Sous le soleil de Satan
The Project Gutenberg eBook of Sous le soleil de Satan
Title: Sous le soleil de Satan
Author: Georges Bernanos
Release date: July 25, 2023 [eBook #71272]
Language: French
Original publication: France: Librairie Plon, 1926
Credits: Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images available at The Internet Archive)
Ce septième numéro du Roseau d’or à été tiré à:
212 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma, à
Voiron, dont 200 numérotés de I à CC et 12, hors commerce, non
numérotés;
6 900 exemplaires sur papier d’alfa, dont 6 600 numérotés de 1 à 6
600 et 300, hors commerce, marqués E. P.
Exemplaire Nº 4,291
SOUS LE SOLEIL
DE SATAN
Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1926.
LE ROSEAU D’OR
ŒUVRES ET CHRONIQUES
——————7——————
GEORGES BERNANOS
SOUS LE SOLEIL
DE SATAN
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cⁱᵉ, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, rue Garancière, Paris, 6ᵉ
Copyright 1926 by Plon-Nourrit et Cⁱᵉ.
Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
A ROBERT VALLERY-RADOT
qui lut le premier ce livre et l’aima.
G. B.
PROLOGUE
HISTOIRE DE MOUCHETTE
I
Voici l’heure du soir qu’aima P. J. Toulet. Voici l’horizon qui se défait—un grand nuage d’ivoire au couchant et, du zénith au sol, le ciel crépusculaire, la solitude immense, déjà glacée,—plein d’un silence liquide... Voici l’heure du poète qui distillait la vie dans son cœur, pour en extraire l’essence secrète, embaumée, empoisonnée.
Déjà la troupe humaine remue dans l’ombre, aux mille bras, aux mille bouches; déjà le boulevard déferle et resplendit... Et lui, accoudé à la table de marbre, regardait monter la nuit, comme un lis.
Voici l’heure où commence l’histoire de Germaine Malorthy, du bourg de Terninques, en Artois. Son père était un de ces Malorthy du Boulonnais qui sont une dynastie de meuniers et de minotiers, tous gens de même farine, à faire d’un sac de blé bonne mesure, mais larges en affaires, et bien vivants. Malorthy le père vint le premier s’établir à Campagne, s’y maria et, laissant le blé pour l’orge, fit de la politique et de la bière, l’une et l’autre assez mauvaises. Les minotiers de Dœuvres et de Marquise le tinrent dès lors pour un fou dangereux, qui finirait sur la paille, après avoir déshonoré des commerçants qui n’avaient jamais rien demandé à personne qu’un honnête profit. «Nous sommes libéraux de père en fils», disaient-ils, voulant exprimer par là qu’ils restaient des négociants irréprochables... Car le doctrinaire en révolte, dont le temps s’amuse avec une profonde ironie, ne fait souche que de gens paisibles. La postérité spirituelle de Blanqui a peuplé l’enregistrement, et les sacristies sont encombrées de celle de Lamennais.
Le village de Campagne a deux seigneurs. L’officier de santé Gallet, nourri du bréviaire Raspail, député de l’arrondissement. Des hauteurs où son destin l’a placé, il contemple encore avec mélancolie le paradis perdu de la vie bourgeoise, sa petite ville obscure, et le salon familial de reps vert où son néant s’est enflé. Il croit honnêtement mettre en péril l’ordre social et la propriété, il le déplore et, se taisant ou s’abstenant toujours, il espère ainsi prolonger leur chère agonie.
«On ne me rend pas justice—s’est écrié un jour ce fantôme, avec une sincérité poignante—voyons! j’ai une conscience!»
Dans le même temps, M. le marquis de Cadignan menait au même lieu la vie d’un roi sans royaume. Tenu au courant des grandes affaires par les «Mondanités» du Gaulois et la Chronique politique de la Revue des Deux-Mondes, il nourrissait encore l’ambition de restaurer en France le sport oublié de la chasse au vol. Malheureusement, les problématiques faucons de Norvège, achetés à grands frais, de race illustre, ayant trompé son espoir et pillé ses garde-manger, il avait tordu le cou à tous ces chevaliers teutoniques, et dressait plus modestement des émouchets au vol de l’alouette et de la pie. Entre temps, il courait les filles; on le disait au moins, la malignité publique devant se contenter de médisances et de menus propos, car le bonhomme braconnait pour son compte, muet sur la voie comme un loup.
II
Malorthy le père eut de sa femme une fille, qu’il voulut d’abord appeler Lucrèce, par dévotion républicaine. Le maître d’école, tenant de bonne foi la vertueuse dame pour la mère des Gracches, fit là-dessus un petit discours, et rappela que Victor Hugo avait célébré avant lui cette grande mémoire. Les registres de l’état civil s’ornèrent donc pour une fois de ce nom glorieux. Malheureusement le curé, pris de scrupule, parla d’attendre un avis de l’archevêque, et, bon gré mal gré, le fougueux brasseur dut souffrir que sa fille fût baptisée sous le nom de Germaine.
—Je n’aurais pas cédé pour un garçon, dit-il, mais une demoiselle...
La demoiselle atteignit seize ans.
Un soir, Germaine entra dans la salle, à l’heure du souper, portant un seau plein de lait frais... A deux pas du seuil, elle s’arrêta net, fléchit sur ses jambes et pâlit.
—Mon Dieu! s’écria Malorthy, la petite tombe faible!
La pauvrette appuya ses deux mains sur son ventre, et fondit en larmes. Le regard aigu de la mère Malorthy rencontra celui de sa fille.
—Laisse-nous un moment, papa, dit-elle.
Comme il arrive, après mille soupçons confus, à peine avoués, l’évidence éclatait tout à coup, faisait explosion. Prières, menaces, et les coups même, ne purent tirer de la fille obstinée autre chose que des larmes d’enfant. La plus bornée manifeste en de telles crises un sang-froid lucide, qui n’est sans doute que le sublime de l’instinct. Où l’homme s’embarrasse, elle se tait. En surexcitant la curiosité, elle sait bien qu’elle désarme la colère.
Huit jours plus tard, cependant, Malorthy dit à sa femme, entre deux bouffées de sa bonne pipe:
—J’irai demain chez le marquis. J’ai mon idée. Je me doute de tout.
—Chez le marquis! fit-elle... Antoine, l’orgueil te perdra, tu ne sais rien de sûr; tu vas te faire moquer.
—On verra, répondit le bonhomme. Il est dix heures; couche-toi.
Mais, quand il fut assis, le lendemain, au fond d’un grand fauteuil de cuir, et dans l’antichambre de son redoutable adversaire, il mesura d’un coup son imprudence. La colère tombée: «J’irais trop loin...», se dit-il.
Car il s’était cru capable de traiter cette affaire, comme beaucoup d’autres, en paysan finaud, sans amour-propre. Pour la première fois, la passion parlait plus haut, et dans une langue inconnue.
Jacques de Cadignan avait alors atteint son neuvième lustre. De taille médiocre, et déjà épaissie par l’âge, il portait en toute saison un habit de velours brun qui l’alourdissait encore. Tel quel, il charmait cependant, par une espèce de bonne grâce et de politesse rustique dont il usait avec un sûr génie. Comme beaucoup de ceux qui vivent dans l’obsession du plaisir, et dans la présence réelle ou imaginaire du compagnon féminin, quelque soin qu’il prît de paraître brusque, volontaire et même un peu rude, il se trahissait en parlant; sa voix était la plus riche et nuancée, avec des éclats d’enfant gâté, pressante et tendre, secrète. Et il avait aussi d’une mère irlandaise des yeux bleu pâle, d’une limpidité sans profondeur, pleins d’une lumière glacée.
—Bonsoir, Malorthy, dit-il, asseyez-vous.
Malorthy s’était levé en effet. Il avait préparé son petit discours et s’étonnait de n’en plus retrouver un mot. D’abord il parla comme en rêve, attendant que la colère le délivrât.
—Monsieur le marquis, fit-il, il s’agit de notre fille.
—Ah!... dit l’autre.
—Je viens vous parler d’homme à homme. Depuis cinq jours qu’on s’est aperçu de la chose, j’ai réfléchi, j’ai pesé le pour et le contre; il n’est que de parler pour s’entendre, et j’aime mieux vous voir avant d’aller plus loin. On n’est pas des sauvages, après tout!
—Aller où?... demanda le marquis.
Puis il ajouta tranquillement, du même ton:
—Je ne me moque pas de vous, Malorthy, mais, nom d’une pipe, vous me proposez une charade! Nous sommes, vous et moi, trop grands garçons pour ruser et tourner autour du pot. Voulez-vous que je parle à votre place? Hé bien! la petite est enceinte, et vous cherchez au petit-fils un papa... Ai-je bien dit?
—L’enfant est de vous! s’écria le brasseur, sans plus tarder.
Le calme du gros homme lui faisait froid dans le dos. Des arguments qu’il avait repassés un par un, irréfutables, il n’en trouvait pas qu’il eût osé seulement proposer. Dans sa cervelle, l’évidence se dissipait comme une fumée.
—Ne plaisantons pas, reprit le marquis. Je ne vous ferai pas d’impolitesse avant d’avoir entendu vos raisons. Nous nous connaissons, Malorthy. Vous savez que je ne crache pas sur les filles; j’ai eu mes petites aventures, comme tout le monde. Mais, foi d’honnête homme! il ne se fait pas un enfant dans le pays sans que vos sacrées commères ne me cherchent des si et des mais, des il paraît et des peut-être... Nous ne sommes plus au temps des seigneurs: le bien que je prends, on me l’a librement laissé prendre. La République est pour tous, mille noms d’un chien!
«La République!» pensait le brasseur, stupéfait. Il prenait cette profession de foi pour une bravade, bien que le marquis parlât sans fard, et qu’en vrai paysan il se sentît porté vers un gouvernement qui préside aux concours agricoles et prime les animaux gras. Les idées du châtelain de Campagne sur la politique et l’histoire étant d’ailleurs, à peu de chose près, celles du dernier de ses métayers.
—Alors?... fit Malorthy, attendant toujours un oui ou un non.
—Alors, je vous pardonne de vous être laissé, comme on dit, monter le coup. Vous, votre satané député, enfin tous les mauvais gars du pays m’ont fait une réputation de Barbe-bleue. Le marquis par-ci, le marquis par-là, le servage, les droits féodaux—des bêtises. Tout marquis que je suis, j’ai droit à la justice, je pense? Voulez-vous être juste, Malorthy, et loyal? Dites-moi franchement quel est l’imbécile qui vous a conseillé de venir ici, chez moi, pour me raconter une histoire désagréable, et m’accuser par-dessus le marché?... Il y a une femme là-dessous, hein? Ah! les garces!
Il riait maintenant d’un bon rire large, d’un rire de cabaret. Pour un peu, le brasseur eût ri à son tour, comme après un marché longtemps débattu, et dit: Tope là! Monsieur le marquis, allons boire!... Car le Français naît cordial.
—Voyons, monsieur de Cadignan, soupira-t-il, quand je n’aurais pas d’autre preuve, tout le pays sait que vous faisiez la cour à la petite, et depuis longtemps. Tenez! il y a un mois encore, passant le chemin de Wail, je vous ai vus tous les deux, au coin de la pâture Leclercq, là, assis au bord du fossé, côte à côte. Je me disais: c’est un peu de coquetterie, ça passera. Et puis elle s’était promise au gars Ravault; elle a tant d’amour-propre! Enfin le mal est fait. Un homme riche comme vous, un noble, ça ne badine pas sur la question de l’honneur... Bien entendu, je ne vous demande pas de l’épouser; je ne suis pas si bête. Mais il ne faut pas non plus nous traiter comme des gens de rien, prendre votre plaisir, et nous planter là, pour faire rire de nous.
En prononçant ces derniers mots, il avait repris, sans y penser, le ton habituel au paysan qui transige, et parlait avec une insinuante bonhomie, un peu geignarde. «Il n’ose pas nier, se disait-il, il a une offre à faire... il la fera.» Mais son dangereux adversaire le laissait parler dans le vide.
Le silence se prolongea une minute ou deux, pendant lesquelles on n’entendit plus qu’un tintement d’enclume, au loin... C’était un bel après-midi d’août, qui siffle et bourdonne.
—Hé bien? dit enfin le marquis.
Pendant ce court répit, le brasseur avait rassemblé ses forces. Il répondit:
—A vous de proposer, monsieur.
Mais l’autre suivait son idée; il demanda:
—Ce Ravault, l’a-t-elle revu depuis longtemps?
—Est-ce que je sais!
—On peut trouver là un indice, répondit paisiblement le marquis, c’est un renseignement intéressant... Mais les papas sont si bêtes! En deux heures, je vous aurais livré le coupable, moi, pieds et poings liés!
—Par exemple! s’écria Malorthy, foudroyé.
Il ne connaissait pas grand’chose à cette forme supérieure de l’aplomb que les beaux esprits nomment cynisme.
—Mon cher Malorthy, continuait l’autre sur le même ton, je n’ai pas de conseil à vous donner: d’ailleurs, dans un mauvais cas, un homme tel que vous n’en reçoit point. Je vous dis simplement ceci: revenez dans huit jours; d’ici là, calmez-vous, réfléchissez, n’ébruitez rien, n’accusez personne; vous pourriez trouver moins patient que moi. Vous n’êtes plus un enfant, que diable! Vous n’avez ni témoins, ni lettres, rien. Huit jours, c’est assez pour entendre parler les gens et faire d’une petite chose un grand profit; on voit venir... M’avez-vous compris, Malorthy? conclut-il d’un ton jovial.
—Peut-être bien, répondit le brasseur.
A ce moment, le tentateur hésita; une seconde sa voix avait fléchi. «Il voudrait que je vide mon sac, pensa Malorthy, attention!...» Ce signe de faiblesse lui rendit courage. Et d’ailleurs, il s’enivrait à mesure de sentir monter sa colère.
—Renseignez-vous, dit encore Cadignan, et laissez la petite fille en paix. Au surplus, vous n’en tirerez rien. Ce joli gibier-là, voyez-vous, c’est comme un râle de genêt dans la luzerne, ça vous piète sous le nez du meilleur chien, ça rendrait fou un vieil épagneul.
—C’est ce que je voulais dire, justement, déclara Malorthy, en appuyant chaque mot d’un hochement de tête. J’ai fait ce que j’ai pu, moi; j’attendrai bien huit jours, quinze jours, autant qu’on voudra... Malorthy ne doit rien à personne, et si la fille tourne mal, elle en aura tout le reproche. Elle est assez grande pour fauter, elle peut bien aussi se défendre...
—Allons! Allons! pas de paroles en l’air, s’écria le marquis.
Mais l’autre n’hésita plus; il croyait faire peur.
—On ne se débarrasse pas d’une jolie fille aussi aisément que d’un vieux bonhomme, monsieur de Cadignan, tout le monde sait ça... Vous êtes bien connu, voyez-vous, et elle vous dira elle-même son fait, mille diables! Les yeux dans les yeux, en public, car elle a du sang sous les ongles, la petite!... Au pis aller, nous aurons les rieurs pour nous...
—Je voudrais voir ça, ma foi, dit l’autre.
—Vous le verrez, jura Malorthy.
—Allez le lui demander, s’écria Cadignan, allez le lui demander vous-même, l’ami!
Le brasseur revit un instant le pâle petit visage résolu, indéchiffrable, et cette bouche si fière qui, depuis huit jours, refusait son secret... Alors il cria:
—Malin des malins!... Elle a tout dit à son père!
Et il recula de deux pas.
Le regard du marquis hésita une seconde, le toisa de la tête aux pieds, puis tout à coup se durcit. Le bleu pâle des prunelles verdit. A ce moment, Germaine eût pu y lire son destin.
Il alla jusqu’à la fenêtre, la ferma, revint vers la table, toujours silencieux. Puis il secoua ses fortes épaules, s’approcha de son visiteur à le toucher, et dit seulement:
—Jure-le, Malorthy!
—C’est juré! répondit le brasseur.
Ce mensonge lui parut sur-le-champ une ruse honnête. De plus, il eût été bien embarrassé de se dédire. Une idée seulement traversa toutefois sa cervelle, mais qu’il ne put fixer, et dont il ne sentit que l’angoisse. Entre deux routes offertes, il eut cette impression vague d’avoir choisi la mauvaise et de s’y être engagé à fond, irréparablement.
Il s’attendait à un éclat; il l’eût souhaité. Cependant le marquis dit avec calme:
—Allez-vous-en, Malorthy. Mieux vaut s’en tenir là pour aujourd’hui. Vous dans un sens, moi dans l’autre, nous sommes dupes d’une petite gueuse qui mentait avant de savoir parler. Attention!... Les gens qui vous conseillent sont peut-être assez malins pour vous éviter deux ou trois bêtises, dont la plus grosse serait de vouloir m’intimider. Qu’on pense de moi ce qu’on voudra, je m’en fiche! En somme, les tribunaux ne sont pas faits pour les chiens, si le cœur vous en dit... Bien le bonjour!
—Qui vivra verra! répondit noblement le brasseur.
Et, comme il méditait une autre réponse, il se retrouva dehors, seul et quinaud.
—Ce diable d’homme, dit-il plus tard, il donnerait de la drèche pour de l’orge, qu’on lui dirait encore merci...
Il repassait en marchant tous les détails de la scène, se composant à mesure, comme il est d’usage, un rôle avantageux. Mais, quoi qu’il fît, son bon sens devait convenir d’un fait accablant pour son amour-propre; cette entrevue de puissance à puissance, dont il espérait tant, n’avait rien conclu. Les dernières paroles de Cadignan, toutes pleines d’un sens mystérieux, ne cessaient pas non plus de l’inquiéter pour l’avenir... «Vous dans un sens, moi dans l’autre, nous avons été gentiment dupés...» Il semblait que cette petite fille les eût renvoyés dos à dos.
Levant les yeux, il vit dans les arbres sa belle maison de briques rouges, les bégonias de la pelouse, la fumée de la brasserie verticale dans l’air du soir, et ne se sentit plus malheureux. «J’aurai ma revanche, murmurait-il, l’année sera bonne.» Depuis vingt ans, il avait fait ce rêve d’être un jour le rival du châtelain: il l’était. Incapable d’une idée générale, mais doué d’un sens aigu des valeurs réelles, il ne doutait plus d’être le premier dans sa petite ville, d’appartenir à la race des maîtres, dont les lois et les usages de chaque siècle reflètent l’image et la ressemblance—demi-commerçant, demi-rentier, possesseur d’un moteur à gaz pauvre, symbole de la science et du progrès modernes—également supérieur au paysan titré et au médecin politique, qui n’est qu’un bourgeois déclassé. Il décida d’envoyer sa fille à Amiens, pour y faire ses couches. Faute de mieux, il était au moins sûr de la discrétion du marquis. Et d’ailleurs les notaires de Wadicourt et de Salins ne faisaient plus mystère de la vente prochaine du château. L’ambitieux brasseur escomptait cette revanche. Il ne rêvait pas mieux, n’ayant pas assez d’imagination pour souhaiter la mort d’un rival. Il était de ces bonnes gens qui savent porter la haine, mais que la haine ne porte pas.
... C’était un matin du mois de juin; au mois de juin un matin si clair et sonore, un clair matin.
—Va voir comment nos bêtes ont passé la nuit! avait commandé maman Malorthy (car les six belles vaches étaient au pré depuis la veille)... Toujours Germaine reverrait cette pointe de la forêt de Sauves, la colline bleue, et la grande plaine vers la mer, avec le soleil sur les dunes.
L’horizon qui déjà s’échauffe et fume, le chemin creux encore plein d’ombre, et les pâtures tout autour, aux pommiers bossus. La lumière aussi fraîche que la rosée. Toujours elle entendra les six belles vaches qui s’ébrouent et toussent dans le clair matin. Toujours elle respirera la brume à l’odeur de cannelle et de fumée, qui pique la gorge et force à chanter. Toujours elle reverra le chemin creux où l’eau des ornières s’allume au soleil levant... Et plus merveilleux encore, à la lisière du bois, entre ses deux chiens Roule-à-Mort et Rabat-Joie, son héros, fumant sa pipe de bruyère, dans son habit de velours et ses grosses bottes, comme un roi.
Ils s’étaient rencontrés trois mois plus tôt, sur la route de Desvres, un dimanche. Ils avaient marché côte à côte jusqu’à la première maison... Des paroles de son père lui revenaient à mesure en mémoire, et tant de fameux articles du Réveil de l’Artois, scandés de coups de poing sur la table,—le servage, les oubliettes—et encore l’histoire de France illustrée, Louis XI en bonnet pointu (derrière, un pendu se balance, on voit la grosse tour du Plessis)... Elle répondait sans pruderie, la tête bien droite, avec un gentil courage. Mais, au souvenir du brasseur républicain, elle frissonnait tout de même, d’un frisson à fleur de peau,—un secret déjà, son secret!...
A seize ans, Germaine savait aimer (non point rêver d’amour, qui n’est qu’un jeu de société)... Germaine savait aimer, c’est-à-dire qu’elle nourrissait en elle, comme un beau fruit mûrissant, la curiosité du plaisir et du risque, la confiance intrépide de celles qui jouent toute leur chance en un coup, affrontent un monde inconnu, recommencent à chaque génération l’histoire du vieil univers. Cette petite bourgeoise au teint de lait, au regard dormant, aux mains si douces, tirait l’aiguille en silence, attendant le moment d’oser, et de vivre. Aussi hardie que possible pour imaginer ou désirer, mais organisant toutes choses, son choix fixé, avec un bon sens héroïque. Bel obstacle que l’ignorance, lorsqu’un sang généreux, à chaque battement du cœur, inspire de tout sacrifier à ce qu’on ne connaît pas! La vieille Malorthy, née laide et riche, n’avait jamais espéré pour elle-même d’autre aventure qu’un mariage convenable, qui n’est affaire que de notaire, vertueuse par état, mais elle n’en gardait pas moins le sentiment très vif de l’équilibre instable de toute vie féminine, comme d’un édifice compliqué, que le moindre déplacement peut rompre.
—Papa, disait-elle au brasseur, il faut de la religion pour notre fille...
Elle eût été bien embarrassée d’en dire plus, sinon qu’elle le sentait bien. Mais Malorthy ne se laissait pas convaincre:
—Qu’a-t-elle besoin d’un curé, pour apprendre en confesse tout ce qu’elle ne doit pas savoir? Les prêtres faussent la conscience des enfants, c’est connu.
Pour cette raison, il avait défendu qu’elle suivît le cours du catéchisme, et même «qu’elle fréquentât l’un quelconque de ces bondieusards qui mettent dans les meilleurs ménages, disait-il, la zizanie». Il parlait aussi, en termes sibyllins, des vices secrets qui ruinent la santé des demoiselles, et dont elles apprennent au couvent la pratique et la théorie. «Les nonnes travaillent les filles en faveur du prêtre» était une de ses maximes. «Elles ruinent d’avance l’autorité du mari», concluait-il en frappant du poing sur la table. Car il n’entendait pas qu’on plaisantât sur le droit conjugal, le seul que certains libérateurs du genre humain veulent absolu.
Lorsque Mme Malorthy se plaignait encore que leur fille n’eût point d’amies, et ne quittât guère le petit jardin aux ifs taillés, funéraire:
—Laisse-la en paix, répondait-il. Les filles de ce sacré pays-ci sont pleines de malice. Avec son patronage, ses enfants de Marie et le reste, le curé les tient une heure chaque dimanche. Gare là-dessous! Si tu voulais lui apprendre la vie, tu devais m’obéir, et l’envoyer au lycée de Montreuil, elle aurait son brevet maintenant! Mais à son âge, des amitiés de fillette, ça ne vaut rien... Je sais ce que je dis...
Ainsi parlait Malorthy, sur la foi du député Gallet, que ces délicats problèmes d’éducation féminine ne laissaient pas indifférent. Le pauvre petit homme, en effet, nommé jadis médecin du lycée de Montreuil, en savait long sur les demoiselles, et ne le célait pas.
—Du point de vue de la science..., disait-il parfois avec le sourire d’un homme revenu de beaucoup d’illusions, plein d’indulgence pour le plaisir d’autrui, et qui ne le recherche plus lui-même.
Dans le jardin aux ifs taillés, sous la véranda, toute nue, qui sent le mastic grillé, c’est là qu’elle s’est lassée d’attendre on ne sait quoi, qui ne vient jamais, la petite fille ambitieuse... C’est de là qu’elle est partie, et elle est allée plus loin qu’aux Indes... Heureusement pour Christophe Colomb, la terre est ronde; la caravelle légendaire, à peine eut-elle engagé son étrave, était déjà sur la route du retour... Mais une autre route peut être tentée, droite, inflexible, qui s’écarte toujours, et dont nul ne revient. Si Germaine, ou celles qui la suivront demain, pouvaient parler, elles diraient: «A quoi bon s’engager une fois dans votre bon chemin, qui ne mène nulle part?... Que voulez-vous que je fasse d’un univers rond comme une pelote?»
Tel semblait né pour une vie paisible, qu’un destin tragique attend. Fait surprenant, dit-on, imprévisible... Mais les faits ne sont rien: le tragique était dans son cœur.
Si son amour-propre eût été moins profondément blessé, Malorthy se fût décidé sans doute à rendre bon compte à sa femme de sa visite au château. Il pensa mieux faire en dissimulant quelque temps encore son inquiétude et son embarras, dans un silence altier, plein de menaces. D’ailleurs, il voulait sa revanche, et pensait l’obtenir aisément, par un coup de théâtre domestique, dont sa fille eût fait les frais. Pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nécessaire, puisqu’elle met à leur disposition, et comme à portée de la main, un petit nombre d’êtres faibles, que le plus lâche peut effrayer. Car l’impuissance aime refléter son néant dans la souffrance d’autrui.
C’est pourquoi, sitôt le souper achevé, Malorthy, tout à coup, de sa voix de commandement:
—Fillette, dit-il, j’ai à te parler...
Germaine leva la tête, reposa lentement son tricot sur la table, et attendit.
—Tu m’as manqué, continua-t-il sur le même ton, gravement manqué... Une fille qui faute, dans la famille, c’est comme un failli..., tout le monde peut nous montrer demain au doigt, nous, des gens sans reproche, qui font honneur à leurs affaires, et ne doivent rien à personne. Hé bien! au lieu de nous demander pardon, et d’aviser avec nous, comme ça se doit, qu’est-ce que tu fais? Tu pleures à t’en faire mourir, tu fais des oh! et des ah! voilà pour les jérémiades. Mais pour renseigner ton père et ta mère, rien de fait. Silence et discrétion, bernique! Ça ne durera pas un jour de plus, conclut-il en frappant du poing sur la table, ou tu sauras comment je m’appelle! Assez pleuré! Veux-tu parler, oui ou non?
—Je ne demande pas mieux, répondit la pauvrette, pour gagner du temps.
La minute qu’elle attendait, en la redoutant, était venue, elle n’en doutait pas; et voilà qu’à l’instant décisif les idées qu’elle avait mûries en silence, depuis une semaine, se présentaient toutes à la fois, dans une confusion terrible.
—J’ai vu ton amant tout à l’heure, poursuivit-il; de mes yeux vu... Mademoiselle s’offre un marquis; on rougit de la bière du papa... Pauvre innocente qui se croit déjà dame et châtelaine, avec des comtes et des barons, et un page pour lui porter la queue de sa robe!... Enfin nous avons eu un petit mot ensemble, lui et moi. Voyons si nous sommes d’accord: tu vas me promettre de filer droit, et d’obéir les yeux fermés.
Elle pleurait à petits coups, sans bruit, le regard clair à travers ses larmes. L’humiliation qu’elle avait crainte par avance ne l’effrayait plus. «J’en mourrai de honte, bien sûr!» se répétait-elle la veille encore, attendant d’heure en heure un éclat. Et maintenant elle cherchait cette honte, et ne la trouvait plus.
—M’obéiras-tu? répétait Malorthy.
—Que voulez-vous que je fasse? fit-elle.
Il réfléchit un moment:
—M. Gallet sera demain ici.
—Pas demain, interrompit-elle..., le jour du franc marché: samedi.
Malorthy la contempla une seconde, bouche bée.
—Je n’y pensais plus, en effet, dit-il. Tu as raison, samedi.
Elle avait fait cette remarque d’une voix nette et posée que son père ne connaissait pas. Au coin du feu la vieille mère en reçut le choc, et gémit.
—Samedi... bon! Je dis samedi, continua le brasseur, qui perdait le fil de son discours. Gallet, c’est un garçon qui connaît la vie. Il a des scrupules et du sentiment... Garde tes larmes pour lui, ma fille! Nous irons le trouver ensemble.
—Oh! non..., fit-elle.
Parce que les dés étaient jetés, en pleine bataille, elle se sentait si libre, si vivante! Ce non, sur ses lèvres lui parut aussi doux et aussi amer qu’un premier baiser. C’était son premier défi.
—Par exemple! tonna le bonhomme.
—Voyons, Antoine! disait maman Malorthy, laisse-lui le temps de respirer! Que veux-tu qu’elle dise à ton député, cette jeunesse?
—La vérité, sacrebleu! s’écria Malorthy. D’abord mon député est médecin, une! Si l’enfant naît hors mariage, nous aurons un mot de lui pour une maison d’Amiens, deux! D’ailleurs un médecin, c’est l’instruction, c’est la science..., ce n’est pas un homme. C’est le curé du républicain. Et puis vous me faites rire avec vos secrets! Crois-tu que le marquis parlera le premier? La petite n’avait pas l’âge, à l’époque, c’est peut-être un détournement, ça pourrait le mener loin! On l’y traînera, en cour d’assises, tonnerre! Ça garde des grands airs, ça vous prend pour un imbécile, ça nie l’évidence, ça ment comme ça respire, un marquis en sabots!... Malheureuse! cria-t-il en se retournant vers sa fille, il a porté la main sur ton père!
Il n’avait pas prémédité ce dernier mensonge, qui n’était qu’un trait d’éloquence. Le trait, d’ailleurs, manqua son but. Le cœur de la petite révoltée battit plus fort, moins à la pensée de l’outrage fait à son seigneur maître, qu’à l’image entrevue du héros, dans sa magnifique colère... Sa main! Cette terrible main!... Et d’un regard perfide, elle en cherchait la trace sur le visage paternel.
—Laisse-moi un moment, dit alors la vieille Malorthy, quitte-moi parler!...
Elle prit la tête de sa fille entre ses deux mains.
—Pauvre sotte, fit-elle, à qui veux-tu avouer la vérité, sinon à ton père et à ta mère? Quand je me suis doutée de la chose, il était déjà trop tard, mais depuis! A présent, tu sais ce qu’elles valent, les promesses des hommes? Tous des menteurs, Germaine! La demoiselle Malorthy?... fi donc! Je ne la connais pas! Et tu ne serais pas assez fière pour lui faire rentrer son mensonge dans la gorge? Tu laisseras croire que tu t’es donnée à un gars de rien, à un valet, à un chemineau? Allons, avoue-le! Il t’a fait promettre de ne rien dire?... Il ne t’épousera pas, ma fille! Veux-tu que je te dise, moi? Son notaire de Montreuil a déjà l’ordre de vente de la ferme des Charmettes, moulin et tout. Le château y passera comme le reste. Un de ces matins, bernique! Plus personne! Et pour toi, la risée d’un chacun?... Mais réponds-moi donc, tête de bois! s’écria-t-elle.
... «Plus personne...» Des mots entendus, elle ne retenait que ceux-là. Seule... Abandonnée, découronnée, retombée... Seule dans le troupeau commun... repentie!... Que craindre au monde, sinon la solitude et l’ennui? Que craindre, sinon cette maison sans joie? Alors, en croisant les mains sur son cœur, elle cherchait naïvement ses jeunes seins, la petite poitrine profonde, déjà blessée. Elle y comprima ses doigts sous l’étoffe légère, jusqu’à ce qu’une nouvelle certitude jaillit de sa douleur, avec un cri de l’instinct.
—Maman! Maman! J’aime mieux mourir!
—Assez, dit Malorthy; tu choisiras entre lui ou nous. Aussi vrai que je m’appelle Antoine de mon nom, je te donne encore un jour..., entends-tu bien, mauvaise! Pas une heure de plus!
Entre elle et son amant, elle voyait ce gros homme furieux, le scandale irréparable, l’affaire conclue, la seule porte refermée sur l’avenir et la joie... Certes, elle avait promis le silence, mais il était aussi sa sauvegarde... Ce gros homme, à présent, qu’elle détestait.
—Non! Non! dit-elle encore.
—Elle est folle, Seigneur Dieu! gémissait maman Malorthy, en levant les bras au ciel, folle à lier!
—Je le deviendrai, bien sûr, reprit Germaine, pleurant plus fort. Pourquoi me faites-vous du mal, à la fin! Décidez ce qui vous plaira, battez-moi, chassez-moi, je me tuerai... Mais je ne vous dirai rien, là, tout de même! Et pour M. le marquis, c’est des mensonges; il ne m’a seulement pas touchée.
—Garce! murmurait le brasseur entre ses dents.
—A quoi bon m’interroger, si vous ne voulez pas me croire? répétait-elle, d’une voix d’enfant.
Elle affrontait son père, elle le bravait à travers ses larmes; elle se sentait plus forte de toute sa jeunesse, de toute sa cruelle jeunesse.
—Te croire? fit-il. Te croire? Il faut plus malicieuse que toi pour rouler papa lapin... Veux-tu que je dise? Il a fini par avouer, ton galant! Je lui ai poussé une botte, à ma façon: «Niez si vous voulez, ai-je dit, la petite a tout raconté.»
—Oh! ma...man! maman, bégaya-t-elle, il a... osé..., il a osé!
Ses beaux yeux bleus, tout à coup secs et brûlants, devinrent couleur de violette; son front pâlit, et elle remuait en vain des mots dans sa bouche aride.
—Tais-toi, tu vas nous la tuer, répétait la mère Malorthy. Misère de nous!
Mais, à défaut de parole, les yeux bleus en avaient déjà trop dit. Le brasseur reçut ce regard chargé de mépris, furtif. Telle qui défend ses petits est moins terrible et moins prompte que celle-là qui se voit arracher la chair de sa chair, son amour, cet autre fruit.
—Sors d’ici, va-t’en! bégayait le père outragé.
Elle attendit un moment, les yeux baissés, la lèvre tremblante, retenant l’aveu prêt à s’échapper comme une suprême injure. Puis elle ramassa son tricot, l’aiguille et sa pelote, et passa le seuil d’un pas fier, plus rouge qu’une lieuse de gerbe, un jour de moisson.
Mais, sitôt libre, elle franchit l’escalier en deux bonds de biche, et referma sa porte en coup de vent. Par la fenêtre entr’ouverte, elle pouvait voir au bout de l’allée, entre deux hortensias, la grille de fonte peinte en blanc, qui fermait son petit univers, à la limite d’un champ de poireaux... Par delà, d’autres maisonnettes de briques, à l’alignement, jusqu’au détour de la route, où fume un mauvais toit de chaume sur quatre murs de torchis tout crevés, séjour du bonhomme Lugas, dernier mendiant de la commune... Et ce chaume croulant, au milieu des belles tuiles vernies, c’est encore un autre mendiant, un autre homme libre.
Elle s’étendit sur son lit, la joue au creux de l’oreiller. Elle tâchait de rassembler ses idées, de les remettre au net, et n’entendait plus, dans sa cervelle confuse, que le bourdonnement de la colère... Ah! pauvrette! dont le destin se décide sur un lit d’enfant bien clair, qui sent l’encaustique et la toile fraîche!
Deux heures, Germaine remua dans sa tête assez de projets pour conquérir le monde, si le monde n’avait déjà son maître, dont les filles n’ont nul souci... Elle gémit, cria, pleura, sans pouvoir changer grand’chose à l’évidence inexorable. Son aventure connue, la faute avouée, quelle chance de revoir assez tôt son amant, de le revoir même? S’y prêterait-il, seulement? Il croit que j’ai trahi son secret, se disait-elle, il ne m’estimera plus. «Un de ces matins, bernique!» s’était écriée tout à l’heure la mère Malorthy... Chose étrange! pour la première fois, elle avait ressenti quelque angoisse, non pas à la pensée de l’abandon, mais de sa future solitude. La trahison ne lui faisait pas peur, elle n’y avait jamais rêvé. Cette petite vie bourgeoise, respectable, l’honnête maison de briques, la brasserie bien achalandée avec le moteur à gaz pauvre—la bonne conduite qui porte en elle sa récompense—les égards que se doit à soi-même une jeune personne, fille de commerçant notable,—oui, la perte de tous ces biens ensemble ne l’inquiétait pas une minute. Pour la voir en robe du dimanche, sagement peignée, pour entendre son rire vif et frais, le père Malorthy ne doutait point que sa demoiselle fût accomplie, «élevée comme une reine», disait-il parfois, non sans fierté. Il disait encore: «J’ai ma conscience, cela suffit.» Mais il ne confronta jamais que sa conscience et son grand livre.
Le vent fraîchit: au loin les fenêtres à petits carreaux flambèrent une à une; l’allée sablée ne fut plus au dehors qu’une blancheur vague, et le ridicule petit jardin s’élargit et s’approfondit soudain sans mesure, à la dimension de la nuit... Germaine s’éveilla de sa colère, comme d’un rêve. Elle sauta du lit, vint écouter à la porte, n’entendit plus rien que l’habituel ronflement du brasseur et le solennel tic-tac de l’horloge, revint vers la fenêtre ouverte, fit dix fois le tour de sa cage étroite, sans bruit, souple et furtive, pareille à un jeune loup... Hé quoi? Minuit déjà?
Un profond silence, c’est déjà le péril et l’aventure, un beau risque; les grandes âmes s’y déploient comme des ailes. Tout dort; nul piège... «Libre!» dit-elle tout à coup, de cette voix basse et rauque que son amant n’ignorait pas, avec un gémissement de plaisir... Elle était libre, en effet.
Libre! Libre, répétait-elle, avec une certitude grandissante. Et, certes, elle n’aurait su dire qui la faisait libre, ni quelles chaînes étaient tombées. Elle s’épanouissait seulement dans le silence complice... Une fois de plus, un jeune animal féminin, au seuil d’une belle nuit, essaie timidement, puis avec ivresse, ses muscles adultes, ses dents et ses griffes.
Elle quittait tout le passé comme le gîte d’un jour.
Elle ouvrit sa porte à tâtons, descendit l’escalier marche à marche, fit grincer la clef dans la serrure, et reçut en plein visage l’air du dehors, qui jamais ne lui parut si léger. Le jardin glissa comme une ombre..., la grille dépassée..., la route, et le premier détour de la route... Elle ne respira qu’au delà, laissant le village derrière elle, dans les arbres, compact, obscur... Alors, elle s’assit sur le talus, toute frémissante encore du plaisir de la découverte... Le chemin qu’elle avait fait lui parut immense. La nuit devant elle s’ouvrait comme un asile et comme une proie... Elle ne formait aucun projet, elle sentait dans sa tête un vide délicieux... «Hors d’ici! Va-t’en!» disait tout à l’heure le père Malorthy. Quoi de plus simple? Elle était partie.
III
—C’est moi, dit-elle.
Il se leva d’un bond, stupéfait. Un cri de tendresse, un mot de reproche eût sans doute fait éclater sa colère. Mais il la vit toute droite et toute simple, sur le seuil de la porte, en apparence à peine émue. Derrière elle, sur le gravier, remuait son ombre légère. Et il reconnut tout de suite le regard sérieux, imperturbable qu’il aimait tant, et cette autre petite lueur aussi, insaisissable, au fond des prunelles pailletées. Ils se reconnurent tous les deux.
—Après la visite du papa, la foudre suspendue sur ma tête—à une heure du matin chez moi—tu mériterais d’être battue!
—Dieu! que je suis fatiguée! fit-elle. Il y a une ornière dans l’avenue; je suis tombée deux fois dedans. Je suis mouillée jusqu’aux genoux... Donne-moi à boire, veux-tu?
Jusqu’alors, une parfaite intimité, et même quelque chose de plus, n’avait rien changé au ton habituel de leur conversation. «Monsieur», disait-elle encore. Et parfois «monsieur le marquis». Mais cette nuit elle le tutoyait pour la première fois.
—On ne peut pas nier, s’écria-t-il joyeusement, tu as de l’audace.
Elle prit gravement le verre tendu et s’efforça de le porter à sa bouche sans trembler, mais ses petites dents grincèrent sur le cristal, et ses paupières battirent sans pouvoir retenir une larme qui glissa jusqu’à son menton.
—Ouf! conclut-elle. Tu vois, j’ai la gorge serrée d’avoir pleuré. J’ai pleuré deux heures sur mon lit. J’étais folle. Ils auraient fini par me tuer, tu sais... Ah! oui, de jolis parents j’ai là! Ils ne me reverront jamais.
—Jamais? s’écria-t-il, ne dis pas de bêtises, Mouchette (c’était son nom d’amitié). On ne laisse pas les filles courir à travers les champs, comme un perdreau de la saint-Jean. Le premier garde venu te rapportera dans sa gibecière.
—Pensez-vous? dit-elle. J’ai de l’argent. Qu’est-ce qui m’empêche de prendre demain soir le train de Paris, par exemple? Ma tante Eglé habite Montrouge—une belle maison, avec une épicerie. Je travaillerai. Je serai très heureuse.
—Petite sotte, es-tu majeure, oui ou non?
—Ça viendra, répondit-elle, imperturbable. Il n’est que d’attendre.
Elle détourna les yeux un moment, puis, levant sur le marquis un regard tranquille:
—Gardez-moi? fit-elle.
—Te garder, par exemple! s’écria-t-il en marchant de long en large pour mieux cacher son embarras. Te garder? Tu ne doutes de rien. Où te garder? Crois-tu que je dispose ici d’une oubliette à jolies filles? On ne voit ça que dans les romans, finaude! Avant demain soir ils nous seront tombés sur le dos, tous, ton père avec les gendarmes, la moitié du village, fourche en main... Jusqu’au député Gallet, médecin du diable, ce grand dépendeur d’andouilles!
Elle éclata de rire, en battant des mains; puis s’arrêtant brusquement, tout à coup sérieuse, elle remarqua d’une voix douce:
—Ah oui! M. Gallet? Je devais aller le trouver demain, avec papa. Une idée à lui.
—Une idée à lui! Une idée à lui! Comme elle dit ça! Je l’ai répété cent fois, Mouchette; je ne suis pas un méchant homme, je sais mon tort. Mais nom d’un chien de nom d’un chien! Je n’ai plus le sou. En vendant ici jusqu’à la dernière barrique, il me restera de quoi ne pas crever de faim, une misère! J’ai des parents riches, oui, ma tante Arnoult, d’abord, mais solide à soixante ans comme un fonds de basane, riche comme une pierre à fusil, une femme à m’enterrer... J’ai déjà trop d’aventures. Il faut jouer serré, cette fois, Mouchette; et d’abord gagner du temps.
—Oh! fit-elle, que c’est joli!... Dieu que c’est joli!
Elle lui tournait le dos, caressant des deux mains une petite commode Louis XV de laque à pagodes, ornée de bronzes dorés. Du bout des doigts, elle traçait des signes mystérieux, dans la poussière, sur le marbre de brèche violette.
—Laisse la commode tranquille, dit-il. De ces vieilleries-là, j’ai le grenier plein. Tu pourrais peut-être me faire l’honneur de me répondre?
—Répondre quoi?
Et elle le regardait en face, du même regard paisible.
—Répondre quoi!... commença-t-il. Mais il ne put s’empêcher de détourner les yeux.
—Ne plaisantons pas, ma fille, et mettons les points sur les i. D’ailleurs, je ne veux pas me fâcher. Tu dois comprendre que nous sommes intéressés tous les deux à laisser passer l’orage. Puis-je te conduire demain à la mairie, oui ou non? Alors? Tu ne prétends pas, j’imagine, rester ici à la barbe du papa? Ma foi, nous en verrions de belles! Il est une heure et demie, conclut-il en tirant sa montre; je m’en vais atteler Bob, et te mener grand train jusqu’au chemin des Gardes. Tu seras rentrée chez toi avant le jour. Ni vu ni connu. Et tu opposeras demain à Malorthy un front d’airain. Quand le moment sera venu nous aviserons. C’est promis. Allons! ouste!
—Oh! non! fit-elle. Je ne retournerai pas à Campagne ce soir.
—Où coucheras-tu, tête de bois?
—Ici. Sur la route. N’importe où. Qu’est-ce que cela me fait?
Cette fois il perdit patience, et commença de jurer à tort et à travers, mais vainement. Ainsi la tarasque grogne et grince au bout de la laisse de mousse.
L’embourgino, l’adus que broupo...
—Je suis bien bon d’espérer convaincre une entêtée. Va donc, si tu veux, coucher avec les alouettes. Est-ce ma faute après tout? J’aurais pu faire mieux, mais il fallait me laisser le temps: un mois de plus, la vieille boîte était vendue, j’étais libre. Aujourd’hui ton père tombe chez moi comme une bombe, et me menace du gendarme; bref, un scandale des mille diables. Demain, j’aurais tout le canton sur les bras; il ne faut que cette vieille chouette pour rassembler cent corbeaux. Et pourquoi? A qui la faute? Parce qu’une petite fille qui fait aujourd’hui l’entêtée a pris peur, et nous a livrés pieds et poings liés, advienne que pourra! On a dit tout à papa, comme à confesse... et puis, débrouille-toi, mon ami! Je ne te reproche rien, ma belle, mais tout de même!... Allons! Allons! ne pleure plus, ne pleure pas.
Elle appuyait son front sur la vitre et pleurait sans bruit. Et, croyant l’avoir convaincue, il lui semblait déjà moins difficile de s’apitoyer et de la plaindre. Car il est naturel à l’homme de haïr sa propre souffrance dans la souffrance d’autrui.
Il essaya de tourner vers lui la petite tête obstinée; il pressait des deux mains la nuque blonde.
—Pourquoi pleures-tu? Je ne pensais pas un mot de ce que je disais... Après tout, je vois ça d’ici: le papa Malorthy et son grand air de conseiller général, un jour de comice... «Répondez-moi, malheureuse!... Dites la vérité à votre père...» Il aurait fini par te battre... Il ne t’a pas battue, au moins?
—Oh! non, dit-elle entre deux sanglots.
—Mais lève donc le nez, Mouchette; c’est une affaire enterrée.
—Il ne sait rien du tout, s’écria-t-elle en fermant les poings. Je n’ai rien dit!
—Par exemple! fit-il.
Certes, il ne comprenait pas grand’chose à cette explosion de l’orgueil blessé. Mais il voyait avec plus d’étonnement encore se dresser devant lui une Germaine inconnue, les yeux mauvais, le front barré d’un pli de colère viril, et la lèvre supérieure un peu retroussée, laissant voir toutes les dents blanches.
—Allons! conclut-il, tu devais le dire plus tôt.
—Vous ne m’auriez pas crue, répondit-elle, après un silence, la voix encore frémissante, mais le regard déjà clair et froid.
Il la regardait, non sans méfiance. Ce caprice, cette humeur vive et hardie, ces discours aussi brusques que le crochet d’un lièvre lui étaient devenus familiers. Mais, dans l’ardeur de la poursuite, il n’y avait vu bonnement, jusqu’alors, que les menues défenses d’une jolie fille rusée qu’un dernier scrupule entretient dans cette illusion d’être encore libre au moment qu’elle ne se refuse plus. La robuste maturité inspire aisément une confiance aveugle, et l’expérience la plus cynique est plus près qu’on ne pense, en amour, d’une naïveté presque candide. «La souris va et vient devant le chat, disait-il parfois, mais elle est bientôt rattrapée.» Il ne doutait pas de l’avoir, en effet, rattrapée. Que d’amants prennent ainsi entre leurs bras une étrangère, la parfaite et souple ennemie!
Un moment même le bonhomme tout simple et tout net eut, pour la première fois, le pressentiment d’un danger proche, inexplicable. La grande salle en désordre, pleine de meubles entassés, descendus récemment des combles où ils achevaient de pourrir, lui parut tout à coup démesurée, vide. Et il ouvrit les yeux pour apercevoir, hors du cercle de la lampe, la fine silhouette immobile, l’unique et silencieuse présence... Puis il éclata d’un rire heureux.
—Alors?... cette parole d’honneur du papa Malorthy? Une blague?
—Quelle parole? demanda-t-elle.
—Rien; une plaisanterie pour moi seul... Retourne-toi seulement, et ferme la fenêtre.
Derrière elle, la porte en effet, s’était brusquement ouverte, mais sans bruit. Une petite bise au goût de sel, venue de la haute mer, mais chargée en passant de toute la buée fade des étangs, fit voler jusqu’au plafond les feuillets épars sur une table, et tira du verre de la lampe une longue flamme rouge qui retombe en suie. Le vent fraîchissait encore. D’une seule voix, d’un bout du parc à l’autre bout, les sapins réveillés mugirent.
Elle tourna la clef dans la serrure, et revint, maussade.
—Approche-toi, voyons, fit Cadignan.
Mais, s’écartant de deux pas encore, elle mit par un détour adroit la table entre elle et son amant, puis s’assit au bord d’une chaise, en petite fille.
—Allons-nous passer la nuit comme ça, Mouchette? Fi! la boudeuse, s’écria-t-il avec un rire forcé.
Il prenait sans doute aisément son parti d’un entêtement dont il savait bien qu’il ne serait pas maître, mais plus que le désir d’une caresse, dont il était las, la pensée d’un risque à courir gonflait son cœur. «Demain viendra bien assez vite», songeait-il avec une espèce de joie. Car le repos est bon, mais plus délicieux encore un court répit.
D’ailleurs, il était à cet âge où le tête-à-tête féminin devient vite intolérable.
—Un moment, veux-tu? dit froidement Mouchette, sans lever les yeux.
Il ne voyait d’elle que son front poli, obstinément baissé. Mais la petite voix aigre retentissait drôlement dans le silence.
—Je te donne cinq minutes! s’écria-t-il plaisamment, pour cacher son trouble, car cette froide impertinence avait déconcerté sa belle humeur. (Ainsi le chien cordial et pataud reçoit sur le nez une griffe alerte.)
—Tu ne me crois pas? reprit-elle, après avoir longuement médité, comme si elle donnait cette conclusion à un monologue intérieur.
—Je ne te crois pas?
—Ne cherche pas à me tromper, va! J’ai bien réfléchi depuis huit jours, mais depuis un quart d’heure il me semble que je comprends tout, la vie, quoi! Tu peux rire! D’abord, je ne me connaissais pas du tout moi-même—moi—Germaine. On est joyeux, sans savoir, d’un rien, d’un beau soleil... des bêtises... Mais enfin tellement joyeux, d’une telle joie à vous étouffer, qu’on sent bien qu’on désire autre chose en secret. Mais quoi? et, toutefois, déjà nécessaire. Ah! sans elle, le reste n’est rien! Je n’étais pas si bête que de te croire fidèle. Penses-tu! Filles et garçons, nous n’avons pas nos yeux dans nos poches; on apprend plus au long des haies qu’au catéchisme du curé! Nous disions de toi: «Ma chère, les plus belles, il les a!...» Je pensais: «Pourquoi pas moi!» C’est bien mon tour... Et de voir à présent que les gros yeux de papa t’ont fait peur... Oh! je te déteste!
—Ma parole, elle est à lier, s’écria Cadignan, stupéfait. Tu n’as pas un grain de bon sens, Mouchette, avec tes phrases de roman.
Il bourra lentement sa pipe, l’alluma, et dit:
—Procédons par ordre.
Quel ordre? Combien d’autres avant lui nourrirent cette illusion de prendre en défaut une jolie fille de seize ans, tout armée? Vingt fois vous l’aurez cru piper au plus grossier mensonge, qu’elle ne vous aura pas même entendu, seulement attentive aux mille riens que nous dédaignons, au regard qui l’évite, à telle parole inachevée, à l’accent de votre voix—cette voix de mieux en mieux connue, possédée,—patiente à s’instruire, faussement docile, s’assimilant peu à peu l’expérience dont vous êtes si fier, moins par une lente industrie que par un instinct souverain, tout en éclairs et illuminations soudaines, plus habile à deviner qu’à comprendre, et jamais satisfaite qu’elle n’ait appris à nuire à son tour.
—Procédons par ordre: Que me reproches-tu? T’ai-je jamais caché que dans ma vieille bicoque à poivrières je n’étais pas moins gueux qu’un croquant? Pouvons-nous tenir le coup, oui ou non? Qu’on ferme les yeux sur les embêtements futurs, rien de mieux, et, dans l’amourette, le chanteur n’est pas le dernier à se prendre à sa chanson. Mais promettre ce qu’on sait bien ne pouvoir tenir, c’est vraiment duperie de goujat. Vois-tu la tête du curé et celle de son grand diable de vicaire si nous nous présentions dimanche à la messe, la main dans la main? Mon moulin de Brimeux vendu, les dettes payées, il me restera bien quinze cents louis, nom d’une pipe! Voilà du solide. Concluons: quinze cents louis, deux tiers pour moi, le dernier pour toi. C’est dit. Topons là!
—Oh! là, là! fit-elle en riant (mais les yeux pleins de larmes), quel sermon!
Il rougit de désappointement, et fixa sur l’étrange fille à travers la fumée de sa pipe un regard où la colère pointait déjà. Mais elle le soutint bravement.
—Vous pouvez les garder, vos cinq cents louis; ils vous font plus besoin qu’à moi!
Et certes, elle eût été bien embarrassée de justifier son singulier plaisir, et de donner un nom à tous les sentiments confus qui gonflaient son cœur intrépide. Mais à cet instant elle ne désira rien de plus que d’humilier son amant dans sa pauvreté, et le tenir à sa merci.
Avoir, une heure plus tôt, franchi la nuit d’un trait vers l’aventure, défié le jugement du monde entier, pour trouver au but, ô rage! un autre rustre, un autre papa lapin! Sa déception fut si forte, son mépris si prompt et si décisif qu’en vérité les événements qui vont suivre étaient déjà comme écrits en elle. Hasard, dit-on. Mais le hasard nous ressemble.
Qu’un niais s’étonne du brusque essor d’une volonté longtemps contenue, et qu’une dissimulation nécessaire, à peine consciente, a déjà marqué de cruauté, revanche ineffable du faible, éternelle surprise du fort, et piège toujours tendu! Tel s’applique à suivre pas à pas, dans son capricieux détour, la passion, plus forte et plus insaisissable que l’éclair, qui se flatte d’être un observateur attentif, et ne connaît d’autrui, dans son miroir, que sa pauvre grimace solitaire! Les sentiments les plus simples naissent et croissent dans une nuit jamais pénétrée, s’y confondent ou s’y repoussent selon de secrètes affinités, pareils à des nuages électriques, et nous ne saisissons à la surface des ténèbres que les brèves lueurs de l’orage inaccessible. C’est pourquoi les meilleures hypothèses psychologiques permettent peut-être de reconstituer le passé, mais non point de prédire l’avenir. Et, pareilles à beaucoup d’autres, elles dissimulent seulement à nos yeux un mystère dont l’idée seule accable l’esprit.
Après un dernier effort, la brise essoufflée s’était tue. Les bosquets de lauriers qui faisaient à la vieille maison une triple ceinture s’étaient depuis longtemps rendormis qu’au fond du parc les puissants arbres au feuillage noir, les pins de soixante pieds, frémissaient encore de la cime, en grondant comme des ours. La lumière de la lampe brillait plus fort, tiède, familiale, au bout de la table de noyer, avec un grésillement monotone. Et si près de la nuit, vue dans les vitres d’un noir opaque, l’air tiède et un peu lourd semblait doux à respirer.
—Tiens! rage si tu veux, Mouchette, dit tranquillement le marquis; tu ne me mettras pas en colère ce soir. Parole d’honneur! c’est plaisir de te voir ci-dedans!
Il tassa les cendres de sa pipe d’un doigt minutieux, et reprit, mi-sérieux, mi-plaisant:
—On peut refuser cinq cents louis, mignonne. Mais on ne crache pas dans la main d’un pauvre diable qui offre loyalement le fond de sa bourse. De toi à moi, ce bout d’explication suffit. La misère ne me fait pas honte, petite...
Aux derniers mots, Germaine rougit.
—Je n’en ai pas honte non plus, fit-elle. Ai-je jamais rien demandé, d’abord?
—Non pas... non pas... Mouchette. Mais Malorthy, ton père...
Il s’arrêta net, ayant parlé sans malice, en voyant trembler la bouche de sa maîtresse, et le cou précieux, gonflé d’un sanglot d’enfant.
—Hé bien quoi! Malorthy, Malorthy? Qu’est-ce que cela me fait à la fin! C’est trop fort! Il est faux que je t’aie dénoncé, c’est un mensonge! Ah! quand hier soir... devant moi... il a osé dire... J’étais folle de rage! Tiens! Je me serais enfoncé mes ciseaux dans la gorge, je me serais égorgée devant lui, exprès, sur la nappe! Vous ne me connaissez pas, tous les deux. Va! les malheurs ne font que commencer!
Elle tâchait d’enfler sa voix frêle, frappant du poing sur la table, à petits coups secs et répétés, un peu risible dans sa colère, avec ce rien d’emphase dont les plus sincères des femmes s’étourdissent, avant d’oser prendre parti.
Cadignan, sans l’interrompre, l’admirait au contraire pour la première fois. Un autre sentiment que le désir, une espèce de sympathie paternelle jamais éprouvée jusqu’alors, l’inclinait vers l’enfant révoltée, plus âpre et plus fière que lui, son compagnon féminin... Quoi!... Peut-être un jour?... Il la regarda bien en face, et sourit. Mais elle se crut bravée.
—J’ai tort de me fâcher, dit-elle froidement. Cela devait être. Oui, j’aurais fini par mourir dans leur maison de briques et leur jardin de poupée... Mais vous, Cadignan (lui jetant son nom comme un défi), je vous aurais cru un autre homme.
Elle se raidissait pour achever la phrase avant que sa voix ne se brisât. Si hardie et confiante qu’elle s’efforçât de paraître, elle ne voyait depuis un moment nulle autre issue que la trappe du logis paternel, bientôt retombée, l’inévitable souricière qu’elle avait fuie deux heures plus tôt, dans un délire d’espérance. «Il m’a déçue,» songeait-elle. Mais en conscience, elle n’eût su dire comment ni pourquoi. Déjà la maîtresse et l’amant, encore face à face, ne se reconnaissent plus. Le bonhomme à son déclin croit faire assez en payant naïvement des félicités bourgeoises d’un dernier écu que la petite sauvage eût plus détesté que la misère et la honte... Qu’était-elle venue demander, à travers cette première libre nuit, à ce gaillard déjà bedonnant qui ne tenait que de sa race paysanne et militaire une énergie toute physique, et comme une espèce de grossière dignité? Elle s’était échappée, voilà tout; elle frémissait de se sentir libre. Elle avait couru à lui comme au vice, à l’illusion longtemps caressée de faire une fois le pas décisif, de se perdre pour tout de bon. Tel livre, telle mauvaise pensée, telle image entrevue, les yeux clos, au ronron du poêle, les mains jointes sur l’ouvrage oublié, se représentaient tout à coup à son souvenir, avec une affreuse ironie. Le scandale qu’elle avait rêvé, un scandale à faire tourner les têtes, était ramené tout doucement aux proportions d’un coup de tête d’écolière. Le retour au logis, l’accouchement discret, des mois de solitude, l’honneur retrouvé au bras d’un sot,... et des années, des années encore, toutes grises, au milieu d’un peuple de marmots, elle vit cela dans un éclair et gémit.
Hélas! comme un enfant, parti le matin pour découvrir un nouveau monde, fait le tour du potager, et se retrouve auprès du puits, ayant vu périr son premier rêve, ainsi n’avait-elle fait que ce petit pas inutile hors de la route commune. «Rien n’est changé, murmurait-elle, rien de nouveau...» Mais contre l’évidence, une voix intérieure, mille fois plus nette et plus sûre, témoignait de l’écroulement du passé, d’un vaste horizon découvert, de quelque chose de délicieusement inattendu, d’une heure irréparablement sonnée. A travers son bruyant désespoir, elle sentait monter la grande joie silencieuse, pareille à un pressentiment. Qu’elle trouvât quelque part, ici ou là, un asile, qu’importe! Qu’importe un asile à qui sut franchir une fois le seuil familier et trouve la porte à refermer derrière soi si légère? Ce débauché de marquis craignait l’opinion du bourg, qu’elle affectait de braver? Tant pis! Elle n’en sentait pas moins sa propre force, en ayant trouvé la mesure dans la faiblesse d’autrui. Dès ce moment, son proche destin se pouvait lire au fond de ses yeux insolents.
Ils s’étaient tus tous les deux. Au milieu de la haute fenêtre sans rideaux la lune apparut tout à coup, à travers la vitre, nue, immobile, toute vivante et si proche qu’on eût voulu entendre le frémissement de sa lumière blonde.
Alors, par une plaisante rencontre, la même question posée quelques heures plus tôt par Malorthy se retrouva sur les lèvres de Cadignan:
—A toi de proposer, Mouchette.
Mais, comme elle l’interrogeait d’un battement de ses paupières, sans parler:
—Demande hardiment, fit-il.
—Emmène-moi, dit-elle.
Elle ajouta, après l’avoir mesuré des yeux, pesé, évalué au plus juste, absolument comme une ménagère fait d’un poulet:
—A Paris... n’importe où!
—Ne parlons pas de ça encore, veux-tu? Ni oui, ni non... Tes couches faites; le moutard au monde...
Déjà elle se dressait à demi, la bouche ouverte, avec un geste de surprise d’une vraisemblance parfaite, irrésistible:
—Tes couches? Le moutard?...
Alors elle éclata de rire, les deux mains pressées sur sa gorge nue, le col renversé en arrière, s’enivrant de son défi sonore, jetant aux quatre coins de la vieille salle, comme un cri de guerre, la seule note de cristal.
Le visage de Cadignan s’empourpra. Toujours riant, elle dit, essoufflée:
—Mon père s’est moqué de vous... L’avez-vous cru?
L’audace du mensonge éloignait tout soupçon. L’invraisemblable se passe de preuves. Le marquis ne douta pas qu’elle eût dit vrai. D’ailleurs la colère l’étranglait.
—Tais-toi! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table.
Mais elle riait encore à coups mesurés, prudemment, les paupières mi-closes, ses deux petits pieds rassemblés sous sa chaise, prête à s’échapper d’un bond.
—Tonnerre de nom d’un chien! Tonnerre! répétait la pauvre dupe, secouant la banderille invisible.
Un moment son regard rencontra celui de sa maîtresse, et tout de même il flaira le piège.
—Nous verrons bien qui dit vrai, conclut-il, bourru. Si son benêt de père s’est moqué de moi, je lui casse les reins! Et maintenant, la paix!
Mais elle ne désirait que le voir bien en face, l’épier sous ses longs cils, jouir de sa confusion, toute pâle de se sentir si dangereuse et si rusée, aussi forte qu’un homme.
Une minute, il tira nerveusement sa moustache, songeant: «L’histoire est singulière... lequel me trompe?...» D’ailleurs, jamais parole menteuse ne fut si aisément proférée, plus librement, sans y songer, pareille à un geste de défense, aussi spontanée qu’un cri.
—Grosse ou non, je ne me dédis pas, Mouchette, dit-il enfin... Sitôt la bicoque vendue, je trouverai bien un coin pour deux, une maison de garde-chasse, à mi-chemin de la rivière et du bois, où vivre tranquille. Et mille noms d’une pipe, le mariage est peut-être au bout...
Le bonhomme s’attendrissait; elle répondit tranquillement:
—Allons-nous-en demain?
—Oh! la sotte, s’écria-t-il, vraiment ému. Tu parles de ça, ma parole! comme un dimanche soir d’un tour en ville... Tu es mineure, Mouchette, et la loi ne badine pas.
Aux trois quarts sincère, mais de trop vieille race paysanne pour s’engager imprudemment, il attendait un cri de joie, une étreinte, des larmes, enfin la scène émouvante qui l’eût tiré d’embarras. Mais la rusée le laissait dire, dans un silence moqueur.
—Oh! fit-elle, je n’attendrai pas si longtemps une maison de garde-chasse... A mon âge! Une belle mine que je ferais entre votre rivière et votre bois?... Si personne ne veut plus de moi, je vais peut-être me gêner?
—Ça pourrait peut-être mal finir, riposta dédaigneusement le marquis.
—Je me moque bien de finir, s’écria-t-elle en battant des mains... Et d’ailleurs, j’ai mon idée... moi.
Mais, Cadignan ayant seulement haussé les épaules, elle continua, piquée au vif:
—Un amant tout trouvé...
—Peut-on savoir?
—Qui ne me refusera rien, celui-là, et riche...
—Et jeune?
—Plus que vous... Allez! toujours assez jeune pour devenir blanc comme la nappe, si je le touche seulement du pied sous la table, là!
—Voyez-vous...
—Un homme instruit, savant même...
—J’y suis!... député...
—Tu l’as dit! s’écria-t-elle toute rose, et le regard anxieux.
Elle attendait un éclat, mais il se contenta de répondre, en secouant sa pipe:
—Grand bien te fasse! Un beau parti, père de deux enfants, et mari d’une femme long-jointée, qui le surveille de près...
Cependant, sa voix tremblait... Le persiflage ne trompa point la prudente petite fille, qui suivait tous ses mouvements d’un œil attentif—mesurant la largeur de la table qui la séparait de son amant—son cœur battant bien fort, et les paumes moites et glacées. Mais elle se sentait légère comme une biche.
Certes, Cadignan eût fait bon marché jadis d’une maîtresse ou deux. La veille encore, il avait été plus sensible à la honte d’être pris en flagrant délit de mensonge par un ridicule adversaire qu’à la crainte de perdre une Mouchette blonde. Il ne doutait point non plus qu’elle l’eût livré et, dans son égoïsme ingénu, il lui reprochait cette faiblesse comme un crime, et ne l’avait point pardonnée. Toutefois le nom de l’homme qu’il haïssait le plus, d’une solide haine de rustre, l’avait remué jusqu’au fond.
—Pour une gamine, dit-il, tu ne te laisses pas prendre sans vert... Bon sang ne peut mentir, après tout. Le papa vend de la mauvaise bière, et la fille... On vend ce qu’on a.
Elle essaya de secouer la tête d’un air de bravade; mais encore mal aguerrie, l’ignoble injure, frappée de près, la fit un instant plier: elle sanglota.
—Tu en entendras bien d’autres, si tu vis longtemps, continua paisiblement le marquis. La maîtresse de Gallet!... A la barbe du papa, sans doute?
—A Paris, quand je voudrai, bégaya-t-elle à travers ses larmes... oui! à Paris.
Les dix petites griffes grinçaient sur la table, où elle appuyait ses mains. La rumeur des idées dans sa cervelle l’étourdissait; mille mensonges, une infinité de mensonges y bourdonnaient comme une ruche. Les projets les plus divers, tous bizarres, aussitôt dissipés que formés, y déroulaient leur chaîne interminable, comme dans la succession d’un rêve. De l’activité de tous les sens jaillissait une confiance inexprimable, pareille à une effusion de la vie. Une minute, les limites même du temps et de l’espace parurent s’abaisser devant elle, et les aiguilles de l’horloge coururent aussi vite que sa jeune audace... N’ayant jamais connu d’autre contrainte qu’un puéril système d’habitudes et de préjugés, n’imaginant pas d’autre sanction que le jugement d’autrui, elle ne voyait pas de bornes au merveilleux rivage où elle abordait en naufragée. Si longtemps qu’on en ait goûté la délectation amère et douce, la mauvaise pensée n’est point capable d’émousser par avance l’affreuse joie du mal enfin saisi, possédé—d’une première révolte pareille à une seconde naissance. Car le vice pousse au cœur une racine lente et profonde, mais la belle fleur pleine de venin n’a son grand éclat qu’un seul jour.
—A Paris? dit Cadignan.
Elle vit bien qu’il brûlait de pousser plus avant l’interrogatoire, sans l’oser.
—A Paris, répéta-t-elle, les joues encore luisantes, et les yeux secs. Oui... à Paris, chez moi—une jolie chambre—et libre... Tous ces messieurs députés ont ainsi leurs amies, ajouta-t-elle avec une gravité imperturbable... c’est connu... Est-ce qu’ils ne la font pas, eux, la loi? Entre nous deux, allez, la chose est entendue... et depuis longtemps!
Il est vrai que le triste législateur de Campagne, dont une mauvaise bile travaillait la moelle, et qu’une femme austère, elle-même dévorée d’envie, épuisait sans l’assouvir, avait manifesté plus d’une fois, à la fille du brasseur, ces sentiments paternels sur le véritable sens desquels une fille avisée ne se trompe pas. C’était tout... Mais, sur ce pauvre thème, la perfide Mouchette se sentait de force à mentir jusqu’à l’aube. Chaque mensonge était un nouveau délice dont sa gorge était resserrée comme d’une caresse; elle eût menti cette nuit sous les injures, sous les coups, au péril même de sa vie; elle eût menti pour mentir. Elle se souvint plus tard de cet étrange accès comme de la plus folle dépense qu’elle eût jamais fait d’elle-même, un cauchemar voluptueux.
Pourquoi pas? pensait Cadignan.—Voyez-vous, cette niaise, conclut-il tout haut, la voyez-vous qui croit sur parole un Jean-foutre de renégat, un marchand de phrases, la pire espèce d’arlequin! Il en fera de toi comme de ses électeurs, ma fille! Bonne amie d’un député, fichtre!
—Riez toujours, dit Mouchette, on a vu pis.
Le nez du rustre, ordinairement rose et jovial, était plus blême que ses joues. Un moment, remâchant sa colère, il marcha de long en large, les deux mains dans son ample vareuse de velours; puis il fit quelques pas vers sa maîtresse attentive qui, pour l’éviter, tournant à gauche, laissa prudemment la table entre elle et son dangereux adversaire. Mais il passa les yeux baissés, alla droit vers la porte, la ferma, et mit la clef dans sa poche.
Puis il regagna son fauteuil, et dit sèchement:
—Ne m’échauffe plus les oreilles, fillette. Tu l’as voulu; je te garde ici jusqu’à demain, pour rien, pour le plaisir... C’est à mon risque. Et maintenant sois sage, et réponds-moi, si tu peux. Des blagues, tout ça?
Elle était elle-même aussi pâle que son petit col. Elle répondit: non! les dents jointes.
—Allons! reprit-il... veux-tu me faire croire?...
—Il est mon amant, là!
Elle se délivrait de ce nouveau mensonge, ainsi qu’on crache une liqueur âpre et brûlante. Et quand elle n’entendit plus l’écho de sa propre voix, elle sentit son cœur défaillir, comme à la descente de l’escarpolette. Pour un peu, son accent l’eût trompée elle-même et, tandis qu’elle jetait au marquis ce mot d’amant, elle croisa les deux bras sur ses seins, d’un geste à la fois naïf et pervers, comme si ces deux syllabes magiques l’eussent dépouillée, montrée nue.
—Nom de Dieu! s’écria Cadignan.
Il s’était levé d’un bond, et si vite que le premier élan de la pauvrette, mal calculé, la porta presque dans ses bras. Ils se rencontrèrent au coin de la salle, et restèrent un moment face à face, sans rien dire.
Déjà elle échappait, sautait sur une chaise qui s’effondrait, puis de là sur la table; mais ses hauts talons glissèrent sur le noyer ciré; en vain elle étendit les mains. Celles du marquis l’avaient saisie à la taille, la tiraient vivement en arrière. La violence du choc l’étourdit; le gros homme l’emportait comme une proie. Elle se sentit jetée rudement sur le canapé de cuir. Puis une minute encore elle ne vit plus que deux yeux d’abord féroces, où peu à peu montait l’angoisse, puis la honte.
De nouveau, elle était libre; debout, en pleine lumière, les cheveux dénoués, un pli de sa robe découvrant son bas noir, cherchant en vain du regard le maître détesté. Mais elle distinguait à peine un grand trou d’ombre et le reflet de la lampe sur le mur, aveuglée par une rage inouïe, souffrant dans son orgueil plus que dans un membre blessé, d’une souffrance physique, aiguë, intolérable... Lorsqu’elle l’aperçut enfin, le sang rentra comme à flots dans son cœur.
—Allons! Mouchette, allons! disait le bonhomme inquiet.
Parlant toujours, il s’approchait à petits pas, les bras tendus, cherchant à la reprendre, sans violence, ainsi qu’il eût fait d’un de ses farouches oiseaux. Mais cette fois elle échappa.
—Qu’est-ce qui te prend, Mouchette? répétait Cadignan, d’une voix mal assurée.
Elle l’épiait de loin, sa jolie bouche déformée par un rictus sournois. «Rêve-t-elle?» pensait-il encore... Car ayant cédé à un de ces emportements de colère, d’où naît soudain le désir, il se sentait moins de remords que de confusion, n’ayant jamais beaucoup plus épargné ses maîtresses qu’un loyal compagnon qui tient sa partie dans un jeu brutal. Il ne la reconnaissait plus.
—Répondras-tu! s’écria-t-il, exaspéré par son silence.
Mais elle reculait devant lui, à pas lents. Comme elle fuyait vers la porte, il essaya de lui barrer la route en poussant son fauteuil à travers l’étroit passage, mais elle évita l’obstacle d’un saut léger, avec un cri de frayeur si vive qu’il en demeura sur place, haletant. Une seconde plus tard, alors qu’il se retournait pour la suivre, il la vit dans un éclair, à l’autre extrémité de la salle, dressée sur la pointe de ses petits pieds, s’efforçant d’atteindre quelque chose au mur, de ses bras tendus.
—Hé là! à bas les pattes! enragée!
En deux bonds il l’eût sans doute rejointe et désarmée, mais une fausse honte le retint. Il s’approchait d’elle sans hâte et du pas d’un homme qu’on n’arrêtera pas aisément. Car il voyait son propre hammerless—un magnifique Anson—entre les mains de sa maîtresse.
—Essaie voir! disait-il en avançant toujours et comme on menace un chien dangereux.
La folle Mouchette ne répondit que par une espèce de gémissement de terreur et de colère; en même temps elle levait l’arme à bout de bras.
—Imbécile! il est chargé! voulut-il dire encore... Mais le dernier mot fut comme écrasé sur ses lèvres par l’explosion. La charge l’avait atteint sous le menton, faisant voler la mâchoire en éclats. Le coup avait été tiré de si près que la bourre de feutre suiffée traversa le cou de part en part, et fut retrouvée dans sa cravate.
Mouchette ouvrit la fenêtre et disparut.
IV
M. le docteur Gallet, sa lettre achevée, traçait l’adresse sur l’enveloppe, de son écriture menue, aux jambages adroits. Alors, derrière lui, son jardinier Timoléon:
—Mlle Germaine fait dire à Monsieur...
Mlle Malorthy apparut alors sur le seuil, sanglée dans l’étroit manteau noir, et son parapluie à la main. Elle était entrée si vite que l’écho de son pas rapide sur les dalles n’était pas encore, derrière elle, retombé.
Elle éclata de rire, au nez du jardinier, qui rit aussi. La fenêtre entr’ouverte laissait passer l’odeur du soir, toujours complice; et la lueur fauve, au bord du fauteuil, dans le même instant, s’éteignit.
—Que puis-je pour votre service, mademoiselle Germaine? demanda le docteur Gallet.
Il se hâtait de fermer l’enveloppe.
—Papa devait vous annoncer lui-même que la prochaine réunion du Conseil est remise au 9 courant; alors... puisque je passais par ici... répondit-elle avec son calme habituel, en appuyant si drôlement sur les mots «conseil» et «remise au 9 courant» que Timoléon rit encore sans savoir pourquoi.
—Allez! Allez! fit rudement M. Gallet, en lui tendant la lettre.
Il le suivit des yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée.
Puis:
—Qu’est-ce que cela signifie? dit-il.
—Tu veux le savoir tout de suite? répondit-elle en posant en travers du fauteuil son parapluie. Hé bien, je suis enceinte, voilà tout!
—Tais-toi, Mouchette, finit-il par murmurer, d’une voix déjà étranglée, ou parle plus bas.
—Je te défends de m’appeler Mouchette, répliqua sèchement Mlle Malorthy. Mouchette, non!
Elle jeta son manteau sur une chaise et se tint debout devant lui.
—Tu peux te rendre compte, dit-elle. On ne croit jamais ça d’emblée.
—Depuis... depuis quand?
—Environ trois mois. (Elle commençait de dégrafer tranquillement sa jupe, une épingle entre les dents.)
—Et tu ne m’as... tu avoues maintenant...
—Oh! Oh! avouer! fit-elle en essayant de rire sans lâcher l’épingle. Tu as des mots!
Les lèvres closes, ses yeux riaient d’un rire d’enfant.
—Tu ne vas pas te dévêtir ici, voyons! remarqua le docteur de Campagne, faisant un grand effort pour rattraper son sang-froid; passe au moins dans mon cabinet.
—Qu’est-ce que ça fait? dit Germaine Malorthy. Donne seulement un tour de clef. Dans ton cabinet, je grelotte.
Il haussa dédaigneusement les épaules mais déjà l’observait de biais, la gorge sèche. Elle, une de ses jambes sur l’accoudoir du fauteuil, l’autre repliée, délaçait tranquillement sa bottine.
—Je profite de l’occasion, remarqua-t-elle, vois-tu? Elles me font un mal horrible; j’ai couru tout le jour avec. Tu me donneras les petits souliers de daim que j’ai laissés ici mardi, oui! sur la planche du cabinet de toilette, derrière la caisse. Et puis, sais-tu? Je ne m’en irai pas ce soir. J’ai dit à papa que j’irais sans doute à Caulaincourt, chez ma tante Malvina... Ta femme rentre demain, je pense?
Il l’écoutait bouche bée, sans remarquer dans l’étonnante mobilité du petit visage quelque chose d’immobile et de contracté, un pli de fatigue et d’obsession, qui grimaçait jusque dans le sourire.
—Tu finiras par tout casser avec tes imprudences, reprit-il d’un ton plaintif. Au début, je ne te voyais qu’à Boulogne ou Saint-Pol, et maintenant tu ne sais qu’inventer... As-tu vu Timoléon? Pour moi...
—Qui ne risque rien n’a rien, conclut-elle gravement. Va toujours chercher mes souliers, veux-tu? Et prends garde de refermer la porte derrière toi.
Elle suivit des yeux son étrange amant glissant sur ses pantoufles de feutre, serré dans sa jaquette aux pauvres basques, au col étroit, luisante aux coudes.
A quoi songeait-elle? Ou ne songeait-elle à rien? Le ridicule et l’odieux de ce cafard à dents jaunes ne l’étonnaient même plus. Pis, elle l’aimait. Autant qu’elle pouvait aimer, elle l’aimait. Depuis qu’une nuit, d’un geste irréparable, elle avait tué, en même temps que l’inoffensif marquis, sa propre image trompeuse, la petite Malorthy, Mlle Malorthy, se débattait vainement contre son ambition déçue. Fuir, échapper, l’eût accusée trop clairement; elle avait dû reprendre sa place dans la maison, mendier le pardon paternel avec un front d’airain et, plus humble et plus silencieuse que jamais sous les regards de l’intolérable pitié, tramer autour d’elle le mensonge, fil à fil. «Demain, se disait-elle, le cœur dévoré, demain l’oubli sera fait, je serai libre.» Mais demain ne venait jamais. Lentement, les liens autrefois brisés resserraient autour d’elle leurs nœuds. Par une amère dérision, la cage était devenue un asile, et elle ne respirait plus que derrière les barreaux, jadis détestés. Le personnage qu’elle affectait d’être détruisait l’autre peu à peu, et les rêves qui l’avaient portée tombaient un par un, rongés par le ver invisible: l’ennui. L’obscure petite ville qu’elle avait bravée l’avait reprise, se refermait sur elle, la digérait.
Jamais chute fut moins prompte, ni plus irrévocable. Et repassant dans sa mémoire chaque incident de la nuit criminelle, Mouchette n’y voyait rien qui justifiât le souvenir qu’elle en avait gardé comme d’un effort immense, tout à coup délié, d’un trésor anéanti. Ce qu’elle avait voulu, la proie visée, manquée du premier bond, disparue à jamais, elle ne savait plus quel nom lui donner. L’avait-elle d’ailleurs jamais nommée? Ah! ce n’était pas ce gros bonhomme étendu... Mais quelle proie?
Que d’autres filles rampent et meurent sous les tilleuls, dont la vie n’a duré qu’une heure ou cent ans! La vie un moment ouverte, déployée de toute l’envergure, le vent de l’espace frappant en plein..., puis repliée, retombant à pic comme une pierre.
Mais celles-là n’ont point commis le meurtre, ou peut-être en rêve. Elles n’ont aucun secret. Elles peuvent dire: «Que j’étais folle!» en lissant leurs bandeaux gris sous le bonnet à ruches. Elles ignoreront toujours qu’étirant leurs jeunes griffes, un soir d’orage, elles auraient pu tuer en jouant.
Après son crime, l’amour de Gallet était pour Germaine un autre secret, un autre silencieux défi. Elle s’était d’abord jetée au bras du goujat sans âme et se cramponnait à cette autre épave. Mais l’enfant révoltée, d’une ruse très sûre, eut vite fait d’ouvrir ce cœur, comme un abcès. Autant par délectation du mal, certes, que par un jeu dangereux, elle avait fait d’un ridicule fantoche une bête venimeuse, connue d’elle seule, couvée par elle, pareille à ces chimères qui hantent le vice adolescent, et qu’elle finissait par chérir comme l’image même et le symbole de son propre avilissement.
Toutefois de ce jeu, déjà, elle était lasse.
—Voilà, dit-il, en jetant sur la carpette les deux souliers.
Et il fut aussitôt étonné du silence. D’un regard, toujours coulé de biais, il entrevit dans l’ombre le petit corps étendu sur le fauteuil, les genoux repliés, la tête inclinée sur l’épaule, un coin des lèvres imperceptiblement retroussé vers le haut, les joues pâlies.
—Mouchette, appela-t-il, Mouchette!
En même temps, il s’approchait vivement, caressait des doigts les paupières closes. Elles s’entr’ouvrirent lentement, mais sur un regard encore sans pensée. Puis elle tourna la tête, et gémit.
—Je ne sais ce qui m’a pris, dit-elle; j’ai froid...
Alors, il vit qu’elle était nue dans son léger manteau de laine.
—Hé bien? dit-il. Dors-tu? Quoi de neuf?
Il restait debout, la tête penchée en avant, riant toujours de son rire aigre.
—La crise est terminée, fit-il encore... (il lui prit la main). Le pouls un peu vif; c’est l’habitude. Rien de grave. Tu ne sais pas vivre... tu vas... tu vas... Quelle pitié! Tousses-tu?
Il s’assit à son côté, écartant vivement le col à demi clos. L’incomparable épaule fuyante, d’une grâce animale, un instant découverte, frémit. Mais elle le repoussait sans rudesse.
—Quand tu voudras, fit-il. Avoue cependant que je ne puis me prononcer sans une exploration préalable des voies respiratoires. C’est ton point faible. D’ailleurs ton hygiène est déplorable.
Il poursuivit quelque temps encore. Alors seulement il s’aperçut qu’elle pleurait. Les yeux grands ouverts et fixes, son petit visage aussi calme, l’arc de sa bouche toujours tendu, elle pleurait, sans même un soupir.
Un moment, il resta bouche bée. Une curiosité bien au-dessus de sa nature, la recherche et l’effroi, dans un autre si près de lui-même, d’un sentiment inaccessible l’ennoblit pour un instant. Mais l’exclamation attendue resta sur ses lèvres; il rougit, détourna les yeux, et se tut.
—M’aimes-tu? dit-elle tout à coup d’une voix où la plainte se faisait étrangement grave et dure.
Puis elle ajouta aussitôt:
—Je te demande ça à cause d’une idée que j’ai dans la tête.
—Quelle idée?
—M’aimes-tu? reprit-elle soudain de la même voix.
En même temps, elle se levait, toute vibrante, ridiculement nue dans son manteau entr’ouvert, nue et menue, et dans les yeux ce même regard d’où l’orgueil était tombé.
—... Réponds-moi! dit-elle encore, réponds-moi vite!
—Voyons... Germaine...
—Rien de ça! s’écria-t-elle... Pas de ça! Dis-moi seulement: je t’aime!... oui... Comme ça!
Elle renversait la tête, et fermant les yeux. Entre les lèvres tremblantes, il voyait les dures dents blanches, et l’haleine y faisait un léger sifflement, encore perceptible, dans le silence.
—Hé bien quoi? fit-elle, c’est tout? Tu n’oses pas dire?
Elle se laissa glisser à ses pieds et réfléchit une minute, le menton dans ses deux mains jointes... Puis elle leva vers lui, de nouveau, ses yeux pleins de ruse.
—... Va... va... va toujours, dit-elle en hochant la tête... Je sais que tu me hais... Moins que moi! fit-elle encore gravement.
Et elle ajouta aussitôt:
—Seulement, toi... tu ne sais même pas ce que c’est.
—Ce que c’est, quoi?
—Haïr et mépriser, dit-elle.
Alors elle commença de parler avec une volubilité extrême, comme elle faisait chaque fois qu’un mot jeté au hasard réveillait au fond d’elle-même ce désir élémentaire, non pas la joie ou le tourment de cette petite âme obscure, mais cette âme même. Et dans la vibration de ce corps frêle et déjà flétri sous son éclatant linceul de chair, dans le rythme inconscient des mains ouvertes et refermées, dans l’élan retenu des épaules et des hanches infatigables, respirait quelque chose de la majesté des bêtes.
—Vraiment? tu n’as jamais senti... comment dire? Cela vous vient comme une idée... comme un vertige... de se laisser tomber, glisser... d’aller jusqu’en bas,—tout à fait,—jusqu’au fond,—où le mépris des imbéciles n’irait même pas vous chercher... Et puis, mon vieux, là encore, rien ne vous contente... quelque chose vous manque encore... Ah! jadis... que j’avais peur!—d’une parole... d’un regard... de rien. Tiens! cette vieille dame Sangnier... (mais si! tu la connais: c’est la voisine de M. Rageot)... m’a-t-elle fait du mal, un jour!—un jour que je passais sur le pont de Planques—en écartant de moi, bien vite, sa petite nièce Laure... Hé quoi! suis-je donc la peste, je me disais... Ah! maintenant! Maintenant... maintenant... maintenant, son mépris: je voudrais aller au-devant! Quel sang ont-elles dans les veines ces femmes qu’un regard fait hésiter—oui—dont un regard empoisonnerait le plaisir, et qui se donnent l’illusion d’être d’honnêtes nitouches jusque dans les bras de leur amant... On a honte? Bien sûr, si tu veux, on a honte! Mais, entre nous, depuis le premier jour, est-ce qu’on cherche autre chose? Cela qui vous attire et vous repousse... Cela qu’on redoute et qu’on fuit sans hâte—qu’on retrouve chaque fois avec la même crispation du cœur—qui devient comme l’air qu’on boit—notre élément—la honte! C’est vrai que le plaisir doit être recherché pour lui-même... lui seul! Qu’importe l’amant! Qu’importe le lieu ou l’heure! Quelquefois... quelquefois... la nuit... A deux pas de ce gros homme qui ronfle, seule... seule dans ma petite chambre la nuit... Moi que tous accusent! (m’accuser de quoi, je te demande?) Je me lève... j’écoute... je me sens si forte!—Avec ce corps de rien du tout, ce pauvre petit ventre si plat, ces seins qui tiennent dans le creux des mains, j’approche de la fenêtre ouverte, comme si on m’appelait du dehors; j’attends... je suis prête... Pas une voix seulement m’appelle, tu sais! Mais des cent! des mille! Sont-ce là des hommes? Après tout, vous n’êtes que des gosses—pleins de vices, par exemple!—mais des gosses! Je te jure! Il me semble que ce qui m’appelle—ici ou là, n’importe!... dans la rumeur qui roule... un autre... Un autre se plaît et s’admire en moi... Homme ou bête... Hein, je suis folle?... Que je suis folle!... Homme ou bête qui me tient... Bien tenue... Mon abominable amant!
Son rire à pleine gorge se brisa tout à coup et, le regard qu’elle tenait fixé sur les yeux de son compagnon se vidant de toute lumière, elle resta debout par miracle, semblable à une morte. Puis elle plia les genoux.
—Mouchette, dit gravement l’homme de l’art, qui s’était levé, une dernière fois, ton hyperémotivité m’effraie. Je te conseille le calme.
Il aurait pu poursuivre longtemps sur le même ton, car Mouchette ne l’entendait plus. D’un mouvement presque insensible, son buste s’était incliné en avant, ses épaules avaient roulé sur le divan et, lorsqu’il prit la petite tête entre ses deux mains, il vit d’abord un pâle visage de pierre.
—Sapristi! fit-il.
En vain il tenta de desserrer les mâchoires, faisant grincer sur les dents jointes une spatule d’ivoire. La lèvre retroussée saigna.
Il alla vers sa pharmacie, ouvrit la porte, tâtonna parmi les flacons, choisit, flaira, cependant l’oreille attentive et le regard inquiet, gêné par cette présence silencieuse, derrière lui, attendant sans se l’avouer un cri, un soupir, un signe dans le reflet des vitres, on ne sait quoi qui romprait le charme... Enfin il se retourna.
La tête droite à présent, sagement assise sur le tapis, Mouchette le regardait venir, avec un sourire triste. Il ne lisait rien, dans ce sourire, qu’une inexplicable pitié, dispensée de si haut, d’une suavité surhumaine. La lumière de la lampe tombant à plein sur le front blanc, le bas du visage dans l’ombre, ce sourire, à peine deviné, demeurait étrangement immobile et secret. Et d’abord il crut qu’elle dormait. Mais elle dit, tout à coup, de sa voix tranquille:
—Qu’est-ce que tu fais, tout droit, avec cette bouteille dans la main? Pose-la! Non, pose-la, je t’en prie! Écoute-moi: j’ai été malade? Évanouie? Non! C’est vrai? Vois-tu, quand même, si j’étais morte, là, chez toi!... Ne me touche pas! Ne me touche pas surtout!
Il s’assit drôlement au bord d’une chaise, son flacon tenu toujours entre ses fortes mains. Cependant son visage reprenait peu à peu son expression habituelle d’entêtement sournois, parfois féroce. Il finit par hausser les épaules.
—Tu peux te moquer, reprit-elle de sa voix toujours calme: c’est comme ça. Quand je me suis emballée... emballée... emballée..., j’ai horriblement peur qu’on me touche..., il me semble que je suis en verre. Oui, c’est bien ça... une grande coupe vide.
—Hyperesthésie, c’est normal après un choc nerveux.
—Hyper... quoi? Quel drôle de mot! Ainsi tu connais ça? Tu as soigné des femmes comme moi?
—Des centaines, répondit-il avec fierté, des centaines... Au lycée de Montreuil j’ai vu des cas autrement graves. Ces crises ne sont pas rares chez des jeunes filles qui vivent en commun. De bons observateurs vont même jusqu’à soutenir...
—Ainsi, fit-elle, tu penses avoir connu des femmes comme moi?
Elle se tut. Puis tout à coup:
—Hé bien! tu mens! tu as menti!
Elle se pencha vers lui, prit ses deux mains, inclina doucement la joue... et dans la même seconde il sentit à son poignet, et jusqu’à son cœur, la morsure aiguë des dents. Mais déjà la souple petite bête roulait avec lui sur les coussins de cuir, et il ne voyait plus au-dessus de sa tête renversée que le regard immense où mûrissait sa propre joie... Avant lui, elle était debout.
—Lève-toi donc, disait-elle en riant. Lève-toi donc! Si tu te voyais? Tu souffles comme un chat. Tes yeux ne sont pas encore d’aplomb... Des femmes comme moi, mon vieux!... Il n’y en a pas une—pas une autre—capable de faire de toi un amant...
Elle couvait du regard ce vice épanoui. Depuis des semaines, en effet, réchauffant dans ses bras le législateur de Campagne, elle lui avait donné une autre vie. «Notre député profite», disaient les bonnes gens. Car le pauvre diable, de mine si plate, eût découragé jadis la hargne de toute autre compagne que la sienne; mais il prenait du ventre. La volupté, la jubilation du plaisir, loin de l’apaiser, lui faisait cette graisse neuve, et, dans la nécessité de tenir secrète sa joie d’avare, il s’en gavait, n’en perdant rien en paroles vaines, la digérant tout entière. Sa dissimulation constante, quotidienne, étonnait jusqu’à sa maîtresse. Sans connaître peut-être pleinement l’étendue de son pouvoir, elle en trouvait la mesure dans la profondeur, la ténacité, la minutie du mensonge. Dans ce mensonge le malheureux se délectait; le pusillanime en était à chercher parfois le risque, à le tâter; il y goûtait son âpre revanche. La longue humiliation de sa vie conjugale y crevait comme une bulle de boue. La pensée, jadis haïe ou redoutée, de son impitoyable compagne était devenue un des éléments de sa joie. La malheureuse allait, venait, glissait de la cave au grenier, verte d’un soupçon chronique. Elle semblait encore reine et maîtresse entre ces quatre murs détestés. («Je suis maîtresse chez moi, peut-être!» était un de ses défis.) Mais qu’importe! Elle ne l’était plus... L’air même qu’elle respirait, il lui avait bien volé: c’était leur air qu’elle respirait.
—Je t’aime, dit l’homme de l’art. Avant de t’aimer, je ne savais rien.
—Parle pour toi, fit-elle. (Et elle riait de nouveau, de ce rire, hélas! chaque jour plus tendu, plus dur.) Moi, tu sais, je n’ai jamais eu beaucoup d’appétit... un petit appétit... Oh! je sais bien... (Car il l’écoutait d’un air de reproche et d’ironie, voulu léger.) Tu es si bête! Tu me prends pour une dévergondée! Quelle blague!
Elle avait beau rire: un animal orgueil respirait dans sa voix qu’elle avait haussée à peine. Son regard, encore un coup, déviait vers le dedans, s’échappait. Et il ne gardait vraiment d’humain qu’une expression, à peine sensible, de vanité, d’entêtement, d’un rien de sottise candide qui était un tribut à son sexe.
—Cependant... voulut-il objecter.
Elle lui ferma la bouche. Il sentit sur les lèvres ses cinq doigts:
—Oh! qu’il est plaisant d’être belle! L’homme qui nous recherche est toujours beau. Mais mille fois plus beau celui-là dont nous sommes la faim et la soif de chaque jour. Et toi, mon vieux, tu as les yeux de cet homme-là.
Elle lui renversa la tête en arrière pour plonger son regard jusque sous les paupières molles. Jamais cette flamme unique ne brilla plus visiblement, ne monta plus haut, follement vaine. Un moment, le législateur de Campagne se crut vraiment un autre homme. La tragique volonté de sa maîtresse fut comme visible et palpable, et c’est vers elle qu’il tendit les bras, avec une espèce de gémissement.
—Mou... Mouchette, supplia-t-il... ma petite Mouchette!
Elle se laissa saisir. Mais du creux de son giron elle dardait son regard des mauvais jours.
—Bon... Bon... tu m’aimes...
—Voyons, fit-il, tout à l’heure...
—Attends un moment, dit-elle, je vais me rhabiller. Je gèle.
Quand elle parla de nouveau, il la vit, déjà blottie, son manteau boutonné, les pieds sagement joints, les mains croisées sur les genoux.
—Après tout ça, mon vieux, tu ne m’as seulement pas examinée?
—Quand tu voudras.
—Non! Non! s’écria-t-elle. A quoi bon? Ce sera pour une autre fois. D’ailleurs, j’en sais là-dessus plus long que personne; dans six mois je serai mère, comme on dit. Jolie mère!
M. Gallet suivait des yeux le dessin du tapis.
—La nouvelle me surprend, fit-il enfin avec une gravité comique. J’allais tout à l’heure m’expliquer. Cette grossesse est invraisemblable. Laisse-moi t’avouer, non sans graves raisons... Mais tu vas t’emporter de nouveau.
—Non, dit Germaine.
—Nous n’avons, toi et moi, dans les choses de l’amour, ni préjugés ni scrupules. Comment croire à une morale qu’une science aussi exacte que la mathématique—l’hygiène—dément chaque jour? L’institution du mariage évolue, comme le reste, et le terme de cette évolution, nous l’appelons, nous autres médecins, l’Union libre. Je ne ferai donc aucune allusion indiscrète, respectant en toi la femme libre et maîtresse de ses destinées. Je parlerai du passé avec toute la réserve possible. Mais j’ai de graves raisons de diagnostiquer une grossesse plus ancienne. Je suis persuadé que l’examen—si tu le permettais—confirmerait ce diagnostic a priori. Je te demande seulement cinq minutes.
—Non! fit-elle. J’ai changé d’avis.
—Bien. J’en resterai donc là, provisoirement.
Il attendit vainement un cri de colère, une protestation, ou même une moue de dépit. Mais, une fois de plus, un long silence acheva de le déconcerter. L’ayant écouté, impassible, sa maîtresse réfléchissait à présent de tout son cœur, et, dans ces moments-là, le visage de Mouchette était candide.
—C’est beau, la science, déclara-t-elle enfin. On ne pourrait rien vous cacher. Cependant je n’ai pas menti... Regarde toi-même; ça ne se voit pas encore... Ainsi! En tout cas, tu ne me laisseras pas dans l’embarras, je suis sûre.
—Qu’est-ce que tu racontes là? fit-il.
—Je n’accoucherai ni dans trois mois, ni dans six. Je n’accoucherai jamais.
Il dit en riant:
—Tu m’étonnes!
Mais elle leva de nouveau vers lui son regard aigu:
—Je ne suis pas si bête, va! Je sais comme ça vous est aisé, à vous autres. Une, deux, trois, pfutt! fini, envolé, plus rien...
—Ce que tu me demandes là de commettre, mon petit, est un acte grave, réprimé par la loi. Comme d’habitude, j’ai là-dessus mon franc parler. Mais un homme dans ma situation doit tenir compte d’opinions—ou, si tu veux, de préjugés—peut-être respectables, certainement puissants... La loi est la loi.
Car il pensait bien dès lors que la démarche imprudente de Mouchette l’avait trahie. Qu’une amante est plus légère, quand elle a livré son secret!
—Tu ne saurais m’apprendre mon métier, petite, ajouta-t-il, complaisant. L’amour ne me fera jamais perdre la tête au point d’en oublier des précautions élémentaires... D’ailleurs peut-être interprètes-tu de travers des symptômes que tu connais mal. Mais si tu es enceinte, Mouchette, tu ne l’es pas de moi.
—N’en parlons plus, s’écria-t-elle en riant. J’irai jusqu’à Boulogne, voilà tout. Croirait-on pas que je te demande la lune?
—La simple honnêteté m’impose encore un devoir...
—Je dois t’avertir qu’une intervention chirurgicale est toujours dangereuse, parfois mortelle... Voilà.
—Voilà! fit-elle.
Puis s’étant levée, elle gagna la porte, d’un pas discret, presque humble. Mais c’est en vain qu’elle tourna la poignée, d’un geste d’abord hésitant, puis de plus en plus nerveux, puis affolé. Par distraction sans doute, Gallet l’avait refermée à double tour. Elle fit quelques pas en arrière, jusqu’au bureau, où elle s’arrêta, toute pâle. Elle se parlait à elle-même; elle répéta plusieurs fois d’une voix blanche:
—Cela me rappelle quelque chose, mais quoi?
Fut-ce le bruit de la pluie sur les vitres? Ou l’ombre tout à coup épaissie? Ou quelque cause plus secrète? Gallet courut à la porte, la tira, l’ouvrit toute grande. Il l’ouvrit. Et moins à sa maîtresse qu’à sa peur, à son propre péril—il ne savait quoi—qui était dans son air, à sa portée—la parole qui allait être dite et qu’il ne fallait pas entendre,—à l’aveu mystérieux que les lèvres—déjà tremblantes—ne retiendraient plus longtemps. Et son geste fut si brusque, si instinctif, que, dans l’ombre du corridor, se retournant vers la lumière, il s’étonnait d’être là, face à sa maîtresse immobile.
La peur du ridicule lui rendit cependant la voix:
—Si tu es si pressée de partir, ma fille, je ne te retiens pas. Excuse-moi seulement d’avoir tout à l’heure bouclé la serrure, ajouta-t-il par un raffinement de politesse dont il se sut gré. Je l’ai fait sans y penser, par distraction.
Elle l’écoutait les yeux baissés, sans sourire. Puis elle passa devant lui, et s’éloigna, du même pas humble, tête basse.
Cette soumission si peu attendue acheva de déconcerter le médecin de Campagne. Pareil à beaucoup d’imbéciles qui, dans un cas grave, ont toujours quelque chose à dire et s’en avisent trop tard, un simple et silencieux dénouement de leur querelle était fait pour l’écœurer. Dans le temps si court que Mlle Malorthy mit à gagner la porte de la rue, la petite cervelle de Gallet ne put achever de mûrir la phrase décisive, habile et ferme à la fois, qui, sans compromettre sa dignité, eût ramené Mouchette compatissante jusqu’au fauteuil de reps vert. Mais quand la petite main bien-aimée toucha la poignée, quand il vit la noire silhouette déjà dressée sur le seuil, tout son pauvre corps n’eut qu’un cri:
—Germaine!
Il la saisit sous les bras, la tint pliée sur sa poitrine et, repoussant violemment la porte du pied, la jeta dans le fauteuil vide.
Puis aussitôt, comme si ce grand effort eût dissipé en un moment tout son courage, il s’assit au hasard sur la première chaise rencontrée, blême. Et déjà, elle rampait vers lui, ses cheveux dénoués, ses mains jetées en avant, plus suppliante encore que ses yeux pâlis d’angoisse.
—Ne me laisse pas, répétait-elle. Ne me laisse pas. Ne me mets pas dehors aujourd’hui... J’ai fait tout à l’heure un rêve... Oh! quel rêve...
—On a fermé la porte de la cuisine. Timoléon est sorti... Il y a là quelqu’un..., murmura, en écartant doucement sa maîtresse, le héros vaincu.
Mais elle liait ses bras autour de sa poitrine.
—Garde-moi! Je suis folle! Je n’ai jamais peur. C’est la première fois. C’est fini.
Il l’écarta de nouveau, l’étendit sur le divan. Elle se redressa tout de suite. Ses joues étaient déjà roses. Elle répétait machinalement: «C’est fini... C’est fini...» mais d’un autre accent.
Cependant Gallet avait quitté la place. Il revint presque aussitôt, soucieux.
—Je n’y comprends rien, fit-il. La porte de la buanderie est ouverte, et la fenêtre de la cuisine aussi. Cependant Timoléon n’est pas rentré; j’ai vu ses deux sabots sur les marches...
Il haussa le ton pour dire à sa maîtresse avec une affreuse grimace:
—Quelles folies tu me fais faire!
Elle sourit.
—C’est la dernière. Je vais être sage.
—Sacré Timoléon! La maison est comme un moulin, ma parole!
—De qui as-tu peur?
—J’ai cru un moment que c’était ma femme, répondit naïvement le grand homme de Campagne.
Il crut plus digne d’ajouter aussitôt:
—Elle rentre ainsi quelquefois sans crier gare.
—Laisse ta femme en paix, répondit Mouchette, décidément calmée. Nous l’aurions vue. Je veux aussi te demander pardon: j’ai été si désagréable, mon pauvre chat! Tu aurais bien fait de me laisser partir. Je serais revenue. J’ai besoin de toi, mon minet... Oh! pas pour ce que tu penses, s’écria-t-elle en lui prenant la main; nous n’allons pas nous brouiller pour un gosse de rien du tout, et qui ne viendra jamais au monde, je t’en donne ma parole! Je ne veux pas de scandale ici. Pour le risque, je m’en fiche! Non. J’ai besoin de toi, parce que tu es le seul homme à présent auquel je puis parler sans mentir.
Comme il haussait les épaules:
—Tu crois que ça n’est rien, reprit Mouchette. (Elle parlait vite, vite, avec une fièvre charmante.) Hé bien! mon chéri, on voit que tu ne me ressembles guère! Quand j’étais petite, je mentais souvent sans plaisir. A présent, c’est plus fort que moi. Devant toi, je suis ce que je veux. La sale crampe, non pas de jouer son rôle, mais justement le rôle qui dégoûte! Pourquoi ne sommes-nous pas comme les bêtes qui vont, viennent, mangent, meurent sans jamais penser au public? A la porte de la boucherie centrale, tu vois des bœufs manger leur foin à deux pas du mandrin, devant le boucher aux bras rouges, qui les regarde en riant. J’envie ça, moi! Et même, je te dirai plus...
—Ta-ra-tata? interrompit le médecin de Campagne. Dis-moi plutôt, là, franchement, pourquoi, tout à l’heure?... Voyons! tu parais te rendre très sagement, loyalement, à mes raisons; tu parais résignée à demander à d’autres—je ne veux pas les connaître, je ne veux pas savoir leurs noms,—l’acte dangereux, discutable, dont je ne puis accepter la responsabilité; tu t’en vas sans colère, avec une mine de chien battu, mais docile... et soudain...—oh! oh! je te parais curieux, mais tu ne peux pas savoir: c’est ce que nous appelons un cas, un cas très intéressant...—soudain pour une serrure fermée, une porte qui ne cède pas tout de suite, voilà que tu fais une crise de délire, de véritable délire!... (L’imitant:) «J’ai fait tout à l’heure un rêve... Oh! quel rêve!...» Je t’ai rattrapée au vol. Tu avais une mine si singulière! Où allais-tu?
—Tu veux le savoir? Mais tu ne me croiras pas.
—Dis toujours.
—J’allais me tuer, répondit tranquillement Mouchette.
Il frappa violemment ses genoux du plat de la main.
—Tu te moques de moi!
—Ou si tu veux, poursuivit-elle, imperturbable, je voyais comme je te vois un coin de la mare du Vauroux, près de la ferme, sous deux saules, où j’allais me jeter. Derrière, entre les arbres, on aperçoit les ardoises du château. Que veux-tu que je te dise? Ce sont des bêtises. Je sais bien..., j’étais folle.
—Sacrebleu! s’écria le médecin de Campagne, en se précipitant vers la porte, cette fois-ci on a marché là-haut! C’est son pas!
Et, comme elle éclatait de rire, il la menaça du regard si terriblement, qu’elle crut devoir étouffer le reste de sa gaieté dans son petit mouchoir.
Elle entendit glisser ses savates jusqu’à l’escalier; les premières marches grincèrent, puis le silence retomba. Il était de nouveau devant elle.
—C’est Zéléda, dit-il. J’ai vu son sac de voyage dans le couloir du premier. Elle aura pris le train de 20 h. 30, pour épargner la dépense d’une nuit d’hôtel. Comment n’ai-je pas prévu! Elle est là depuis dix minutes, vingt minutes peut-être, sait-on?... File!
Il trépignait d’impatience, bien que dans l’excès de son humiliation il essayât de se composer une attitude. Mais Mouchette lui répondit froidement:
—C’est ton tour d’être fou! Que crains-tu? C’est papa qui m’envoie. Je ne puis me sauver comme une voleuse, ce serait trop bête. D’ailleurs, la fenêtre de ta chambre donne sur la rue des Égraulettes; elle me verra. Après trois jours d’absence, grimper sans mot dire, ça n’est pas naturel, ça. Nous a-t-elle entendus? Tant mieux. On n’entend jamais rien de précis à travers la porte. Ne discute pas. Ris-lui au nez! Quand elle viendra, nous lui dirons gentiment bonjour...
Il l’écoutait, convaincu. En un instant, sous les mains agiles de Mouchette, chaque objet reprit sa place accoutumée. Les coussins retrouvèrent leur rondeur élastique, les fauteuils tournèrent sagement le dos au mur, la pharmacie ferma ses portes, la lampe brilla tranquille, sous son bonhomme d’abat-jour vert. Lorsque Mlle Malorthy se rassit, les murs eux-mêmes mentaient.
—Attendons maintenant, dit-elle.
—Attendons, répéta Gallet.
Son regard fit une dernière fois le tour de la pièce, et il le reporta, rassuré, sur sa maîtresse. A distance respectueuse de l’homme de science dans l’exercice de son sacerdoce, la jeune malade, attentive, se tenait prête à recevoir l’oracle infaillible.
—Comment ose-t-elle croiser si haut les genoux? remarqua seulement Gallet, perplexe.
A présent qu’elle s’était tue, il sentait bien qu’il avait été tout à l’heure sensible, moins aux raisons de sa maîtresse qu’à sa voix et à son accent.
—C’est enfantin, se répétait-il, enfantin. Sa présence ici peut se justifier cent fois!...
Mais à la pensée de suivre bientôt la capricieuse enfant dans son mensonge, de tenir son rôle devant l’ennemie sceptique et sournoise, sa langue collait au palais.
C’est alors que tout à coup, cherchant encore le regard de Mouchette, il ne le trouva plus. Les yeux perfides considéraient le mur au-dessus de lui, déjà mûrs d’un nouveau secret. Il eut le pressentiment, la certitude d’un malheur désormais inévitable. Son vice était là, devant lui, en pleine lumière, évident, éclatant, et il avait voulu près de lui ce témoin irrécusable! Si la peur ne l’eût cloué sur place, il eût sans doute à ce moment, jeté Mouchette par la fenêtre. Il eût sauté dessus, comme on piétine une mèche allumée, près de la soute aux poudres. Mais il était trop tard. L’affreuse résignation du lâche le livrait sans défense à sa familière ennemie. Et, avant qu’elle eût prononcé une parole, il l’entendit (pourtant la voix qui rompit le silence fut claire et suave):
—Crois-tu à l’enfer, mon chat?
—C’est bien le moment de parler de bêtises, répondit-il, conciliant; je t’en prie: garde au moins pour une meilleure occasion tes incompréhensibles plaisanteries.
—Ah! là, là! voyez-vous! Non! La crise est passée; rassure-toi. Tu finiras par m’enrager avec tes airs d’attendre le bourreau. Que risques-tu maintenant? Rien du tout.
—Je ne crains que toi, dit Gallet. Oui, tu n’es pas un compagnon très sûr...
Elle dédaigna de répondre, et sourit. Puis, après un long silence, la même voix calme et suave redit encore:
—Réponds-moi tout de suite, mon chat: Crois-tu à l’enfer?
—Bien sûr que non! s’écria-t-il, exaspéré.
—Jure-le.
Il se résigna.
—Oui, je le jure.
—Je savais bien, fit-elle. Tu ne crains pas l’enfer et tu crains ta femme! Es-tu bête!
—Mouchette, tais-toi, supplia-t-il, ou va-t’en...
—Ou va-t’en! Hein? tu regrettes bien de l’avoir, tout à l’heure, retenue, Mouchette? Elle y serait à présent, dans la mare aux grenouilles, sa chère petite bouche pleine de boue, bien muette... Ne pleure pas, gros bébé. Tu vois bien; je parle tout bas, exprès. Vilain lâche d’homme! Tu as peur d’elle, et tu n’as pas peur de moi!
Il supplia:
—Quel intérêt prends-tu à faire du mal?
—Aucun, en vérité, aucun. Je ne te veux absolument aucun mal. Seulement pourquoi n’as-tu pas peur de moi?
—Tu es une bonne fille, Mouchette.
—Sans doute; une bonne fille. Avec elle, tu ne partageras que le plaisir. L’as-tu prouvé tout à l’heure, oui ou non? Un enfant de Mouchette, fi donc!
—Il n’est pas de moi, s’écria-t-il, hors de lui.
—Supposons-le. Je ne te demande pas de le reconnaître.
—Non (ils parlaient bas), tu exigeais seulement de moi un acte que ma conscience réprouve.
—Nous parlerons de ta conscience dans un moment, répondit Mouchette. En refusant de me rendre service, tu as fini de m’ouvrir les yeux. N’attends pas que je te cherche querelle. Je ne t’aime ni pour ta beauté—regarde-toi—ni pour ta générosité; sans reproche, tu es plutôt rat! Qu’est-ce que j’aime donc en toi? Ne me regarde pas avec ces yeux ronds! Ton vice... Tu vas dire: c’est une phrase de roman?... Si tu savais... ce que tu sauras bientôt..., tu comprendrais que j’étais justement tombée tout en bas, à ton niveau... Nous sommes au fond du même trou... Pour toi, je n’ai pas besoin de mentir... Non! tu ne lis pas dans mon cœur; tu crois que je me venge... Non! mon petit. Mais je puis être aujourd’hui tout à fait, tout à fait sincère. Hé bien! voilà le moment de parler ou jamais. Je te tiens dans l’angle du mur, mon pauvre chat, tu ne peux m’échapper. Je te défie même d’élever la voix... Ainsi!
Elle parlait elle-même si bas qu’il penchait machinalement la tête, d’un geste ingénu. L’éloquence familière, ce demi-silence, le pas tranquille de Zéléda au-dessus d’eux, la voix de Timoléon fredonnant à ses casseroles le refrain d’une chanson bête, achevaient de le rassurer. Toutefois, il n’osait pas encore lever les yeux vers le regard qu’il sentait posé sur lui... Quel embêtement! songeait-il.
Mais le signe fatal était déjà écrit au mur.
Mouchette respira fortement et reprit:
—Si je parle à présent, d’ailleurs, c’est pour toi, c’est pour ton bien... Vois: nous nous aimons depuis des semaines, et personne ne sait, personne... Mlle Germaine par-ci... M. le député par-là... hein? Sommes-nous bien cachés? bien clos? M. Gallet fait l’amour avec une fille de seize ans. Qui s’en doute? Et ta femme elle-même? Avoue-le, vieux scélérat, tu la trompes ici, à son nez, à sa moustache (elle en a!), c’est la moitié de ton bonheur. Je te connais. Tu n’aimes pas l’eau claire. Ainsi, dans ma fameuse mare de Vauroux, je vois des bêtes très drôles, très singulières; ça ressemble un peu à des mille-pattes, mais plus longs... Un instant tu les verras flotter à la surface limpide de l’eau. Puis ils s’enfoncent tout à coup et, à leur place, monte un nuage de boue. Hé bien! ils nous ressemblent. Entre les imbéciles et nous, il y a aussi ce petit nuage. Un secret. Un gros secret... Quand tu le sauras, comme on s’aimera!
Elle se rejeta aussitôt en arrière, riant d’un rire silencieux.
—Cocasse! dit Gallet.
Elle fit du bout des lèvres une grimace enfantine, et le fixa un moment, d’un air inquiet. Puis son visage s’éclaira de nouveau:
—C’est vrai que je parle trop, avoua-t-elle; par peur, au fond. Je parle pour ne rien dire. Si Zéléda entrait maintenant, serais-je seulement contente, ou fâchée? Attends! Attends! Écoute-moi bien d’abord: Le papa, ce n’est pas toi. Non! Devine?... C’est le marquis... oui... oui... M. le marquis de Cadignan...
—Cocasse! répéta Gallet.
Les lèvres de Mouchette tremblèrent.
—Baise-moi la main, dit-elle tout à coup... Oui... embrasse-moi la main... je veux que tu me baises la main!
Sa voix avait fléchi, exactement comme celle d’un acteur qui manque l’effet prévu, perd pied, s’entête. En même temps elle appuyait sa paume sur la bouche de son amant. Puis elle s’écarta brusquement, et dit avec une extraordinaire emphase:
—Tu viens de baiser la main qui l’a tué.
—Tout à fait cocasse! répéta pour la troisième fois, M. Gallet.
Mouchette essaya d’un rire de mépris; mais l’éclat contenu en fut si cruel et si déchirant qu’elle se tut.
—C’est de la démence, dit posément le docteur de Campagne. Un autre que moi en reconnaîtrait ici les symptômes. Mais tu es une fille nerveuse, d’hérédité alcoolique, pubère depuis deux ou trois ans, souffrant d’une grossesse précoce: en un tel cas, ces accidents ne sont pas rares. Excuse-moi de parler ainsi: je m’adresse à ta raison, à ton bon sens, parce que je sais que ces sortes de malades ne sont jamais absolument dupes de leur propre délire. Conviens-en: c’est une plaisanterie? Seulement un peu poussée, une plaisanterie comme tout le monde peut en faire? Une mauvaise plaisanterie.
—Une plaisanterie, finit-elle par bégayer...
Une colère énorme battait à grands coups dans sa poitrine, mais elle l’étouffa. Le feu de l’orgueil déçu acheva de consumer ce qui restait en elle de la folle et cruelle adolescence; elle se sentit tout à coup, dans son sein, le cœur insurmontable et, dans sa tête, l’intelligence froide et positive d’une femme, sœur tragique de l’enfant.
—Ne va pas me manquer en un pareil moment, s’écria-t-elle, ou ce sera ton tour de pleurer. Crois ce que tu veux; peut-être suis-je lasse de retenir ce secret, peut-être le remords? ou simplement la peur... Pourquoi n’aurais-je pas peur comme tout le monde? Crois ce que tu veux, mais ne refuse pas ta part. D’ailleurs, j’en ai trop dit maintenant. Oui! C’est moi qui l’ai tué. Quel jour? Le 27... Quelle heure? Trois quarts passé minuit. (Je vois encore l’aiguille...)... J’ai décroché son fusil, il était pendu au mur, sous la glace... Non! Je n’étais peut-être pas absolument sûre qu’il fût chargé. Il l’était. J’ai tiré quand le bout du canon l’a touché. Il a failli tomber sur moi. Mes souliers étaient pleins de sang; je les ai lavés dans la mare. J’ai aussi lavé mes bas, à la maison, dans ma cuvette... Voilà! Es-tu sûr maintenant? conclut-elle avec une assurance naïve. Veux-tu encore d’autres preuves? (Elle n’en avait donné aucune.) Je t’en donnerai. Interroge-moi seulement.
Chose incroyable! Pas un instant, Gallet ne douta qu’elle eût dit vrai. Dès les premiers mots, il l’avait crue, tant le regard en dit plus long que les lèvres. Mais la première surprise fut si forte qu’elle paralysa jusqu’à ces manifestations de la terreur que Mouchette épiait déjà sur le visage de son amant. La détresse du lâche, à son paroxysme, si elle n’éclate au dehors, surexcite au dedans toutes les forces de l’instinct, donne à la brute à demi lucide une puissance presque illimitée de dissimulation, de mensonge. Ce n’était pas l’horreur du crime qui clouait Gallet sur place, mais en un éclair il s’était vu lié pour toujours à son affreuse amie, complice non de l’acte, mais du secret. Comment livrer ce secret, sans se livrer? Puisqu’il était trop tard pour en arrêter l’aveu, il dirait non! Quelle autre ressource?... Non et non! à l’évidence même. Non! Non! Non! Non! hurlait la peur. Et déjà il eût voulu asséner ce non! comme un poing fermé sur la terrible bouche accusatrice... Seulement... Seulement... L’enquête était close; le non-lieu rendu... Seulement: savait-il tout? Mouchette gardait-elle quelque preuve? Qu’elle se livrât, il était capable de détourner le coup: l’entêtement ordinaire aux juges, la bizarrerie du crime, l’oubli qui déjà recouvrait la mémoire d’un homme, jadis craint ou détesté, l’autorité de la famille Malorthy—par-dessus tout le témoignage du médecin parlementaire—c’en était assez pour emporter les scrupules défaillants d’un magistrat. L’exaltation de Mouchette, et les probables divagations de sa colère rendaient vraisemblable l’hypothèse d’une crise de démence dont Gallet ne doutait point d’ailleurs qu’elle éclatât bientôt pour de bon... Mais encore, lucide ou folle, que dirait la perfide avant que ne se fût refermée sur elle la porte capitonnée du cabanon? Si rapidement que se succédassent ces hypothèses contradictoires dans la pensée du malheureux, il retrouva sa finesse paysanne pour dire sans ironie:
—Je ne voulais pas te mettre en colère... Je ne juge pas ton acte, s’il a été toutefois commis. Le métier de séducteur d’enfant de quinze ans a ses risques... Mais je t’interrogerai, puisque tu m’en pries. Tu parles à un ami... à un confesseur. (Il baissait la voix malgré lui, avec l’accent de l’angoisse.)
—... Tu n’as donc point couché chez toi dans la nuit du 26 au 27?
—Cette question!
—Alors, ton père?
—Il dormait, bien sûr! répondit Mouchette. De sortir sans être vue, ça n’est pas malin!
—Et de rentrer?
—De rentrer aussi, dame! A trois heures du matin, il n’entendrait pas Dieu tonner.
—Mais le lendemain, ma chérie, quand ils ont su?...
—Ils ont cru au suicide, comme tout le monde. Papa m’a embrassée. Il avait vu M. le marquis la veille. M. le marquis n’avait rien avoué. «Il a pris peur tout de même», a dit papa... Il a dit aussi: «Pour le mioche, on s’arrangera; Gallet a le bras long.» Car ils voulaient te demander conseil. Mais je n’ai pas voulu.
—Tu n’as donc rien avoué non plus?
—Non!
—Et sitôt le... l’acte commis... tu t’es sauvée?
—J’ai couru seulement jusqu’à la mare pour laver mes souliers.
—Tu n’as rien pris, rien emporté?
—Qu’est-ce que j’aurais pris?
—Et qu’as-tu fait de tes souliers?
—Je les ai brûlés, avec mes bas, dans notre four.
—J’ai vu le... j’ai examiné le cadavre, dit encore Gallet. Le suicide semblait évident. Le coup avait été tiré si près!
—Sous son menton, oui, dit Mouchette. J’étais tellement plus petite que lui, et il avançait tout droit... Il n’avait pas peur.
—Le... le défunt avait-il en sa possession des objets... des lettres?...
—Des lettres! fit Mouchette en haussant dédaigneusement les épaules. Pour quoi faire?
—Cela paraît vraisemblable, pensa Gallet. Et il entendit avec surprise sa propre voix répéter tout haut sa pensée.
—Tu vois! triompha Mouchette. Ça pesait vraiment trop dans ma tête! Elle peut venir maintenant, ta Zéléda, tu vas voir! Je serai sage comme une image. «Bonjour, Germaine.» (Elle se levait pour faire devant la glace une révérence.) Bonjour, madame...
Mais le médecin de Campagne ne sut pas dissimuler plus longtemps. Contracté par la peur, il se détendit tout à coup, et laissa échapper sa ruse, comme un animal pressé par les chiens, enfin libre, lâche l’urine.
—Ma fille, tu es folle, dit-il dans un long soupir.
—Hein? Quoi? s’écria Mouchette. Tu...
—Je ne crois pas un mot de cette histoire-là.
—Ne le répète pas deux fois, dit-elle entre ses dents.
Il agitait la main en souriant, comme pour l’apaiser.
—Écoute, Philogone, reprit-elle d’une voix suppliante (et l’expression de son visage changeait plus vite même que la voix). J’ai menti tout à l’heure; je faisais la brave. C’est vrai que je ne peux plus vivre, ni respirer, ni voir seulement le jour à travers cet affreux mensonge. Voyons! J’ai tout dit maintenant! Jure-moi que j’ai tout dit?
—Tu as fait un vilain rêve, Mouchette.
Elle supplia de nouveau:
—Tu me rendras folle. Si je doute de cela aussi, que croirai-je? Mais qu’est-ce que je dis, reprit-elle, d’une voix cette fois perçante. Depuis quand refuse-t-on de croire la parole d’un assassin qui s’accuse, et qui se repent? Car je me repens!... Oui... oui... Je te ferai ce tour de me repentir, moi qui te parle. Et, si tu m’en défies, j’irai leur raconter à tous mon rêve, ce fameux rêve! Ton rêve!
Elle éclata de rire. Gallet reconnut ce rire, et blêmit.
—J’ai été trop loin, bégaya-t-il. C’est bon, Mouchette, c’est bon, n’en parlons plus.
Elle consentit à baisser le ton:
—Je t’ai fait peur, dit-elle.
—Un peu, fit-il. Tu es en ce moment si nerveuse, si impulsive... Laissons cela. J’ai mon opinion faite, à présent.
Elle tressaillit.
—En tout cas, tu n’as rien à craindre. Je n’ai rien vu, rien entendu. D’ailleurs, ajouta-t-il imprudemment, moi, ni personne...
—Cela signifie?
—Que vraie ou fausse, ton histoire ressemble à un rêve...
—C’est-à-dire?
—Qui t’a vue sortir? Qui t’a vue rentrer? Quelle preuve a-t-on? Pas un témoin, pas une pièce à conviction, pas un mot écrit, pas même une tache de sang... Suppose que je m’accuse moi-même. Nous serions manche à manche, ma petite. Pas de preuves!
Alors... Alors il vit Mouchette se dresser devant lui, non pas livide, mais au contraire le front, les joues et le cou même d’un incarnat si vif que, sous la peau mince des tempes, les veines se dessinèrent, toutes bleues. Les petits poings fermés le menaçaient encore, quand le regard de la misérable enfant n’exprimait déjà plus qu’un affreux désespoir, comme un suprême appel à la pitié. Puis cette dernière lueur s’éteignit, et le seul délire vacilla dans ses yeux. Elle ouvrit la bouche et cria.
Sur une seule note, tantôt grave et tantôt aiguë, cette plainte surhumaine retentit dans la petite maison, déjà pleine d’une rumeur vague et de pas précipités. D’un premier mouvement le médecin de Campagne avait rejeté loin de lui le frêle corps roidi, et il essayait à présent de fermer cette bouche, d’étouffer ce cri. Il luttait contre ce cri, comme l’assassin lutte avec un cœur vivant, qui bat sous lui. Si ses longues mains eussent rencontré par hasard le cou vibrant, Germaine était morte, car chaque geste du lâche affolé avait l’air d’un meurtre. Mais il n’étreignait en gémissant que la petite mâchoire et nulle force humaine n’en eût desserré les muscles... Zéléda et Timoléon entrèrent en même temps.
—Aidez-moi! supplia-t-il... Mlle Malorthy..., une crise de démence furieuse..., en pleine crise... Aidez-moi, nom de Dieu!...
Timoléon prit les bras de Mouchette et les maintint en croix sur le tapis. Après une courte hésitation, Mme Gallet saisit les jambes. Le médecin de Campagne, les mains enfin libres, jeta sur le visage de la folle un mouchoir imbibé d’éther. L’affreuse plainte, d’abord assourdie, finit par s’éteindre tout à fait. L’enfant, vaincue, s’abandonna.
—Cours chercher un drap, dit Gallet à sa femme.
On y roula Mlle Malorthy, désormais inerte. Timoléon courut prévenir le brasseur. Le soir même, elle était transportée en automobile à la maison de santé du docteur Duchemin. Elle en sortit un mois plus tard, complètement guérie, après avoir accouché d’un enfant mort.
PREMIÈRE PARTIE
LA TENTATION DU DÉSESPOIR
I
—Mon cher chanoine, mon vieil ami—conclut l’abbé Demange—que vous dire encore? Il m’est difficile de tenir aujourd’hui vos scrupules pour légitimes, et néanmoins ce désaccord me pèse... Je dirais volontiers que votre finesse s’exerce ici sur des riens, si je ne connaissais assez votre prudence et votre fermeté... Mais c’est donner beaucoup d’importance à un jeune prêtre mal léché.
L’abbé Menou-Segrais ramena frileusement sur ses genoux la couverture, et tendit de loin ses mains vers l’âtre sans répondre. Puis il dit après un long silence, et non pas sans une malice secrète qui fit un instant briller ses yeux:
—De tous les embarras de l’âge, l’expérience n’est pas le moindre, et je voudrais que la prudence dont vous parlez n’eût jamais grandi aux dépens de la fermeté. Sans doute, il n’y a pas de terme aux raisonnements et aux hypothèses, mais vivre d’abord, c’est choisir. Avouez-le, mon ami: les vieilles gens craignent moins l’erreur que le risque.
—Comme je vous retrouve! dit tendrement l’abbé Demange; que votre cœur a peu changé! Il me semble que je vous écoute encore dans notre cour de Saint-Sulpice, lorsque vous discutiez l’histoire des mystiques bénédictins—sainte Gertrude, sainte Meltchilde, sainte Hildegarde...—avec le pauvre P. de Lantivy. Vous souvenez-vous? «Que me parlez-vous du troisième état mystique? vous disait-il... De tous ces messieurs, vous êtes, d’abord, le plus friand au réfectoire et le mieux vêtu!»
—Je me souviens, dit le curé de Campagne... Et tout à coup sa voix si calme eut un imperceptible fléchissement. Tournant la tête avec peine, dans l’épaisseur des coussins, vers la grande pièce déjà pleine d’ombre, et montrant d’un regard les meubles chéris:
—Il fallait s’échapper, dit-il. Il faut toujours s’échapper.
Mais aussitôt sa voix se raffermit et, de ce même ton d’impertinence dont il aimait à se railler lui-même, à déconcerter sa grande âme, il ajouta:
—Rien de meilleur qu’une crise de rhumatisme pour vous donner le sens et le goût de la liberté.
—Revenons à notre protégé, dit soudain l’abbé Demange, avec brusquerie, et sans d’abord oser lever les yeux sur son vieil ami. Je dois vous quitter à cinq heures. Je le reverrais volontiers.
—A quoi bon? répondit tranquillement l’abbé Menou-Segrais. Nous l’avons bien vu assez pour un jour! Il a crotté mon pauvre vieux Smyrne, et failli briser les pieds de la chaise qu’il a choisie la plus précieuse et la plus fragile, avec son ordinaire à-propos... Que vous faut-il de plus? Voulez-vous encore le peser, le toiser comme un conscrit?... Voyez-le, d’ailleurs, si cela vous plaît. Dieu sait pourtant quel souci me donne, au long d’une semaine, à travers mes bibelots si sottement aimés, ce grand pataud tout en noir!
Mais l’abbé Demange connaît trop le compagnon de sa jeunesse pour s’étonner de son humeur. Jadis, jeune secrétaire particulier de Mgr de Targe, il n’a rien ignoré de certaines épreuves qu’a surmontées, une par une, le clair et lucide génie de l’abbé Menou-Segrais. Un esprit d’indépendance farouche, un bon sens pour ainsi dire irrésistible, mais dont l’exercice ne va pas toujours sans une apparente cruauté, rendue plus sensible aux délicats par le raffinement de la courtoisie, le dédain des solutions abstraites, un goût très vif de la spiritualité la plus haute, mais difficile à satisfaire par la seule spéculation, éveillèrent d’abord la méfiance de l’évêque. L’influence discrète du jeune Demange, et surtout l’irréprochable distinction du futur doyen de Campagne, alors vicaire à la cathédrale, lui valurent trop tard les bonnes grâces de celui qui se laissait appeler volontiers le dernier prélat gentilhomme, et qui mourut l’année suivante, laissant à Mgr Papouin, candidat favori du ministre des cultes, une succession délicate. L’abbé Menou-Segrais fut d’abord poliment tenu à l’écart, puis franchement disgracié après le premier échec, aux élections législatives, du député libéral pour lequel il avait sans doute montré peu de zèle. Le triomphe du docteur radical Gallet porta le dernier coup à cette carrière sacerdotale. Nommé à la cure, d’ailleurs enviée, de Campagne, il se résigna dès lors à servir paisiblement la paix religieuse dans le diocèse, les deux partis ayant accoutumé de s’entendre à ses dépens, tour à tour dénoncé par le ministre et désavoué par l’évêque. Ce jeu l’amusait, et il en goûtait mieux que personne l’agréable balancement.
Héritier d’une grande fortune, qu’il administrait avec sagesse, la destinant tout entière à ses nièces Segrais, vivant de peu, non pas sans noblesse, grand seigneur exilé qui rapporte, au fond de la province, quelque chose des façons et des mœurs de la Cour, curieux de la vie d’autrui, et pourtant le moins médisant, habile à faire parler chacun, tâtant les secrets d’un regard, d’un mot en l’air, d’un sourire—puis le premier à demander le silence, à l’imposer,—toujours admirable de tact et de spirituelle dignité, convive exquis, gourmand par politesse, bavard à l’occasion par condescendance et charité, si parfaitement poli que les simples curés de son doyenné, pris au piège, le tinrent toujours pour le plus indulgent des hommes, d’un rapport agréable et sûr, d’une perspicacité sans tranchant, tolérant par goût, même sceptique, et peut-être un peu suspect.
—Mon ami, répondit doucement l’abbé Demange, je vous vois venir; vous tournez contre votre vicaire un coup qui m’était destiné. Secrètement, vous m’accusez d’incompréhension, de parti pris, que sais-je? Arrière-pensée bien charitable un jour de Noël, et contre un pauvre compagnon mis à la retraite qui fera trois lieues ce soir avant de retrouver son lit, et pour l’amour de vous! Suis-je vraiment capable de juger légèrement d’un scrupule que vous m’avez confié?... Mais, comme jadis, votre conviction veut tout forcer, emporte d’assaut les gens; vous y mettez seulement plus de grâces... Vous me sommez de statuer, et les éléments dont je dispose...
—Qui vous parle d’éléments! interrompit le doyen de Campagne. Pourquoi pas une enquête et des dossiers? Quand il s’agit de gagner ou de perdre une bataille, on manœuvre avec ce qu’on a sous la main. Je ne vous ai pas appelé tout le temps que j’ai moi-même pesé le pour et le contre, mais dès lors que ma certitude...
—Bref, vous attendez de moi que je vous approuve?
—Exactement, répondit le vieux prêtre, imperturbable. Une certaine audace est dans ma nature, et ma vertu est si petite, ma vieillesse si lâche, je suis si bêtement attaché à mes habitudes, à mes manies, à mes infirmités même, que j’ai grand besoin, à l’instant décisif, du regard et de la voix d’un ami. Vous m’avez donné l’un et l’autre. Tout va bien. Le reste me regarde.
—O tête obstinée! fit l’abbé Demange. Vous voudriez me faire taire. Quand je serai de nouveau loin de vous, cette nuit même, je prierai à vos intentions, en aveugle, et je n’aurai jamais prié de si bon cœur. En attendant, devriez-vous me battre, je résumerai, pour le repos de ma conscience, notre entretien; j’en chercherai la conclusion. Laissez-moi dire! Laissez-moi dire! s’écria-t-il sur un geste d’impatience du curé de Campagne, je ne vous tiendrai pas longtemps. J’en étais aux éléments du dossier. J’y retourne. Sans doute, je n’attache pas beaucoup d’importance aux notes du séminaire...
—A quoi bon y revenir? dit l’abbé Menou-Segrais. Elles sont médiocres, franchement médiocres, mais Dieu sait dans quel sens, et si c’est la médiocrité de l’élève qu’elles prouvent, ou du maître!... Voici néanmoins le passage d’une lettre de Mgr Papouin, que je ne vous ai point lue... Ayez seulement l’obligeance de me donner mon portefeuille—là, au coin de mon bureau—et d’approcher un peu la lampe.
Il parcourut d’abord la feuille du regard, en souriant, la tenant tout près de ses yeux myopes.
«Je n’ose vous proposer, commença-t-il, je n’ose vous proposer le seul qui me reste, ordonné depuis peu, dont M. l’archiprêtre, à qui je l’ai donné, ne sait que faire, plein de qualités sans doute, mais gâtées par une violence et un entêtement singuliers, sans éducation ni manières, d’une grande piété plus zélée que sage, pour tout dire encore assez mal dégrossi. Je crains qu’un homme tel que vous (—ici un petit trait d’usage, d’ironie épiscopale)... je crains qu’un homme tel que vous ne puisse s’accommoder d’un petit sauvage qui, vingt fois le jour, vous offensera malgré lui.»
—Qu’avez-vous répondu? demanda l’abbé Demange.
—A peu près ceci: s’accommoder n’est rien, Monseigneur; il suffit que j’en puisse tirer parti, ou quelque chose d’approchant.
Il parlait sur le ton d’une déférence malicieuse, et son beau regard riait, avec une tranquille audace.
—Enfin, dit le vieux prêtre impatient, de votre propre aveu, le bonhomme répond au signalement qu’on vous en avait donné?
—Il est pire, s’écria le doyen de Campagne, mille fois pire! D’ailleurs, vous l’avez vu. Sa présence dans une maison si confortable est une offense au bon sens, certainement. Je vous fais juge: les pluies d’automne, le vent d’équinoxe qui réveille mes rhumatismes, le poêle surchauffé qui sent le suif bouilli, les semelles crottées des visiteurs sur mes tapis, les feux de salve des battues d’arrière-saison, c’est déjà bien assez pour un vieux chanoine. A mon âge, on attend le bon Dieu en espérant qu’il entrera sans rien déranger, un jour de semaine... Hélas! ce n’est pas le bon Dieu qui est entré, mais un grand garçon aux larges épaules, d’une bonne volonté ingénue à faire grincer des dents, plus assommant encore d’être discret, de dérober ses mains rouges, d’appuyer prudemment ses talons ferrés, d’adoucir une voix faite pour les chevaux et les bœufs... Mon petit setter le flaire avec dégoût, ma gouvernante est lasse de détacher ou de ravauder celle de ses deux soutanes qui garde un aspect décent... D’éducation, pas l’ombre. De science, guère plus qu’il n’en faut pour lire passablement le bréviaire. Sans doute, il dit sa messe avec une piété louable, mais si lentement, avec une application si gauche, que j’en sue dans ma stalle, où il fait pourtant diablement froid! Au seul penser d’affronter en chaire un public aussi raffiné que le nôtre, il a paru si malheureux que je n’ose le contraindre, et continue de mettre à la torture ma pauvre gorge. Que vous dire encore? On le voit courir dans les chemins boueux tout le jour, fait comme un chemineau, prêter la main aux charretiers, dans l’illusion d’enseigner à ces messieurs un langage moins offensant pour la majesté divine, et son odeur, rapportée des étables, incommode les dévotes. Enfin, je n’ai pu lui apprendre encore à perdre avec bonne grâce une partie de tric-trac. A neuf heures, il est déjà ivre de sommeil, et je dois me priver de ce divertissement... Vous en faut-il encore? Est-ce assez?
—Si c’est là les grandes lignes de vos rapports à l’évêché, conclut simplement l’abbé Demange, je le plains.
Le sourire du doyen de Campagne s’effaça aussitôt et son visage—toujours d’une extrême mobilité—se glaça.
—C’est moi qu’il faut plaindre, mon ami... dit-il. Sa voix eut un tel accent d’amertume, d’espérance inassouvie qu’elle exprima d’un coup toute la vieillesse, et la grande salle silencieuse fut un moment visitée par la majesté de la mort.
L’abbé Demange rougit.
—Est-ce si grave, mon ami? fit-il avec une touchante confusion, une ferveur d’amitié vraiment exquise. Je crains de vous avoir blessé, sans toutefois savoir comment.
Mais déjà M. Menou-Segrais:
—Me blesser, moi? s’écria-t-il. C’est moi qui sottement vous fais de la peine. Ne mêlons pas nos petites affaires à celles de Dieu.
Il se recueillit une minute sans cesser de sourire.
—J’ai trop d’esprit; cela me perd. J’aurais mieux à faire que vous proposer des énigmes, et m’amuser de votre embarras. Ah! mon ami, Dieu nous propose aussi des énigmes... Je menais une vie tranquille, ou plutôt je l’achevais tout doucement. Depuis que ce lourdaud est entré ci-dedans, il tire tout à lui sans y songer, ne me laisse aucun repos. Sa seule présence m’oblige à choisir. Oh! d’être sollicité par une magnifique aventure quand le sang coule si rare et si froid, c’est une grande et forte épreuve.
—Si vous présentez les choses ainsi, dit l’abbé Demange, je vous dirai seulement: votre vieux camarade réclame sa part de votre croix.
—Il est trop tard, continua le curé de Campagne, toujours souriant. Je la porterai seul.
—... Mais à vous dire vrai, en conscience, reprit l’abbé Demange, je n’ai rien vu dans ce jeune prêtre qui vaille de jeter dans le trouble un homme tel que vous. Ce que j’en ai appris m’embarrasse sans me persuader. L’espèce est commune de ces vicaires au zèle indiscret, faits pour d’autres travaux plus durs, et qui, dans les premières années de leur sacerdoce, gaspillent un excès de forces physiques que la contrainte du séminaire...
—N’ajoutez rien! s’écria en riant M. Menou-Segrais; je sens que je vais vous détester. Doutez-vous que je me sois déjà proposé cette objection? J’ai tâché, bon gré, mal gré, de me payer d’une telle monnaie. On ne se soumet pas sans lutte à une force supérieure dont on ne trouve pas le signe en soi, qui vous reste étrangère. La brutalité me rebute, et je serais le dernier à me laisser prendre à un appât si grossier. Certes, je ne suis pas une femmelette! Nous avons été rudes en notre temps, mon ami, bien que les sots n’en aient rien su... Mais il y a ici autre chose.
Il hésita, et lui aussi, ce vieux prêtre, il rougit.
—Je ne prononcerai pas le mot; je craindrais, de vous, je ne sais quoi qui, par avance, me serre le cœur. Oh! mon ami, j’étais en repos; je me résignais; la résignation m’était douce. Je n’ai jamais désiré les honneurs; mon goût n’est pas de l’administration, mais du commandement. J’aurais souhaité qu’on voulût bien m’utiliser. N’importe; c’était fini; j’étais trop las. Une certaine bassesse intellectuelle, la méfiance ou la haine du grand que ces malheureux appellent prudence m’avaient rempli d’amertume. J’ai vu poursuivre l’homme supérieur comme une proie; j’ai vu émietter les grandes âmes. Néanmoins j’ai l’horreur de la confusion, du désordre, le sens de l’autorité, de la hiérarchie. J’attendais qu’un de ces méconnus dépendît de moi, que j’en fusse comptable à Dieu. Cela m’avait été refusé; je n’espérais plus. Et soudain... quand la force me va manquer...
—La déception vous sera cruelle, dit lentement l’abbé Demange. D’un autre que vous, cette illusion serait sans danger, mais hélas! Je connais assez que vous ne vous engagez jamais à demi. Vous bouleverserez votre vie et, je le crains, celle d’un pauvre homme simple qui vous suivra sans vous comprendre... Toutefois la paix du Seigneur est dans vos yeux.
Il fit un geste d’abandon, marquant son désir de clore un singulier entretien. L’abbé Menou-Segrais le comprit.
—L’heure passe, dit-il en tirant sa montre. Je suis désolé que vous ne puissiez passer avec moi cette nuit de Noël... Vous trouverez dans la voiture la bonbonne de vieille eau-de-vie. Je l’ai fait emballer avec beaucoup de soin, mais le chemin est mauvais, et vous ferez sagement d’y veiller.
Il s’interrompit tout à coup. Les deux vieux prêtres se regardèrent en silence. On entendit sur la route un pas égal et pesant.
—Excusez-moi, fit enfin le curé de Campagne, avec un visible embarras. Je dois savoir si mon confrère d’Heudeline a terminé les confessions, et si tout est prêt pour la cérémonie de cette nuit... Voulez-vous seulement me prêter votre bras? Nous allons traverser la salle et j’irai vous mettre en voiture.
Il appuya sur un timbre, et sa gouvernante parut.
—Priez M. Donissan de venir prendre congé de M. l’abbé Demange, dit-il sèchement.
—Monsieur l’abbé—bégaya-t-elle—je pense... Je pense que M. l’abbé ne peut guère... au moins pour l’instant...
—Ne peut guère?
—C’est-à-dire... les couvreurs... Enfin, les couvreurs parlaient de laisser l’ouvrage en plan..., de revenir après les fêtes du nouvel an.
—Notre clocher a besoin de réparations, en effet, expliqua le doyen de Campagne. La charpente a failli céder, aux pluies d’automne; j’ai dû faire appel à l’entrepreneur de Maurevert et embaucher sur place des ouvriers sans expérience, pour un travail, en somme, dangereux. M. Donissan...
Il se tourna vers la gouvernante, et dit sur le même ton:
—Priez-le de descendre tel quel. Cela ne fait rien...
—M. Donissan, reprit-il dès que la vieille femme eut disparu, m’a demandé la permission de prêter la main... Oh! il ne la prête pas à demi! Je l’ai vu, la semaine dernière, un matin, au haut des échelles, sa pauvre culotte collée aux genoux par la pluie, guidant les madriers, criant des ordres à travers les rafales, et visiblement plus à l’aise sur son perchoir que dans sa stalle du grand séminaire, un jour d’examen trimestriel... Il a sans doute recommencé aujourd’hui.
—Pourquoi l’appelez-vous? dit l’abbé Demange. Pourquoi l’humilier? A quoi bon!
L’abbé Menou-Segrais éclata de rire et, posant la main sur le bras de son ami:
—J’aime à vous confronter, fit-il. J’aime à vous voir face à face. J’y mets probablement un peu de malice. Mais c’est la dernière fois peut-être, et d’ailleurs au bout de cette malice il y a un sentiment très vif et très tendre, que je vous dois, de la miséricorde de Dieu, de sa divine suavité. Qu’elle est donc forte et subtile, qu’elle embrasse donc étroitement la nature, cette grâce qui par une voie si différente, sans les contraindre, rassemble doucement vos deux âmes à l’unité, à la réalité d’un seul amour! Que la ruse du diable paraît vaine, en somme, dans sa laborieuse complication!
—Je le crois avec vous, dit l’abbé Demange. Pardonnez-moi encore ceci, qui vous paraîtra bien commun. Je crois que le chrétien de bonne volonté se maintient de lui-même dans la lumière d’en haut, comme un homme dont le volume et le poids sont dans une proportion si constante et si adroitement calculée qu’il surnage dans l’eau s’il veut bien seulement y demeurer en repos. Ainsi—n’étaient certaines destinées singulières—j’imagine nos saints ainsi que des géants puissants et doux dont la force surnaturelle se développe avec harmonie, dans une mesure et selon un rythme que notre ignorance ne saurait percevoir, car elle n’est sensible qu’à la hauteur de l’obstacle, et ne juge point de l’ampleur et de la portée de l’élan. Le fardeau que nous soulevons avec peine, en grinçant et grimaçant, l’athlète le tire à lui, comme une plume, sans que tressaille un muscle de sa face, et il apparaît à tous frais et souriant... Je sais que vous m’opposerez sans doute l’exemple de votre protégé...
—Me voici, monsieur le chanoine, dit derrière eux une voix basse et forte.
Ils se retournèrent en même temps. Celui qui fut depuis le curé de Lumbres était là debout, dans un silence solennel. Au seuil du vestibule obscur, sa silhouette, prolongée par son ombre, parut d’abord immense, puis, brusquement,—la porte lumineuse refermée,—petite, presque chétive. Ses gros souliers ferrés, essuyés en hâte, étaient encore blancs de mortier, ses bas et sa soutane criblés d’éclaboussures et ses larges mains, passées à demi dans sa ceinture, avaient aussi la couleur de la terre. Le visage, dont la pâleur contrastait avec la rougeur hâlée du cou, ruisselait de sueur et d’eau tout ensemble car, au soudain appel de M. Menou-Segrais, il avait couru se laver dans sa chambre. Le désordre, ou plutôt l’aspect presque sordide de ses vêtements journaliers, était rendu plus remarquable encore par la singulière opposition d’une douillette neuve, raide d’apprêt, qu’il avait glissée avec tant d’émotion qu’une des manches se retroussait risiblement sur un poignet noueux comme un cep. Soit que le silence prolongé du chanoine et de son hôte achevât de le déconcerter, soit qu’il eût entendu—à ce que pensa plus tard le doyen de Campagne—les derniers mots prononcés par M. Demange, son regard, naturellement appuyé ou même anxieux, prit soudain une telle expression de tristesse, d’humilité si déchirante, que le visage grossier en parut, tout à coup, resplendir.
—Vous ne deviez pas vous déranger, dit avec pitié M. Demange. Je vois que vous ne perdez pas votre temps, que vous ne boudez pas à la besogne... Je suis néanmoins content d’avoir pu vous dire adieu.
Ayant fait un signe amical de la tête, il se détourna aussitôt, avec une indifférence sans doute affectée. Le chanoine le suivit vers la porte. Ils entendirent, dans l’escalier, le pas pesant du vicaire, un peu plus pesant que d’habitude, peut-être... Dehors, le cocher, transi de froid, faisait claquer son fouet.
—Je suis fâché de vous quitter si tôt, dit l’abbé Demange, sur le seuil. Oui, j’aurais aimé, j’aurais particulièrement aimé passer cette nuit de Noël avec vous. Cependant, je vous laisse à plus puissant et plus clairvoyant que moi, mon ami. La mort n’a pas grand’chose à apprendre aux vieilles gens, mais un enfant, dans son berceau! Et quel Enfant!... Tout à l’heure, le monde commence.
Ils descendaient le petit perron côte à côte. L’air était sonore jusqu’au ciel. La glace craquait dans les ornières.
—Tout est à commencer, toujours!—jusqu’à la fin, dit brusquement M. Menou-Segrais, avec une inexprimable tristesse.
Le tranchant de la bise rougissait ses joues, cernait ses yeux d’une ombre bleue, et son compagnon s’aperçut qu’il tremblait de froid.
—Est-ce possible! s’écria-t-il. Vous êtes sorti sans manteau et tête nue, par une telle nuit!
Mieux qu’aucune parole, en effet, cette imprudence du curé de Campagne marquait un trouble infini. Et à la plus grande surprise encore de l’abbé Demange—ou, pour mieux dire, à son indicible étonnement—il vit, pour la première fois, pour une première et dernière fois, une larme glisser sur le fin visage familier.
—Adieu, Jacques, dit le doyen de Campagne, en s’efforçant de sourire. S’il y a des présages de mort, un manquement si prodigieux à mes usages domestiques, un pareil oubli des précautions élémentaires est un signe assez fatal...
Ils ne devaient plus se revoir.
II
L’abbé Donissan ne rentra que fort tard dans la nuit. Longtemps l’abbé Menou-Segrais, un livre à la main qu’il ne lisait point, entendit le pas régulier du vicaire, marchant de long en large à travers sa chambre. «L’heure ne saurait tarder, songeait le vieux prêtre, d’une explication capitale.» Il ne doutait pas que cette explication fût nécessaire, mais il avait jusqu’alors dédaigné de la provoquer, trop sage pour ne pas laisser au jeune prêtre le bénéfice et l’embarras tout ensemble d’un exorde décisif... Les derniers bruits s’étaient tus, hors ce pas monotone dans l’épaisseur du mur. «Pourquoi cette nuit plutôt que demain, ou plus tard? pensait l’abbé Menou-Segrais. La visite de l’abbé Demange a peut-être agacé mes nerfs.» Néanmoins, plus forte et pressante qu’aucune raison, la prévision d’un événement singulier, inévitable, l’agitait d’une attente dont chaque minute augmentait l’anxiété. Tout à coup la porte du couloir grinça.
Une main frappa deux coups. L’abbé Donissan parut.
—Je vous attendais, mon ami, dit simplement l’abbé Menou-Segrais.
—Je le savais, répondit l’autre d’une voix humble.
Mais il se redressa aussitôt, soutint le regard du doyen et dit fermement, tout d’un trait:
—Je dois solliciter de Monseigneur mon rappel à Tourcoing. Je voudrais vous supplier d’appuyer ma demande, sans rien cacher de ce que vous savez de moi, sans m’épargner en rien.
—Un moment... un moment..., interrompit l’abbé Menou-Segrais. Je dois solliciter, dites-vous? Je dois... pourquoi devez-vous?
—Le ministère paroissial, reprit l’abbé du même ton, est une charge au-dessus de mes forces. C’était l’avis de mon supérieur; je sens bien aussi que c’est le vôtre. Ici même, je suis un obstacle au bien. Le dernier paysan du canton rougirait d’un curé tel que moi, sans expérience, sans lumières, sans véritable dignité. Quelque effort que je fasse, comment puis-je espérer suppléer jamais à ce qui me manque?
—Laissons cela, interrompit le doyen de Campagne, laissons cela; je vous entends. Vos scrupules sont sans doute justifiés. Je suis prêt à demander votre rappel à Monseigneur, mais l’affaire n’en est pas moins délicate. On vous demandait ici, en somme, peu de chose. C’est trop encore, dites-vous?
L’abbé Donissan baissa la tête.
—Ne faites pas l’enfant! s’écria le doyen. Je vais sans doute vous paraître dur; je dois l’être. Le diocèse est trop pauvre, mon ami, pour nourrir une bouche inutile.
—Je l’avoue, balbutia le pauvre prêtre avec effort... En vérité, je ne sais encore... Enfin j’avais fait le projet... de trouver... de trouver dans un couvent une place, au moins provisoire...
—Un couvent!... Vos pareils, monsieur, n’ont que ce mot à la bouche. Le clergé régulier est l’honneur de l’Église, monsieur, sa réserve. Un couvent! Ce n’est pas un lieu de repos, un asile, une infirmerie!
—Il est vrai..., voulut dire l’abbé Donissan, mais il ne fit entendre qu’un bredouillement confus. Les joues écarlates, que l’extrême émotion n’arrivait pas à pâlir, tremblaient. C’était le seul signe extérieur d’une inquiétude infinie. Et même sa voix se raffermit pour ajouter:
—Alors, que veut-on que je fasse?
—Que veut-on? répondit le doyen de Campagne, voici le premier mot de bon sens que vous ayez prononcé. Vous avouant incapable de guider et de conseiller autrui, comment seriez-vous bon juge dans votre propre cause? Dieu et votre évêque, mon enfant, vous ont donné un maître: c’est moi.
—Je le reconnais, dit l’abbé, après une imperceptible hésitation... Je vous supplie cependant...
Il n’acheva pas. D’un geste impérieux, le doyen de Campagne lui imposait déjà silence. Et il regardait avec une curiosité pleine d’effroi ce vieux prêtre, à l’ordinaire si courtois, tout à coup roidi, imperturbable, le regard si dur.
—L’affaire est grave. Vos supérieurs vous ont laissé recevoir les Saints Ordres; je pense que leur décision n’a pas été prise légèrement. D’autre part, cette incapacité dont vous faisiez l’aveu tout à l’heure...
—Permettez-moi, interrompit de nouveau le malheureux prêtre, de la même voix sans timbre... Mon Dieu!... je ne suis pas absolument incapable d’aucun travail apostolique, proportionné à mon intelligence et à mes moyens. Ma santé physique heureusement...
Il se tut, honteux d’opposer à tant d’éloquentes raisons un argument si misérable, dans sa naïveté sublime.
—La santé est un don de Dieu, répliqua gravement l’abbé Menou-Segrais. Hélas! j’en sais le prix mieux que vous. La force qui vous a été départie, votre adresse même à certains travaux manuels, c’était là sans doute le signe d’une vocation moins haute, où la Providence vous appelait... Est-il jamais trop tard pour reconnaître, guidé par de sûrs avis, une erreur involontaire?... Devrez-vous tenter une nouvelle expérience... ou bien... ou bien...
—Ou bien?... osa demander l’abbé Donissan.
—Ou bien retourner à votre charrue? conclut le doyen d’un ton sec... Encore un coup, notez bien que je pose aujourd’hui la question sans y répondre. Vous n’êtes point, grâce à Dieu, de ces jeunes gens impressionnables qu’une parole un peu nette terrorise sans profit. Vous n’êtes menacé d’aucun vertige. Et, pour moi, j’ai fait mon devoir, bien qu’avec une apparente cruauté.
—Je vous remercie, reprit doucement l’abbé, d’une voix singulièrement raffermie. Depuis le début de cet entretien, Dieu m’a donné la force d’entendre de votre bouche des vérités bien dures. Pourquoi ne m’assisterait-il pas jusqu’au bout? C’est moi qui vous supplie de répondre à la question que vous avez posée. Qu’ai-je besoin d’attendre plus longtemps?
—Mon Dieu... murmura l’abbé Menou-Segrais, pris de court... J’avoue que quelques semaines de réflexion... J’aurais voulu vous laisser le loisir...
—A quoi bon, si je ne dois pas être juge dans ma propre cause et, en vérité, je ne puis l’être. C’est votre avis que je veux entendre, et le plus tôt sera le mieux.
—Il est possible que vous soyez prêt à l’entendre, mon ami, mais non pas sans doute à vous y conformer sans réserves, répliqua le doyen de Campagne avec une brutalité forcée. Dans un tel cas, provoquer ce qu’on redoute est moins signe de courage que de faiblesse.
—Je le sais, je l’avoue! s’écria l’abbé Donissan, vous ne vous trompez pas. Vous voyez clair en moi. C’est à votre charité que je fais appel... ah! monsieur, non pas même à votre charité, à votre pitié, pour me porter le dernier coup. Ce coup reçu, je le sens, je suis sûr que je trouverai la force nécessaire... Il n’y a pas d’exemple que Dieu n’ait relevé un misérable tombé à terre...
L’abbé Menou-Segrais le toisa d’un regard aigu.
—Êtes-vous si sûr que ma conviction soit faite, dit-il, et qu’il ne me reste aucun doute dans l’esprit?
L’abbé Donissan secoua la tête.
—Il ne faut pas longtemps pour juger un homme tel que moi, fit-il, et vous voulez seulement me ménager. Au moins, laissez-moi le mérite, devant Dieu, d’une obéissance entière, absolue: ordonnez! commandez! Ne me laissez pas dans le trouble!
—Je vous approuve, dit le doyen de Campagne, après un silence: je ne puis que vous approuver. Vos intentions sont bonnes, éclairées même. Je comprends votre impatience à vaincre la nature d’un coup décisif. Mais la parole que vous attendez de moi peut être une tentation au-dessus de vos forces. Vous voulez connaître l’arrêt, soit. L’exécuterez-vous?
—Je le crois, répondit l’abbé d’une voix sourde. Et, d’ailleurs, serai-je jamais mieux préparé que cette nuit à recevoir et porter une croix? Il est temps. Croyez-moi, mon Père, il est temps. Je ne suis pas seulement un prêtre ignorant, grossier, impuissant à se faire aimer. Au petit séminaire, je n’étais qu’un élève médiocre. Au grand séminaire, allez, j’ai fini par lasser tout le monde. Il a fallu un miracle de charité du P. Demange pour convaincre les directeurs de m’admettre au diaconat... Intelligence, mémoire, assiduité même, tout me manque... Et cependant...
Il hésita, mais sur un signe de l’abbé Menou-Segrais:
—Et cependant, continua-t-il avec effort, je n’ai pu vaincre encore tout à fait une obstination... un entêtement... Le juste mépris d’autrui réveille en moi... des sentiments si âpres... si violents... Je ne puis vraiment les combattre par des moyens ordinaires...
Il s’arrêta, comme effrayé d’en avoir trop dit. Les petits yeux du doyen fixaient son regard, avec une attention singulière. Il conclut d’une voix suppliante, presque désespérée:
—Ainsi ne remettez pas à plus tard... Il est temps... Cette nuit, je vous assure... Vous ne pouvez pas savoir...
L’abbé Menou-Segrais se leva si vivement de son fauteuil que le pauvre prêtre, cette fois, pâlit. Mais le vieux doyen fit quelques pas vers la fenêtre, appuyé sur sa canne, l’air absorbé. Puis, se redressant tout à coup:
—Mon enfant, dit-il, votre soumission me touche... J’ai dû vous paraître brutal, je vais l’être de nouveau. Il ne m’en coûterait pas beaucoup de tourner ceci de cent manières: j’aime mieux encore parler net. Vous venez de vous remettre entre mes mains... Dans quelles mains? Le savez-vous?
—Je vous en prie... murmura l’abbé, d’une voix tremblante.
—Je vais vous l’apprendre: vous venez de vous mettre entre les mains d’un homme que vous n’estimez pas.
Le visage de l’abbé Donissan était d’une pâleur livide.
—Que vous n’estimez pas, répéta l’abbé Menou-Segrais. La vie que je mène, ici, est en apparence celle d’un laïque bien renté. Avouez-le! Ma demi-oisiveté vous fait honte. L’expérience dont tant de sots me louent est à vos yeux sans profit pour les âmes, stérile. J’en pourrais dire plus long, cela suffit. Mon enfant, dans un cas si grave, les petits ménagements de politesse mondaine ne sont rien: ai-je bien exprimé votre sentiment?
Aux premiers mots de cette étrange confession, l’abbé Donissan avait osé lever sur le terrible vieux prêtre un regard plein de stupeur. Il ne le baissa plus.
—J’exige une réponse, continua l’abbé Menou-Segrais, je l’attends de votre obéissance, avant de me prononcer sur rien. Vous avez le droit de me récuser. Je puis être votre juge en cette affaire: je ne serai point votre tentateur. A la question que j’ai posée, répondez simplement par oui ou par non.
—Je dois répondre oui, répliqua tout à coup l’abbé Donissan, d’un air calme... L’épreuve que vous m’imposez est bien dure: je vous prie de ne pas la prolonger.
Mais les larmes jaillirent de ses yeux, et c’est à peine si l’abbé Menou-Segrais entendit les derniers mots, prononcés à voix basse. Le malheureux prêtre se reprochait avidement son timide appel à la pitié comme une faiblesse. Après un court débat intérieur, il continua cependant:
—J’ai répondu par obéissance, et je ne devrais plus sans doute qu’attendre et me taire... mais... mais je ne puis... Dieu n’exige pas que je vous laisse croire... En conscience, c’était là une pensée... un sentiment involontaire... Je ne parle pas ainsi, reprit-il d’un ton plus ferme, pour me justifier: mon mauvais esprit vous est maintenant connu... Ainsi la Providence me découvre à vous tout entier... Et maintenant... Et maintenant...
Ses mains cherchèrent une seconde un appui, ses longs bras battant le vide. Puis ses genoux fléchirent, et il tomba tout d’une pièce, la face en avant.
—Mon petit enfant! s’écria l’abbé Menou-Segrais, avec l’accent d’un véritable désespoir.
Il traîna maladroitement le corps inerte jusqu’au pied du divan, et d’un grand effort l’y fit basculer. Au milieu des coussins de cuir roux, la tête osseuse était maintenant d’une pâleur livide.
—Allons... allons... murmurait le vieux doyen, en s’efforçant de déboutonner la soutane de ses doigts raidis par la goutte; mais l’étoffe usée céda la première. Par l’échancrure du col la rude toile de la chemise apparut, tachée de sang.
Déjà la large et profonde poitrine s’abaissait et se soulevait de nouveau. D’un geste brusque, le doyen la découvrit.
—Je m’en doutais, fit-il avec un douloureux sourire.
Des aisselles à la naissance des reins, le torse était pris tout entier dans une gaine rigide du crin le plus dur, grossièrement tissé. La mince lanière qui maintenait par devant l’affreux justaucorps était si étroitement serrée que l’abbé Menou-Segrais ne la dénoua pas sans peine. La peau apparut alors, brûlée par l’intolérable frottement du cilice comme par l’application d’un caustique; l’épiderme détruit par places, soulevé ailleurs en ampoules de la largeur d’une main, ne faisait plus qu’une seule plaie, d’où suintait une eau mêlée de sang. L’ignoble bourre grise et brune en était comme imprégnée. Mais d’une blessure au pli du flanc, plus profonde, un sang vermeil coulait goutte à goutte. Le malheureux avait cru bien faire en la comprimant de son mieux d’un tampon de chanvre: l’obstacle écarté, l’abbé Menou-Segrais retira vivement ses doigts rougis.
Le vicaire ouvrit les yeux. Un moment son regard attentif épia chaque angle de cette chambre inconnue, puis, se reportant sur le visage familier du doyen, exprima d’abord une surprise grandissante. Tout à coup, ce regard tomba sur la large échancrure de la soutane et les linges ensanglantés. Alors, l’abbé Donissan, se rejetant vivement en arrière, cacha sa figure dans ses mains.
Déjà celles de l’abbé Menou-Segrais les écartait doucement, découvrant la rude tête, d’un geste presque maternel.
—Mon petit, Notre-Seigneur n’est pas mécontent de vous, fit-il à voix basse, avec un indéfinissable accent.
Mais reprenant aussitôt ce ton habituel de bienveillance un peu hautaine dont il aimait à déguiser sa tendresse:
—Vous jetterez demain au feu cette infernale machine, l’abbé: il faut trouver quelque chose de mieux. Dieu me garde de parler seulement le langage du bon sens: en bien comme en mal il convient d’être un peu fou. Je fais ce reproche à vos mortifications d’être indiscrètes: un jeune prêtre irréprochable doit avoir du linge blanc.
... Levez-vous, dit encore l’étrange vieil homme, et approchez-vous un peu. Notre conversation n’est pas finie, mais le plus difficile est fait... Allons! Allons! asseyez-vous là. Je ne vous lâche pas.
Il l’installait dans son propre fauteuil et, comme par mégarde, parlant toujours, glissait un oreiller sous la tête douloureuse. Puis, s’asseyant sur une chaise basse, et ramenant frileusement autour de lui sa couverture de laine, il se recueillait une minute, le regard fixé sur le foyer, dont on voyait danser la flamme dans ses yeux clairs et hardis.
—Mon enfant, dit-il enfin, l’opinion que vous avez de moi est assez juste dans l’ensemble, mais fausse en un seul point: Je me juge, hélas! avec plus de sévérité que vous ne pensez. J’arrive au port les mains vides...
Il tisonnait les bûches flamboyantes avec calme.
—Vous êtes un homme bien différent de moi, reprit-il, vous m’avez retourné comme un gant. En vous demandant à Monseigneur, j’avais fait ce rêve un peu niais d’introduire chez moi... hé bien! oui... un jeune prêtre mal noté, dépourvu de ces qualités naturelles pour lesquelles j’ai tant de faiblesse, et que j’aurais formé de mon mieux au ministère paroissial... A la fin de ma vie, c’était une lourde charge que j’assumais là, Seigneur! Mais j’étais aussi trop heureux dans ma solitude pour y achever de mourir en paix. Le jugement de Dieu, mon petit, doit nous surprendre en plein travail... Le jugement de Dieu!...
... Mais c’est vous qui me formez, dit-il après un long silence.
A cette étonnante parole, l’abbé Donissan ne détourna même pas la tête. Ses yeux grands ouverts n’exprimaient aucune surprise; et le doyen de Campagne vit seulement au mouvement de ses lèvres qu’il priait.
—Ils n’ont pas su reconnaître le plus précieux des dons de l’Esprit, dit-il encore. Ils ne reconnaissent jamais rien. C’est Dieu qui nous nomme. Le nom que nous portons n’est qu’un nom d’emprunt... Mon enfant, l’esprit de force est en vous.
Les trois premiers coups de l’Angélus de l’aube tintèrent au dehors comme un avertissement solennel, mais ils ne l’entendirent pas. Les bûches croulaient doucement dans les cendres.
—Et maintenant, continua l’abbé Menou-Segrais, et maintenant j’ai besoin de vous. Non! un autre que moi, à supposer qu’il eût vu si clair, n’eût pas osé vous parler comme je fais ce soir. Il le faut cependant. Nous sommes à cette heure de la vie (elle sonne pour chacun) où la vérité s’impose par elle-même d’une évidence irrésistible, où chacun de nous n’a qu’à étendre les bras pour monter d’un trait à la surface des ténèbres et jusqu’au soleil de Dieu. Alors, la prudence humaine n’est que pièges et folies. La Sainteté! s’écria le vieux prêtre d’une voix profonde, en prononçant ce mot devant vous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais! Vous n’ignorez pas ce qu’elle est: une vocation, un appel. Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. N’attendez aucun secours humain. Dans la pleine conscience de la responsabilité que j’assume, après avoir éprouvé une dernière fois votre obéissance et votre simplicité, j’ai cru bien faire en vous parlant ainsi. En doutant, non pas seulement de vos forces, mais des desseins de Dieu sur vous, vous vous engagiez dans une impasse: à mes risques et périls, je vous remets dans votre route; je vous donne à ceux qui vous attendent, aux âmes dont vous serez la proie... Que le Seigneur vous bénisse, mon petit enfant!
A ces derniers mots, comme un soldat qui se sent touché, et se dresse d’instinct avant de retomber, l’abbé Donissan se mit debout. Dans son visage immobile, à la bouche close, aux fortes mâchoires, au front têtu, ses yeux pâles témoignaient d’une hésitation mortelle. Un long moment, son regard erra sans se poser. Puis ce regard rencontra la croix pendue au mur et, se reportant aussitôt sur l’abbé Menou-Segrais, en se fixant, parut s’éteindre tout à coup. Le doyen n’y lut plus qu’une soumission aveugle que le tragique désordre de cette âme, encore soulevée de terreur, rendait sublime.
—Je vous demande la permission de me retirer, dit simplement le futur curé de Lumbres d’une voix mal affermie. En vous écoutant j’ai cru vraiment tomber dans le trouble et le désespoir, mais c’est fini maintenant... Je... je crois... être tel... que vous pouvez le désirer... et... Et Dieu ne permettra pas que je sois tenté au delà de mes forces.
Ayant dit, il disparut, et, derrière lui, la porte se refermait déjà sans bruit.
Dès lors, l’abbé Donissan connut la paix, une étrange paix, et qu’il n’osa d’abord sonder. Les mille liens qui retiennent ou ralentissent l’action s’étaient brisés tous ensemble; l’homme extraordinaire, que la défiance ou la pusillanimité de ses supérieurs avait renfermé des années dans un invisible réseau, trouvait enfin devant lui le champ libre, et s’y déployait. Chaque obstacle, abordé de front, pliait sous lui. En quelques semaines l’effort de cette volonté que rien n’arrêtera plus désormais commença d’affranchir jusqu’à l’intelligence. Le jeune prêtre employait ses nuits à dévorer des livres, jadis refermés avec désespoir et qu’il pénétrait maintenant, non sans peine, mais avec une ténacité d’attention qui surprenait l’abbé Menou-Segrais comme un miracle. C’est alors qu’il acquit cette profonde connaissance des Livres saints qui n’apparaissait pas d’abord à travers son langage, toujours volontairement simple et familier, mais qui nourrissait sa pensée. Vingt ans plus tard, il disait un jour à Mgr Leredu, avec malice: «J’ai dormi cette année-là sept cent trente heures...»
—Sept cent trente heures?
—Oui, deux heures par nuit... Et encore—de vous à moi—je trichais un peu.
L’abbé Menou-Segrais pouvait suivre sur le visage de son vicaire chaque péripétie de cette lutte intérieure dont il n’osait prévoir le dénouement. Bien que le pauvre prêtre continuât de s’asseoir à la table commune et s’y efforçât d’y paraître aussi calme qu’à l’ordinaire, le vieux doyen ne voyait pas sans une inquiétude grandissante les signes physiques, chaque jour plus évidents, d’une volonté tendue à se rompre, et qu’un effort peut briser. Si riche qu’il fût d’expérience et de sagacité, ou peut-être par un abus de ces qualités mêmes, le curé de Campagne ne démêlait qu’à demi les causes d’une crise morale dont il n’espérait plus limiter les effets. Trop adroit pour user son autorité en paroles vaines et en inutiles conseils de modération que l’abbé Donissan n’était plus sans doute en état d’écouter, il attendait une occasion d’intervenir et ne la trouvait pas. Comme il arrive trop souvent, lorsqu’un homme habile n’est plus maître des passions qu’il a suscitées, il craignait d’agir à contresens et d’aggraver le mal auquel il eût voulu porter remède. D’un autre que son étrange disciple, il eût attendu plus tranquillement la réaction naturelle d’un organisme surmené par un travail excessif, mais ce travail même n’était-il pas, à cette heure, un remède plutôt qu’un mal et comme la distraction farouche d’un misérable prisonnier d’une seule et constante pensée?
D’ailleurs l’abbé Donissan n’avait rien changé, en apparence, aux occupations de chaque jour et menait de front plus d’une entreprise. Tous les matins, on le vit gravir de son pas rapide et un peu gauche le sentier abrupt qui, du presbytère, mène à l’église de Campagne. Sa messe dite, après une prière d’actions de grâces dont l’extrême brièveté surprit longtemps l’abbé Menou-Segrais, infatigable, son long corps penché en avant, les mains croisées derrière le dos, il gagnait la route de Brennes et parcourait en tous sens l’immense plaine qui, tracée de chemins difficiles, balayée d’une bise aigre, descend de la crête de la vallée de la Canche à la mer. Les maisons y sont rares, bâties à l’écart, entourées de pâturages, que défendent les fils de fer barbelés. A travers l’herbe glacée qui glisse et cède sous les talons, il faut parfois cheminer longtemps pour trouver à la fin, au milieu d’un petit lac de boue creusé par les sabots des bêtes, une mauvaise barrière de bois qui grince et résiste entre ses montants pourris. La ferme est quelque part, au creux d’un pli de terrain, et l’on ne voit dans l’air gris qu’un filet de fumée bleue, ou les deux brancards d’une charrette dressés vers le ciel, avec une poule dessus. Les paysans du canton, race goguenarde, regardaient en dessous avec méfiance la haute silhouette du vicaire, la soutane troussée, debout dans le brouillard, et qui s’efforçait de tousser d’un ton cordial. A sa vue la porte s’ouvrait chichement, et la maisonnée attentive, pressée autour du poêle, attendait son premier mot, lent à venir. D’un regard, chacun reconnaît le paysan infidèle à la terre, et comme un frère prodigue: au ton de respect et de courtoisie s’ajoute une nuance de familiarité protectrice, un peu méprisante, et le petit discours est écouté tout au long, dans un affreux silence... Quels retours, la nuit tombée, vers les lumières du bourg, lorsque l’amertume de la honte est encore dans la bouche et que le cœur est seul, à jamais!... «Je leur fais plus de mal que de bien», disait tristement l’abbé Donissan, et il avait obtenu de cesser pour un temps ces visites dont sa timidité faisait un ridicule martyre. Mais maintenant il les prodiguait de nouveau, ayant même obtenu de l’abbé Menou-Segrais qu’il se déchargeât sur lui de la plus humiliante épreuve, la quête de carême, que les malheureux appellent, avec un cynisme navrant, leur tournée... «Il ne rapportera pas un sou», pensait le doyen, sceptique... Et chaque soir, au contraire, le singulier solliciteur posait au coin de la table le sac de laine noire gonflé à craquer. C’est qu’il avait pris peu à peu sur tous l’irrésistible ascendant de celui qui ne calcule plus les chances et va droit devant. Car l’habile et le prudent ne ménagent au fond qu’eux-mêmes. Le rire du plus grossier est arrêté dans sa gorge, lorsqu’il voit sa victime s’offrir en plein à son mépris.
—Quel drôle de corps! se disait-on, mais avec une nuance d’embarras. Autrefois, prenant sa place au coin le plus noir et pétrissant son vieux chapeau dans ses doigts, le malheureux cherchait longtemps en vain une transition adroite, heureuse, inquiet de placer le mot, la phrase méditée à loisir, puis partait sans avoir rien dit. A présent, il a trop à faire de lutter contre soi-même, de se surmonter. En se surmontant, il fait mieux que persuader ou séduire; il conquiert; il entre dans les âmes comme par la brèche. Ainsi que jadis il traverse la cour du même pas rapide, parmi les flaques de purin et le vol effarouché des poules. Comme autrefois le même marmot barbouillé, un doigt dans la bouche, l’observe du coin de l’œil tandis qu’il frotte à grand bruit ses souliers crottés. Mais déjà, quand il paraît sur le seuil, chacun se lève en silence. Nul ne sait le fond de ce cœur à la fois avide et craintif, que le plus petit obstacle va toucher jusqu’au désespoir, mais que rien ne saurait rassasier. C’est toujours ce prêtre honteux qu’un sourire déconcerte aux larmes et qui arrache à grand labeur chaque mot de sa gorge aride. Mais, de cette lutte intérieure, rien ne paraîtra plus au dehors, jamais. Le visage est impassible, la haute taille ne se courbe plus, les longues mains ont à peine un tressaillement. D’un regard, de ce regard profond, anxieux, qui ne cède pas, il a traversé les menues politesses, les mots vagues. Déjà il interroge, il appelle. Les mots les plus communs, les plus déformés par l’usage reprennent peu à peu leur sens, éveillent un étrange écho. «Quand il prononçait le nom de Dieu presque à voix basse, mais avec un tel accent, disait vingt ans après un vieux métayer de Sainte-Gilles, l’estomac nous manquait, comme après un coup de tonnerre...»
Nulle éloquence, et même aucune de ces naïvetés savoureuses dont les blasés s’émerveilleront plus tard, et presque toutes, d’ailleurs, d’authenticité suspecte. La parole du futur curé de Lumbres est difficile; parfois même elle choppe sur chaque mot, bégaye. C’est qu’il ignore le jeu commode du synonyme et de l’à-peu-près, les détours d’une pensée qui suit le rythme verbal et se modèle sur lui comme une cire. Il a souffert longtemps de l’impuissance à exprimer ce qu’il sent, de cette gaucherie qui faisait rire. Il ne se dérobe plus. Il va quand même. Il n’esquive plus l’humiliant silence, lorsque la phrase commencée arrive à bout de course, tombe dans le vide. Il la rechercherait plutôt. Chaque échec ne peut plus que bander le ressort d’une volonté désormais infléchissable. Il entre dans son sujet d’emblée, à la grâce de Dieu. Il dit ce qu’il a à dire, et les plus grossiers l’écouteront bientôt sans se défendre, ne se refuseront pas. C’est qu’il est impossible de se croire une minute la dupe d’un tel homme: où il vous mène on sent qu’il monte avec vous. La dure vérité, qui tout à coup d’un mot longtemps cherché court vous atteindre en pleine poitrine, l’a blessé avant vous. On sent bien qu’il l’a comme arrachée de son cœur. Hé non! il n’y a rien ici pour les professeurs, aucune rareté. Ce sont des histoires toutes simples; celui-là, il faut qu’on l’écoute, voilà tout... La bouilloire tremble et chante sur le poêle, le chien avachi dort, le nez entre ses pattes, le grand vent du dehors fait crier la porte dans ses gonds et la noire corneille appelle à tue-tête dans le désert aérien... Ils l’observent de biais, répondent avec embarras, s’excusent, plaident l’ignorance ou l’habitude et, quand il se tait, se taisent aussi.
—Mais que leur contez-vous donc, à nos bonnes gens? demande l’abbé Menou-Segrais. Les voilà tout retournés. Quand je parle de vous, pas un qui ose me regarder en face.
Car il évite de poser à l’abbé Donissan de ces questions directes qui exigent un oui ou un non... Pourquoi?... Par prudence, sans doute, mais aussi par une crainte secrète... Quelle crainte? Le travail de la grâce dans ce cœur déjà troublé a un caractère de violence, d’âpreté, qui le déconcerte. Depuis cette nuit de Noël où il a parlé avec tant d’audace, le curé de Campagne n’a jamais voulu reprendre un entretien auquel il ne pense plus sans un certain embarras. Son vicaire, d’ailleurs, n’est-il pas toujours simple, aussi docile, et d’une déférence aussi parfaite, irréprochable?... Aucun des confrères qui l’approchent n’a remarqué en lui de changement. On le traite avec la même indulgence, un peu méprisante; on loue son zèle et sa piété. Le curé de Larieux, son directeur, bon vieillard nourri de la moelle sulpicienne et qui le confesse chaque jeudi, ne manifeste aucune surprise, aucune inquiétude. Le dernier trait, fait pour le rassurer, déçoit au contraire l’abbé Menou-Segrais, jusqu’au malaise.
Sans doute plus d’une fois, il a cru raffermir, par un détour ingénieux, son autorité défaillante. Alors il propose, suggère, ordonne, avec le désir à peine avoué d’être un peu contredit. Dût-il se rendre à de meilleures raisons, au moins se trouverait rompu cet insupportable silence! Mais l’humble soumission de l’abbé Donissan rend cette dernière ruse inutile. Qu’il propose, il est aussitôt obéi. C’est en vain qu’il éprouve tour à tour la patience et la timidité du pauvre prêtre, avec une sagacité cruelle, et que, par exemple, après l’avoir longtemps dispensé du sermon dominical, il le lui impose un jour, à l’improviste. Le malheureux, au jour dit, sans un reproche, rassemble en hâte quelques feuillets couverts de sa grosse écriture paysanne, monte en chaire, et pendant vingt mortelles minutes, les yeux baissés, livide, commente l’évangile du jour, hésite, bredouille, s’anime à mesure, lutte désespérément jusqu’au bout, et finit par atteindre à une espèce d’éloquence élémentaire, presque tragique... Il recommence à présent chaque dimanche, et, lorsqu’il se tait, il court un murmure de chaise en chaise, qu’il est seul à ne pas entendre, le profond soupir, comparable à rien, d’un auditoire tenu un moment sous la contrainte souveraine, et qui se détend...
—Cela va un peu mieux, dit au retour le doyen, mais c’est encore si vague... si confus...
—Hélas! fait l’abbé, avec une moue d’enfant qui va pleurer.
Au déjeuner, ses mains tremblent encore.
Entre temps, d’ailleurs, l’abbé Menou-Segrais prit une résolution plus grave, ayant ouvert toutes grandes, à son vicaire, les portes du confessionnal. Le doyen d’Hauburdin fit cette année les frais d’une retraite, prêchée par deux Frères Maristes. L’un de ceux-ci, pris d’une mauvaise grippe, dut regagner Valenciennes au premier jour de la semaine sainte. A ce moment, le doyen pria son confrère de Campagne de lui prêter l’abbé Donissan.
—Il est jeune, ne craint point sa peine, est à toutes fins... Jusqu’à ce jour, sur les conseils du Père Denisanne, qui l’avait longuement entretenu de son élève, le doyen de Campagne avait assez chichement mesuré à celui-ci l’exercice du ministère de la pénitence. Mal averti, et par un malentendu bien excusable, le Père missionnaire se déchargea d’une partie de sa besogne sur le futur curé de Lumbres, qui, du jeudi au samedi saint, ne quitta pas le confessionnal. Le canton d’Hauburdin est vaste, à la lisière du pays minier, mais le succès de la retraite, pourtant, fut immense. Certes, aucun de ces prêtres qui le jour de Pâques prirent leur place au chœur, en beau surplis frais, et virent s’agenouiller à la table de communion une foule innombrable, ne leva seulement le regard vers le jeune vicaire silencieux qui venait de s’offrir pour la première fois, dans les ténèbres et le silence, à l’homme pécheur, son maître, qui ne le lâchera plus vivant. Jamais l’abbé Donissan ne s’ouvrit à personne des angoisses de cette entrevue décisive, ou peut-être de sa suprême suavité... Mais, lorsque l’abbé Menou-Segrais le revit, le soir de Pâques, il fut si frappé de son air distrait, absorbé, qu’il l’interrogea aussitôt avec une rudesse inaccoutumée, et la simple réponse du pauvre prêtre ne le rassura point assez.
Un mot toutefois, échappé beaucoup plus tard à l’abbé Donissan, éclaire d’une étrange lueur cette période obscure de sa vie. «Quand j’étais jeune, avoua-t-il à M. Groselliers, je ne connaissais pas le mal: je n’ai appris à le connaître que de la bouche des pécheurs.»
Ainsi les semaines succédaient aux semaines, la vie reprenait paisible, monotone, sans que rien ne justifiât une inquiétude singulière. Depuis le dernier entretien de la nuit de Noël, le silence gardé par l’abbé Donissan l’avait douloureusement déçu et l’obéissance, la douceur contrainte et passive du futur curé de Lumbres n’avait pas dissipé l’amertume d’une espèce de malentendu dont il ne pénétrait pas les causes. Était-ce un malentendu seulement? De jour en jour ce vieillard d’expérience et de savoir, si bien défendu contre la tyrannie des apparences, sent peser sur ses épaules une crainte indéfinissable. Le grand enfant qui, chaque soir, se met humblement à genoux et reçoit sa bénédiction avant de regagner sa chambre connaît son secret, et lui, il ne connaît pas le sien. Pour si obstinément qu’il l’observât, il ne pouvait surprendre en lui un de ces signes extérieurs qui marquent l’activité de l’orgueil et de l’ambition, la recherche anxieuse, les alternatives de confiance et de désespoir, une inquiétude qui ne trompe pas... Et pourtant... «Ai-je point troublé ce cœur pour toujours, se disait-il en cherchant parfois le regard qui l’évitait, ou le feu qui le consume est-il pur? Sa conduite est parfaite, irréprochable; son zèle ardent, efficace, et déjà son ministère porte du fruit... Que lui reprocher? Combien d’autres seraient heureux de vieillir assistés d’un tel homme! Son extérieur est d’un saint, et quelque chose en lui, pourtant repousse, met sur la défensive... Il lui manque la joie...»
Or, l’abbé Donissan connaissait la joie.
Non pas celle-là, furtive, instable, tantôt prodiguée tantôt refusée—mais une autre joie plus sûre, profonde, égale, incessante, et pour ainsi dire inexorable—pareille à une autre vie dans la vie, à la dilatation d’une nouvelle vie. Si loin qu’il remontât dans le passé, il n’y trouvait rien qui lui ressemblât, il ne se souvenait même pas de l’avoir jamais pressentie, ni désirée. A présent même il en jouissait avec une avidité craintive, comme d’un périlleux trésor que le maître inconnu va reprendre, d’une minute à l’autre, et qu’on ne peut déjà laisser sans mourir.
Aucun signe extérieur n’avait annoncé cette joie et il semblait qu’elle durât comme elle avait commencé, soutenue par rien, lumière dont la source reste invisible, où s’abîme toute pensée, comme un seul cri à travers l’immense horizon ne dépasse pas le premier cercle de silence... C’était la nuit même que le doyen de Campagne avait choisie pour l’extraordinaire épreuve, à la fin de cette nuit de Noël, dans la chambre où le pauvre prêtre s’était enfui, le cœur plein de trouble, à la première pointe de l’aube. Quelque chose de gris, qu’on peut à peine appeler le jour, montait dans les vitres, et la terre grise de neige, à l’infini, montait avec elle. Mais l’abbé Donissan ne la voyait pas. A genoux devant son lit découvert, il repassait chaque phrase du singulier entretien, s’efforçant d’en pénétrer le sens, puis tournait court, lorsqu’un des mots entendus, trop précis, trop net, impossible à parer, surgissait tout à coup dans sa mémoire. Alors il se débattait en aveugle contre une tentation nouvelle plus dangereuse. Et son angoisse était de ne pouvoir la nommer.
La Sainteté! Dans sa naïveté sublime, il acceptait d’être porté d’un coup du dernier au premier rang, par ordre. Il ne se dérobait pas.
«Là où Dieu vous appelle, il faut monter,» avait dit l’autre. Il était appelé. «Monter ou se perdre!» Il était perdu.
La certitude de son impuissance à égaler un tel destin bloquait jusqu’à la prière sur ses lèvres. Cette volonté de Dieu sur sa pauvre âme l’accablait d’une fatigue surhumaine. Quelque chose de plus intime que la vie même était comme suspendue en lui. L’artiste vieillissant qu’on trouve mort devant l’œuvre commencée, les yeux pleins du chef-d’œuvre inaccessible—le fou bégayant qui lutte contre les images dont il n’est plus maître, pareilles à des bêtes échappées—le jaloux bâillonné et qui n’a plus que son regard pour haïr, devant la précieuse chair profanée, ouverte,—n’ont pas senti plus profonde la fine et perfide pointe, la pénétration du désespoir. Jamais le malheureux ne s’est vu lui-même (il le croit) aussi clair, aussi net. Ignorant, craintif, ridicule lié à jamais par la contrainte d’une dévotion étroite, méfiante, renfermé en soi, sans contact avec les âmes, solitaire, d’intelligence et de cœur stériles, incapable de ces excès dans le bien, des magnifiques imprudences des grandes âmes, le moins héroïque des hommes. Hélas! ce que son maître distingue en lui, n’est-ce pas ce qui subsiste encore des dons jadis reçus, dissipés! La semence étouffée ne lèvera plus. Elle a été jetée pourtant. Mille souvenirs lui reviennent de son enfance si étrangement unie à Dieu et ces rêves, ces rêves-là même—ô rage!—dont il a craint la dangereuse suavité et que dans son âpre zèle il a peu à peu recouverts... C’était donc la voix inoubliable qui n’est que peu de jours entendue, avant que le silence ne se refermât jamais. Il a fui sans le savoir la divine main tendue—la vision même du visage plein de reproche—puis le dernier cri au-dessus des collines, le suprême appel lointain, aussi faible qu’un soupir. Chaque pas l’enfonce plus avant dans la terre d’exil: mais il est toujours marqué du signe que le serviteur de Dieu reconnaissait tout à l’heure sur son front.
J’aurais pu... j’aurais dû... mots effroyables! Et s’il les surmontait une minute, il serait maître de nouveau; ainsi le héros vaincu dicte à ses familiers son Mémorial, refait éternellement ses calculs et ressuscite le passé, pour étouffer l’avenir qui remue encore dans son cœur. Les plus forts ne s’abandonnent jamais à demi. Un ferme bon sens, sitôt certaines bornes franchies, va jusqu’au bout de son délire. Cet homme qui regardera quarante ans le pécheur avec le regard de Jésus-Christ, dont les plus rebelles ne lasseront pas l’espérance, et qui, comme sainte Scholastique, obtint tant parce qu’il avait aimé davantage, n’eut même pas la force, en ce tragique moment, de lever les yeux vers la Croix, par laquelle tout est possible. Cette simple pensée, la première dans une âme chrétienne, et qui paraît inséparable du sentiment de notre impuissance et de toute véritable humilité, ne lui vint pas.
«Nous avons dissipé la grâce de Dieu, répétait au dedans de lui une voix étrangère, mais avec son propre accent, nous sommes jugés, condamnés... Déjà je ne suis plus: j’aurais pu être!»
Vingt ans plus tard, au P. de Charras, futur abbé de la Trappe d’Aiguebelle, qui se plaignait amèrement à lui de la solitude intérieure où il était tombé, doutant même de son salut, le curé de Lumbres disait, les yeux pleins de larmes:
—Je vous en prie, taisez-vous... Vous ne savez pas combien certains mots me sollicitent, et même sur mon lit de mort, et dans la main du Seigneur, je ne pourrais les entendre impunément.
Mais, comme le Père insistait, suppliait qu’on l’écoutât jusqu’au bout, en appelant à sa charité pour les âmes, il le vit se dresser tout à coup, le regard égaré, la bouche dure, la main convulsivement serrée sur le dossier de sa chaise de paille.
—N’ajoutez rien! s’écria-t-il d’une voix qui cloua sur place son pénitent stupéfait. Je vous l’ordonne!... Puis, après une minute de silence, encore tout pâle et frémissant, il attira sur sa poitrine la tête du P. de Charras, la pressa de ses deux mains tremblantes et lui dit avec une émouvante confusion:
—Mon enfant, je me montre parfois tel que je suis... Pauvres âmes qui viennent à plus pauvre qu’elles!... Il y a telle et telle épreuve que je n’ose révéler à personne de peur que l’incompréhensible indulgence qu’on a pour moi ne fasse de mes misères une gloire de plus... J’ai tant besoin de prières, et ce sont des louanges qu’on me donne!... Mais ils ne veulent pas être détrompés.
Le jour se leva tout à fait. La petite chambre nue, sous la triste matinée de décembre, apparut dans son humble désordre: la table de bois blanc sous ses livres éparpillés, le lit de sangle poussé contre le mur, un de ses draps traînant à terre, et l’affreux papier pâli... Une minute, le pauvre prêtre regarda ces quatre murs si proches, et il en crut sentir la pression sur sa poitrine. L’intolérable sensation d’être pris au piège, de trouver dans la fuite un couloir sans issue, le mit soudain debout, le front glacé, les bras mollis, dans une inexprimable terreur.
Et tout à coup le silence se fit.
C’était comme, au travers d’une foule innombrable, ce bourdonnement qui prélude à l’étouffement total du bruit, dans la suspension de l’attente... Une seconde encore la vague profonde de l’air oscille lentement, se retire. Puis l’énorme masse vivante, tout à l’heure pleine de cris, retombe d’un bloc dans le silence.
Ainsi les mille voix de la contradiction qui grondaient, sifflaient, grinçaient au cœur de l’abbé Donissan, avec une rage damnée, se turent ensemble. La tentation ne s’apaisait pas: elle n’était plus. La volonté de l’abbé Donissan, à la limite de son effort, sentit l’obstacle se dérober, et cette détente fut si brusque que le pauvre prêtre crut la ressentir jusque dans ses muscles, comme si le sol eût manqué sous lui. Mais cette dernière épreuve ne dura qu’un instant, et l’homme qui tout à l’heure se débattait sans espoir, sous un poids sans cesse accru, s’éveilla plus léger qu’un petit enfant, perdit la conscience même de vivre, dans un vide délicieux.
Ce n’était pas la paix, car la véritable paix n’est que l’équilibre des forces et la certitude intérieure en jaillit comme une flamme. Celui qui a trouvé la paix n’attend rien d’autre, et lui, il était dans l’attente d’on ne sait quoi de nouveau qui romprait le silence. Ce n’était pas la lassitude d’une âme surmenée, lorsqu’elle trouve le fond de la douleur humaine et s’y repose, car il désirait au delà. Et non plus ce n’était pas l’anéantissement d’un grand amour, car dans le déliement de tout l’être le cœur encore veille et veut donner plus qu’il ne reçoit... Mais lui ne voulait rien: il attendait.
Ce fut d’abord une joie furtive, insaisissable, comme venue du dehors, rapide, assidue, presque importune. Que craindre ou qu’espérer d’une pensée non formulée, instable, du désir léger comme une étincelle?... Et pourtant, ainsi que dans le déchaînement de l’orchestre le maître perçoit la première et l’imperceptible vibration de la note fausse, mais trop tard pour en arrêter l’explosion, ainsi le vicaire de Campagne ne douta pas que cela qu’il attendait sans le connaître était venu.
A travers la buée des vitres, l’horizon sous le ciel n’offrait qu’un contour vague, presque obscur et tout le jour d’hiver, au contraire, était dans la petite chambre une clarté laiteuse, immobile, pleine de silence, comme vue au travers de l’eau. Et, d’une certitude absolue, l’abbé Donissan connut que cette insaisissable joie était une présence.
L’angoisse évanouie, surgissent peu à peu dans son souvenir les pensées qui l’avaient plus tôt suscitée, mais ces pensées-là mêmes étaient maintenant sans force pour le déchirer. Après un premier mouvement d’effroi, sa mémoire craintive les effleurait une à une, avec prudence—puis elle s’en empara. Il s’enivrait à mesure de les sentir domptées, inoffensives, devenues les humbles servantes de sa mystérieuse allégresse. Dans un éclair, tout lui parut possible, et le plus haut degré déjà gravi. Du fond de l’abîme où il s’était cru à jamais scellé, voilà qu’une main l’avait porté d’un trait si loin qu’il y retrouvait son doute, son désespoir, ses fautes mêmes transfigurées, glorifiées. Les bornes étaient franchies du monde où chaque pas en avant se paie d’un effort douloureux, et le but venait à lui avec la rapidité de la foudre. Cette vision intérieure fut brève, mais éblouissante. Lorsqu’elle cessa, tout parut s’assombrir à nouveau, mais il vivait et respirait dans la même lumière douce, et l’image entrevue, puis reperdue, laissait derrière elle, au lieu d’une certitude dont il sentait bien que la volupté eût brisé son cœur, un pressentiment ineffable. La main qui l’avait porté s’écartait à peine, se tenait prête, à sa portée, ne le laisserait plus... Et le sentiment de cette mystérieuse présence fut si vif qu’il tourna brusquement la tête, comme pour rencontrer le regard d’un ami.