avez vu des chargemens augmenter au bout de deux ou trois jours de mer?
—Avec de l'expérience, capitaine, on voit à la mer bien des choses qu'on ne voit pas à terre. Une fois, dans un voyage de mulets, sous votre respect, comme je vais avoir l'avantage de vous le dire, nous avons eu, avec le capitaine Iturbide, trois mules qui nous ont fait des petits; car, voyez-vous, des cargaisons de mulets et de nègres, c'est des chargemens qui, comme on dit, peuvent profiter à l'armateur. Une marchandise qui fait des petits est de tout temps et en tout pays ce qu'on peut appeler une bonne marchandise.
—Oui, mais ici ce n'est pas le cas. Nous n'avons sous nos écoutilles ni mules ni nègres.
—Vous avez peut-être sous vos écoutilles, capitaine, plus que vous ne pensez vous-même dans le moment actuel. Souvent ça c'est vu d'être plus riche qu'on ne croit, à la mer s'entend; car à terre ça peut être autrement. Ce n'est pas d'ailleurs mon affaire.
—Que voulez-vous dire, décidément, maître Boissauveur? Avez-vous trouvé quelque chose dans la cale, quelque chose de plus que ce que nous avons cru embarquer.
—Tenez, capitaine, puisqu'il faut d'une manière ou de l'autre amener les huniers en grand sur le ton, je vous dirai donc, sans aller chercher midi à quatorze heures et sans louvoyer, comme j'ai eu l'honneur de le faire, contre la marée et le vent, je vous dirai donc.... Ma foi! que le bon Dieu m'emporte! je ne sais pas trop ce que je vous dirai donc, au bout du compte, pour vous faire avaler celle-là sans courir la bordée de vous mettre de mauvais poil....
—Ah ça! aurez-vous bientôt fini? Qu'avez-vous trouvé dans la cale?
—C'est que vous allez donner un suif au second et à moi peut-être bien aussi pour n'avoir pas mieux visité cette cale au départ. Mais c'est qu'il y a tant de choses à faire quand on appareille, qu'il faudrait avoir trente-six mille douzaines d'yeux pour en avoir un seulement sur chaque chose un peu éveillative.
—Me direz-vous enfin ce que vous avez à me dire?
—Eh bien! j'ai à vous dire que j'ai trouvé en bas, entre les barriques de ce que vous savez bien, un homme en supplément, qui s'était embarqué par dessus le bord au départ, quoi!
—Un homme! Et quel est cet homme? Répondez.
—C'est un homme qui est avec une femme, une grosse femme même, à ce que j'ai pu voir; car quand les écoutilles ne sont pas ouvertes en grand, voyez-vous, on ne voit pas aussi clair que le jour, dans le fond de ce grand gueux de navire.
—Faites-moi monter de suite cet homme et cette femme.
—Oui, capitaine. Ce ne sera pas long.
Maître Boissauveur, en passant sur l'avant, cria aux hommes qui l'écoutaient en souriant depuis un quart d'heure:
—Dites donc, vous autres, si vous n'avez rien à faire, descendez-moi deux pour hâler de dedans la cale à tribord-devant le particulier et la particulière dont j'ai fait le rapport, que vous m'avez entendu débiter, au capitaine.
—Oui, maître Boissauveur.
—Vous les trouverez, entendez-vous bien, entre les boucauts d'en à bord. Le particulier est un grand, mince, brun, et la femme une grosse, moyenne taille, ni grande, ni petite. Capitaine, ils vont venir dans le moment actuel; ne vous impatientez pas tant, comme j'ai l'honneur de le voir dans le moment actuel.
Un long matelot, à la figure maigre, ne tarda pas à sortir de la grande écoutille, et après avoir roulé d'assez gros yeux noirs autour de lui, avec l'air de défiance d'un chat que l'on vient de sortir d'un sac, il s'approcha de moi la casquette de loutre à la main.
—D'où vient que vous vous êtes permis de vous cacher comme vous l'avez fait à bord de mon navire?
—Capitan, me répondit-il avec un accent moitié italien et moitié grec qui sentait déjà le renégat, c'est qué jé voulais m'en aller pour rien avecqué vous.
—Merci de la préférence! Mais pourquoi ne cherchiez-vous pas à vous embarquer comme matelot à bord de quelque navire, si vous êtes marin?
—Capitan, comme jé suis estrangèr et que jé souis à cé qu'on dit oun mauvais soujet, vous n'auriez pas voulu dé ma personne put-être.
—D'où êtes-vous?
—Un peu dé tous les pays, capitan.
—Quelle est votre intention en vous rendant à la Guadeloupe?
—Dé gagner honnêtement ma vie si jé pouis, et si jé ne pouis pas, dé la gagner comme jé pourrai autrement.
—Voilà de la franchise au moins. Mais si maintenant, pour vous punir de l'audace que vous avez eue en vous cachant à mon bord, je ne vous donnais pas de vivres....
—Oh! jé sais bien que vous êtes trop bon pour mé laisser mourire de faim sous vos yeux pendant toute oune traversée; d'ailleurs je travaillerai à bord pour ma nourriture et celle de ma femme.
—De votre femme! Où donc est-elle cette femme, que je la voie un peu?
—Tenez, capitaine, voilà ce beau morceau de créature, s'écria maître Boissauveur en poussant sur le gaillard d'arrière une grosse paysanne coiffée à la cauchoise et faisant claquer sur le pont la paire de gros sabots dont elle était chaussée.
—Bien le bonjour, messieurs, nous dit-elle en nous adressant une révérence dans le genre de celles que font les paysannes d'opéra-comique pour faire rire leur parterre.
—Pourquoi, lui demandai-je, vous êtes-vous cachée à bord avec cet homme?
—Avec cet homme-là? Mais tiens, pardienne, mon bon monsieur, je me suis muchée d'avecque lui, parce que c'est quasi mon mari.
—Votre mari?
—Mais bié sûr, tiens; il me l'a bié dit du moins.
—Êtes-vous bien réellement mariés ensemble?
—Si ce n'est pas, il ne s'en faut guère. A la colonie il m'épousera tout de bon. Et puis, s'il ne m'épouse pas là, il y aura des juges et un Code pénal.
—Quel est votre nom?
—Françouaise-el-Lefèvre, native de Caudebec, pour vous servir si j'en étions capable.
—Et savez-vous le nom de votre prétendu mari, ou plutôt de celui qui vous a débauchée?
—Débauchée! Apprenez que je suis une honnête fille, et que je ne me suis jamais laissée aller en débauche! Tiens, celui-là! Débauchée! débauchée vous-même, entendez-vous!
—Qu'on fasse retirer cette femme.... Vous lui ferez donner un hamac dans la cambuse, où elle couchera seule; elle recevra une ration comme son mari, qui prendra son hamac dans le logement de l'équipage.
L'heureux couple, assez content de l'audience que je venais de lui donner, se retira sur le gaillard d'avant, où les hommes du bord ne tardèrent pas à faire connaissance avec l'un et l'autre époux.
Le cuisinier se chargea d'abord d'employer utilement la paysanne cauchoise, à qui il fit subir préalablement un examen assez étendu sur ses connaissances pratiques en fait de préparations alimentaires.
—Dites donc, ma grosse mère, lui demanda-t-il, savez-vous un peu proprement laver les assiettes et soigner le feu?
—Laver les assiettes! tiens, pardienne! On mange donc dans des assiettes ici, censément comme dans les grandes maisons.
—C'te question! Et la partie du soignage du feu, qu'en dites-vous? La grosse mère ne me paraît pas très-forte sur cet article. Comment vous tirerez vous de là?
—Je vous dis que je soignerai le feu tout aussi bien que vous, grand vilain marmiton d' malheu!
Et tout le monde de rire aux dépens du chef interrogant.
L'examen se termina là.
Le nom du mari ou du soi-disant mari de la Cauchoise fut bientôt trouvé. Les malins du bord l'appelèrent Toutes-Nations, en égard à sa figure cosmopolite, car on pouvait juger à l'inspection seule de la physionomie du drôle qu'il m'avait dit vrai en m'avouant qu'il se croyait un peu de tous les pays.
Pendant le reste de la traversée, je n'eus au surplus qu'à me louer du zèle que les deux époux apportèrent à remplir les devoirs qu'on leur avait assignés à bord de mon navire. Toutes-Nations était un excellent matelot, toujours gai, toujours content, et ne boudant jamais sur la besogne qu'on lui donnait à faire pour lui offrir l'occasion de gagner son passage. Sa robuste femme, vouée plus particulièrement aux travaux de la cuisine, se faisait un plaisir d'aider le chef et le mousse dans tous les préparatifs qui avaient quelque rapport avec le service de la table de la chambre, et celui de la chaudière de l'équipage. Dans les momens dont elle pouvait disposer entre les apprêts du déjeûner et ceux du dîner, elle se faisait un devoir de raccommoder les effets que les matelots confiaient à son adresse. Le soir, quand la fraîcheur de la brise invitait l'équipage, fatigué de la chaleur et des travaux du jour, à danser sur le pont, Mme Toutes-Nations se faisait très-rarement prier pour accepter les contredanses ou les walses qu'un instrumentiste bas-breton accompagnait aux sons criards de son biniou. Une grande dame ne se serait pas mise plus promptement qu'elle, ni de meilleure grâce, au fait des usages du bord. Il fallait voir aussi avec quel complaisant orgueil monsieur son mari suivait les mouvemens élégans de sa chère moitié, suant à grosses gouttes dans les bras des walseurs qui la faisaient tourner comme un cabestan sur le gaillard d'arrière. Toutes-Nations avait le bon esprit de n'être pas plus jaloux que sa femme ne se montrait mijaurée: c'étaient des époux assortis en tous points. Mais une seule chose manquait à leur félicité. J'avais eu soin de ne permettre aucune communication intime entre les deux conjoints, jusqu'à preuve complète de la réalité de leur union, et cette preuve n'était pas chose facile à acquérir. Pendant le jour je m'amusais, avec un peu de cruauté peut-être, des œillades dévorantes qu'ils se lançaient et des tendres privations qu'ils paraissaient éprouver. Mais les mœurs, que je voulais faire respecter à bord, me semblaient devoir passer avant la compassion que parfois les deux amans m'inspiraient. Ils souffraient, mais l'ordre et la régularité voulaient qu'ils souffrissent.
A peine fûmes-nous arrivés à la Basse-Terre, lieu de ma destination, que je m'empressai de déclarer au commissaire de marine et au procureur du roi la présence illicite à mon bord des deux passagers qui m'étaient survenus après mon départ.
Le commissaire des classes voulut voir les deux délinquans.
—Diable! s'écria l'administrateur en appréciant en vrai amateur l'embonpoint de la Cauchoise, voilà une gaillarde d'une fraîcheur remarquable. On dirait d'une grosse rose épanouie, et c'est chose fort agréable au moins sous ces climats brûlans qui fanent ou qui noircissent si vite toutes les jeunes personnes. Son âge? Votre âge, ma robuste et belle enfant?
—Vingt-cinq ans pour vous servir, monsieur, si j'en étions capable.
—Comment, si vous en êtes capable? mais je le crois pardieu bien, et que de reste. Ah! ah! ah! comprenez-vous, monsieur le capitaine, la naïveté de la réponse.... Non, mais c'est que cet accent traînard me semble si singulier! Il me rappelle d'une manière toute particulière ce bon pays de France qui produit de si belles luronnes....
—Voici, monsieur le commissaire, l'homme qui s'est glissé à bord avec cette femme.
—Comment te nommes-tu, mon garçon?
—Je né mé nommé rien, monsieur mon commissairé.
—Rien; mais c'est bien peu de chose. On a cependant un nom, que diable!
—Mettez Toutes-Nations, si vous voulez. Jé n'y tiens pas dou tout.
—Et ton pays?
—Jé souis de Toutes-Nations aussi, comme lou dit mon nom dé raccroc.
—Mais voyons donc, entendons-nous un peu. Est-ce ton nom ou celui de ton pays, que Toutes-Nations?
—Ça m'est égal. Mettez tout ce que vous voudrez.
—Où sont tes papiers?... Ce gaillard-là m'a l'air d'un assez mauvais sujet.
—Coumé jé né sais pas liré, jé n'ai pas pourté dé papiels avecqué moi.
—Belle raison, ma foi! Allons, tout cela s'expliquera en temps et lieu, car je compte bien ne pas perdre ce drôle et cette drôlesse de vue pendant leur séjour dans la colonie. En attendant, monsieur le capitaine, je vais faire décharger votre rôle de la responsabilité qui aurait pesé sur vous si à votre arrivée vous n'aviez pas fait la déclaration rigoureuse exigée par nos lois maritimes en pareille circonstance.... Mais, en vérité, cette grosse réjouie ne me paraît pas trop mal pour une femme d'occasion. Non, mais c'est qu'elle vous a même des yeux qui semblent vouloir dire quelque chose.... A propos, comment vous nommez-vous? car il est probable qu'entre vous deux vous aurez au moins un nom.
—Françouaise el Lefèvre, pour vous servir, mon beau monsieur.
—Toujours pour me servir. C'est en vérité unique, et je voudrais déjà que cela fût vrai, tant cette.... Eh bien! Françouaise, puisque Françouaise il y a, allez vous reposer des fatigues de votre traversée, et soyez toujours bien sage, pour conserver s'il est possible votre énorme embonpoint et les roses prononcées de votre teint normand. Allez, ma fille, allez, nous nous reverrons dans peu.
—Vous êtes bien bon, monsieur el commissaire.
—Pas trop boun, murmura entre ses trente-deux dents M. Toutes-Nations en lançant sur le chef de bureau un de ces regards en dessous où se peignaient la défiance et la jalousie conjugales, ou du moins presque conjugales.
Débarrassé du couple aventurier, je m'occupai fort peu de ce qu'il était devenu et de ce qu'il avait pu faire pour subsister depuis son débarquement.
Un jour ayant eu sujet de faire quelques reproches à mon maître d'équipage, le métaphorique Boissauveur, sur l'état dans lequel il s'était présenté la veille à bord, après une copieuse ribotte, le coupable contrit me répondit:
—C'est l'occasion, comme dit l'autre, mon capitaine, qui fait le larron ou plutôt le biberon. Une supposition, que vous rencontriez à terre un ami qui vous dirait, parlant à votre personne: Je me marie et je vous invite à ma noce; vous allez tout bonifacement pour nocifier. On boit, le vin est bon, et la gaîté va de l'avant. On chante et on vous demande un petit couplet de chanson. Et si par hasard il vous arrivait comme à moi de vous griser en chantant, plutôt qu'en boissonnant, que feriez-vous vous-même, mon capitaine?
—Je ne chanterais pas.
—Ceci est très-facile à dire; mais la pratique, voyez-vous, est un navire à gouverner, et la théorie un navire à l'ancre. Dans le port tout le monde est marin, à la mer il n'y a que les hommes qui sont des hommes, et moi, mon capitaine, je puis dire que je suis un homme de mon état. Quand je suis entre la vergue et les rabans, j'aimerais mieux me jeter en vrac dans le lac cacafouin, la tête la première et les boutons de guêtre en l'air, que de manquer de respect à n'importe quel chef; car, comme dit cet autre, un chef est toujours un chef, aussi bien pour l'homme en ribotte que pour l'à jeun.
—Tout cela est fort bien; mais une autre fois je vous engage à être plus réservé dans votre conduite.
—C'est ce que je vous promets en vous remerciant, mon capitaine; mais c'est ce que je ne vous jure pas.
—Comment c'est ce que vous ne me jurez pas?
—Non, je ne veux pas vous tromper. La chair est faible, et il ne faut pas trop tenter la chair. Et si, comme je vous le disais, foi de Breton, un particulier comme ce géomètre de Toutes-Nations, que vous connaissez bien sans qu'il soit besoin de vous le réciter, venait encore me dire: Maître Boissauveur, je me marie avec la grosse Cauchoise; je lui dirais: Mon garçon, je serai de la noce, pourvu qu'il y ait de la gaîté à ton mariage et un peu de liquide pour arroser ton amarrage conjongal.
—Ah! Toutes-Nations s'est donc marié?
—Ceci est un fait reconnu. Comment, mon capitaine, vous ne saviez donc pas l'événement?
—Pas le moins du monde.
—En ce cas je vais, si vous voulez me le permettre, vous raconter comment la chose s'est pratiquée.
Vous savez bien d'abord, sans qu'il soit besoin de vous....
—Oui, je sais tout jusqu'à son arrivée en ce pays.
—En ce cas tant mieux, parce qu'il ne sera pas nécessaire de vous dire la façon par laquelle il s'était caché avec sa grosse dondon dans la cale entre deux barils, que vous m'avez ordonné d'aller les chercher.
—Non; venons-en de suite au mariage.
—Vous avez raison, d'autant mieux que le mariage est la chose la plus sainte possible pour ne pas faire des petits garçons et des petites filles qui vont à l'hospice des Enfans-Trouvés.... Ne vous mangez pas le sang, mon capitaine, me voilà à l'affaire de Toutes-Nations.
L'individu me rencontre dimanche dernier; oui, c'était bien dimanche dernier que j'ai pris mon plein à sa noce. Pour lors il me dit: C'est vous, maîtré Boissauveur?
—Oui, que je lui réponds; je crois effectivement que c'est moi.
—Ah! jé souis bien countent dé vous trouver.
—Et moi aussi, que je réponds; car si je ne me retrouvais pas chaque matin, ça me jugulerait un peu. Vous savez assez, capitaine, qu'il a un accent pas trop chrétien, Toutes-Nations.
—Je me souis marié hier à l'église, à ce qu'il me dit pour donner un peu de largue dans les voiles à la conversation.
—Comment! que je lui dis, tu t'es marié à l'église sans papiers?
—Avecqué vingt gourdes il n'y a pas besoin de certificats, qu'il me répond. Et c'était juste; l'argent est le meilleur papier qu'il est possible, en religion comme en toute autre chose connue. Après cela, il me dit: Aujourd'hui nous faisons les noçailles avecqué quelques amis.
—Comment! que je réponds encore, tu as aussi des amis déjà à la Basse-Terre?
—Oui, toujours avecqué des gourdes. C'était encore juste; car les amis c'est comme la crasse, ça s'attache toujours à l'argent, qui passe de main en main jusqu'au plus vilain.
—Je serais bien countent, me fit encore mon charabia, si vous vouliez mé fairé l'hounour d'assister à ma noce.
—A l'église? non, mon ami, je n'en mange pas encore.
—Non, cé n'est pas à l'église, puisqué c'est déjà fait. C'est à la noce, à table.
—A table, c'est différent, j'en serai et je te ferai l'hounour.
Voilà comme quoi je me suis trouvé entraîné à boire un coup de plus qu'à l'ordinaire, et à prendre une barrique en dessus de ma jauge.
—Ainsi donc, ajoutai-je en engageant Boissauveur à ne plus retomber dans la même faute, ainsi donc Toutes-Nations a trouvé assez d'argent pour se marier et pour vivre jusqu'ici à terre?
—De l'argent, je vous crois bien! il en a tant qu'il en peut porter. C'est un matelot riche finalement. Et puis ça vous est si économe!
—Économe, fort bien; mais comment a-t-il pu économiser sur ce qu'il n'avait pas? Un malheureux qui s'est embarqué par dessus le bord pour ne pas mourir de faim!
—Oui, qu'il vous a dit sans doute; mais, comme je me le suis laissé dire, il n'y a pas de si misérable ni de si rafalé que celui-là qui se met dans la boule de crier misère plus haut que la rafale! Vous savez bien, sans qu'il soit besoin de v'là ce que c'est, vous savez bien sans doute ce jour où vous m'avez envoyé dans la cale pour hisser sur le pont Toutes-Nations et madame son épouse soi-disant?
—Oui pardieu, je suis assez bien payé pour me le rappeler!
—Eh bien! puisque vous vous en souvenez, vous vous rappelez sans doute aussi que le particulier vous dit que c'était par besoin qu'il avait pris la liberté de se cacher à bord de nous.
—Oui, je me le rappelle très-bien encore.
—Eh bien, il mentait comme un gueux qu'il est, le calomniateur!
—Il avait donc quelque chose, et n'était pas sans ressources?
—Il avait des doublons et des louis d'or cousus plein sa veste et son pantalon, comme cette doublure est cousue sur mon gilet, et c'est moi, Henri-Stanislas Boissauveur, qui vous le dis.
—Tout cela est un peu singulier. Mais au fait tant mieux pour ce pauvre diable et pour la malheureuse qu'il a amenée avec lui.
—Malheureuse! oui, allez! C'est mis déjà comme la femme d'un capitaine de vaisseau. C'est mis même d'une façon si burlesque, que si je voyais mon épouse acastillée comme madame Toutes-Nations, ma première idée serait de monter dans son grément pour le raser comme un ponton. Mais enfin, que voulez-vous! quand on est protégé par un commissaire de l'inscription et classes pour les gens de mer, on peut bien friser le pavé un peu proprement.
—Le commissaire de la marine la protége donc cette grosse idiote?
—Oui, et joliment encore, d'après ce que je me suis laissé dire. Son mari doit acheter un sloop caboteur pour faire la navigation de terre en terre entre les îles, pendant que l'autre, vous m'entendez bien, courra des bordées au plus près du vent, sur ses côtes à lui; car pour naviguer dans les parages du cotillon, il n'y a pas besoin d'être plus marin qu'un commissaire; vous comprenez bien que de reste....
—C'est son affaire, au surplus, et non pas la nôtre.
—Vous avez raison, mon capitaine. C'est son affaire, et comme dit la vieille chanson:
Depuis long-temps je me suis aperçu
De l'agrément qu'il y a d'être....
Votre serviteur, mon capitaine; c'était à seule fin de vous demander votre permission pour faire reprendre la patte-d'oie de notre corne, qui a molli un peu dans les temps chauds. Car, voyez-vous, sans qu'il soit besoin de vous le faire savoir, les cornes, ça pèse dur quelquefois sur les pattes-d'oie....
Viens-t'en ici deux hommes me frapper un palant sur le bout de cette corne, de la corne du navire s'entend.
Après un assez long séjour à la Basse-Terre, je mis sous voiles avec une assez bonne cargaison, destinée pour la France.
La route que prennent les navires qui quittent les Iles-du-Vent pour revenir en Europe est loin d'être bien directe. Comme, sous les tropiques, les vents que l'on nomme alisés et qui soufflent toujours de la même partie, seraient contraires à la direction des navires qui voudraient, pour revenir en Europe, reprendre le chemin qu'ils ont déjà parcouru pour se rendre aux Antilles, il faut que ces bâtimens se servent autant que possible des brises alisées qui règnent dans les parages qu'ils quittent, pour s'élever jusqu'aux latitudes où commencent les vents variables, les vents généraux avec lesquels il est facile ensuite de se diriger comme on veut vers un point déterminé. Cette espèce de circumnavigation que l'on est obligé de faire pour ruser en quelque sorte avec les vents alisés, et éluder la loi générale qui les produit, se nomme débouquer. Les parages qu'il faut parcourir en faisant ce circuit maritime s'appellent, par dérivation du mot principal, les débouquemens.
Dans ces mers des débouquemens, qui s'étendent, pour les navires qui fréquentent la Martinique et la Guadeloupe, depuis le quinzième degré de latitude jusqu'au trentième à peu près, on rencontre ordinairement une foule de petits bâtimens caboteurs faisant la navigation entre toutes les îles de l'Archipel, ou un grand nombre de navires américains se rendant des ports de l'Union dans les Antilles. Ce n'est pas, je vous jure, un spectacle peu curieux et peu amusant que celui que présentent toutes ces voiles blanches reluisant au beau soleil du tropique, sur ces mers azurées, parsemées de gros îlots aux formes bizarres, couronnés de magnifiques nuages, et élevant jusqu'aux cieux leurs sommets couverts d'opulentes récoltes ou de forêts inaccessibles. Jamais dans ces climats remplis d'une si douce indolence, sur ces flots que les brises embaumées semblent plutôt caresser qu'agiter, je n'ai éprouvé un seul instant d'ennui ou de vide. Respirer, là, c'est vivre; voir, c'est presque agir, et s'oublier au sein de cet air tiède et enivrant, c'est jouir.
Mon navire, paisible comme nous, fendait depuis trente-six heures ces mers fortunées, couronné encore, pour ainsi dire, des présens de la terre à laquelle il venait de s'arracher, car sous nos hunes pendaient de verts régimes de bananes et de jaunes giraumonds, et dans les filets de notre arrière et le canot de porte-manteau se pressaient des milliers d'oranges et des touffes de magnifiques ananas. Aucune inquiétude ne m'agitait encore; le temps était si beau et la brise de l'est si régulière! C'était pour les froides mers que nous allions chercher, et les vents violens du banc de Terre-Neuve, vers lequel nous nous avançions, qu'il fallait réserver toute ma sollicitude et ma prévoyance.
Mais dans les débouquemens j'étais encore si bien! Une douzaine de caboteurs traversant le canal entre Antigues et Monserrat, et autant de goëlettes américaines, avaient passé depuis le matin le long de mon navire; je voyais déjà Nièves, cette île à la configuration fantastique, se perdant dans les nues auxquelles elle a emprunté son poétique nom. Pendant que, tout entier à mes rêveries contemplatives, je laissais derrière moi les objets du magnifique panorama au milieu duquel me transportait mon navire, une petite barque, qui paraissait être sortie d'entre les rochers de Nièves, se rapprochait de nous en louvoyant et en étendant sur les flots bleuâtres qu'elle effleurait ses voiles blanches comme les ailes d'une mauve. Je ne commençai à prêter attention à la manœuvre de ce caboteur que lorsque je le vis courir définitivement sur nous, de manière à me faire supposer qu'il avait l'intention de me parler ou de me couper le chemin. Je demandai ma longue-vue pour mieux voir que je ne le faisais encore à l'œil nu la forme et l'espèce de ce petit navire.
C'était un sloop assez bien voilé et passablement tenu; une vingtaine de noirs ou de mulâtres paraissaient s'être groupés par curiosité sur l'avant de son pont, comme pour m'examiner plus à leur aise. A l'apparence assez mesquine du bateau et à la mine des gens de son équipage, je ne crus pas avoir beaucoup de crainte à concevoir sur la singularité de sa manœuvre. Si, ce qui n'est pas probable, me dit mon second, cette espèce de bon-boat voulait faire de ses farces avec nous, nous ne serions pas long-temps à en venir à bout, ne fût-ce qu'à coups de barre d'anspect.
—C'est égal, dis-je à mes gens, chargeons toujours nos deux caronades par précaution, et montons sur le pont les douze fusils de la chambre.
Notre branle-bas de combat se trouva bientôt fait, grâce au peu de préparatifs que le petit nombre des armes dont nous pouvions disposer me permettait de faire.
Le sloop, qui marchait beaucoup mieux que nous, surtout avec la petite brise que nous avions et qui ne convenait guère à un grand bâtiment aussi chargé que le nôtre, le sloop n'eut pas de peine à nous approcher. Mais les apprêts hostiles qu'il nous vit faire semblèrent rendre sa manœuvre plus circonspecte. Il hissa au bout de son pic un énorme pavillon français presque aussi large que toute sa grande voile, et prenant la même bordée que celle que nous courions, sans pourtant chercher à nous passer au vent, il cargua le point d'amure de sa grande voile et amena sa trinquette pour ne pas aller plus de l'avant que nous, et conformer sa marche à notre vitesse.
Dans cette position, et après ce mouvement, j'eus tout le loisir de l'examiner comme je le désirais. Nous aurions continué probablement de courir ainsi assez long-temps l'un à côté de l'autre, si l'homme qui me paraissait être le patron ou le capitaine de la barque ne s'était pas décidé à prendre la parole.
Perché sur l'arrière de son bateau, du côté de tribord, je vis un nègre lui passer un long porte-voix, et je me préparai à recevoir les questions qu'il voudrait bien m'adresser, ou les communications qu'il lui plairait peut-être de me faire.
—Oh! du navire! oh! s'écria le capitaine mon confrère avec un accent que tous mes hommes et moi nous crûmes reconnaître.
—Holà! lui répondis-je sans trop me déranger et sans paraître attacher beaucoup d'importance à ce qu'il allait me dire.
—Comment si nomme lou bastiment!
—Qu'est-ce que cela vous fait?
Le capitaine interrogant, peu satisfait probablement de ma réponse, se mit à se concerter un moment avec ceux de ses gens qui se trouvaient autour de lui.... Puis, après un instant de consultation et d'hésitation, il me cria:
—C'est pour savoir lou nom dé lou bastiment.
—Eh bien! passez à poupe: il est écrit en grosses lettres derrière.
—Mais, c'est qué nous né savouns pas lire à bord!
—Alors, continuez votre route, et laissez-moi tranquille.
En ce moment, maître Boissauveur, qui depuis la courte conversation qui venait d'avoir lieu s'était tenu la figure appuyée sur le bossoir de dessous le vent, comme un chat qui guette une souris, passa derrière, le chapeau à la main, et me dit:
—Capitaine, excusez-moi si je me mêle ici d'une chose qui peut-être naturellement ne me regarde pas trop; mais c'est que, voyez-vous, j'ai une doutance, et sans qu'il soit besoin de vous le dire....
—Au contraire, c'est qu'il faut le dire, si c'est utile.
—Utile, c'est si l'on veut; mais si vous ne le voulez pas, bien entendu, comme vous êtes maître à votre bord, ce ne serait pas plus utile que toute autre chose.
—Allons! de quoi s'agit-il définitivement!
—Il s'agit définitivement, capitaine, que cette espèce de capitaine de risque-tout, qui hêle là dans son porte-voix d'embêtement, est Toutes-Nations, pas davantage, suivant mon idée.
A peine maître Boissauveur m'avait-il fait part de ce qu'il appelait sa doutance, que le capitaine du petit sloop, au milieu du grand mouvement qui paraissait avoir lieu parmi son équipage, se mit à me hurler.
—Capitan, pardoun, je ne vous reconnaissais point! C'est que, voyez-vous, vous avez changé do peinturé à lou vostre navire, depuis qué jé ne l'ai pas visto.
—Comment! c'est toi, mauvais sujet de Toutes-Nations, et que fais-tu ici?...
—Oui, c'est moi!... Je fais, capitan, que je cherche à gagner ma vie honnêtement.... Voulez-vous me permettre d'aborder vostre navire, li temps il est beau.
Je ne savais trop que faire dans cette circonstance. Le plus sûr peut-être aurait été de refuser. Mais par curiosité ou par complaisance, je laissai faire le drôle, qui, sans attendre ma réponse, força un peu de voiles, et élongea mon navire de bout en bout avec son sloop.
Quand il se trouva le long de mon bord, je lui ordonnai de défendre à la négraille qu'il avait sur son pont de mettre le pied chez moi; et, d'un ton qui sentait le commandement, il baragouina aussitôt en mauvais espagnol à son équipage quelques mots qui me semblèrent être l'ordre de ne pas quitter le sloop sans sa permission. Pour lui il ne se fit pas prier pour sauter comme un singe sur mon gaillard d'arrière, et après m'avoir salué avec une affectueuse vivacité, il alla embrasser tout mon monde devant.
La joie de mon équipage parut au moins égale à celle qu'éprouvait Toutes-Nations à revoir ses anciens amis. Mes matelots demandèrent qu'on leur avançât leur ration à la cambuse pour fêter la rencontre de Toutes-Nations; mais celui-ci, avant qu'ils pussent avoir obtenu une réponse de moi, ordonna, après avoir toutefois sollicité ma permission, à un homme de son bord d'apporter du Madère et des grands verres. Les bouteilles du précieux liquide furent vidées en un instant. Le fastueux Toutes-Nations voulut renouveler sa politesse, mais une injonction de ma part lui interdit, au grand regret de mes gens, une galanterie dont je redoutais les conséquences.
Quand je crus avoir laissé à mon homme tout le temps nécessaire pour prendre ses ébats au sein des anciens camarades qu'il semblait retrouver avec tant de bonheur, je l'invitai à venir me parler, pour m'expliquer comment il se faisait que je l'eusse rencontré dans ces parages avec un équipage aussi fort que celui qu'il avait à bord de son sloop.
—Capitan, me répondit le drôle, jé navigue ici, parcé qu'il y a toujours quelque petité chose à faire pour moi autour dé la Guadeloupe, et j'ai oun fourt équipaze, parcé qué moun commerce il lé veut.
—Et quel est le commerce que tu fais?
—Oun commerce d'échanze avecqué los navires qué jé rencountre.
—Que donnes-tu donc à ces navires?
—Peu dé chose; mais je leur prends tout cé qu'ils ount dé boun.
—Tu fais donc la piraterie, coquin que tu es?
—Noun, pas tout-à-fait, mais je tâche dé gagner ma vie lé plus honnêtement possible, en perdant lé moins qué jé peux.
—Jolie manière de gagner ta vie honnêtement! Tu ne sais donc pas le danger que tu cours en arrêtant ainsi les navires au passage pour les piller comme tu fais?
—Quel danzer dounc, moun capitan?
—Pardieu, celui de te faire pendre comme forban!
—Comme forban? Je vole, il est vrai, un petit peu; mais zamais jé n'ai toué personne. Ah! voyez-vous, c'est que je suis oun galant homme, pauvre, mais honnête. Tenez, capitan, voici ici la liste dé les navires qué j'ai rencontrés, et vous y verrez, parcé qué vous savez lire, vous, qué les capitaines m'ont dounné un certificat comme quoi par lesquels je les ai bien traités en né leur prenant que leurs vivres et quelqués petites choses.
La liste de ce vulgaire forban était en règle, et ses comptes de piraterie en très-bon état. Deux ou trois capitaines de ma connaissance avaient même poussé la bonté jusqu'à certifier que la conduite de Toutes-Nations avait été parfaite à leur égard; trop heureux, ajoutaient-ils dans leur déclaration, de s'être retirés de ses griffes au prix de quelques bagatelles qu'ils lui avaient laissé prendre.
—C'est bien! répondis-je à mon écumeur de mer; tes papiers sont très-réguliers, et avec cela tu ne t'exposes qu'à te faire crocher au bout d'une vergue.
—Vous croyez, capitan, reprit-il avec tranquillité! jé vois qué vous voulez plaisanter. Mais dites-moi, jé crois qué quand vous m'avez vu vous approcher, vous avez eu oun peu peur, n'est-ce pas?
—Mais il me semble que d'après votre manœuvre, il y avait quelque raison de ne pas être très-rassuré.
—Eh bien! voilà cé qui mé fait plaisir à moi! J'aime bien à faire pur aux bastimens qué jé rencontre. Ah ça! escoutez; voulez-vous mé faire l'amitié d'accepter dé moi oune pétite chose? C'est oun pétit baril de boun vin d'Oporto qué jé l'ai pris à oun grand couquin dé capitan anglais qui mé faisait oune grimace dou diable quand je lou ai dégagé de sa cambouse tout ce qui né lé gênait pas. Ce pétit baril de vin d'Oporto sera pour vous rappéler dé moi, du pauvre Toutes-Nations, quand vous boirez un bon coup à sa vilaine santé!
—Grand merci! je ne veux nullement me charger de ton cadeau volé.
—Vous né voulez pas donc mé faire plaisir, à moi qui voulais vous rendre oun service?
—Le service le plus signalé que tu puisses me rendre, c'est celui de me quitter et de me laisser continuer ma route.
—Comment! vous né voulez pas accepter seulement mon pétit baril? Vous n'avez pas raison, mon capitan. Jé né suis pas toujours d'aussi belle houmour. A bord des autres navires jé né donne pas, jé prends; et à bord de celui-ci, jé veux donner et l'on né veut pas prendre.... Vous mé permettrez bien cépendant de danser au moins une pétite contredanse avecqué vos hommes et dé boire tranquillement un pétit coup dé partance, à votre chère santé et vostre bon viage?
Ma conversation avec Toutes-Nations, dont je désirais vivement me débarrasser, se serait probablement prolongée au-delà des limites que j'aurais voulu lui assigner, sans un incident inattendu qui vint y mettre brusquement un terme.
Maître Boissauveur, qui s'était perché sous un prétexte quelconque sur le couronnement du navire, comme pour visiter l'écoute du gui, mais bien réellement pour ne pas perdre un mot de mon entretien avec Toutes-Nations, se prit à crier en regardant derrière: Navire!
—Navire? s'écria aussitôt Toutes-Nations en me quittant pour courir vers le maître. Et où donc voyez-vous un navire, maître Boissauveur?
—Pardieu! où je le vois? et où ce qu'il est apparemment, car il me serait bigrement difficile de le voir peut-être là où ce qu'il ne serait pas! Tu ne vois donc pas, maître forban que tu es, dans la direction de ma main, un ship qui s'est couvert de toile!... Il est pourtant assez gros comme ça et assez près de nous, sans qu'il soit besoin de te le dire, espèce de pas grand'chose!
Toutes-Nations n'eut pas plutôt jeté les yeux sur la partie de l'horizon que lui indiquait Boissauveur d'une façon un peu dédaigneuse, que je le vis monter comme un chat dans mes grands haubans pour mieux observer apparemment le navire aperçu; mais perdant pour le coup sa loquacité ordinaire, il redescendit bientôt des barres de perroquet sans dire mot et avec autant d'agilité qu'il en avait mis pour y monter.
—A revoir, bon viage, capitan, me dit-il une fois descendu sur le pont. C'est un bastiment qué jé veux visiter, et à celui-là, jé né lui donnerai pas un pétit baril d'Oporto.
Sauter comme un fou à bord de sa barque, larguer les amarres qui le retenaient le long de mon navire, et laisser arriver vent arrière pour courir sur le bâtiment en vue, ne fut pour mon drôle que l'affaire de quelques minutes.
—Vous entendrez avant oune hure parler de moi, capitane, me cria-t-il dans son porte-voix en me quittant. Bon viage, bon viage; qué lé boun Dieu vous emporte!
—Bon voyage, coquin! lui répondis-je, et prends garde de te faire pendre.
Je continuai ma route après le départ de ce forban d'une nouvelle espèce, en réfléchissant au péril que, sans trop le savoir peut-être, courait ce pauvre diable qui croyait gagner sa vie honnêtement en pillant les navires qu'il rencontrait sur son chemin et si près des croiseurs.
—Oh! ce charabia-là, dit maître Boissauveur en le voyant prendre sa bordée, fera son beurre avant peu, tandis que nous, pauvres bigres, nous ne faisons que carotter sur mer avec décence et probité.
Toutes-Nations me l'avait bien dit, qu'avant une heure j'entendrais parler de lui. Mais ce fut une bouche à feu qui me parla du drôle; car une heure s'était à peine écoulée depuis notre séparation, que j'entendis sur l'arrière de nous, retentir comme un coup de tonnerre, un coup de canon sourd et lointain.
Je vis, avec le secours de ma longue-vue, la petite barque de Toutes-Nations aborder le grand navire qu'il avait approché, et le coup de canon me parut être sorti du flanc d'un grand bâtiment.
Cette scène sembla déconcerter un peu les gens de mon équipage, qui peu de temps auparavant m'avaient eu l'air de trouver admirable le genre de vie que leur camarade forban s'était décidé à prendre dans ces parages.
La nuit vint avec ses milliers d'étoiles scintillantes s'étendre sur la mer que continuait à caresser une brise ronde et fraîche. Aucun de mes hommes ne descendit se coucher. Tous paraissaient attendre quelque événement digne de leur curiosité ou de leur sollicitude, et je ferai remarquer ici en passant que rarement cet instinct curieux des matelots, quand il est excité par quelque incident un peu grave, les trompe sur les choses possibles qui doivent arriver.
Pendant près de trois ou quatre heures, mes yeux, quelques efforts que je fisse pour chasser loin de moi ma préoccupation, ne cessèrent de se tourner du côté où j'avais vu le sloop de Toutes-Nations aborder le navire qui avait paru dans nos eaux. A minuit sonnant le quart fut changé, et les hommes qui étaient restés sur le pont sans être de service prirent la garde à leur tour sans que leurs camarades pensassent à aller se reposer. Désirant inspirer à mon équipage une sécurité que je n'avais pas moi-même, je pris la résolution de descendre dans ma chambre; et, après avoir donné des ordres à mon second, je me disposais à quitter le gaillard d'arrière, lorsqu'en posant le pied sur l'escalier du dôme, je crus voir non loin de mon navire une grosse masse noire qui tombait sur nous.
Je n'avais que trop bien vu.
Cette grosse masse noire qui s'avançait n'était autre chose qu'un grand bâtiment dont la marche était si supérieure à la nôtre, qu'en très-peu de temps il nous eut gagnés de manière à pouvoir nous héler.
Je me préparai à subir les interrogations que le capitaine du bâtiment, devenu mon voisin, ne tarderait pas, selon toute probabilité, à m'adresser; car je ne pouvais me dissimuler qu'en me chassant comme il le faisait, et en s'approchant autant de moi qu'il lui avait été possible, il n'entrât dans son plan de me parler.
Malgré toute la curiosité qu'excitait en moi l'approche nocturne de ce diable de navire, je ne pouvais assez bien le distinguer pour savoir à quelle espèce de bâtiment j'allais avoir affaire.
Il me présentait obstinément son avant en courant dans mes eaux, et dans cette position, et surtout au milieu de l'obscurité qui régnait sur les flots, il ne m'était guère possible de me faire une idée bien précise sur sa force et sur sa forme.
Peu de minutes suffirent pour me tirer d'incertitude.
Un long coup de sifflet de silence, parti de son gaillard d'avant, m'anonça que j'allais être interrogé par le commandant d'un navire de guerre.
—Oh! du trois mâts! oh! furent les premiers mots qui me furent adressés d'une voix solennelle dans un porte-voix dont les sons prolongés allèrent se perdre sur les eaux.
—Holà! répondis-je du mieux que je pus.
—D'où venez-vous?
—De la Basse-Terre.
—Comment se nomme le navire?
—L'Heureuse-Rencontre.
—N'avez-vous pas été abordé, il y a quelques heures, par un petit sloop monté de nègres et de mulâtres?
—Oui, commandant.
—Le patron de cette embarcation n'est-il pas resté quelque temps à votre bord?
—Deux heures environ.
—En ce cas, monsieur le capitaine, je vous ordonne de laisser arriver et de faire route pour retourner à la Basse-Terre. Je me tiendrai dans vos eaux à portée de voix. Le sloop avec lequel vous avez communiqué a été amariné par moi et expédié comme prise à la Guadeloupe. Je tiens son patron et les gens de son équipage aux fers à mon bord, comme pirates.
—Mais, monsieur le commandant, avant de me conformer à vos ordres et de changer ma route, puis-je savoir à qui j'ai l'honneur de parler?
—Au commandant de la corvette de S. M. l'Alerte, faisant partie de la station française des Antilles. Laissez arriver sur-le-champ, monsieur, et suivez les ordres que je vous ai donnés, si vous ne voulez pas que j'envoie à votre bord un équipage pour conduire, d'office, votre navire à la Basse-Terre.
Il n'y avait plus qu'à obéir après avoir reçu une injonction aussi formelle; j'exécutai la manœuvre qui m'était prescrite.
La corvette, de son côté, m'avait déjà donné l'exemple, en faisant arriver et en me présentant son travers. Dans cette évolution elle me montra une longue batterie jaune, accidentée très-distinctement d'une douzaine de sabords garnis de bons et beaux canons. Je jugeai, en examinant le pont de ce bâtiment du roi, qu'il n'eût pas été très-prudent pour moi de résister logiquement à un navire qui avait à sa disposition des moyens aussi efficaces pour faire exécuter les ordres qu'il lui plaisait de donner aux bâtimens de mon espèce.
Comme mon escorte marchait à peu près deux fois plus vite que je ne pouvais le faire, elle fut obligée de diminuer de voiles pour que je pusse la suivre, ainsi qu'elle me l'avait ordonné.
Je ne savais que penser de cet événement.
J'allais avoir à déposer probablement dans la mauvaise affaire qu'on ne pouvait manquer d'intenter à ce misérable Toutes-Nations, qui, si mal à propos, avait eu la gaucherie de venir m'aborder au moment où je pensais peu à lui, et où j'avais si peu besoin de le rencontrer.
—Que tonnerre de D...! répétait aussi maître Boissauveur en pensant à l'échauffourée du maladroit forban, que tonnerre de D.... avait-il besoin, ce risque-tout, de chercher du beurre au museau de cette corvette? Il a donc oublié la reconnaissance des navires à brûle-pourpoint? V'là ce que c'est que de vouloir faire le forban en navigant comme un Paliaca ou un vrai Parisien qu'il est, le coquin, ou qu'il n'est peut-être pas!
—Vous trouviez cependant, il n'y a que quelques heures, le métier de forban préférable à celui de pauvre bigre comme vous, maître Boissauveur!
—Qui, moi? capitaine! Je vous demande bien excuse; mais je ne me rappelle pas d'avoir circonstancié cette parole!
—Comment! lorsque Toutes-Nations a débordé pour courir sur la corvette, vous ne vous rappelez pas d'avoir dit....
—Quand il débordé, c'est possible, parce qu'alors il avait un air si fringant, le cornichonneau. On aurait dit qu'il allait couper la pate du singe de Madras. Mais à présent qu'il s'est fait hâler en dedans par cette corvette, excusez, Lisette! c'est un cas différent. Ce qu'on dit dans un instant, n'est pas ce qu'on dit dans un autre. La marée change, comme j'ai eu l'honneur de vous le répéter plusieurs fois, et qui veut bien naviguer doit calculer la marée! Je ne connais que cela, moi, et v'là ce que c'est!
La brise d'est-nord-est nous poussait assez vite pour nous permettre de revenir bientôt au point d'où nous venions de partir. A midi nous mouillâmes sur la rade de la Basse-Terre.
Dès que nous eûmes jeté l'ancre sous les forts de la ville, le commandant de la corvette m'ordonna de me rendre à son bord.
En arrivant sur le pont du bâtiment de guerre qui m'avait servi d'escorte, j'aperçus sur l'avant Toutes-Nations cramponné, avec une vingtaine ou une trentaine des gens de son équipage, à la barre de justice, aux fers enfin, qu'on avait montés sur le pont pour mettre ces misérables à la broche, comme on dit à bord des navires de l'état.
Le commandant me fit l'honneur de me prévenir que je resterais à la Basse-Terre pendant le procès des pirates avec lesquels j'avais eu l'imprudence de communiquer. Puis il ajouta, comme pour me consoler:
—Votre relâche ne sera pas longue, car l'affaire sera bientôt faite.
Toutes-Nations me voyant disposé à retourner à mon bord, sollicita la faveur de me parler. Je crus devoir me rendre à ses vœux, avec la complaisance que l'on met ordinairement à exécuter les dernières volontés d'un mourant.
—Ah! me dit d'un air lamentable le malheureux justiciable du plus loin qu'il me vit arriver vers lui, moun capitan, vous mé l'aviez bien pronostiqué qué jé mé ferais mettre dans le sac! Si encore la corde il pouvait casser!
—Quelle corde, et de quoi veux-tu donc me parler?
—Et pardieu! dé la corde sur lé bout dé laquelle on va mé hisser pour fairé lé saut dé carpe. L'air du pays, voyez-vous, il n'est pas boun pour nous; il y a à la Guadeloupe une maladie dé pendaison qui fait du ravage sur les pauvres diables dé mon tempérament.
—C'est de ta faute, au reste: tu n'as pas voulu me croire.
—Oui, jé sais bien que c'est toujours dé la faute des pendous, quand ils sont pendous. Mais ça n'empêche pas qué jé vais faire oune bien vilaine grimace par jugement d'un conseil de guerre, au bout d'oune drisse dé réverbère.
—Rien cependant n'est encore décidé.
—Tout se décidera si vite pour moi. Mais c'est ma femme, ma grosse femme, qué jé plains le plous, car elle sera veuve d'un pendou, quand j'aurai fait la cabriole un peu trop haut; et elle est enceinte, mon capitan, par-dessus le marché, d'un pétit enfant qué jé crois bien lui avoir fait honnêtement et qué jé voulais élever de même.
Ici quelques larmes s'échappèrent des yeux du sensible époux, et allèrent sillonner ses joues, assez sales pour qu'on vît sur elles les traces de pleurs que sa position lui arrachait.
—Mé chargerez-vous bien dans vostre témoignage? me demanda-t-il après avoir sangloté à son aise.
—Sois tranquille à cet égard, lui répondis-je; s'il ne dépend que de moi de te faire renvoyer absous, tu sortiras de ton affaire blanc comme neige.
—C'est toujours oune consolation qué dé mourir avec l'estime des honnêtes gens; moi qui né cherchais qu'à gagner honnêtement ma pauvre misérable gueuse de vie! Maintenant je n'ai plous qu'à prier et à supplier le bon Dieu, la sainte Vierge et tous les saints dou paradis ou dou paradouze, car jé né sais pas en vérité combien il y en a des paradis dans lé ciel!
Il ne fallut que très-peu de temps pour ériger le conseil de guerre qui devait juger le coupable et ses complices.
Il fallut encore moins de temps pour les condamner à être pendus.
Je n'avais que trop bien prévu le funeste sort de ces misérables.
On me fit déposer dans cette triste affaire, et je vis avec étonnement, en suivant les détails du procès, que Toutes-Nations ne m'avait avoué qu'une partie de ses méfaits. Quelques Anglais, jetés par-dessus le bastingage à bord d'un des navires qu'il avait pillés, simplifièrent singulièrement la tâche pénible qu'avait prise ou acceptée le défenseur officieux qui parlait pour lui.
On passa aux voix, et tous les accusés se trouvèrent condamnés, à l'unanimité, à la peine capitale.
—Jé m'y attendais bien, s'écria le coupable à la lecture de l'arrêt. Les grands forbans sé sauvent, les petits forbans, on les fait pendre pour les grands.
Ce furent les seules paroles qui s'échappèrent de sa bouche.
Sa résignation aurait fait l'admiration d'un saint.
Il employa les vingt-quatre heures de vie que lui accordait libéralement la loi, à s'entretenir avec sa femme de quelques affaires de famille qu'il était bien aise de régler, disait-il, avant de rendre son âme à Dieu, s'il arrivait que Dieu daignât la recevoir.
Madame Toutes-Nations se montrait bien moins résignée que son époux. Elle pleurait avec une bonne foi qui aurait fait pitié au cœur le plus endurci contre le crime de piraterie.
Le moment fatal arriva.
Vingt-cinq potences avaient été dressées sur le champ d'Arbot pour recevoir les condamnés. Je remarquai que dans ces dispositions patibulaires, le gouverneur de la Guadeloupe avait porté un esprit d'économie qu'il était bien loin d'avoir quand il s'agissait de fêtes publiques. Le luxe officiel n'avait pas jugé à propos apparemment de se déployer avec éclat dans une circonstance aussi funeste. La plupart des gibets étaient à peine assez solides pour supporter leur homme. Mais le bourreau, nègre exécuteur du premier mérite, avait répondu de tout, et son adresse reconnue inspirait la plus grande confiance aux assistans.
Les sons du tambour du détachement chargé de conduire militairement les condamnés de la geôle à la potence annoncèrent, midi sonnant, que le spectacle attendu allait enfin commencer.
La démarche de Toutes-Nations, s'avançant à la tête de son équipage, était ferme et dégagée. On aurait dit qu'il allait faire une commission ou porter une lettre à la poste.
La vue des vingt-cinq poteaux patibulaires dressés en son honneur et en l'honneur de ses vingt-quatre braves excita peu d'étonnement chez lui, mais elle parut provoquer vivement sa curiosité.
—Où ce qu'il est lou mien? demanda-t-il.
Puis apercevant une femme prosternée au pied de la première potence, il s'écria:
—Lou voilà!
Cette femme était madame Toutes-Nations, priant pour l'âme de son mari et pleurant par avance la mort ignominieuse qu'il allait subir.
Un homme de justice, grave comme la circonstance et impassible comme la loi dont il était l'organe, appela les noms des condamnés.
Toutes-Nations eut l'honneur d'être appelé le premier.
—C'est cela! s'écria-t-il. Sur le rôle d'équipage lou capitan doit passer avant tout lou ménou des autres.
Puis, faisant une réflexion sur lui-même, il ajouta:
—Mais dé quel équipage qué jé serai dans oune minoute le capitan! d'oun équipage dé pendous!
L'échelle était prête, et le bourreau en haut attendait sa proie.
Jamais je n'ai vu de gabier s'élancer avec plus de légèreté dans les enfléchures des grands haubans pour aller prendre un ris, que Toutes-Nations pour grimper le long de l'échelle au bout de laquelle était pour lui la mort.... l'éternité!
Il n'osa même pas jeter un regard sur sa malheureuse femme qui sanglotait à ses pieds.
Le nœud de la corde strangulatoire fut mal passé par le bourreau, malgré la longue habitude que ce fonctionnaire public avait acquise en fait de ces sortes d'amarrages.
Toutes-Nations, sentant que l'irrégularité de ce nœud pouvait l'exposer à ne pas être étranglé convenablement, s'empare du bout de filain, qui prend dans ses mains une tournure nouvelle, et s'adressant au bourreau, il lui dit avec un sang-froid tout-à-fait maritime:
—Voilà comme il faut t'y prendré pour les autres, mateluche!
Puis le bourreau, après l'avoir remercié d'un coup de tête approbatif, sauta sur les épaules du pauvre diable.... L'âme alors quitta le corps, et le corps resta suspendu au gibet pendant plus d'un mois sous le soleil, la pluie, les moustiques et les maringouins du pays, pour l'exemple de tous les petits forbans à venir.
Quant à l'infortunée madame Toutes-Nations, elle ne laissa échapper qu'une plainte en voyant son pauvre mari flotter dans l'air, retenu seulement par le cou à l'infâme poteau patibulaire:
—Qui m'aurait jamais dit, en quittant le pays, que j'aurais épousé un homme de cette espèce! C'était bien la peine, sainte Vierge-Marie, et d' venir si loin!
Et en m'apercevant dans la foule:
—Capitaine, me dit-elle, quand donc est-ce que vous repartez pour le Hâvre et d' Grâce?