Sous le burnous
XI
L'HANAFI
C'est l'heure du marché, et sur la place du Caravansérail la foule hétérogène se presse. Bédouins bronzés, à l'oeil farouche, aux burnous rapiécés; Koulouglis au visage mat et aux vêtements luxueux; Kabyles à la courte tunique; Biskris misérables, juifs crasseux et humbles, nègres philosophes, caïds et mendiants, mercantis, colons et soldats, Mauresques voilées, juives sans voiles, négresses demi-nues, se coudoient, flânent et grouillent au milieu des bourricots et des mules, des chevaux à fière allure et des chameaux accroupis. Et dans des étincellements de soleil s'entassent des monceaux de pastèques, de grenades, d'oranges, de dattes, d'oignons, des figues de barbarie, des jattes de lait aigre, des harnachements brodés d'or, des bâts éventrés, des mors de bride rongés de rouille, des étriers damasquinés, des thémaques des djebiras, des ceintures et des étoffes de soie, des armes, des galettes, des anneaux pour les bras, les jambes et les oreilles, des beignets à l'huile, des guirlandes de têtes de moutons, des chapelets d'artichauts sauvages, des tapis, des sachets de musc, des fioles d'eau de rose, des morceaux d'encens, des gâteaux de miel, et des chiens, et des puces, et des poux, et des enfants, et des bijoux, et des haillons.
Et de toutes parts se croisent des appels étranges, des clameurs de sorcières, des disputes pour un sou.
Les injures sont renvoyées de bouche en bouche comme volants sur raquettes: fripon, cocu, proxénète et juif, insulte suprême! Et les crânes se heurtent, et la foule s'amasse, les cris: Balek! balek! pleuvent de tous points à la fois, tandis que les vendeurs publics parcourent les groupes, proposant aux plus offrants la marchandise d'une voix enrouée: Bab Allah! Bab Allah!
Et au sommet de la mosquée de Salah-Bey, dont le gracieux minaret dresse sa blanche silhouette sur le fond bleu du ciel, les cigognes immobiles, perchées sur une patte et le cou dans les épaules, contemplent d'un oeil impassible cette bruyante houle de bêtes et de gens.
Et au devant de la place s'étend un coin de la ville; de sa longue terrasse on domine l'amoncellement des toitures rouges qui descendent vers le sud, brusquement arrêtées par l'étroite cassure du roc, où, à une profondeur de 200 mètres, coule sourdement le Rummel invisible; puis les pentes verdoyantes de Mansourah, et à gauche les rochers géants et sombres de Sidi-Merid. _____
Mais ce n'était pas ce panorama de la plus étrange cité de l'Algérie qui attirait mes regards. Un groupe de Mauresques babillaient près de moi; sous la monlaia quadrillée qui les enveloppait, on devinait la grâce et la jeunesse, et leurs grands yeux noirs, brûlant comme la braise, révélaient, en dépit du voile, l'attrait du visage, car avec de tels yeux jamais femme n'est laide.
Dans un dessein pervers, elles laissaient entrevoir le bas blanc coquettement tendu sur le mollet gras et la cheville aux fines attaches, où cliquetaient, joyeuse musique, des boules de cuivre en des anneaux d'argent; et le gai babillage, et le pied mignon chaussé de sabates rouges, et le coin du mollet, et le cliquetis, et les étincelantes prunelles, tout cela parlait, chacun en sa manière, et clairement disait: «Suivez-nous, suivez-nous.» Et craignant de ne pas avoir été comprise, l'une des vendeuses de ces séductions s'approcha:
—Viens chez moi, me dit-elle, j'ai du tabac blond, et du café noir; je m'appelle Ourika (petite rose) et je suis belle.
Et me voyant hésiter, elle écarta son voile…
_____
En ce moment, une main grassouillette, aux ongles sales, me toucha le bras et une voix que je reconnus murmura:
—Belle? oui, mais elle a au moins vingt ans, et depuis peut-être dix elle offre dans son alcôve aux Arabes comme aux Roumis, café, petite rose et cigarettes. Ecoute-moi, je veux te montrer une plus fraîche grenade, et quand tu l'auras vue, tu n'en détacheras tes yeux que pour y attacher tes lèvres.
Et tandis que les blanches Mauresques se perdaient en riant dans la bruyante foule, la noire apparition qui s'était jetée entre nous m'interrogeait du regard.
Oui, je la reconnaissais bien pour l'avoir maintes fois rencontrée, humble et cauteleuse, errer dans les galeries de la vieille caserne des Janissaires. Grâce à sa mine lamentable, elle avait obtenu des adjudants apitoyés la permission d'y entrer, et nous la trouvions à toute heure rôdant dans les chambres, mendiant des croûtes de pain, achetant les vieux galons, les vieilles bottes, les hardes, ne payant jamais que la moitié du prix convenu, volant des rogatons et des bouts de chandelles, renvoyée chaque jour et reparaissant chaque lendemain suivant le précepte de Jésus, qu'elle maudissait, s'humiliant sous l'outrage, baisant la botte levée, présentant la fesse droite si on la chassait à coups de pied sur la gauche.
Mais nul n'eût voulu toucher du pied ni du doigt cette épave quadragénaire de la race maudite, et ce ne fut qu'après la disparition successive de ceintures et de burnous qu'on la poussa dehors par les épaules en donnant la consigne au brigadier de garde de ne plus la laisser entrer. _____
Deux années s'étaient écoulées depuis. C'était toujours la même face blafarde, les mêmes yeux chassieux à la larme facile, les mêmes bajoues tremblotantes, la même voix dolente et mielleuse, le même sombre accoutrement de veuve, les mêmes hardes et la même crasse.
—Ecoute-moi donc, continuait-elle, les joies du paradis, je les ai procurées à des kébirs de ta nation, dont la confiance et la clientèle ne m'ont plus quittée, et jamais ils n'ont été aussi hésitants que toi, bien que je leur demande en douros ce que tu ne pourrais me donner qu'en sordis.
—Tu n'en parais guère plus riche.
—Ah! nous autres, pauvres juifs, nous sommes tant volés par les Arabes et les Chrétiens! Tiens, ajouta-t-elle, en désignant de la main le tribunal civil dont on apercevait la toiture à côté de celle de l'ancien palais du bey Hadj-Hamet, parmi les Hanafis qu'on voit là-bas en grande chemise noire, avec une casquette sans visière et des bavettes de nouveau-né, il en est un habillé de rouge, qui vient souvent en ma demeure quand le soleil est couché derrière Koudiat-Aty et que la ville est silencieuse. Ah! ah! celui-là sait apprécier le fruit que je sers. Viens-tu? _____
Nous descendîmes l'escalier de la place, nous dirigeant vers le quartier de la Synagogue, au bord du ravin, non loin de l'endroit où l'on précipitait les épouses adultères, et par un dédale de ruelles bordées de maisons croulantes et coupées de voûtes ombreuses, nous arrivâmes à un escalier fait de débris de pierres romaines, puis à une étable au fond de laquelle se trouvait une porte où la juive frappa.
—C'est moi, dit-elle.
—Un verrou fut tiré sans bruit; je traversai une cour minuscule, je gravis quelques marches et je me trouvai tout à coup dans une petite chambre mauresque, ornée à profusion de lourdes dorures, d'étagères, de glaces et meublée avec un luxe oriental que je n'aurais jamais soupçonné après pareil cicérone et semblable antichambre.
Deux jolis enfants de sept à huit ans, garçon et fillette, couchés à plat ventre sur un tapis à laine longue et dure, m'examinaient de leurs grands yeux curieux. Des jouets éparpillés et d'une provenance visiblement française, cheval de bois, poupée à tête de porcelaine, soldats de plomb, polichinelle, indiquaient que mon arrivée avait interrompu leurs jeux.
—Assieds-toi, me dit la matrone me désignant un large coussin recouvert d'une tapisserie en poils de chameau formant des dessins bizarres et multicolores, comme en tissent les femmes du Souf, c'est le nid d'amour, tu vois le doux nid d'amour.
Et soulevant une frechia de Tunis, tendue sur l'entrée d'une seconde petite chambre de la dimension d'une alcôve, élevée d'an pied au-dessus de la première, elle appela: Hagar! Hagar! _____
Mlle Hagar, jouvencelle d'une quinzaine d'années, très brune et très jolie, se montra aussitôt, et sans plus de préambule s'accroupit en face de moi.
—C'est ma fille,—dit la sale veuve, paraissant plus sordide encore dans ce boudoir somptueux à côté de cette adolescente, vêtue de l'opulent costume des riches juives,—la dernière de cinq, ma ressource et ma joie. Ces petits sont les enfants de l'aînée et l'espoir de ma vieillesse. Venez, chéris, embrassez le Chrétien. Il va vous donner à chacun une belle piécette blanche et à votre tante un beau gros douro. Ah! mon fils, je suis bien malheureuse, le bon Hanafi qui nous protège est parti avec son épouse au pays des Francs et ne reviendra que lorsque sera passé le mois du simoun. Ils appellent cela leurs vacances, car ils se reposent et ne jugent pas les hommes; mais pour moi, ce temps est celui de la grande misère. Oh! il reviendra, il me l'a promis; il est pieux et sa parole est sainte; mais en attendant il faut vivre, et la colombe que voici souffre, car elle ne s'abreuve que de larmes et ne se nourrit que de privations… Un douro! seulement un douro!… parce que c'est toi et pour que tu reviennes… Merci. Réjouis-toi en toute quiétude, elle est bien dressée et docile.
Elle dit, et sortit en fermant discrètement la porte, nous laissant avec les enfants.
—Renvoie-les donc, dis-je à Hagar; pourquoi ta mère ne les a-t-elle pas emmenés? Ne vois-tu pas leurs yeux brillants de curiosité indécente?
—Ah? fit-elle très surprise, tu ne les désires pas? c'est pour te plaire, cependant, que la mère nous les laisse; Monseigneur Ben Simoun notre rabi a bien raison de dire: «les méchants jouissent en se cachant du bien qui leur arrive, mais les bons préfèrent qu'on assiste à leur joie,» et c'est un bon, le vieil Hanafi, car il réclame toujours leur présence. Elle augmente, dit-il, son bonheur.
XII
LOTH
Pas plus haute que ça, toute maigre et chétive. Sur les côtés ouverts de sa jupe bleue, ses cuisses grêles d'enfant se voyaient jusqu'aux hanches, et sur sa poitrine nue où saillaient les côtes commençaient à germer des seins à peine gros comme des moitiés de grenade. Dix, onze ans peut-être! Là-bas, dans les plaines du Souf, les filles poussent mieux d'ordinaire, mais les fièvres, la misère ou le vice, on même les trois démons ensemble, avaient retardé la floraison de celle-ci.
Bast! fièvres, misère, vice, n'empêchaient pas le large rire de s'épanouir sur ses lèvres enfantines, ses lèvres qui bordaient d'un large ruban écarlate l'ivoire éblouissant de ses dents de négrillonne. Et de rire elle ne se lassait pas, car un foulard jaune, tout neuf, entourait sa tête crépue, à ses oreilles tremblaient deux grands anneaux de cuivre et une heure auparavant elle avait fait la grande ablution à la fontaine du ksour et, tout en se séchant au soleil, lavait la loque qui lui servait de gandourah. Elle était propre et belle, et fraîche, et elle sentait le musc comme aux jours de fantasia, et ses grands yeux brillants comme des escarboucles éclairaient son museau noir. _____
C'est son grand-père qui me la conduisit, et je crus voir venir l'un des trois mages qui accoururent jadis saluer le petit Jésus dans la nuit de Noël, tant il me parut vénérable et majestueux.
Une barbe blanche, laineuse et courte, encadrait sa face noire sillonnée de profondes rides, et au turban crasseux entourait sa tête sexagénaire; aussi peu vêtu que la fillette, il n'avait qu'un burnous dont l'usage demi-centenaire avait fait une sorte de dentelle, et qui ne voilait que de temps à autre sa patriarcale nudité.
Un peu courbé par l'âge et les orages du désert et de la vie, il s'appuyait en marchant, sur un long bâton, avec autant de noblesse et de fierté que les vieux rois pasteurs devaient en mettre à s'appuyer sur leur houlette sceptrale.
En guise de myrrhe et d'encens et autres parfums coûteux et bibliques, il n'apportait qu'une terrible odeur de bouc qu'il répandait à profusion et gratis.
—Le salut soit sur toi, roumi, me dit-il en me baisant respectueusement l'épaule, voici celle que tu attends.
Et il poussait devant lui la négrillonne qui résistait moëllement, le haut du corps rejeté en arrière avec un petit tortillement de hanches et d'épaules comme un enfant gâté qui veut qu'on le prie, tandis que sa bouche s'épanouissait dans une satisfaction si grande qu'on eût pensé qu'elle allait se mordre les oreilles.
Du diable! si j'attendais quelqu'un et surtout cette négrillonne, et je m'écriai stupéfait:
—Quoi! que veux-tu, négro?
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Arrivé du matin même au ksour pour y occuper avec douze spahis indigènes un poste avancé, je n'y connaissais personne et n'y attendais rien, fumant silencieusement ma cigarette, sous un coin relevé de ma tente, regardant la grande plaine sablonneuse tachée ça et là de broussailles rabougries que rougissait le soleil couchant. Non, ma foi, je n'attendais personne que le brigadier Messaoud que j'avais envoyé dans le ksour me chercher un Arabe à tout faire, mon ordonnance ayant été mordue à notre sortie de Zezibet-el-Oued par une leffah (vipère cornue), qui l'avait en moins d'une heure envoyé dans les bras de l'ange Israfil, et le nombre restreint de mes hommes ne me permettait d'en distraire aucun de son service pour l'attacher au mien.
—On s'est moqué de toi, négro, je n'attends personne.
—Le sage doit s'attendre à tout, reprit sentencieusement le vieux mage, au mal comme au bien. Quand c'est le mal qui arrive, il le reçoit sans murmure; mais quand c'est le bien qui tombe du ciel, il s'appelle fou celui qui ne se baisserait pas pour le ramasser. Le bien, le voici! baisse-toi, homme, et ramasse.
Et plaçant devant moi la jeune négresse:
—Elle s'appelle Perle noire, c'est la fille de ma fille Zouza. Ramasse-la donc, tu n'en trouveras pas toujours une pareille sur le chemin des sables.
—Et que veux-tu que j'en fasse?
—Ton brigadier Sidi-Messaoud a demandé un serviteur de ta part dans le ksour. Serviteur ou servante, j'ai pensé que peu t'importait. Elle allumera ton feu et balayera ta tente. Elle fera ton café et te prépara le couscous. Elle ira te couper des touffes d'alfa ou de diss pour te couche et disposera ta selle de telle sorte que, la nuit, tu trouveras de la douceur à y poser ta tête. Enfin, ce que tu exigeras d'elle, elle le fera de bonne volonté suivant ses forces. En échange, tu me donneras un douro par mois et tu la nourriras de tes restes. Homme, je suis pauvre et l'enfant a faim. Fais-nous cette aumône et au jour du jugement, Rahman le miséricordieux ne se souviendra plus que tu as compté parmi les chrétiens.
Il dit, et poussa en dépit de moi l'enfant sous ma tente, puis tendant sa longue main osseuse et noire:
—Donne le douro: pour un mois, la Perle t'appartient.
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La négrillonne s'était accroupie en un coin, le dos appuyé contre un sac d'orge à côté de ma selle; immobile, son rire silencieux épanoui sur ses lèvres, elle attachait sur moi ses grands yeux étonnés et un peu inquiets.
—Que vais-je faire de toi? lui demandai-je.
—Ce que tu voudras, Sidi.
-Oh! oh! ce que je voudrai, mais encore faut-il que je sache à quoi je puis t'employer.
—Je sais allumer le feu, balayer une tente, cuire le couscous.
—Cela ne suffit pas.
—Je sais aussi laver un turban et mettre une musette pleine d'orge au nez d'un cheval.
—Et quoi encore?
—Je me tiendrai près de toi pendant ta sieste et à l'aide d'une feuille de bananier je chasserai les mouches qui viendraient troubler ton sommeil.
—J'ai un moustiquaire.
—Je te réveillerai à l'aube, à l'heure que tu m'indiqueras.
—C'est l'affaire du trompette, et ce n'est pas pour tout cela que j'ai besoin d'aide.
—Dis ce que tu veux.
—Il faut cirer mes bottes.
—Tu m'apprendras.
—Fourbir mon sabre et mes éperons.
—Tu m'apprendras.
—Nettoyer mes effets.
—Tu m'apprendras.
—Et mon harnachement?
—Tu m'apprendras.
—Tu est pleine de bonne volonté, vraiment, petite Perle noire. Mais s'il faut tout t'apprendre et te montrer, je crains fort d'être obligé d'avoir pour longtemps toute la besogne sur les bras. Qu'es-tu capable de faire encore?
Elle me regarda fixement, étalant ses belles dents blanches.
—Eh bien, quoi? demandai-je.
Et elle répondit sans trouble:
—Je sais faire l'amour, Sidi.
—L'amour! Quoi! à ton âge! Et qui donc te l'a enseigné?
Alors la petite négresse, étendant la main dans la direction du Ksour, me désigna le patriarche du Soudan qui s'en allait majestueusement dans le sentier rocailleux.
—C'est le vieux, là-bas, me dit-elle.
XIII
LE COCU ET LES RATS
A MON AMI LÉON CLADEL[10].
[Note 10: Un soir, à Sèvres, assis au foyer familial de l'illustre auteur de l'homme de la croix aux boeufs, les pieds sur les chenets, je lui racontais cette histoire. Il en fut si frappé qu'il m'engagea aussitôt à l'écrire et c'est pourquoi je la lui dédie.]
Je ne suis pas en faveur de ceux qui se font justice eux-mêmes, et je ne reconnais pas plus à un mari trompé le droit de tuer l'amant ou l'épouse adultère que je ne reconnais à un monsieur de qui on vient de voler la montre celui d'égorger le pick-pocket.
Cocufiage ne vaut pas mort d'homme et ce droit que l'offensé s'arroge, et que tout jury corrobore n'est qu'un restant des moeurs grecques, romaines et juives, car nos pères les Francs, beaucoup plus sages, se contentaient de faire payer à l'amant une amende de deux cents sous. En Angleterre, un mari qui tue sa femme ou l'amant de sa femme, est pendu, comme un simple assassin.
Nos voisins ont de ci, de là, quelques bonnes choses que nous ferions bien de leur emprunter, telles que l'exactitude et le chat à neuf queues[11]!
[Note 11: Fouet à neuf lanières de cuir terminées chacune par une balle de plomb dont on se sert dans les prisons contre les étrangleurs et les bandits de nuit. La sensiblerie des philanthropes leur a fait pousser de grands cris, mais, depuis l'introduction de ce châtiment barbare, les crimes et les attaques nocturnes ont diminué à Londres de 80%.]
Cependant, quand la justice se fait tacitement complice du meurtrier et encourage, comme on en voit de trop fréquents exemples, l'usage du vitriol et du revolver, elle met la victime dans le cas de se faire justice elle-même, ou les parents de venger le mort.
Je serais désolé de voir s'introduire en France les moeurs des maquis corses; mais si l'on assassinait ma femme, ou mon père, ou ma mère, ou mon fils, et que le meurtrier fut paisiblement renvoyé chez lui sous prétexte qu'il s'est trompé de tête, je n'hésiterais pas une minute à loger une balle dans la sienne.
Qu'on excuse ce petit prologue; j'avais hâte de dire ma pensée sur le singulier jury qui, par l'acquittement d'une épouse un peu vive et très myope, semble vouloir établir la loi de Lynch chez nous. Pour mon compte personnel, je ne m'y oppose pas, mais qu'on nous gratifie en même temps des libertés de l'Amérique.
J'arrive à mon histoire où il est question d'un mari trompé qui loi aussi s'est fait justice.
C'était la troisième fois qu'Ahmed-ben-Abderahman se voyait cocu et bien qu'il n'eût jamais été battu, il n'en était pas pour cela plus content.
Il était même fort en colère et l'avait du reste suffisamment prouvé. A sa première épouse infidèle il coupa nettement la tête avec un couteau bien trempé, selon la coutume immémoriale des maris musulmans, ce qui lui attira une mauvaise affaire dont, à grand'peine et grâce à la protection du général Desveaux, il sortit.
La deuxième, il l'étouffa à l'instar du Maure de Venise, après avoir cassé d'un coup de fusil le bras du lovelace, jeune officier du bureau arabe, qui s'en tira sans autre encombre. Cette fois, cependant, comme il y avait récidive il fut condamné à quelques années de transportation, par un jury composé de cocus, qui ne considérèrent pas que, s'il y avait récidive de meurtre, il y avait également récidive de malheur.
Revenu de Cayenne, vieilli, meurtri, mais ni repentant ni corrigé, il prit nouvelle épouse, ayant retrouvé les anciennes trop laides et trop usées. _____
J'avais beaucoup connu Sidi Ahmed-ben-Abderahman, au temps où il était caïd de Ouargla, et, plus d'une fois, j'eus l'occasion de lui rendre de petits services. Il ne les avait pas oubliés quand il me rencontra à Constantine, après ses infortunes. Il habitait, dans le voisinage de la grande mosquée Djema el Kebir, une belle maison mauresque, où il me fit souvent l'amitié de m'inviter à boire du café et manger du couscous. Homme doux, affable et généreux, il ne laissait rien paraître sur son front de ses malheurs et de ses rancunes. Grand seigneur arabe, de la puissante famille des Ouled Khelif, il possédait encore une fortune relativement considérable et entretenait à ses frais, comme les patriciens de Rome, une vingtaine de pauvres diables, gens de sa tribu. C'est ainsi qu'il éleva un jeune chamelier du Souf, en qui il reconnut de l'intelligence, lui fit donner l'instruction des thalebs et admettre comme suppléant à la chambre des Amins (tribunal de conciliation.) Ce jeune homme habitait sa maison, lui servait d'intendant et de secrétaire, et il en avait fait son ami. Deux conditions de plus qu'il n'est nécessaire pour que vous prévoyez le résultat.
Je dois ajouter, comme circonstance atténuante, qu'Amed-ben-Abderahman approchait de la soixantaine, ce qui est un bel âge pour un Bédouin ayant passé cinq années à Cayenne et dont la tête, comme celle du vieux cheik de la chanson,
Avait blanchi dans la guerre et les camps.
Mais, comme beaucoup de gens deviennent moins raisonnables à mesure que leur barbe grisonne et que la sagesse n'a rien de commun avec la couleur des cheveux, l'ancien caïd de Ouargla, que ses disgrâces conjugales n'avaient pas désillusionné de l'amour, prit pour épouse la divine Hadjira.
Je dis divine, et vous auriez dit comme moi si vous l'aviez vue, car c'était bien la plus jolie petite mauresque que l'on pût imaginer, et à part père, frères, mari, amant et moi, nul oeil profane de mâle n'avait défloré son doux visage et, quand je l'eus contemplé une minute, je compris que le bonhomme Ahmed pût en être féru.
Il l'aima follement au point de mourir de chagrin de l'abominable vengeance qu'il en tira quand il découvrit sa nouvelle infortune, quelque semaines après la nuit de noce.
C'est même moi qui lui indiquai inconsciemment le genre de supplice à infliger à Amin El Ascoub, mais comme ce jeune magistrat était une affreuse canaille qui gratifia la naïve Hadjira de ce que vous savez, je me suis dit: «A chaque peine son salaire, et à chaque vice châtiment»; et jamais nul remords ne troubla mes rêves, ce qui, affirme-t-on, est la meilleure preuve d'une conscience immaculée.
Serrer la main d'un homme et le trahir; baiser sa joue et lui dire comme Judas: «Ami, je te salue», et courir le vendre; recevoir l'hospitalité et prendre l'épouse de l'hôte, manger son pain et voler son honneur, s'abriter sous le toit et souiller la couche! quoi de plus misérable.
On écartelait le soldat romain coupable d'adultère avec la femme de son hôte, mais quel supplice infliger à qui prend la femme de son bienfaiteur?
—Il devrait, me dit un jour Ahmed, exister un châtiment plus cruel que la mort, qui, lorsqu'elle frappe à l'improviste n'est nullement un châtiment, car on ne la sent pas venir et souvent même on ne souffre pas.
—Tu as raison. Les anciens plus logiques, pour la diversité des crimes, puisaient dans la variété des châtiments. Notre civilisation, en rendant la peine uniforme, commet un non sens et une injustice, puisqu'elle inflige la même peine banale à l'assassin de profession et à l'assassin par accident, à celui qui tue un ennemi dans un moment de colère et au scélérat qui égorge père et mère, empoisonne sa femme, viole sa fille et jette à l'eau ses enfants.
Le vieux caïd haussa les épaules.
—Ah! continuais-je en riant, tu veux des châtiments raffinés; eh bien! il faut aller dans l'extrême Orient ou lire les livres qui traitent des supplices chez les Chinois, les Japonais et les Mongols.
Je ne sais lire que dans le Koran, répondit modestement l'ex-caïd, mais si tu veux parler, tu m'instruiras.
—Je vais te détailler la façon dont on punit les traîtres chez les
Tonkinois, ça te fera passer un quart d'heure agréable.
—Je t'écoute, mon fils.
—On prend le sujet, on le déshabille, on l'attache à un poteau où se trouve scellée une cage de fer et dans cette cage on lui enferme la tête.
—Ah! ah! ça commence bien, fit le bonhomme en passant la main sur sa barbe vénérable.
—Puis on y introduit deux rats?…
—Pourquoi deux plutôt qu'un, ou trois?
—Parce qu'avec trois la besogne irait trop vite et trop lentement avec un, paraît-il. Puis un rat tout seul s'ennuierait.
—Et ces rats?..
—Sont à jeun. Tu comprends?
—Je saisis, répliqua le patriarche dont les yeux lançaient des éclairs.
—La première heure, les pauvres bêtes sont fort effarouchées et toutes dépaysées de se trouver là, devant cette foule,—car foule il y a—qui les intimide. Elles vont, viennent, trotinent, grimpent aux barreaux, descendent, se gardant de toucher à cette tête qui remue et les effraye. Enfin, elles s'enhardissent, s'approchent, flairent, et la sentant inoffensive s'encouragent mutuellement. Au bout d'une heure, elles n'y tiennent plus, elles sont tout à fait apprivoisées, et ouvrent des yeux goulus, la faim les talonne, la chair fraîche est là, leur petit estomac ratier leur dit: «Goûte donc, goûte donc!» Et elles commencent à grignoter.
—Ah! ah! je les vois d'ici. Et quelles grimaces fait la tête!
—Horribles! mais les traits s'effacent, elle se dépouille peu à peu. Les rats sont des gourmets, ils choisissent les morceaux et entament les savoureux: lèvres, joues, narines, paupières. Ils mangent d'abord gloutonnement puis, la première faim assouvie, se ralentissent, et enfin repus, gonflés, ventrus, se reposent, font leur petit somme. La digestion terminée ils se remettent au festin, finissent les parties tendres, attaquent les coriaces, achèvent le nez, déchiquettent les oreilles, déchaussent les dents, décoiffent le crâne, tandis que le misérable ne cesse de hurler.
—Est-ce qu'il voit? demanda le vieux.
—Jusqu'à ce que les rats lui aient fouillé l'orbite et laissé deux trous noirs à la place des yeux, il ne s'est pas amusé à regarder voler les mouches. Alors il ne peut plus voir ni entendre, mais il peut encore hurler, car ses dents ont défendu sa langue, et c'est ce qui amuse le plus les spectateurs; enfin les rats importunés coupent les tendons des mâchoires et le patient devient muet.
—J'aimerais mieux qu'il voie, dit Ahmed. Et combien de temps le spectacle dure-t-il?
—En moins de deux jours, les rats ont nettoyé et poli les os et exhibé une tête de squelette sur un corps vivant, et qui peut vivre encore un jour, car aucun organe essentiel au fonctionnement de la machine n'a été attaqué, et on lui infiltre, au besoin, quelque réconfortant. Soliman d'Alep, l'assassin de Kléber, vécut trois jours empalé.
—Et tu dis qu'on inflige ce châtiment?…
—Aux traîtres!
—C'est bien, mon fils, ton histoire m'a fait oublier l'heure lourde.
Merci, et que Dieu soit loué!
II
Sur le bord de l'abîme où, à une profondeur de plus de trois cents pieds coule le Rummel, dans la partie sud-est de la ville faisant face au plateau de Mansourah, se trouvait encore, il y a quelques années, un amas de vieilles maisons mauresques, aux fondations assises sur des pans de murailles, gigantesques débris romains. L'une de ces maisons, accrochées littéralement au-dessus du gouffre, appartenait à Ahmed-ben-Abderrahman, et, quelques mois après son mariage, prétextant des réparations dans son habitation ordinaire de la rue Sidi-Nemdil, il y emmena Hadjira avec une servante, son nègre Salem et un homme des Ouled-Khelif qui avait été son chaouch au temps de son commandement à l'oasis de Ouargla.
L'on sait que des galeries souterraines coupent en plusieurs sens le rocher de Constantine, taillées autrefois pour servir de refuge aux enfants et aux femmes en cas d'assaut, pour emmagasiner les grains en cas de siège.
Un écrivain arabe du douzième siècle, le géographe Mohamed El Edrisi prétendait que le blé y était resté souvent plus de cent ans sans altération. Quoi qu'il en fût, ces caves ne servent aujourd'hui qu'à loger des légions formidables de rats.
La demeure où s'installait provisoirement l'ex-caïd de Ouargla communiquait à l'une de ces entrailles du rocher, et de l'autre côté de la titanesque cassure, on peut encore, en s'avançant sur le précipice, distinguer à demi caché par les lichens et les éboulements de pierres, le voussoir de la galerie ouvert sur l'abîme.
Or, une nuit, la divine Hadjira se réveilla en sursaut, oppressée par on horrible cauchemar; elle avait cru entendre une voix en détresse, celle de son amant qui prononçait lamentablement son nom. Elle étendit les bras et sentit la rude barbe du mari, le maître légitime.
Il était penché sur elle et dans l'ombre elle voyait les yeux du vieux luire comme des yeux de fauves.
Alors, toute craintive, elle se pelotonna, n'osant plus remuer, retenant son souffle, mais ne pouvant retenir les battements de son coeur.
—Qu'as-tu? demanda Ahmed, tu trembles comme un haïk secoué par le vent, et ton coeur imite les roulements saccadés du tam-tam.
—J'ai peur!… N'as-tu pas entendu crier?
—Ce sont les chacals de Sidi-Mecid qui cherchent pâture sur les pentes du Mansourah.
Et il prit la belle Hadjira, et, lui appuyant la tête contre sa poitrine, il la berça comme un enfant que veut calmer sa nourrice, lui caressant doucement les seins.
—Dors, ma bien-aimée, dors.
—On crie, répéta-t-elle; oui, je le jure sur le prophète, des gémissements sortent de terre. Oh! Ahmet Ben Abderrahman, pourquoi m'as-tu conduite ici? Cette vieille demeure est hantée; des djenouns maudits l'habitent.
—Paix, douce gazelle! Qui peut troubler ainsi ton âme, que des voix sinistres éclatent à ton oreille à l'heure où ne veillent que les voleurs, les gardes et le remords.
—Je n'ai pas de remords, répondit Hadjira.
—Alors, fuis le chagrin. Il ronge plus que la fièvre.
—Je n'ai pas de chagrin.
—Evite donc l'insomnie. Elle ternit l'éclat des yeux et, plus que le temps, creuse des rides et flétrit les visages.
La jeune femme se tut de crainte d'amener d'autres questions indiscrètes, car depuis huit jours elle versait à la dérobée des larmes silencieuses.
Le bel amin El Ascoub, le chéri de son coeur, la trompait—elle s'en était aperçue—avec sa servante Aïcha, moins jeune et cent fois moins jolie qu'elle et cependant pour El Ascoub elle bravait son mari et se mettait en danger de mort.
—Ah! les hommes! tous ingrats et traîtres!
Et depuis huit jours elle attendait le coupable. Elle voulait l'injurier, lui reprocher sa trahison, lui cracher à la face, mais elle ne l'avait plus revu.
Où était-il? Que faisait-il? Les devoirs de la magistrature ne pouvaient le retenir ainsi! Et, du reste, l'avant-veille encore, elle l'avait entendu en bas, dans l'antichambre aux bancs de pierre, s'entretenir avec son époux. Le voir, ne fût-ce qu'un instant; elle oublierait ses colères, sa trahison, le mal étrange qui la tourmentait… et elle oubliait tout pour ne songer qu'au bien-aimé. Car l'épouse engagée dans la mauvaise route est bientôt frappée d'aveuglement et heurte à chaque pas son pied aux mensonges et aux turpitudes.
Et l'aube rougissait le ciel derrière les lignes sévères du Mansourah que ses beaux yeux étaient encore ouverts et que les larmes en mouillaient les cils. _____
—Joie de mes prunelles et de mon coeur, lui dit le lendemain Ahmed, mon vieil ami le caïd des Ouled-Ganem m'invite à la noce du plus jeune de ses fils. J'emmène mon chaouch, et resterai absent huit jours. Mais si mon corps part, ma pensée demeurera près de toi.
—Ta pensée n'est pas une sauvegarde, répondit Hadjira. O monseigneur! sans toi, que vais-je devenir dans cette maison sinistre, seule avec Aïcha et ton nègre Salem?
—El Ascoub rentrera ce soir. Il est mon ami et mon fils, et à qui puis-je mieux confier la garde de mon plus cher trésor?
—Tu es le maître et mon seigneur, et tu fais ce qu'il te plaît.
Et elle baissa les yeux humblement pour voiler la joie qui les remplissait d'étincelles.
«Ah! ah! Quelle nuit d'ivresse. El Ascoub! El Ascoub! rester avec lui des heures et des heures! Dormir sur son sein. L'entourer de ses bras! Mais avant, quelle douce querelle! Comme elle allait le torturer un peu, le bouder, et ne pas vouloir pour que soit plus délicieuse la réconciliation!»
Avant le coucher du soleil, elle accompagna jusqu'à la porte Djebbia Ahmed ben Abderrhaman. Le vieux caïd et son serviteur, montés chacun sur une bonne mule, devaient se reposer de l'autre côté du village d'El-Kroubs, pour arriver le lendemain soir chez les Ouled-Ganem, et lorsqu'elle les eut vu disparaître derrière le premier tournant de la route, elle rentra bien vite et se fit parer par Aïcha, lui recommandant de ne rien négliger pour la rendre plus belle. La servante teignit ses mains et ses pieds de henna, réunit ses sourcils et agrandit ses yeux avec le koheul, puis l'habilla d'étoffes légères, et toutes deux attendirent.
Le nègre Salem veillait en bas, près de la porte.
Vers dix heures on frappa.
—C'est lui, dit Hadjira.
Et Aïcha répéta: C'est lui.
Cependant pour en être plus certaine, la servante cria du haut de l'escalier:
—Qui a frappé?
—Sidi el Ascoub, répondit Salem.
Le coeur de la belle Hadjira battait furieusement. Elle s'était étendue dans une pose voluptueuse, sur les larges coussins du lit conjugal, et, sous la douce clarté d'une petite lampe d'albâtre, se dessinait la ligne onduleuse des reins et des seins blancs comme l'ivoire.
—J'ai à lui parler; qu'il monte! dit-elle.
Et Aïcha répéta cet ordre à Salem.
On entendit dans l'escalier de pierre un bruit étrange. C'était comme un frôlement de spectres avec des plaintes qui n'avaient rien d'humain.
La frechia tendue sur la porte fut soulevée, Hadjira se dressa d'un bond sur sa couche, et la servante effrayée se réfugia près d'elle.
Deux hommes entraient, l'un soutenant l'autre; le nègre Salem poussant
El Ascoub, et employant toutes ses forces à le tenir debout.
Le jeune amin portait le sévère et sombre costume des juges indigènes, et par-dessus, le burnous blanc aux pans relevés, capuchon rabattu sur la face.
—Quoi! qu'est-ce? s'écria Hadjira, furieuse de voir son amant, poussé ainsi par ce nègre; cet esclave est-il ivre? El Ascoub, est-ce toi? découvre ton visage.
D'un brusque mouvement, Salem tira le capuchon, et sur le corps vivant du bien-aimé la divine Hadjira vit paraître une tête de mort.
Elle poussa un cri terrible, et le squelette aussi la voyait et s'efforçait de crier, attachant sur elle un regard de goule, car les yeux brillaient effroyables dans leur orbite; l'ingénieuse vengeance du terrible Ahmed avait su les soustraire à la voracité des rats.
Et le misérable avec des gloussements de bête s'avançait, tendant ses mains tordues par les angoisses de l'affreuse agonie.
—Arrière, cria-t-elle. Au secours! Les djenouns! les djenouns![12]
[Note 12: Les démons! les démons!]
Et, frappée de folie, elle se réfugia dans un coin de la chambre avec des hurlements de folle, tandis que l'autre s'écroulait râlant sur sa couche.
—Qu'on le jette dans le Rummel, dit Ahmed ben Abderrahman qui, du seuil de la porte, assistait à cette scène, les rats d'eau, avant l'aube, auront achevé le reste. Ainsi périssent tous les traîtres. Cependant, dans la Géhenne, ils souffrent plus encore; car aussitôt que leur peau est consumée par le feu, on les revêt d'une autre pour leur faire goûter le supplice. Tel il est écrit dans le Koran glorieux au chapitre des Femmes. Dieu est puissant et sage!
Et le vieux chaouch et le nègre murmurèrent en choeur: Ainsi périssent tous les traîtres! Amen!
XIV
LA VACHE ENRAGÉE
I
Tout le monde, je parle de ceux qui ont porté le noble harnais militaire, a goûté, plus ou moins, à la vache enragée, mais il n'en est qu'un très petit nombre qui se soit trouvé dans le cas des officiers et sous-officiers du 4e escadron du 3e spahis, de s'en empiffrer avec délectation.
Et par le fait, si nous fûmes réduits à dévorer la vache traditionnelle, c'était un peu de notre faute. Sous les ordres du général d'Exea, bien avant la miraculeuse découverte des Kroumirs, nous nous étions dirigés sur la frontière tunisienne, entre la Calle et Souk-Arras et nous avions brûlé le pays.
Vous dire pourquoi, j'en serais bien en peine: une poule volée à un colon influent, un coup de matraque appliqué par un Bédouin ruiné sur la tête d'un juif voleur, quelques centaines de mille francs à faire passer dans la caisse d'un fournisseur ami d'un ministre, et pif, paf, boum, coups de fusil, obus, fusées, coups de canon, coups de sabre et finalement le feu aux gourbis, aux jardins et aux moissons.
Je les vois s'allumer d'ici et j'admire les gracieux et blancs panaches de fumée des longs moukalas qui pettent dans la broussaille, et les meules qui flambent, et les haches des sapeurs s'acharnant sur les figuiers, les oliviers et les gros ceps de vigne, tandis que les chevaux des fourrageurs, les jarrets picotés par de petites flammes folles, galopent éperdus au milieu des grésillements des orges et des blés rôtis, pif, paf, boum! et les fuyards qu'on sabre tombent en mordant la cendre brûlante de ce qui était leurs épis blonds.
A ces souvenirs de jeunesse, mon coeur racorni se dilate, et je chauffe mes rhumatismes d'antan.
Oui, oui; brûlé le pays pour la poule de M. le maire, cousin de M. le député, incendié les villages, les moissons, les oliviers, les jardins, pour une tête bosselée d'usurier juif; écrabouillé des centaines de pauvres diables, pour donner à M. le fournisseur, gros bonnet de Constantine, l'occasion de se débarrasser en faveur du corps expéditionnaire de chaussures à semelles de carton et de vieux lard qui moisissait en magasin. Ah mais! nous sommes comme ça, nous autres, et à l'égard de sauvages gens civilisés ne font pas tant de façons!
Mais voilà! plus rien autour de nous! Et la razzia avait été nulle, les troupeaux filaient bien avant l'attaque, et, lancés à leur poursuite à plus de deux lieues de la colonne, nous dûmes faire halte à la frontière.
La nuit était venue, et, le ventre vide, nous attendions anxieusement en nous grillant les jambes aux feux du bivouac quelque ravitaillement qui nous tombât du ciel; mais le Dieu des chrétiens a épuisé ses réservoirs depuis la manne qu'il fit pleuvoir dans le désert pendant quarante années, au temps où il était le Dieu des juifs.
Nous murmurions donc sourdement comme les Hébreux avant l'arrivée miraculeuse des cailles dans le camp, et nos murmures s'adressaient surtout à la mère Fortenpoil, robuste matrone quadragénaire, épouse d'un honnête gargotier de la Calle et qu'on appelait aussi suivant l'occasion Fortenreins ou Fortengueule. Ces surnoms n'ayant pas besoin d'explication, j'ajouterai simplement qu'elle suivait l'expédition en qualité de cantinière civile et libre et qu'elle nous avait promis le matin même un plat friand après la journée chaude.
Nous la vîmes trottiner quelque temps à nos trousses, puis elle disparut dans la bagarre avec sa mule et ses cantines sans crier gare ni dire où elle allait.
—Elle a dû passer à l'ennemi, disait en riant le lieutenant de Pracontal; elle est grasse et dodue et le caïd de Roum-el-Souk lui aura fait des propositions avantageuses.
—Non, répondit le capitaine Fleury, elle a trop de moustache et le caïd Salah est comme le juge d'instruction de Souk-Arras, il n'aime que les imberbes.
—De la vache enragée! dit piteusement le petit sous-lieutenant Clapeyron qui venait de se casser une dent sur un morceau de bouc brûlé apporté triomphalement par un spahis; je préférerais du pain sec et un oignon.
—Du pain et un oignon! Vous n'êtes pas dégoûté, s'écria le commandant
Rambaut. Taisez-vous, vous nous faites venir l'eau à la bouche.
—Oh! si la mère Fortenpoil arrivait seulement.
Et ils continuèrent à mordre dans leur quartier de bouc. _____
De quoi se plaignaient-ils, ces gaillards? Les pauvres sous-off étaient plus mal partagés encore, n'ayant ni pain, ni oignon, ni bouc brûlé à se mettre sous la dent, pas même les débris de galette noire et la demi-douzaine de dattes sèches, menu habituel de nos spahis; non, rien à fricoter sur la vache enragée légendaire, rien que leurs mollets à rôtir, et qu'ils rôtissaient avec rage, tandis que, non loin de là, MM. les lieutenants, mis en humeur par leur bouc, appelaient, sur l'air des Lampions, la mère Fortenpoil pour leur verser à boire:
«Fort-en-poil!»
«Fort-en-poil!»
Ce à quoi d'autres ajoutaient la variante:
«Fort-en-reins!»
«Fort-en-reins!»
—Appelez, appelez, dit une voix creuse, causez toujours!
Et peu à peu sortant de l'antre, parut dans les clartés de la flamme la tête de Jacobot.
La moustache hérissée, la trogne d'ordinaire enluminée, maintenant blafarde, le chechia en tuyau de poêle, le sourcil en accent circonflexe et l'oeil en point d'interrogation, il nous regardait.
Vous ne connaissez pas Jacobot, mais il était bien connu dans les six escadrons où il avait successivement passé, chassé de chacun pour ivrognerie chronique. Entré au corps en qualité de trompette, venant des chasseurs d'Afrique où il aurait été infailliblement renvoyé sans le commandant Rambaut, qui tenait à ce diable d'homme, car à son talent de trompette il joignait celui de cuisinier, mais de cuisinier d'une habileté sans pareille, non pas dans l'art vulgaire prôné par le baron Brisse d'accommoder les restes, mais dans celui beaucoup plus rare et digne d'admiration de créer quelque chose avec rien, de confectionner des potages exquis avec l'herbe des champs et de transformer les pommes de terre en truffes.
Cependant, comme il était d'une non moins grande habileté à faire sauter l'anse du panier et le bouchon des bouteilles, le commandant l'avait remercié de ses services, ne réservant son concours que pour les grandes occasions.
A la lueur du brasier, il examina l'une après l'autre nos longues mines déconfites d'affamés, et se mit à rire silencieusement en ouvrant sa bouche jusqu'aux oreilles. Ce rire énigmatique nous troubla.
—Eh! Jacobot, rien à manger?
Il cligna de l'oeil d'un air mystérieux.
—Cela dépend, répondit-il.
Nous levâmes la tête.
—Cela dépend de quoi?
—Du nombre de litres de vin que vous m'offrirez à notre rentrée à Bone ou à la Calle.
—Un litre par tête, dit le marchef, cela te va-t-il?
—Beuh! si j'allais à la tente des Kebirs, ils m'en offriraient deux et même trois; mais je les boude; va pour deux litres par tête, et vous aurez la préférence.
—Ça fait douze litres que nous te devrons. Entendu. Et que vas-tu nous fricasser?
—Un plat exquis que je tiens directement de la mère Fortengueule. Vous allez vous en lécher les babines.
—Alors, sers chaud et vite.
—Oh! oh! comme vous y allez, chef! On voit bien que vous n'êtes pas initié à l'art culinaire. Il me faut deux heures au moins. Mais vous verrez d'ici là le nez des kebirs, qui sont en train de se décrocher la mâchoire avec leur bouc décédé de vieillesse, s'allonger de ce côté à l'odeur du fricot.
Et il s'éloigna rapidement.
II
Manger à sa faim après un jeûne, mordre dans une succulente chair, se rassasier et dire avec l'Arabe: «Dieu soit loué, mon ventre est plein», est un de ces plaisirs qu'on apprécie d'autant qu'ils sont plus rares, mais cette nuit là nous fumes particulièrement satisfaits et notre bouche, comme eût dit Brillat Savarin, s'inonda de délices.
Ah! les bonnes tranches onctueuses! Ah! les friands morceaux! la copieuse tripée que nous dégustions? Qu'était-ce? Nous n'en savions vraiment rien; on ragoût fumant, largement épicé, ni trop gras, ni trop maigre, entrelardé, savoureux, à point, une invention de Jacobot prouvant une fois de plus la vérité de cet aphorisme du seul magistrat dont après Montesquieu la France puisse s'honorer: «La découverte d'un mets nouveau fait plus pour le bonheur du genre humain que la découverte d'une étoile.»
On s'en léchait les doigts, on riait, on disait: «Encore! encore!» On ne voulait pas en laisser. On fut obligé d'en laisser cependant, tant la gamélée avait été comble, et pris, de la louable générosité et de l'amour du prochain qu'infuse dans le coeur une douce digestion, nous envoyâmes les reliefs du festin dans la tente voisine où se morfondaient les brigadiers, réveillés par l'odorant fumet des viandes et la bruyante joie de nos faims assouvies, et ouvrant dans l'ombre yeux et narines.
—Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qu'on fricotte? Eh! eh! on se nourrit bien ici; tonnerre de Dieu! ça sent bon! Ah! ah! c'est Jacobot! D'où avez-vous tiré ce freschteak? Où diable at-il trouvé à chaparder de la viande, ce rossard?
C'était le gros commandant Rambaut qui réveillé, lui aussi, s'avançait par l'odeur alléché.
—Pardon, mon commandant, répondit ce trompette digne de passer maître-queux au service d'un archevêque, c'est un plat, je ne dirai pas de mon invention, car la mère Fortenpoil m'en a fourni les ingrédients et la recette, mais j'ai fait de mon mieux… Et si vous le désirez, mon commandant je puis vous en servir demain un pareil pour la popote.
—Tu as donc de la viande?
—Je ne m'appellerais pas Jacobot, le cuisinier royal, si je ne savais où en trouver. Seulement c'est loin, et il fait soif.
—On t'abreuvera, ivrogne. Pars de bonne heure et reviens de même; la popote compte sur toi. _____
Et la popote eut raison d'y compter. Jacobot que l'éducation politique ni la vie boulevardière n'avaient pourri, ne donnait jamais sa parole en vain.
Le pansage à peine terminé, MM. les officiers s'assirent en rond sur la nappe grise des sables, s'emplissant, sous formes de sortes de petits pâtés, de joies véritablement célestes; des petits pâtés tout chauds, dorés, croustillants, feuilletés, braisés, fondants, onctueux, et, rien qu'à les voir, les lèvres, comme à l'aspect des joues d'une jolie fille, s'humectaient de désirs.
Ils s'occupaient à savourer ces félicités lorsque les spahis de garde signalèrent un mulet et des cantines surgissant à l'horizon. On pensa d'abord que c'était Mme Fortenpoil arrivant avec ses victuailles, et on se préparait à l'apostropher avec toute l'arrogance de ventres bien garnis, lorsqu'on s'aperçut que c'était seulement son époux, escorté de deux cavaliers du goum.
—Ah! vous êtes un fameux gaillard! un joli coco! Vous arrivez comme le marquis de Choseverte, trois heures après la bataille. Vous pouvez bien tourner les talons et remporter votre lard pourri. Avez-vous du liquide, au moins?
—Un ravitaillement de douze bouteilles messieurs! répondit le cantinier. Mais vous n'avez pas vidé le petit baril que ma femme vous a porté hier, je pense? Eh! eh! voilà des petits pâtés qui m'indiquent que la bourgeoise n'est pas loin.
—Votre femme! mon pauvre Fortenpoil, nous n'avons même pas aperçu l'ombre de ses moustaches. Ces petits pâtés sont l'oeuvre de ce brave garçon, ajouta le commandant Rambaut en désignant Jacobot, qui baissait les yeux d'un air modeste, et, sans lui, nous crevions de faim.
—Pas vu ma femme, s'écria le mercanti, mais alors où est-elle? Ah! la garce, elle ne m'en fait pas d'autres. Elle a emporté avec elle un jambon première qualité et des conserves que je vous destinais, Messieurs, et que j'ai pris soin d'empaqueter moi-même; je parie que la coquine a filé avec les turcos. Oui, Messieurs, à part ce vin, elle a tout raflé, et tel que vous me voyez, je n'ai pas mangé depuis hier.
—Et nous, nous mourons de soif. Restaurez-vous avec quelques petits pâtés, Fortenpoil; Jacobot va sortir les bouteilles.
—Ce n'est pas de refus. Ah! Messieurs, quelles viandes succulentes. Jacobot, je vais monter un restaurant à Bône, et, après votre congé, je vous retiens comme chef. La coquine de femme, elle peut dire qu'elle me met dans des transes, soupira le colon en avalant une énorme bouchée. Mais la bouchée faillit lui rester dans la gorge, car, au même instant, venait d'arriver, au petit trot, sur une bique efflanquée et boiteuse, un troisième cavalier du goum, qui criait de toutes ses forces:
—Li madama dans li ravin, li madama dans li ravin!
—Qu'est-ce que tu chantes? Quelle madama?
—Li madama mercanti, répliqua le Bédouin en désignant de la main le lit desséché d'un torrent creusé à deux portées de fusil, dans le sol crayeux, derrière une rangée de lauriers roses.
Nous y trouvâmes en effet Mme Fortenpoil. Couchée sur le ventre, la tête sous une touffe d'alpha, comme si elle cherchait l'ombre elle paraissait dormir d'un profond sommeil—le sommeil dont on ne se réveille plus.
Le front avait été ouvert par une pierre de silex et la cervelle coulait par l'ouverture formant une petite mare sanglante et grisâtre, couverte de mouches, et que le soleil du matin desséchait déjà.
On eût pu croire à un accident; mais à quelques pas, le barilet crevé, le vin répandu et les cantines effondrées et vides prouvaient que les Bédouins avaient assassiné la cantinière.
—Oh! ma pauvre femme! s'écria le mercanti.
—Et ils l'ont violée selon leur coutume, dis-je en désignant du bout de mon fourreau de sabre des traces de mains ensanglantées qui s'étaient essuyées sur la robe.
—Pis que cela, s'écria le cantinier qui, étonné de l'aspect insolite que présentait ce corps couché et cherchant s'il n'y avait pas d'autre blessure, venait de soulever les jupes; pis que cela, messieurs, voyez!
—Quelle baroque idée ont eue ces sauvages! s'exclama le commandant, quand elle fera l'appel de ses membres au jugement dernier il lui manquera l'arrière-train. Où diable est-il?
Mais tout à coup une pensée subite lui traversa l'esprit, et, montant en jurant à cheval, il galopa jusqu'au camp.
—Misérable! cria-t-il en apercevant Jacobot, très-absorbé dans le frottement d'une marmite, qu'as-tu donné à manger aux sous-officiers, cette nuit, affreux cochon? Et à nous, ce matin?
—Cochon, cochon, grommela l'ivrogne, qui avait donné de fortes lampées au vin récemment venu, on ne l'a pas trouvé cochon quand on s'en est léché les pouces jusqu'au coude.
—Qu'on l'empoigne et qu'on l'attache! hurla le commandant suffoqué de dégoût et de colère et, s'adressant aux officiers, aux maréchaux-de-logis et aux brigadiers qui accouraient: Savez-vous ce que le gueux nous a fricassé à tous? Les fesses de la mère Fortenpoil! le misérable! les fesses de la mère Fortenpoil! _____
—Une bonne femme, tout de même, soupire parfois encore son veuf, devenu gros hôtelier de Bône et l'heureux possesseur d'une nouvelle hôtelière jeune et jolie, une bonne femme tout de même, mais mal embouchée.
Et il conclut généralement ainsi devant ses clients, auxquels il ne manque jamais de raconter son histoire, lorsqu'il est en bonne humeur:
—Les petits pâtés étaient excellents et le ragoût aussi, dit-on, mais c'est égal, bouah! voilà ce qui s'appelle manger de la «vache enragée.»
XV
FÊTE IMPÉRIALE
Depuis le matin, monté sur le mamelon d'El-Kouffa, le lieutenant Clapeyron fouillait les profondeurs de la plaine, mais il avait beau mettre à tous les points sa lorgnette, il ne voyait rien venir sur le chemin grisâtre qui noyait ses zigzags dans les profondeurs du bleu. Cependant, la petite commandante avait promis d'être au Bordj avant dix heures; mais qui peut se fier aux promesses et à l'exactitude des femmes et surtout d'une Parisienne! car c'était une Parisienne et une vraie, toute blonde, toute gracieuse, toute charmante, toute jeune et jolie, celle qu'on attendait et qui allait, vaillante comme les filles de sa race, rejoindre son mari dans la région des sables.
Et on peut dire que jamais Juifs n'attendirent avec plus d'impatience le Messie que les officiers du Bordj la délicieuse petite épouse du commandant supérieur de Tuggurt. Car une fête sans femme, c'est une mer sans voiles, une tête sans cheveux, un repas sans vins, un oeil sans rayons, des lèvres sans sourire, enfin l'amour absent de la vie.
On avait bien, il est vrai, convoqué les beautés de la Smala; et spahis, goumiers, sheiks, et jusqu'au caïd Ali, désireux de plaire au commandant du Bordj, avaient à l'envi amené épouses, filles et soeurs; mais de Bédouines, on en voyait assez l'année durant, et ce qu'il fallait, c'était une Française pour présider la fête. D'ailleurs, toutes ces filles de Fathma, le visage caché, et enveloppées comme des fantômes, ce qui est irritant pour les amateurs aimant à recueillir l'encouragement tombant de lèvres rieuses, ces mauresques roides et impénétrables comme des sphinx de pierre, ne rompent leur solennel mutisme que pour lancer des you-you de commande semblables à des bâillements coupés.
Le capitaine Fleury voulait des stimulants plus gais. De moulaïas, de foutahs et de musc, on était fatigué jusqu'à l'écoeurement; on aspirait aux crinolines et au patchouli, la crinoline savamment troussée, découvrant le bas immaculé et le mollet doux à l'oeil, la crinoline impériale, invention raffinée de la merveilleuse souveraine qui trônait dans des flots de gaze et de soie au palais des Tuileries.
Les Tuileries! nous en étions loin, là-bas, sur les confins du Bled-el-Djerid, et c'est pourquoi nous aspirions à humer, au moins une fois l'an, dans le balancement des jupes empesées, quelque parfum de la patrie.
Quand je dis qu'on manquait de crinolines, j'exagère; il s'en épanouissait un tas aux alentours du Bordj, mais pas présentables. D'abord: Fifi-la-Gouapeuse, qui lorsqu'elle s'attardait par les sentiers bordés d'aloès laissait l'odeur de son haleine absinthée; Paquita l'Écumoire; Zizi dite Caniche; Blondinette Riche-en-Gueule, Camélia Richepanse et Dolorès la Plumée. Toutes ces dames, épouses des mercantis campés, cantonnés, enhutés sous les murs du Bordj, faisaient en temps ordinaire l'ornement du pays et la joie de la garnison, mais on ne pouvait songer décemment à déparer la cérémonie de ces crinolines souillées.
Il fallait une femme honnête, pour représenter le pays, une Française sans reproche, et c'était celle-là, qu'en vedette sur le chemin de Biskara, le petit lieutenant Clapeyron attendait, car depuis huit jours le bureau arabe de cette ville avait prévenu du passage de la jolie visiteuse qui gracieusement acceptait l'honneur de présider la fête, d'assister aux joutes et de distribuer les prix.
Joutes et jeux et fantasia! Le général Desvaux avait donné des ordres pour que, dans ce poste avancé, rien de ce qui pouvait éblouir et charmer les indigènes ne fût négligé. Il devenait urgent, chez ces tribus indécises et remuantes, de rendre populaire le nom de l'Empereur: double paye aux spahis et aux mokalis, un franc par tête et un burnous neuf aux cavaliers du goum, régals et traitements princiers aux caïds et aux sheiks, tandis que pour les formidables appétits de la foule, rôtissaient, embrochés sur des brasiers immenses, des guirlandes de moutons et de boeufs.
Aussi, avec des faims d'une année, tous les douars d'alentour accouraient à cette ripaille homérique.
Ah! les vaillants coups de dents et les grands remuements d'infatigables mâchoires! le mirifique tableau!
Il fallait voir les longs doigts osseux et bruns de ces gueux, et les petites mains maigres des enfants hâves, et les têtes et les cous et les torses tendus vers le boeuf décroché et porté fumant, grésillant, onctueux et tout parfumé de son savoureux jus au milieu des groupes avides.
Comme les ongles le dépècent en longues bandelettes, comme les faces s'épanouissent, comme on l'engloutit par bouchées gourmandes. Voilà la carcasse rongée, nettoyée, raclée comme après le passage d'une bande de chacals. Ce n'est pas assez; à coups de pierre on broie les os pour en extirper la moelle ne laissant aux chiens efflanqués accourus, eux aussi, à la ripaille, que des tibias vidés.
Après, un mouton, et encore après, un boeuf et après ceux-ci d'autres et toujours ainsi jusqu'au moment où le couchant se teint de la couleur des cuirs de Cordoue, et que tout ce peuple, dévoré par la taille, la corvée, la taxe, la surtaxe, l'impôt de paix, l'impôt de guerre, autant et plus que ne le furent jamais les serfs de la glèbe, s'allonge et digère dans la plénitude de l'estomac enfin repu, et oubliant la longue faim qui a tordu ses entrailles, dans sa joie de brute satisfaite et sa reconnaissance du ventre pour un jour gorgé, crie à l'image du César, emblème des maîtres qui toute l'année l'affament:
Vive l'Empereur!
Une fête sans pareille comme nul de là-bas n'en avait vue. On en parlerait longtemps dans les hauts plateaux du Tell. Courses en sac, courses à cheval, courses à âne et le reste; et fantasias, et coups de fusil, et un spectacle extraordinaire destiné à émerveiller ces hommes naïfs, lequel spectacle serait suivi d'une distribution générale de burnous, haïks, berimas, chechias, aux nécessiteux, c'est-à-dire à tous.
Déjà de longues pétarades déchiraient les échos, les chevaux impatients mordaient le frein et piétinaient le sol, les djellals brochées d'or flottaient sur les croupes et les regards anxieux se tournaient vers la route de Biskara ne voyant rien venir.
Un peu avant midi, on vit arriver Clapeyron, tout triste et découragé, avec ses spahis. Au lieu de la séduisante commandante, il ramenait un vieux chaouia porteur d'une dépêche. Elle annonçait que la dame indisposée retardait son voyage d'un jour.
Que faire? On ne pouvait cependant reculer la fête, remettre au lendemain et changer la date solennelle. Tout était prêt. Le beau caïd Ali, sous-lieutenant à l'escadron, attendait avec ses mokalis, son gynecée, ses chameaux et son goum. Et tous les chefs du Bou Djellell au Djebel Hanmarah, arrivés de la veille, fronçaient le sourcil sur leurs chevaux frémissants.
—Diablesses de femmes, avec leurs indispositions! s'écria le capitaine Fleury en mâchant son cigare avec rage, la fête de l'Empereur sera ratée. Ça n'arrive qu'à nous, ces guignons-là!
Mais soudain, il se frappa le front. Il venait de songer à Mme Michu.
Ce n'était pas la première venue que Mme Michu, mais l'épouse légitime de M. Michu, entrepreneur des travaux du Bordj, colon sérieux, homme d'importance, maire honoraire du village naissant.
Devant rester au moins six mois pour l'achèvement des travaux et, désireux de charmer son exil, il avait récemment appelé de Constantine son épouse.
Comme position régulière, morale et sociale, elle ne laissait donc rien à désirer et comme femme c'était une grosse brune, encore désirable. Un fin duvet très marqué ornait sa lèvre vermillonne, un renflement très accentué le haut du buste et le bas des reins.
On n'affirmait pas que c'était une vertu; là-bas, vertus ne poussent pas comme chiendent et s'il fallait en croire la chronique, elle avait planté autant de cornes sur la tête de Michu qu'il poussait d'oliviers dans la forêt des Adjouzes; on allait même plus loin: on parlait d'une innocence effeuillée jadis dans diverses maisons suspectes. Mais où en serions-nous s'il fallait s'en rapporter aux dires! Puis, dans la plaine du Souf, on est bien obligé de passer la jambe à certains préjugés qui font courber les têtes dans celle de Saint-Denis.
Après tout, c'était l'affaire de Michu. Il avait voulu couvrir le petit cadavre du passé de sa femme sous les fleurs d'oranger, pouvions-nous être plus exigeants que lui!
Parbleu la brave dame arrivait comme marée en carême, et le capitaine en personne alla sans plus tarder l'inviter à présider la fête.
Elle se fit un peu prier, par modestie, et vexée sans doute qu'on n'y eût pas songé plus tôt, mais finalement accepta, toute suffoquée de joie, et on la conduisit en pompe sur l'estrade où elle s'assit avec une grande dignité.
Attiffée de ses plus beaux atours, couverte d'or comme un général persan, bien conservée en dépit des assauts sans nombre et de trois douzaines d'étés sous le ciel africain, riche en chair et en couleur, montrant épaules de portefaix et croupe de jument limousine, elle souleva dans la foule un murmure d'admiration.
Koulouglis, Chaouias, Bédouins, tous amateurs de grasses viandées, ouvraient sur la superbe présidente des yeux ardents et goulus, tandis que les Français, officiers et spahis, montraient visiblement que si les bouchées eussent été permises, nul n'était disposé à laisser aux camarades sa part.
L'estrade d'honneur se dressait au fond de la grande cour du Bordj, où se pressaient deux mille Arabes. Le capitaine Fleury avait royalement fait les choses. De riches tapis de Tunis, prêtés par le caïd Ali en couvraient les escaliers, et les côtés étaient tendus de frechias multicolores où s'accrochaient des trophées de guerre. Mais le fond surtout excitait l'admiration de tous. Au centre d'un soleil formé de lames de yatagans et de sabres, s'épanouissait en plâtre doré le buste impérial, et au-dessous, en caractère d'or et en langue Arabe, s'étalait sur une bande rouge cette fière devise: Il éclaire le monde. Des étendards entre-croisés couronnaient le tout.
Officiers et chefs indigènes, drapés majestueusement dans leurs burnous écarlates, garnissaient le haut de l'estrade, et, un peu plus bas, s'échelonnaient assises sur des taharas les femmes et les filles des kebirs, impassibles et graves sous leurs voiles et leurs moulaïas de soie comme des statues du Mystère. Près d'elles, s'amoncelaient les prix: armes, djebiras, longs éperons aux attaches brodées d'or, étriers damasquinés, ceintures et turbans brochés, thémaques luxueuses, foulards et haïks.
Consciente de son importance, fière et solennelle, Mme Michu trônait sur cette assemblée. Des nuages cependant commençaient à tacher l'azur de sa joie intime; de petites pointes acérées s'enfonçaient dans son coeur.
En bas, à ses pieds, perdues dans la foule vile, elle se sentait des ennemies. Des regards hostiles s'attachaient obstinément sur les siens, la troublaient, l'emplissaient de malaise.
C'était Fifi la Gouapeuse, Paquita l'Écumoire, Zizi Caniche, Blondinette Riche-en-Gueule, Camélia Richepanse et Dolorés la Plumée. Que pouvait faire à son triomphe cette troupe misérable et dédaignée; ces concubines immondes de colons marécageux? Hélas! elle venait de reconnaître en elles des amies de jeunesse, au temps où comme elles, vierge folle, elle jetait ses jambes en l'air et son jupon par-dessus les moulins, et ces délaissées, ces humiliées, ces déclassées, dévisageaient la nouvelle venue, la parvenue triomphante, avec des yeux envieux et mauvais.
Blondinette Riche-en-gueule interpelait Fifi la Gouapeuse, ricanait même tout haut et Mme Michu entendait de ces mots qui font jaunir les visages.
Misères! Être salie ainsi dans sa gloire; entendre des roquets hargneux à ses trousses quand on s'avance vainqueur! Si Mme Michu avait eu quelque littérature, elle se fût souvenue que les triomphateurs romains subissaient l'affront d'un insulteur gagé, attaché à leur char, et se fût consolée; mais Mme Michu ignorait l'histoire et elle fut prise de grande honte et d'une sourde colère qui lui donna de terribles démangeaisons dans la langue et les doigts et se retint pour ne pas crier: «Tas de salopes, fichez le camp ou je descends vous crêper le chignon.»
Elle se tourna vers son époux Michu qui, grave et gourmé, ceinturé de son écharpe-municipale et cravaté de blanc, lui parut plus laid et plus bête que jamais: «Imbécile allait-elle lui dire, voyez donc ces créatures!» mais le petit lieutenant Clapeyron la regardait et le capitaine Fleury lui faisait des yeux tendres.
Alors elle sourit, et les jeux commencèrent. Tout marchait à souhait et Mme Michu, absorbée par l'importance de son rôle de distributrice des récompenses, oubliait ses infimes ennemies, lorsque tout à coup il se fit un grand bruit vers la porte, et deux spahis, le fusil haut sur la cuisse, entrèrent en caracolant dans le Bordj.
Puis, presque aussitôt, une jeune dame blonde et charmante, la tête couverte d'un grand chapeau de paille et le corps enveloppé d'un burnous de soie, parut, assise sur une mule blanche, escortée d'un groupe de cavaliers arabes.
Les officiers descendirent avec empressement l'estrade, et perçant la foule, allèrent saluer la jolie femme du commandant de Tuggurt, sur laquelle on ne comptait plus.
En coquette Parisienne, elle arrivait toute parée pour la fête, ayant fait sa toilette à un demi-kilomètre du Bordj, sous une des tentes du caïd Ali et, resplendissante, adorable, mignonne, s'excusant de venir si tard, elle accepta le bras du capitaine Fleury et gravit lestement, devant les hommages des sheiks et des caïds, tête courbée et main sur le coeur, les marches de l'estrade.
Mais le fauteuil de présidence était occupé, et Mme Michu, pâle et lèvres pincées, s'y tenait ferme, regardant, l'air hautain et sourcil froncé, monter cette rivale maudite.
Alors, le képi à la main, Fleury très embarrassé, s'avança.
—Madame, mille excuses. Mais voici Madame la commandante de Tuggurt qui devait présider la fête…
—Madame n'avait qu'à venir à l'heure, répondit sèchement et sans bouger
Mme Michu.
—Oh! certainement, balbutia la jeune femme confuse, j'ignorais… je ne viens pas prendre la place de Madame. Je vais m'asseoir à ses côtés.
—Qu'on aille chercher un second fauteuil, dit le capitaine; nous aurons deux présidentes au lieu d'une, ajouta-t-il galamment; la fête n'en aura que plus de charme.
—Deux présidentes! s'écria Mme Michu, jamais! Je cède ma place à Madame. Aussi bien je ne sais trop pourquoi je me suis commise ici avec toute sorte de monde. Michu, partons.
Elle venait d'apercevoir Fifi la Gouapeuse et Camélia Richepanse ricaner dans le groupe, et Blondinette Riche-en-Gueule entendant ces paroles, cria de sa voix aiguë de faubourienne:
—Allons donc, madame Cochon, ne fais pas ta Sophie. On te connaît.
Tu n'étais pas si fière à la Patte du chat, rue de l'Échelle, à
Constantine, quand tu t'appelais Marie la Lune. Eh! Va donc!
—De quoi! de quoi! répliqua Mme Michu.
—Oui, oui, répétèrent les autres, Marie la Lune!
—Madame, dit Fleury aux abois, je vous en prie, remettez-vous…
Et comme le bruit continuait et que les kebirs et leurs femmes ouvraient des yeux énormes, il cria pour faire diversion:
—Clapeyron! mon ami, enlevez le ballon, lâchez tout.
Ce ballon était le spectacle extraordinaire annoncé; celui sur lequel il comptait le plus pour plonger dans l'admiration les douars de la plaine, et donner aux tribus venues à la fête une haute idée de la France et de son Empereur. On le dissimulait, tout gonflé, derrière les draperies de l'estrade, prêt à s'élever majestueusement au-dessus du trophée impérial entraînant une pièce d'artifice à laquelle travaillait depuis plus d'un mois un garde d'artillerie zélé, représentant l'aigle glorieux d'Austerlitz devant s'allumer et lancer la foudre à vingt mètres en l'air.
L'on ne devait couper la corde qu'à l'instant où le soleil disparaissait sous l'horizon, mais voulant détourner l'attention de l'horrible scandale qui grossissait, le capitaine hâtait le moment.
—Le ballon, répéta-t-il. Enlevez, Clapeyron, enlevez!
—C'est celui de la Michu qu'il faut enlever, cria d'en bas Blondinette
Riche-en-Gueule.
—Qu'elle descende, nous nous en chargeons!
—On ne sait pas me faire respecter, riposta Mme Michu ivre de rage. Vous m'embêtez à la fin. Tenez, chipies, le voilà le ballon, et vous tas de mufles, voici le cas que je fais de votre fête.
Et avant qu'il eut été possible de prévoir ce qu'elle allait faire, elle se précipita sur le bord de l'estrade.
En ce moment, le soleil glissait sur l'horizon, et les bâtiments du
Bordj noyaient la foule dans leurs grandes ombres crues.
Mais l'estrade placée en face de l'échancrure des deux bastions qui flanquaient la porte principale restait en pleine lumière, et le buste impérial tout empourpré dans la flamboyante auréole de son étoile d'armures étincelant dans le bleu des étendards croisés, fut tout à coup salué par de frénétiques clameurs.
Était-ce bien l'image de César qu'on acclamait ainsi?
Au-dessous, juste au-dessous, les deux reines de la fête nageaient dans un limbe lumineux, mais tandis que les feux de l'Occident caressaient les blonds cheveux de la jeune femme, et semblaient entourer son visage d'une limbe virginale, ils éclairaient sur Mme Michu une toute autre face.
Dos tourné et corps courbé en deux, reprise subitement dans sa furie d'une habitude de sa jeunesse, elle étalait, à la foule interdite, ce que, dit-on, M. Thiers exposa un soir à ses amis entre deux chandelles.
Et dans les splendeurs du couchant, ces grasses chairs éblouissantes parurent pendant une seconde au milieu d'une poussière d'or.
Il y eut d'abord un silence de stupéfaction profonde, puis un formidable cri d'enthousiasme que couvrit presque aussitôt une terrible détonation.
L'aigle d'Austerlitz, maladroitement allumé, partait derrière l'estrade faisant crever le ballon. Et la foule bédouine, inconsciente de ce qui se passait et croyant assister au spectacle merveilleux promis, ivre d'allégresse et de gratitude pour le sultan des Francs qui leur offrait gratis un si réjouissant tableau, acclama les appas de Mme Michu: aux cris mille fois répétés de «Vive l'Empereur!» Et s'imaginant que l'autre belle dame était montée sur l'estrade pour donner le même spectacle, et s'indignant de la voir immobile, elle réclama énergiquement cette partie du programme: L'autre! l'autre! l'autre! A ton tour! à ton tour!
XVI
AU PAYS DU KIF
«Avez-vous jamais vu la long des murs du Céramique, lorsqu'ils sont frappés dans les premiers jours de l'année par les rayons du soleil qui régénère le monde, une longue suite d'hommes hâves, immobiles, aux joues creusées, aux regards éteints et stupides; les uns accroupis comme des brutes; les autres debout, mais appuyés contre des piliers, et fléchissant, à demi, sous le poids de leur corps exténué?»
Ces spectres qui s'agitent dans les pages fantastiques des contes de Charles Nodier, je les rencontrais chaque jour dans les rues de Constantine, mais ceux que je voyais marcher en trébuchant et enveloppés ainsi que des fiévreux tremblants de froid dans leurs burnous collés sur leurs membres osseux, n'étaient pas comme les hallucinés d'Athènes ou de Larisse des victimes imaginaires de la vengeance des sorcières de Thessalie, c'étaient des possédés heureux ou plutôt inconscients de leur abrutissement, des esclaves abandonnés de leur plein gré, à un maître plus puissant que tous les dieux de l'Olympe, et tous les génies de l'Orient, et toutes les fées de l'Occident, et tous les magiciens et toutes les sorcières, le roi Kif.
Longtemps, bien longtemps, je brûlais du désir de pénétrer dans les mystérieux domaines de ce souverain si séduisant qu'on se livre à lui corps et âme; mais il est fermé aux profanes et l'initiation ne peut se faire en un jour; aussi mes tentatives et mes efforts demeuraient sans résultat.
—C'est que tu n'as eu personne pour te servir de guide, me dit mon ami le Thaleb El Hadj Ali bou Nahr, homme savant et sage, ayant plus étudié dans le Livre de la vie, éternellement fermé aux sots, que dans les manuels de morale, épicurien-musulman, contempteur des préjugés et des imbéciles, autant qu'amateur de bons vins et de filles jolies.
Quelques jours après, par un soir pluvieux de janvier, comme je m'étais mis à l'abri sous l'auvent d'une boutique indigène de la rue des Mozabites, m'amusant au babil de deux jeunes négresses, en attendant la fin de l'averse, une voix grave s'éleva derrière moi.
—Eh! à quoi gaspilles-tu ton temps, mon fils. Des négresses, fi donc! Laisse ce fruit aux vieillards qui ont besoin de piment. Viens avec moi, je te montrerai mieux.
—Où vas-tu?
—La tristesse tombe avec la pluie et c'est aux gens d'esprit à se distinguer du vulgaire imbécile en ne se laissant influencer ni par les hommes, ni par les éléments. Je vais entreprendre un voyage au pays du Kif, et si tu veux me suivre je t'ouvrirai les portes du paradis.
—De Mahomet?
—Sans doute. C'est le seul séduisant et le seul mis à la portée de l'intelligence humaine, ce qui prouve combien Mohamed fils d'Abdallah, est supérieur à Jésus fils de Joseph. Marchons.
Nous descendîmes dans les bas quartiers où s'était encore conservé intact l'étrange et pittoresque cachet de la vieille cité numide en dépit de l'axiome de Théophile Gautier, que toute barbarie traquée par la civilisation se réfugie sur les sommets, et nous nous arrêtâmes dans une ruelle déserte en face d'une boutique ou mieux d'une niche de six à sept pieds carrés pratiquée dans l'enfoncement de la muraille d'une maison presque croulante. Elle était surhaussée d'environ un mètre au-dessus de la chaussée, et deux vénérables Bédoins crasseux, mais graves et impassibles comme des muets du sérail, assis sur un débris de natte d'alfa, jouaient majestueusement aux échecs. L'un d'eux évidemment le propriétaire, sourit noblement, posa la main sur son coeur, puis la tendit à chacun de nous pour nous aider à escalader l'énorme pierre formant degré, et nous pénétrâmes dans la boutique.
J'ai dit boutique, car la niche ressemblait à tous les réduits où les négociants arabes se livrent aux douceurs du commerce; mais ici rien au dehors, ni au dedans, ne pouvait attirer l'acheteur. Quelques paquets de plantes sèches suspendues à la muraille rugueuse laissaient supposer qu'on se trouvait chez un herboriste, mais un herboriste adonné aux pratiques suspectes et ténébreuses, entrepreneur d'avortements, fabricant de philtres, poseur de ventouses, marchand d'amulettes, demi-sorcier, demi-médecin.
L'aspect général était suffisamment louche. Une simple lampe formée d'un verre ébréché suspendue au plafond par un fil d'archal et où, dans de l'huile nauséabonde, tremblotait une mèche fumeuse, projetait sa faible lueur sur l'échiquier et les joueurs, laissant le reste dans l'ombre.
Ceux-ci d'ailleurs, dès que nous fûmes entrés, ne prêtèrent plus la moindre attention à nous et s'absorbèrent dans leur partie. Aussi, sans autre préambule, nous avançâmes dans l'autre et c'en était bien un, en effet, car faisant brusquement un coude, il s'enfonçait dans des profondeurs ténébreuses qu'une seconde lampe empestée rendait plus caverneuses et plus funèbres.
De l'extrémité invisible du souterrain arrivait un faible bruit de musique, tarbouka et flûte dont les notes bizarres paraissaient d'autant plus extraordinaires qu'on ne s'expliquait pas d'où elles sortaient. Mais comme j'allais tâtonnant la muraille écaillée et suintante, je sentis bientôt sous ma main une porte que mon cicérone poussa, et nous nous trouvâmes engagés dans un autre couloir du fond duquel jaillissaient la lumière et le bruit.
Un lourd rideau taillé dans un vieux tapis de Tunis fermait l'entrée d'une salle voûtée pleine d'une fumée si épaisse que je ne distinguais rien d'abord, et que j'éprouvais un étouffement assez semblable à celui qui vous saisit lorsqu'on entre pour la première fois dans l'étuve d'un bain turc. C'était plus âcre et plus agréable que le tabac, plus parfumé et plus chargé de narcotique. On sentait au bout de quelques minutes une douceur sur les lèvres et dans la tête, et un besoin de repos absolu, physique et moral.
Nous nous assîmes sur des nattes, et peu à peu je distinguai ce qui se passait autour de moi, et les choses qui m'environnaient comme au milieu des vapeurs d'un rêve. La salle n'était qu'une sorte de cave blanchie à la chaux, disposition que je m'expliquais, car, bien que l'entrée en fût dans la ruelle au-dessus de la chaussée, elle se trouvait, à cause de la pente du roc, au sous-sol d'une maison de la ruelle supérieure où l'on communiquait par un escalier de pierre en colimaçon et sans rampe. Tout à côté, un fourneau où brûlait un brasier suffisant pour éclairer toute la pièce, et près duquel se tenait un caouadji d'aspect farouche, jambes et bras nus, et, accroupis ou allongés sur les nattes, une douzaine de Bédouins, formant de petits groupes, se passaient silencieusement et d'un air abruti de minuscules pipes de terre rouge dont ils aspiraient successivement la fumée devant un orchestre de trois musiciens à face patibulaire, un joueur de rhebeb[13], un joueur de tam-tam, et un joueur de flûte.
[Note 13: Espèce de contrebasse.]
Mais tout le monde connaît, au moins par ouï-dire, les fumeurs de kif, une des variétés du haschich; ce n'est donc pas eux que je veux décrire, mais l'effet produit sur moi-même.
Le caouadji nous avait apporté du café, puis du kif et des pipes; mais El-Hadj Ali dut charger plusieurs fois la mienne avant que j'éprouvasse d'autre sentiment que celui d'un assoupissement général.
Bientôt une vive souffrance me tira de cette somnolence agréable; d'horribles crampes me tordirent les nerfs et je sentis en même temps des frémissements douloureux dans tous mes membres comme si on les harcelait par des picotements d'aiguille. Le mal venait de la tête, surtout du côté du cervelet, descendait comme un métal en fusion, l'épine dorsale, et semblait couler par la moelle des os dans les extrémités.
La souffrance devint en un moment si intolérable que je dus me retenir pour ne pas crier, et ayant porté la main à ma nuque, le contact fut si douloureux que je crus la boîte osseuse crevée et que ma cervelle cédait sous mes doigts.
—Sortons, dis-je à mon compagnon, j'en ai assez, je n'en puis plus.
—Patience; ce sont les épreuves par où passent les profanes. Brave-les, et tu entreras au royaume enchanté du Kif.
—Non, non, au diable le royaume et ses enchantements.
—Aspire encore quelques bouffées de cette pipe; le mal se dissipera.
Mais ma chair me brûlait avec une telle intensité que lorsque je voulus prendre la pipe, elle me produisit l'effet d'une tige rougie au feu.
Ce fut la dernière épreuve. Le mal s'en alla peu à peu, faisant place à une sensation de bien-être beaucoup plus douce que celle éprouvée d'abord. Aux bouffées qui suivirent, je me sentis gagner par une immense et indicible joie, une jouissance intime et prolongée, un oubli complet des misères et des nécessités de la vie, et pris d'un amour universel. Voulant faire partager mon bonheur à tous les hôtes présents qui m'avaient paru assez déguenillés et misérables, j'appelais le caouadji, et fouillant dans mes poches, je lui jetais comme un sultan une poignée de gros sous et de petites pièces blanches, lui ordonnant de régaler l'assemblée de café, de kif, d'anisette, et d'envoyer chercher des danseuses!
—Oui, des danseuses, cria le Thaleb, qu'on fasse venir des danseuses!
Les fumeurs de kif levèrent la tête. Cet ordre les arrachait à leur stupide somnolence. Je jouissais délicieusement de leur surprise et je me disais: Ah! ah! On va enfin s'amuser dans cette caverne; les drôles ne sont pas si abrutis qu'ils en ont l'air.
—Des femmes! redit impérativement El Hadj Ali-bou-Nahr.
II
Le caouadji ne bougeait pas, une tasse vide d'une main et la minuscule cafetière au long manche de l'autre, il interrogeait du geste le thaleb, étonné sans doute d'entendre un tel ordre sortir d'une bouche d'où ne coulaient d'habitude en public que des versets du Koran et des préceptes de morale.
Mais celui-ci surexcité par la fumée de la plante vénéneuse, cria, l'oeil étincelant de colère:
—Caouadji, fils du diable, n'as-tu pas entendu. Le Roumi ici présent est mon ami; que dis-je? il est mon frère. Il demande des danseuses, il paye. Qu'on appelle des femmes.
—Oui, oui, répétèrent les Bédoins, le Roumi a payé. Des femmes, caouadji, fils du diable! des femmes!
Ils étaient tous complètement réveillés maintenant, et la lubricité allumait des lueurs phosphorescentes dans leurs prunelles tout à l'heure éteintes.
«Il a payé, il a payé» disaient-ils; cependant je pensais bien que ma poignée de menues pièces ne suffisait pas et je comprenais l'hésitation du cafetier. Mais le thaleb avait commandé comme moi, on le savait riche, et sans nul doute, il prendrait sur lui une partie des frais.
Je me tournais de son côté. Il me regardait en souriant et hochait la tête. Je voyais à ses yeux que l'ivresse le gagnait. «Ça va bien, murmurait-il, ça va bien, nous allons nous amuser»; et, en effet, je l'ai déjà dit, la joie débordait en moi.
«Des femmes! des danseuses!» Cet appel jetait dans l'antre une sorte de magie. L'orchestre s'était subitement tu, comme si les artistes se recueillaient, réservant leurs plus belles symphonies. Le joueur de rhebeb, sexagénaire au front sillonné de rides, passait amoureusement la langue sur sa moustache blanche, comme s'il y sentait le baiser d'une jouvencelle; le joueur de flûte, adolescent imberbe, agitait cyniquement son instrument avec des gestes du plus complet naturalisme, en affectant des airs pâmés, et l'homme à la tarbouka, vieux nègre à face tatouée, roulait ses gros yeux blancs d'une façon si comique, tout en promenant sur la peau d'âne son large pouce qu'il portait ensuite à ses lèvres avec les marques du plus grand ravissement, que je me tordais de jubilation. _____
En dépit de l'ivresse qui m'avait si soudainement saisi, je percevais très distinctement toutes choses, et en même temps, le souvenir d'une conversation précédente avec le thaleb se présenta dans ses moindres détails à mon esprit. C'était au sujet d'une danseuse mauresque, dont la beauté et la grâce lascive avaient fait une profonde impression sur moi quelques jours auparavant dans un café arabe de la porte d'El-Kantara; aussi, quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je vis descendre l'escalier la jolie bayadère et venir se placer en face des musiciens qui attaquèrent aussitôt un morceau des plus enlevés.
Cette apparition inattendue jeta d'abord un trouble dans mes idées, mais je me l'expliquais immédiatement par ce fait que la cave où nous fumions du kif ne pouvait être que le sous sol d'un café, et me remémorant la configuration des lieux et la disposition des ruelles parcourues en compagnie du thaleb j'arrivais à cette découverte que nous nous trouvions précisément sous le café même où j'avais pour la première fois admiré la danseuse, et me rappelant avec quel enthousiasme j'en parlais la veille à mon ami Ali-bou-Nahr, je jugeais qu'il avait voulu me ménager cette agréable surprise et jouissait intérieurement de mon plaisir.
Je me disposais à lui adresser un mot de remercîment, mais je lui trouvais une figure si complètement abrutie que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Contrairement à l'usage des fumeurs de kif, il avait gardé dans ses dents sa pipe, et bien qu'elle fût éteinte, il s'obstinait, avec un entêtement idiot, à vouloir en tirer des bouffées.
Cependant, le ravissement qui m'inondait avait redoublé depuis l'arrivée de la danseuse et je ne me lassais pas de la dévorer des yeux, le cou tendu, mon âme sur les lèvres. Sa vue m'emplissait de délices et la jouissance était telle que tout désir charnel se taisait. Je compris, un instant, la béatitude des bienheureux du ciel chrétien où l'unique contemplation du Père Eternel suffit à leur joie. Mais ce ne fut qu'un instant, car je revins bien vite aux beautés plus profanes du paradis de Mahomet dont l'aimée présente me semblait un vivant et parfait spécimen.
Elle portait le costume que je lui connaissais: robe de soie mi-partie bleue et mi-partie jaune, serrée sur ses reins par une foutah verte.
On découvrait sous la gaze, par l'échancrure ouverte jusqu'au nombril, les globes luisante des seins, et sous la foutah très tendue, le développement presque exagéré des hanches.
La ceinture dorée large d'une main et très lâche descendait jusqu'au bas du ventre. Ses bras charnus et superbes, étaient nus jusqu'à l'épaule, nus aussi les mollets et les petits pieds bien cambrés, dont un anneau d'argent battait la cheville, car elle venait de laisser près de l'orchestre ses babouches rouges brodées d'or.
Je la voyais bien mieux que la première fois, d'abord parce que j'étais plus rapproché d'elle, puis mes sens avaient acquis une telle acuité que j'aurais pu lire les caractères arabes des sequins scintillant en un cadre mouvant et gracieux autour de son visage d'une correction sculpturale, et même je respirais le musc que dégageait sur sa poitrine un petit sachet de soie, et bientôt les capiteux parfums des moiteurs de son corps échauffé par la danse.
C'était ce pas arabe toujours le même, mais si empreint de volupté que jamais on ne s'en fatigue. Et la belle fille souriait à demi pamée dans ses poses extatiques, faisant tournoyer son foulard bariolé, tournant elle-même lentement, avec des frémissements lascifs et troublants de hanches, au son de l'orchestre endiablé.
J'étais si abîmé dans l'ardente contemplation que je ne m'aperçus pas sur-le-champ de l'éclat extraordinaire répandu dans tous les coins de la salle souterraine. Les deux verres ébréchés remplis d'huile nauséabonde, où nageait une mèche fumeuse, avaient disparu, ou du moins je ne les voyais plus, effacés qu'ils étaient par l'éblouissante clarté de girandoles de feu allumées de toutes parts.
Mais je n'eus pas le temps de m'extasier de ce spectacle. Un plus merveilleux m'attendait. La salle, peu à peu, se transformait en gynécée. Elle s'emplissait de jeunes et jolies femmes, que je voyais descendre une à une les marches de pierre du petit escalier.
D'où sortaient-elles? Constantine envoyait-elle toutes ses danseuses de café maure? Le thaleb m'avait donc conduit au quartier-général des bayadères? Je me posais ces questions sentant croître en moi de nouvelles sensations de volupté et dans mon enthousiasme je secouais brutalement mon compagnon, indigné de le voir aspirer encore stupidement des bouffées imaginaires de sa pipe éteinte, l'air somnolent, les yeux mi-clos, en apparence indifférent à ce défilé de houris.
III
Près de la première danseuse, les nouvelles venues se groupèrent, et ondulant comme elle, comme elle s'agitant en saccades lascives, jouant des yeux, des hanches et du mouchoir, les lèvres entr'ouvertes laissant voir la ligne brillante et nacrée des dents, elles marquaient à coups de reins la mesure, tantôt lentement tantôt furieusement, selon les caprices de l'orchestre en délire.
Et je trouvais aussi un plaisir inexprimable à ces notes sauvages. C'était comme un fouillis de merveilleuses arabesques se détachant en relief, avec une intensité extraordinaire de tons et une incomparable richesse de couleurs, sur un fond de chaux-vive recouvrant les lézardes et les effritements d'une muraille lépreuse. Je nageais dans un océan de voluptés où plongeait à la fois tous mes sens secoués par un délicieux remous et voici que les danseuses, dans leurs gracieuses spirales, détachèrent l'une après l'autre toutes les parties de leur habillement. Ce fut d'abord le mouchoir rayé de soie et d'or qui tomba de la tête, puis la foutah zébrée se dénoua des hanches, les robes glissèrent des épaules et la chemise de gaze, un instant flottante, alla grossir le tas des étoffes bariolées, et les ballerines se mêlant, se croisant en ondulations et en torsions amoureuses, sans suspendre une seconde leur savante chorégraphie, s'offrirent nues comme un choeur de dryades.
Et faunes et satyres faisaient cercle, se groupaient, pantelants de désirs. Noyés dans l'extase, je n'avais pas remarqué que la salle, à notre entrée presque vide, s'emplissait de spectateurs. Sans doute ils venaient par le même chemin que nous, la petite boutique mystérieuse, mais on eût dit que les forêts enchantées de Thessalie en envoyant leurs essaims de nymphes, vomissaient leurs légions de déités hircines.
Sous le large manteau d'Orient, les loques des Bédouins, les oripeaux fastueux des Maures, le sac rayé des nègres, la longue chemise des gens du Souf; sous ces turbans et ces haïks éclatants de blancheur ou jaunis d'une crasse lustrale; ces vestes, ces gilets, ces pantalons soutachés, verts, bleus, oranges, écarlates; ces jambes bronzées et poilues, et ces bottes de maroquin brodé d'or; sous ce luxe comme sous ses haillons, de riches et de pauvres confondus et nivelés devant le même besoin humain, on sentait les ardents frissons du vieux bouc hébraïque auquel sacrifiaient les juives enfiévrées; l'hircus érotique de Virgile, fils des Grecs; l'idole vénérée de Mendès, fille des Babyloniens; la monture chère à Vénus; hircipes l'emblème du rut brutal qui a traversé les âges; l'antique et éternel Pan, dieu du monde!
Au rut, les faunes, les satyres et les boucs! Et comme le divin Appelle, ils se saoûlaient les yeux du spectacle de ces vingt Phrynées, plus nues et aussi belles que l'anadyomené lorsque l'artiste la contempla, déesse de beauté sortant des ondes bleues du golfe Salonique, car la blonde courtisane d'Athènes avait pour voile ses longs cheveux flottants, tandis que les noires tresses des bayadères algériennes tordues en une natte unique ne voilaient rien aux avides regards.
Comme j'étais venu surtout dans le but d'expérimenter sur moi-même, je cherchais à retenir ma raison qui échappait.
Le thaleb m'avait affirmé que dans l'ivresse produite par le kif on gardait, avec un effort de volonté, la conscience des choses, aussi faisais-je appel à toute mon énergie pour rassembler les lambeaux de mon intelligence qui craquait et se déchirait comme une toile trop tendue.
Ce que j'appréhendais surtout était de commettre quelque extravagance qui m'eût fait prendre en pitié par ces hommes, gardant sous le fouet de la passion un maintien impassible. Les yeux, il est vrai, lançaient des flammes, les visages se contractaient sous un rictus nerveux, et les poitrines haletaient, mais les corps demeuraient immobiles et majestueux. Moi, au contraire, je m'agitais, prêt à chaque seconde à tendre les bras pour les plonger dans ce fouillis de chairs en mouvement, se rapprochant si près de moi dans leur tournoiement fantastique que j'en sentais la chaleur.
Ce qui me frappait, c'est, d'une part, le sentiment de la folie s'emparant de mon cerveau, et, de l'autre, cette acuité de sens surprenante qui me faisait percevoir en les centuplant, comme pour la vue un microscope, l'exquise suavité des impressions. «Ces filles, me disais-je, sont de vulgaires coquines, des prostituées de bas lieu, probablement laides et sales; cet orchestre qui me ravit, un tintamarre incohérent; ces parfums qui m'enivrent, du musc puant et de l'encens grossier, et, sous l'influence du kif, je ne vois, n'entends, ne respire que suavités.»
Quoique dans un état absolument anormal, mes réflexions n'avaient donc rien de déraisonnable, et le seul léger désagrément que j'éprouvais c'est que, quand j'essayais d'analyser mes impressions et de les fixer dans ma cervelle, il me semblait qu'elle cédait comme de la cire molle sous l'empreinte.
Je n'avais pas non plus perdu la mémoire. Je me rappelais parfaitement avoir absorbé la fumée de six pipes, pourquoi et dans quelles conditions j'étais venu, et je constatai avec la plus grande surprise l'état de somnolence et d'hébétement de mon ami le thaleb qui, toujours le tuyau aux lèvres, continuait à paraître indifférent aux tableaux enchanteurs qui se déroulaient.
Quant à moi, rien ne m'échappait de cette féerie, rien ne diminuait la finesse exquise de mes perceptions physiques. On eût dit que mes sens avaient le don d'ubiquité, celui de l'ouïe comme les autres.
J'entendais distinctement chacune des notes bizarres des trois instruments et j'éprouvais à chacune un plaisir infini; j'entendais en même temps le pas cadencé et si léger des danseuses, leur respiration courte, le frottement de leurs hanches quand elles glissaient l'une contre l'autre, l'insaisissable frôlement des foulards qu'elles agitaient au-dessus de leur tête, les bras arrondis, montrant leurs aisselles soigneusement épilées, et je distinguais le bruit argentin des anneaux des poignets et des chevilles et celui plus doux encore de leurs colliers de séquins.
Et dans la rotation rapide, au milieu d'une buée roussâtre, dans le tourbillonnement de jambes, de bras, de gorges, de torses, de reins, passant en tournoyant pour disparaître et reparaître encore, mes yeux enflammés, et mes désirs, et mon coeur, et tout mon être s'attachèrent obstinément à un seul corps d'une beauté et d'une rigidité marmoréenne, celui d'Aicha, la première danseuse qui, subjuguée sans doute par l'attraction magnétique de ce milieu chargé d'étincelles, et m'ayant reconnu comme le seul étranger, et peut-être aussi le plus ardent et le plus jeune de ses admirateurs, n'adressa bientôt plus qu'à moi ses sourires et ses oeillades jusque-là distribués banalement à tous.
Elle affecta même de passer si près de moi, ralentissant sa fiévreuse spirale, que j'effleurais son corps de mes lèvres, et ne me maîtrisant plus, affolé et dompté, je l'attendis les mains ouvertes, et lorsqu'elle passa une fois encore, je la saisis à pleines poignées et la fit choir sur mes genoux… et s'ouvrit le septième ciel. _____
Je ne sais ce qui se passa autour de moi, si je fus l'objet des moqueries des Arabes, ni comment s'éteignirent les lumières, mais quelque chose de semblable à un coup de marteau sur le front m'arracha brusquement à mon excessif bonheur, et la voix un peu rauque d'Alibou-Nahr me cria:
—Eh! bien, es-tu content? Réveille-toi, réveille-toi!
Je soulevais péniblement ma tête, qui me semblait peser cent livres et promenais autour de moi un regard effaré.
La cave avait repris son aspect triste et morne. Les deux lampes nauséabondes fumaient davantage encore, le fourneau était presque éteint et le caouadji, accroupi sur un banc, dormait la tête dans ses jambes, jetant dans le silence un ronflement sourd. Cinq ou six Bédouins, allongés çà et là sur des nattes, dormaient aussi.
—Et les danseuses, m'écriai-je, et Aicha! Parties? parties?
—Ah! ah! elle s'appelle Aicha! le nom de la mienne est Blondinette. Une Française que je connais bien, suave comme un matin de mai, ardente comme un midi de juillet. Ah! ah! ah! la fille sans pareille!
—Une Française! une blonde! mais je n'ai vu que de brunes mauresques.
—Chacun rêve ce qu'il n'a pas, répondit sententieusement le sage thaleb et voilà justement l'effet merveilleux du kif! Le dieu a les mains pleines des joies désirées. Mais il ne faut pas en abuser comme les brutes que tu vois ici.
Ce disant, il se leva, rajustant son turban et réparant le désordre de ses vêtements avec autant de calme et de dignité que s'il venait de les déranger dans les prosternements de la mosquée en récitant les versets du Vrai Livre.
—Comment, il n'y avait pas là de danseuses tout à l'heure, de danseuses nues?
—Oui, dans tes rêves, mon fils. Tu as pris l'ombre pour la réalité. Mais les radieux fantômes qui nous bercent depuis qu'on nous ôte nos langes jusqu'à ce qu'on nous couvre du suaire, ne sont-ils pas ce qu'il y a de meilleur dans la vie.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
I.—Le ventre.
II.—Les premiers Kroumirs.
III.—La poule volée.
IV.—La fille du Biskri.
V.—Les pucelles et l'étalon.
VI.—La noce de la petite Zaïrah.
VII—L'hôte.
VIII.—Clair de lune.
IX.—Coin du désert.
X.—Mardi-gras.
XI.—L'Hanafi.
XII.—Loth.
XIII.—Le cocu et les rats.
XIV.—La vache enragée.
XV.—Fête impériale.
XVI.—Au pays du kif.
FIN DE LA TABLE
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