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XIII.

Simon débuta. Parquet lui avait réservé une belle affaire; il la lui avait gardée avec amour. C'était un beau crime à grand effet, avec passion, scènes tragiques, mystères, tout ce qui rend le spectacle de la cour d'assises si émouvant pour le peuple. Tout le monde s'étonna de voir que Parquet cédait le monopole de cette matière à succès à un enfant dont on n'espérait pas grand'chose, attendu son extérieur débile et ses manières réservées. La plupart des dilettanti de déclamation faillirent se retirer avec humeur. Simon fit un effort inouï sur le dégoût qu'il éprouvait à se mettre en évidence et sur la timidité naturelle à l'homme consciencieux. Il articula les premiers mots avec une angoisse inexprimable. Ses genoux se dérobaient sous lui; un nuage flottait autour de sa tête. Plusieurs fois il hésita à se rasseoir ou à s'enfuir. Il avait écrit sur une feuille volante de ses pièces, au moment de se lever: «Cet instant va décider de ma vie. S'il y a une lueur d'espoir, je vais la rallumer ou l'éteindre à jamais.» C'était à Fiamma qu'il pensait. La crise était arrivée; il allait faire un pas vers elle ou voir un abîme s'ouvrir entre eux. L'importance du succès n'était pas en rapport avec le tort irréparable de la défaite. Avec du talent, il avait une chance pour posséder cette femme; sans talent, il les avait toutes pour la perdre. Que de motifs de terreur et d'éblouissement!

Mais il avait mis sur son coeur le billet de Fiamma, les trois seuls mots qu'il possédait de son écriture. Il eut confiance en cette relique, et continua, quoique sa parole fut confuse et entrecoupée. Le bon Parquet, assis à ses côtés, était plus à plaindre encore que lui; il rougissait et pâlissait tour à tour. Il portait alternativement un regard d'anxiété sur Simon, comme pour le supplier d'avoir courage; puis, comme s'il eût craint d'avoir été aperçu, il reportait son regard terrible et menaçant sur les juges, pour défendre à leurs visages cette expression de pitié ou d'ironie qui condamne et décourage. Enfin, il se tournait de temps en temps vers le public, pour faire taire ses chuchotements et ses murmures d'un air à la fois imposant et paternel qui semblait dire: «Prenez patience, vous allez être satisfaits; c'est moi qui vous en réponds.»

Cette agonie ne fut pas longue, Simon eut bientôt pris le dessus. Sa taille se redressa et grandit peu à peu. Sa voix pure et grave prit de la force, sans perdre un reste d'émotion qui lui donnait plus de puissance encore. Son visage resta pâle et mélancolique; mais ses grands yeux noirs lancèrent des éclairs, et une majesté sublime entoura son front d'une invisible auréole. D'abord on s'étonna de la simplicité de ses paroles et de la sobriété de ses gestes, et on disait encore: Pas mal, lorsque Parquet murmurait déjà entre ses lèvres: Bien! bien! Mais bientôt la conviction passa dans tous les coeurs, et l'orateur s'empara de son auditoire au point que l'esprit s'abstint de le juger. Les fibres furent émues, les âmes subirent la loi d'obéissance sympathique qu'il est donné aux âmes supérieures de leur imposer. Ceux qui aimaient le plus la métaphore ampoulée pleurèrent comme les autres, et ne s'aperçurent pas que la métaphore manquait à son discours. Parquet, plus habitué à l'analyse, s'en aperçut, et ne s'étonna pas qu'on pût être grand par d'autres moyens que ceux qu'il avait estimés jusqu'alors. Il avait trop de sens pour ne pas le savoir depuis longtemps; mais il n'eût pas cru qu'un auditoire grossier pût se passer d'un peu de ce qu'il appelait la poudre aux yeux. De ce moment il se sentit supplanté, et la faiblesse de la nature lui fit éprouver un mouvement de chagrin; mais ce chagrin ne dura pas plus de temps qu'il n'en fallut pour prendre une large prise de tabac en fronçant un peu le sourcil. En secouant sur son rabat l'excédant de ce copieux chargement, le digne homme secoua les légers grains de misère humaine qui eussent pu obscurcir la sincérité de sa joie. Il fondit eh larmes en embrassant son filleul à la fin de l'audience, et en lui disant: «C'est fini, je ne plaide plus, et désormais c'est par toi que je triomphe.»

Ils avaient fait trois pas dans la rue, lorsque Parquet, s'arrêtant pour regarder une paysanne qui passait aussi vite que la foule pouvait le permettre, se dit comme à lui-même:

«Ouais! voilà une montagnarde qui a la main bien blanche!»

Simon se retourna précipitamment; il ne vit qu'une femme enveloppée d'une cape qui cachait entièrement son visage, parce que d'une main elle la tenait abaissée comme pour défendre une vue faible de l'éclat du soleil. Cette main était si belle et cette démarche si alerte que Simon ne put s'y tromper. C'était Fiamma. Il eut bien de la peine à s'empêcher de courir après elle.

«Gardez-vous-en bien, lui dit Parquet: ce serait une indiscrétion. Puisqu'on se déguise, c'est qu'on ne veut pas que vous sachiez qu'on était là. D'ailleurs, peut-être nous sommes-nous trompés!

—Ce n'est pas moi qu'elle peut tromper en se déguisant, dit Simon. N'ai-je pas reconnu ces deux raies bleues au poignet, reste des cruautés du bec d'Italia?…

—Oh! l'oeil de l'amant! dit Parquet. Eh bien! Simon, qu'est-ce que je te disais? On t'aime, et tu as du talent; et un jour…

—Et un jour je me brûlerai la cervelle, répondit Simon en lui pressant vivement le bras, si je me laisse prendre à vos belles paroles. Mon ami, épargnez-moi, dans ce moment surtout, où je n'ai pas bien ma tête, et où je ne me soutiens plus qu'avec peine…

—Appuie-toi sur moi, lui dit Parquet, tâchons de rejoindre ta mère dans cette foule, et viens avec moi boire du bishoff à la maison. Je n'y manque jamais après avoir plaidé, et je m'en trouve bien: d'ailleurs je ne serai pas fâché d'en boire moi-même; j'ai sué, tremblé et brûlé plus que toi en l'écoutant.»

Simon, n'osant aller encore à Fougères, écrivit à Fiamma pour la remercier des encouragements qu'elle lui avait donnés et auxquels il devait le bonheur de son début. Il était bien résolu à ne pas violer son voeu; mais néanmoins il lui échappa malgré lui des paroles passionnées et l'expression d'une vague espérance.

Fiamma le comprit et lui répondit une lettre fort affectueuse, mais plus réservée qu'il ne s'y était attendu. Elle semblait rétracter avec une extrême adresse le sens passionné que Simon eût pu donner aux trois mots de son premier billet; et lui faire entendre qu'il y aurait folie de sa part à prendre pour une déclaration d'amour cette parole écrite, ou plutôt criée du fond d'une âme fraternelle, en un moment de sainte sollicitude. En parlant succinctement du départ de son cousin, elle ne perdait pas l'occasion de parler de son aversion pour le mariage et de l'incapacité de son âme pour tout autre sentiment que l'amitié elle dévouement politique. Elle finissait en engageant Simon à lui écrire souvent, à lui rendre compte de toutes les actions et de toutes les émotions de sa vie, comme il avait coutume de le faire à Fougères; elle se liait par une promesse réciproque.

Simon ne fut pas aussi reconnaissant de cette lettre qu'il eût dû l'être; il eût accusé mademoiselle de Fougères d'un mouvement de hauteur, s'il n'eût rapporté au mystère de sa conduite, relativement au voeu de célibat, toutes les démarches qu'il ne comprenait pas bien; mais cette excuse ne lui était que plus cruelle, car ce mystère le tourmentait étrangement. Il avait entendu Parquet faire mille suppositions, dont la plus constante était celle d'un engagement pris en Italie, en raison d'un amour contrarié. Cependant, comme mademoiselle de Fougères ne parlait jamais de retourner dans son pays, quoiqu'elle fût majeure et libre de quitter son père ou de lui arracher son consentement, il était probable qu'il n'y avait plus pour elle aucun espoir de ce côté-là. C'était peut-être à un mort qu'elle conservait cette noble fidélité, que M. Parquet ne regardait cependant pas comme inviolable. Il encourageait donc Simon à garder l'espérance, et le pauvre enfant, quoique rongé par cette espérance dévorante, la conservait malgré lui, tout en niant qu'il l'eût jamais conçue.

Cependant les mois et les années s'écoulèrent sans apporter aucun changement dans leur situation respective, et l'espoir de Simon s'évanouit. Mademoiselle de Fougères se montra constamment la même: aussi bonne, aussi dévouée, aussi exclusivement occupée de lui; mais jamais il n'y eut plus dans ses lettres une parole équivoque, jamais dans ses manières une contradiction, si légère qu'elle fût, avec ses paroles. Sa vie fut toujours aussi solitaire, aussi calme au dehors, aussi orageuse au dedans. Lorsque le feu de la jeunesse tourmentait cette tête ardente, le grand air, le vent des montagnes, la chaleur du soleil, suffisaient à la rafraîchir ou à l'éteindre par la fatigue. Quelquefois elle se levait avant le jour, allait brider elle-même son cheval, et disparaissait avec lui jusqu'au soir. Jamais on ne la rencontra en aucune compagnie que ce fût. Deux pistolets d'arçon, dont elle se fût fort bien servie au besoin, et un grand chien-loup horriblement hargneux qu'elle s'adjoignit pour garde du corps, la mettaient à l'abri des hommes et des bêtes.

D'ailleurs, au bout d'un certain temps, elle avait inspiré assez d'estime et de respect pour être sûre de ne rencontrer nulle part d'hostilité insolente ou de trouver partout des défenseurs empressés. L'opinion, qui s'abuse souvent, mais qui s'éclaire toujours, redevint peu à peu équitable envers elle. Quoiqu'elle fît des libéralités fort strictes, eu égard à l'argent qu'on lui supposait disponible; quoique son maintien semblât toujours allier et son caractère incapable d'aucune concession à la force populaire, le peuple du village et des environs, émerveillé de la pureté de ses moeurs avec une vie si indépendante et une beauté si remarquable, la prit, sinon en grande amitié, du moins en grande considération. On lui demandait plus souvent des conseils que des aumônes, et on se laissait volontiers guider par elle dans les affaires délicates. M. Parquet prétendait qu'elle lui enlevait beaucoup de clientèles, à force de concilier des inimitiés et d'apaiser des ressentiments. La sagesse et l'équité semblaient être la base de son caractère et en exclure un peu la tendresse et l'enthousiasme.

Simon le pensait ainsi; Parquet, devant qui elle s'observait moins, en jugeait autrement. Souvent, lorsqu'ils parlaient d'elle ensemble, le jeune homme opinait que l'amour était une passion inconnue à Fiamma; Parquet secouait la tête.

—Qu'elle n'en ait pas pour toi, lui disait-il, je n'en répondrais pas; je ne sais plus à quoi m'en tenir à cet égard; mais qu'elle n'en ait jamais eu pour personne ou qu'elle ne soit jamais capable d'en avoir, c'est ce qu'on ne me persuadera pas aisément. Tu plaides mieux que moi, Féline, mais tu ne connais pas mieux le coeur humain. Sois sûr que j'ai surpris chez elle bien des contradictions: par exemple, un jour elle nous fit un grand discours pour nous prouver qu'il valait mieux soulager peu à peu le pauvre, et l'aider à sortir lui-même de sa misère, que de lui donner tout à coup le bien-être dont il ne ferait qu'abuser. Cela pouvait être fort juste, mais deux heures après je vis que cette modération n'était guère dans son caractère; car en passant devant la maison du pauvre Mion, et en le voyant entrer avec ses enfants sous sa misérable hutte, où l'on ne peut se tenir debout, elle s'écria avec chaleur: «O ciel! avec mille francs on donnerait à cette famille un logement sain, et cependant elle reste courbée sous ce hangar, à la porte d'un château!…» Je lui fis observer qu'elle pouvait bien disposer d'un billet de mille francs pour des malheureux; M. de Fougères m'avait encore dit la veille: «Engagez donc Fiamma à me demander tout ce qu'elle désire, et j'y souscrirai. Je ne me plains que de son excessive économie.» Fiamma alors changea de visage et me répondit d'un air étrange: «Parquet, vous devriez être habitué à cette vérité aussi ancienne que le monde: ne vous fiez pas à l'apparence.» Va, Simon, ajoutait Parquet, sois sûr qu'il y a là un mystère d'iniquité de la part de M. de Fougères. Simon lui renvoyait en riant cette phrase de cour d'assises et trouvait la supposition folle. Il était bien prouvé désormais pour tout le monde que M. de Fougères était un hypocrite de bonté, mais non de probité; un homme dur, égoïste, étroit d'idées et de sentiments, peureux et avare; mais il était impossible de trouver en lui assez d'étoffe pour en habiller le personnage du plus maigre scélérat.

Cependant, comme les gens heureux et faits pour l'être se lassent vite des investigations actives et s'accommodent de tout ce qui s'accommode à eux, M. Parquet finit par accepter mademoiselle de Fougères pour ce qu'elle voulait être, et il en vint même à conseiller à Simon de la regarder comme sa soeur et de ne plus songer à devenir son amant ou son époux. Simon s'efforça de s'habituer à cette conviction; mais il avait beau faire, la force de son amour l'écartait à chaque instant avec impatience. Trop fier pour vouloir être plaint, depuis longtemps il avait cessé d'avouer sa passion, et il la cachait désormais non-seulement à son ami, mais encore à sa mère. Jeanne n'en était pas dupe; on ne trompe pas une mère comme elle; mais elle respectait son courage, et seule peut-être contre tous elle ne désespérait pas de le voir récompensé.

Plusieurs partis se présentèrent inutilement pour mademoiselle de Fougères. Il en fut ainsi pour mademoiselle Parquet. Cette jeune personne montra, il est vrai, un peu d'hésitation chaque fois, et ne se prononça jamais, comme son amie, contre le mariage; mais, au fond du coeur, plus elle voyait et croyait voir Simon renoncer à son amour pour Fiamma, plus elle se flattait qu'il reconnaîtrait combien elle était elle-même un parti sortable, et offrant (à lui spécialement) toutes les garanties du bonheur et du bien-être. Elle garda aussi son secret, même avec Fiamma, ayant un peu de honte d'aimer un homme qui se montrait si peu empressé à l'obtenir, et craignant, en prenant un arbitre, de perdre la faible espérance qu'elle conservait encore.

L'amour ayant pris dans le coeur de Simon un caractère grave, constant, mélancolique, il continua ses débuts avec le plus grand succès. Il fut aidé à se faire connaître par l'abandon que lui fit M. Parquet de sa toque d'avocat. Se réservant les tracas lucratifs de l'étude, il lui fit plaider toutes les causes qu'il eût plaidées lui-même. Depuis longtemps il avait caressé cette espérance de se retirer du barreau en y laissant un successeur, digne de lui et créé par lui. Il avait mis là tout son orgueil, et il triomphait de ne pas laisser l'héritage de sa clientèle aux rivaux qui avaient osé lutter contre lui durant sa vie oratoire. Il se sentait trop vieux pour parler avec les mêmes avantages qu'autrefois. Ses dents l'abandonnaient; et il disait souvent qu'il avait bien fait d'imiter les grands comédiens, qui se retirent avant d'avoir perdu la faveur du public idolâtre. Simon s'acquitta, envers lui et malgré lui, des avances généreuses qu'il en avait reçues; mais, après avoir satisfait à ce devoir, il montra assez peu d'empressement à profiter de sa réputation et de sa force. Appelé au loin, il s'y traînait nonchalamment et plaidait en artiste plutôt qu'en praticien, c'est-à-dire selon que l'occasion lui semblait belle pour faire un grand acte du justice ou de talent, sans s'occuper beaucoup de ses profits personnels. Parquet le louait de sa générosité, mais il s'attachait à lui prouver qu'elle pouvait s'accommoder d'une volonté active et soutenue de faire fortune. Simon se voyait forcé de lui avouer que l'ambition était morte dans son coeur, qu'il n'aimait son métier que sous la face de l'art, et que peu lui importait l'avenir. Ses opinions politiques étaient pourtant toujours aussi prononcées et sa foi aussi ardente; mais il semblait ne plus s'attribuer la force de lui faire faire de grands progrès. Fiamma, qui l'étudiait attentivement dans les rares entrevues qu'elle avait avec lui et dans les nombreuses lettres qu'elle en recevait, comprit que l'amour était devenu chez lui un mal plutôt qu'un bien, et qu'il était nécessaire d'opérer en lui une révolution.

XIV.

Elle alla un jour frapper à la porte de M. de Fougères et pria son valet de chambre de lui dire qu'elle désirait lui parler, s'il en avait le temps, et qu'elle l'attendait dans son appartement; car elle n'entrait jamais dans celui de M. de Fougères, et, comme leurs occupations n'avaient rien de commun, ils passaient quelquefois plusieurs jours sous le même toit sans se voir. Un instant après qu'elle fut rentrée chez elle, M. de Fougères se présenta. Il avait dans les manières une aménité charmante depuis quelque temps; et comme il conservait cette bonne disposition avec elle, jusque dans le tête-à-tête, s'empressant à lui complaire et recherchant son approbation sur les choses les plus frivoles, elle avait lieu de penser qu'il avait quelque concession de principes à lui demander.

«Me voici, ma chère Fiamma, lui dit-il, et je suis d'autant plus content d'avoir été appelé par vous que j'avais moi-même à vous parler d'une affaire importante.

—Écouterai-je, monsieur, les ordres que vous avez à me donner, ou commencerai-je par vous présenter ma supplique?

—Pourquoi ne m'appelez vous pas votre père, Fiamma? Je suis affligé de la froideur de vos manières avec moi. Nous avons été longtemps sans nous connaître; mais aujourd'hui que nous avons lieu de nous estimer réciproquement, un peu d'affection ne viendra-t-elle pas de vous à moi?

—Je vous appellerai mon père si vous le désirez.» répondit Fiamma assez froidement; car, avoir le patelinage de ce préambule, elle craignait une tentative d'empiétement sur son indépendance et ne se livrait nullement à la flatterie. Elle entra tout de suite en matière et demanda, non la permission, mais l'approbation de se retirer dans un couvent. Fiamma avait alors vingt-cinq ans, et il était difficile de lui imposer d'autres lois que celles des convenances, celles de l'affection n'existant pas.

M. de Fougères montra un peu de malaise. «Certainement, ma chère fille, dit-il, je ne puis ni ne veux m'opposer à aucune de vos volontés; mais si, par tendresse et par raison, je puis obtenir de vous que vous n'exécutiez pas ce dessein, dans les circonstances où nous nous trouvons vis-à-vis l'un de l'autre…» Il s'arrêta avec embarras.

«Je vous avoue, monsieur, dit-elle, que j'ignore absolument ce qu'ont d'extraordinaire ces circonstances, et par conséquent ce qu'elles ont de commun avec le désir que je manifeste.

—En vérité, Fiamma, vous l'ignorez, et ce n'est pas en raison de ces circonstances que vous désirez vous éloigner de moi?

—Je vous le jure, monsieur.

—En ce cas, ma fille, que votre volonté soit faite. Seulement vous ne refuserez pas de sanctionner par votre présence l'acte qui va changer mon existence…» Ici le comte entra dans une apologie tourmentée et fatigante de sa conduite, durant laquelle il répéta plus de vingt fois: Non è vero, Fiamma? pour arriver au résultat difficile qui lui tenait à la gorge. Enfin il avoua, avec beaucoup de trouble et d'appréhension, qu'il était à la veille de se remarier.

«En vérité! s'écria Fiamma en tressaillant sur sa chaise. Eh bien! mon père, je vous approuve et même je vous remercie; vous ne pouviez m'apprendre une plus heureuse nouvelle, et la joie que j'en ressens est si vive que je ne sais comment l'exprimer.»

Le comte la regarda en face attentivement, et, voyant en effet la satisfaction briller sur son visage, il devint rêveur et lui dit en oubliant tout à fait son rôle:

«Mais pourquoi donc êtes-vous si réjouie, Fiamma? Je suis obligé de vous faire observer que les conséquences de ce mariage peuvent diminuer votre fortune considérablement, et que toute autre personne, dans votre position, m'en ferait peut-être un reproche. Il y a dans toutes vos pensées quelque chose d'inexplicable pour moi…»

Fiamma sourit. «Vous êtes habitué, monsieur, lui dit-elle, à mettre la richesse en tête des causes du bonheur. Je crois que vous avez raison, vivant de la vie d'action et de réalité. Quant à moi, habituée à me nourrir de rêveries et de contemplations, je ne fais aucun cas, votre seigneurie le sait, des biens temporels. (Ella lo sa! était une locution habituelle de Fiamma avec son père, équivalent au Non è vero? de celui-ci.) Destinée au célibat, continua-t-elle, j'ai toujours pensé avec regret que ces richesses si précieuses et si nécessaires aux hommes, acquises par vous avec tant de peines et de soucis, deviendraient stériles entre mes mains, et qu'il était bien regrettable que vous n'eussiez pas d'autres enfants que moi pour perpétuer votre nom et utiliser votre fortune.

—Dites-vous ce que vous pensez, Fiamma? s'écria le comte en l'observant toujours attentivement.

—Votre seigneurie le sait.

—Pourquoi dites-vous que je le sais?

Ella sa, reprit Fiamma, que 1500 livres de rente me suffisent pour être à l'aise, que je n'ai point le goût du luxe, que mes vêtements sont d'une excessive simplicité, que je n'ai point de domestique particulier, que je me sers moi-même, que je ne sors jamais qu'avec mon cheval, lequel dans le pays a coûté 50 écus.

—Je sais tout cela, Fiamma, et je m'en étonne; maintenant j'espère que, loin de vous regarder comme ruinée et forcée à cette économie, vous vous souviendrez que la moitié et même le quart de votre héritage est encore assez considérable pour vous faire riche, et que s'il vous plaît de vous marier…

—Votre seigneurie sait que je ne le veux pas. Maintenant veut-elle me permettre d'entrer au couvent le plus tôt possible?»

Ce n'était pas l'avis du comte. Il était d'une insigne poltronnerie devant l'opinion publique; et, comme tous les gens sans vertu, toute l'affaire de sa vie, après l'argent (et peut-être à cause de la considération dont il avait besoin pour s'enrichir), était de passer pour les avoir toutes. Il craignait beaucoup qu'on ne blâmât son mariage, et il sentait qu'il était facile à sa fille, soit par ses plaintes, soit par une affectation de silence et de retraite monastique, de se donner pour une victime de cette fantaisie. Il la supplia de venir à Paris avec lui, afin d'assister à son mariage, et d'y fixer ensuite sa résidence dans le couvent qu'il lui plairait de choisir, mais non d'une manière absolue; car il désirait qu'elle reparût avec lui momentanément dans la province, afin qu'on ne les crût pas brouillés ensemble.

Tout cet arrangement se conciliait assez avec les projets de Fiamma. Elle consentit à tout, et son père la quitta enchanté d'elle, bénissant cette fois sa bizarrerie et lui baisant la main avec une grâce tout italienne.

La nouvelle du mariage de M. de Fougères avec une riche veuve encore jeune se répandit bientôt. Le comte avait coupé ses ailes de pigeon, supprimé la poudre, les culottes courtes, et s'était, en un mot, adonisé. On s'aperçut alors qu'il n'était pas si vieux qu'on l'avait cru. Ses cheveux étaient encore bruns, sa tournure alerte, et l'on pouvait craindre pour sa fille l'arrivée de plusieurs héritiers dans la famille. Fiamma s'en réjouissait sincèrement. Parquet, tout en connaissant son indifférence pour les richesses, trouvait encore dans cette joie excessive quelque chose d'extraordinaire.

Quant à Simon, une grande douleur était entrée dans son âme, et mille pressentiments sinistres lui rendirent effrayant ce départ de Fiamma; elle annonçait cependant son retour pour le printemps suivant avec sa future belle-mère.

Mais peu à peu Simon comprit, à ses lettres, que le bonheur de sa présence était perdu pour lui. Quand il sut qu'elle était entrée dans un couvent, son désespoir augmenta. Il craignit, avec quelque apparence de raison, qu'elle ne s'y enfermât pour toujours: elle avait passé l'âge où le grand air et l'exercice sont indispensables, et le couvent n'apporta guère d'autre modification à son genre de vie. Depuis longtemps il la voyait rarement et n'avait que des communications épistolaires avec elle. Mais les précieuses entrevues, et surtout ces longues lettres si bonnes, si philosophiques, si sages, si pures de morale et de sentiment, ces lettres qui l'eussent empêché de se corrompre s'il eût été disposé à le faire, et qui l'eussent fait grand s'il ne l'eût été par lui-même, allaient peut-être lui manquer pour jamais.

Peu à peu, en effet, les lettres devinrent rares et laconiques, et la probabilité que Fiamma rétablît sa résidence habituelle à Fougères devint précaire. Il écrivit d'autant plus qu'on lui écrivait moins, et témoigna sa douleur très-vivement. On lui répondit avec bonté, mais de manière à lui prouver la nécessité de se soumettre.

Alors Simon perdit tout à fait l'espoir qu'il avait gardé mystérieusement au fond de son coeur. Il pleura avec amertume, s'irrita contre la destinée, accusa Fiamma d'avoir un coeur de fer, et songea à se brûler la cervelle. Peut-être l'eût-il fait s'il n'eût pas eu de mère.

Alors ce que Fiamma avait prévu arriva. Il abandonna les rêves de l'amour, et conservant l'amertume du regret au fond de ses entraillles comme un cadavre qui reste enseveli sous les eaux, il se jeta tout à fait dans la vie active. L'ambition se ralluma, car il fallait à Simon Féline le repos de la tombe ou la vie des passions. Il se rendit aux conseils de M. Parquet, et s'occupa exclusivement de son état. Sa renommée grandit, et son crédit devint tel en peu de temps qu'il put compter à coup sûr sur une fortune considérable pour l'avenir et sur une haute carrière politique.

Au milieu des fatigues et des ennuis de cette existence laborieuse, la crainte de perdre bientôt sa mère et d'être livré seul et sans affection exclusive au caprice de la destinée se fit vivement sentir. Jeanne faiblissait, non de caractère, mais de santé. Elle avait quelquefois des absences de mémoire, et semblait vivre dans une sorte de somnambulisme. Quand elle retrouvait la plénitude de ses facultés, c'était avec une intensité qui ressemblait à la fièvre, et faisait craindre la fin prochaine d'une vie qui avait perdu la régularité de son cours.

Simon Féline avait de si grandes obligations à l'excellent M. Parquet, qu'il était avide de trouver un moyen de s'acquitter. Ces raisons, réunies à un peu de dépit contre celle qui s'était emparée si longtemps de lui exclusivement pour l'abandonner tout d'un coup sans motif, lui firent songer à rechercher Bonne Parquet en mariage. Il en parla à son père.

«Doucement, doucement! répondit l'avoué. Ce serait le voeu le plus cher de mon coeur, et tu te souviens que ce l'était avant que nous eussions pensé à faire de toi un grand personnage; je n'y ai renoncé qu'en le voyant amoureux de notre pauvre dogaresse, que voici, hélas! bien loin de nous, et peut-être pour toujours. Maintenant, si tu veux épouser Bonne, et que Bonne veuille t'épouser, c'est bien. Mais prenons garde…

—Craignez-vous que je ne sois pas bien guéri de mon amour insensé? dit Simon, il y a plus de quatre ans que je ne me flatte plus, c'est une assez longue épreuve.

—Il n'y a pas si longtemps que cela! dit Parquet en hochant la tête. Enfin, réfléchis… Tu es un gros bonnet à présent, maître Simon, et cependant j'aimerais mieux que ma fille n'eût pas l'honneur de porter ton nom que de la voir manquer du bonheur domestique si nécessaire aux femmes, vu que rien ne le remplace pour elles. Ma pauvre Bonne n'est pas une princesse de roman comme notre chère dogaresse, qui l'a supplantée, et que je voudrais voir ici, dût-elle la supplanter encore! Dans tous les cas, garde-toi de parler de tes intentions avant d'être bien sûr de toi.»

Simon, sans faire part à Bonne de ses projets, se montra plus occupé d'elle que par le passé. Il l'examina avec attention, et remarqua dans cette jeune fille les plus belles qualités du coeur. Bonne, plus jeune de plusieurs années que ses amis Simon et Fiamma, avait acquis des agréments au lieu d'en perdre; elle était assez bien faite, sans être précisément belle. En outre, elle s'était parée d'un petit défaut dont l'absurdité des hommes démontre la puissance, lorsqu'au contraire il devrait ôter du prix à la femme qui l'acquiert. A force de voir soupirer autour d'elle d'honorables adorateurs, elle était devenue un peu coquette. Sa naïveté timide s'était laissé corrompre ou s'était embellie (comme il vous plaira) de mille petites ruses demi-élégantes, demi-villageoises. Depuis que son amie Fiamma était partie, elle s'était approprié quelques-unes de ses belles manières; et quelquefois elle se surprenait à faire la dogaresse, tout en faisant manger ses poules ou en préparant le bishoff de son père.

Simon, qui avait été longtemps sans la voir, s'étonna de ce changement et se laissa prendre à un piège bien simple et bien connu, mais qui ne manque jamais son effet. Il se trouva en concurrence avec un rival, et il désira, ne fût-ce que par orgueil, le faire renvoyer. Il avait dans le caractère un peu l'amour de la domination. C'est le mal des âmes qui se sentent fortes, et souvent cette preuve de leur force est la source de leurs faiblesses. Bonne s'aperçut de la surprise qu'il éprouvait de ne pas supplanter son concurrent aussi vite qu'il se l'était imaginé; elle changea cette surprise en dépit avec un peu de ruse. Le concurrent était un jeune médecin d'une belle et bonne figure, ne manquant pas de talent, et assez capable, non de lutter avec Simon, mais de faire oublier une ingratitude. Bonne, en petite rusée, l'accueillit d'autant mieux qu'elle vit Simon plus assidu. M. Parquet s'aperçut de ce manège, et, ne reconnaissant pas là la droiture accoutumée de sa chère enfant, il la gronda un peu.

«Écoutez, cher papa, lui dit-elle, M. Simon est un capricieux qui m'a fait assez souffrir. Je l'ai attendu longtemps, croyant ce que tout le monde croyait, qu'il finirait par se prononcer. Il ne l'a pas fait dans le temps où je ne souffrais aucun galant près de moi pour ne pas le décourager. A présent, il daigne s'apercevoir que j'existe, que je ne suis pas tout à fait aussi bête qu'il se l'était imaginé, et il trouve fort mauvais, sans doute, que je ne tombe pas à genoux devant lui. Moi, je vous dirai que je suis un peu revenue de mes idées romanesques, et que je ne mourrai pas de chagrin s'il m'abandonne de nouveau. En raison de cela, je prends mes précautions. D'ailleurs, tout n'est pas fini d'un certain côté, et j'ai écrit une lettre dont j'attends l'effet.»

M. Parquet l'interrogea vivement pour savoir quel était le sujet de cette lettre. Il sut seulement d'abord qu'elle était adressée à Fiamma; enfin, comme il était extrêmement curieux et passablement absolu, il obtint que sa fille lui montrât le brouillon, l'original étant parti.

«Ma noble amie, votre père va, dit-on, arriver ici à la fin du mois. Vous nous aviez fait espérer d'abord que vous l'accompagneriez, et maintenant vos domestiques disent qu'ils ne vous attendent pas. Je vous supplie, ma bien-aimée, de faire votre possible pour venir. Je touche à une épreuve difficile de ma vie. Je suis exposée à de grands dangers, parmi lesquels vous seule pouvez me guider et me protéger. Si vous avez jamais eu de l'amitié pour moi, venez, au nom du ciel! Je compte sur votre coeur généreux, que ni la piété fervente à laquelle vous vous livrez, ni le bonheur dont vous semblez jouir dans la solitude, n'ont pu refroidir à mon égard. Adieu, ma dogaresse chérie. Je vous attends.»

«Et quelle est votre intention, mademoiselle Diplomatie? dit M. Parquet en achevant ce billet.

—Oh! mon père! je n'en sais trop rien, répondit Bonne; mais il est certain que de ma vie je ne ferai la moindre démarche importante et ne me permettrai la moindre pensée trop vive sans consulter Fiamma.»

Parquet, ne comprenant rien à ces mystères de jeunes filles, pria Simon de ne pas être trop assidu auprès de Bonne. «N'allez pas chasser encore cet amoureux qu'elle a aujourd'hui, lui dit-il, et qui n'est pas à mépriser; car on ne sait pas ce qui peut arriver, et ma fille est d'âge à se marier.»

Ces choses se passaient à la ville, où la famille Parquet vivait désormais habituellement. A l'époque où le comte de Fougères dut revenir, Bonne retourna au village pour attendre son amie. Fiamma n'avait pas répondu, mais elle arriva et courut embrasser mademoiselle Parquet, qui eut, ce jour-là et les jours suivants, de longues conférences avec elle.

XV.

Cinq ans après l'époque où Simon était entré un matin dans sa chaumière en revenant d'un voyage entrepris avec l'intention d'oublier Fiamma, et où il l'avait trouvée endormie sur le sein de sa mère, il entra dans cette même maisonnette toujours pauvre, toujours fraîche et propre, toujours entourée de feuillage. Madame Féline n'avait voulu rien changer à sa manière de vivre, et c'est tout au plus si son fils avait pu lui faire accepter de légers dons. Comme alors Simon ne s'attendait point à revoir Fiamma, Bonne ne lui avait pas fait confidence de sa démarche, et la famille de Fougères était arrivée la veille seulement. Il retrouva le groupe de ces trois femmes à peu près tel qu'il l'avait vu jadis, lorsqu'il s'écria: O fatum! Seulement Jeanne tournait moins vite son fil autour de son peloton et le laissait souvent tomber, et Italia, devenu excessivement chauve et déguenillé, reposait dans une attitude mélancolique sur le seuil de la maison. Fiamma ne dormait pas, elle attendait Simon; elle n'était pas à beaucoup près aussi calme et aussi gaie que la première fois. Elle se leva dès qu'il parut et marcha à sa rencontre… Simon ne l'avait pas vue depuis deux ans. Il croyait bien être guéri de ce que cette affection avait eu de violent et d'exclusif; mais à peine l'eut-il aperçue qu'il devint pâle comme la mort, et, s'appuyant contre le mur de la cabane, il s'écria dans une sorte d'égarement: «Oui, c'est ma destinée!»

Fiamma lui prit la main avec tendresse.

«Allons, embrassez-le donc! lui dit Bonne en la poussant avec un peu de brusquerie dans les bras de Féline. C'est à présent un plus grand personnage que vous, madame la dogaresse.

—Pourquoi êtes-vous changée, Fiamma? dit vivement Féline en regardant son amie; mon Dieu! qu'y a-t-il? Je ne vous ai jamais vue ainsi! Vous est-il arrivé malheur? J'ai cru que cela n'était pas fait pour vous.

—Allons donc! s'écria Bonne avec une familiarité qu'elle n'avait jamais eue avec Simon, vous voyez bien que c'est la joie de vous revoir. Et vous, faut-il que je vous apporte une glace pour vous montrer la belle figure que vous faites?

—Mon amie, dit-elle à Fiamma, une demi-heure après, en traversant le verger de la mère Féline, vous voyez que je ne me suis pas trompée. Croyez-vous que je puisse épouser un homme qui se trouve mal en vous voyant? Et pensez-vous qu'à l'heure qu'il est il se souvienne de m'avoir priée avant-hier d'être sa femme?

—Pourquoi non? et qu'importe?

—Taisez-vous, taisez-vous, fourbe! s'écria Bonne; vous savez bien qu'il vous aime et qu'il n'en guérira jamais. Mais rassurez-vous, mon amie; je ne comptais pas sur un pareil miracle, et j'ai dit hier à mon jeune médecin qu'il pouvait revenir ce soir, que je lui donnerais mon dernier mot. Vous pouvez imaginer quel il sera, et voyez! je n'en meurs pas de désespoir! Ai-je maigri depuis une demi-heure? Mes cheveux n'ont pas blanchi, que je sache? Ne m'est-il pas tombé quelque dent? C'est inexplicable, mais depuis que Simon s'est trouvé mal je me sens tout à fait bien; il ne me reste pas la plus petite incertitude ni le moindre regret. Allez, ma Fiamma, vous êtes la seule femme que cet homme-là puisse aimer, de même qu'il est le seul homme…

—Ne dites pas cela, vous ne le savez pas, Bonne, interrompit Fiamma d'un ton si grave que Bonne n'osa pas répliquer.

M. Parquet eut le soir un long entretien avec sa fille, à la suite duquel il l'embrassa en fondant en larmes, et en lui disant: «Bonne, les noms symboliques ont toujours porté bonheur, tu es ce que je connais de meilleur et de plus estimable au monde. Il est minuit, mais c'est égal; il faut que j'aille trouver la dogaresse; elle se couche tard, et d'ailleurs elle peut bien recevoir en robe de chambre un vieux sigisbé comme moi… Il fut un temps… Mais la douce philosophie…»

En murmurant ses réflexions favorites, M. Parquet prit sa canne, son chapeau, et alla, par les jardins du château, frapper à la porte vitrée de l'appartement de Fiamma. Elle était en prières et paraissait fort agitée. Elle tressaillit en entendant un bruit de pas sous sa fenêtre; mais en reconnaissant la voix de son sigisbé, elle se rassura et courut lui ouvrir.

Après un assez long exorde: «Il faut en finir, lui dit-il, Simon vous aime à la folie; ce qui le prouve, c'est qu'il m'a demandé ma fille avant-hier, et qu'aujourd'hui il ne s'en souvient pas plus que de la première pomme qu'il a cueillie. Ma fille vient de lui écrire à ce sujet. Tenez, voyez quelle lettre! et sachez comme on vous aime ici.»

«Mon bon Simon, quoique vous m'ayez reproché l'autre jour d'être une coquette de village, je vous dirai qu'une vraie coquette vous écrirait aujourd'hui, d'un petit ton sec, qu'elle ne vous aime pas et qu'elle dédaigne vos propositions; mais à Dieu ne plaise que je renie l'amitié sainte que j'ai pour vous depuis que j'existe! Si je vous écris, ce n'est pas pour sauver mon orgueil humilié, c'est pour vous épargner l'embarras de me retirer votre demande. Non, mon bon Simon! vous vous êtes trompé; vous ne m'aimez pas. Vous aimez celle que j'aime aussi de toute mon âme. Nous allons réunir nos efforts, mon père et moi, pour qu'elle renonce au couvent. Tout le désir de mon coeur serait de vivre entre vous deux, à condition que vous reporteriez une partie de votre amitié pour moi sur le mari que j'ai choisi et à qui je commanderai de vous chérir et de vous estimer. Ella lo sa, comme dit quelqu'un. Adieu, Simon.

Votre soeur, BONNE.»

—Laissez-moi baiser cette lettre, dit Fiamma, non à cause de ce qu'elle croit produire, mais à cause de la sainteté du coeur de celle qui l'a écrite. Ah! Parquet, c'est bien là votre fille!… Mais ne vous abusez pas, mon ami; je ne peux pas épouser Simon. Il n'y faut pas songer.

—Oh! cette fois, je n'y renoncerai pas aisément, répliqua Parquet; car c'est la dernière tentative que je ferai. Si je ne réussis pas, vous dis-je, c'est une affaire finie. Mais je vous avertis, Fiamma, que je ne sortirai pas d'ici sans vous avoir confessée, et que vous me direz votre secret, ou je l'irai demander à votre père, à votre belle-mère, à vos deux petits frères, à l'univers entier.

—Taisez-vous, mon sigisbé; ne parlez pas si haut. Vous n'aurez mon secret qu'avec ma vie, et cependant ma vie est aussi pure devant Dieu et devant les hommes que celle de votre fille chérie. En outre, sachez que mon secret importe peu maintenant à mes projets de solitude. Mon père a levé tous mes scrupules par son mariage et la naissance de ses deux jumeaux, qui, Dieu merci! se portent bien et seront peut-être suivis de beaucoup d'autres. Maintenant, si je ne me marie pas, je vais vous dire pourquoi: c'est que, jusqu'ici, je n'ai pu épouser Simon Féline, et que maintenant je ne peux pas en épouser d'autre.

—Il faut parler catégoriquement. Pourquoi ne pouviez-vous pas épouser
Féline?

—Parce qu'il n'avait rien.

—Singulière réponse dans votre bouche! Et maintenant, pourquoi ne pouvez-vous pas en épouser un autre?

—Parce que je le préfère à tout autre.

—Bon, ceci est mieux. Eh bien! pourquoi ne pouvez-vous pas l'épouser maintenant?

—Parce qu'il est riche.

—Oh! ma foi, je m'y perds! Je ne suis pas le sphinx, et cependant je vais me casser la tête contre les murs si vous ne parlez autrement.

—Eh bien! je vais m'expliquer mieux. Sachez que, par une raison qu'il m'est impossible de vous dire, j'ai renoncé volontairement à jamais rien recevoir de mon père tant qu'il vivra; et j'aurais beaucoup hésité, même après sa mort, à accepter son héritage, si aujourd'hui je ne voyais son héritage reporté en majeure partie sur une famille de son choix.

—Quelle chose étrange! et pourquoi cela?

—C'est là ce que je ne vous dirai pas; mon père ignorait cette résolution, et j'ai des raisons pour la lui cacher.

—En vérité?

—En vérité; il ignore encore que j'ai fait voeu de pauvreté en entrant dans l'âge de raison.

—Bon Dieu! c'est donc une affaire de dévotion? un voeu de pauvreté, de chasteté… Ah! pour le voeu d'humilité, dogaresse, vous y avez manqué souvent!

—C'est possible, répondit Fiamma en souriant, mais écoutez-moi. Conduite par lui dans le monde, destinée à faire un mariage d'argent ou de convenance, il fallait, ou apporter de l'argent, et je n'en voulais pas recevoir de mon père; ou en trouver, et je n'en voulais pas recevoir de mon mari. Je ne me souciais, vous le concevrez aisément, ni d'un jeune homme qui m'eût prise à la condition d'une fortune que je ne pouvais accepter, ni d'un vieillard qui eût daigné me donner la sienne en apprenant que je n'avais rien… et puis, pour refuser cette dot, il eût fallu laisser deviner mes motifs à mon père, et c'est là ce que je craignais plus que la mort.

—Hum! dit Parquet, pensez-vous bien qu'un renard aussi madré ait pu vivre auprès d'un secret où son argent jouait un rôle sans le découvrir?

—J'espère que oui; mais quand même je saurais qu'il en est informé, j'aimerais mieux mourir que de m'en expliquer avec lui. Il est certaines choses qu'il ne dirait pas devant moi sans que… mais ne divaguons pas, Parquet; réfléchissez en outre que je ne pouvais pas m'assurer d'un mari qui respecterait mes scrupules, et qui n'accepterait pas tout d'abord la dot que mon père eût offerte.

—Sans doute, mais Simon Féline pourtant…

—Simon Féline était le seul homme de la terre qui m'eût inspiré cette confiance; mais, outre les difficultés que mon père eût faites et ferait encore pour accepter l'alliance d'un fils de laboureur, Féline, n'ayant rien, ne pouvait se charger d'une famille avant d'avoir un état bien assuré.

—Et, cet état une fois bien assuré, ne songeâtes-vous pas qu'il serait possible de lever les autres difficultés? votre père n'eût-il pas dérogé un peu devant la considération de ne point vous donner de dot?

—Je ne le pense pas. Il était préoccupé alors de la fantaisie d'avoir des places et des honneurs, et rien de ce qui eût pu lui faire perdre les faveurs de la cour ne lui eût semblé admissible.

—Mais, que diable! une fille majeure…

—Parquet, je dois plus de respect extérieur à la volonté de M. de Fougères que si j'étais avec lui dans des termes ordinaires. Je suis dépositaire d'un secret plus sacré que mon bonheur et que ma vie, et tout ce qui pourrait amener un éclat entre lui et moi m'est plus défendu et plus impossible que si toutes les lois de la terre s'y opposaient.

—Étrange, étrange! dit Parquet en se frappant le front; mais, lorsque votre père se maria, il avait renoncé à son ambition administrative; car il ne prit une femme qu'en désespoir de cause: nous le savons, quoi qu'il en dise. Il eût pu entendre raison pour votre mariage avec Simon, si vous m'eussiez chargé de cela. Simon était déjà à flot, moins qu'aujourd'hui, il est vrai, mais assez pour voguer avec vous.

—Non, mon ami, vous vous trompez. J'ai mieux compris que vous la position de Simon. Je l'ai examinée avec plus d'attention et de sollicitude, quoique vous n'en ayez pas manqué; j'ai vu que Simon n'était pas seulement un homme de talent, j'ai vu qu'il était un homme de génie, et qu'il avait le champ précieux de son avenir à cultiver avec soin. Sa tendresse pour moi, les soins du ménage, les soucis de famille qui paralysent les plus belles facultés, eussent gêné son essor…

—Non, vous vous trompez, Fiamma, je vous jure; tout cela pour vous, et avec vous, l'eût fait marcher plus vite.

—Je ne le pensai pas, et je n'en juge pas encore ainsi. Ma présence lui devenait funeste; je m'éloignai. Ajoutez à toutes ces raisons que revenir en sa faveur sur une résolution tellement annoncée depuis longtemps, arracher de force un époux aux entraves que des dispositions fortuites de la société plaçaient en dehors de ma sphère, quereller mon père, risquer mon secret, faire du scandale, remplir la province de mon nom sans être assurée du succès, suffisait pour m'empêcher de le tenter, moi, fière au point de ne pas souffrir seulement qu'on me connaisse assez pour savoir quelle langue je parle.

—Mais maintenant qu'allons-nous faire?

—Maintenant, nous resterons comme nous sommes. Simon est riche, et bientôt Simon sera puissant, avec la révolution qui se prépare en France. Moi, je n'ai rien; je ne peux plus vouloir d'un époux qui m'enrichirait du fruit de son travail, quand moi, par un caprice inexplicable, je renoncerais à ma dot.

—Oh! si c'est là tout, c'est peu de chose. 1º Simon Féline se soucie fort peu de votre dot, je crois qu'il sera charmé de ne pas avoir à compter avec votre père; 2º quant à vos scrupules de fierté, j'espère qu'il saura bien les lever; 3º je sais une chose que vous ne savez pas, et qui va singulièrement amener à vous M. le comte. Je ne répondrais pas qu'avant deux jours je n'en fisse un agneau.

—Que voulez-vous dire?

—Eh! cela c'est mon secret, à moi aussi, et je le garde. Maintenant je me retire, et vous me permettez d'emporter quelque espoir?

—Oh! surtout gardez-vous de mettre de nouvelles chimères dans l'esprit de ce jeune homme.

—Vous ne l'aimez donc pas?

—Vous me faites une question à laquelle je ne répondrais pas affirmativement quand même j'aurais dans le coeur la plus belle passion de roman qui ait jamais été inventée.

—Je ne vous demande pas de me dire si vous l'aimez. Seulement, si vous ne l'aimez pas, dites-le, afin que je ne prenne pas une peine inutile… Allons, parlez: dites que vous ne l'aimez, pas!…»

De nouveaux coups se firent entendre à la porte vitrée, et Bonne parut toute tremblante.

«Mon père! ma Fiamma! s'écria-t-elle, Simon a disparu. Madame Féline est gravement indisposée; elle a le délire. Je ne sais que faire pour la calmer; elle demande son fils, elle demande sa fille Fiamma. Venez la voir et m'aider à la soigner.»

Les trois amis se précipitèrent vers la demeure de Féline. La vieille femme était assise sur son lit et parlait toute seule avec force.

«O mon Dieu! voilà comme était ma mère mourante, dit Fiamma d'une voix étouffée en pressant le bras de Parquet. Je n'aurai pas la force de voir cela. Le délire me gagne. Oh! le secret… l'heure fatale… la nuit… la mort!… Laissez-moi m'enfuir, mes amis!

—Au nom du ciel! prenez courage, mon enfant, dit M. Parquet. Voici madame Féline qui vous a reconnue. Elle se calme; elle avance les bras vers vous pour vous saisir. Approchez, surmontez l'horreur de vos souvenirs.

—Oui, vous avez raison, dit Fiamma; manquer de force ici serait un crime.»

Elle s'approcha du lit et couvrit de baisers la main de Jeanne.

«O mon enfant, lui dit la vieille femme, pourquoi avez-vous pris cette terrible nuit pour vous marier? C'est l'anniversaire des funérailles de mon frère le curé, un ange qui est retourné au ciel, et dont il eût fallu respecter la mémoire. C'est un jour de deuil, et non pas un jour de fête. Mais Simon était si pressé d'aller à l'église! Jamais je n'ai pu l'en empêcher; je l'ai appelé par toute la maison. Il est parti sans moi, sans sa vieille mère, pour une cérémonie comme celle-là! Vous le rendez fou, ma mignonne. Dites-moi, le curé vous a-t-il encensée? Vous en êtes digne autant que fille d'Ève peut l'être. Ma Fiamma, ma Ruth bien-aimée, mais où est mon fils? il est donc resté à l'église? Oh! n'entends-je pas le cri de la duchesse? Elle chante les funérailles de mon pauvre frère. Vous les avez oubliées, vous autres; vous avez fait sonner les cloches de la joie; et moi je pleure…»

Elle fondit en larmes comme un enfant; puis elle s'endormit au milieu des caresses de Bonne et de Fiamma. Le jeune médecin amoureux de Bonne, et qu'elle avait fait appeler, arriva, et lui trouva un simple mouvement de fièvre, qui se calmait de moment en moment. Seulement, elle se réveillait parfois pour dire à l'oreille de Fiamma: «Simon est allé à l'église. Pourquoi Simon ne revient-il pas?»

Ces paroles frappèrent Fiamma. Elle commença à concevoir de l'inquiétude pour son ami, et, ne partageant pas l'opinion où l'on était que Simon fût retourné à Guéret la veille au soir, elle s'esquiva pour monter dans sa chambre. Tout y était dans le plus grand désordre, le lit défait, les vêtements épars: cette nuit avait dû être terrible pour Simon. Alors, laissant ses amis auprès de Jeanne, et poussée machinalement par les paroles qu'elle lui avait entendu répéter dans son délire, elle courut à l'église. Elle la trouva fermée, déserte aux alentours. Seulement un chien qui hurlait à la lune, devant le porche reblanchi, lui causa une impression de terreur superstitieuse. En cherchant au hasard où elle dirigerait ses pas, le sentier qui menait à la tour de la Duchesse s'offrit à elle, et elle s'y jeta en courant, appelée par une sorte de divination. L'horloge sonna trois heures du matin, lorsque Fiamma, au milieu de la rosée, et à la lueur de la lune qui s'abaissait vers l'horizon, tandis que le crépuscule commençait à paraître, atteignit les ruines du petit fort. Elle appela Simon. Un cri étouffé lui répondit, et aussitôt la figure pâle de son amant sortit du milieu des ruines. Il avait l'air si sombre que Fiamma en eut peur, elle qui n'avait peur de rien au monde.

«C'est vous! s'écria-t-il; que venez-vous faire ici? Que voulez-vous de moi? N'êtes-vous pas lasse de me tuer? Faut-il que je vous aide? Avez-vous apporté le fer ou le poison? Êtes-vous un spectre ou une femme? Pourquoi vous êtes-vous emparée de toute ma vie? Pourquoi m'ôtez-vous le présent et l'avenir? Pourquoi êtes-vous revenue? J'allais guérir peut-être, et maintenant je suis perdu.

—Simon, vous êtes dans le délire, répondit-elle en voulant lui prendre la main.

—Laissez-moi, s'écria-t-il en la repoussant; ne me touchez pas, je suis capable de vous tuer!… Vous êtes ma damnation, vous êtes l'enfer qui me consume! Savez-vous ce que vous faites de moi? un fou et un lâche!… Allez demander à Bonne Parquet ce que je lui ai dit avant-hier, et demandez-moi ce que je vais lui dire aujourd'hui. Tout mon sang ne pourra laver l'insulte faite aux cheveux blancs de son père; son père! mon plus ancien ami, mon bienfaiteur, mon père aussi à moi; car je lui dois tout. Sans lui, je serais retourné à la charrue et j'y serais resté. Oh! il est vrai que je ne vous aurais pas connue, ou que je n'eusse jamais songé à vous aimer. Et ce vénérable prêtre, qui m'a béni le jour de ma naissance en me disant: «Suis la noble profession de tes pères; ouvre de ton bras un sillon pénible; connais la misère, et, avec elle, la résignation!» ce frère de ma mère, dont la cloche va sonner la commémoration funéraire au lever du jour, il ne serait pas là autour de moi, depuis le lever de la lune pour me reprocher ma faute, pour me dire: «Tu vas faire une infamie;» et cependant j'aimerais mieux souffrir mille morts et me laisser enterrer sous la boue que de remettre les pieds dans la maison où est la fille que j'ai outragée. Dis-moi, Fiamma, connais-tu un moyen pour faire une trahison sans se déshonorer?

—Simon, calmez-vous, répondit-elle en lui prenant les mains de force, rappelez-vous qui vous êtes et à qui vous parlez. Regardez-moi, moi! vous dis-je; ne me reconnaissez-vous pas?

—Oh! je te reconnais! dit Simon en tombant à genoux avec une autre expression d'égarement dans les yeux; tu es l'étoile du matin, toujours blanche; l'étoile des mers, dont aucun nuage ne peut ternir l'éclat! Tu es tout ce que j'aime, tout ce que j'aimerai sur la terre.

—Simon, au nom du ciel! revenez à la raison, lui dit-elle. Vos douleurs ne sont pas fondées; vous n'avez pas outragé vos amis. J'ai là une lettre de Bonne pour vous; je ne devrais peut-être pas me charger de vous la remettre, mais je vous vois si agité…

—Quelle lettre? Que peut-elle m'écrire? Charge-t-elle son amant de me tuer? Oh! à la bonne heure! Si je pouvais lui donner ma vie, au lieu de mon coeur qui ne m'appartient pas!

—Bonne vous rend votre promesse et s'engage ailleurs; elle vous aime toujours; vous êtes toujours, après elle, ce que son père aime le mieux au monde. M'entendez-vous, me comprenez-vous, Simon?

—Je vous entends, et je ne sais pas si c'est un rêve. Où sommes-nous?
Comment êtes-vous venue ici? Oh! certainement je rêve.»

Il mit ses deux mains sur son visage et resta abîmé dans une rêverie profonde. Fiamma, ne sachant comment le ramener à la raison et l'arracher à cet état violent qui lui déchirait l'âme, oubliant dans cet état d'agitation toute la réserve de son caractère, et subissant l'effet du délire qu'elle venait de contempler deux fois dans quelques heures, jeta ses bras autour du cou de Simon et fondit en larmes.

«O mon Dieu! que vous ai-je fait? s'écria-t-elle, et pourquoi ne me reconnaissez-vous plus? Pourquoi ne m'aimez-vous plus? Pourquoi m'avez-vous maudite? Est-ce que vous allez mourir comme ma mère, en m'éloignant de vous, en me criant: «Ote-toi de là, ma honte! ôte-toi de là mon crime!» Hélas! je n'ai jamais fait de mal à personne, et tout ce que j'aime me repousse, tout ce que j'aime meurt dans les convulsions, en me disant que c'est moi qui suis le péché et la mort! «

En parlant ainsi, elle se laissa tomber des bras de Simon sur la pierre couverte de mousse; et, cachant son visage sous les tresses éparses de ses cheveux noirs, elle éclata en sanglots. Pleurer était une chose aussi rare que violente pour Fiamma.

Simon sortit comme d'un profond sommeil en entendant les accents de douleur de cette voix chérie; sans comprendre ce qu'elle disait, il l'écouta; il la vit par terre, abîmée dans ses larmes, couverte de la pluie glacée du matin. Il jeta un cri de surprise, et, la saisissant dans ses bras, il la pressa contre son coeur en l'appelant des plus doux noms, et en réchauffant de baisers sa belle chevelure et ses mains humides. Peu à peu ils se reconnurent, et, revenus à eux-mêmes, ils n'eurent pas la force de détacher leurs bras enlacés et leurs lèvres unies; ils se dirent tout ce que, depuis cinq ans, ils renfermaient dans leur âme avec l'héroïsme de la vertu. Fiamma savait bien tout ce que Simon avait souffert; mais tout ce qu'elle lui apprit était si nouveau pour lui qu'il faillit mourir de joie.

«Comment n'en étais-tu pas sûr? lui dit-elle; comment n'as-tu pas vu dans toute ma conduite que, malgré le peu d'espoir que je m'étais permis, tous mes désirs, tous mes efforts ont tendu à t'élever jusqu'à moi et à me conserver pour toi? Hélas! qu'est-ce que je fais aujourd'hui qu'il y a encore tant d'obstacles, et pourquoi ai-je la confiance de te dévoiler les secrets de mon âme, moi pour qui les épanchements ont toujours été des crimes, et qui en commets sans doute un à l'heure qu'il est, en te donnant des espérances que je ne pourrai peut-être pas réaliser?

—O ma soeur! ô ma femme! s'écria Simon, ne parle pas d'obstacles. Dis-moi que tu m'aimes, dis-moi que c'est de l'amour que tu as pour moi depuis cinq ans… Non, ne dis pas cela, je ne le mérite pas; dis que c'est de l'amour que tu as maintenant. C'est encore un bonheur et une gloire à rendre le ciel jaloux. Dis-moi que tu savais que je t'aimais et que tu le voulais, et que tu ne m'as ni oublié ni déshérité de ta tendresse, et laisse-moi faire le reste. Quoi que ce soit au monde, je lèverai cet obstacle comme une paille. Est-il quelque chose d'impossible à un amour pareil au mien, à une joie comme celle que j'éprouve? Laisse-moi me mettre à genoux devant toi et baiser l'herbe que foule ton pied. O Fiamma! c'est ici que je t'ai vue pour la première fois. Le soleil se couchait dans toute sa magnificence; il t'embrasait de sa beauté, il t'inondait de ses reflets ardents. Tu étais si belle que tu me fis peur. Je ne croyais point aux anges; je te pris pour un démon. J'étais si troublé que je te vis à peine. Un nuage t'enveloppait, et tes yeux seuls t'illuminaient de leurs éclairs. Il me sembla ensuite que je ne te voyais pas pour la première fois, que je t'avais déjà vue quelque part, dans mes rêves peut-être. Souvenir de la tombe ou révélation de l'autre vie, tu étais ma soeur. J'avais ce type de grandeur et de beauté devant les yeux depuis que je songeais à la beauté et à la grandeur. Et cependant tu m'épouvantais par l'air d'autorité surhumaine avec lequel tu semblais dire: «Je suis ton maître et ton Dieu; mets-toi à genoux et commence à m'adorer, car c'est ta destinée.» Mais quand je te rencontrai ensuite couverte de ce sang que j'ai encore sur les lèvres, je tombai à tes pieds, je te rendis hommage sans hésiter, sans comprendre ce que je faisais. O Fiamma! si tu savais quel amour furieux cette goutte de ton sang m'a inoculé!»

Ils auraient oublié la marche des heures sans un incident que le hasard, toujours poétique en faveur des amants, fit naître au milieu de leur entretien passionné. L'oiseau de nuit qui faisait sa ronde autour des ruines, apercevant les premières clartés du soleil, s'envola épouvanté vers la tour qui lui servait de retraite. Ses yeux myopes, déjà troublés par l'éclat du jour, ne distinguèrent pas le couple assis au pied de sa demeure, et il effleura leurs fronts de son aile en poussant un long cri d'alarme.

«C'est la duchesse! dit Simon en se levant, c'est son dernier cri du matin; c'est l'heure et le jour où l'abbé Féline, le vénérable frère de ma mère, a rendu son âme au Seigneur. Fiamma, tous les hommes ont coutume de se glorifier du mérite de leurs ancêtres ou de leurs parents. Ce n'est pas là un préjugé, je le sens à la force morale et aux sentiments religieux que j'ai tirés toute ma vie du souvenir de ce bon prêtre. C'est là l'humble gloire de mon humble famille. Je l'ai invoquée toutes les fois que mes maux ont ébranlé mon courage, et que j'ai craint d'offenser son ombre sacrée, toujours debout entre moi et l'attrait du mal. Jamais je n'ai laissé écouler cette heure solennelle sans me prosterner chaque année, ou dans le secret de ma cellule quand j'étais loin d'ici, ou devant le modeste autel qui recevait autrefois les ferventes prières de mon oncle. Viens avec moi, ma bien-aimée; viens t'agenouiller dans cette petite église dont il fut le lévite assidu, et où jamais il n'entra sans avoir le coeur et les mains pures. Ce n'est pas pour lui qu'il faut prier, c'est pour nous-mêmes, afin que les impérissables sympathies de son âme immortelle descendent sur nous, afin que l'émulation de ses vertus nous rende semblables à lui, afin aussi que Dieu, qui lui accorda de bonne heure le ciel, son seul amour, bénisse notre amour qui, pour nous, est le ciel.»

Les deux amants, appuyés l'un sur l'autre, descendirent le sentier et se rendirent à l'église du village, où ils prièrent avec enthousiasme. Simon avait un profond sentiment de la perfection de la Divinité et de l'immortalité de l'âme. Fiamma, Italienne et femme, était franchement catholique. Pour n'être point remarqués par le grand nombre de villageoises et de vieillards des deux sexes qui venaient régulièrement dire, ce jour-là, les prières des morts pour l'abbé Féline, ils avaient traversé les ombrages du cimetière, et ils montèrent à la travée par la petite porte de la sacristie. Cette fois, Fiamma prit place dans la tribune seigneuriale; Simon était à ses côtés. Un rideau rouge les cachait à tout autre regard que celui des anges gardiens du saint lieu. Par une fente de ce rideau, Simon vit l'autel étinceler aux rayons empourprés du matin. Tout était prêt pour le service funèbre qui devait être célébré à midi. La piété de Bonne s'était occupée la veille de ces saints devoirs en remplacement de Jeanne, qui, pour la première fois, n'en avait pas eu la force. Le drap mortuaire, avec sa grande croix d'argent, était étendu sur le cénotaphe et semé de violettes printanières. Des lis sans tache, mêlés à des branches de cyprès fraîchement coupées, embaumaient le choeur. Les oiseaux chantaient et voltigeaient autour des fenêtres entr'ouvertes, devant lesquelles on voyait se balancer les branches des arbres émus par la brise matinale. A l'intérieur régnait un religieux silence, interrompu seulement de temps à autre par les pas inégaux d'un vieillard qui entrait avec précaution, ou par le cri d'un enfant que sa mère allaitait en priant.

«O mon amie! dit Simon à l'oreille de sa fiancée, quel charme indicible votre présence répand sur cette heure ordinairement si mélancolique dans ma vie! Quelle promesse de bonheur m'apporte-t-elle donc pour que l'aspect d'un cercueil et le souvenir d'un mort fassent naître en moi des idées si suaves et un charme si délicieux?

—Tout est beau et serein dans la mort du juste, lui répondit Fiamma; son départ cause des larmes, mais son souvenir laisse l'espérance et la consolation sur la terre.»

XVI.

Fiamma sortit la première de l'église; elle n'avait point osé dire à Simon l'indisposition de sa mère, et elle voulait avoir de ses nouvelles par elle-même avant de rentrer au château. Elle la trouva dormant d'un sommeil paisible. Ne se sentant pas la force d'aller à l'église, Jeanne avait fait mettre son livre de prières et son crucifix sur son lit. Le psautier était ouvert au De profundis, et le rosaire était enlacé aux mains jointes de la vieille femme, qui s'était doucement assoupie en s'entretenant avec l'âme de son frère. Bonne travaillait auprès d'elle. Fiamma baisa le front ridé de Jeanne sans l'éveiller, et pressa Bonne contre son coeur. Celle-ci vit bien, à l'émotion de son amie, qu'il s'était passé quelque chose d'extraordinaire. Elle voulut la suivre sur le seuil de la chaumière et l'interroger. Mais il n'y a rien de si pudique que le sentiment de l'amour. Fiamma s'enfuit en mettant son doigt sur sa bouche, comme si le sommeil de madame Féline eût été la seule cause de sa réserve.

Bientôt Simon rentra. Il s'inquiétait de ne pas voir arriver à l'église sa mère toujours si matinale et si exacte surtout pour cette commémoration. Il s'effraya encore plus en la voyant couchée; mais Bonne le rassura, et ils se mirent à causer à voix basse. Bonne était curieuse, non des sottes puérilités de la vie, mais de tout ce qui intéressait son coeur aimant. Sa noble conduite réclamait toute la confiance de Simon. Il lui ouvrit son âme, lui avoua sa joie et ses espérances, et lui dit que c'était à elle qu'il devait son bonheur. Cette dernière parole acheva de consoler Bonne de son sacrifice, et, dès qu'elle fut bien assurée que l'amour de Simon était payé de retour, elle sentit dans son coeur le même calme et le même désintéressement qu'elle aurait eus si Féline eût été son frère.

Dans l'après-midi, Simon alla trouver M. Parquet au sortir de l'office. Jusqu'au dernier coup de la cloche, le bon avoué s'était livré au sommeil, et, sans le pieux devoir qu'il avait à remplir envers son défunt ami, il déclarait qu'après une nuit si remplie d'émotions il ne se fût pas sitôt arraché aux caresses de Morphée.

«Mon ami, lui dit son filleul, je viens vous déclarer qu'il faut que vous arrangiez à tout prix mon mariage.

—Oh! oh! décidément? dit M. Parquet, qui n'avait pas revu sa fille dans la journée. Il y a pourtant des réflexions à vous soumettre encore. J'ai parlé de vous à mademoiselle de Fougères.

—Et moi aussi, mon ami, je lui ai parlé.

—Ah! et elle vous a ôté tout espoir? Alors je désespère moi-même…

—Non, mon cher Parquet, ne désespérez pas, elle m'aime.

—Elle vous l'a dit? Je le savais, moi, mais je ne croyais pas qu'elle vous épouserait. Du moment qu'elle vous l'a dit, elle consent à vous épouser; car c'est une fille qui ne se laisse pas entraîner par la passion. Tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait est le résultat d'une volonté arrêtée. Ainsi, ce n'est pas Bonne que vous venez me demander, c'est Fiamma?

—Oui, mon père.

—Tu as raison de m'appeler ainsi; je ne cesserai jamais de te regarder comme mon fils. Attends-moi donc ici, je vais et je reviens.

—Mais où donc courez-vous si vite?

—Chez M. de Fougères.

—C'est vous presser beaucoup. Avez-vous réfléchi à cette première démarche? Avez-vous consulté Fiamma sur le moyen d'obtenir le consentement de son père sans blesser la prudence et sans ajouter de nouveaux obstacles à ceux qui existent déjà?

—Et quels sont-ils, ces obstacles?

—Je les ignore, mais je présume que c'est la vanité nobiliaire du comte.

—Si c'est là tout, j'ai ton affaire dans ma poche.

—Comment?

—Il suffit. Fiamma t'a-t-elle dit son grand secret?

—Non, en vérité.

—Alors je ne sais ce que je fais ni où je marche. Cette fille a une tête de fer, et nous ne la tenons pas encore. Voyons, que t'a-t-elle promis?

—Rien. Mais elle m'aime.

—Eh bien! alors il faut agir sans elle. Il y a dans son âme quelque scrupule, quelque terreur qu'il faut vaincre. Elle ne veut pas de dot, et tu es riche: voilà, je crois, son objection.

—Et moi, si elle a une dot, je ne veux pas d'elle. Voici la mienne.

—Bon! dit l'avoué, c'est ainsi que je l'entends. Allons, ma canne, où l'ai-je posée? et mon chapeau?

—Où allez-vous donc de ce pas, mon père? dit Bonne, qui rentrait en cet instant.

—Au château.

—Alors remettez-donc votre habit neuf que vous venez de quitter.

—Non pas; ce serait faire trop d'honneur à cet avaricieux.

—Comment! vous allez au château avec cet habit troué qui ne vous sert qu'au jardinage?

—Sans nul doute, et avec mes sabots encore! Crois-tu pas que je vais m'attifer pour un Fougères?

—Mais sa femme? On doit des égards aux dames.

—Sa femme? Elle me trouvera encore trop bien.

—Je vous assure, mon père, que vous avez tort. J'ai trouvé hier M. le comte bien froid pour vous. Vous perdrez sa clientèle, vous verrez cela. Et puis en vous voyant si malpropre, cette dame va penser que je suis une paresseuse, une fille sans coeur, qui ne songe qu'à sa toilette et qui ne soigne pas celle de son père.

—Je ne perdrai la clientèle de personne, répondit l'avoué d'un ton superbe, et personne ne se permettra de faire de réflexions sur mon compte.»

En parlant ainsi, il prit le chemin du château. Il y entra d'un air rogue, sans essuyer ses sabots à la porte, à la grande indignation des laquais. Il demanda le comte à voix haute, pénétra dans le salon tout d'une pièce, sans être annoncé, faisant craquer les parquets, crachant sur les tapis et couvrant les meubles de tabac.

Ces manières bourrues, chez un homme aussi fin et aussi prudent que maître Parquet, pénétrèrent de terreur la jeune comtesse de Fougères, qui travaillait dans l'embrasure d'une fenêtre. Au lieu d'essayer de lui faire baisser le ton, ce à quoi elle n'eût pas manqué en toute autre occasion, elle l'accabla de politesses et alla elle-même chercher son mari, afin que Parquet ne s'avisât pas de dire, comme le grand roi: J'ai failli attendre. La nouvelle comtesse de Fougères était une veuve de province, entendant ses intérêts tout aussi bien que le comte, et tout à fait digne d'être sa moitié. Mais depuis quelque temps elle avait un tort grave aux yeux de M. de Fougères. Une grande partie de ses biens était mise en échec par un procès dont l'issue donnait des craintes assez fondées.

«Je vous demande un million de pardons, s'écria le comte de Fougères en entrant et en se tenant courbé, afin d'avoir un air excessivement poli, sans faire trop de révérences affectées; je vous ai fait attendre bien malgré moi. J'ai voulu rester jusqu'à la fin de l'office et aller même jeter à mon tour de l'eau bénite sur la tombe de ce digne abbé Féline.

—Vous avez pris trop de peine, monsieur le comte, répondit Parquet brusquement; l'abbé Féline est au ciel depuis longtemps, et nous n'y sommes pas encore, nous autres.

—Hélas! sans doute, répliqua le comte d'un ton patelin; qui peut se croire digne d'y entrer?

—Ceux-là seuls qui méprisent les biens de la terre, reprit l'avoué. Mais, voyons, monsieur le comte, je ne suis pas venu ici pour un entretien mystique; je viens vous dire que je ne puis souscrire à votre demande.

—En vérité! s'écria le comte, affectant un air consterné et une grande surprise, afin de ramener, s'il était possible, quelque remords dans l'âme de Parquet.

—En vérité, monsieur le comte. Vous m'avez fait là une demande injuste, et dont je ne pouvais pas être l'interprète sans inconvenance et sans folie.

—Vous n'avez donc pas rempli ma commission auprès de M. Féline?

—Des choses de cette importance, monsieur le comte, ne se traitent pas ordinairement par ambassade, mais de puissance à puissance. Ah! il se peut que le mot vous paraisse fort, mais il en est ainsi. Simon Féline, mon filleul, le fils de la mère Jeanne, est à cette heure une grande puissance devant laquelle les titres et les fortunes baissent pavillon; car il n'y a ni fortune ni rang sans le droit; et l'avocat en est l'organe, l'interprète et le défenseur…»

Précisément Fiamma avait prêté, quelques jours auparavant, à M. Parquet, la comédie de l'Avocat vénitien, par Goldoni: l'avoué en avait été si ravi qu'il en avait traduit sur-le-champ toutes les déclamations, et il en récita plusieurs à M. de Fougères avec une mémoire impitoyable, à titre d'improvisation.

«Eh juste ciel! répondit le comte, tout étourdi de son éloquence et des éclats de cette voix qui n'avait pas perdu les inflexions du prétoire, personne plus que moi, mon cher monsieur Parquet, n'admire le talent et ne le salue plus profondément en toute occasion. M. Simon Féline en particulier est l'homme dont j'admire le plus le noble caractère et les hautes facultés; ne le lui avez-vous pas dit de ma part?

—Je lui ai dit tout ce qu'il convenait de lui dire.

—Lui avez-vous dit combien cette affaire a d'importance pour moi, pour ma femme? Songe-t-il qu'en se chargeant des intérêts de la partie adverse, il se pose l'antagoniste d'une famille honorable, et en particulier d'un homme qui l'a comblé des égards dus à son mérite, d'un ancien ami de sa famille, et de son digne oncle surtout; d'un homme enfin qui, s'élevant au-dessus des préjugés de sa caste et devinant le brillant avenir du jeune avocat, l'a reçu avec distinction alors que sa position dans le monde était encore précaire?

—La position de Simon n'a jamais été précaire, permettez-moi de vous le dire, monsieur le comte: Simon est né homme de génie; avec cela et le moindre secours d'un ami on arrive à tout. Ce secours ne lui a pas manqué, et, si j'y eusse fait défaut, vingt autres eussent acquitté leur dette de reconnaissance envers cette noble famille; oui, noble, monsieur le comte: la noblesse est dans les sentiments de l'âme et non pas dans le sang des artères.»

Ici M. Parquet plaça à propos une nouvelle déclamation qui ne fit pas moins d'effet que la première.

«Hélas! monsieur Parquet, dit le comte qui devenait plus poli à mesure que son dépit secret et sa mortelle impatience augmentaient, vous prêchez un converti! En quoi ai-je pu blesser M. Féline et lui faire croire que je ne rendais pas justice à son mérite? M'a-t-on prêté quelque propos inconvenant? Ai-je manqué d'égards directement ou indirectement à sa famille? Ma fille aurait-elle oublié, en arrivant, d'aller s'informer de la santé de madame Féline? Elles étaient fort liées ensemble autrefois, et je voyais avec plaisir des relations aussi édifiantes. Ne les ai-je pas encouragées, loin de les contrarier?…

—Et pour quelle raison les eussiez-vous contrariées? C'eût été une folie, une lâcheté indigne d'un homme aussi éclairé et aussi délicat que vous l'êtes, monsieur le comte.

—Vous savez donc bien à quel point je dédaigne l'importance que mes pareils mettent à ces vaines distinctions! Comment M. Féline a-t-il pu s'imaginer que j'étais arrêté, dans mon désir de lui demander l'appui de son talent, par d'aussi sottes considérations?

—M. Féline ne s'imagine rien du tout, monsieur le comte; c'est moi qui me suis imaginé une chose que je vais vous dire franchement et qui n'est pas dépourvue de raison. Écoutez-moi bien. De père en fils les Parquet ont placé les Fougères en tête de leur clientèle; c'est bien. Vous avez eu une affaire, vous en avez eu deux, vous en avez eu trois; Me Simon Parquet a remué les dossiers de M. le comte Foulon de Fougères; il a plaidé ses causes au barreau, et, soit la bonté des causes, soit le zèle de l'avocat, soit l'aptitude de l'avoué, M. de Fougères a gagné trois procès…

—Je n'attribue mes victoires qu'à votre talent et à votre zèle, mon cher monsieur Parquet.

—Laissez-moi dire. J'arrive à la péripétie, au quatrième acte (M. Parquet avait toujours le rôle d'Alberto Casaboni dans la tête), je veux dire au quatrième procès. M. de Fougères épouse une dame de bonne maison et passablement riche, qui lui donne deux héritiers d'un coup et qui lui en fait espérer d'autres. C'est le cas, sinon d'augmenter sa fortune, du moins de ne pas la laisser péricliter. Or, il se trouve qu'une difficulté inattendue se présente, et que madame de Fougères, selon toute apparence, va perdre cinq cent mille francs, peut-être plus, légués à ladite dame par testament d'un sien oncle. Dicat testator et erit lex. Mais ledit testament ne paraît pas avoir été rédigé dans l'exercice d'une pleine liberté d'esprit…

—Vous savez bien, monsieur Parquet, que le bon droit est du côté…

—Je ne me prononce pas, monsieur le comte, j'expose l'affaire. M. le comte de Fougères se trouve donc dans la nécessité de s'en remettre une quatrième fois au zèle et à la loyauté de Me Simon Parquet.»

Le comte étouffa un soupir d'angoisse; M. Parquet passa à un effet d'éloquence, et dit avec un accent pathétique:

«Mais Me Simon Parquet n'est plus ce robuste athlète, ce lutteur antique qui, semblable au discobole, lançait dans l'arène avec la rapidité de la foudre un argument à deux tranchants. Sa gloire a pâli, ses tempes sont dévastées, ses dents se sont éclaircies, sa faible voix (M. Parquet prononça ces mots d'une voix de stentor) ne porte plus, dans l'âme de ses adversaires et de ses juges, le frisson de la crainte ou les émotions de la conviction. Assis sur son siège, comme il convient à un sage vieillard, à un jurisconsulte expérimenté, il ne se mêle plus aux luttes judiciaires; il éclaire, il dirige l'avocat; mais il lui laisse savourer les vaines fumées du triomphe et recueillir les décevantes acclamations de la foule. En un mot, il a cédé à son filleul, à son ami, à son disciple, à son fils adoptif, le célèbre avocat Simon Féline, le sceptre de la parole.»

M. de Fougères prit le parti d'accepter une prise de tabac d'Espagne que lui offrit Me Parquet en terminant cette période; celui-ci respira et reprit sur un ton de discussion sophistique:

«Il était simple, il était juste, il était naturel, il était vraisemblable, il était, dis-je, en quelque sorte certain, que M. le comte de Fougères, confiant à Me Parquet la direction de ce nouveau procès, le chargerait de demander au premier avocat de la province et à un des premiers de la France, à Me Simon Féline, s'il lui était agréable de se charger de plaider sa cause. Jamais aucun des clients de Me Parquet n'avait encore manqué à cette marque d'estime envers le disciple bien-aimé du vieux patron, envers le trop honoré patron de l'illustre disciple; M. le comte de Fougères y a cependant manqué, et certes, ici ce n'est ni l'exacte connaissance des formes du monde, ni le sentiment exquis des convenances sociales, qui ont manqué à l'accusé… je veux dire à M. le comte de Fougères; ce n'est pas non plus la malice, le déchaînement, la haine, la jalousie, le mépris; ce n'est aucune de ces passions violentes qui ont induit M. de Fougères à faire un aussi sanglant affront à Me Simon Parquet et à mon client… je veux dire à Me Simon Féline. Non, messieurs, M. de Fougères est un homme recommandable à tous égards, exempt de passions mauvaises, incapable de méchants procédés…

—Allons, mon bon monsieur Parquet, dit le comte d'un ton caressant, espérant faire abandonner à son terrible antagoniste ce plaidoyer impitoyable, dans lequel il se trouvait, par une étrange inadvertance de l'orateur, jouer à la fois le rôle du tribunal et celui de l'accusé. Au fait! mon cher ami, que me reprochez-vous donc? Quelles méfiances me prêtez-vous? Pourquoi n'avez-vous pas compris que le hasard, l'éloignement, des considérations particulières envers un avocat respectable, ancien ami de la famille de ma femme, le désir de ma femme elle-même, tout cela réuni, et rien autre chose que cela pourtant, m'a inspiré la malheureuse idée de charger M*** de plaider pour moi?

—Ah! malheureuse est l'idée, certainement! s'écria M. Parquet en se barbouillant la face de tabac. Trois fois malheureuse est l'idée qui vous a conduit à cette démarche! C'est une impasse, monsieur le comte, il faut y rester et attendre que la muraille tombe! M*** plaidant contre Simon Féline, voyez-vous, c'est la tentative la plus étrange, la plus folle, la plus déplorable, la plus désespérée que la démence ou la fatalité puisse inspirer. Où diable aviez-vous l'esprit? Pardon si je jure: l'intérêt que je porte au succès d'une affaire qui m'est confiée me fait regarder avec douleur l'avenir et le dénoûment de celle-ci.

—Eh! mon Dieu! M. Féline plaide donc décidément contre moi? On l'en a donc prié? Il y a donc consenti? Il s'y est donc engagé? C'est donc irrévocable? Ah! monsieur Parquet, il n'eût tenu qu'à vous, il ne tiendrait peut-être qu'à vous encore de l'empêcher de prendre part à cette lutte. Sur mon honneur, je vous jure que, s'il en était temps encore, si je ne craignais de faire un outrage à l'avocat distingué que j'ai eu l'imprudence, la maladresse de lui préférer, j'irais supplier M. Féline d'être mon défenseur. Ne le pouvant pas, ne puis-je espérer du moins qu'en raison de toutes les considérations que j'ai fait valoir tout à l'heure, il ne prendra pas parti contre moi? M. Féline est-il à cela près? Avec son immense réputation, ses larges profits, ses occupations multipliées, les mille occasions de faire sa fortune, de déployer son talent qui se présentent à lui sans cesse…

—Tous les jours, à toute heure, il n'est occupé qu'à remercier des clients et à renvoyer des pièces.

—Eh bien! comment ne peut-il pas faire le sacrifice d'une seule affaire, lorsqu'il y va d'intérêts aussi graves pour un ami?

Hum! pensa M. Parquet, M. le comte a lâché un mot bien fort, il tombe dans la nasse. Pour un ami, reprit-il, c'est beaucoup dire. Simon se moque de trois, de six, de douze affaires de plus ou de moins; mais il n'est pas insensible à une méfiance injuste, à des soupçons injurieux.

—Au nom du ciel! expliquez-vous enfin, s'écria le comte avec vivacité; qu'ai-je fait? qu'ai-je dit? que me reproche-t-il?

—Il faut donc vous le dire?

—Je vous le demande en grâce, à mains jointes.

—Eh bien! je le dirai. Il y a de la politique en dessous de ces cartes-là, monsieur le comte.»

Parquet vit aussitôt qu'il approchait du joint; car, malgré toute son adresse, le comte se troubla.

«Il y a de la politique, reprit Parquet avec fermeté et abandonnant toute son emphase ironique. Vos adversaires sont des plébéiens, des ennemis particuliers et assez en vue de la puissance ministérielle. Qui a droit? Nul ne le sait encore, ni vous, ni moi, ni vos adversaires. A chance égale, Simon aurait eu beaucoup de sympathie pour la cause des plébéiens, fort peu pour la vôtre; Simon n'aime pas les patriciens, et son opinion républicaine vous a fait peur. Simon n'eût peut-être pas entrepris votre cause; c'est possible, je l'ignore. Ce qu'il y a de certain, ce dont je réponds sur ma tête, c'est qu'au cas où il l'eût acceptée il l'eût défendue avec loyauté, avec force, et, j'ose le dire, il l'eût gagnée. Mais vous avez craint un refus, ce qui est une faiblesse d'amour-propre; ou bien vous avez craint quelque chose de pire, une trahison… Dites, l'avez-vous craint, oui ou non?

—Jamais, monsieur Parquet, jamais, je vous en donne…

—Ne jurez pas, monsieur le comte; vous l'avez dit à quelqu'un, et voici vos paroles: «Ces gens-là s'entendent tous entre eux; comment voulez-vous qu'on se fonde sur le sérieux d'un débat judiciaire entre des gens qui vont le soir fraterniser au cabaret, ou, ce qu'il y a de pire, se prêtent mutuellement des serments épouvantables dans un club carbonaro?»

—Je n'ai jamais dit cela, monsieur Parquet, s'écria le comte au désespoir. Je suis le plus malheureux des hommes; on m'a indignement calomnié.»

Sa détresse fit pitié à M. Parquet, en même temps qu'elle lui donna envie de rire; car mieux que personne il savait l'innocence de M. de Fougères quant à ce propos. L'amplification était éclose dans le cerveau de M. Parquet. Le comte avait confié son affaire à un autre que Simon, par méfiance de son habileté et par crainte aussi de sa trop grande délicatesse. L'affaire était mauvaise; il le savait. Ce n'était pas un orateur éloquent et chaleureux qu'il lui fallait, c'était un ergoteur intrépide, un sophiste spécieux. Il pouvait triompher avec l'homme qu'il avait choisi, mais non pas triompher de Simon plaidant pour ses coopinionnaires, et qui, dans une position tout à fait favorable au développement de son caractère, devait là, plus qu'en aucune autre occasion, déployer cette puissance, cette bravoure et cette rudesse d'honnêteté qui faisaient sa plus grande force. D'un mot il culbuterait toutes les controverses, d'autant plus que c'était un homme à tout oser en matière politique et à tout dire sans le moindre ménagement.

Il est vrai aussi que les adversaires du comte n'avaient pas encore choisi Simon pour leur défenseur; que Simon n'avait pas songé à leur en servir; qu'il ignorait même le prétendu affront fait par M. de Fougères à son intégrité; en un mot, que toute cette indignation et toutes ces menaces étaient le savant artifice que depuis la veille maître Parquet tenait en réserve avec le plus grand mystère, sachant bien que Simon ne s'y prêterait pas volontiers.

L'artifice, il faut aussi le dire, n'eût pas été loin sans la timidité d'esprit du comte; mais, sous le caractère le plus obstiné, cet homme cachait la tête la plus faible. Toujours habitué à louvoyer, à tout oser sous le voile d'une hypocrite politesse, dès qu'on l'attaquait en face, il était perdu. Cela était difficile; il inspirait trop de dégoût aux âmes fortes; il leurrait de trop de promesses et de protestations les esprits faibles, pour qu'on daignât ou pour qu'on osât lui faire des reproches; et certes, M. Parquet ne s'en fût jamais donné la peine sans l'espoir et la volonté de tirer parti de sa confusion pour son grand dessein.

Ce qu'il avait prévu arriva. Le comte se retrancha, pour sa justification, dans des serments d'estime, de confiance, de dévouement, d'affection pour la cause plébéienne et pour Simon Féline spécialement. Il fit bon marché de la noblesse, de la parenté, de la monarchie, de toutes les hiérarchies sociales, à condition qu'on lui laisserait gagner son procès. Depuis longtemps il s'était réservé tant de portes ouvertes qu'il était difficile de le saisir. M. Parquet le poussa et l'égara dans son propre labyrinthe; il le força de s'enferrer jusqu'au bout.

—Allons, lui dit-il, il ne faut pas tant vous échauffer contre ceux qui ont répété vos paroles. Ce n'est pas un grand mal, après tout, dans votre position; vous avez été forcé d'émigrer. La révolution vous a dépouillé, banni. Il est simple que vous ayez des préventions contre nous et que vous nous confondiez tous dans vos ressentiments.

—Je n'ai point de ressentiments, s'écria le comte, je n'ai aucune espèce de prévention. Je n'en veux à personne; je n'accuse que la noblesse de ses propres revers. Je sais que tous les hommes sont égaux devant Dieu comme devant la loi, devant toute opinion saine comme devant tout droit social. Enfin, j'estime maître Parquet, honnête homme, habile, généreux, instruit, cent fois plus qu'un gentilhomme ignorant, égoïste, borné.

—C'est fort bon, je le crois jusqu'à un certain point, répondit M. Parquet; mais cependant je vais vous mettre à une épreuve. Si j'avais vingt-cinq ans, une jolie aisance et une certaine réputation, et que je fusse amoureux de votre fille, me la donneriez-vous en mariage?

—Pourquoi non? dit le comte, qui ne se méfiait guère des vues de M.
Parquet sur Fiamma.

—A moi, Parquet? vous consentiriez à être mon beau-père, à entendre appeler votre fille madame Parquet? à avoir pour gendre un procureur? Vous ne dites pas ce que vous pensez, monsieur le comte!

—Je ne pense pas, dit le comte en riant, qu'à votre âge vous me demandiez la main de ma fille; mais si vous aviez vingt-cinq ans et que vous me tendissiez un piège innocent, je vous dirais: Allez à l'appartement de Fiamma, mon cher Parquet, et si elle vous accorde son coeur, je vous accorde sa main. Je serais flatté et honoré de l'alliance d'un homme tel que vous.

—Eh bien! vous êtes un brave homme! Touchez là! s'écria M. Parquet avec des yeux pétillants d'une malice que M. de Fougères prit pour l'expression de l'amour-propre satisfait. Je vais chercher Simon, je vous l'amène…

—Allez, mon ami, allez vite, mon bon Parquet, dit le comte en lui pressant les mains, je vous en aurai une éternelle reconnaissance.

—Et vous lui donnerez votre fille en mariage, reprit Parquet; moyennant quoi, il refusera de plaider contre vous, et s'engagera, pour l'avenir, à plaider gratis tous les procès que vous pourrez avoir, jusqu'à la concurrence de deux cents…

—Ma fille en mariage!… dit M. de Fougères en reculant de trois pas et en pâlissant de colère. Est-ce là la condition? M. Féline veut épouser Fiamma?

—Eh bien! pourquoi pas?… reprit M. Parquet d'un air assuré; le trouvez-vous trop vieux, celui-là? Il est juste de l'âge de Fiamma; il est beau comme un ange, il s'est fait un plus grand nom que celui que vos pères vous ont laissé. Il appartient à la plus honnête famille du pays. Il gagne de 25 à 30,000 fr. par an. Il a toutes les supériorités, toutes les vertus, toutes les grâces. Il vous demande votre fille, et vous hésitez?

—Ma fille ne veut pas se marier, répondit sèchement le comte.

—Est-ce là l'unique cause de votre refus, monsieur le comte?

—Oui, monsieur Parquet, l'unique; mais vous savez qu'elle est invincible.

—Je ne sais rien du tout, monsieur le comte, que ce qu'il vous plaira de me dire franchement. M'autorisez-vous à faire ce que vous venez d'imaginer vous-même, de monter à l'appartement de Fiamma et de lui demander son coeur et sa main, non pour moi, vieux barbon, mais pour Simon Féline, et, si j'obtiens cette promesse, la ratifierez-vous sur-le-champ?

—Sur-le-champ, monsieur Parquet, répondit le comte, à qui la réflexion venait de rendre le calme de l'hypocrisie; seulement permettez-moi de vous dire que cette manière de procéder, imaginée par moi dans la chaleur de l'entretien et dans la gaieté d'une supposition, est contraire dans l'application à toutes les convenances. Nous arriverons au même but sans blesser la pudeur de Fiamma..

—Fiamma n'a pas besoin de pudeur avec moi, je vous assure, monsieur le comte. Je pourrais être votre père, à plus forte raison le sien, laissez-moi donc aller lui parler, et je vous réponds qu'elle ne se gênera pas pour me dire ce qu'elle pense.

—Je ne puis permettre que cela se passe ainsi, reprit le comte; ma femme sert de mère à Fiamma; c'est à elle qu'il faudrait s'adresser d'abord, elle en causerait avec ma fille…

—Votre femme est de l'âge de Fiamma et ne peut jouer sérieusement le rôle de sa mère; ensuite, je doute qu'elle ait beaucoup d'influence sur son esprit, ainsi on peut s'éviter la peine de chercher ce prétexte.

—Ce prétexte? Pensez-vous que je me serve de prétexte? dit le comte blessé; croyez-vous que je ne sois pas assez franc et assez maître de mes actions pour refuser ou pour accorder la main de ma fille?

—C'est précisément là l'objet de la question, répondit hardiment Parquet, à qui il n'était pas facile d'en imposer; mais voici Fiamma elle-même, et c'est devant vous qu'elle va me répondre.

—Qu'il n'en soit pas question en cet instant ni de cette manière, je vous en prie,» dit le comte en s'efforçant de faire sentir son autorité à M. Parquet; mais Parquet était déterminé à tout braver. Mademoiselle de Fougères entrait en cet instant. Il marcha au-devant d'elle et la prit par le bras, comme s'il eût craint qu'on ne la lui arrachât avant qu'il eût parlé. «Fiamma, dit-il en l'amenant vers son père, répondez à une question très-concise: voulez-vous épouser Simon Féline?» Fiamma tressaillit, puis elle se remit aussitôt, regarda le visage impassible de son père, et vit, à la blancheur de ses lèvres qu'il était dévoré de ressentiment. Elle répondit sans hésiter: «J'y consens, si mon père le permet.

—Une fille bien née ne répond jamais ainsi, dit le comte en se levant; avant de déclarer aussi librement ses désirs, elle demande conseil à ses parents. Il y a une espèce d'effronterie à procéder de la sorte. Il est évident que je ne puis vous refuser mon consentement; je ne le puis, ni ne le veux; car j'estime infiniment le choix que vous avez fait. Seulement je trouve dans le mystère de ce choix, et dans la manière dont on a surpris ma franchise, tout ce qu'il y a de plus opposé à la décence de la femme, à la loyauté de l'ami et au respect dû au père.»

Ayant ainsi parlé avec cette apparence de dignité que les vieux aristocrates possèdent au plus haut degré, et qu'ils savent ressaisir dans les occasions même où leurs actions manquent le plus de la véritable dignité, il repoussa du pied le fauteuil qui était derrière lui et sortit brusquement de la chambre.

«Ce consentement équivaut à un refus, dit Fiamma à son ami; Parquet, nous avons été trop vite.

—La balle est lancée, dit Parquet, il ne faut plus la laisser retomber.

—Je me charge de plier mon père comme un roseau, si M. Féline consent à refuser ma dot.

—Il n'y consent pas, répondit Parquet; il exige qu'il en soit ainsi.

—Si mon père ne cède pas à cette séduction, il n'y a plus d'espérance, reprit Fiamma; car une explication serait inévitable entre lui et moi, et j'aime mieux me faire religieuse que d'épouser Simon au prix de cette explication.

—Toujours le secret! dit Parquet avec humeur en se retirant. Comment faire marcher une affaire et dont les pièces ne sont pas au dossier?»

XVII.

Fiamma, prévoyant bien que la colère de son père aurait une prochaine explosion, s'était sauvée au fond du parc, espérant éviter sa vue pendant les premières heures. Mais le destin voulut qu'ils se rencontrassent dans l'endroit le plus retiré de l'enclos. M. de Fougères allait précisément là cacher et étouffer son dépit; et voyant l'objet de sa fureur, il oublia la résolution qu'il avait prise de se modérer. Ses petits yeux grossirent et gonflèrent ses paupières ridées; il fut forcé de se jeter sur un banc pour ne pas étouffer.

C'était en effet une grande contrariété pour le comte que cette ouverture inattendue de M. Parquet et l'adhésion subite qu'y avait donnée sa fille. En voyant Fiamma se retirer au couvent et ne plus faire chez lui que des apparitions de stricte bienséance, il s'était flatté, pendant deux ans, d'en être tout à fait débarrassé. Sa joie avait été au comble lorsque Fiamma lui avait dit, huit jours auparavant, que son intention était de prendre le voile, et qu'elle allait l'accompagner à Fougères pour faire ses adieux à ses amis du village et leur donner l'assurance de la liberté d'esprit et de la satisfaction véritable avec lesquelles elle embrassait l'état monastique. Ce voyage avait paru d'autant plus convenable et d'autant plus avantageux à M. de Fougères vis-à-vis de l'opinion publique, qu'il se croyait plus assuré de la résolution inébranlable de sa fille. La crainte d'une inclination de sa part pour Féline n'avait jamais été sérieuse en lui, et, s'il l'avait eue, depuis longtemps elle s'était dissipée. Il ignorait leur correspondance, et, lors même qu'il en eût été le confident, il eût pu croire que Simon était guéri de son amour et que Fiamma ne l'avait jamais partagé.

La scène qui venait d'avoir lieu avait donc été pour lui un coup de foudre. Ce n'est pas qu'une alliance avec Féline fût désormais aussi disproportionnée à ses yeux qu'elle l'eût été deux ou trois ans auparavant. Depuis la veille surtout, M. de Fougères commençait à apprécier les avantages de la position et l'importance des talents du Simon. Il avait vu en arrivant les sommités aristocratiques de la province. Il avait dîné à la préfecture, et là tous les convives avaient déploré les opinions de M. Féline avec une chaleur qui prouvait le cas qu'on faisait de sa force ou la crainte qu'elle inspirait. On s'était surtout étonné de l'imprudence qu'avait commise M. de Fougères en ne le choisissant pas pour avocat ou en ne s'assurant pas d'avance de sa neutralité. Le séjour de Paris rend essentiellement dédaigneux pour les talents de la province; on s'imagine que la capitale absorbe toutes les supériorités et en déshérite le reste du sol. Cela était arrivé à M. de Fougères; il s'éveilla péniblement de cette erreur dès les premières opinions qu'il entendit émettre à ses pairs sur la puissance de Féline. Cette jeune renommée avait pris subitement tant d'éclat que la surprise et l'inquiétude du plaideur furent extrêmes. Il courut aussitôt se confier à M. Parquet. C'est pour cela que Bonne, prenant son embarras pour de la froideur, était revenue au village, la veille dans la soirée, pénétrée de l'idée que le comte avait découvert les projets de son père à l'égard de Fiamma et qu'il en était offensé.

Cependant M. de Fougères s'était flatté que Simon n'oserait pas résister à la crainte de se faire un ennemi d'un homme tel que lui, et il avait pris le parti de le flagorner dans la personne de M. Parquet, n'imaginant guère qu'il allait tomber dans un piège. Il y était tombé avec une simplicité qui le couvrait de honte à ses propres yeux, et qui poussait à l'exaspération l'aversion profonde qu'il avait pour la caste plébéienne. En raison de ses adulations et de ses platitudes devant cette caste, M. de Fougères lui portait, dans le secret de son coeur, la haine héréditaire dont les nobles ne guériront jamais et que ressentent avec plus d'amertume ceux d'entre eux qui ont la lâcheté de mendier son appui et de la tromper par couardise.

Ayant depuis deux ans concentré toutes ses affections (si toutefois les avares ont des affections) sur sa nouvelle famille, il mettait son orgueil et sa joie à ménager une grande fortune à ses héritiers. Il avait regardé Fiamma comme morte, et il avait eu la politesse de lui offrir une vingtaine de mille francs de dot pour épouser le Seigneur, à peu près comme il eût réservé cette somme à des obsèques dignes du rang de sa famille. Mais Fiamma avait refusé jusqu'à ce don, en alléguant que le petit héritage de sa mère lui suffirait pour entrer au couvent et pour s'y ensevelir.

Maintenant, au lieu de cette heureuse conclusion à l'importune existence de sa fille chérie (il l'appelait ainsi surtout depuis qu'elle approchait de la tombe où il eût voulu la clouer vivante), il prévoyait qu'il faudrait s'exécuter et lui donner une dot convenable. Il supposait que Féline avait des dettes ou de l'ambition; il regardait cette race d'avocats et de procureurs comme une armée ennemie, qui le couvrirait de blâme dans le pays s'il ne faisait pas honorablement les choses, et, en fin de cause, il savait que sa fille pouvait se passer de son consentement. Son coeur était donc dévoré de toutes les chenilles de l'avarice, et il ne voyait aucune issue à son embarras; car la seule chose qui l'eût rassuré, la résolution de Fiamma contre le mariage, venait d'être subitement révoquée d'une manière laconique et absolue dont il ne connaissait que trop la valeur. Il n'avait donc qu'un moyen de se soulager, c'était de se mettre en colère; et il faut que cette envie soit bien irrésistible, puisqu'elle aggravait tout le mal et qu'il s'y abandonna néanmoins.

Il éclata donc en reproches amers sur la trahison de M. Parquet, dont Fiamma s'était rendue complice en le traitant comme un père de comédie. Il qualifia ce projet de sourde et méprisable intrigue, et la conduite de Fiamma d'hypocrisie consommée. «C'était donc là où devaient vous conduire cette dévotion austère, lui dit-il, et cet amour insatiable de la retraite! J'en ferai compliment aux nonnes qui en ont été dupes ou complices. J'admire beaucoup aussi le prétexte que vous m'avez donné, pour venir me demander, sous le manteau de la prudence, la main de M. Féline; car c'est vous qui faites ici le rôle de l'homme. Ce n'est pas lui qui veut m'arracher mon consentement, c'est vous-même. C'est vous sans doute qui viendrez à la tête des notaires me présenter une de ces sommations qu'on appelle respectueuses par ironie sans doute pour l'autorité paternelle.

—Monsieur, répondit Fiamma avec le même calme qu'elle avait toujours apporté dans ces pénibles relations, j'espère que je n'aurai pas recours à de semblables moyens, et qu'après avoir mûri l'idée de ce mariage dans votre sagesse vous l'approuverez avec bonté. Si vous étiez plus calme, je vous prierais de m'expliquer sur quoi vous fondez vos répugnances; mais vous ne m'entendriez pas dans ce moment-ci. Je me bornerai à vous dire que vous n'avez pas été trompé; que cela du moins a toujours été éloigné de ma pensée et de mon intention; que je suis absolument étrangère à la forme que M. Parquet a pu donner aux propositions de M. Féline; que j'ai été de bonne foi dans tout ce que j'ai fait jusqu'ici, et qu'avant-hier encore ma résolution de prendre le voile me semblait inébranlable. Je suis venue ici, croyant assister au mariage de M. Féline avec Bonne Parquet; et lorsque je vous donnai autrefois ma parole d'honneur de ne jamais laisser concevoir à M. Féline des espérances contraires à la raison ou à l'honneur…

—Alors vous mentiez comme aujourd'hui! s'écria M. de Fougères. Il fallait que vous fussiez bien éprise déjà de cet homme pour qu'un seul jour passé ici, après une aussi longue séparation, vous ait mis aussi bien d'accord. Allons, je ne suis pas un Géronte. Quoique vous soyez une intrigante habile, vous ne me ferez pas croire que le temps de votre retraite au couvent ait été très-saintement employé. Après une vie comme celle que vous meniez ici, après des jours et des nuits passés on ne sait où, je ne serais pas étonné que des raisons majeures ne vous eussent tout d'un coup forcée à vous cacher, et je présume que M. Féline, ayant fait fortune, est saisi aujourd'hui d'un remords de conscience; car vous êtes tous fort pieux, lui, sa mère, vous, et la confidente, mademoiselle Parquet…

—Monsieur, dit Fiamma avec énergie, vous m'outragez et je ne le souffrirai pas, car vous n'en avez pas le droit. Dieu sait que vous n'avez aucun droit sur moi.

—J'en ai que vous ignorez, mademoiselle, et qu'il est temps de vous faire savoir, s'écria le comte hors de lui. J'ai le droit du bienfaiteur sur l'obligé, de celui qui donne sur celui qui reçoit; j'ai le droit qu'un homme acquiert en subissant dans sa maison la présence d'un étranger et en l'y élevant par compassion. Ce droit, signora Carpaccio, le comte de Fougères l'a acquis en daignant nourrir la fille d'un bandit et d'une…

—Et d'une femme parfaite, indignement sacrifiée à un misérable tel que vous, répondit Fiamma d'un air et d'un ton qui forcèrent le comte à se rasseoir. Puisque vous savez tout, monsieur le comte, sachez bien que, de mon côté, je n'ignore rien, et je vais vous le prouver. Restez ici; ne bougez pas, ne m'interrompez pas, je vous le défends! La mémoire de ma mère est sacrée pour moi. N'espérez pas la flétrir à mes yeux, ni me faire rougir de devoir le jour à un chef de partisans, à un héros qui est mort pour sa patrie, et dont je suis plus fière que de vos ancêtres, dont une loi absurde et impie me force de porter le nom. Bianca Faliero, de la race ducale de Venise, et Dionigi Carpaccio, paysan des Alpes, défenseur et martyr de la liberté, c'était une noble alliance, et il n'y a qu'une grande âme comme celle de ma mère qui dut savoir préférer la protection généreuse du brave partisan à l'avilissante faveur du comte de Stagenbracht.

—Que voulez-vous dire? s'écria le comte en essayant de se lever et en bondissant sur son siège avec égarement; quel nom avez-vous prononcé? A quelle impure source de calomnie avez-vous puisé l'ingratitude et l'outrage dont vous payez ma miséricorde envers vous?

—La voici, cette source impure! dit Fiamma en tirant de son sein un paquet de lettres; c'est celle de votre fortune, signor Spazetta. Voici les preuves de votre infamie, écrites et signées de votre propre main; voici les pièces du marché que vous avez conclu avec un seigneur autrichien pour lui vendre votre femme; voici votre première espérance de racheter le fief de Fougères, monsieur le comte; car voici la quittance de l'acompte que vous avez reçu sur l'espoir du déshonneur de ma mère. Mais elle n'a pas voulu le consommer pour vous ni l'accepter pour elle-même; voici la concession de cette maison de campagne où vous aviez consigné ma mère, pour la soustraire, disiez-vous, aux fatigues du commerce et rétablir sa santé délicate, mais, en effet, pour la placer sous la main du comte, à trois pas de sa villa… Mais vous aviez compté sans le secours du chevaleresque Carpaccio, monsieur le comte. Malheureusement il rôdait autour du château de M. Stagenbracht, lorsque les cris de ma mère, qu'on enlevait par son ordre et par votre permission, parvinrent jusqu'à lui. C'est alors que, par une tentative désespérée, trois contre dix, il la délivra et fit ce que vous auriez dû faire en tuant de sa propre main le ravisseur. Si la reconnaissance de ma mère pour ce libérateur, et son admiration pour un courage intrépide, lui ont fait fouler aux pieds le préjugé du rang et manquer à des devoirs que vous aviez indignement souillés le premier, c'est à Dieu seul qu'appartiennent la remontrance et le pardon. Quant à vous, monsieur le comte, au lieu d'insulter les cendres de cette femme infortunée, c'est à vous qu'il appartient de baisser la tête et de vous taire, car vous voyez que je suis bien informée.»

Le comte resta, en effet, immobile, silencieux, atterré.

«Je vous ai dit, continua Fiamma, ce que je devais vous dire pour l'honneur de ma mère; quant au mien, monsieur, il me reste à vous rappeler que vous avez encore moins le droit d'y porter atteinte: car vous êtes un étranger pour moi, et non-seulement il n'y a aucun lien de famille entre nous, mais encore j'ai été élevée loin de vos yeux, sans que vous ayez jamais rien fait pour moi… Ne m'interrompez pas. Je sais fort bien que la crainte de voir ébruiter votre crime vous a disposé envers ma mère à une indulgence qu'un honnête homme n'eût puisée que dans sa propre générosité. Je sais que vous avez daigné ne point la priver du nécessaire, d'autant plus qu'elle tenait de sa famille les faibles ressources que je possède aujourd'hui. Je sais que vous ne l'avez point maltraitée et que vous vous êtes contenté de l'insulter et de la menacer. Je sais enfin que vous l'avez laissée mourir sans l'attrister de votre présence: voilà votre clémence envers elle. Quant à vos bontés pour moi, les voici: vous m'avez laissée vivre avec mon modeste héritage jusqu'au moment où, pensant acquérir des protections par mon établissement, vous m'avez arrachée à ma retraite et au tombeau de ma mère pour me jeter dans un monde où je n'ai pas voulu servir d'échelon à votre fortune. Je savais de quoi vous étiez capable, monsieur le comte; mais ce qui me rassurait, c'est qu'un contrat de vente illégitime eût été plus nuisible que favorable à vos nouveaux intérêts. Il ne s'agissait plus pour vous de payer un fonds de commerce d'épiceries, vous vouliez désormais jeter de l'éclat sur votre maison. Je ne me serais jamais rapprochée de vous, sans le secret inviolable que je devais aux malheurs de ma mère, sans la prudence extrême avec laquelle je voulais, par une apparence de déférence à vos volontés, éloigner ici, comme en Italie, tout soupçon sur la légitimité de ma naissance. Croyez bien que c'est pour elle, pour elle seule, pour le repos de son âme inquiète, pour le respect dû à ses cendres abandonnées, que je me suis résignée pendant plusieurs années à vivre près de vous et à vous disputer pas à pas mon indépendance sans vous pousser à bout. Un ami imprudent a allumé aujourd'hui votre fureur contre moi, au point qu'elle a rompu toutes les digues. Cette explication, la première que nous avons ensemble sur un tel sujet, et la dernière que nous aurons, je m'en flatte, a été amenée par un concours de circonstances étrangères à ma volonté; mais puisqu'il en est ainsi, je m'épargnerai les pieux mensonges que je voulais vous faire sur mon voeu de pauvreté, je vous dirai franchement ce que je vous aurais dit à travers un voile. Vous pouvez donner ma main à Simon Féline sans craindre que je fasse valoir sur votre fortune des droits que j'ai, aux termes de la loi, mais que ma conscience et ma fierté repoussent. La seule condition à laquelle j'ai accordé la promesse de ma main est celle-ci. Pour sauver les apparences et mettre vos enfants légitimes à couvert de toute réclamation de la part des miens (si Dieu permet que le sang de Carpaccio ne soit pas maudit), M. Féline vous signera une quittance de tous les biens présents et futurs, que votre respect pour les convenances et mes droits d'héritage m'eussent assurés…

—M. Féline sait-il donc le secret de votre naissance? dit M. de
Fougères avec anxiété.

—Ni celui-là ni le vôtre, monsieur, répondit Fiamma: ces deux secrets sont inséparables, vous devez le comprendre; et si, en divulguant l'un, on flétrissait la mémoire de ma mère, je serais forcée de divulguer l'autre pour la justifier. Ainsi, soyez tranquille; ces papiers que j'ai trouvés sur elle après sa mort ne seront jamais produits au jour si vous ne m'y contraignez par un acte de folie, et ils seront anéantis avec moi sans que mon époux lui-même en soupçonne l'existence.»

Depuis le moment où M. de Fougères avait aperçu les papiers dans la main de Fiamma jusqu'à celui où elle les remit dans son sein, il avait été partagé entre le trouble de la consternation et la tentation de s'élancer sur elle pour les lui arracher. S'il n'avait pas réalisé cette dernière pensée, c'est qu'il savait Fiamma forte de corps et intrépide de caractère, capable de se laisser arracher la vie plutôt que de livrer le dépôt qu'elle possédait; d'ailleurs il avait espéré l'obtenir de bonne grâce. Il balbutia donc quelques mots pour faire entendre que son consentement au mariage était attaché à l'anéantissement de ces terribles preuves. Fiamma ne lui répondit que par un sourire qui exprimait un refus inflexible, et, le saluant sans daigner lui demander une promesse qu'il ne pouvait pas refuser, elle s'éloigna en silence. Alors le comte se leva et fit deux pas sur ses traces, vivement tenté de la saisir par surprise et d'employer la violence pour arracher sa sentence d'infamie. Mais, au même instant, la pâle et calme figure de Simon Féline parut de l'autre côté de la haie, dans le jardin du voisin Parquet.

Le comte le salua profondément, tourna sur ses talons et disparut.

Le mariage de Simon Féline et de Fiamma Faliero fut célébré à la fin du printemps, dans la petite église où ils avaient dit une si fervente prière le jour de leurs mutuels aveux. À côté de ce beau couple, on vit l'aimable Bonne s'engager dans les mêmes liens avec le jeune médecin qui l'aimait, et qu'elle ne haïssait pas, c'était son expression. Le comte de Fougères assista au mariage avec une exquise aménité. Jamais on ne l'avait vu si empressé de plaire à tout le monde. Heureusement pour lui, cette noce se passait en famille, au village, et sans éclat, dans la maison Parquet. Aucun de ses pairs, et sa nouvelle épouse elle-même, qui fut très à propos malade ce jour-là, ne put être témoin des détails de cette fête, qui consomma sa mésalliance. La bonne mère Féline se trouva assez bien rétablie pour en recevoir tous les honneurs. Tout se passa avec calme, avec douceur, avec simplicité, avec cette dignité si rare dans la célébration de l'hyménée. Aucun propos obscène ne ternit la blancheur du front des deux charmantes épousées. Le seul maître Parquet ne put s'empêcher de glisser quelques madrigaux semi-anacréontiques, qu'on lui pardonna, vu qu'il avait bu un peu plus que de raison. Cependant ni lui ni aucun des convives ne dépassa les bornes d'un aimable abandon et d'une douce philosophie. Le curé prit part au repas, après avoir promis à Jeanne de ne plus s'aviser d'encenser personne. Le seul événement fâcheux qui résulta de ces modestes réjouissances, ce fut la mort d'Italia, que l'on trouva le lendemain matin étendu sur les débris du festin et victime de son intempérance.

En vertu d'un arrangement que conseilla et que décida M. Parquet, M. de Fougères renonça aux principaux avantages du testament fait en faveur de sa femme, afin de ne pas perdre le tout, et l'honneur de sa famille par-dessus le marché.

Cet échec, que ne compensait pas en entier la renonciation de Féline à toute dot ou héritage, l'affligea bien, et il quitta précipitamment le pays, heureux du moins de se débarrasser du voisinage et de l'intimité, non de la famille Féline, qui ne l'importunait guère de ses empressements, mais de M. Parquet, qui, affectant de le prendre désormais au mot et de le traiter d'égal à égal, s'amusait à le faire cruellement souffrir.

Il est vraisemblable que les relations du village avec, le château eussent été de plus en plus rares et froides, sans un événement qui vint tout à coup plier jusqu'à terre l'épine dorsale du comte de Fougères: la chute d'une dynastie et l'établissement d'une autre. Le règne du tiers état sembla effacer tous les vestiges d'orgueil nobiliaire que M. de Fougères n'avait pas laissés dans la boutique de M. Spazetta. Tant que la royauté bourgeoise n'eut pas pris décidément le dessus sur les résistances sincères, le comte, espérant tout, ou plutôt craignant tout de l'influence des avocats et de la puissance des grandes âmes, se fit l'adulateur de son gendre, et par conséquent de M. Parquet. Simon avait peine à dissimuler son dégoût pour cette conduite, et M. Parquet y trouvait un inépuisable sujet de moquerie et de divertissement. Mais quand la puissance régnante eut absorbé ou paralysé l'opposition; quand, n'ayant plus peur du parti républicain, elle se tourna vers l'aristocratie et chercha à la conquérir, M. de Fougères suivit l'exemple de la mauvaise race de courtisans qui ne peut pas perdre l'habitude de servir; et, cessant de faire de l'indignation au fond de son château avec le sardonique M. Parquet, il se brouilla avec lui et avec Simon sur le premier prétexte venu; puis il revint à Paris faire sa cour à quiconque lui donna l'espoir de le pousser à la pairie, chimérique espoir qu'il avait caressé sous le règne précédent.

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