Servitude et grandeur militaires
The Project Gutenberg eBook of Servitude et grandeur militaires
Title: Servitude et grandeur militaires
Author: Alfred de Vigny
Release date: April 19, 2006 [eBook #18211]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Produced by Mireille Harmelin, Laurent Vogel and the Online
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OEUVRES COMPLÈTES
DE
Alfred de Vigny
SERVITUDE
ET GRANDEUR MILITAIRES
PARIS ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31
M D CCC LXXXIV
LIVRE PREMIER
SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE
Ave, Cæsar, morituri te salutant.
Livre Premier
CHAPITRE PREMIER
POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS
S'il est vrai, selon le poète catholique, qu'il n'y ait pas de plus grande peine que de se rappeler un temps heureux, dans la misère, il est aussi vrai que l'âme trouve quelque bonheur à se rappeler, dans un moment de calme et de liberté, les temps de peine ou d'esclavage. Cette mélancolique émotion me fait jeter en arrière un triste regard sur quelques années de ma vie, quoique ces années soient bien proches de celle-ci, et que cette vie ne soit pas bien longue encore.
Je ne puis m'empêcher de dire combien j'ai vu de souffrances peu connues et courageusement portées par une race d'hommes toujours dédaignée ou honorée outre mesure, selon que les nations la trouvent utile ou nécessaire.
Cependant ce sentiment ne me porte pas seul à cet écrit, et j'espère qu'il pourra servir à montrer quelquefois, par des détails de moeurs observés de mes yeux, ce qu'il nous reste encore d'arriéré et de barbare dans l'organisation toute moderne de nos Armées permanentes, où l'homme de guerre est isolé du citoyen, où il est malheureux et féroce, parce qu'il sent sa condition mauvaise et absurde. Il est triste que tout se modifie au milieu de nous, et que la destinée des Armées soit la seule immobile. La loi chrétienne a changé une fois les usages farouches de la guerre; mais les conséquences des nouvelles moeurs qu'elle introduisit n'ont pas été poussées assez loin sur ce point. Avant elle, le vaincu était massacré ou esclave pour la vie, les villes prises, saccagées, les habitants chassés et dispersés; aussi chaque État épouvanté se tenait-il constamment prêt à des mesures désespérées, et la défense était aussi atroce que l'attaque. À présent, les villes conquises n'ont rien à craindre que de payer des contributions. Ainsi la guerre s'est civilisée, mais non les Armées; car non seulement la routine de nos coutumes leur a conservé tout ce qu'il y avait de mauvais en elles; mais l'ambition ou les terreurs des gouvernements ont accru le mal, en les séparant chaque jour du pays et en leur faisant une Servitude plus oisive et plus grossière que jamais. Je crois peu aux bienfaits des subites organisations; mais je conçois ceux des améliorations successives. Quand l'attention générale est attirée sur une blessure, la guérison tarde peu. Cette guérison, sans doute, est un problème difficile à résoudre pour le législateur, mais il n'en était que plus nécessaire de le poser. Je le fais ici, et si notre époque n'est pas destinée à en avoir la solution, du moins ce voeu aura reçu de moi sa forme et les difficultés en seront peut-être diminuées. On ne peut trop hâter l'époque où les Armées seront identifiées à la Nation, si elle doit acheminer au temps où les Armées et la guerre ne seront plus, et où le globe ne portera plus qu'une nation unanime enfin sur ses formes sociales; événement qui, depuis longtemps, devrait être accompli.
Je n'ai nul dessein d'intéresser à moi-même, et ces souvenirs seront plutôt les Mémoires des autres que les miens; mais j'ai été assez vivement et assez longtemps blessé des étrangetés de la vie des Armées pour en pouvoir parler. Ce n'est que pour constater ce triste droit que je dis quelques mots sur moi.
J'appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de bulletins par l'Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue, et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le fourreau des Bourbons. Aussi, dans ce modeste tableau d'une partie obscure de ma vie, je ne veux paraître que ce que je fus, spectateur plus qu'acteur, à mon grand regret. Les événements que je cherchais ne vinrent pas aussi grands qu'il me les eût fallu. Qu'y faire?—on n'est pas toujours maître de jouer le rôle qu'on eût aimé, et l'habit ne nous vient pas toujours au temps où nous le porterions le mieux. Au moment où j'écris[1], un homme de vingt ans de service n'a pas vu une bataille rangée. J'ai peu d'aventures à vous raconter, mais j'en ai entendu beaucoup. Je ferai donc parler les autres plus que moi-même, hors quand je serai forcé de m'appeler comme témoin. Je m'y suis toujours senti quelque répugnance, en étant empêché par une certaine pudeur au moment de me mettre en scène. Quand cela m'arrivera, du moins puis-je attester qu'en ces endroits je serai vrai. Quand on parle de soi, la meilleure muse est la Franchise. Je ne saurais me parer de bonne grâce de la plume des paons; toute belle qu'elle est, je crois que chacun doit lui préférer la sienne. Je ne me sens pas assez de modestie, je l'avoue, pour croire gagner beaucoup en prenant quelque chose de l'allure d'un autre, et en posant dans une attitude grandiose, artistement choisie, et péniblement conservée aux dépens des bonnes inclinations naturelles et d'un penchant inné que nous avons tous vers la vérité. Je ne sais si de nos jours il ne s'est pas fait quelque abus de cette littéraire singerie; et il me semble que la moue de Bonaparte et celle de Byron ont fait grimacer bien des figures innocentes.
[Note 1: En 1835.]
La vie est trop courte pour que nous en perdions une part précieuse à nous contrefaire. Encore si l'on avait affaire à un peuple grossier et facile à duper! mais le nôtre a l'oeil si prompt et si fin, qu'il reconnaît sur-le-champ à quel modèle vous empruntez ce mot ou ce geste, cette parole ou cette démarche favorite, ou seulement telle coiffure ou tel habit. Il souffle tout d'abord sur la barbe de votre masque et prend en mépris votre vrai visage, dont, sans cela, il eût peut-être pris en amitié les traits naturels.
Je ferai donc peu le guerrier, ayant peu vu la guerre; mais j'ai droit de parler des mâles coutumes de l'Armée, où les fatigues et les ennuis ne me furent point épargnés, et qui trempèrent mon âme dans une patience à toute épreuve, en lui faisant rejeter ses forces dans le recueillement solitaire et l'étude. Je pourrai faire voir aussi ce qu'il y a d'attachant dans la vie sauvage des armes, toute pénible qu'elle est, y étant demeuré si longtemps entre l'écho et le rêve des batailles. C'eût été là assurément quatorze ans de perdus, si je n'y eusse exercé une observation attentive et persévérante, qui faisait son profit de tout pour l'avenir. Je dois même à la vie de l'armée des vues de la nature humaine que jamais je n'eusse pu rechercher autrement que sous l'habit militaire. Il y a des scènes que l'on ne trouve qu'au milieu de dégoûts qui seraient vraiment intolérables, si l'on n'était pas forcé par l'honneur de les tolérer.
J'aimai toujours à écouter, et quand j'étais tout enfant, je pris de bonne heure ce goût sur les genoux blessés de mon vieux père. Il me nourrit d'abord de l'histoire de ses campagnes, et, sur ses genoux, je trouvai la guerre assise à côté de moi; il me montra la guerre dans ses blessures, la guerre dans les parchemins et le blason de ses pères, la guerre dans leurs grands portraits cuirassés, suspendus, en Beauce, dans un vieux château. Je vis dans la Noblesse une grande famille de soldats héréditaires, et je ne pensai plus qu'à m'élever à la taille d'un soldat.
Mon père racontait ses longues guerres avec l'observation profonde d'un philosophe et la grâce d'un homme de cour. Par lui, je connais intimement Louis XV et le grand Frédéric; je n'affirmerais pas que je n'aie pas vécu de leur temps, familier comme je le fus avec eux par tant de récits de la guerre de Sept ans.
Mon père avait pour Frédéric II cette admiration éclairée qui voit les hautes facultés sans s'en étonner outre mesure. Il me frappa tout d'abord l'esprit de cette vue, me disant aussi comment trop d'enthousiasme pour cet illustre ennemi avait été un tort des officiers de son temps; qu'ils étaient à demi vaincus par là, quand Frédéric s'avançait grandi par l'exaltation française; que les divisions successives des trois puissances entre elles et des généraux français entre eux l'avaient servi dans la fortune éclatante de ses armes; mais que sa grandeur avait été surtout de se connaître parfaitement, d'apprécier à leur juste valeur les éléments de son élévation, et de faire, avec la modestie d'un sage, les honneurs de sa victoire. Il paraissait quelquefois penser que l'Europe l'avait ménagé. Mon père avait vu de près ce roi philosophe, sur le champ de bataille, où son frère, l'aîné de mes sept oncles, avait été emporté d'un boulet de canon; il avait été reçu souvent par le Roi sous la tente prussienne, avec une grâce et une politesse toutes françaises, et l'avait entendu parler de Voltaire et jouer de la flûte après une bataille gagnée. Je m'étends ici presque malgré moi, parce que ce fut le premier grand homme dont me fut tracé ainsi, en famille, le portrait d'après nature, et parce que mon admiration pour lui fut le premier symptôme de mon inutile amour des armes, la cause première d'une des plus complètes déceptions de ma vie. Ce portrait est brillant encore, dans ma mémoire, des plus vives couleurs, et le portrait physique autant que l'autre. Son chapeau avancé sur un front poudré, son dos voûté à cheval, ses grands yeux, sa bouche moqueuse et sévère, sa canne d'invalide faite en béquille, rien ne m'était étranger; et, au sortir de ces récits, je ne vis qu'avec humeur Bonaparte prendre chapeau, tabatière et gestes pareils; il me parut d'abord plagiaire: et qui sait si, en ce point, ce grand homme ne le fut pas quelque peu? qui saura peser ce qu'il entre du comédien dans tout homme public toujours en vue? Frédéric II n'était-il pas le premier type du grand capitaine tacticien moderne, du roi philosophe et organisateur? C'étaient là les premières idées qui s'agitaient dans mon esprit, et j'assistais à d'autres temps racontés avec une vérité toute remplie de saines leçons. J'entends encore mon père tout irrité des divisions du prince de Soubise et de M. de Clermont; j'entends encore ses grandes indignations contre les intrigues de l'OEil-de-Boeuf, qui faisaient que les généraux français s'abandonnaient tour à tour sur le champ de bataille, préférant la défaite de l'armée au triomphe d'un rival; je l'entends tout ému de ses antiques amitiés pour M. de Chevert et pour M. d'Assas, avec qui il était au camp la nuit de sa mort. Les yeux qui les avaient vus mirent leur image dans les miens, et aussi celle de bien des personnages célèbres morts longtemps avant ma naissance. Les récits de famille ont cela de bon, qu'ils se gravent plus fortement dans la mémoire que les narrations écrites; ils sont vivants comme le conteur vénéré, et ils allongent notre vie en arrière, comme l'imagination qui devine peut l'allonger en avant dans l'avenir.
Je ne sais si un jour j'écrirai pour moi-même tous les détails intimes de ma vie; mais je ne veux parler ici que d'une des préoccupations de mon âme. Quelquefois, l'esprit tourmenté du passé et attendant peu de chose de l'avenir, on cède trop aisément à la tentation d'amuser quelques désoeuvrés des secrets de sa famille et des mystères de son coeur. Je conçois que quelques écrivains se soient plu à faire pénétrer tous les regards dans l'intérieur de leur vie et même de leur conscience, l'ouvrant et le laissant surprendre par la lumière, tout en désordre et comme encombré de familiers souvenirs et des fautes les plus chéries. Il y a des oeuvres telles parmi les plus beaux livres de notre langue, et qui nous resteront comme ces beaux portraits de lui-même que Raphaël ne cessait de faire. Mais ceux qui se sont représentés ainsi, soit avec un voile, soit à visage découvert, en ont eu le droit, et je ne pense pas que l'on puisse faire ses confessions à voix haute, avant d'être assez vieux, assez illustre ou assez repentant pour intéresser toute une nation à ses péchés. Jusque-là on ne peut guère prétendre qu'à lui être utile par ses idées ou par ses actions.
Vers la fin de l'Empire, je fus un lycéen distrait. La guerre était debout dans le lycée, le tambour étouffait à mes oreilles la voix des maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu'un langage froid et pédantesque. Les logarithmes et les tropes n'étaient à nos yeux que des degrés pour monter à l'étoile de la Légion d'honneur, la plus belle étoile des cieux pour des enfants.
Nulle méditation ne pouvait enchaîner longtemps des têtes étourdies sans cesse par les canons et les cloches des Te Deum! Lorsqu'un de nos frères, sorti depuis quelques mois du collège, reparaissait en uniforme de housard et le bras en écharpe, nous rougissions de nos livres et nous les jetions à la tête des maîtres. Les maîtres mêmes ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armée, et nos cris de Vive l'Empereur! interrompaient Tacite et Platon. Nos précepteurs ressemblaient à des hérauts d'armes, nos salles d'études à des casernes, nos récréations à des manoeuvres, et nos examens à des revues.
Il me prit alors plus que jamais un amour vraiment désordonné de la gloire des armes; passion d'autant plus malheureuse que c'était le temps précisément où, comme je l'ai dit, la France commençait à s'en guérir. Mais l'orage grondait encore, et ni mes études sévères, rudes, forcées et trop précoces, ni le bruit du grand monde, où, pour me distraire de ce penchant, on m'avait jeté tout adolescent, ne me purent ôter cette idée fixe.
Bien souvent j'ai souri de pitié sur moi-même en voyant avec quelle force une idée s'empare de nous, comme elle nous fait sa dupe, et combien il faut de temps pour l'user. La satiété même ne parvint qu'à me faire désobéir à celle-ci, non à la détruire en moi, et ce livre aussi me prouve que je prends plaisir encore à la caresser et que je ne serais pas éloigné d'une rechute. Tant les impressions d'enfance sont profondes, et tant s'était bien gravée sur nos coeurs la marque brûlante de l'Aigle Romaine!
Ce ne fut que très tard que je m'aperçus que mes services n'étaient qu'une longue méprise, et que j'avais porté dans une vie tout active une nature toute contemplative. Mais j'avais suivi la pente de cette génération de l'Empire, née avec le siècle et de laquelle je suis.
La guerre nous semblait si bien l'état naturel de notre pays, que lorsque, échappés des classes, nous nous jetâmes dans l'Armée, selon le cours accoutumé de notre torrent, nous ne pûmes croire au calme durable de la paix. Il nous parut que nous ne risquions rien en faisant semblant de nous reposer, et que l'immobilité n'était pas un mal sérieux en France. Cette impression nous dura autant qu'a duré la Restauration. Chaque année apportait l'espoir d'une guerre; et nous n'osions quitter l'épée, dans la crainte que le jour de la démission ne devînt la veille d'une campagne. Nous traînâmes et perdîmes ainsi des années précieuses, rêvant le champ de bataille dans le Champ-de-Mars, et épuisant dans des exercices de parade et dans des querelles particulières une puissante et inutile énergie.
Accablé d'un ennui que je n'attendais pas dans cette vie si vivement désirée, ce fut alors pour moi une nécessité que de me dérober, dans les nuits, au tumulte fatigant et vain des journées militaires: de ces nuits, où j'agrandis en silence ce que j'avais reçu de savoir de nos études tumultueuses et publiques, sortirent mes poèmes et mes livres; de ces journées il me reste ces souvenirs dont je rassemble ici, autour d'une idée, les traits principaux. Car, ne comptant pour la gloire des armes ni sur le présent ni sur l'avenir, je la cherchais dans les souvenirs de mes compagnons. Le peu qui m'est advenu ne servira que de cadre à ces tableaux de la vie militaire et des moeurs de nos armées, dont tous les traits ne sont pas connus.
CHAPITRE II
SUR LE CARACTÈRE GÉNÉRAL DES ARMÉES
L'armée est une nation dans la Nation; c'est un vice de nos temps. Dans l'antiquité il en était autrement: tout citoyen était guerrier, et tout guerrier était citoyen; les hommes de l'Armée ne se faisaient point un autre visage que les hommes de la cité. La crainte des dieux et des lois, la fidélité à la patrie, l'austérité des moeurs, et, chose étrange! l'amour de la paix et de l'ordre, se trouvaient dans les camps plus que dans les villes, parce que c'était l'élite de la Nation qui les habitait. La paix avait des travaux plus rudes que la guerre pour ces armées intelligentes. Par elles la terre de la patrie était couverte de monuments ou sillonnée de larges routes, et le ciment romain des aqueducs était pétri, ainsi que Rome elle-même, des mains qui la défendaient. Le repos des soldats était fécond autant que celui des nôtres est stérile et nuisible. Les citoyens n'avaient ni admiration pour leur valeur, ni mépris pour leur oisiveté, parce que le même sang circulait sans cesse des veines de la Nation dans les veines de l'Armée.
Dans le moyen âge et au delà, jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, l'Armée tenait à la Nation, sinon par tous ses soldats, du moins par tous leurs chefs, parce que le soldat était l'homme du Noble, levé par lui sur sa terre, amené à sa suite à l'armée, et ne relevant que de lui: or, son seigneur était propriétaire et vivait dans les entrailles mêmes de la mère-patrie. Soumis à l'influence toute populaire du prêtre, il ne fit autre chose, durant le moyen âge, que de se dévouer corps et bien au pays, souvent en lutte contre la couronne, et sans cesse révolté contre une hiérarchie de pouvoirs qui eût amené trop d'abaissement dans l'obéissance, et, par conséquent, d'humiliation dans la profession des armes. Le régiment appartenait au colonel, la compagnie au capitaine, et l'un et l'autre savaient fort bien emmener leurs hommes quand leur conscience comme citoyens n'était pas d'accord avec les ordres qu'ils recevaient comme hommes de guerre. Cette indépendance de l'Armée dura en France jusqu'à M. de Louvois, qui, le premier, la soumit aux bureaux et la remit, pieds et poings liés, dans la main du Pouvoir souverain. Il n'y éprouva pas peu de résistance, et les derniers défenseurs de la Liberté généreuse des hommes de guerre furent ces rudes et francs gentilshommes, qui ne voulaient amener leur famille de soldats à l'Armée que pour aller en guerre. Quoiqu'ils n'eussent pas passé l'année à enseigner l'éternel maniement d'armes à des automates, je vois qu'eux et les leurs se tiraient assez bien d'affaire sur les champs de bataille de Turenne. Ils haïssaient particulièrement l'uniforme, qui donne à tous le même aspect, et soumet les esprits à l'habit et non à l'homme. Ils se plaisaient à se vêtir de rouge les jours de combat, pour être mieux vus des leurs et mieux visés de l'ennemi; et j'aime à rappeler, sur la foi de Mirabeau, ce vieux marquis de Coëtquen, qui, plutôt que de paraître en uniforme à la revue du Roi, se fit casser par lui à la tête de son régiment: «Heureusement, sire, que les morceaux me restent,» dit-il après. C'était quelque chose que de répondre ainsi à Louis XIV. Je n'ignore pas les mille défauts de l'organisation qui expirait alors; mais je dis qu'elle avait cela de meilleur que la nôtre, de laisser plus librement luire et flamber le feu national et guerrier de la France. Cette sorte d'Armée était une armure très forte et très complète dont la Patrie couvrait le Pouvoir souverain, mais dont toutes les pièces pouvaient se détacher d'elles-mêmes, l'une après l'autre, si le Pouvoir s'en servait contre elle.
La destinée d'une Armée moderne est tout autre que celle-là, et la centralisation des Pouvoirs l'a faite ce qu'elle est. C'est un corps séparé du grand corps de la Nation, et qui semble le corps d'un enfant, tant il marche en arrière pour l'intelligence et tant il lui est défendu de grandir. L'Armée moderne, sitôt qu'elle cesse d'être en guerre, devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent honteuse d'elle-même, et ne sait ni ce qu'elle fait ni ce qu'elle est; elle se demande sans cesse si elle est esclave ou reine de l'État: ce corps cherche partout son âme et ne la trouve pas.
L'homme soldé, le Soldat, est un pauvre glorieux, victime et bourreau, bouc émissaire journellement sacrifié à son peuple et pour son peuple qui se joue de lui; c'est un martyr féroce et humble tout ensemble, que se rejettent le Pouvoir et la Nation toujours en désaccord.
Que de fois, lorsqu'il m'a fallu prendre une part obscure mais active dans nos troubles civils, j'ai senti ma conscience s'indigner de cette condition inférieure et cruelle! Que de fois j'ai comparé cette existence à celle du Gladiateur! Le peuple est le César indifférent, le Claude ricaneur auquel les soldats disent sans cesse en défilant: Ceux qui vont mourir te saluent.
Que quelques ouvriers, devenus plus misérables à mesure que s'accroissent leur travail et leur industrie, viennent à s'ameuter contre leur chef d'atelier; ou qu'un fabricant ait la fantaisie d'ajouter, cette année, quelques cent mille francs à son revenu; ou seulement qu'une bonne ville, jalouse de Paris, veuille avoir aussi ses trois journées de fusillade, on crie au secours de part et d'autre. Le gouvernement, quel qu'il soit, répond avec assez de sens: La loi ne me permet pas de juger entre vous; tout le monde a raison; moi, je n'ai à vous envoyer que mes gladiateurs, qui vous tueront et que vous tuerez. En effet, ils vont, ils tuent, et sont tués. La paix revient; on s'embrasse, on se complimente, et les chasseurs de lièvres se félicitent de leur adresse dans le tir à l'officier et aux soldats. Tout calcul fait, reste une simple soustraction de quelques morts; mais les soldats n'y sont pas portés en nombre, ils ne comptent pas. On s'en inquiète peu. Il est convenu que ceux qui meurent sous l'uniforme n'ont ni père, ni mère, ni femme, ni amie à faire mourir dans les larmes. C'est un sang anonyme.
Quelquefois (chose fréquente aujourd'hui) les deux partis séparés s'unissent pour accabler de haine et de malédiction les malheureux condamnés à les vaincre.
Aussi le sentiment qui dominera ce livre sera-t-il celui qui me l'a fait commencer, le désir de détourner de la tête du Soldat cette malédiction que le citoyen est souvent prêt à lui donner, et d'appeler sur l'Armée le pardon de la Nation. Ce qu'il y a de plus beau après l'inspiration, c'est le dévouement; après le Poète, c'est le Soldat; ce n'est pas sa faute s'il est condamné à un état d'ilote.
L'Armée est aveugle et muette. Elle frappe devant elle du lieu où on la met. Elle ne veut rien et agit par ressort. C'est une grande chose que l'on meut et qui tue; mais aussi c'est une chose qui souffre.
C'est pour cela que j'ai toujours parlé d'elle avec un attendrissement involontaire. Nous voici jetés dans ces temps sévères où les villes de France deviennent tour à tour des champs de bataille, et, depuis peu, nous avons beaucoup à pardonner aux hommes qui tuent.
En regardant de près la vie de ces troupes armées que, chaque jour, pousseront sur nous tous les Pouvoirs qui se succéderont, nous trouverons bien, il est vrai, que, comme je l'ai dit, l'existence du Soldat est (après la peine de mort) la trace la plus douloureuse de barbarie qui subsiste parmi les hommes, mais aussi que rien n'est plus digne de l'intérêt et de l'amour de la Nation que cette famille sacrifiée qui lui donne quelquefois tant de gloire.
CHAPITRE III
DE LA SERVITUDE DU SOLDAT ET DE SON CARACTÈRE INDIVIDUEL
Les mots de notre langage familier ont quelquefois une parfaite justesse de sens. C'est bien servir, en effet, qu'obéir et commander dans une Armée. Il faut gémir de cette Servitude, mais il est juste d'admirer ces esclaves. Tous acceptent leur destinée avec toutes ses conséquences, et, en France surtout, on prend avec une extrême promptitude les qualités exigées par l'état militaire. Toute cette activité que nous avons se fond tout à coup pour faire place à je ne sais quoi de morne et de consterné.
La vie est triste, monotone, régulière. Les heures sonnées par le tambour sont aussi sourdes et aussi sombres que lui. La démarche et l'aspect sont uniformes comme l'habit. La vivacité de la jeunesse et la lenteur de l'âge mûr finissent par prendre la même allure, et c'est celle de l'arme. L'arme où l'on sert est le moule où l'on jette son caractère, où il se change et se refond pour prendre une forme générale imprimée pour toujours. L'Homme s'efface sous le Soldat.
La servitude militaire est lourde et inflexible comme le masque de fer du prisonnier sans nom, et donne à tout homme de guerre une figure uniforme et froide.
Aussi, au seul aspect d'un corps d'armée, on s'aperçoit que l'ennui et le mécontentement sont les traits généraux du visage militaire. La fatigue y ajoute ses rides, le soleil ses teintes jaunes, et une vieillesse anticipée sillonne des figures de trente ans. Cependant une idée commune à tous a souvent donné à cette réunion d'hommes sérieux un grand caractère de majesté, et cette idée est l'Abnégation.
L'Abnégation du Guerrier est une croix plus lourde que celle du Martyr.
Il faut l'avoir portée longtemps pour en savoir la grandeur et le poids.
Il faut bien que le Sacrifice soit la plus belle chose de la terre, puisqu'il a tant de beauté dans des hommes simples qui, souvent, n'ont pas la pensée de leur mérite et le secret de leur vie. C'est lui qui fait que de cette vie de gêne et d'ennuis il sort, comme par miracle, un caractère factice mais généreux, dont les traits sont grands et bons comme ceux des médailles antiques.
L'Abnégation complète de soi-même, dont je viens de parler, l'attente continuelle et indifférente de la mort, la renonciation entière à la liberté de penser et d'agir, les lenteurs imposées à une ambition bornée, et l'impossibilité d'accumuler des richesses, produisent des vertus qui sont plus rares dans les classes libres et actives.
En général, le caractère militaire est simple, bon, patient; et l'on y trouve quelque chose d'enfantin, parce que la vie des régiments tient un peu de la vie des collèges. Les traits de rudesse et de tristesse qui l'obscurcissent lui sont imprimés par l'ennui, mais surtout par une position toujours fausse vis-à-vis de la Nation, et par la comédie nécessaire de l'autorité.
L'autorité absolue qu'exerce un homme le contraint à une perpétuelle réserve. Il ne peut dérider son front devant ses inférieurs, sans leur laisser prendre une familiarité qui porte atteinte à son pouvoir. Il se retranche l'abandon et la causerie amicale, de peur qu'on ne prenne acte contre lui de quelque aveu de la vie ou de quelque faiblesse qui serait de mauvais exemple. J'ai connu des officiers qui s'enfermaient dans un silence de trappiste, et dont la bouche sérieuse ne soulevait la moustache que pour laisser passage à un commandement. Sous l'Empire, cette contenance était presque toujours celle des officiers supérieurs et des généraux. L'exemple en avait été donné par le maître, la coutume sévèrement conservée, et à propos; car à la considération nécessaire d'éloigner la familiarité, se joignait encore le besoin qu'avait leur vieille expérience de conserver sa dignité aux yeux d'une jeunesse plus instruite qu'elle, envoyée sans cesse par les écoles militaires, et arrivant toute bardée de chiffres, avec une assurance de lauréat que le silence seul pouvait tenir en bride.
Je n'ai jamais aimé l'espèce des jeunes officiers, même lorsque j'en faisais partie. Un secret instinct de la vérité m'avertissait qu'en toute chose la théorie n'est rien auprès de la pratique, et le grave et silencieux sourire des vieux capitaines me tenait en garde contre cette pauvre science qui s'apprend en quelques jours de lecture. Dans les régiments où j'ai servi, j'aimais à écouter ces vieux officiers dont le dos voûté avait encore l'attitude d'un dos de soldat, chargé d'un sac plein d'habits et d'une giberne pleine de cartouches. Ils me faisaient de vieilles histoires d'Égypte, d'Italie et de Russie, qui m'en apprenaient plus sur la guerre que l'ordonnance de 1789, les règlements de service et les interminables instructions, à commencer par celle du grand Frédéric à ses généraux. Je trouvais, au contraire, quelque chose de fastidieux dans la fatuité confiante, désoeuvrée et ignorante des jeunes officiers de cette époque, fumeurs et joueurs éternels, attentifs seulement à la rigueur de leur tenue, savants sur la coupe de leur habit, orateurs de café et de billard. Leur conversation n'avait rien de plus caractérisé que celle de tous les jeunes gens ordinaires du grand monde; seulement les banalités y étaient un peu plus grossières. Pour tirer quelque parti de ce qui m'entourait, je ne perdais nulle occasion d'écouter; et le plus habituellement j'attendais les heures de promenades régulières, où les anciens officiers aiment à se communiquer leurs souvenirs. Ils n'étaient pas fâchés, de leur côté, d'écrire dans ma mémoire les histoires particulières de leur vie, et, trouvant en moi une patience égale à la leur et un silence aussi sérieux, ils se montrèrent toujours prêts à s'ouvrir à moi. Nous marchions souvent le soir dans les champs, ou dans les bois qui environnaient les garnisons, ou sur le bord de la mer, et la vue générale de la nature ou le moindre accident de terrain leur donnait des souvenirs inépuisables: c'était une bataille navale, une retraite célèbre, une embuscade fatale, un combat d'infanterie, un siège, et partout des regrets d'un temps de dangers, du respect pour la mémoire de tel grand général, une reconnaissance naïve pour tel nom obscur qu'ils croyaient illustre; et, au milieu de tout cela, une touchante simplicité de coeur qui remplissait le mien d'une sorte de vénération pour ce mâle caractère, forgé dans de continuelles adversités et dans les doutes d'une position fausse et mauvaise.
J'ai le don, souvent douloureux, d'une mémoire que le temps n'altère jamais; ma vie entière, avec toutes ses journées, m'est présente comme un tableau ineffaçable. Les traits ne se confondent jamais; les couleurs ne pâlissent point. Quelques-unes sont noires et ne perdent rien de leur énergie qui m'afflige. Quelques fleurs s'y trouvent aussi, dont les corolles sont aussi fraîches qu'au jour qui les fit épanouir, surtout lorsqu'une larme involontaire tombe sur elles de mes yeux et leur donne un plus vif éclat.
La conversation la plus inutile de ma vie m'est toujours présente à l'instant où je l'évoque, et j'aurais trop à dire, si je voulais faire des récits qui n'ont pour eux que le mérite d'une vérité naïve; mais, rempli d'une amicale pitié pour la misère des Armées, je choisirai dans mes souvenirs ceux qui se présentent à moi comme un vêtement assez décent et d'une forme digne d'envelopper une pensée choisie, et de montrer combien de situations contraires aux développements du caractère et de l'intelligence dérivent de la Servitude grossière et des moeurs arriérées des Armées permanentes.
Leur couronne est une couronne d'épines, et parmi ses pointes je ne pense pas qu'il en soit de plus douloureuse que celle de l'obéissance passive. Ce sera la première aussi dont je ferai sentir l'aiguillon. J'en parlerai d'abord, parce qu'elle me fournit le premier exemple des nécessités cruelles de l'Armée, en suivant l'ordre de mes années. Quand je remonte à mes plus lointains souvenirs, je trouve dans mon enfance militaire une anecdote qui m'est présente à la mémoire, et, telle qu'elle me fut racontée, je la redirai, sans chercher, mais sans éviter, dans aucun de mes récits, les traits minutieux de la vie ou du caractère militaire, qui, l'un et l'autre, je ne saurais trop le redire, sont en retard sur l'esprit général et la marche de la Nation, et sont, par conséquent, toujours empreints d'une certaine puérilité.
LAURETTE OU LE CACHET ROUGE
CHAPITRE IV
DE LA RENCONTRE QUE JE FIS UN JOUR SUR LA GRANDE ROUTE
La grande route d'Artois et de Flandre est longue et triste. Elle s'étend en ligne droite, sans arbres, sans fossés, dans des campagnes unies et pleines d'une boue jaune en tout temps. Au mois de mars 1815, je passai sur cette route, et je fis une rencontre que je n'ai point oubliée depuis.
J'étais seul, j'étais à cheval, j'avais un bon manteau blanc, un habit rouge, un casque noir, des pistolets et un grand sabre; il pleuvait à verse depuis quatre jours et quatre nuits de marche, et je me souviens que je chantais Joconde à pleine voix. J'étais si jeune!—La maison du Roi, en 1814, avait été remplie d'enfants et de vieillards; l'Empereur semblait avoir pris et tué les hommes.
Mes camarades étaient en avant, sur la route, à la suite du roi Louis XVIII; je voyais leurs manteaux blancs et leurs habits rouges, tout à l'horizon au nord; les lanciers de Bonaparte, qui surveillaient et suivaient notre retraite pas à pas, montraient de temps en temps la flamme tricolore de leur lances à l'autre horizon. Un fer perdu avait retardé mon cheval: il était jeune et fort, je le pressai pour rejoindre mon escadron; il partit au grand trot. Je mis la main à ma ceinture, elle était assez garnie d'or; j'entendis résonner le fourreau de fer de mon sabre sur l'étrier, et je me sentis très fier et parfaitement heureux.
Il pleuvait toujours, et je chantais toujours. Cependant je me tus bientôt, ennuyé de n'entendre que moi, et je n'entendis plus que la pluie et les pieds de mon cheval, qui pataugeaient dans les ornières. Le pavé de la route manqua; j'enfonçais, il fallut prendre le pas.
Mes grandes bottes étaient enduites, en dehors, d'une croûte épaisse jaune comme de l'ocre; en dedans elles s'emplissaient de pluie. Je regardai mes épaulettes d'or toutes neuves, ma félicité et ma consolation; elles étaient hérissées par l'eau, cela m'affligea.
Mon cheval baissait la tête; je fis comme lui: je me mis à penser, et je me demandai, pour la première fois, où j'allais. Je n'en savais absolument rien; mais cela ne m'occupa pas longtemps: j'étais certain que, mon escadron étant là, là aussi était mon devoir. Comme je sentais en mon coeur un calme profond et inaltérable, j'en rendis grâce à ce sentiment ineffable du Devoir, et je cherchai à me l'expliquer. Voyant de près comment des fatigues inaccoutumées étaient gaîment portées par des têtes si blondes ou si blanches, comment un avenir assuré était si cavalièrement risqué par tant d'hommes de vie heureuse et mondaine, et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout homme la conviction qu'il ne se peut soustraire à nulle des dettes de l'Honneur, je compris que c'était une chose plus facile et plus commune qu'on ne pense, que l'Abnégation.
Je me demandais si l'Abnégation de soi-même n'était pas un sentiment né avec nous; ce que c'était que ce besoin d'obéir et de remettre sa volonté en d'autres mains, comme une chose lourde et importune; d'où venait le bonheur secret d'être débarrassé de ce fardeau, et comment l'orgueil humain n'en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux instinct lier, de toutes parts, les peuples en de puissants faisceaux, mais je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redoutable que dans les Armées la renonciation à ses actions, à ses paroles, à ses désirs et presque à ses pensées. Je voyais partout la résistance possible et usitée, le citoyen ayant, en tous lieux, une obéissance clairvoyante et intelligente qui examine et peut s'arrêter. Je voyais même la tendre soumission de la femme finir où le mal commence à lui être ordonné, et la loi prendre sa défense; mais l'obéissance militaire, passive et active en même temps, recevant l'ordre et l'exécutant, frappant, les yeux fermés, comme le Destin antique! Je suivais dans ses conséquences possibles cette Abnégation du soldat, sans retour, sans conditions, et conduisant quelquefois à des fonctions sinistres.
Je pensais ainsi en marchant au gré de mon cheval, regardant l'heure à ma montre, et voyant le chemin s'allonger toujours en ligne droite, sans un arbre et sans une maison, et couper la plaine jusqu'à l'horizon, comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie liquide se délayait dans la terre liquide qui l'entourait, et quand un jour un peu moins pâle faisait briller cette triste étendue de pays, je me voyais au milieu d'une mer bourbeuse, suivant un courant de vase et de plâtre.
En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j'y remarquai, à un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir, c'était quelqu'un. Je n'en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu'il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s'allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme et je crus reconnaître une sorte de petite voiture noire. J'avais faim, j'espérai que c'était la voiture d'une cantinière, et considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette île fortunée, dans cette mer où il enfonçait jusqu'au ventre quelquefois.
À une centaine de pas, je vins à distinguer clairement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d'une toile cirée noire. Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux roues. Les roues s'embourbaient jusqu'à l'essieu; un petit mulet qui les tirait était péniblement conduit par un homme à pied qui tenait la bride. Je m'approchai de lui et le considérai attentivement.
C'était un homme d'environ cinquante ans, à moustaches blanches, fort et grand, le dos voûté à la manière des vieux officiers d'infanterie qui ont porté le sac. Il en avait l'uniforme, et l'on entrevoyait une épaulette de chef de bataillon sous un petit manteau bleu court et usé. Il avait un visage endurci mais bon, comme à l'armée il y en a tant. Il me regarda de côté sous ses gros sourcils noirs, et tira lestement de sa charrette un fusil qu'il arma, en passant de l'autre côté de son mulet, dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde blanche, je me contentai de montrer la manche de mon habit rouge, et il remit son fusil dans la charrette, en disant:
«Ah! c'est différent, je vous prenais pour un de ces lapins qui courent après nous. Voulez-vous boire la goutte?
—Volontiers, dis-je en m'approchant, il y a vingt-quatre heures que je n'ai bu.»
Il avait à son cou une noix de coco, très bien sculptée, arrangée en flacon, avec un goulot d'argent, et dont il semblait tirer assez de vanité. Il me la passa, et j'y bus un peu de mauvais vin blanc avec beaucoup de plaisir; je lui rendis le coco.
—«À la santé du roi! dit-il en buvant; il m'a fait officier de la Légion d'honneur, il est juste que je le suive jusqu'à la frontière. Par exemple, comme je n'ai que mon épaulette pour vivre, je reprendrai mon bataillon après, c'est mon devoir.»
* * * * *
En parlant ainsi comme à lui-même, il remit en marche son petit mulet, en disant que nous n'avions pas de temps à perdre; et comme j'étais de son avis, je me remis en chemin à deux pas de lui. Je le regardais toujours sans questionner, n'ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion assez fréquente parmi nous.
Nous allâmes sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il s'arrêtait alors pour faire reposer son pauvre petit mulet, qui me faisait peine à voir, je m'arrêtai aussi et je tâchai d'exprimer l'eau qui remplissait mes bottes à l'écuyère, comme deux réservoirs où j'aurais eu les jambes trempées.
—«Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds, dit-il.
—Il y a quatre nuits que je ne les ai quittées, lui dis-je.
—Bah! dans huit jours vous n'y penserez plus, reprit-il avec sa voix enrouée; c'est quelque chose que d'être seul, allez, dans des temps comme ceux où nous vivons. Savez-vous ce que j'ai là-dedans?
—Non, lui dis-je.
—C'est une femme.»
Je dis: «Ah!» sans trop d'étonnement, et je me remis en marche tranquillement, au pas. Il me suivit.
—«Cette mauvaise brouette-là ne m'a pas coûté bien cher, reprit-il, ni le mulet non plus; mais c'est tout ce qu'il me faut, quoique ce chemin-là soit un ruban de queue un peu long.»
Je lui offris de monter mon cheval quand il serait fatigué; et comme je ne lui parlais que gravement et avec simplicité de son équipage, dont il craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à coup, et, s'approchant de mon étrier, me frappa sur le genou en me disant: «Eh bien, vous êtes un bon enfant, quoique dans les Rouges.»
Je sentis dans son accent amer, en désignant ainsi les quatre Compagnies-Rouges, combien de préventions haineuses avaient données à l'armée le luxe et les grades de ces corps d'officiers.
—«Cependant, ajouta-t-il, je n'accepterai pas votre offre, vu que je ne sais pas monter à cheval et que ce n'est pas mon affaire, à moi.
—Mais, commandant, les officiers supérieurs comme vous y sont obligés.
—Bah! une fois par an, à l'inspection, et encore sur un cheval de louage. Moi j'ai toujours été marin, et depuis fantassin; je ne connais pas l'équitation.»
Il fit vingt pas en me regardant de côté de temps à autre, comme s'attendant à une question: et comme il ne venait pas un mot, il poursuivit:
«Vous n'êtes pas curieux, par exemple! cela devrait vous étonner, ce que je dis là.
—Je m'étonne bien peu, dis-je.
—Oh! cependant si je vous contais comment j'ai quitté la mer, nous verrions.
—Eh bien, repris-je, pourquoi n'essayez-vous pas? cela vous réchauffera, et cela me fera oublier que la pluie m'entre dans le dos et ne s'arrête qu'à mes talons.»
Le bon chef de bataillon s'apprêta solennellement à parler, avec un plaisir d'enfant. Il rajusta sur sa tête le shako couvert de toile cirée, et il donna ce coup d'épaule que personne ne peut se représenter s'il n'a servi dans l'infanterie, ce coup d'épaule que donne le fantassin à son sac pour le hausser et alléger un moment de son poids; c'est une habitude du soldat qui, lorsqu'il devient officier, devient un tic. Après ce geste convulsif, il but encore un peu de vin dans son coco, donna un coup de pied d'encouragement dans le ventre du petit mulet, et commença.
CHAPITRE V
HISTOIRE DU CACHET ROUGE
Vous saurez d'abord, mon enfant, que je suis né à Brest; j'ai commencé par être enfant de troupe, gagnant ma demi-ration et mon demi-prêt dès l'âge de neuf ans, mon père étant soldat aux gardes. Mais comme j'aimais la mer, une belle nuit, pendant que j'étais en congé à Brest, je me cachai à fond de cale d'un bâtiment marchand qui partait pour les Indes; on ne m'aperçut qu'en pleine mer, et le capitaine aima mieux me faire mousse que de me jeter à l'eau. Quand vint la Révolution, j'avais fait du chemin, et j'étais à mon tour devenu capitaine d'un petit bâtiment marchand assez propre, ayant écumé la mer quinze ans. Comme l'ex-marine royale, vieille bonne marine, ma foi! se trouva tout à coup dépeuplée d'officiers, on prit des capitaines dans la marine marchande. J'avais eu quelques affaires de flibustiers que je pourrai vous dire plus tard: on me donna le commandement d'un brick de guerre nommé le Marat.
Le 28 fructidor 1797, je reçus l'ordre d'appareiller pour Cayenne. Je devais y conduire soixante soldats et un déporté qui restait des cent quatre-vingt-treize que la frégate la Décade avait pris à bord quelques jours auparavant. J'avais ordre de traiter cet individu avec ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une seconde, scellée de trois cachets rouges, au milieu desquels il y en avait un démesuré. J'avais défense d'ouvrir cette lettre avant le premier degré de latitude nord, du vingt-sept au vingt-huitième de longitude, c'est-à-dire près de passer la ligne.
Cette grande lettre avait une figure toute particulière. Elle était longue, et fermée de si près que je ne pus rien lire entre les angles ni à travers l'enveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre sous le verre d'une mauvaise petite pendule anglaise clouée au-dessus de mon lit. Ce lit-là était un vrai lit de marin, comme vous savez qu'ils sont. Mais je ne sais, moi, ce que je dis: vous avez tout au plus seize ans, vous ne pouvez pas avoir vu ça.
La chambre d'une reine ne peut pas être aussi proprement rangée que celle d'un marin, soit dit sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa petite place et son petit clou. Rien ne remue. Le bâtiment peut rouler tant qu'il veut sans rien déranger. Les meubles sont faits selon la forme du vaisseau et de la petite chambre qu'on a. Mon lit était un coffre. Quand on l'ouvrait, j'y couchais; quand on le fermait, c'était mon sofa, et j'y fumais ma pipe. Quelquefois c'était ma table; alors on s'asseyait sur deux petits tonneaux qui étaient dans la chambre. Mon parquet était ciré et frotté comme de l'acajou, et brillant comme un bijou: un vrai miroir! Oh! c'était une jolie petite chambre! Et mon brick avait bien son prix aussi. On s'y amusait souvent d'une fière façon, et le voyage commença cette fois assez agréablement, si ce n'était… Mais n'anticipons pas.
Nous avions un joli vent nord-nord-ouest, et j'étais occupé à mettre cette lettre sous le verre de ma pendule, quand mon déporté entra dans ma chambre; il tenait par la main une belle petite de dix-sept ans environ. Lui me dit qu'il en avait dix-neuf; beau garçon, quoiqu'un peu pâle et trop blanc pour un homme. C'était un homme cependant, et un homme qui se comporta dans l'occasion mieux que bien des anciens n'auraient fait: vous allez le voir. Il tenait sa petite femme sous le bras; elle était fraîche et gaie comme une enfant. Ils avaient l'air de deux tourtereaux. Ça me faisait plaisir à voir, moi. Je leur dis:
«Eh bien, mes enfants! vous venez faire visite au vieux capitaine; c'est gentil à vous. Je vous emmène un peu loin; mais tant mieux, nous aurons le temps de nous connaître. Je suis fâché de recevoir madame sans mon habit; mais c'est que je cloue là-haut cette grande coquine de lettre. Si vous vouliez m'aider un peu?»
Ça faisait vraiment de bons petits enfants. Le petit mari prit le marteau, et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure que je les demandais; et elle me disait: «À droite! à gauche! capitaine!» tout en riant, parce que le tangage faisait ballotter ma pendule. Je l'entends encore d'ici avec sa petite voix: «À gauche! à droite! capitaine!» Elle se moquait de moi.—«Ah! je dis, petite méchante! je vous ferai gronder par votre mari, allez.» Alors elle lui sauta au cou et l'embrassa. Ils étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit comme ça. Nous fûmes tout de suite bons amis.
Ce fut aussi une jolie traversée. J'eus toujours un temps fait exprès. Comme je n'avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela m'égayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et son mari restaient à se regarder comme s'ils ne s'étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon coeur et me moquais d'eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbéciles, ne sachant pas ce que nous avions. C'est que c'était vraiment plaisant de les voir s'aimer comme ça! Ils se trouvaient bien partout; ils trouvaient bon tout ce qu'on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous; j'y ajoutais seulement un peu d'eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac, où le vaisseau les roulait comme ces deux poires que j'ai là dans mon mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contents. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas. Qu'avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d'eau! Je les portais de l'autre côté de la mer, comme j'aurais porté deux oiseaux de paradis.
J'avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfants. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s'asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table, c'est-à-dire sur mon lit; et, quand je voulais, il m'aidait à faire mon point: il le sut bientôt faire aussi bien que moi; j'en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme s'asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.
Un jour qu'ils étaient posés comme cela, je leur dis:
«Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille, comme nous voilà? Je ne veux pas vous interroger, mais probablement vous n'avez pas plus d'argent qu'il ne vous en faut, et vous êtes joliment délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C'est un vilain pays, de tout mon coeur, je vous le dis; mais moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j'y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous interroger), tant soit peu d'amitié pour moi, je quitterais assez volontiers mon vieux brick, qui n'est qu'un sabot à présent, et je m'établirais là avec vous, si cela vous convient. Moi, je n'ai pas plus de famille qu'un chien, cela m'ennuie; vous me feriez une petite société. Je vous aiderais à bien des choses; et j'ai amassé une bonne pacotille de contrebande assez honnête, dont nous vivrions, et que je vous laisserais lorsque je viendrais à tourner de l'oeil, comme on dit poliment.»
Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant l'air de croire que je ne disais pas vrai; et la petite courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou de l'autre, et s'asseoir sur ses genoux, toute rouge et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des larmes dans ses yeux; il me tendit la main et devint plus pâle qu'à l'ordinaire. Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds s'en allèrent sur son épaule; son chignon s'était défait comme un câble qui se déroule tout à coup, parce qu'elle était vive comme un poisson: ces cheveux-là, si vous les aviez vus! c'était comme de l'or. Comme ils continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de temps en temps et elle pleurant, cela m'impatienta:
«Eh bien, ça vous va-t-il?» leur dis-je à la fin.
—Mais… mais, capitaine, vous êtes bien bon, dit le mari; mais c'est que… vous ne pouvez pas vivre avec des déportés, et… il baissa les yeux.
—Moi, dis-je, je ne sais ce que vous avez fait pour être déporté, mais vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m'avez pas l'air d'avoir la conscience bien lourde, et je suis bien sûr que j'en ai fait bien d'autres que vous dans ma vie, allez, pauvres innocents. Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai pas, il ne faut pas vous y attendre; je vous couperais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais une fois l'épaulette de côté, je ne connais plus ni amiral ni rien du tout.
—C'est que, reprit-il en secouant tristement sa tête brune, quoique un peu poudrée, comme cela se faisait encore à l'époque, c'est que je crois qu'il serait dangereux pour vous, capitaine, d'avoir l'air de nous connaître. Nous rions parce que nous sommes jeunes; nous avons l'air heureux parce que nous nous aimons; mais j'ai de vilains moments quand je pense à l'avenir, et je ne sais pas ce que deviendra ma pauvre Laure.»
Il serra de nouveau la tête de la jeune femme sur sa poitrine:
«C'était bien là ce que je devais dire au capitaine; n'est-ce pas, mon enfant, que vous auriez dit la même chose?»
Je pris ma pipe et je me levai, parce que je commençais à me sentir les yeux un peu mouillés, et que ça ne me va pas, à moi.
—«Allons! allons! dis-je, ça s'éclaircira par la suite. Si le tabac incommode madame, son absence est nécessaire.»
Elle se leva, le visage tout en feu et tout humide de larmes, comme un enfant qu'on a grondé.
—«D'ailleurs, me dit-elle en regardant ma pendule, vous n'y pensez pas, vous autres; et la lettre!»
Je sentis quelque chose qui me fit de l'effet. J'eus comme une douleur aux cheveux quand elle me dit cela.
—«Pardieu! je n'y pensais plus, moi, dis-je. Ah! par exemple, voilà une belle affaire! Si nous avions passé le premier degré de latitude nord, il ne me resterait plus qu'à me jeter à l'eau.» Faut-il que j'aie du bonheur, pour que cette enfant-là m'ait rappelé cette grande coquine de lettre!
Je regardai vite ma carte de marine, et quand je vis que nous en avions encore pour une semaine au moins, j'eus la tête soulagée, mais pas le coeur, sans savoir pourquoi.
—«C'est que le Directoire ne badine pas pour l'article obéissance! dis-je. Allons, je suis au courant cette fois-ci encore. Le temps a filé si vite que j'avais tout à fait oublié cela.»
Eh bien, monsieur, nous restâmes tous trois le nez en l'air à regarder cette lettre, comme si elle allait nous parler. Ce qui me frappa beaucoup, c'est que le soleil, qui glissait par la claire-voie, éclairait le verre de la pendule et faisait paraître le grand cachet rouge et les autres petits, comme les traits d'un visage au milieu du feu.
—«Ne dirait-on pas que les yeux lui sortent de la tête? leur dis-je pour les amuser.
—Oh! mon ami, dit la jeune femme, cela ressemble à des taches de sang.
—Bah! bah! dit son mari en la prenant sous le bras, vous vous trompez, Laure; cela ressemble au billet de faire part d'un mariage. Venez vous reposer, venez; pourquoi cette lettre vous occupe-t-elle?»
Ils se sauvèrent comme si un revenant les avait suivis, et montèrent sur le pont. Je restai seul avec cette grande lettre, et je me souviens qu'en fumant ma pipe je la regardais toujours, comme si ses yeux rouges avaient attaché les miens, en les humant comme font des yeux de serpent. Sa grande figure pâle, son troisième cachet, plus grand que les yeux, tout ouvert, tout béant comme une gueule de loup… cela me mit de mauvaise humeur; je pris mon habit et je l'accrochai à la pendule, pour ne plus voir ni l'heure ni la chienne de lettre.
J'allai achever ma pipe sur le pont. J'y restai jusqu'à la nuit.
Nous étions alors à la hauteur des îles du cap Vert. Le Marat filait, vent en poupe, ses dix noeuds sans se gêner. La nuit était la plus belle que j'aie vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à l'horizon, large comme un soleil; la mer la coupait en deux et devenait toute blanche comme une nappe de neige couverte de petits diamants. Je regardais cela en fumant, assis sur mon banc. L'officier de quart et les matelots ne disaient rien et regardaient comme moi l'ombre du brick sur l'eau. J'étais content de ne rien entendre. J'aime le silence et l'ordre, moi. J'avais défendu tous les bruits et tous les feux. J'entrevis cependant une petite ligne rouge presque sous mes pieds. Je me serais bien mis en colère tout de suite; mais comme c'était chez mes petits déportés, je voulus m'assurer de ce qu'on faisait avant de me fâcher. Je n'eus que la peine de me baisser, je pus voir par le grand panneau dans la petite chambre, et je regardai.
La jeune femme était à genoux et faisait ses prières. Il y avait une petite lampe qui l'éclairait. Elle était en chemise; je voyais d'en haut ses épaules nues, ses petits pieds nus et ses grands cheveux blonds tout épars. Je pensai à me retirer, mais je me dis: «Bah! un vieux soldat, qu'est-ce que ça fait?» Et je restai à voir.
Son mari était assis sur une petite malle, la tête sur ses mains, et la regardait prier. Elle leva la tête en haut comme au ciel, et je vis ses grands yeux bleus mouillés comme ceux d'une Madeleine. Pendant qu'elle priait, il prenait le bout de ses longs cheveux et les baisait sans faire de bruit. Quand elle eut fini, elle fit un signe de croix en souriant avec l'air d'aller en paradis. Je vis qu'il faisait comme elle un signe de croix, mais comme s'il en avait honte. Au fait, pour un homme c'est singulier.
Elle se leva debout, l'embrassa, et s'étendit la première dans son hamac, où il la jeta sans rien dire, comme on couche un enfant dans une balançoire. Il faisait une chaleur étouffante: elle se sentait bercée avec plaisir par le mouvement du navire et paraissait déjà commencer à s'endormir. Ses petits pieds blancs étaient croisés et élevés au niveau de sa tête, et tout son corps enveloppé de sa longue chemise blanche. C'était un amour, quoi!
—«Mon ami, dit-elle en dormant à moitié, n'avez-vous pas sommeil? Il est bien tard, sais-tu?»
Il restait toujours le front sur ses mains sans répondre. Cela l'inquiéta un peu, la bonne petite, et elle passa sa jolie tête hors du hamac, comme un oiseau hors de son nid, et le regarda la bouche entr'ouverte, n'osant plus parler.
Enfin il lui dit:
«Eh! ma chère Laure, à mesure que nous avançons vers l'Amérique, je ne puis m'empêcher de devenir plus triste. Je ne sais pourquoi, il me paraît que le temps le plus heureux de notre vie aura été celui de la traversée.
—Cela me semble aussi, dit-elle; je voudrais n'arriver jamais.»
Il la regarda en joignant les mains avec un transport que vous ne pouvez pas vous figurer.
—«Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il; cela m'afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez, et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.
—Moi, du regret! dit-elle avec un air bien peiné; moi, du regret de t'avoir suivi, mon ami! Crois-tu que, pour t'avoir appartenu si peu, je t'aie moins aimé? N'est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs à dix-sept ans? Ma mère et mes soeurs n'ont-elles pas dit que c'était mon devoir de vous suivre à la Guyane? N'ont-elles pas dit que je ne faisais là rien de surprenant? Je m'étonne seulement que vous en ayez été touché, mon ami; tout cela est naturel. Et à présent je ne sais comment vous pouvez croire que je regrette rien, quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, ou pour mourir avec vous si vous mourez.»
Elle disait tout cela d'une voix si douce qu'on aurait cru que c'était une musique. J'en étais tout ému et je dis:
«Bonne petite femme, va!»
Le jeune homme se mit à soupirer en frappant du pied et en baisant une jolie main et un bras nu qu'elle lui tendait.
—«Laurette, ma Laurette! disait-il, quand je pense que si nous avions retardé de quatre jours notre mariage, on m'arrêtait seul et je partais tout seul, je ne puis me pardonner.»
Alors la belle petite pencha hors du hamac ses deux beaux bras blancs, nus jusqu'aux épaules, et lui caressa le front, les cheveux et les yeux, en lui prenant la tête comme pour l'emporter et le cacher dans sa poitrine. Elle sourit comme un enfant, et lui dit une quantité de petites choses de femme, comme moi je n'avais jamais rien entendu de pareil. Elle lui fermait la bouche avec ses doigts pour parler toute seule. Elle disait, en jouant et en prenant ses longs cheveux comme un mouchoir pour lui essuyer les yeux:
«Est-ce que ce n'est pas bien mieux d'avoir avec toi une femme qui t'aime, dis, mon ami? Je suis bien contente, moi, d'aller à Cayenne; je verrai des sauvages, des cocotiers comme ceux de Paul et Virginie, n'est-ce pas? Nous planterons chacun le nôtre. Nous verrons qui sera le meilleur jardinier. Nous nous ferons une petite case pour nous deux. Je travaillerai toute la journée et toute la nuit, si tu veux. Je suis forte; tiens, regarde mes bras;—tiens, je pourrais presque te soulever. Ne te moque pas de moi; je sais très bien broder, d'ailleurs; et n'y a-t-il pas une ville quelque part par là où il faille des brodeuses? Je donnerai des leçons de dessin et de musique si l'on veut aussi; et si l'on y sait lire, tu écriras, toi.»
Je me souviens que le pauvre garçon fut si désespéré qu'il jeta un grand cri lorsqu'elle dit cela.
—«Écrire!—criait-il,—écrire!»
Et il se prit la main droite avec la gauche en la serrant au poignet.
—«Ah! écrire! pourquoi ai-je jamais su écrire? Écrire! mais c'est le métier d'un fou!…—J'ai cru à leur liberté de la presse!—Où avais-je l'esprit? Eh! pourquoi faire? pour imprimer cinq ou six pauvres idées assez médiocres, lues seulement par ceux qui les aiment, jetées au feu par ceux qui les haïssent, ne servant à rien qu'à nous faire persécuter! Moi, encore passe; mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours à peine! qu'avais-tu fait? Explique-moi, je te prie, comment je t'ai permis d'être bonne à ce point de me suivre ici? Sais-tu seulement où tu es, pauvre petite? Et où tu vas, le sais-tu? Bientôt, mon enfant, vous serez à seize cents lieues de votre mère et de vos soeurs… et pour moi! tout cela pour moi!»
Elle cacha sa tête un moment dans le hamac; et moi d'en haut je vis qu'elle pleurait; mais lui d'en bas ne voyait pas son visage; et quand elle le sortit de la toile, c'était en souriant pour lui donner de la gaîté.
—«Au fait, nous ne sommes pas riches à présent, dit-elle en riant aux éclats; tiens, regarde ma bourse, je n'ai plus qu'un louis tout seul. Et toi?»
Il se mit à rire aussi comme un enfant:
«Ma foi, moi, j'avais encore un écu, mais je l'ai donné au petit garçon qui a porté ta malle.
—Ah bah! qu'est-ce que ça fait? dit-elle en faisant claquer ses petits doigts blancs comme des castagnettes; on n'est jamais plus gai que lorsqu'on n'a rien; et n'ai-je pas en réserve les deux bagues de diamants que ma mère m'a données? cela est bon partout et pour tout, n'est-ce pas? Quand tu voudras, nous les vendrons. D'ailleurs, je crois que le bonhomme de capitaine ne dit pas toutes ses bonnes intentions pour nous, et qu'il sait bien ce qu'il y a dans la lettre. C'est sûrement une recommandation pour nous au gouverneur de Cayenne.
—Peut-être, dit-il; qui sait?
—N'est-ce pas? reprit sa petite femme; tu es si bon que je suis sûre que le gouvernement t'a exilé pour un peu de temps, mais ne t'en veut pas.»
Elle avait dit ça si bien! m'appelant le bonhomme de capitaine, que j'en fus tout remué et tout attendri; et je me réjouis même, dans le coeur, de ce qu'elle avait peut-être deviné juste sur la lettre cachetée. Ils commençaient encore à s'embrasser; je frappai du pied vivement sur le pont pour les faire finir.
Je leur criai:
«Eh! dites donc, mes petits amis! on a l'ordre d'éteindre tous les feux du bâtiment. Soufflez-moi votre lampe, s'il vous plaît.»
Ils soufflèrent la lampe, et je les entendis rire en jasant tout bas dans l'ombre comme des écoliers. Je me remis à me promener seul sur mon tillac en fumant ma pipe. Toutes les étoiles du tropique étaient à leur poste, larges comme de petites lunes. Je les regardais en respirant un air qui sentait frais et bon.
Je me disais que certainement ces bons petits avaient deviné la vérité, et j'en étais tout ragaillardi. Il y avait bien à parier qu'un des cinq Directeurs s'était ravisé et me les recommandait; je ne m'expliquais pas bien pourquoi, parce qu'il y a des affaires d'État que je n'ai jamais comprises, moi; mais enfin je croyais cela, et, sans savoir pourquoi, j'étais content.
Je descendis dans ma chambre, et j'allai regarder la lettre sous mon vieil uniforme. Elle avait une autre figure; il me sembla qu'elle riait, et ses cachets paraissaient couleur de rose. Je ne doutai plus de sa bonté, et je lui fis un petit signe d'amitié.
Malgré cela, je remis mon habit dessus; elle m'ennuyait.
Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder pendant quelques jours, et nous étions gais; mais quand nous approchâmes du premier degré de latitude, nous commençâmes à ne plus parler.
Un beau matin je m'éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement dans le bâtiment. À vrai dire, je ne dors jamais que d'un oeil, comme on dit, et le roulis me manquant, j'ouvris les deux yeux. Mous étions tombés dans un calme plat, et c'était sous le 1° de latitude nord, au 27° de longitude. Je mis le nez sur le pont: la mer était lisse comme une jatte d'huile; toutes les voiles ouvertes tombaient collées aux mâts comme des ballons vides. Je dis tout de suite: «J'aurai le temps de te lire, va! en regardant de travers du côté de la lettre.» J'attendis jusqu'au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir là: j'ouvris la pendule, et j'en tirai vivement l'ordre cacheté.—Eh bien, mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d'heure, que je ne pouvais pas encore le lire. Enfin je me dis: «C'est par trop fort!» et je brisai les trois cachets d'un coup de pouce; et le grand cachet rouge, je le broyai en poussière.
Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant m'être trompé.
Je relus la lettre tout entière; je la relus encore; je recommençai en la prenant par la dernière ligne et remontant à la première. Je n'y croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sous moi, je m'assis; j'avais un certain tremblement sur la peau du visage; je me frottai un peu les joues avec du rhum, je m'en mis dans le creux des mains, je me faisais pitié à moi-même d'être si bête que cela; mais ce fut l'affaire d'un moment; je montai prendre l'air.
Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m'approcher d'elle: elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus jusqu'au col, et ses grands cheveux tombants comme elle les portait toujours. Elle s'amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout d'une corde, et riait en cherchant à arrêter les goëmons, plantes marines semblables à des grappes de raisin, et qui flottent sur les eaux des Tropiques.
—«Viens donc voir les raisins! viens donc vite!» criait-elle; et son ami s'appuyait sur elle, et se penchait, et ne regardait pas l'eau, parce qu'il la regardait d'un air tout attendri.
Je fis signe à ce jeune homme de venir me parler sur le gaillard d'arrière. Elle se retourna… Je ne sais quelle figure j'avais, mais elle laissa tomber sa corde; elle le prit violemment par le bras, et lui dit:
«Oh! n'y va pas, il est tout pâle.»
Cela se pouvait bien; il y avait de quoi pâlir. Il vint cependant près de moi sur le gaillard; elle nous regardait, appuyée contre le grand mât. Nous nous promenâmes longtemps de long en large sans rien dire. Je fumais un cigare que je trouvais amer, et je le crachai dans l'eau. Il me suivait de l'oeil; je lui pris le bras: j'étouffais, ma foi, ma parole d'honneur! j'étouffais.
—«Ah çà! lui dis-je enfin, contez-moi donc, mon petit ami, contez-moi un peu votre histoire. Que diable avez-vous donc fait à ces chiens d'avocats qui sont là comme cinq morceaux de roi? Il paraît qu'ils vous en veulent fièrement! C'est drôle!»
Il haussa les épaules en penchant la tête (avec un air si doux, le pauvre garçon!), et me dit:
«Ô mon Dieu! capitaine, pas grand'chose, allez: trois couplets de vaudeville sur le Directoire, voilà tout.
—Pas possible! dis-je.
—Ô mon Dieu, si! Les couplets n'étaient même pas trop bons. J'ai été arrêté le 15 fructidor et conduit à la Force, jugé le 16, et condamné à mort d'abord, et puis à la déportation par bienveillance.
—C'est drôle! dis-je. Les Directeurs sont des camarades bien susceptibles; car cette lettre que vous savez me donne ordre de vous fusiller.»
Il ne répondit pas, et sourit en faisant une assez bonne contenance pour un jeune homme de dix-neuf ans. Il regarda seulement sa femme, et s'essuya le front, d'où tombaient des gouttes de sueur. J'en avais autant au moins sur la figure, moi, et d'autres gouttes aux yeux.
Je repris:
«Il paraît que ces citoyens-là n'ont pas voulu faire votre affaire sur terre, ils ont pensé qu'ici ça ne paraîtrait pas tant. Mais pour moi c'est fort triste; car vous avez beau être un bon enfant, je ne peux pas m'en dispenser; l'arrêt de mort est là en règle, et l'ordre d'exécution signé, paraphé, scellé; il n'y manque rien.»
Il me salua très poliment en rougissant.
—«Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec une voix aussi douce que de coutume; je serais désolé de vous faire manquer à vos devoirs. Je voudrais seulement parler un peu à Laure, et vous prier de la protéger dans le cas où elle me survivrait, ce que je ne crois pas.
—Oh! pour cela, c'est juste, lui dis-je, mon garçon; si cela ne vous déplaît pas, je la conduirai à sa famille à mon retour en France, et je ne la quitterai que quand elle ne voudra plus me voir. Mais, à mon sens, vous pouvez vous flatter qu'elle ne reviendra pas de ce coup-là; pauvre petite femme!»
Il me prit les deux mains, les serra et me dit:
«Mon brave capitaine, vous souffrez plus que moi de ce qui vous reste à faire, je le sens bien; mais qu'y pouvez-vous? Je compte sur vous pour lui conserver le peu qui m'appartient, pour la protéger, pour veiller à ce qu'elle reçoive ce que sa vieille mère pourrait lui laisser, n'est-ce pas? pour garantir sa vie, son honneur, n'est-ce pas? et aussi pour qu'on ménage toujours sa santé.—Tenez, ajouta-t-il plus bas, j'ai à vous dire qu'elle est très délicate; elle a souvent la poitrine affectée jusqu'à s'évanouir plusieurs fois par jour; il faut qu'elle se couvre bien toujours. Enfin vous remplacerez son père, sa mère et moi autant que possible, n'est-il pas vrai? Si elle pouvait conserver les bagues que sa mère lui a données, cela me ferait bien plaisir. Mais si on a besoin de les vendre pour elle, il le faudra bien. Ma pauvre Laurette! voyez comme elle est belle!»
Comme ça commençait à devenir par trop tendre, cela m'ennuya, et je me mis à froncer le sourcil; je lui avais parlé d'un air gai pour ne pas m'affaiblir; mais je n'y tenais plus: «Enfin, suffit! lui dis-je, entre braves gens on s'entend de reste. Allez lui parler, et dépêchons-nous.»
Je lui serrai la main en ami, et comme il ne quittait pas la mienne et me regardait avec un air singulier: «Ah çà! si j'ai un conseil à vous donner, ajoutai-je, c'est de ne pas lui parler de ça. Nous arrangerons la chose sans qu'elle s'y attende, ni vous non plus, soyez tranquille; ça me regarde.
—Ah! c'est différent, dit-il, je ne savais pas… cela vaut mieux, en effet. D'ailleurs, les adieux! les adieux! cela affaiblit.
—Oui, oui, lui dis-je, ne soyez pas enfant, ça vaut mieux. Ne l'embrassez pas, mon ami, ne l'embrassez pas, si vous pouvez, ou vous êtes perdu.»
Je lui donnai encore une bonne poignée de main, et je le laissai aller.
Oh! c'était dur pour moi, tout cela.
Il me parut qu'il gardait, ma foi, bien le secret: car ils se promenèrent, bras dessus, bras dessous, pendant un quart d'heure, et ils revinrent au bord de l'eau, reprendre la corde et la robe qu'un de mes mousses avait repêchées. La nuit vint tout à coup. C'était le moment que j'avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré pour moi jusqu'au jour où nous sommes, et je le traînerai toute ma vie comme un boulet.
* * * * *
Ici le vieux Commandant fut forcé de s'arrêter. Je me gardai de parler, de peur de détourner ses idées; il reprit en se frappant la poitrine:
* * * * *
Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas encore le comprendre. Je sentis la colère me prendre aux cheveux, et en même temps je ne sais quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J'appelai les officiers et je dis à l'un d'eux:
«Allons, un canot à la mer… puisque à présent nous sommes des bourreaux! Vous y mettrez cette femme, et vous l'emmènerez au large jusqu'à ce que vous entendiez des coups de fusil; alors vous reviendrez.» Obéir à un morceau de papier! car ce n'était que cela enfin! Il fallait qu'il y eût quelque chose dans l'air qui me poussât. J'entrevis de loin ce jeune homme… oh! c'était affreux à voir!… s'agenouiller devant sa Laurette, et lui baiser les genoux et les pieds. N'est-ce pas que vous trouvez que j'étais bien malheureux?
Je criai comme un fou: «Séparez-les! nous sommes tous des scélérats!—Séparez-les… La pauvre République est un corps mort! Directeurs, Directoire, c'en est la vermine! Je quitte la mer! Je ne crains pas tous vos avocats; qu'on leur dise ce que je dis, qu'est-ce que ça me fait?» Ah! je me souciais bien d'eux, en effet! J'aurais voulu les tenir, je les aurais fait fusiller tous les cinq, les coquins! Oh! je l'aurais fait; je me souciais de la vie comme de l'eau qui tombe là, tenez… Je m'en souciais bien!… une vie comme la mienne… Ah bien, oui! pauvre vie… va!…
* * * * *
Et la voix du Commandant s'éteignit peu à peu et devint aussi incertaine que ses paroles; et il marcha en se mordant les lèvres et en fronçant le sourcil dans une distraction terrible et farouche. Il avait de petits mouvements convulsifs et donnait à son mulet des coups du fourreau de son épée, comme s'il eût voulu le tuer. Ce qui m'étonna, ce fut de voir la peau jaune de sa figure devenir d'un rouge foncé. Il défit et entr'ouvrit violemment son habit sur la poitrine, la découvrant au vent et à la pluie. Nous continuâmes ainsi à marcher dans un grand silence. Je vis bien qu'il ne parlerait plus de lui-même, et qu'il fallait me résoudre à questionner.
—«Je comprends bien, lui dis-je, comme s'il eût fini son histoire, qu'après une aventure aussi cruelle on prenne son métier en horreur.
—Oh! le métier; êtes-vous fou? me dit-il brusquement, ce n'est pas le métier! Jamais le capitaine d'un bâtiment ne sera obligé d'être un bourreau, sinon quand viendront des gouvernements d'assassins et de voleurs, qui profiteront de l'habitude qu'a un pauvre homme d'obéir aveuglément, d'obéir toujours, d'obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son coeur.»
En même temps il tira de sa poche un mouchoir rouge dans lequel il se mit à pleurer comme un enfant. Je m'arrêtai un moment comme pour arranger mon étrier, et, restant derrière la charrette, je marchai quelque temps à la suite, sentant qu'il serait humilié si je voyais trop clairement ses larmes abondantes.
J'avais deviné juste, car au bout d'un quart d'heure environ, il vint aussi derrière son pauvre équipage, et me demanda si je n'avais pas de rasoirs dans mon porte-manteau; à quoi je lui répondis simplement que, n'ayant pas encore de barbe, cela m'était fort inutile. Mais il n'y tenait pas, c'était pour parler d'autre chose. Je m'aperçus cependant avec plaisir qu'il revenait à son histoire, car il me dit tout à coup:
«Vous n'avez jamais vu de vaisseau de votre vie, n'est-ce pas?
—Je n'en ai vu, dis-je, qu'au Panorama de Paris, et je ne me fie pas beaucoup à la science maritime que j'en ai tirée.
—Vous ne savez pas, par conséquent, ce que c'est que le bossoir?
—Je ne m'en doute pas, dis-je.
—C'est une espèce de terrasse de poutres qui sort de l'avant du navire, et d'où l'on jette l'ancre en mer. Quand on fusille un homme, on le fait placer là ordinairement, ajouta-t-il plus bas.
—Ah! je comprends, parce qu'il tombe de là dans la mer.»
Il ne répondit pas, et se mit à décrire toutes les sortes de canots que peut porter un brick, et leur position dans le bâtiment; et puis, sans ordre dans ses idées, il continua son récit avec cet air affecté d'insouciance que de longs services donnent infailliblement, parce qu'il faut montrer à ses inférieurs le mépris du danger, le mépris des hommes, le mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris de soi-même; et tout cela cache, sous une dure enveloppe, presque toujours une sensibilité profonde.—La dureté de l'homme de guerre est comme un masque de fer sur un noble visage, comme un cachot de pierre qui renferme un prisonnier royal.
* * * * *
—Ces embarcations tiennent six hommes, reprit-il. Ils s'y jetèrent et emportèrent Laure avec eux, sans qu'elle eût le temps de crier et de parler. Oh! voici une chose dont aucun honnête homme ne peut se consoler quand il en est cause. On a beau dire, on n'oublie pas une chose pareille!… Ah! quel temps il fait!—Quel diable m'a poussé à raconter ça! Quand je raconte cela, je ne peux plus m'arrêter, c'est fini. C'est une histoire qui me grise comme le vin de Jurançon.—Ah! quel temps il fait!—Mon manteau est traversé.
Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette!—La pauvre femme!—Qu'il y a des gens maladroits dans le monde! l'officier fut assez sot pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu'on ne peut pas tout prévoir. Moi je comptais sur la nuit pour cacher l'affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils faisant feu à la fois. Et, ma foi! du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé.
S'il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous dire; moi je ne le sais pas, mais on l'a vu et entendu comme je vous vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tête comme si une balle l'avait frappée au front, et s'assit dans le canot sans s'évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on voulut et comme on voulut. J'allai à elle, je lui parlai longtemps et le mieux que je pus. Elle avait l'air de m'écouter et me regardait en face en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle tremblait de tous ses membres comme ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même, la pauvre petite! idiote, ou comme imbécile, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on n'en a tiré une parole, si ce n'est quand elle dit qu'on lui ôte ce qu'elle a dans la tête.
De ce moment-là je devins aussi triste qu'elle, et je sentis quelque chose en moi qui me disait: Reste avec elle jusqu'à la fin de tes jours, et garde-la; je l'ai fait. Quand je revins en France, je demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris la mer en haine parce que j'y avais jeté du sang innocent. Je cherchai la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses soeurs, à qui je la conduisais folle, n'en voulurent pas, et m'offrirent de la mettre à Charenton. Je leur tournai le dos, et je la garde avec moi.
—Ah! mon Dieu! si vous voulez la voir, mon camarade, il ne tient qu'à vous.—Serait-elle là-dedans? lui dis-je.—Certainement! tenez! attendez. Hô! hô! la mule…»
CHAPITRE VI
COMMENT JE CONTINUAI MA ROUTE
Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut charmé que j'eusse fait cette question. En même temps il souleva la toile cirée de sa petite charrette, comme pour arranger la paille qui la remplissait presque, et je vis quelque chose de bien douloureux. Je vis deux yeux bleus, démesurés de grandeur, admirables de forme, sortant d'une tête pâle, amaigrie et longue, inondée de cheveux blonds tout plats. Je ne vis, en vérité, que ces deux yeux, qui étaient tout dans cette pauvre femme, car le reste était mort. Son front était rouge; ses joues creuses et blanches avaient des pommettes bleuâtres; elle était accroupie au milieu de la paille, si bien qu'on en voyait à peine sortir ses deux genoux, sur lesquels elle jouait aux dominos toute seule. Elle nous regarda un moment, trembla longtemps, me sourit un peu, et se remit à jouer. Il me parut qu'elle s'appliquait à comprendre comment sa main droite battrait sa main gauche.
—«Voyez-vous, il y a un mois qu'elle joue cette partie-là, me dit le Chef de bataillon; demain, ce sera peut-être un autre jeu qui durera longtemps. C'est drôle, hein?»
En même temps il se mit à replacer la toile cirée de son shako, que la pluie avait un peu dérangée.
—«Pauvre Laurette! dis-je, tu es perdue pour toujours, va!»
J'approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main; elle me donna la sienne machinalement et en souriant avec beaucoup de douceur. Je remarquai avec étonnement qu'elle avait à ses longs doigts deux bagues de diamants; je pensai que c'étaient encore les bagues de sa mère, et je me demandai comment la misère les avait laissées là. Pour un monde entier je n'en aurais pas fait l'observation au vieux Commandant; mais comme il me suivait des yeux et voyait les miens arrêtés sur les doigts de Laure, il me dit avec un certain air d'orgueil:
Ce sont d'assez gros diamants, n'est-ce pas? Ils pourraient avoir leur prix dans l'occasion, mais je n'ai pas voulu qu'elle s'en séparât, la pauvre enfant. Quand on y touche, elle pleure, elle ne les quitte pas. Du reste, elle ne se plaint jamais, et elle peut coudre de temps en temps. J'ai tenu parole à son pauvre petit mari, et, en vérité, je ne m'en repens pas. Je ne l'ai jamais quittée, et j'ai dit partout que c'était ma fille qui était folle. On a respecté ça. À l'armée tout s'arrange mieux qu'on ne le croit à Paris, allez!—Elle a fait toutes les guerres de l'Empereur avec moi, et je l'ai toujours tirée d'affaire. Je la tenais toujours chaudement. Avec de la paille et une petite voiture, ce n'est jamais impossible. Elle avait une tenue assez soignée, et moi, étant chef de bataillon, avec une bonne paye, ma pension de la Légion d'honneur et le mois Napoléon, dont la somme était double, dans le temps, j'étais tout à fait au courant de mon affaire, et elle ne me gênait pas. Au contraire, ses enfantillages faisaient rire quelquefois les officiers du 7e léger.
Alors il s'approcha d'elle et lui frappa sur l'épaule, comme il eût fait à son petit mulet.
—«Eh bien, ma fille! dis donc, parle donc un peu au lieutenant qui est là: voyons, un petit signe de tête.»
Elle se remit à ses dominos.
—Oh! dit-il, c'est qu'elle est un peu farouche aujourd'hui, parce qu'il pleut. Cependant elle ne s'enrhume jamais. Les fous, ça n'est jamais malade, c'est commode de ce côté-là. À la Bérésina et dans toute la retraite de Moscou, elle allait nu-tête.—«Allons, ma fille, joue toujours, va, ne t'inquiète pas de nous; fais ta volonté, va, Laurette.»
Elle lui prit la main qu'il appuyait sur son épaule, une grosse main noire et ridée; elle la porta timidement à ses lèvres et la baisa comme une pauvre esclave. Je me sentis le coeur serré par ce baiser, et je tournai bride violemment.
—«Voulons-nous continuer notre marche, Commandant? lui dis-je; la nuit viendra avant que nous soyons à Béthune.»
Le Commandant racla soigneusement avec le bout de son sabre la boue jaune qui chargeait ses bottes; ensuite il monta sur le marchepied de la charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon de drap d'un petit manteau qu'elle avait. Il ôta sa cravate de soie noire et la mit autour du cou de sa fille adoptive; après quoi il donna le coup de pied au mulet, fit son mouvement d'épaule et dit: «En route, mauvaise troupe!» Et nous repartîmes.
La pluie tombait toujours tristement; le ciel gris et la terre grise s'étendaient sans fin; une sorte de lumière terne, un pâle soleil, tout mouillé, s'abaissait derrière de grands moulins qui ne tournaient pas. Nous retombâmes dans un grand silence.
Je regardais mon vieux Commandant; il marchait à grands pas, avec une vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n'en pouvait plus et que mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme ôtait de temps à autre son shako pour essuyer son front chauve et quelques cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches blanches, d'où tombait la pluie. Il ne s'inquiétait pas de l'effet qu'avait pu faire sur moi son récit. Il ne s'était fait ni meilleur ni plus mauvais qu'il n'était. Il n'avait pas daigné se dessiner. Il ne pensait pas à lui-même, et au bout d'un quart d'heure il entama, sur le même ton, une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal Masséna, où il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l'écoutai pas, quoiqu'il s'échauffât pour me démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.
La nuit vint, nous n'allions pas vite. La boue devenait plus épaisse et plus profonde. Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d'un arbre mort, le seul arbre du chemin. Il donna d'abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval. Ensuite il regarda dans la charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l'entendais qui disait: «Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds, et tâche de dormir.—Allons, c'est bien! elle n'a pas une goutte de pluie.—Ah! diable! elle a cassé ma montre que je lui avais laissée au cou!—Oh! ma pauvre montre d'argent!—Allons, c'est égal: mon enfant, tâche de dormir. Voilà le beau temps qui va venir bientôt.—C'est drôle! elle a toujours la fièvre; les folles sont comme ça. Tiens, voilà du chocolat pour toi, mon enfant.»
Il appuya la charrette à l'arbre, et nous nous assîmes sous les roues, à l'abri de l'éternelle ondée, partageant un petit pain à lui et un à moi: mauvais souper.
—Je suis fâché que nous n'ayons que ça, dit-il; mais ça vaut mieux que du cheval cuit sous la cendre avec de la poudre dessus, en manière de sel, comme on en mangeait en Russie. La pauvre petite femme, il faut bien que je lui donne ce que j'ai de mieux. Vous voyez que je la mets toujours à part; elle ne peut pas souffrir le voisinage d'un homme depuis l'affaire de la lettre. Je suis vieux, et elle a l'air de croire que je suis son père; malgré cela, elle m'étranglerait si je voulais l'embrasser seulement sur le front. L'éducation leur laisse toujours quelque chose, à ce qu'il paraît, car je ne l'ai jamais vue oublier de se cacher comme une religieuse.—C'est drôle, hein?»
Comme il parlait d'elle de cette manière, nous l'entendîmes soupirer et dire: «Ôtez ce plomb! ôtez-moi ce plomb!» Je me levai, il me fit rasseoir.
—«Restez, restez, me dit-il, ce n'est rien; elle dit ça toute sa vie, parce qu'elle croit toujours sentir une balle dans sa tête. Ça ne l'empêche pas de faire tout ce qu'on lui dit, et cela avec beaucoup de douceur.»
Je me tus en l'écoutant avec tristesse. Je me mis à calculer que, de 1797 à 1815, où nous étions, dix-huit années s'étaient ainsi passées pour cet homme.—Je demeurai longtemps en silence à côté de lui, cherchant à me rendre compte de ce caractère et de cette destinée. Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine d'enthousiasme. Il en fut étonné.
—«Vous êtes un digne homme!» lui dis-je. Il me répondit:
«Eh! pourquoi donc? Est-ce à cause de cette pauvre femme?… Vous sentez bien, mon enfant, que c'était un devoir. Il y a longtemps que j'ai fait abnégation.»
Et il me parla encore de Masséna.
Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, où l'on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l'une sur l'autre. Tout y était en confusion, c'était le moment d'une alerte. Les habitants commençaient à retirer les drapeaux blancs des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons. Les tambours battaient la générale; les trompettes sonnaient à cheval, par ordre de M. le duc de Berry. Les longues charrettes picardes portaient les Cent-Suisses et leurs bagages; les canons des Gardes-du-Corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des Compagnies-Rouges se formant, encombraient la ville. La vue des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux compagnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite charrette et ses pauvres habitants. À mon grand regret, c'était pour toujours que je les perdais.
Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d'un vrai coeur de soldat. Cette rencontre me révéla une nature d'homme qui m'était inconnue, et que le pays connaît mal et ne traite pas bien; je la plaçai dès lors très haut dans mon estime. J'ai souvent cherché depuis autour de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que j'ai vécu dans l'armée, ce n'est qu'en elle, et surtout dans les rangs dédaignés et pauvres de l'infanterie, que j'ai retrouvé ces hommes de caractère antique, poussant le sentiment du devoir jusqu'à ses dernières conséquences, n'ayant ni remords de l'obéissance ni honte de la pauvreté, simples de moeurs et de langage, fiers de la gloire du pays, et insouciants de la leur propre, s'enfermant avec plaisir dans leur obscurité, et partageant avec les malheureux le pain noir qu'ils payent de leur sang.
J'ignorai longtemps ce qu'était devenu ce pauvre chef de bataillon, d'autant plus qu'il ne m'avait pas dit son nom et que je ne le lui avais pas demandé. Un jour, cependant, au café, en 1825, je crois, un vieux capitaine d'infanterie de ligne à qui je le décrivis, en attendant la parade, me dit:
«Eh! pardieu, mon cher, je l'ai connu, le pauvre diable! C'était un brave homme; il a été descendu par un boulet à Waterloo. Il avait, en effet, laissé aux bagages une espèce de fille folle que nous menâmes à l'hôpital d'Amiens, en allant à l'armée de la Loire, et qui y mourut, furieuse, au bout de trois jours.
—Je le crois bien, lui dis-je; elle n'avait plus son père nourricier!
—Ah bah! père! qu'est-ce que vous dites donc? ajouta-t-il d'un air qu'il voulait rendre fin et licencieux.
—Je dis qu'on bat le rappel,» repris-je en sortant. Et moi aussi, j'ai fait abnégation.
LIVRE DEUXIÈME
SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE
Livre Deuxième
CHAPITRE PREMIER
SUR LA RESPONSABILITÉ
Je me souviens encore de la consternation que cette histoire jeta dans mon âme; ce fut peut-être là le principe de ma lente guérison pour cette maladie de l'enthousiasme militaire. Je me sentis tout à coup humilié de courir des chances de crime, et de me trouver à la main un sabre d'Esclave au lieu d'une épée de Chevalier. Bien d'autres faits pareils vinrent à ma connaissance, qui flétrissaient à mes yeux cette noble espèce d'hommes que je n'aurais voulu voir consacrée qu'à la défense de la patrie. Ainsi, à l'époque de la Terreur, il arriva qu'un autre capitaine de vaisseau reçut, comme toute la marine, l'ordre monstrueux du Comité de salut public de fusiller les prisonniers de guerre; il eut le malheur de prendre un bâtiment anglais, et le malheur plus grand d'obéir à l'ordre du gouvernement. Revenu à terre, il rendit compte de sa honteuse exécution, se retira du service, et mourut de chagrin en peu de temps. Ce capitaine commandait la Boudeuse, frégate qui, la première, fit le tour du monde sous les ordres de M. de Bougainville, mon parent. Ce grand navigateur en pleura, pour l'honneur de son vieux vaisseau.
Ne viendra-t-elle jamais, la loi qui, dans de telles circonstances, mettra d'accord le Devoir et la Conscience? La voix publique a-t-elle tort quand elle s'élève d'âge en âge pour absoudre et pour honorer la désobéissance du vicomte d'Orte, qui répondit à Charles IX lui ordonnant d'étendre à Dax la Saint-Barthélémy parisienne:
«Sire, j'ai communiqué le commandement de Votre Majesté à ses fidèles habitants et gens de guerre; je n'ai trouvé que bons citoyens et braves soldats, et pas un bourreau.»
Et s'il eut raison de refuser l'obéissance, comment vivons-nous sous des lois que nous trouvons raisonnables de donner la mort à qui refuserait cette même obéissance aveugle? Nous admirons le libre arbitre et nous le tuons; l'absurde ne peut régner ainsi longtemps. Il faudra bien que l'on en vienne à régler les circonstances où la délibération sera permise à l'homme armé, et jusqu'à quel rang sera laissée libre l'intelligence, et avec elle l'exercice de la Conscience et de la Justice… Il faudra bien un jour sortir de là.
Je ne me dissimule point que c'est là une question d'une extrême difficulté, et qui touche à la base même de toute discipline. Loin de vouloir affaiblir cette discipline, je pense qu'elle a besoin d'être corroborée sur beaucoup de points parmi nous, et que, devant l'ennemi, les lois ne peuvent être trop draconiennes. Quand l'armée tourne sa poitrine de fer contre l'étranger, qu'elle marche et agisse comme un seul homme, cela doit être; mais lorsqu'elle s'est retournée et qu'elle n'a plus devant elle que la mère-patrie, il est bon qu'alors, du moins, elle trouve des lois prévoyantes qui lui permettent d'avoir des entrailles filiales. Il est à souhaiter aussi que des limites immuables soient posées une fois pour toujours à ces ordres absolus données aux Armées par le souverain Pouvoir, si souvent tombé en indignes mains, dans notre histoire. Qu'il ne soit jamais possible à quelques aventuriers parvenus à la Dictature, de transformer en assassins quatre cent mille hommes d'honneur, par une loi d'un jour comme leur règne!
Souvent, il est vrai, je vis, dans les coutumes du service, que, grâce peut-être à l'incurie française et à la facile bonhomie de notre caractère, comme compensation, et tout à côté de cette misère de la Servitude militaire, il régnait dans les Armées une sorte de liberté d'esprit qui adoucissait l'humiliation de l'obéissance passive; et, remarquant dans tout homme de guerre quelque chose d'ouvert et de noblement dégagé, je pensai que cela venait d'une âme reposée et soulagée du poids énorme de la responsabilité. J'étais fort enfant alors, et j'éprouvai peu à peu que ce sentiment allégeait ma conscience; il me sembla voir dans chaque général en chef une sorte de Moïse, qui devait seul rendre ses terribles comptes à Dieu, après avoir dit aux fils de Lévi: «Passez et repassez au travers du camp; que chacun tue son frère, son fils, son ami et celui qui lui est le plus proche.» Et il y eut vingt-trois mille hommes de tués, dit l'Exode, ch. XXXII, v. 27; car je savais la Bible par coeur, et ce livre et moi étions tellement inséparables que dans les plus longues marches il me suivait toujours. On voit quelle fut la première consolation qu'il me donna. Je pensai qu'il faudrait que j'eusse bien du malheur pour qu'un de mes Moïses galonnés d'or m'ordonnât de tuer toute ma famille; et, en effet, cela ne m'arriva pas, comme je l'avais fort sagement conjecturé. Je pensais aussi que, quand même régnerait sur la terre l'impraticable paix de l'abbé de Saint-Pierre, et quand lui-même serait chargé de régulariser cette liberté et cette égalité universelles, il lui faudrait pour cette oeuvre quelques régiments de Lévites à qui il pût dire de ceindre l'épée, et à qui leur soumission attirerait la bénédiction du Seigneur. Je cherchais ainsi à capituler avec les monstrueuses résignations de l'obéissance passive, en considérant à quelle source elle remontait et comme tout ordre social semblait appuyé sur l'obéissance; mais il me fallut bien des raisonnements et des paradoxes pour parvenir à lui faire prendre quelque place dans mon âme. J'aimais fort à l'infliger et peu à la subir; je la trouvais admirablement sage sous mes pieds, mais absurde sur ma tête. J'ai vu, depuis, bien des hommes raisonner ainsi, qui n'avaient pas l'excuse que j'avais alors: j'étais un Lévite de seize ans.
Je n'avais pas alors étendu mes regards sur la patrie entière de notre France, et sur cette autre patrie qui l'entoure, l'Europe; et de là sur la patrie de l'humanité, le globe, qui devient heureusement plus petit chaque jour, resserré dans la main de la civilisation. Je ne pensai pas combien le coeur de l'homme de guerre serait plus léger encore dans sa poitrine, s'il sentait en lui deux hommes, dont l'un obéirait à l'autre; s'il savait qu'après son rôle tout rigoureux dans la guerre, il aurait droit à un rôle tout bienfaisant et non moins glorieux dans la paix, si, à un grade déterminé, il avait des droits d'élection; si, après avoir été longtemps muet dans les camps, il avait sa voix dans la Cité; s'il était exécuteur, dans l'une, des lois qu'il aurait faites dans l'autre, et si, pour voiler le sang de l'épée, il avait la toge. Or, il n'est pas impossible que tout cela n'advienne un jour.
Nous sommes vraiment sans pitié de vouloir qu'un homme soit assez fort pour répondre lui seul de cette nation armée qu'on lui met dans la main. C'est une chose nuisible aux gouvernements mêmes; car l'organisation actuelle, qui suspend ainsi à un seul doigt toute cette chaîne électrique de l'obéissance passive, peut, dans tel cas donné, rendre par trop simple le renversement total d'un État. Telle révolution, à demi formée et recrutée, n'aurait qu'à gagner un ministre de la guerre pour se compléter entièrement. Tout le reste suivrait nécessairement, d'après nos lois, sans que nul anneau se pût soustraire à la commotion donnée d'en haut.
Non, j'en atteste les soulèvements de conscience de tout homme qui a vu couler ou fait couler le sang de ses concitoyens, ce n'est pas assez d'une seule tête pour porter un poids aussi lourd que celui de tant de meurtres; ce ne serait pas trop d'autant de têtes qu'il y a de combattants. Pour être responsables de la loi de sang qu'elles exécutent, il serait juste qu'elles l'eussent au moins bien comprise. Mais les institutions meilleures, réclamées ici, ne seront elles-mêmes que très passagères; car, encore une fois, les armées et la guerre n'auront qu'un temps; car, malgré les paroles d'un sophiste que j'ai combattu ailleurs, il n'est point vrai que, même contre l'étranger, la guerre soit divine; il n'est point vrai que la terre soit avide de sang. La guerre est maudite de Dieu et des hommes mêmes qui la font et qui ont d'elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que pour lui demander l'eau fraîche de ses fleuves et la rosée pure de ses nuées.
Ce n'est pas, du reste, dans la première jeunesse, toute donnée à l'action, que j'aurais pu me demander s'il n'y avait pas de pays modernes où l'homme de la guerre fût le même que l'homme de la paix, et non un homme séparé de la famille et placé comme son ennemi. Je n'examinais pas ce qu'il nous serait bon de prendre aux anciens sur ce point; beaucoup de projets d'une organisation plus sensée des armées ont été enfantés inutilement. Bien loin d'en mettre aucune à exécution, ou seulement en lumière, il est probable que le Pouvoir, quel qu'il soit, s'en éloignera toujours de plus en plus, ayant intérêt à s'entourer de gladiateurs dans la lutte sans cesse menaçante; cependant l'idée se fera jour et prendra sa forme, comme fait tôt ou tard toute idée nécessaire.
Dans l'état actuel, que de bons sentiments à conserver qui pourraient s'élever encore par le sentiment d'une haute dignité personnelle! J'en ai recueilli bien des exemples dans ma mémoire; j'avais autour de moi, prêts à me les fournir, d'innombrables amis intimes, si gaîment résignés à leur insouciante soumission, si libres d'esprit dans l'esclavage de leur corps, que cette insouciance me gagna un moment comme eux, et, avec elle, ce calme parfait du soldat et de l'officier, calme qui est précisément celui du cheval mesurant noblement son allure entre la bride et l'éperon, et fier de n'être nullement responsable. Qu'il me soit permis de donner, dans la simple histoire d'un brave homme et d'une famille de soldat que je ne fis qu'entrevoir, un exemple, plus doux que le premier, de ces longues résignations de toute la vie, pleines d'honnêteté, de pudeur et de bonhomie, très communes dans notre armée, et dont la vue repose l'âme quand on vit en même temps, comme je le faisais, dans un monde élégant, d'où l'on descend avec plaisir pour étudier des moeurs plus naïves, tout arriérées qu'elles sont.
Telle qu'elle est, l'Armée est un bon livre à ouvrir pour connaître l'humanité; on y apprend à mettre la main à tout, aux choses les plus basses comme aux plus élevées; les plus délicats et les plus riches sont forcés de voir vivre de près la pauvreté et de vivre avec elle, de lui mesurer son gros pain et de lui peser sa viande. Sans l'armée, tel fils de grand seigneur ne soupçonnerait pas comment un soldat vit, grandit, engraisse toute l'année avec neuf sous par jour et une cruche d'eau fraîche, portant sur le dos un sac dont le contenant et le contenu coûtent quarante francs à sa patrie.
Cette simplicité de moeurs, cette pauvreté insouciante et joyeuse de tant de jeunes gens, cette vigoureuse et saine existence, sans fausse politesse ni fausse sensibilité, cette allure mâle donnée à tout, cette uniformité de sentiments imprimés par la discipline, sont des liens d'habitude grossiers, mais difficiles à rompre, et qui ne manquent pas d'un certain charme inconnu aux autres professions. J'ai vu des officiers prendre cette existence en passion au point de ne pouvoir la quitter quelque temps sans ennui, même pour retrouver les plus élégantes et les plus chères coutumes de leur vie.—Les régiments sont des couvents d'hommes, mais des couvents nomades; partout ils portent leurs usages empreints de gravité, de silence, de retenue. On y remplit bien les voeux de Pauvreté et d'Obéissance.
Le caractère de ces reclus est indélébile comme celui des moines, et jamais je n'ai revu l'uniforme d'un de mes régiments sans un battement de coeur.
LA VEILLÉE DE VINCENNES
CHAPITRE II
LES SCRUPULES D'HONNEUR D'UN SOLDAT
Un soir de l'été de 1819, je me promenais à Vincennes dans l'intérieur de la forteresse, où j'étais en garnison avec Timoléon d'Arc***, lieutenant de la Garde comme moi; nous avions fait, selon l'habitude, la promenade au polygone, assisté à l'étude du tir à ricochet, écouté et raconté paisiblement les histoires de guerre, discuté sur l'école Polytechnique, sur sa formation, son utilité, ses défauts, et sur les hommes au teint jaune qu'avait fait pousser ce terroir géométrique. La couleur pâle de l'école, Timoléon l'avait aussi sur le front. Ceux qui l'ont connu se rappelleront comme moi sa figure régulière et un peu amaigrie, ses grands yeux noirs et les sourcils arqués qui les couvraient, et le sérieux si doux et rarement troublé de son visage Spartiate; il était fort préoccupé, ce soir-là, de notre conversation très longue sur le système des probabilités de Laplace. Je me souviens qu'il tenait sous le bras ce livre, que nous avions en grande estime, et dont il était souvent tourmenté.
La nuit tombait, ou plutôt s'épanouissait: une belle nuit d'août. Je regardais avec plaisir la chapelle construite par saint Louis, et cette couronne de tours moussues et à demi ruinées qui servait alors de parure à Vincennes; le donjon s'élevait au-dessus d'elles comme un roi au milieu de ses gardes. Les petits croissants de la chapelle brillaient parmi les premières étoiles, au bout de leurs longues flèches. L'odeur fraîche et suave du bois nous parvenait par-dessus les remparts, et il n'y avait pas jusqu'au gazon des batteries qui n'exhalât une haleine de soir d'été. Nous nous assîmes sur un grand canon de Louis XIV, et nous regardâmes en silence quelques jeunes soldats qui essayaient leur force en soulevant tour à tour une bombe au bout du bras, tandis que les autres rentraient lentement et passaient le pont-levis deux par deux ou quatre par quatre, avec toute la paresse du désoeuvrement militaire. Les cours étaient remplies de caissons de l'artillerie, ouverts et chargés de poudre, préparés pour la revue du lendemain. À notre côté, près de la porte du bois, un vieil Adjudant d'artillerie ouvrait et refermait, souvent avec inquiétude, la porte très légère d'une petite tour, poudrière et arsenal, appartenant à l'artillerie à pied, et remplie de barils de poudre, d'armes et de munitions de guerre. Il nous salua en passant. C'était un homme d'une taille élevée, mais un peu voûtée. Ses cheveux étaient rares et blancs, sa moustache blanche et épaisse, son air ouvert, robuste et frais encore, heureux, doux et sage. Il tenait trois grands registres à la main, et y vérifiait de longues colonnes de chiffres. Nous lui demandâmes pourquoi il travaillait si tard, contre sa coutume. Il nous répondit, avec le ton de respect et de calme des vieux soldats, que c'était le lendemain un jour d'inspection générale à cinq heures du matin; qu'il était responsable des poudres, et qu'il ne cessait de les examiner et de recommencer vingt fois ses comptes, pour être à l'abri du plus léger reproche de négligence; qu'il avait voulu aussi profiter des dernières lueurs du jour, parce que la consigne était sévère et défendait d'entrer la nuit dans la poudrière avec un flambeau ou même une lanterne sourde; qu'il était désolé de n'avoir pas eu le temps de tout voir, et qu'il lui restait encore quelques obus à examiner; qu'il voudrait bien pouvoir revenir dans la nuit; et il regardait avec un peu d'impatience le grenadier que l'on posait en faction à la porte, et qui devait l'empêcher d'y rentrer.
Après nous avoir donné ces détails, il se mit à genoux et regarda sous la porte s'il n'y restait pas une traînée de poudre. Il craignait que les éperons ou les fers des bottes des officiers ne vinssent à y mettre feu le lendemain.
—«Ce n'est pas cela qui m'occupe le plus, dit-il en se relevant, mais ce sont mes registres; et il les regardait avec regret.
—Vous êtes trop scrupuleux, dit Timoléon.
—Ah! mon lieutenant, quand on est dans la Garde on ne peut pas trop l'être sur son honneur. Un de nos maréchaux-des-logis s'est brûlé la cervelle lundi dernier, pour avoir été mis à la salle de police. Moi, je dois donner l'exemple aux sous-officiers. Depuis que je sers dans la Garde, je n'ai pas eu un reproche de mes chefs, et une punition me rendrait bien malheureux.»
Il est vrai que ces braves soldats, pris dans l'armée parmi l'élite de l'élite, se croyaient déshonorés pour la plus légère faute.
—«Allez, vous êtes tous les puritains de l'honneur,» lui dis-je en lui frappant sur l'épaule.
Il salua et se retira vers la caserne où était son logement; puis, avec une innocence de moeurs particulière à l'honnête race des soldats, il revint apportant du chènevis dans le creux de ses mains à une poule qui élevait ses douze poussins sous le vieux canon de bronze où nous étions assis.
C'était bien la plus charmante poule que j'aie connue de ma vie; elle était toute blanche, sans une seule tache; et ce brave homme, avec ses gros doigts mutilés à Marengo et à Austerlitz, lui avait collé sur la tête une petite aigrette rouge, et sur la poitrine un petit collier d'argent avec une plaque à son chiffre. La bonne poule en était fière et reconnaissante à la fois. Elle savait que les sentinelles la faisaient toujours respecter, et elle n'avait peur de personne, pas même d'un petit cochon de lait et d'une chouette qu'on avait logés auprès d'elle sous le canon voisin. La belle poule faisait le bonheur des canonniers; elle recevait de nous tous des miettes de pain et de sucre tant que nous étions en uniforme; mais elle avait horreur de l'habit bourgeois, et, ne nous reconnaissant plus sous ce déguisement, elle s'enfuyait avec sa famille sous le canon de Louis XIV. Magnifique canon sur lequel était gravé l'éternel soleil avec son Nec pluribus impar, et l'Ultima ratio Regum. Et il logeait une poule là-dessous!
Le bon Adjudant nous parla d'elle en fort bons termes. Elle fournissait des oeufs à lui et à sa fille avec une générosité sans pareille; et il l'aimait tant, qu'il n'avait pas eu le courage de tuer un seul de ses poulets, de peur de l'affliger. Comme il racontait ses bonnes moeurs, les tambours et les trompettes battirent et sonnèrent à la fois l'appel du soir. On allait lever les ponts, et les concierges en faisaient résonner les chaînes. Nous n'étions pas de service, et nous sortîmes par la porte du bois. Timoléon, qui n'avait cessé de faire des angles sur le sable avec le bout de son épée, s'était levé du canon en regrettant ses triangles, comme moi je regrettais ma poule blanche et mon Adjudant.
Nous tournâmes à gauche, en suivant les remparts; et, passant ainsi devant le tertre de gazon élevé au duc d'Enghien sur son corps fusillé et sa tête écrasée par un pavé, nous côtoyâmes les fossés en y regardant le petit chemin blanc qu'il avait pris pour arriver à cette fosse.
Il y a deux sortes d'hommes qui peuvent très bien se promener ensemble cinq heures de suite sans se parler: ce sont les prisonniers et les officiers. Condamnés à se voir toujours, quand ils sont tous réunis, chacun est seul. Nous allions en silence, les bras derrière le dos. Je remarquai que Timoléon tournait et retournait sans cesse une lettre au clair de la lune; c'était une petite lettre de forme longue; j'en connaissais la figure et l'auteur féminin, et j'étais accoutumé à le voir rêver tout un jour sur cette petite écriture fine et élégante. Aussi nous étions arrivés au village en face du château, nous avions monté l'escalier de notre petite maison blanche, nous allions nous séparer sur le carré de nos appartements voisins, que je n'avais pas dit une parole. Là seulement, il me dit tout à coup:
«Elle veut absolument que je donne ma démission; qu'en pensez-vous?
—Je pense, dis-je, qu'elle est belle comme un ange, parce que je l'ai vue; je pense que vous l'aimez comme un fou, parce que je vous vois depuis deux ans tel que ce soir; je pense que vous avez une assez belle fortune, à en juger par vos chevaux et votre train; je pense que vous avez fait assez vos preuves pour vous retirer, et qu'en temps de paix ce n'est pas un grand sacrifice; mais je pense aussi à une seule chose…
—Laquelle? dit-il en souriant assez amèrement, parce qu'il devinait.
—C'est qu'elle est mariée, dis-je plus gravement; vous le savez mieux que moi, mon pauvre ami.
—C'est vrai, dit-il, pas d'avenir.
—Et le service sert à vous faire oublier cela quelquefois, ajoutai-je.
—Peut-être, dit-il; mais il n'est pas probable que mon étoile change à l'armée. Remarquez dans ma vie que jamais je n'ai rien fait de bien qui ne restât inconnu ou mal interprété.
—Vous liriez Laplace toutes les nuits, dis-je, que vous ne trouveriez pas de remède à cela.»
Et je m'enfermai chez moi pour écrire un poème sur le Masque de fer, poème que j'appelai: LA PRISON.
CHAPITRE III
SUR L'AMOUR DU DANGER
L'isolement ne saurait être trop complet pour les hommes que je ne sais quel démon poursuit par les illusions de poésie. Le silence était profond, et l'ombre épaisse sur les tours du vieux Vincennes. La garnison dormait depuis neuf heures du soir. Tous les feux s'étaient éteints à six heures par ordre des tambours. On n'entendait que la voix des sentinelles placées sur le rempart et s'envoyant et répétant, l'une après l'autre, leur cri long et mélancolique: Sentinelle, prenez garde à vous! Les corbeaux des tours répondaient plus tristement encore, et, ne s'y croyant plus en sûreté, s'envolaient plus haut jusqu'au donjon. Rien ne pouvait plus me troubler, et pourtant quelque chose me troublait, qui n'était ni bruit, ni lumière. Je voulais et ne pouvais pas écrire. Je sentais quelque chose dans ma pensée, comme une tache dans une émeraude; c'était l'idée que quelqu'un auprès de moi veillait aussi, et veillait sans consolation, profondément tourmenté. Cela me gênait. J'étais sûr qu'il avait besoin de se confier, et j'avais fui brusquement sa confidence par désir de me livrer à mes idées favorites. J'en étais puni maintenant par le trouble de ces idées mêmes. Elles ne volaient pas librement et largement, et il me semblait que leurs ailes étaient appesanties, mouillées peut-être par une larme secrète d'un ami délaissé.
Je me levai de mon fauteuil. J'ouvris la fenêtre, et je me mis à respirer l'air embaumé de la nuit. Une odeur de forêt venait à moi, par dessus les murs, un peu mélangée d'une faible odeur de poudre; cela me rappela ce volcan sur lequel vivaient et dormaient trois mille hommes dans une sécurité parfaite. J'aperçus sur la grande baraque du fort, séparé du village par un chemin de quarante pas tout au plus, une lueur projetée par la lampe de mon jeune voisin; son ombre passait et repassait sur la muraille, et je vis à ses épaulettes qu'il n'avait pas même songé à se coucher. Il était minuit. Je sortis brusquement de ma chambre et j'entrai chez lui. Il ne fut nullement étonné de me voir, et dit tout de suite que s'il était encore debout, c'était pour finir une lecture de Xénophon qui l'intéressait fort. Mais comme il n'y avait pas un seul livre ouvert dans sa chambre, et qu'il tenait encore à la main son petit billet de femme, je ne fus pas sa dupe; mais j'en eus l'air. Nous nous mîmes à la fenêtre, et je lui dis, essayant d'approcher mes idées des siennes:
«Je travaillais aussi de mon côté, et je cherchais à me rendre compte de cette sorte d'aimant qu'il y a pour nous dans l'acier d'une épée. C'est une attraction irrésistible qui nous retient au service malgré nous, et fait que nous attendons toujours un événement ou une guerre. Je ne sais pas (et je venais vous en parler) s'il ne serait pas vrai de dire et d'écrire qu'il y a dans les armées une passion qui leur est particulière et qui leur donne la vie; une passion qui ne tient ni de l'amour de la gloire, ni de l'ambition; c'est une sorte de combat corps à corps contre la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés inconnues au reste des hommes, et dont les triomphes intérieurs sont remplis de magnificence; enfin c'est l'AMOUR DU DANGER!
—C'est vrai,» me dit Timoléon.
Je poursuivis:
«Que serait-ce donc qui soutiendrait le marin sur la mer? qui le consolerait dans cet ennui d'un homme qui ne voit que des hommes? Il part, et dit adieu à la terre; adieu au sourire des femmes, adieu à leur amour; adieu aux amitiés choisies et aux tendres habitudes de la vie; adieu aux bons vieux parents; adieu à la belle nature des campagnes, aux arbres, aux gazons, aux fleurs qui sentent bon, aux rochers sombres, aux bois mélancoliques pleins d'animaux silencieux et sauvages; adieu aux grandes villes, au travail perpétuel des arts, à l'agitation sublime de toutes les pensées dans l'oisiveté de la vie, aux relations élégantes, mystérieuses et passionnées du monde; il dit adieu à tout, et part. Il va trouver trois ennemis: l'eau, l'air et l'homme; et toutes les minutes de sa vie vont en avoir un à combattre. Cette magnifique inquiétude le délivre de l'ennui. Il vit dans une perpétuelle victoire; c'en est une que de passer seulement sur l'Océan et de ne pas s'engloutir en sombrant; c'en est une que d'aller où il veut et de s'enfoncer dans les bras du vent contraire; c'en est une que de courir devant l'orage et de s'en faire suivre comme d'un valet; c'en est une que d'y dormir et d'y établir son cabinet d'étude. Il se couche avec le sentiment de sa royauté, sur le dos de l'Océan, comme saint Jérôme sur son lion, et jouit de la solitude qui est aussi son épouse.
—C'est grand, dit Timoléon; et je remarquai qu'il posait la lettre sur la table.
—Et c'est l'AMOUR DU DANGER qui le nourrit, qui fait que jamais il n'est un moment désoeuvré, qu'il se sent en lutte, et qu'il a un but. C'est la lutte qu'il nous faut toujours; si nous étions en campagne, vous ne souffririez pas tant.
—Qui sait? dit-il.
—Vous êtes aussi heureux que vous pouvez l'être; vous ne pouvez pas avancer dans votre bonheur. Ce bonheur-là est une impasse véritable.
—Trop vrai! trop vrai! l'entendis-je murmurer.
—Vous ne pouvez pas empêcher qu'elle n'ait un jeune mari et un enfant, et vous ne pouvez pas conquérir plus de liberté que vous n'en avez; voilà votre supplice, à vous!»
Il me serra la main: «Et toujours mentir! dit-il. Croyez-vous que nous ayons la guerre?
—Je n'en crois pas un mot, répondis-je.
—Si je pouvais seulement savoir si elle est au bal ce soir! Je lui avais bien défendu d'y aller.
—Je me serais bien aperçu, sans ce que vous me dites-là, qu'il est minuit, lui dis-je; vous n'avez pas besoin d'Austerlitz, mon ami, vous êtes assez occupé; vous pouvez dissimuler et mentir encore pendant plusieurs années. Bonsoir.»
CHAPITRE IV
LE CONCERT DE FAMILLE
Comme j'allais me retirer, je m'arrêtai, la main sur la clef de sa porte, écoutant avec étonnement une musique assez rapprochée et venue du château même. Entendue de la fenêtre, elle nous sembla formée de deux voix d'hommes, d'une voix de femme et d'un piano. C'était pour moi une douce surprise, à cette heure de la nuit. Je proposai à mon camarade de l'aller écouter de plus près. Le petit pont-levis, parallèle au grand, et destiné à laisser passer le gouverneur et les officiers pendant une partie de la nuit, était ouvert encore. Nous rentrâmes dans le fort, et, en rôdant par les cours, nous fûmes guidés par le son jusque sous les fenêtres ouvertes que je reconnus pour celles du bon vieux Adjudant d'artillerie.
Ces grandes fenêtres étaient au rez-de-chaussée, et, nous arrêtant en face, nous découvrîmes jusqu'au fond de l'appartement, la simple famille de cet honnête soldat.
Il y avait, au fond de la chambre, un petit piano de bois d'acajou, garni de vieux ornements de cuivre. L'Adjudant (tout âgé et tout modeste qu'il nous avait paru d'abord) était assis devant le clavier, et jouait une suite d'accords, d'accompagnements et de modulations simples, mais harmonieusement unies entre elles. Il tenait les yeux élevés au ciel, et n'avait point de musique devant lui; sa bouche était entr'ouverte avec délices sous l'épaisseur de ses longues moustaches blanches. Sa fille, debout à sa droite, allait chanter ou venait de s'interrompre; car elle regardait avec inquiétude, la bouche entr'ouverte encore, comme lui. À sa gauche, un jeune sous-officier d'artillerie légère de la Garde, vêtu de l'uniforme sévère de ce beau corps, regardait cette jeune personne comme s'il n'eût pas cessé de l'écouter.
Rien de si calme que leurs poses, rien de si décent que leur maintien, rien de si heureux que leurs visages. Le rayon qui tombait d'en haut sur ces trois fronts n'y éclairait pas une expression soucieuse; et le doigt de Dieu n'y avait écrit que bonté, amour et pudeur.
Le froissement de nos épées sur le mur les avertit que nous étions là. Le brave homme nous vit, et son front chauve en rougit de surprise et, je pense aussi, de satisfaction. Il se leva avec empressement, et, prenant un des trois chandeliers qui l'éclairaient, vint nous ouvrir et nous fit asseoir. Nous le priâmes de continuer son concert de famille; et, avec une simplicité noble, sans s'excuser et sans demander indulgence, il dit à ses enfants:
«Où en étions-nous?»
Et les trois voix s'élevèrent en choeur avec une indicible harmonie.
Timoléon écoutait et restait sans mouvement; pour moi, cachant ma tête et mes yeux, je me mis à rêver avec un attendrissement qui, je ne sais pourquoi, était douloureux. Ce qu'ils chantaient emportait mon âme dans des régions de larmes et de mélancoliques félicités, et poursuivi peut-être par l'importune idée de mes travaux du soir, je changeais en mobiles images les mobiles modulations des voix. Ce qu'ils chantaient était un de ces choeurs écossais, une des anciennes mélodies des Bardes que chante encore l'écho sonore des Orcades. Pour moi, ce choeur mélancolique s'élevait lentement et s'évaporait tout à coup comme les brouillards des montagnes d'Ossian; ces brouillards qui se forment sur l'écume mousseuse des torrents de l'Arven, s'épaississent lentement et semblent se gonfler et se grossir, en montant, d'une foule innombrable de fantômes tourmentés et tordus par les vents. Ce sont des guerriers qui rêvent toujours, le casque appuyé sur la main, et dont les larmes et le sang tombent goutte à goutte dans les eaux noires des rochers; ce sont des beautés pâles dont les cheveux s'allongent en arrière, comme les rayons d'une lointaine comète, et se fondent dans le sein humide de la lune: elles passent vite, et leurs pieds s'évanouissent enveloppés dans les plis vaporeux de leurs robes blanches; elles n'ont pas d'ailes, et volent. Elles volent en tenant des harpes, elles volent les yeux baissés et la bouche entr'ouverte avec innocence; elles jettent un cri en passant et se perdent, en montant, dans la douce lumière qui les appelle. Ce sont des navires aériens qui semblent se heurter contre des rives sombres, et se plonger dans des flots épais; les montagnes se penchent pour les pleurer, et les dogues noirs élèvent leurs têtes difformes et hurlent longuement, en regardant le disque qui tremble au ciel, tandis que la mer secoue les colonnes blanches des Orcades qui sont rangées comme les tuyaux d'un orgue immense, et répandent, sur l'Océan, une harmonie déchirante et mille fois prolongée dans la caverne où les vagues sont enfermées.
La musique se traduisait ainsi en sombres images dans mon âme, bien jeune encore, ouverte à toutes les sympathies et comme amoureuse de ses douleurs fictives.
C'était, d'ailleurs, revenir à la pensée de celui qui avait inventé ces chants tristes et puissants, que de les sentir de la sorte. La famille heureuse éprouvait elle-même la forte émotion qu'elle donnait, et une vibration profonde faisait quelquefois trembler les trois voix.
Le chant cessa, et un long silence lui succéda. La jeune personne, comme fatiguée, s'était appuyée sur l'épaule de son père; sa taille était élevée et un peu ployée, comme par faiblesse; elle était mince, et paraissait avoir grandi trop vite, et sa poitrine, un peu amaigrie, en paraissait affectée. Elle baisait le front chauve, large et ridé de son père, et abandonnait sa main au jeune sous-officier qui la pressait sur ses lèvres.
Comme je me serais bien gardé, par amour-propre, d'avouer tout haut mes rêveries intérieures, je me contentai de dire froidement:
«Que le ciel accorde de longs jours et toutes sortes de bénédictions à ceux qui ont le don de traduire la musique littéralement! Je ne puis trop admirer un homme qui trouve à une symphonie le défaut d'être trop Cartésienne, et à une autre de pencher vers le système de Spinosa; qui se récrie sur le panthéisme d'un trio et l'utilité d'une ouverture à l'amélioration de la classe la plus nombreuse. Si j'avais le bonheur de savoir comme quoi un bémol de plus à la clef peut rendre un quatuor de flûtes et de bassons plus partisan du Directoire que du Consulat et de l'Empire, je ne parlerais plus, je chanterais éternellement; je foulerais aux pieds des mots et des phrases, qui ne sont bons tout au plus que pour une centaine de départements, tandis que j'aurais le bonheur de dire mes idées fort clairement à tout l'univers avec mes sept notes. Mais, dépourvu de cette science comme je suis, ma conversation musicale serait si bornée que mon seul parti à prendre est de vous dire, en langue vulgaire, la satisfaction que me cause surtout votre vue et le spectacle de l'accord plein de simplicité et de bonhomie qui règne dans votre famille. C'est au point que ce qui me plaît le plus dans votre petit concert, c'est le plaisir que vous y prenez; vos âmes me semblent plus belles encore que la plus belle musique que le Ciel ait jamais entendue monter à lui, de notre misérable terre, toujours gémissante.»
Je tendis la main avec effusion à ce bon père, et il la serra avec l'expression d'une reconnaissance grave. Ce n'était qu'un vieux soldat; mais il y avait dans son langage et ses manières je ne sais quoi de l'ancien bon ton du monde. La suite me l'expliqua.
—«Voici, mon lieutenant, me dit-il, la vie que nous menons ici. Nous nous reposons en chantant, ma fille, moi et mon gendre futur.»
Il regardait en même temps ces beaux jeunes gens avec une tendresse toute rayonnante de bonheur.
—«Voici, ajouta-t-il d'un air plus grave, en nous montrant un petit portrait, la mère de ma fille.»
Nous regardâmes la muraille blanchie de plâtre de la modeste chambre, et nous y vîmes, en effet, une miniature qui représentait la plus gracieuse, la plus fraîche petite paysanne que jamais Greuze ait douée de grands yeux bleus et de bouche en forme de cerise.
—«Ce fut une bien grande dame qui eut autrefois la bonté de faire ce portrait-là, me dit l'Adjudant, et c'est une histoire curieuse que celle de la dot de ma pauvre petite femme.»
Et à nos premières prières de raconter son mariage, il nous parla ainsi, autour de trois verres d'absinthe verte qu'il eut soin de nous offrir préalablement et cérémonieusement.
CHAPITRE V
HISTOIRE DE L'ADJUDANT
Les Enfants de Montreuil et le Tailleur de pierres.
Vous saurez, mon lieutenant, que j'ai été élevé au village de Montreuil par monsieur le curé de Montreuil lui-même. Il m'avait fait apprendre quelques notes du plain-chant dans le plus heureux temps de ma vie: le temps où j'étais enfant de choeur, où j'avais de grosses joues fraîches et rebondies, que tout le monde tapait en passant; une voix claire, des cheveux blonds poudrés, une blouse et des sabots. Je ne me regarde pas souvent, mais je m'imagine que je ne ressemble plus guère à cela. J'étais fait ainsi pourtant, et je ne pouvais me résoudre à quitter une sorte de clavecin aigre et discord que le vieux curé avait chez lui. Je l'accordais avec assez de justesse d'oreille, et le bon père qui, autrefois, avait été renommé à Notre-Dame pour chanter et enseigner le faux-bourdon, me faisait apprendre un vieux solfège. Quand il était content, il me pinçait les joues à me les rendre bleues, et me disait: «Tiens, Mathurin, tu n'es que le fils d'un paysan et d'une paysanne; mais si tu sais bien ton catéchisme et ton solfège, et que tu renonces à jouer avec le fusil rouillé de la maison, on pourra faire de toi un maître de musique. Va toujours.» Cela me donnait bon courage, et je frappais de tous mes poings sur les deux pauvres claviers, dont les dièses étaient presque tous muets.
Il y avait des heures où j'avais la permission de me promener et de courir; mais la récréation la plus douce était d'aller m'asseoir au bout du parc de Montreuil, et de manger mon pain avec les maçons et les ouvriers qui construisaient sur l'avenue de Versailles, à cent pas de la barrière, un petit pavillon de musique, par ordre de la Reine.
C'était un lieu charmant, que vous pourrez voir à droite de la route de Versailles, en arrivant. Tout à l'extrémité du parc de Montreuil au milieu d'une pelouse de gazon, entourée de grands arbres, si vous distinguez un pavillon qui ressemble à une mosquée et à une bonbonnière, c'est cela que j'allais regarder bâtir.
Je prenais par la main une petite fille de mon âge, qui s'appelait Pierrette, que monsieur le curé faisait chanter aussi parce qu'elle avait une jolie voix. Elle emportait une grande tartine que lui donnait la bonne du curé, qui était sa mère, et nous allions regarder bâtir la petite maison que faisait faire la Reine pour la donner à Madame.
Pierrette et moi, nous avions environ treize ans. Elle était déjà si belle, qu'on l'arrêtait sur son chemin pour lui faire compliment, et que j'ai vu de belles dames descendre de carrosse pour lui parler et l'embrasser! Quand elle avait un fourreau rouge relevé dans ses poches et bien serré de la ceinture, on voyait bien ce que sa beauté serait un jour. Elle n'y pensait pas, et elle m'aimait comme son frère.
Nous sortions toujours en nous tenant par la main depuis notre petite enfance, et cette habitude était si bien prise, que de ma vie je ne lui donnai le bras. Notre coutume d'aller visiter les ouvriers nous fit faire la connaissance d'un jeune tailleur de pierres, plus âgé que nous de huit ou dix ans. Il nous faisait asseoir sur un moellon ou par terre à côté de lui, et quand il avait une grande pierre à scier, Pierrette jetait de l'eau sur la scie, et j'en prenais l'extrémité pour l'aider; aussi ce fut mon meilleur ami dans ce monde. Il était d'un caractère très paisible, très doux, et quelquefois un peu gai, mais pas souvent. Il avait fait une petite chanson sur les pierres qu'il taillait, et sur ce qu'elles étaient plus dures que le coeur de Pierrette, et il jouait en cent façons sur ces mots de Pierre, de Pierrette, de Pierrerie, de Pierrier, de Pierrot, et cela nous faisait rire tous trois. C'était un grand garçon grandissant encore, tout pâle et dégingandé, avec de longs bras et de grandes jambes, et qui quelquefois avait l'air de ne pas penser à ce qu'il faisait. Il aimait son métier, disait-il, parce qu'il pouvait gagner sa journée en conscience, ayant songé à autre chose jusqu'au coucher du soleil. Son père, architecte, s'était si bien ruiné, je ne sais comment, qu'il fallait que le fils reprît son état par le commencement, et il s'y était fort paisiblement résigné. Lorsqu'il taillait un gros bloc, ou le sciait en long, il commençait toujours une petite chanson dans laquelle il y avait toute une historiette qu'il bâtissait à mesure qu'il allait, en vingt ou trente couplets, plus ou moins.
Quelquefois il me disait de me promener devant lui avec Pierrette, et il nous faisait chanter ensemble, nous apprenant à chanter en partie; ensuite il s'amusait à me faire mettre à genoux devant Pierrette, la main sur son coeur, et il faisait les paroles d'une petite scène qu'il nous fallait redire après lui. Cela ne l'empêchait pas de bien connaître son état, car il ne fut pas un an sans devenir maître maçon. Il avait à nourrir, avec son équerre et son marteau, sa pauvre mère et deux petits frères qui venaient le regarder travailler avec nous. Quand il voyait autour de lui tout son petit monde, cela lui donnait du courage et de la gaîté. Nous l'appelions Michel; mais pour vous dire tout de suite la vérité, il s'appelait Michel-Jean Sedaine.
CHAPITRE VI
UN SOUPIR
«Hélas! dis-je, voilà un poète bien à sa place.»
La jeune personne et le sous-officier se regardèrent, comme affligés de voir interrompre leur bon père; mais le digne Adjudant reprit la suite de son histoire, après avoir relevé de chaque côté la cravate noire qu'il portait, doublée d'une cravate blanche, attachée militairement.
CHAPITRE VII
LA DAME ROSE
C'est une chose qui me paraît bien certaine, mes chers enfants, dit-il en se tournant du côté de sa fille, que le soin que la Providence a daigné prendre de composer ma vie comme elle l'a été. Dans les orages sans nombre qui l'ont agitée, je puis dire, en face de toute la terre, que je n'ai jamais manqué de me fier à Dieu et d'en attendre du secours, après m'être aidé de toutes mes forces. Aussi, vous dis-je, en marchant sur les flots agités, je n'ai pas mérité d'être appelé homme de peu de foi, comme le fut l'apôtre; et quand mon pied s'enfonçait, je levais les yeux, et j'étais relevé.
(Ici je regardai Timoléon.—«Il vaut mieux que nous,» dis-je tout bas.)—Il poursuivit:
Monsieur le curé de Montreuil m'aimait beaucoup, j'étais traité par lui avec une amitié si paternelle, que j'avais oublié entièrement que j'étais né, comme il ne cessait de me le rappeler, d'un pauvre paysan et d'une pauvre paysanne, enlevés presque en même temps de la petite vérole, que je n'avais même pas vus. À seize ans, j'étais sauvage et sot; mais je savais un peu de latin, beaucoup de musique, et, dans toute sorte de travaux de jardinage, on me trouvait assez adroit. Ma vie était fort douce et fort heureuse, parce que Pierrette était toujours là, et que je la regardais toujours en travaillant, sans lui parler beaucoup cependant.
Un jour que je taillais les branches d'un des hêtres du parc et que je liais un petit fagot Pierrette me dit:
«Oh! Mathurin, j'ai peur. Voilà deux jolies dames qui viennent devers nous par le bout de l'allée. Comment allons-nous faire?»
Je regardai, et, en effet, je vis deux jeunes femmes qui marchaient vite sur les feuilles sèches, et ne se donnaient pas le bras. Il y en avait une un peu plus grande que l'autre, vêtue d'une petite robe de soie rose. Elle courait presque en marchant, et l'autre, tout en l'accompagnant, marchait presque en arrière. Par instinct, je fus saisi d'effroi comme un pauvre paysan que j'étais, et je dis à Pierrette:
«Sauvons-nous!»
Mais bah! nous n'eûmes pas le temps, et ce qui redoubla ma peur, ce fut de voir la dame rose faire signe à Pierrette, qui devint toute rouge et n'osa pas bouger, et me prit bien vite par la main pour se raffermir. Moi, j'ôtai mon bonnet et je m'adossai contre l'arbre, tout saisi.
Quand la dame rose fut tout à fait arrivée sur nous, elle alla tout droit à Pierrette, et, sans façon, elle lui prit le menton pour la montrer à l'autre dame, en disant:
«Eh! je vous le disais bien: c'est tout mon costume de laitière pour jeudi.—La jolie petite fille que voilà! Mon enfant, tu donneras tous tes habits, comme les voici, aux gens qui viendront te les demander de ma part, n'est-ce pas? je t'enverrai les miens en échange.
—Oh! madame!» dit Pierrette en reculant.
L'autre jeune dame se mit à sourire d'un air fin, tendre et mélancolique, dont l'expression touchante est ineffaçable pour moi. Elle s'avança, la tête penchée, et, prenant doucement le bras nu de Pierrette, elle lui dit de s'approcher, et qu'il fallait que tout le monde fît la volonté de cette dame-là.
—«Ne va pas t'aviser de rien changer à ton costume, ma belle petite, reprit la dame rose, en la menaçant d'une petite canne de jonc à pomme d'or qu'elle tenait à la main. Voilà un grand garçon qui sera soldat, et je vous marierai.»
Elle était si belle, que je me souviens de la tentation incroyable que j'eus de me mettre à genoux; vous en rirez et j'en ai ri souvent depuis en moi-même; mais, si vous l'aviez vue, vous auriez compris ce que je dis. Elle avait l'air d'une petite fée bien bonne.
Elle parlait vite et gaiement, et, en donnant une petite tape sur la joue de Pierrette, elle nous laissa là tous les deux interdits et tout imbéciles, ne sachant que faire; et nous vîmes les deux dames suivre l'allée du côté de Montreuil et s'enfoncer dans le parc derrière le petit bois.
Alors nous nous regardâmes, et, en nous tenant toujours par la main, nous rentrâmes chez monsieur le curé; nous ne disions rien, mais nous étions bien contents.
Pierrette était toute rouge, et moi je baissais la tête. Il nous demanda ce que nous avions; je lui dis d'un grand sérieux:
«Monsieur le curé, je veux être soldat.»
Il pensa en tomber à la renverse, lui qui m'avait appris le solfège!
—«Comment, mon cher enfant, me dit-il, tu veux me quitter! Ah! mon Dieu! Pierrette, qu'est-ce qu'on lui a donc fait, qu'il veut être soldat? Est-ce que tu ne m'aimes plus, Mathurin? Est-ce que tu n'aimes plus Pierrette, non plus? Qu'est-ce que nous t'avons donc fait, dis? et que vas-tu faire de la belle éducation que je t'ai donnée? C'était bien du temps perdu assurément. Mais réponds donc, méchant sujet!» ajoutait-il en me secouant le bras.
Je me grattais la tête, et je disais toujours en regardant mes sabots:
«Je veux être soldat.»
La mère de Pierrette apporta un grand verre d'eau froide à monsieur le curé, parce qu'il était devenu tout rouge, et elle se mit à pleurer.
Pierrette pleurait aussi et n'osait rien dire; mais elle n'était pas fâchée contre moi, parce qu'elle savait bien que c'était pour l'épouser que je voulais partir.
Dans ce moment-là, deux grands laquais poudrés entrèrent avec une femme de chambre qui avait l'air d'une dame, et ils demandèrent si la petite avait préparé les hardes que la reine et madame la princesse de Lamballe lui avaient demandées.
Le pauvre curé se leva si troublé qu'il ne put se tenir une minute debout, et Pierrette et sa mère tremblèrent si fort qu'elles n'osèrent pas ouvrir une cassette qu'on leur envoyait en échange du fourreau et du bavolet, et elles allèrent à la toilette à peu près comme on va se faire fusiller.
Seul avec moi, le curé me demanda ce qui s'était passé, et je le lui dis comme je vous l'ai conté, mais un peu plus brièvement.
—«Et c'est pour cela que tu veux partir, mon fils? me dit-il en me prenant les deux mains; mais songe donc que la plus grande dame de l'Europe n'a parlé ainsi à un petit paysan comme toi que par distraction, et ne sait seulement pas ce qu'elle t'a dit. Si on lui racontait que tu as pris cela pour un ordre ou pour un horoscope, elle dirait que tu es un grand benêt, et que tu peux être jardinier toute la vie, que cela lui est égal. Ce que tu gagnes en jardinant, et ce que tu gagnerais en enseignant la musique vocale, t'appartiendrait, mon ami; au lieu que ce que tu gagneras dans un régiment ne t'appartiendra pas, et tu auras mille occasions de le dépenser en plaisirs défendus par la religion et la morale; tu perdras tous les bons principes que je t'ai donnés, et tu me forceras à rougir de toi. Tu reviendras (si tu reviens) avec un autre caractère que celui que tu as reçu en naissant. Tu étais doux, modeste, docile; tu seras rude, impudent et tapageur. La petite Pierrette ne se soumettra certainement pas à être la femme d'un mauvais garnement, et sa mère l'en empêcherait quand elle le voudrait; et moi, que pourrai-je faire pour toi, si tu oublies tout à fait la Providence? Tu l'oublieras, vois-tu, la Providence, je t'assure que tu finiras par là.»
Je demeurai les yeux fixés sur mes sabots et les sourcils froncés en faisant la moue, et je dis, en me grattant la tête:
«C'est égal, je veux être soldat.»
Le bon curé n'y tint pas, et ouvrant la porte toute grande, il me montra le grand chemin avec tristesse.
Je compris sa pantomime, et je sortis. J'en aurais fait autant à sa place, assurément. Mais je le pense à présent, et ce jour-là je ne le pensais pas. Je mis mon bonnet de coton sur l'oreille droite, je relevai le collet de ma blouse, pris mon bâton et je m'en allai tout droit à un petit cabaret, sur l'avenue de Versailles, sans dire adieu à personne.
CHAPITRE VIII
LA POSITION DU PREMIER RANG
Dans ce petit cabaret, je trouvai trois braves dont les chapeaux étaient galonnés d'or, l'uniforme blanc, les revers roses, les moustaches cirées de noir, les cheveux tout poudrés à frimas, et qui parlaient aussi vite que des vendeurs d'orviétan. Ces trois braves étaient d'honnêtes racoleurs. Ils me dirent que je n'avais qu'à m'asseoir à table avec eux pour avoir une idée juste du bonheur parfait que l'on goûtait éternellement dans le Royal-Auvergne. Ils me firent manger du poulet, du chevreuil et des perdreaux, boire du vin de Bordeaux et de Champagne, et du café excellent; ils me jurèrent sur leur honneur que, dans le Royal-Auvergne, je n'en aurais jamais d'autres.
Je vis bien depuis qu'ils avaient dit vrai.
Ils me jurèrent aussi, car ils juraient infiniment, que l'on jouissait de la plus douce liberté dans le Royal-Auvergne; que les soldats y étaient incomparablement plus heureux que les capitaines des autres corps; qu'on y jouissait d'une société fort agréable en hommes et en belles dames, et qu'on y faisait beaucoup de musique, et surtout qu'on y appréciait fort ceux qui jouaient du piano. Cette dernière circonstance me décida.
Le lendemain j'avais donc l'honneur d'être soldat au Royal-Auvergne. C'était un assez beau corps, il est vrai; mais je ne voyais plus ni Pierrette, ni monsieur le curé. Je demandai du poulet à dîner, et l'on me donna à manger cet agréable mélange de pommes de terre, de mouton et de pain qui se nommait, se nomme et sans doute se nommera toujours la Ratatouille. On me fit apprendre la position du soldat sans armes avec une perfection si grande, que je servis de modèle, depuis, au dessinateur qui fit les planches de l'ordonnance de 1791, ordonnance qui, vous le savez, mon lieutenant, est un chef-d'oeuvre de précision. On m'apprit l'école de soldat et l'école de peloton de manière à exécuter la charge en douze temps, les charges précipitées et les charges à volonté, en comptant ou sans compter les mouvements, aussi parfaitement que le plus roide des caporaux du roi de Prusse, Frédéric le Grand, dont les vieux se souvenaient encore avec l'attendrissement de gens qui aiment ceux qui les battent. On me fit l'honneur de me promettre que, si je me comportais bien, je finirais par être admis dans la première compagnie de grenadiers.—J'eus bientôt une queue poudrée qui tombait sur ma veste blanche assez noblement; mais je ne voyais plus jamais ni Pierrette, ni sa mère, ni monsieur le curé de Montreuil, et je ne faisais point de musique.
Un beau jour, comme j'étais consigné à la caserne même où nous voici, pour avoir fait trois fautes dans le maniement d'armes, on me plaça dans la position des feux du premier rang, un genou sur le pavé, ayant en face de moi un soleil éblouissant et superbe que j'étais forcé de coucher en joue, dans une immobilité parfaite, jusqu'à ce que la fatigue me fît ployer les bras à la saignée; et j'étais encouragé à soutenir mon arme par la présence d'un honnête caporal, qui de temps en temps soulevait ma baïonnette avec sa crosse quand elle s'abaissait; c'était une petite punition de l'invention de M. de Saint-Germain.
Il y avait vingt minutes que je m'appliquais à atteindre le plus haut degré de pétrification possible dans cette attitude, lorsque je vis au bout de mon fusil la figure douce et paisible de mon bon ami Michel, le tailleur de pierres.
—«Tu viens bien à propos, mon ami, lui dis-je, et tu me rendrais un grand service si tu voulais bien, sans qu'on s'en aperçût, mettre un moment ta canne sous ma baïonnette. Mes bras s'en trouveraient mieux, et ta canne ne s'en trouverait pas plus mal.
—Ah! Mathurin, mon ami, me dit-il, te voilà bien puni d'avoir quitté Montreuil; tu n'as plus les conseils et les lectures du bon curé, et tu vas oublier tout à fait cette musique que tu aimais tant, et celle de la parade ne la vaudra certainement pas.
—C'est égal, dis-je, en élevant le bout du canon de mon fusil, et le dégageant de sa canne, par orgueil, c'est égal, on a son idée.
—Tu ne cultiveras plus les espaliers et les belles pêches de Montreuil avec ta Pierrette, qui est bien aussi fraîche qu'elles, et dont la lèvre porte aussi comme elles un petit duvet.
—C'est égal, dis-je encore, j'ai mon idée.
—Tu passeras bien longtemps à genoux, à tirer sur rien, avec une pierre de bois, avant d'être seulement caporal.
—C'est égal, dis-je encore, si j'avance lentement, toujours est-il vrai que j'avancerai; tout vient à point à qui sait attendre, comme on dit, et quand je serai sergent je serai quelque chose, et j'épouserai Pierrette. Un sergent c'est un seigneur, et à tout seigneur tout honneur.»
Michel soupira.
—«Ah! Mathurin! Mathurin! me dit-il, tu n'es pas sage, et tu as trop d'orgueil et d'ambition, mon ami; n'aimerais-tu pas mieux être remplacé, si quelqu'un payait pour toi, et venir épouser ta petite Pierrette?
—Michel! Michel! lui dis-je, tu t'es beaucoup gâté dans le monde; je ne sais pas ce que tu y fais, et tu ne m'as plus l'air d'y être maçon, puisque au lieu d'une veste tu as un habit noir de taffetas; mais tu ne m'aurais pas dit ça dans le temps où tu répétais toujours: Il faut faire son sort soi-même.—Moi, je ne veux pas l'épouser avec l'argent des autres, et je fais moi-même mon sort, comme tu vois.—D'ailleurs, c'est la Reine qui m'a mis ça dans la tête, et la Reine ne peut pas se tromper en jugeant ce qui est bien à faire. Elle a dit elle-même: Il sera soldat, et je les marierai; elle n'a pas dit: Il reviendra après avoir été soldat.
—Mais, me dit Michel, si par hasard la Reine te voulait donner de quoi l'épouser, le prendrais-tu?
—Non, Michel, je ne prendrais pas son argent, si par impossible elle le voulait.
—Et si Pierrette gagnait elle-même sa dot? reprit-il.
—Oui, Michel, je l'épouserais tout de suite,» dis-je.
Ce bon garçon avait l'air tout attendri.
—«Eh bien! reprit-il, je dirai cela à la Reine.
—Est-ce que tu es fou, lui dis-je, ou domestique dans sa maison?
—Ni l'un ni l'autre, Mathurin, quoique je ne taille plus la pierre.
—Que tailles-tu donc? disais-je.
—Hé! je taille des pièces, du papier et des plumes.
—Bah! dis-je, est-il possible?
—Oui, mon enfant, je fais de petites pièces toutes simples, et bien aisées à comprendre. Je te ferai voir tout ça.»
* * * * *
—«En effet, dit Timoléon en interrompant l'Adjudant, les ouvrages de ce bon Sedaine ne sont pas construits sur des questions bien difficiles; on n'y trouve aucune synthèse sur le fini et l'infini, sur les causes finales, l'association des idées et l'identité personnelle; on n'y tue pas des rois et des reines par le poison ou l'échafaud; ça ne s'appelle pas de noms sonores environnés de leur traduction philosophique; mais ça se nomme Blaise, l'Agneau perdu, le Déserteur; ou bien le Jardinier et son Seigneur, la Gageure imprévue; ce sont des gens tout simples, qui parlent vrai, qui sont philosophes sans le savoir, comme Sedaine lui-même, que je trouve plus grand qu'on ne l'a fait.»
Je ne répondis pas.
* * * * *
L'Adjudant reprit:
«Eh bien, tant mieux! dis-je, j'aime autant te voir travailler ça que tes pierres de taille.
—Ah! ce que je bâtissais valait mieux que ce que je construis à présent. Ça ne passait pas de mode et ça restait plus longtemps debout. Mais en tombant, ça pouvait écraser quelqu'un; au lieu qu'à présent, quand ça tombe, ça n'écrase personne.
—C'est égal, je suis toujours bien aise,» dis-je…
C'est-à-dire, aurais-je dit; car le caporal vint donner un si terrible coup de crosse dans la canne de mon vieil ami Michel, qu'il l'envoya là-bas, tenez là-bas, près de la poudrière.
En même temps il ordonna six jours de salle de police pour le factionnaire qui avait laissé entrer un bourgeois.
Sedaine comprit bien qu'il fallait s'en aller; il ramassa paisiblement sa canne, et, en sortant du côté du bois, il me dit:
«Je t'assure, Mathurin, que je conterai tout ceci à la Reine.»
CHAPITRE IX
UNE SÉANCE
Ma petite Pierrette était une belle petite fille, d'un caractère décidé, calme et honnête. Elle ne se déconcertait pas trop facilement, et depuis qu'elle avait parlé à la Reine, elle ne se laissait plus aisément faire la leçon; elle savait bien dire à monsieur le curé et à sa bonne qu'elle voulait épouser Mathurin, et elle se levait la nuit pour travailler à son trousseau, tout comme si je n'avais pas été mis à la porte pour longtemps, sinon pour toute ma vie.
Un jour (c'était le lundi de Pâques, elle s'en était toujours souvenue, la pauvre Pierrette, et me l'a raconté souvent), un jour donc qu'elle était assise devant la porte de monsieur le curé travaillant et chantant comme si de rien n'était, elle vit arriver vite, vite, un beau carrosse dont les six chevaux trottaient dans l'avenue, d'un train merveilleux, montés par deux petits postillons poudrés et roses, très jolis et si petits qu'on ne voyait de loin que leurs grosses bottes à l'écuyère. Ils portaient de gros bouquets à leur jabot, et les chevaux portaient aussi de gros bouquets sur l'oreille.
Ne voilà-t-il pas que l'écuyer qui courait en avant des chevaux s'arrêta précisément devant la porte de monsieur le curé, où la voiture eut la bonté de s'arrêter aussi et daigna s'ouvrir toute grande. Il n'y avait personne dedans. Comme Pierrette regardait avec de grands yeux, l'écuyer ôta son chapeau très poliment et la pria de vouloir bien monter en carrosse.
Vous croyez peut-être que Pierrette fit des façons? Point du tout; elle avait trop de bon sens pour cela. Elle ôta simplement ses deux sabots, qu'elle laissa sur le pas de la porte, mit ses souliers à boucles d'argent, ploya proprement son ouvrage, et monta dans le carrosse en s'appuyant sur le bras du valet de pied, comme si elle n'eût fait autre chose de sa vie, parce que, depuis qu'elle avait changé de robe avec la Reine, elle ne doutait plus de rien.
Elle m'a dit souvent qu'elle avait eu deux grandes frayeurs dans la voiture: la première, parce qu'on allait si vite que les arbres de l'avenue de Montreuil lui paraissaient courir comme des fous l'un après l'autre; la seconde, parce qu'il lui semblait qu'en s'asseyant sur les coussins blancs du carrosse, elle y laisserait une tache bleue et jaune de la couleur de son jupon. Elle le releva dans ses poches, et se tint toute droite au bord du coussin, nullement tourmentée de son aventure et devinant bien qu'en pareille circonstance, il est bon de faire ce que tout le monde veut, franchement et sans hésiter.
D'après ce sentiment juste de sa position que lui donnait une nature heureuse, douce et disposée au bien et au vrai en toute chose, elle se laissa parfaitement donner le bras par l'écuyer et conduire à Trianon, dans les appartements dorés, où seulement elle eut soin de marcher sur la pointe du pied, par égard pour les parquets de bois de citron et de bois des Indes qu'elle craignait de rayer avec ses clous.
Quand elle entra dans la dernière chambre, elle entendit un petit rire joyeux de deux voix très douces, et qui l'intimida bien un peu et lui fit battre le coeur assez vivement; mais, en entrant, elle se trouva rassurée tout de suite: ce n'était que son amie la Reine.
Madame de Lamballe était avec elle, mais assise dans une embrasure de fenêtre et établie devant un pupitre de peintre en miniature. Sur le tapis vert du pupitre, un ivoire tout préparé; près de l'ivoire des pinceaux; près des pinceaux, un verre d'eau.
—«Ah! la voilà,» dit la Reine d'un air de fête, et elle courut lui prendre les deux mains.
«Comme elle est fraîche, comme elle est jolie! Le joli petit modèle que cela fait pour vous! Allons, ne la manquez pas, madame de Lamballe! Mets-toi là, mon enfant.»
Et la belle Marie-Antoinette la fit asseoir de force sur une chaise. Pierrette était tout à fait interdite, et sa chaise si haute que ses petits pieds pendaient et se balançaient.
* * * * *
—«Mais voyez donc comme elle se tient bien, continuait la Reine, elle ne se fait pas dire deux fois ce que l'on veut; je gage qu'elle a de l'esprit. Tiens-toi droite, mon enfant, et écoute-moi. Il va venir deux messieurs ici. Que tu les connaisses ou non, cela ne fait rien, et cela ne te regarde pas. Tu feras tout ce qu'ils te diront de faire. Je sais que tu chantes, tu chanteras. Quand ils te diront d'entrer et de sortir, d'aller et de venir, tu entreras, tu sortiras, tu iras, tu viendras, bien exactement, entends-tu? Tout cela c'est pour ton bien. Madame et moi nous les aiderons à t'enseigner quelque chose que je sais bien, et nous ne te demandons pour nos peines que de poser tous les jours une heure devant madame; cela ne t'afflige pas trop fort, n'est-ce pas?»
Pierrette ne répondait qu'en rougissant et en pâlissant à chaque parole; mais elle était si contente qu'elle aurait voulu embrasser la petite Reine comme sa camarade.
Comme elle posait, les yeux tournés vers la porte, elle vit entrer deux hommes, l'un gros et l'autre grand. Comme elle vit le grand, elle ne put s'empêcher de crier:
—«Tiens! c'est…»
Mais elle se mordit le doigt pour se faire taire.
—«Eh bien, comment la trouvez-vous, messieurs? dit la Reine; me suis-je trompée?
—N'est-ce pas que c'est Rose même? dit Sedaine.
—Une seule note, madame, dit le plus gros des deux, et je saurai si c'est la Rose de Monsigny, comme elle est celle de Sedaine.
—Voyons, ma petite, répétez cette gamme, dit Grétry en chantant ut, ré, mi, fa, sol.»
Pierrette la répéta.
—«Elle a une voix divine, madame,» dit-il.
La Reine frappa des mains et sauta.
—«Elle gagnera sa dot,» dit-elle.
CHAPITRE X
UNE BELLE SOIRÉE
Ici l'honnête Adjudant goûta un peu de son petit verre d'absinthe, en nous engageant à l'imiter, et, après avoir essuyé sa moustache blanche avec un mouchoir rouge et l'avoir tournée un instant dans ses gros doigts, il poursuivit ainsi:
Si je savais faire des surprises, mon lieutenant, comme on en fait dans les livres, et faire attendre la fin d'une histoire en tenant la dragée haute aux auditeurs, et puis la faire goûter du bout des lèvres, et puis la relever, et puis la donner tout entière à manger, je trouverais une manière nouvelle de vous dire la suite de ceci; mais je vais de fil en aiguille, tout simplement comme a été ma vie de jour en jour, et je vous dirai que depuis le jour où mon pauvre Michel était venu me voir ici à Vincennes, et m'avait trouvé dans la position du premier rang, je maigris d'une manière ridicule, parce que je n'entendis plus parler de notre petite famille de Montreuil, et que je vins à penser que Pierrette m'avait oublié tout à fait. Le régiment d'Auvergne était à Orléans depuis trois mois, et le mal du pays commençait à m'y prendre. Je jaunissais à vue d'oeil et je ne pouvais plus soutenir mon fusil. Mes camarades commençaient à me prendre en grand mépris, comme on prend ici toute maladie, vous le savez.
Il y en avait qui me dédaignaient parce qu'ils me croyaient très malade, d'autres parce qu'ils soutenaient que je faisais semblant de l'être, et, dans ce dernier cas, il ne me restait d'autre parti que de mourir pour prouver que je disais vrai, ne pouvant pas me rétablir tout à coup ni être assez mal pour me coucher; fâcheuse position.
Un jour un officier de ma compagnie vint me trouver, et me dit:
«Mathurin, toi qui sais lire, lis un peu cela.»
Et il me conduisit sur la place de Jeanne d'Arc, place qui m'est chère, où je lus une grande affiche de spectacle sur laquelle on avait imprimé ceci:
PAR ORDRE:
«Lundi prochain, représentation extraordinaire d'IRÈNE, pièce nouvelle de M. DE VOLTAIRE, et de ROSE ET COLAS, par M. SEDAINE, musique de M. DE MONSIGNY, au bénéfice de mademoiselle Colombe, célèbre cantatrice de la Comédie-Italienne, laquelle paraîtra dans la seconde pièce. SA MAJESTÉ LA REINE a daigné promettre qu'elle honorerait le spectacle de sa présence.»
—«Eh bien, dis-je, mon capitaine, qu'est-ce que cela peut me faire, ça?
—Tu es un bon sujet, me dit-il, tu es beau garçon; je te ferai poudrer et friser pour te donner un peu meilleur air, et tu seras placé en faction à la porte de la loge de la Reine.»
Ce qui fut dit fut fait. L'heure du spectacle venue, me voilà dans le corridor, en grande tenue du régiment d'Auvergne, sur un tapis bleu, au milieu des guirlandes de fleurs en festons qu'on avait disposées partout, et des lis épanouis, sur chaque marche des escaliers du théâtre. Le directeur courait de tous côtés avec un air tout joyeux et agité. C'était un petit homme gros et rouge, vêtu d'un habit de soie bleu de ciel, avec un jabot florissant et faisant la roue. Il s'agitait en tous sens, et ne cessait de se mettre à la fenêtre en disant:
«Ceci est de la livrée de madame la duchesse de Montmorency; ceci, le coureur de M. le duc de Lauzun; M. le prince de Guéménée vient d'arriver; M. de Lambesc vient après. Vous avez vu? vous savez? Qu'elle est bonne, la Reine! Que la Reine est bonne!»
Il passait et repassait effaré, cherchant Grétry, et le rencontra nez à nez dans le corridor précisément en face de moi.
—«Dites-moi, monsieur Grétry, mon cher monsieur Grétry, dites-moi, je vous en supplie, s'il ne m'est pas possible de parler à cette célèbre cantatrice que vous m'amenez. Certainement il n'est pas permis à un ignare et non lettré comme moi d'élever le plus léger doute sur son talent, mais encore voudrais-je bien apprendre de vous qu'il n'y a pas à craindre que la Reine ne soit mécontente. On n'a pas répété.
—Hé! hé! répondit Grétry d'un air de persiflage, il m'est impossible de vous répondre là-dessus, mon cher monsieur; ce que je puis vous assurer, c'est que vous ne la verrez pas. Une actrice comme celle-là, monsieur, c'est une enfant gâtée. Mais vous la verrez quand elle entrera en scène. D'ailleurs, quand ce serait une autre que mademoiselle Colombe, qu'est-ce que cela vous fait?
—Comment, monsieur, moi, directeur du théâtre d'Orléans, je n'aurais pas le droit?… reprit-il en se gonflant les joues.
—Aucun droit, mon brave directeur, dit Grétry. Eh! comment se fait-il que vous doutiez un moment d'un talent dont Sedaine et moi avons répondu,» poursuivit-il avec plus de sérieux.
Je fus bien aise d'entendre ce nom cité avec autorité, et je prêtai plus d'attention.
Le directeur, en homme qui savait son métier, voulut profiter de la circonstance.
—«Mais on me compte donc pour rien? disait-il; mais de quoi ai-je l'air? J'ai prêté mon théâtre avec un plaisir infini, trop heureux de voir l'auguste princesse qui…
—À propos, dit Grétry, vous savez que je suis chargé de vous annoncer que ce soir la Reine vous fera remettre une somme égale à la moitié de la recette générale.»
Le directeur saluait avec une inclination profonde en reculant toujours, ce qui prouvait le plaisir que lui causait cette nouvelle.
—«Fi donc! monsieur, fi donc! je ne parle pas de cela, malgré le respect avec lequel je recevrai cette faveur; mais vous ne m'avez rien fait espérer qui vînt de votre génie, et…
—Vous savez aussi qu'il est question de vous pour diriger la
Comédie-Italienne à Paris?
—Ah! monsieur Grétry…
—On ne parle que de votre mérite à la cour; tout le monde vous y aime beaucoup, et c'est pour cela que la Reine a voulu voir votre théâtre. Un directeur est l'âme de tout; de lui vient le génie des auteurs, celui des compositeurs, des acteurs, des décorateurs, des dessinateurs, des allumeurs et des balayeurs; c'est le principe et la fin de tout; la Reine le sait bien. Vous avez triplé vos places, j'espère?
—Mieux que cela, monsieur Grétry, elles sont à un louis; je ne pouvais pas manquer de respect à la cour au point de les mettre à moins.»
En ce moment même tout retentit d'un grand bruit de chevaux et de grands cris de joie, et la Reine entra si vite, que j'eus à peine le temps de présenter les armes, ainsi que la sentinelle placée devant moi. De beaux seigneurs parfumés la suivaient, et une jeune femme, que je reconnus pour celle qui l'accompagnait à Montreuil.
Le spectacle commença tout de suite. Le Kain et cinq autres acteurs de la Comédie-Française étaient venus jouer la tragédie d'Irène, et je m'aperçus que cette tragédie allait toujours son train, parce que la Reine parlait et riait tout le temps qu'elle dura. On n'applaudissait pas, par respect pour elle, comme c'est l'usage encore, je crois, à la cour. Mais quand vint l'opéra-comique, elle ne dit plus rien, et personne ne souffla dans sa loge.
Tout d'un coup j'entendis une grande voix de femme qui s'élevait de la scène, et qui me remua les entrailles; je tremblai, et je fus forcé de m'appuyer sur mon fusil. Il n'y avait qu'une voix comme celle-là dans le monde, une voix venant du coeur, et résonnant dans la poitrine comme une harpe, une voix de passion.
J'écoutai, en appliquant mon oreille contre la porte, et à travers le rideau de gaze de la petite lucarne de la loge, j'entrevis les comédiens et la pièce qu'ils jouaient; il y avait une petite personne qui chantait:
Il était un oiseau gris
Comme un' souris,
Qui, pour loger ses petits,
Fit un p'tit
Nid.
Et disait à son amant:
Aimez-moi, aimez-moi, mon p'tit roi.
Et, comme il était assis sur la fenêtre, elle avait peur que son père endormi ne se réveillât et ne vît Colas; et elle changeait le refrain de sa chanson, et elle disait:
Ah! r'montez vos jambes, car on les voit.
J'eus un frisson extraordinaire par tout le corps quand je vis à quel point cette Rose ressemblait à Pierrette; c'était sa taille, c'était son même habit, son fourreau rouge et bleu, son jupon blanc, son petit air délibéré et naïf, sa jambe si bien faite, et ses petits souliers à boucles d'argent avec ses bas rouge et bleu.
—«Mon Dieu, me disais-je, comme il faut que ces actrices soient habiles pour prendre ainsi tout de suite l'air des autres! Voilà cette fameuse mademoiselle Colombe, qui loge dans un bel hôtel, qui est venue ici en poste, qui a plusieurs laquais, et qui va dans Paris vêtue comme une duchesse, et elle ressemble autant que cela à Pierrette! mais on voit bien tout de même que ce n'est pas elle. Ma pauvre Pierrette ne chantait pas si bien, quoique sa voix soit au moins aussi jolie.»
Je ne pouvais pas cependant cesser de regarder à travers la glace, et j'y restai jusqu'au moment où l'on me poussa brusquement la porte sur le visage. La Reine avait trop chaud, et voulait que sa loge fût ouverte. J'entendis sa voix; elle parlait vite et haut:
«Je suis bien contente, le Roi s'amusera bien de notre aventure.
Monsieur le premier gentilhomme de la chambre peut dire à mademoiselle
Colombe qu'elle ne se repentira pas de m'avoir laissé faire les honneurs
de son nom. Oh! que cela m'amuse!
—Ma chère princesse, disait-elle à madame de Lamballe, nous avons attrapé tout le monde ici… Tout ce qui est là fait une bonne action sans s'en douter. Voilà ceux de la bonne ville d'Orléans enchantés de la grande cantatrice, et toute la cour qui voudrait l'applaudir. Oui, oui, applaudissons.»
En même temps elle donna le signal des applaudissements, et toute la salle, ayant les mains déchaînées, ne laissa plus passer un mot de Rose sans l'applaudir à tout rompre. La charmante Reine était ravie.
—«C'est ici, dit-elle à M. de Biron, qu'il y a trois mille amoureux; mais ils le sont de Rose et non de moi, cette fois.»
La pièce finissait et les femmes en étaient à jeter leurs bouquets sur
Rose.
—«Et le véritable amoureux, où est-il donc?» dit la Reine à M. le duc de Lauzun. Il sortit de la loge et fit signe à mon capitaine, qui rôdait dans le corridor.
Le tremblement me reprit; je sentais qu'il allait m'arriver quelque chose, sans oser le prévoir ou le comprendre, ou seulement y penser.
Mon capitaine salua profondément et parla bas à M. de Lauzun. La Reine me regarda; je m'appuyai sur le mur pour ne pas tomber. On montait l'escalier, et je vis Michel Sedaine suivi de Grétry et du directeur important et sot; ils conduisaient Pierrette, la vraie Pierrette, ma Pierrette à moi, ma soeur, ma femme, ma Pierrette de Montreuil.
Le directeur cria de loin: «Voici une belle soirée de dix-huit mille francs!»
La Reine se retourna, et, parlant hors de sa loge d'un air tout à la fois plein de franche gaîté et d'une bienfaisante finesse, elle prit la main de Pierrette:
«Viens, mon enfant, dit-elle, il n'y a pas d'autre état qui fasse gagner sa dot en une heure de temps sans péché. Je reconduirai demain mon élève à M. le curé de Montreuil, qui nous absoudra toutes les deux, j'espère. Il te pardonnera bien d'avoir joué la comédie une fois dans ta vie, c'est le moins que puisse faire une femme honnête.»
Ensuite elle me salua.
Me saluer! moi, qui étais plus d'à moitié mort, quelle cruauté!
—«J'espère, dit-elle, que M. Mathurin voudra bien accepter à présent la fortune de Pierrette; je n'y ajoute rien, elle l'a gagnée elle-même.»
CHAPITRE XI
FIN DE L'HISTOIRE DE L'ADJUDANT
Ici le bon Adjudant se leva pour prendre le portrait, qu'il nous fit passer encore une fois de main en main.
—La voilà, disait-il, dans le même costume, ce bavolet et ce mouchoir au cou; la voilà telle que voulut bien la peindre madame la princesse de Lamballe. C'est ta mère, mon enfant, disait-il à la belle personne qu'il avait près de lui sur son genou; elle ne joua plus la comédie, car elle ne put jamais savoir que ce rôle de Rose et Colas, enseigné par la Reine.
Il était ému. Sa vieille moustache blanche tremblait un peu, et il y avait une larme dessus.
—Voilà une enfant qui a tué sa pauvre mère en naissant, ajouta-t-il; il faut bien l'aimer pour lui pardonner cela; mais enfin tout ne nous est pas donné à la fois. Ç'aurait été trop, apparemment, pour moi, puisque la Providence ne l'a pas voulu. J'ai roulé depuis avec les canons de la République et de l'Empire, et je peux dire que, de Marengo à la Moscowa, j'ai vu de bien belles affaires; mais je n'ai pas eu de plus beau jour dans ma vie que celui que je vous ai raconté là. Celui où je suis entré dans la Garde Royale a été aussi un des meilleurs. J'ai repris avec tant de joie la cocarde blanche que j'avais dans le Royal-Auvergne! Et aussi, mon lieutenant, je tiens à faire mon devoir, comme vous l'avez vu. Je crois que je mourrais de honte, si, demain à l'inspection, il me manquait une gargousse seulement; et je crois qu'on a pris un baril au dernier exercice à feu, pour les cartouches de l'infanterie. J'aurais presque envie d'y aller voir, si ce n'était la défense d'y entrer avec des lumières.
Nous le priâmes de se reposer et de rester avec ses enfants, qui le détournèrent de son projet; et, en achevant son petit verre, il nous dit encore quelques traits indifférents de sa vie: il n'avait pas eu d'avancement parce qu'il avait toujours trop aimé les corps d'élite et s'était trop attaché à son régiment. Canonnier dans la Garde des consuls, sergent dans la Garde Impériale, lui avaient toujours paru de plus hauts grades qu'officier de la ligne. J'ai vu beaucoup de grognards pareils. Au reste, tout ce qu'un soldat peut avoir de dignités, il l'avait: fusil d'honneur à capucines d'argent, croix d'honneur pensionnée, et surtout beaux et nobles états de service, où la colonne des actions d'éclat était pleine. C'était ce qu'il ne racontait pas.
Il était deux heures du matin. Nous fîmes cesser la veillée en nous levant et en serrant cordialement la main de ce brave homme, et nous le laissâmes heureux des émotions de sa vie, qu'il avait renouvelées dans son âme honnête et bonne.
—«Combien de fois, dis-je, ce vieux soldat vaut-il mieux avec sa résignation, que nous autres, jeunes officiers, avec nos ambitions folles!» Cela nous donna à penser.
—«Oui, je crois bien, continuai-je, en passant le petit pont qui fut levé après nous; je crois que ce qu'il y a de plus pur dans nos temps, c'est l'âme d'un soldat pareil, scrupuleux sur son honneur et le croyant souillé par la moindre tache d'indiscipline ou de négligence; sans ambition, sans vanité, sans luxe, toujours esclave et toujours fier et content de sa Servitude, n'ayant de cher dans sa vie qu'un souvenir de reconnaissance.
—Et croyant que la Providence a les yeux sur lui!» me dit Timoléon, d'un air profondément frappé et me quittant pour se retirer chez lui.
CHAPITRE XII
LE RÉVEIL
Il y avait une heure que je dormais; il était quatre heures du matin; c'était le 17 août, je ne l'ai pas oublié. Tout à coup mes deux fenêtres s'ouvrirent à la fois, et toutes leurs vitres cassées tombèrent dans ma chambre avec un petit bruit argentin fort joli à entendre. J'ouvris les yeux, et je vis une fumée blanche qui entrait doucement chez moi et venait jusqu'à mon lit en formant mille couronnes. Je me mis à la considérer avec des regards un peu surpris, et je la reconnus aussi vite à sa couleur qu'à son odeur. Je courus à la fenêtre. Le jour commençait à poindre et éclairait de lueurs tendres tout ce vieux château immobile et silencieux encore, et qui semblait dans la stupeur du premier coup qu'il venait de recevoir. Je n'y vis rien remuer. Seulement le vieux grenadier placé sur le rempart, et enfermé là au verrou, selon l'usage, se promenait très vite, l'arme au bras, en regardant du côté des cours. Il allait comme un lion dans sa cage.
Tout se taisant encore, je commençais à croire qu'un essai d'armes fait dans les fossés avait été cause de cette commotion, lorsqu'une explosion plus violente se fit entendre. Je vis naître en même temps un soleil qui n'était pas celui du ciel, et qui se levait sur la dernière tour du côté du bois. Ses rayons étaient rouges, et, à l'extrémité de chacun d'eux, il y avait un obus qui éclatait; devant eux un brouillard de poudre. Cette fois le donjon, les casernes, les tours, les remparts, les villages et les bois tremblèrent et parurent glisser de gauche à droite, et revenir comme un tiroir ouvert et refermé sur-le-champ. Je compris en ce moment les tremblements de terre. Un cliquetis pareil à celui que feraient toutes les porcelaines de Sèvres jetées par la fenêtre, me fit parfaitement comprendre que de tous les vitraux de la chapelle, de toutes les glaces du château, de toutes les vitres des casernes et du bourg, il ne restait pas un morceau de verre attaché au mastic. La fumée blanche se dissipa en petites couronnes.
—«La poudre est très bonne quand elle fait des couronnes comme celles-là, me dit Timoléon, en entrant tout habillé et armé dans ma chambre.
—Il me semble, dis-je, que nous sautons.
—Je ne dis pas le contraire, me répondit-il froidement. Il n'y a rien à faire jusqu'à présent.»
En trois minutes je fus comme lui habillé et armé, et nous regardâmes en silence le silencieux château.
Tout d'un coup vingt tambours battirent la générale; les murailles sortaient de leur stupeur et de leur impassibilité et appelaient à leur secours. Les bras du pont-levis commencèrent à s'abaisser lentement et descendirent leurs pesantes chaînes sur l'autre bord du fossé; c'était pour faire entrer les officiers et sortir les habitants. Nous courûmes à la herse: elle s'ouvrait pour recevoir les forts et rejeter les faibles.
Un singulier spectacle nous frappa: toutes les femmes se pressaient à la porte, et en même temps tous les chevaux de la garnison. Par un juste instinct du danger, ils avaient rompu leurs licols à l'écurie ou renversé leurs cavaliers, et attendaient en piaffant que la campagne leur fût ouverte. Ils couraient par les cours, à travers les troupeaux de femmes, hennissant avec épouvante, la crinière hérissée, les narines ouvertes, les yeux rouges, se dressant debout contre les murs, respirant la poudre, et cachant dans le sable leurs naseaux brûlés.
Une jeune et belle personne, roulée dans les draps de son lit, suivie de sa mère à demi vêtue et portée par un soldat, sortit la première, et toute la foule suivit. Dans ce moment cela me parut une précaution bien inutile, la terre n'était sûre qu'à six lieues de là.
Nous entrâmes en courant, ainsi que tous les officiers logés dans le bourg. La première chose qui me frappa fut la contenance calme de nos vieux grenadiers de la garde, placés au poste d'entrée. L'arme au pied, appuyés sur cette arme, ils regardaient du côté de la poudrière en connaisseurs, mais sans dire un mot ni quitter l'attitude prescrite, la main sur la bretelle du fusil. Mon ami Ernest d'Hanache les commandait; il nous salua avec le sourire à la Henri IV qui lui était naturel; je lui donnai la main. Il ne devait perdre la vie que dans la dernière Vendée, où il vient de mourir noblement. Tous ceux que je nomme dans ces souvenirs encore récents sont déjà morts.
En courant, je heurtai quelque chose qui faillit me faire tomber: c'était un pied humain. Je ne pus m'empêcher de m'arrêter à le regarder.
—«Voilà comme votre pied sera tout à l'heure,» me dit un officier en passant et en riant de tout son coeur.
Rien n'indiquait que ce pied eût jamais été chaussé. Il était comme embaumé et conservé à la manière des momies; brisé à deux pouces au-dessus de la cheville, comme les pieds de statues en étude dans les ateliers; poli, veiné comme du marbre noir, et n'ayant de rose que les ongles. Je n'avais pas le temps de le dessiner: je continuai ma course jusqu'à la dernière cour, devant les casernes.
Là nous attendaient nos soldats. Dans leur première surprise, ils avaient cru le château attaqué, ils s'étaient jetés du lit au râtelier d'armes et s'étaient réunis dans la cour, la plupart en chemise avec leur fusil au bras. Presque tous avaient les pieds ensanglantés et coupés par le verre brisé. Ils restaient muets et sans action devant un ennemi qui n'était pas un homme, et virent avec joie arriver leurs officiers.
Pour nous, ce fut au cratère même du volcan que nous courûmes. Il fumait encore, et une troisième éruption était imminente.
La petite tour de la poudrière était éventrée, et, par ses flancs ouverts, on voyait une lente fumée s'élever en tournant.
Toute la poudre de la tourelle était-elle brûlée? en restait-il assez pour nous enlever tous? C'était la question. Mais il y en avait une autre qui n'était pas incertaine, c'est que tous les caissons de l'artillerie, chargés et entr'ouverts dans la cour voisine, sauteraient si une étincelle y arrivait, et que le donjon renfermant quatre cents milliers de poudre à canon, Vincennes, son bois, sa ville, sa campagne, et une partie du faubourg Saint-Antoine, devaient faire jaillir ensemble les pierres, les branches, la terre, les toits et les têtes humaines les mieux attachées.
Le meilleur auxiliaire que puisse trouver la discipline, c'est le danger. Quand tous sont exposés, chacun se tait et se cramponne au premier homme qui donne un ordre ou un exemple salutaire.
Le premier qui se jeta sur les caissons fut Timoléon. Son air sérieux et contenu n'abandonnait pas son visage; mais avec une agilité qui me surprit, il se précipita sur une roue près de s'enflammer. À défaut d'eau, il l'éteignit en l'étouffant avec son habit, ses mains, sa poitrine qu'il y appuyait. On le crut d'abord perdu; mais, en l'aidant, nous trouvâmes la roue noircie et éteinte, son habit brûlé, sa main gauche un peu poudrée de noir; du reste, toute sa personne intacte et tranquille. En un moment tous les caissons furent arrachés de la cour dangereuse et conduits hors du fort, dans la plaine du polygone. Chaque canonnier, chaque soldat, chaque officier s'attelait, tirait, roulait, poussait les redoutables chariots, des mains, des pieds, des épaules et du front.
Les pompes inondèrent la petite poudrière par la noire ouverture de sa poitrine; elle était fendue de tous les côtés, elle se balança deux fois en avant et en arrière, puis ouvrit ses flancs comme l'écorce d'un grand arbre, et, tombant à la renverse, découvrit une sorte de four noir et fumant où rien n'avait forme reconnaissable, où toute arme, tout projectile était réduit en poussière rougeâtre et grise, délayée dans une eau bouillante; sorte de lave où le sang, le fer et le feu s'étaient confondus en mortier vivant, et qui s'écoula dans les cours en brûlant l'herbe sur son passage. C'était la fin du danger; restait à se reconnaître et à se compter.
—«On a dû entendre cela de Paris, me dit Timoléon en me serrant la main; je vais lui écrire pour la rassurer. Il n'y a plus rien à faire ici.»
Il ne parla plus à personne et retourna dans notre petite maison blanche, aux volets verts comme s'il fût revenu de la chasse.
CHAPITRE XIII
UN DESSIN AU CRAYON
Quand les périls sont passés, on les mesure et on les trouve grands. On s'étonne de sa fortune; on pâlit de la peur qu'on aurait pu avoir; on s'applaudit de ne s'être laissé surprendre à aucune faiblesse, et l'on sent une sorte d'effroi réfléchi et calculé auquel on n'avait pas songé dans l'action.
La poudre fait des prodiges incalculables, comme ceux de la foudre.
L'explosion avait fait des miracles, non pas de force, mais d'adresse. Elle paraissait avoir mesuré ses coups et choisi son but. Elle avait joué avec nous; elle nous avait dit: «J'enlèverai celui-ci, mais non ceux-là qui sont auprès.» Elle avait arraché de terre une arcade de pierres de taille, et l'avait envoyée tout entière avec sa forme sur le gazon, dans les champs, se coucher comme une ruine noircie par le temps. Elle avait enfoncé trois bombes à six pieds sous terre, broyé des pavés sous des boulets, brisé un canon de bronze par le milieu, jeté dans toutes les chambres toutes les fenêtres et toutes les portes, enlevé sur les toits les volets de la grande poudrière, sans un grain de sa poudre; elle avait roulé dix grosses bornes de pierre comme les pions d'un échiquier renversé; elle avait cassé les chaînes de fer qui les liaient, comme on casse des fils de soie, et en avait tordu les anneaux comme on tord le chanvre; elle avait labouré sa cour avec les affûts brisés, et incrusté dans les pierres les pyramides de boulets, et, sous le canon le plus prochain de la poudrière détruite, elle avait laissé vivre la poule blanche que nous avions remarquée la veille. Quand cette poule sortit paisiblement avec ses petits, les cris de joie de nos bons soldats l'accueillirent comme une ancienne amie, et ils se mirent à la caresser avec l'insouciance des enfants.
Elle tournait en coquetant, rassemblant ses petits et portant toujours son aigrette rouge et son collier d'argent. Elle avait l'air d'attendre le maître qui lui donnait à manger, et courait tout effarée entre nos jambes, entourée de ses poussins. En la suivant, nous arrivâmes à quelque chose d'horrible.
Au pied de la chapelle étaient couchées la tête et la poitrine du pauvre Adjudant, sans corps et sans bras. Le pied que j'avais heurté avec mon pied en arrivant, c'était le sien. Ce malheureux, sans doute, n'avait pas résisté au désir de visiter encore ses barils de poudre et de compter ses obus, et, soit le fer de ses bottes, soit un caillou roulé, quelque chose, quelque mouvement avait tout enflammé.
Comme la pierre d'une fronde, sa tête avait été lancée avec sa poitrine sur le mur de l'église, à soixante pieds d'élévation, et la poudre dont ce buste effroyable était imprégné avait gravé sa forme en traits durables sur la muraille au pied de laquelle il retomba. Nous le contemplâmes longtemps, et personne ne dit un mot de commisération. Peut-être parce que le plaindre eût été se prendre soi-même en pitié pour avoir couru le même danger. Le chirurgien-major, seulement, dit: «Il n'a pas souffert.»
Pour moi, il me semble qu'il souffrait encore; mais, malgré cela, moitié par une curiosité invincible, moitié par bravade d'officier, je le dessinai.
Les choses se passent ainsi dans une société d'où la sensibilité est retranchée. C'est un des côtés mauvais du métier des armes que cet excès de force où l'on prétend toujours guinder son caractère. On s'exerce à durcir son coeur, on se cache de la pitié, de peur qu'elle ne ressemble à la faiblesse; on se fait effort pour dissimuler le sentiment divin de la compassion, sans songer qu'à force d'enfermer un bon sentiment on étouffe le prisonnier.
Je me sentis en ce moment très haïssable. Mon jeune coeur était gonflé du chagrin de cette mort, et je continuai pourtant avec une tranquillité obstinée le dessin que j'ai conservé, et qui tantôt m'a donné des remords de l'avoir fait, tantôt m'a rappelé le récit que je viens d'écrire et la vie modeste de ce brave soldat.
Cette noble tête n'était plus qu'un objet d'horreur, une sorte de tête de Méduse; sa couleur était celle du marbre noir; les cheveux hérissés, les sourcils relevés vers le haut du front, les yeux fermés, la bouche béante comme jetant un cri. On voyait, sculptée sur ce buste noir, l'épouvante des flammes subitement sorties de terre. On sentait qu'il avait eu le temps de cet effroi aussi rapide que la poudre, et peut-être le temps d'une incalculable souffrance.
—«A-t-il eu le temps de penser à la Providence?» me dit la voix paisible de Timoléon d'Arc… qui, par dessus mon épaule, me regardait dessiner avec un lorgnon.
En même temps un joyeux soldat, frais, rose et blond, se baissa pour prendre à ce tronc enfumé sa cravate de soie noire.
«Elle est encore bien bonne,» dit-il.
C'était un honnête garçon de ma compagnie, nommé Muguet, qui avait deux chevrons sur le bras, point de scrupule ni de mélancolie, et au demeurant le meilleur fils du monde. Cela rompit nos idées.
Un grand fracas de chevaux nous vint enfin distraire. C'était le Roi. Louis XVIII venait en calèche remercier sa garde de lui avoir conservé ses vieux soldats et son vieux château. Il considéra longtemps l'étrange lithographie de la muraille. Toutes les troupes étaient en bataille. Il éleva sa voix forte et claire pour demander au chef de bataillon quels officiers ou quels soldats s'étaient distingués.
—«Tout le monde a fait son devoir, sire!» répondit simplement M. de Fontanges, le plus chevaleresque et le plus aimable officier que j'aie connu, l'homme du monde qui m'a le mieux donné l'idée de ce que pouvaient être dans leurs manières le duc de Lauzun et le chevalier de Grammont.
Là-dessus, au lieu d'une croix d'honneur, le Roi ne tira de sa calèche que des rouleaux d'or qu'il donna à distribuer pour les soldats, et, traversant Vincennes, sortit par la porte du bois.
Les rangs étaient rompus, l'explosion oubliée; personne ne songea à être mécontent et ne crut avoir mieux mérité qu'un autre. Au fait, c'était un équipage sauvant son navire pour se sauver lui-même, voilà tout. Cependant j'ai vu depuis de moindres bravoures se faire mieux valoir.
Je pensai à la famille du pauvre Adjudant. Mais j'y pensai seul. En général, quand les princes passent quelque part, ils passent trop vite.