← Retour

Souvenirs d'enfance et de jeunesse

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Souvenirs d'enfance et de jeunesse

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Souvenirs d'enfance et de jeunesse

Author: Ernest Renan

Release date: February 28, 2010 [eBook #31440]
Most recently updated: March 19, 2014

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'ENFANCE ET DE JEUNESSE ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

SOUVENIRS D'ENFANCE ET DE JEUNESSE

PAR
ERNEST RENAN
MEMBRE DE L'INSTITUT
(ACADÉMIE FRANÇAISE ET ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS)
VINGT-HUITIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

1897

TABLE

PRÉFACE

I. Le broyeur de lin.

II. Prière sur l'Acropole.—Saint-Renan.—Mon oncle Pierre.—Le bonhomme
Système et la petite Noémi.

III. Le petit séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet.

IV. Le séminaire d'Issy.

V. Le séminaire Saint-Sulpice.

VI. Premiers pas hors de Saint-Sulpice.

Appendice.

NOTES.

PRÉFACE

Une des légendes les plus répandues en Bretagne est celle d'une prétendue ville d'Is, qui, à une époque inconnue, aurait été engloutie par la mer. On montre, à divers endroits de la côte, l'emplacement de cette cité fabuleuse, et les pêcheurs vous en font d'étranges récits. Les jours de tempête, assurent-ils, on voit, dans le creux des vagues, le sommet des flèches de ses églises; les jours de calme, on entend monter de l'abîme le son de ses cloches, modulant l'hymne du jour. Il me semble souvent que j'ai au fond du coeur une ville d'Is qui sonne encore des cloches obstinées à convoquer aux offices sacrés des fidèles qui n'entendent plus. Parfois je m'arrête pour prêter l'oreille à ces tremblantes vibrations, qui me paraissent venir de profondeurs infinies, comme des voix d'un autre monde. Aux approches de la vieillesse surtout, j'ai pris plaisir, pendant le repos de l'été, à recueillir ces bruits lointains d'une Atlantide disparue.

De là sont sortis les six morceaux qui composent ce volume. Les Souvenirs d'enfance n'ont pas la prétention de former un récit complet et suivi. Ce sont, presque sans ordre, les images qui me sont apparues et les réflexions qui me sont venues à l'esprit, pendant que j'évoquais ainsi un passé vieux de cinquante ans. Goethe choisit, pour titre de ses Mémoires, Vérité et Poésie, montrant par là qu'on ne saurait faire sa propre biographie de la même manière qu'on fait celle des autres. Ce qu'on dit de soi est toujours poésie. S'imaginer que les menus détails sur sa propre vie valent la peine d'être fixés, c'est donner la preuve d'une bien mesquine vanité. On écrit de telles choses pour transmettre aux autres la théorie de l'univers qu'on porte en soi. La forme de Souvenirs m'a paru commode pour exprimer certaines nuances de pensée que mes autres écrits ne rendaient pas. Je ne me suis nullement proposé de fournir des renseignements par avance à ceux qui feront sur moi des notices ou des articles.

Ce qui est une qualité dans l'histoire eût été ici un défaut; tout est vrai dans ce petit volume, mais non de ce genre de vérité qui est requis pour une Biographie universelle. Bien des choses ont été mises afin qu'on sourie; si l'usage l'eût permis, j'aurais dû écrire plus d'une fois à la marge: cum grano salis. La simple discrétion me commandait des réserves. Beaucoup des personnes dont je parle peuvent vivre encore; or ceux qui ne sont point familiarisés avec la publicité en ont une sorte de crainte. J'ai donc changé plusieurs noms propres. D'autres fois, au moyen d'interversions légères de temps et de lieu, j'ai dépisté toutes les identifications qu'on pourrait être tenté d'établir. L'histoire du «Broyeur de lin» est arrivée comme je la raconte. Le nom seul du manoir est de ma façon. En ce qui regarde «le bonhomme Système», j'ai reçu de M. Duportal du Goasmeur des détails nouveaux, qui ne confirment pas certaines suppositions que faisait ma mère sur ce qu'il y avait de mystérieux dans les allures du vieux solitaire. Je n'ai rien changé cependant à ma rédaction première, pensant qu'il valait mieux laisser à M. Duportal le soin de publier la vérité, qu'il est seul à savoir, sur ce personnage singulier.

Ce que j'aurais surtout à excuser, si ce livre avait la moindre prétention à être de vrais mémoires, ce sont les lacunes qui s'y trouvent. La personne qui a eu la plus grande influence sur ma vie, je veux dire ma soeur Henriette, n'y occupe presque aucune place[1]. En septembre 1862, un an après la mort de cette précieuse amie, j'écrivis, pour le petit nombre des personnes qui l'avaient connue, un opuscule consacré à son souvenir. Il n'a été tiré qu'à cent exemplaires. Ma soeur était si modeste, elle avait tant d'aversion pour le bruit du monde, que j'aurais cru la voir, de son tombeau, m'adressant des reproches, si j'avais livré ces pages au public. Quelquefois, j'ai eu l'idée de les joindre à ce volume. Puis, j'ai trouvé qu'il y aurait en cela une espèce de profanation. L'opuscule sur ma soeur a été lu avec sympathie par quelques personnes animées pour elle et pour moi d'un sentiment bienveillant. Je ne dois pas exposer une mémoire qui m'est sainte aux jugements rogues qui font partie du droit qu'on acquiert sur un livre en l'achetant. Il m'a semblé qu'en insérant ces pages sur ma soeur dans un volume livré au commerce, je ferais aussi mal que si j'exposais son portrait dans un hôtel des ventes. Cet opuscule ne sera donc réimprimé qu'après ma mort. Peut-être pourra-t-on y joindre alors quelques lettres de mon amie, dont je ferai moi-même par avance le choix.

L'ordre naturel de ce livre, qui n'est autre que l'ordre même des périodes diverses de ma vie, amène une sorte de contraste entre les récits de Bretagne et ceux du séminaire, ces derniers étant tout entiers remplis par une lutte sombre, pleine de raisonnements et d'âpre scolastique, tandis que les souvenirs de mes premières années ne présentent guère que des impressions de sensibilité enfantine, de candeur, d'innocence et d'amour. Cette opposition n'a rien qui doive surprendre. Presque tous nous sommes doubles. Plus l'homme se développe par la tête, plus il rêve le pôle contraire, c'est-à-dire l'irrationnel, le repos dans la complète ignorance, la femme qui n'est que femme, l'être instinctif qui n'agit que par l'impulsion d'une conscience obscure. Cette rude école de dispute, où l'esprit européen s'est engagé depuis Abélard, produit des moments de sécheresse, des heures d'aridité. Le cerveau brûlé par le raisonnement a soif de simplicité, comme le désert a soif d'eau pure. Quand la réflexion nous a menés au dernier terme du doute, ce qu'il y a d'affirmation spontanée du bien et du beau dans la conscience féminine nous enchante et tranche pour nous la question. Voilà pourquoi la religion n'est plus maintenue dans le monde que par la femme. La femme belle et vertueuse est le mirage qui peuple de lacs et d'allées de saules notre grand désert moral. La supériorité de la science moderne consiste en ce que chacun de ses progrès est un degré de plus dans l'ordre des abstractions. Nous faisons la chimie de la chimie, l'algèbre de l'algèbre; nous nous éloignons de la nature, à force de la sonder. Cela est bien; il faut continuer: la vie est au bout de cette dissection à outrance. Mais qu'on ne s'étonne pas de l'ardeur fiévreuse qui, après ces débauches de dialectique, n'est étanchée que par les baisers de l'être naïf en qui la nature vit et sourit. La femme nous remet en communication avec l'éternelle source où Dieu se mire. La candeur d'une enfant qui ignore sa beauté et qui voit Dieu clair comme le jour est la grande révélation de l'idéal, de même que l'inconsciente coquetterie de la fleur est la preuve que la nature se pare en vue d'un époux.

On ne doit jamais écrire que de ce qu'on aime. L'oubli et le silence sont la punition qu'on inflige à ce qu'on a trouvé laid ou commun, dans la promenade à travers la vie. Parlant d'un passé qui m'est cher, j'en ai parlé avec sympathie; je ne voudrais pas cependant que cela produisît de malentendu et que l'on me prît pour un bien grand réactionnaire. J'aime le passé, mais je porte envie à l'avenir. Il y aura eu de l'avantage à passer sur cette planète le plus tard possible. Descartes serait transporté de joie s'il pouvait lire quelque chétif traité de physique et de cosmographie écrit de nos jours. Le plus simple écolier sait maintenant des vérités pour lesquelles Archimède eût sacrifié sa vie. Que ne donnerions-nous pas pour qu'il nous fût possible de jeter un coup d'oeil furtif sur tel livre qui servira aux écoles primaires dans cent ans?

Il ne faut pas, pour nos goûts personnels, peut-être pour nos préjugés, nous mettre en travers de ce que fait notre temps. Il le fait sans nous, et probablement il a raison. Le monde marche vers une sorte d'américanisme, qui blesse nos idées raffinées, mais qui, une fois les crises de l'heure actuelle passées, pourra bien n'être pas plus mauvais que l'ancien régime pour la seule chose qui importe, c'est-à-dire l'affranchissement et le progrès de l'esprit humain. Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l'esprit n'ont aucune cote officielle, où la haute fonction n'ennoblit pas, où la politique devient l'emploi des déclassés et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l'intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l'art de la réclame, à la rouerie qui serre habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire. Nous avons été habitués à un système plus protecteur, à compter davantage sur le gouvernement pour patronner ce qui est noble et bon. Mais par combien de servitudes n'avons-nous pas payé ce patronage! Richelieu et Louis XIV regardaient comme un devoir de pensionner les gens de mérite du monde entier; combien ils eussent mieux fait, si le temps l'eût permis, de laisser les gens de mérite tranquilles, sans les pensionner ni les gêner! Le temps de la Restauration passe pour une époque libérale; or, certainement, nous ne voudrions plus vivre sous un régime qui fit gauchir un génie comme Cuvier, étouffa en de mesquins compromis l'esprit si vif de M. Cousin, retarda la critique de cinquante ans. Les concessions qu'il fallait faire à la cour, à la société, au clergé étaient pires que les petits désagréments que peut nous infliger la démocratie.

Le temps de la monarchie de Juillet fut vraiment un temps de liberté; mais la direction officielle des choses de l'esprit fut souvent superficielle, à peine supérieure aux jugements d'une mesquine bourgeoisie. Quant au second Empire, si les dix dernières années réparèrent un peu le mal qui s'était fait dans les huit premières, il ne faut pas oublier combien ce gouvernement fut fort lorsqu'il s'agit d'écraser l'esprit, et faible lorsqu'il s'agit de le relever. Le temps présent est sombre, et je n'augure pas bien de l'avenir prochain. Notre pauvre pays est toujours sous la menace de la rupture d'un anévrisme, et l'Europe entière est travaillée de quelque mal profond. Mais, pour nous consoler, songeons à ce que nous avons souffert. Il faudra que les temps auxquels nous sommes réservés soient bien mauvais pour que nous ne puissions dire:

O passi graviora, dabit Deus his quoque finem.

Le but du monde est le développement de l'esprit, et la première condition du développement de l'esprit, c'est sa liberté. Le plus mauvais état social, à ce point de vue, c'est l'état théocratique, comme l'islamisme et l'ancien État Pontifical, où le dogme règne directement d'une manière absolue. Les pays à religion d'État exclusive comme l'Espagne ne valent pas beaucoup mieux. Les pays reconnaissant une religion de la majorité ont aussi de graves inconvénients. Au nom des croyances réelles ou prétendues du grand nombre, l'État se croit obligé d'imposer à la pensée des exigences qu'elle ne peut accepter. La croyance ou l'opinion des uns ne saurait être une chaîne pour les autres. Tant qu'il y a eu des masses croyantes, c'est-à-dire des opinions presque universellement professées dans une nation, la liberté de recherche et de discussion n'a pas été possible. Un poids colossal de stupidité a écrasé l'esprit humain. L'effroyable aventure du moyen âge, cette interruption de mille ans dans l'histoire de la civilisation, vient moins des barbares que du triomphe de l'esprit dogmatique chez les masses.

Or, c'est là un état de choses qui prend fin de notre temps, et on ne doit pas s'étonner qu'il en résulte quelque ébranlement. Il n'y a plus de masses croyantes; une très grande partie du peuple n'admet plus le surnaturel, et on entrevoit le jour où les croyances de ce genre disparaîtront dans les foules, de la même manière que la croyance aux farfadets et aux revenants a disparu. Même, si nous devons traverser, comme cela est très probable, une réaction catholique momentanée, on ne verra pas le peuple retourner à l'église. La religion est irrévocablement devenue une affaire de goût personnel. Or, les croyances ne sont dangereuses que quand elles se présentent avec une sorte d'unanimité ou comme le fait d'une majorité indéniable. Devenues individuelles, elles sont la chose du monde la plus légitime, et l'on n'a dès lors qu'à pratiquer envers elles le respect qu'elles n'ont pas toujours eu pour leurs adversaires, quand elles se sentaient appuyées.

Assurément, il faudra du temps pour que cette liberté, qui est le but de la société humaine, s'organise chez nous comme elle est organisée en Amérique. La démocratie française a quelques principes essentiels à conquérir pour devenir un régime libéral. Il serait nécessaire avant tout que nous eussions des lois sur les associations, les fondations et la faculté de tester, analogues à celles que possèdent l'Amérique et l'Angleterre. Supposons ce progrès obtenu (si c'est là une utopie pour la France, ce n'en est pas une pour l'Europe, où le goût de la liberté anglaise devient chaque jour dominant); nous n'aurions réellement pas grand'chose à regretter des faveurs que l'ancien régime avait pour l'esprit. Je crois bien que, si les idées démocratiques venaient à triompher définitivement, la science et l'enseignement scientifique perdraient assez vite leurs modestes dotations. Il en faudrait faire son deuil. Les fondations libres pourraient remplacer les instituts d'État, avec quelques déchets, amplement compensés par l'avantage de n'avoir plus à faire aux préjugés supposés de la majorité ces concessions que l'État imposait en retour de son aumône. Dans les instituts d'État, la déperdition de force est énorme. On peut dire que tel chapitre du budget voté en faveur de la science, de l'art ou de la littérature, n'a guère d'effet utile que dans la proportion de cinquante pour cent. Les fondations privées seraient sujettes à une déperdition bien moindre. Il est très vrai que la science charlatanesque s'épanouirait, sous un tel régime, à côté de la science sérieuse, avec les mêmes droits, et qu'il n'y aurait plus de critérium officiel, comme il y en a encore un peu de nos jours, pour faire la distinction de l'une et de l'autre. Mais ce critérium devient chaque jour plus incertain. Il faut que la raison sache se résigner à être primée par les gens qui ont le verbe tranchant et l'affirmation hautaine. Longtemps encore les applaudissements et la faveur du public seront pour le faux. Mais le vrai a une grande force, quand il est libre; le vrai dure; le faux change sans cesse et tombe. C'est ainsi qu'il se fait que le vrai, quoique n'étant compris que d'un très petit nombre, surnage toujours et finit par l'emporter.

En somme, il se peut fort bien que l'état social à l'américaine vers lequel nous marchons, indépendamment de toutes les formes de gouvernement, ne soit pas plus insupportable pour les gens d'esprit que les états sociaux mieux garantis que nous avons traversés. On pourra se créer, en un tel monde, des retraites fort tranquilles. «L'ère de la médiocrité en toute chose commence, disait naguère un penseur distingué[2]. L'égalité engendre l'uniformité, et c'est en sacrifiant l'excellent, le remarquable, l'extraordinaire, que l'on se débarrasse du mauvais. Tout devient moins grossier; mais tout est plus vulgaire.» Au moins peut-on espérer que la vulgarité ne sera pas de sitôt persécutrice pour le libre esprit. Descartes, en ce brillant XVIIe siècle, ne se trouvait nulle part mieux qu'à Amsterdam, parce que, «tout le monde y exerçant la marchandise,» personne ne se souciait de lui. Peut-être la vulgarité générale sera-t-elle un jour la condition du bonheur des élus. La vulgarité américaine ne brûlerait point Giordano Bruno, ne persécuterait point Galilée. Nous n'avons pas le droit d'être fort difficiles. Dans le passé, aux meilleures heures, nous n'avons été que tolérés. Cette tolérance, nous l'obtiendrons bien au moins de l'avenir. Un régime démocratique borné est, nous le savons, facilement vexatoire. Des gens d'esprit vivent cependant en Amérique, à condition de n'être pas trop exigeants. Noli me tangere est tout ce qu'il faut demander à la démocratie. Nous traverserons encore bien des alternatives d'anarchie et de despotisme avant de trouver le repos en ce juste milieu. Mais la liberté est comme la vérité: presque personne ne l'aime pour elle-même, et cependant, par l'impossibilité des extrêmes, on y revient toujours.

Laissons donc, sans nous troubler, les destinées de la planète s'accomplir. Nos cris n'y feront rien; notre mauvaise humeur serait déplacée. Il n'est pas sûr que la Terre ne manque pas sa destinée, comme cela est probablement arrivé à des mondes innombrables; il est même possible que notre temps soit un jour considéré comme le point culminant après lequel l'humanité n'aura fait que déchoir; mais l'univers ne connaît pas le découragement; il recommencera sans fin l'oeuvre avortée; chaque échec le laisse jeune, alerte, plein d'illusions. Courage, courage, nature! Poursuis, comme l'astérie sourde et aveugle qui végète au fond de l'Océan, ton obscur travail de vie; obstine-toi; répare pour la millionième fois la maille de filet qui se casse, refais la tarière qui creuse, aux dernières limites de l'attingible, le puits d'où l'eau vive jaillira. Vise, vise encore le but que tu manques depuis l'éternité; tâche d'enfiler le trou imperceptible du pertuis qui mène à un autre ciel. Tu as l'infini de l'espace et l'infini du temps pour ton expérience. Quand on a le droit de se tromper impunément, on est toujours sûr de réussir.

Heureux ceux qui auront été les collaborateurs de ce grand succès final qui sera le complet avènement de Dieu! Un paradis perdu est toujours, quand on veut, un paradis reconquis. Bien qu'Adam ait dû souvent regretter l'Éden, je pense que, s'il a vécu, comme on le prétend, neuf cent trente ans après sa faute, il a dû bien souvent s'écrier: Felix culpa! La vérité est, quoi qu'on dise, supérieure à toutes les fictions. On ne doit jamais regretter d'y voir plus clair. En cherchant à augmenter le trésor des vérités qui forment le capital acquis de l'humanité, nous serons les continuateurs de nos pieux ancêtres, qui aimèrent le bien et le vrai sous la forme reçue en leur temps. L'erreur la plus fâcheuse est de croire qu'on sert sa patrie en calomniant ceux qui l'ont fondée. Tous les siècles d'une nation sont les feuillets d'un même livre. Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé. Tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, est l'aboutissant d'un travail séculaire. Pour moi, je ne suis jamais plus ferme en ma foi libérale que quand je songe aux miracles de la foi antique, ni plus ardent au travail de l'avenir que quand je suis resté des heures à écouter sonner les cloches de la ville d'Is.

I

LE BROYEUR DE LIN

I

Tréguier, ma ville natale, est un ancien monastère fondé, dans les dernières années du Ve siècle, par saint Tudwal ou Tual, un des chefs religieux de ces grandes émigrations qui portèrent dans la péninsule armoricaine le nom, la race et les institutions religieuses de l'île de Bretagne. Une forte couleur monacale était le trait dominant de ce christianisme britannique. Il n'y avait pas d'évêques, au moins parmi les émigrés. Leur premier soin après leur arrivée sur le sol de la péninsule hospitalière, dont la côte septentrionale devait être alors très peu peuplée, fut d'établir de grands couvents dont l'abbé exerçait sur les populations environnantes la cure pastorale. Un cercle sacré d'une ou deux lieues, qu'on appelait le minihi, entourait le monastère et jouissait des plus précieuses immunités.

Les monastères, en langue bretonne, s'appelaient pabu, du nom des moines (papæ). Le monastère de Tréguier s'appelait ainsi Pabu-Tual. Il fut le centre religieux de toute la partie de la péninsule qui s'avance vers le nord. Les monastères analogues de Saint-Pol-de-Léon, de Saint-Brieuc, de Saint-Malo, de Saint-Samson, près de Dol, jouaient sur toute la côte un rôle du même genre. Ils avaient, si on peut s'exprimer ainsi, leur diocèse; on ignorait complètement, dans ces contrées séparées du reste de la chrétienté, le pouvoir de Rome et les institutions religieuses qui régnaient dans le monde latin, en particulier dans les villes gallo-romaines de Rennes et de Nantes, situées tout près de là.

Quand Noménoé, au IXe siècle, organisa pour la première fois d'une manière un peu régulière cette société d'émigrés à demi sauvages, et créa le duché de Bretagne en réunissant au pays qui parlait breton la marche de Bretagne, établie par les carlovingiens pour contenir les pillards de l'Ouest, il sentit le besoin d'étendre à son duché l'organisation religieuse du reste du monde. Il voulut que la côte du nord eût des évêques, comme les pays de Rennes, de Nantes et de Vannes. Pour cela, il érigea en évêchés les grands monastères de Saint-Pol-de-Léon, de Tréguier, de Saint-Brieuc, de Saint-Malo, de Dol. Il eût bien voulu aussi avoir un archevêque et former ainsi une province ecclésiastique à part. On employa toutes les pieuses fraudes pour prouver que saint Samson avait été métropolitain; mais les cadres de l'Église universelle étaient déjà trop arrêtés pour qu'une telle intrusion pût réussir, et les nouveaux évêchés furent obligés de s'agréger à la province gallo-romaine la plus voisine: celle de Tours.

Le sens de ces origines obscures se perdit avec le temps. De ce nom de Pabu Tual, Papa Tua, retrouvé, dit-on, sur d'anciens vitraux, on conclut que saint Tudwal avait été pape. On trouva la chose toute simple. Saint Tudwal fit le voyage de Rome; c'était un ecclésiastique si exemplaire que, naturellement, les cardinaux, ayant fait sa connaissance, le choisirent pour le siège vacant. De pareilles choses arrivent tous les jours… Les personnes pieuses de Tréguier étaient très fières du pontificat de leur saint patron. Les ecclésiastiques modérés avouaient cependant qu'il était difficile de reconnaître, dans les listes papales, le pontife qui, avant son élection, s'était appelé Tudwal.

Il se forma naturellement une petite ville autour de l'évêché; mais la ville laïque, n'ayant pas d'autre raison d'être que l'église, ne se développa guère. Le port resta insignifiant; il ne se constitua pas de bourgeoisie aisée. Une admirable cathédrale s'éleva vers la fin du XIIIe siècle; les couvents pullulèrent à partir du XVIIe siècle. Des rues entières étaient formées des longs et hauts murs de ces demeures cloîtrées. L'évêché, belle construction du XVIIe siècle, et quelques hôtels de chanoines étaient les seules maisons civilement habitables. Au bas de la ville, à l'entrée de la Grand'Rue, flanquée de constructions en tourelles, se groupaient quelques auberges destinées aux gens de mer.

Ce n'est que peu de temps avant la Révolution qu'une petite noblesse s'établit à côté de l'évêché; elle venait en grande partie des campagnes voisines. La Bretagne a eu deux noblesses bien distinctes. L'une a dû son titre au roi de France, et a montré au plus haut degré les défauts et les qualités ordinaires de la noblesse française; l'autre était d'origine celtique et vraiment bretonne. Cette dernière comprenait, dès l'époque de l'invasion, les chefs de paroisse, les premiers du peuple, de même race que lui, possédant par héritage le droit de marcher à sa tête et de le représenter. Rien de plus respectable que ce noble de campagne quand il restait paysan, étranger à l'intrigue et au souci de s'enrichir; mais, quand il venait à la ville, il perdait presque toutes ses qualités, et ne contribuait plus que médiocrement à l'éducation intellectuelle et morale du pays.

La Révolution, pour ce nid de prêtres et de moines, fut en apparence un arrêt de mort. Le dernier évêque de Tréguier sortit un soir, par une porte de derrière du bois qui avoisine l'évêché, et se réfugia en Angleterre. Le Concordat supprima l'évêché. La pauvre ville décapitée n'eut pas même un sous-préfet; on lui préféra Lannion et Guingamp, villes plus profanes, plus bourgeoises; mais de grandes constructions, aménagées de façon à ne pouvoir servir qu'à une seule chose, reconstituent presque toujours la chose pour laquelle elles ont été faites. Au moral, il est permis de dire ce qui n'est pas vrai au physique: quand les creux d'une coquille sont très profonds, ces creux ont le pouvoir de reformer l'animal qui s'y était moulé. Les immenses édifices monastiques de Tréguier se repeuplèrent; l'ancien séminaire servit à l'établissement d'un collège ecclésiastique très estimé dans toute la province. Tréguier, en peu d'années, redevint ce que l'avait fait saint Tudwal treize cents ans auparavant, une ville tout ecclésiastique, étrangère au commerce, à l'industrie, un vaste monastère où nul bruit du dehors ne pénétrait, où l'on appelait vanité ce que les autres hommes poursuivent, et où ce que les laïques appellent chimère passait pour la seule réalité.

C'est dans ce milieu que se passa mon enfance, et j'y contractai un indestructible pli. Cette cathédrale, chef-d'oeuvre de légèreté, fol essai pour réaliser en granit un idéal impossible, me faussa tout d'abord. Les longues heures que j'y passais ont été la cause de ma complète incapacité pratique. Ce paradoxe architectural a fait de moi un homme chimérique, disciple de saint Tudwal, de saint Iltud et de saint Cadoc, dans un siècle où l'enseignement de ces saints n'a plus aucune application. Quand j'allais à Guingamp, ville plus laïque, et où j'avais des parents dans la classe moyenne, j'éprouvais de l'ennui et de l'embarras. Là, je ne me plaisais qu'avec une pauvre servante, à qui je lisais des contes. J'aspirais à revenir à ma vieille ville sombre, écrasée par sa cathédrale, mais où l'on sentait vivre une forte protestation contre tout ce qui est plat et banal. Je me retrouvais moi-même, quand j'avais revu mon haut clocher, la nef aiguë, le cloître et les tombes du XVe siècle qui y sont couchées; je n'étais à l'aise que dans la compagnie des morts, près de ces chevaliers, de ces nobles dames, dormant d'un sommeil calme, avec leur levrette à leurs pieds et un grand flambeau de pierre à la main.

Les environs de la ville présentaient le même caractère religieux et idéal. On y nageait en plein rêve, dans une atmosphère aussi mythologique au moins que celle de Bénarès ou de Jagatnata. L'église de Saint-Michel, du seuil de laquelle on apercevait la pleine mer, avait été détruite par la foudre, et il s'y passait encore des choses merveilleuses. Le jeudi saint, on y conduisait les enfants pour voir les cloches aller à Rome. On nous bandait les yeux, et alors il était beau de voir toutes les pièces du carillon, par ordre de grandeur, de la plus grosse à la plus petite, revêtues de la belle robe de dentelle brodée qu'elles portèrent le jour de leur baptême, traverser l'air pour aller, en bourdonnant gravement, se faire bénir par le pape. Vis-à-vis, de l'autre côté de la rivière, était la charmante vallée du Tromeur, arrosée par une ancienne divonne ou fontaine sacrée, que le christianisme sanctifia en y rattachant le culte de la Vierge. La chapelle brûla en 1828; elle ne tarda pas à être rebâtie, et l'ancienne statue fut remplacée par une autre beaucoup plus belle. On vit bien dans cette circonstance la fidélité qui est le fond du caractère breton. La statue neuve, toute blanche et or, trônant sur l'autel avec ses belles coiffes fraîchement empesées, ne recevait presque pas de prières; il fallut conserver dans un coin le tronc noir, calciné: tous les hommages allaient à celui-ci. En se tournant vers la Vierge neuve, on eût cru faire une infidélité à la vieille.

Saint Yves était l'objet d'un culte encore plus populaire. Le digne patron des avocats est né dans le minihi de Tréguier, et sa petite église y est entourée d'une grande vénération. Ce défenseur des pauvres, des veuves, des orphelins, est devenu dans le pays le grand justicier, le redresseur de torts. En l'adjurant avec certaines formules, dans sa mystérieuse chapelle de Saint-Yves de la Vérité, contre un ennemi dont on est victime, en lui disant: «Tu étais juste de ton vivant, montre que tu l'es encore,» on est sûr que l'ennemi mourra dans l'année. Tous les délaissés deviennent ses pupilles. À la mort de mon père, ma mère me conduisit à sa chapelle et le constitua mon tuteur. Je ne peux pas dire que le bon saint Yves ait merveilleusement géré nos affaires, ni surtout qu'il m'ait donné une remarquable entente de mes intérêts; mais je lui dois mieux que cela; il m'a donné contentement, qui passe richesse, et une bonne humeur naturelle qui m'a tenu en joie jusqu'à ce jour.

Le mois de mai, où tombait la fête de ce saint excellent, n'était qu'une suite de processions au minihi; les paroisses, précédées de leurs croix processionnelles, se rencontraient sur les chemins; on faisait alors embrasser les croix en signe d'alliance. La veille de la fête, le peuple se réunissait le soir dans l'église, et, à minuit, le saint étendait le bras pour bénir l'assistance prosternée. Mais, s'il y avait dans la foule un seul incrédule qui levât les yeux pour voir si le miracle était réel, le saint, justement blessé de ce soupçon, ne bougeait pas, et, par la faute du mécréant, personne n'était béni.

Un clergé sérieux, désintéressé, honnête, veillait à la conservation de ces croyances avec assez d'habileté pour ne pas les affaiblir et néanmoins pour ne pas trop s'y compromettre. Ces dignes prêtres ont été mes premiers précepteurs spirituels, et je leur dois ce qu'il peut y avoir de bon en moi. Toutes leurs paroles me semblaient des oracles; j'avais un tel respect pour eux, que je n'eus jamais un doute sur ce qu'ils me dirent avant l'âge de seize ans, quand je vins à Paris. J'ai eu depuis des maîtres autrement brillants et sagaces; je n'en ai pas eu de plus vénérables, et voilà ce qui cause souvent des dissidences entre moi et quelques-uns de mes amis. J'ai eu le bonheur de connaître la vertu absolue; je sais ce que c'est que la foi, et, bien que plus tard j'aie reconnu qu'une grande part d'ironie a été cachée par le séducteur suprême dans nos plus saintes illusions, j'ai gardé de ce vieux temps de précieuses expériences. Au fond, je sens que ma vie est toujours gouvernée par une foi que je n'ai plus. La foi a cela de particulier que, disparue, elle agit encore. La grâce survit par l'habitude au sentiment vivant qu'on en a eu. On continue de faire machinalement ce qu'on faisait d'abord en esprit et en vérité. Après qu'Orphée, ayant perdu son idéal, eut été mis en pièces par les ménades, sa lyre ne savait toujours dire que «Eurydice! Eurydice!»

La règle des moeurs était le point sur lequel ces bons prêtres insistaient le plus, et ils en avaient le droit par leur conduite irréprochable. Leurs sermons sur ce sujet me faisaient une impression profonde, qui a suffi à me rendre chaste durant toute ma jeunesse. Ces prédications avaient quelque chose de solennel qui m'étonnait. Les traits s'en sont empreints si profondément dans mon cerveau, que je ne me les rappelle pas sans une sorte de terreur. Tantôt c'était l'exemple de Jonathas mourant pour avoir mangé un peu de miel: Gustans gustavi paululum mellis, et ecce morior. Cela me faisait faire des réflexions sans fin. Qu'était-ce que ce peu de miel qui fait mourir? Le prédicateur se gardait de le dire, et accentuait son effet par ces mots mystérieux: Tetigisse periisse, dits d'un ton profond et larmoyant. D'autres fois, le texte était ce passage de Jérémie: Mors ascendit per fenestras, qui m'intriguait encore beaucoup plus. Cette mort qui monte par les fenêtres, ces ailes de papillon que l'on souille dès qu'on les touche, qu'est-ce que cela pouvait être? Le prédicateur, en parlant ainsi, avait le front plissé, le regard au ciel. Ce qui mettait le comble à mes préoccupations était un endroit de la Vie de je ne sais quel saint personnage du XVIIe siècle, lequel comparait les femmes à des armes à feu qui blessent de loin. Pour le coup, je n'en revenais pas; je faisais les plus folles hypothèses pour imaginer comment une femme peut ressembler à un pistolet. Quoi de plus incohérent? La femme blesse de loin, et voilà que d'autres fois on est perdu pour la toucher. C'était à n'y rien comprendre. Pour sortir de ces embarras insolubles, je m'enfonçais dans l'étude avec rage, et je n'y pensais plus.

Dans la bouche de personnes en qui j'avais une confiance absolue, ces saintes inepties prenaient une autorité qui me saisissait jusqu'au fond de mon être. Maintenant, avec ma pauvre âme déveloutée de cinquante ans[3], cette impression dure encore. La comparaison des armes à feu surtout me rendait extrêmement réservé. Il m'a fallu des années et presque les approches de la vieillesse pour voir que cela aussi est vanité, et que l'Ecclésiaste seul fut un sage quand il dit: «Va donc, mange ton pain en joie avec la femme que tu as une fois aimée.» Mes idées à cet égard survécurent à mes croyances religieuses, et c'est ce qui me préserva de la choquante inconvenance qu'il y aurait eue, si l'on avait pu prétendre que j'avais quitté le séminaire pour d'autres raisons que celles de la philologie. L'éternel lieu commun: «Où est la femme?» par lequel les laïques croient expliquer tous les cas de ce genre, est quelque chose de fade, qui porte à sourire ceux qui connaissent les choses comme elles sont.

Mon enfance s'écoulait dans cette grande école de foi et de respect. La liberté, où tant d'étourdis se trouvent portés du premier bond, fut pour moi une acquisition lente. Je n'arrivai au point d'émancipation que tant de gens atteignent sans aucun effort de réflexion qu'après avoir traversé toute l'exégèse allemande. Il me fallut six années de méditation et de travail forcené pour voir que mes maîtres n'étaient pas infaillibles. Le plus grand chagrin de ma vie a été, en entrant dans cette nouvelle voie, de contrister ces maîtres vénérés; mais j'ai la certitude absolue que j'avais raison, et que la peine qu'ils éprouvèrent fut la conséquence de ce qu'il y avait de respectablement borné dans leur manière d'envisager l'univers.

II

L'éducation que ces bons prêtres me donnaient était aussi peu littéraire que possible. Nous faisions beaucoup de vers latins; mais on n'admettait pas que, depuis le poème de la Religion de Racine le fils, il y eût aucune poésie française. Le nom de Lamartine n'était prononcé qu'avec ricanement; l'existence de Victor Hugo était inconnue. Faire des vers français passait pour un exercice des plus dangereux et eût entraîné l'exclusion. De là vient en partie mon inaptitude à laisser ma pensée se gouverner par la rime, inaptitude que j'ai depuis bien vivement regrettée; car souvent le mouvement et le rythme me viennent en vers; mais une invincible association d'idées me fait écarter l'assonance, que l'on m'avait habitué à regarder comme un défaut, et pour laquelle mes maîtres m'inspiraient une sorte de crainte. Les études d'histoire et de sciences naturelles étaient également nulles. En revanche, on nous faisait pousser assez loin l'étude des mathématiques. J'y apportais une extrême passion; ces combinaisons abstraites me faisaient rêver jour et nuit. Notre professeur, l'excellent abbé Duchesne, nous donnait des soins particuliers, à moi et à mon émule et ami de coeur, Guyomar, singulièrement doué pour ces études. Nous revenions toujours ensemble du collège. Notre chemin le plus court était de prendre par la place, et nous étions trop consciencieux pour nous écarter d'un pas de l'itinéraire qui était rationnellement indiqué; mais, quand nous avions eu en composition quelque curieux problème, nos discussions se prolongeaient bien au delà de la classe, et alors nous revenions par l'hôpital général. Il y avait de ce côté de grandes portes cochères, toujours fermées, sur lesquelles nous tracions nos figures et nos calculs avec de la craie; les traces s'en voient peut-être encore; car ces portes appartenaient à de grands couvents, et, dans ces sortes de maisons, l'on ne change jamais rien.

L'hôpital général, ainsi nommé parce que la maladie, la vieillesse et la misère s'y donnaient rendez-vous, était un bâtiment énorme, couvrant, comme toutes les vieilles constructions, beaucoup d'espace pour loger peu de monde. Devant la porte était un petit auvent, où se réunissaient, quand il faisait beau, les convalescents et les bien portants. L'hospice, en effet, ne contenait pas seulement des malades; il comprenait aussi des pauvres, remis à la charité publique, et même des pensionnaires, qui, pour un capital insignifiant, y vivaient chétivement, mais sans souci. Toute cette compagnie venait, à chaque rayon de soleil, à l'ombre de l'auvent, s'asseoir sur de vieilles chaises de paille. C'était l'endroit le plus vivant de la petite ville. En passant, Guyomar et moi, nous saluions et l'on nous saluait; car, quoique très jeunes, nous étions déjà censés clercs. Cela nous paraissait naturel; une seule chose excitait notre surprise. Bien que nous fussions trop inexpérimentés pour rien voir de ce qui suppose la connaissance de la vie, il y avait parmi les pauvres de l'hôpital une personne devant laquelle nous ne passions jamais sans quelque étonnement.

C'était une vieille fille de quarante-cinq ans, coiffée d'une large capote d'une forme impossible à classer. D'ordinaire, elle était à peu près immobile, l'air sombre, égaré, l'oeil terne et fixe. En nous apercevant, cet oeil mort s'animait. Elle nous suivait d'un regard étrange, tantôt doux et triste, tantôt dur et presque féroce. En nous retournant, nous lui trouvions l'air cruel et irrité. Nous nous regardions sans rien comprendre. Cela interrompait nos conversations, et jetait un nuage sur notre gaieté. Elle ne nous faisait pas précisément peur; elle passait pour folle; or les fous n'étaient pas alors traités de la manière cruelle que les habitudes administratives ont depuis inventée. Loin de les séquestrer, on les laissait vaguer tout le jour. Tréguier a d'ordinaire beaucoup de fous; comme toutes les races du rêve, qui s'usent à la poursuite de l'idéal, les Bretons de ces parages, quand ils ne sont pas maintenus par une volonté énergique, s'abandonnent trop facilement à un état intermédiaire entre l'ivresse et la folie, qui n'est souvent que l'erreur d'un coeur inassouvi. Ces fous inoffensifs, échelonnés à tous les degrés de l'aliénation mentale, étaient une sorte d'institution, une chose municipale. On disait «nos fous», comme, à Venise, on disait «nostre carampane.» On les rencontrait presque partout; ils vous saluaient, vous accueillaient de quelque plaisanterie nauséabonde, qui tout de même faisait sourire. On les aimait, et ils rendaient des services. Je me souviendrai toujours du bon fou Brian, qui s'imaginait être prêtre, passait une partie du jour à l'église, imitant les cérémonies de la messe. La cathédrale était pleine tout l'après-midi d'un murmure nasillard; c'était la prière du pauvre fou, qui en valait bien une autre. On avait le bon goût et le bon sens de le laisser faire et de ne pas établir de frivoles distinctions entre les simples et les humbles qui viennent s'agenouiller devant Dieu.

La folle de l'hôpital général, par sa mélancolie obstinée, n'avait pas cette popularité. Elle ne parlait à personne, personne ne songeait à elle, son histoire était évidemment oubliée. Elle ne nous dit jamais un seul mot; mais cet oeil fauve et hagard nous frappait profondément, nous troublait. J'avais souvent pensé depuis à cette énigme sans arriver à me l'expliquer. J'en eus la clef il y a huit ans, quand ma mère, arrivée à quatre-vingt-cinq ans sans infirmités, fut atteinte d'une maladie cruelle, qui la mina lentement.

Ma mère était tout à fait de ce vieux monde par ses sentiments et ses souvenirs. Elle parlait admirablement le breton, connaissait tous les proverbes des marins et une foule de choses que personne au monde ne sait plus aujourd'hui. Tout était peuple en elle, et son esprit naturel donnait une vie surprenante aux longues histoires qu'elle racontait et qu'elle était presque seule à savoir. Ses souffrances ne portèrent aucune atteinte à son étonnante gaieté; elle plaisantait encore l'après-midi où elle mourut. Le soir, pour la distraire, je passais une heure avec elle dans sa chambre, sans autre lumière (elle aimait cette demi-obscurité) que la faible clarté du gaz de la rue. Sa vive imagination s'éveillait alors, et, comme il arrive d'ordinaire aux vieillards, c'étaient les souvenirs d'enfance qui lui revenaient le plus souvent à l'esprit. Elle revoyait Tréguier, Lannion, tels qu'ils furent avant la Révolution; elle passait en revue toutes les maisons, désignant chacune par le nom de son propriétaire d'alors. J'entretenais par mes questions cette rêverie, qui lui plaisait et l'empêchait de songer à son mal.

Un jour, la conversation tomba sur l'hôpital général. Elle m'en fit toute l'histoire.

«Je l'ai vu changer bien des fois, me dit-elle. Il n'y avait nulle honte à y être; car on y avait connu les personnes les plus respectées. Sous le premier Empire, avant les indemnités, il servit d'asile aux vieilles demoiselles nobles les mieux élevées. On les voyait rangées à la porte sur de pauvres chaises. Jamais on ne surprit chez elles un murmure; cependant, quand elles apercevaient venir de loin les acquéreurs des biens de leur famille, personnes relativement grossières et bourgeoises, roulant équipage et étalant leur luxe, elles rentraient et allaient prier à la chapelle afin de ne pas les rencontrer. C'était moins pour s'épargner à elles-mêmes un regret sur des biens dont elles avaient fait le sacrifice à Dieu, que par délicatesse, de peur que leur présence ne parût un reproche à ces parvenus. Plus tard, les rôles furent bien changés; mais l'hôpital continua de recevoir toute sorte d'épaves. Là mourut le pauvre Pierre Renan, ton oncle, qui mena toujours une vie de vagabond et passait ses journées dans les cabarets à lire aux buveurs les livres qu'il prenait chez nous, et le bonhomme Système, que les prêtres n'aimaient pas, quoique ce fût un homme de bien, et Gode, la vieille sorcière, qui, le lendemain de ta naissance, alla consulter pour toi l'étang du Minihi, et Marguerite Calvez, qui fit un faux serment et fut frappée d'une maladie de consomption le jour où elle sut que l'on avait adjuré saint Yves de la Vérité de la faire mourir dans l'année[4].

—Et cette folle, lui dis-je, qui était d'ordinaire sous l'auvent, et qui nous faisait peur, à Guyomar et à moi?»

Elle réfléchit un moment pour voir de qui je parlais, et, reprenant vivement:

«Ah! celle-là, mon fils, c'était la fille du broyeur de lin.

—Qu'est-ce que le broyeur de lin?

—Je ne t'ai jamais conté cette histoire. Vois-tu, mon fils, on ne comprendrait plus cela maintenant; c'est trop ancien. Depuis que je suis dans ce Paris, il y a des choses que, je n'ose plus dire… Ces nobles de campagne étaient si respectés! J'ai toujours pensé que c'étaient les vrais nobles. Ah! si on racontait cela à ces Parisiens, ils riraient. Ils n'admettent que leur Paris; je les trouve bornés au fond… Non, on ne peut plus comprendre combien ces vieux nobles de campagne sont respectés, quoiqu'ils fussent pauvres.»

Elle s'arrêta quelque temps, puis reprit:

III

«Te souviens-tu de la petite commune de Trédarzec, dont on voyait le clocher de la tourelle de notre maison? À moins d'un quart de lieue du village, composé alors presque uniquement de l'église, de la mairie et du presbytère, s'élevait le manoir de Kermelle. C'était un manoir comme tant d'autres, une ferme soignée, d'apparence ancienne, entourée d'un long et haut mur, de belle teinte grise. On entrait dans la cour par une grande porte cintrée, surmontée d'un abri d'ardoises, à côté de laquelle se trouvait une porte plus petite pour l'usage de tous les jours. Au fond de la cour était la maison, au toit aigu, au pignon tapissé de lierre. Un colombier, une tourelle, deux ou trois fenêtres bien bâties, presque comme des fenêtres d'église, indiquaient une demeure noble, un de ces vieux castels qui étaient habités avant la Révolution par une classe de personnes dont il est maintenant impossible de se figurer le caractère et les moeurs.

»Ces nobles de campagne étaient des paysans comme les autres, mais chefs des autres. Anciennement il n'y en avait qu'un dans chaque paroisse: ils étaient les têtes de colonne de la population; personne ne leur contestait ce droit, et on leur rendait de grands honneurs[5]. Mais déjà, vers le temps de la Révolution, ils étaient devenus rares. Les paysans les tenaient pour les chefs laïques de la paroisse, comme le curé était le chef ecclésiastique. Celui de Trédarzec, dont je te parle, était un beau vieillard, grand et vigoureux comme un jeune homme, à la figure franche et loyale. Il portait les cheveux longs relevés par un peigne, et ne les laissait tomber que le dimanche quand il allait communier. Je le vois encore (il venait souvent chez nous à Tréguier), sérieux, grave, un peu triste, car il était presque seul de son espèce. Cette petite noblesse de race avait disparu en grande partie; les autres étaient venus se fixer à la ville depuis longtemps. Toute la contrée l'adorait. Il avait un banc à part à l'église; chaque dimanche, on l'y voyait assis au premier rang des fidèles, avec son ancien costume et ses gants de cérémonie, qui lui montaient presque jusqu'au coude. Au moment de la communion, il prenait par le bas du choeur, dénouait ses cheveux, déposait ses gants sur une petite crédence préparée pour lui près du jubé, et traversait le choeur, seul, sans perdre une ligne de sa haute taille. Personne n'allait à la communion que quand il était de retour à sa place et qu'il avait achevé de remettre ses gantelets.

»Il était très pauvre; mais il le dissimulait par devoir d'état. Ces nobles de campagne avaient autrefois certains privilèges qui les aidaient à vivre un peu différemment des paysans; tout cela s'était perdu avec le temps. Kermelle était dans un grand embarras. Sa qualité de noble lui défendait de travailler aux champs; il se tenait renfermé chez lui tout le jour, et s'occupait à huis clos à une besogne qui n'exigeait pas le plein air. Quand le lin a roui, on lui fait subir une sorte de décortication qui ne laisse subsister que la fibre textile. Ce fut le travail auquel le pauvre Kermelle crut pouvoir se livrer sans déroger. Personne ne le voyait, l'honneur professionnel était sauf; mais tout le monde le savait, et, comme alors chacun avait un sobriquet, il fut bientôt connu dans le pays sous le nom de broyeur de lin. Ce surnom, ainsi qu'il arrive d'ordinaire, prit la place du nom véritable, et ce fut de la sorte qu'il fut universellement désigné.

»C'était comme un patriarche vivant. Tu rirais si je te disais avec quoi le broyeur de lin suppléait à l'insuffisante rémunération de son pauvre petit travail. On croyait que, comme chef, il était dépositaire de la force de son sang, qu'il possédait éminemment les dons de sa race, et qu'il pouvait, avec sa salive et ses attouchements, la relever quand elle était affaiblie. On était persuadé que, pour opérer des guérisons de cette sorte, il fallait un nombre énorme de quartiers de noblesse, et que lui seul les avait. Sa maison était entourée, à certains jours, de gens venus de vingt lieues à la ronde. Quand un enfant marchait tardivement, avait les jambes faibles, on le lui apportait. Il trempait son doigt dans sa salive, traçait des onctions sur les reins de l'enfant, que cela fortifiait. Il faisait tout cela gravement, sérieusement. Que veux-tu! on avait la foi alors; on était si simple et si bon! Lui, pour rien au monde, il n'aurait voulu être payé, et puis les gens qui venaient étaient trop pauvres pour s'acquitter en argent; on lui offrait en cadeau une douzaine d'oeufs, un morceau de lard, une poignée de lin, une motte de beurre, un lot de pommes de terre, quelques fruits. Il acceptait. Les nobles des villes se moquaient de lui, mais bien à tort: il connaissait le pays; il en était l'âme et l'incarnation.

»À l'époque de la Révolution, il émigra à Jersey; on ne voit pas bien pourquoi; certainement on ne lui aurait fait aucun mal, mais les nobles de Tréguier lui dirent que le roi l'ordonnait, et il partit avec les autres. Il revint de bonne heure, trouva sa vieille maison, que personne n'avait voulu occuper, dans l'état où il l'avait laissée. À l'époque des indemnités, on essaya de lui persuader qu'il avait perdu quelque chose, et il y avait plus d'une bonne raison à faire valoir. Les autres nobles étaient fâchés de le voir si pauvre, et auraient voulu le relever; cet esprit simple n'entra pas dans les raisonnements qu'on lui fit. Quand on lui demanda de déclarer ce qu'il avait perdu: «Je n'avais rien,» dit-il, «je n'ai pu rien perdre.» On ne réussit pas à tirer de lui d'autre réponse, et il resta pauvre comme auparavant.

»Sa femme mourut, je crois, à Jersey. Il avait une fille qui était née vers l'époque de l'émigration. C'était une belle et grande fille (tu ne l'as vue que fanée); elle avait de la sève de nature, un teint splendide, un sang pur et fort. Il eût fallu la marier jeune, mais c'était impossible. Ces faillis petits nobles de petite ville, qui ne sont bons à rien et qui ne valaient pas le quart du vieux noble de campagne, n'auraient pas voulu d'elle pour leurs fils. Les principes empêchaient de la marier à un paysan. La pauvre fille restait ainsi suspendue comme une âme en peine: elle n'avait pas de place ici-bas. Son père était le dernier de sa race, et elle semblait jetée à plaisir sur la terre pour n'y pas trouver un coin où se caser. Elle était douce et soumise. C'était un beau corps, presque sans âme. L'instinct chez elle était tout. C'eût été une mère excellente. À défaut du mariage, on eût dû la faire religieuse: la règle et les austérités l'eussent calmée; mais il est probable que le père n'était pas assez riche pour payer la dot, et sa condition ne permettait pas de la faire soeur converse. Pauvre fille! jetée dans le faux, elle était condamnée à y périr.

»Elle était née droite et bonne, n'eut jamais de doute sur ses devoirs; elle n'eut d'autre tort que d'avoir des veines et du sang. Aucun jeune homme du village n'aurait osé être indiscret avec elle, tant on respectait son père. Le sentiment de sa supériorité l'empêchait de se tourner vers les jeunes paysans; pour ceux-ci, elle était une demoiselle; ils ne pensaient pas à elle. La pauvre fille vivait ainsi dans une solitude absolue. Il n'y avait dans la maison qu'un jeune garçon de douze ou treize ans, neveu de Kermelle, que celui-ci avait recueilli, et auquel le vicaire, digne homme s'il en fût, apprenait ce qu'il savait: le latin.

»L'église restait la seule diversion de la pauvre enfant. Elle était pieuse par nature, quoique trop peu intelligente pour rien comprendre aux mystères de notre religion. Le vicaire, un bon prêtre, très attaché à ses devoirs, avait pour le broyeur de lin le respect qu'il devait; les heures que lui laissaient son bréviaire et les soins de son ministère, il les passait chez ce dernier. Il faisait l'éducation du jeune neveu; pour la fille, il avait ces manières réservées qu'ont nos ecclésiastiques bretons avec les «personnes du sexe», comme ils disent. Il la saluait, lui demandait de ses nouvelles, mais ne causait jamais avec elle, si ce n'est de choses insignifiantes. La malheureuse s'éprenait de lui de plus en plus. Le vicaire était la seule personne de son rang qu'elle vît, s'il est permis de parler de la sorte. Ce jeune prêtre était avec cela une personne très attrayante. À la pudeur exquise que respirait tout son extérieur se joignait un air triste, résigné, discret. On sentait qu'il avait un coeur et des sens, mais qu'un principe plus élevé les dominait, ou plutôt que le coeur et les sens se transformaient chez lui en quelque chose de supérieur. Tu sais le charme infini de quelques-uns de nos bons ecclésiastiques bretons. Les femmes sentent cela bien vivement. Cet invincible attachement à un voeu, qui est à sa manière un hommage à leur puissance, les enhardit, les attire, les flatte. Le prêtre devient pour elles un frère sûr, qui a dépouillé à cause d'elles son sexe et ses joies. De là un sentiment où se mêlent la confiance, la pitié, le regret, la reconnaissance. Mariez le prêtre, et vous détruirez un des éléments les plus nécessaires, une des nuances les plus délicates de notre société. La femme protestera; car il y a une chose à laquelle la femme tient encore plus qu'à être aimée, c'est qu'on attache de l'importance à l'amour. On ne flatte jamais plus la femme qu'en lui témoignant qu'on la craint. L'Église, en imposant pour premier devoir à ses ministres la chasteté, caresse la vanité féminine en ce qu'elle a de plus intime.

»La pauvre fille se prit ainsi pour le vicaire d'un amour profond, qui occupa bientôt son être tout entier. La vertueuse et mystique race à laquelle elle appartenait ne connaît pas la frénésie qui renverse les obstacles, et qui estime ne rien avoir si elle n'a pas tout. Oh! elle se fût contentée de bien peu de chose. Qu'il admît seulement son existence, elle eût été heureuse. Elle ne lui demandait pas un regard: une pensée eût suffi. Le vicaire était naturellement son confesseur; il n'y avait pas d'autre prêtre dans la paroisse. Les habitudes de la confession catholique, si belles mais si périlleuses, excitaient étrangement son imagination. Une fois par semaine, le samedi, c'était une douceur inexprimable pour elle d'être une demi-heure seule avec lui, comme face à face avec Dieu, de le voir, de le sentir remplissant le rôle de Dieu, de respirer son haleine, de subir la douce humiliation de ses réprimandes, de lui dire ses pensées les plus intimes, ses scrupules, ses appréhensions. Il ne faut pas croire néanmoins qu'elle en abusât. Bien rarement une femme pieuse ose se servir de la confession pour une confidence d'amour. Elle y peut jouir beaucoup, elle risque de s'y abandonner à des sentiments qui ne sont pas sans danger; mais ce que de tels sentiments ont toujours d'un peu mystique est inconciliable avec l'horreur d'un sacrilège. En tout cas, notre pauvre fille était si timide, que la parole eût expiré sur ses lèvres. Sa passion était un feu silencieux, intime, dévorant. Avec cela, le voir tous les jours, plusieurs fois par jour, lui, beau, jeune, toujours occupé de fonctions majestueuses, officiant avec dignité au milieu d'un peuple incliné, ministre, juge et directeur de sa propre âme! C'en était trop. La tête de la malheureuse enfant n'y tint pas, elle s'égarait. Des désordres de plus en plus graves se produisaient dans cette organisation forte et qui ne souffrait pas d'être déviée. Le vieux père attribuait à une certaine faiblesse d'esprit ce qui était le résultat des ravages intimes de rêves impossibles en un coeur que l'amour avait percé de part en part.

»Comme un violent cours d'eau qui, rencontrant un obstacle infranchissable, renonce à son cours direct et se détourne, la pauvre fille, n'ayant aucun moyen de dire son amour à celui qu'elle aimait, se rabattait sur des riens: obtenir un instant son attention, ne pas être pour lui la première venue, être admise à lui rendre de petits services, pouvoir s'imaginer qu'elle lui était utile, cela lui suffisait. «Mon Dieu, qui sait?» pouvait-elle se dire, «il est homme après tout; peut-être au fond se sent-il touché et n'est-il retenu que par la discipline de son état…» Tous ces efforts rencontrèrent une barre de fer, un mur de glace. Le vicaire ne sortit pas d'une froideur absolue. Elle était la fille de l'homme qu'il respectait le plus; mais elle était une femme. Oh! s'il l'avait évitée, s'il l'avait traitée durement, c'eût été pour elle un triomphe et la preuve qu'elle l'avait atteint au coeur; mais cette politesse toujours la même, cette résolution de ne pas voir les signes les plus évidents d'amour, étaient quelque chose de terrible. Il ne la reprenait pas, ne se cachait pas d'elle; il ne sortait pas du parti inébranlable qu'il avait pris de n'admettre son existence que comme une abstraction.

»Au bout de quelque temps, ce fut cruel. Repoussée, désespérée, la pauvre fille dépérissait, son oeil s'égara, mais elle s'observait; au fond personne ne voyait son secret, elle se rongeait intérieurement. «Quoi!» se disait-elle, je ne pourrai arrêter un moment son regard? il ne m'accordera pas que j'existe? je ne serai, quoi que je fasse, pour lui qu'une ombre, qu'un fantôme, qu'une âme entre cent autres? Son amour, ce serait trop désirer; mais son attention, son regard?… Être son égale, lui si savant, si près de Dieu, je n'y saurais prétendre; être mère par lui, oh! ce serait un sacrilège; mais être à lui, être Marthe pour lui, la première de ses servantes, chargée des soins modestes dont je suis bien capable, et de la sorte avoir tout en commun avec lui, tout, c'est-à-dire la maison, ce qui importe à l'humble femme qui n'a pas été initiée à de plus hautes pensées, oh! ce serait le paradis!» Elle restait des après-midi entiers immobile, assise en sa chaise, attachée à cette idée fixe. Elle le voyait, s'imaginait être avec lui, l'entourant de soins, gouvernant sa maison, baisant le bas de sa robe. Elle repoussait ces rêves insensés; mais, après s'y être livrée des heures, elle était pâle, à demi morte. Elle n'existait plus pour ceux qui l'entouraient. Son père aurait dû le voir; mais que pouvait le simple vieillard contre un mal dont son âme honnête ne pouvait même concevoir la pensée?

»Cela se continua ainsi peut-être une année. Il est probable que le vicaire ne s'aperçut de rien, tant nos prêtres vivent à cet égard dans le convenu, dans une sorte de résolution de ne pas voir. Cette chasteté admirable ne faisait qu'exciter l'imagination de la pauvre enfant. L'amour chez elle devint culte, adoration pure, exaltation. Elle trouvait ainsi un repos relatif. Son imagination se portait vers des jeux inoffensifs; elle voulait se dire qu'elle travaillait pour lui, qu'elle était occupée à faire quelque chose pour lui. Elle était arrivée à rêver éveillée, à exécuter comme une somnambule des actes dont elle n'avait qu'une demi-conscience. Nuit et jour, elle n'avait plus qu'une pensée; elle se figurait le servant, le soignant, comptant son linge, s'occupant de ce qui était trop au-dessous de lui pour qu'il y pensât. Toutes ces chimères arrivèrent à prendre un corps et l'amenèrent à un acte étrange qui ne peut être expliqué que par l'état de folie où elle était décidément depuis quelque temps.»

Ce qui suit, en effet, serait incompréhensible, si l'on ne tenait compte de certains traits du caractère breton. Ce qu'il y a de plus particulier chez les peuples de race bretonne, c'est l'amour. L'amour est chez eux un sentiment tendre, profond, affectueux, bien plus qu'une passion. C'est une volupté intérieure qui use et tue. Rien ne ressemble moins au feu des peuples méridionaux. Le paradis qu'ils rêvent est frais, vert, sans ardeurs. Nulle race ne compte plus de morts par amour; le suicide y est rare; ce qui domine, c'est la lente consomption. Le cas est fréquent chez les jeunes conscrits bretons. Incapables de se distraire par des amours vulgaires et vénales, ils succombent à une sorte de langueur indéfinissable. La nostalgie n'est que l'apparence; la vérité est que l'amour chez eux s'associe d'une manière indissoluble au village, au clocher, à l'Angelus du soir, au paysage favori. L'homme passionné du Midi tue son rival, tue l'objet de sa passion. Le sentiment dont nous parlons ne tue que celui qui l'éprouve, et voilà pourquoi la race bretonne est une race facilement chaste; par son imagination vive et fine, elle se crée un monde aérien qui lui suffit. La vraie poésie d'un tel amour, c'est la chanson de printemps du Cantique des cantiques, poème admirable, bien plus voluptueux que passionné. Hiems transiit; imber abiit et recessit… Vox turturis audita est in terra nostra… Surge, amica mea, et veni!

IV

Ma mère continua ainsi:

«Tout n'est au fond qu'une grande illusion, et ce qui le prouve, c'est que, dans beaucoup de cas, rien n'est plus facile que de duper la nature par des singeries qu'elle ne sait pas distinguer de la réalité. Je n'oublierai jamais la fille de Marzin, le menuisier de la Grand'Rue, qui, folle aussi par suppression de sentiment maternel, prenait une bûche, l'emmaillotait de chiffons, lui mettait un semblant de bonnet d'enfant, puis passait les jours à dorloter dans ses bras ce poupon fictif, à le bercer, à le serrer contre son sein, à le couvrir de baisers. Quand on le mettait le soir dans un berceau à côté d'elle, elle restait tranquille jusqu'au lendemain. Il y a des instincts pour qui l'apparence suffit et qu'on endort par des fictions. La pauvre Kermelle arriva ainsi à réaliser ses songes, à faire ce qu'elle rêvait. Ce qu'elle rêvait, c'était la vie en commun avec celui qu'elle aimait, et la vie qu'elle partageait en esprit, ce n'était pas naturellement la vie du prêtre, c'était la vie du ménage. La pauvre fille était faite pour l'union conjugale. Sa folie était une sorte de folie ménagère, un instinct de ménage contrarié. Elle imaginait son paradis réalisé, se voyait tenant la maison de celui qu'elle aimait, et, comme déjà elle ne séparait plus bien ses rêves de ce qui était vrai, elle fut amenée à une incroyable aberration. Que veux-tu! ces pauvres folles prouvent par leurs égarements les saintes lois de la nature et leur inévitable fatalité.

»Ses journées se passaient à ourler du linge, à le marquer. Or, dans sa pensée, ce linge était destiné à la maison qu'elle imaginait, à ce nid en commun où elle eût passé sa vie aux pieds de celui qu'elle adorait. L'hallucination allait si loin, que, ces draps, ces serviettes, elle les marquait aux initiales du vicaire; souvent même les initiales du vicaire et les siennes propres se mêlaient. Elle faisait bien ces petits travaux de femme. Son aiguille allait, allait sans cesse, et elle filait des heures délicieuses plongée dans les songes de son coeur, croyant qu'elle et lui ne faisaient qu'un. Elle trompait ainsi sa passion et y trouvait des moments de volupté qui la rassasiaient pour des journées.

»Les semaines s'écoulaient de la sorte à tracer point par point les lettres du nom qu'elle aimait, à les marier aux siennes, et ce passe-temps était pour elle une grande consolation. Sa main était toujours occupée pour lui; ces linges piqués par elle lui semblaient elle-même. Ils seraient près de lui, le toucheraient, serviraient à ses usages; ils seraient elle-même près de lui. Quelle joie qu'une telle pensée! Elle serait toujours privée de lui, c'est vrai; mais l'impossible est l'impossible; elle se serait approchée de lui autant que c'était permis. Durant un an, elle savoura ainsi en imagination son pauvre petit bonheur. Seule, les yeux fixés sur son ouvrage, elle était d'un autre monde, se croyait sa femme dans la faible mesure du possible. Les heures coulaient d'un mouvement lent comme son aiguille; sa pauvre imagination était soulagée. Et puis elle avait parfois quelque espérance: peut-être se laisserait-il toucher, peut-être une larme lui échapperait-elle en découvrant cette surprise, marque de tant d'amour. «Il verra comme je l'aime, il songera qu'il est doux d'être ensemble.» Elle se perdait ainsi durant des jours dans ses rêves, qui se terminaient d'ordinaire par des accès de complète prostration.

»Enfin le jour vint où le ménage fut complet. Qu'en faire? L'idée de le forcer à accepter un service, à être son obligé en quelque chose, s'empara d'elle absolument. Elle voulait, si j'ose le dire, voler sa reconnaissance, l'amener par violence à lui savoir gré de quelque chose. Voici ce qu'elle imagina. Cela n'avait pas le sens commun, c'était cousu de fil blanc; mais sa raison sommeillait, et depuis longtemps elle ne suivait plus que les feux follets de son imagination détraquée.

»On était à l'époque des fêtes de Noël. Après la messe de minuit, le vicaire avait coutume de recevoir au presbytère le maire et les notables pour leur donner une collation. Le presbytère touchait à l'église. Outre l'entrée principale sur la place du village, il avait deux issues: l'une donnant à l'intérieur de la sacristie et mettant ainsi l'église et la cure en communication; l'autre, au fond du jardin, débouchant sur les champs. Le manoir de Kermelle était à un demi-quart de lieue de là. Pour épargner un détour au jeune garçon qui venait prendre les leçons du vicaire, on lui avait donné la clef de cette porte de derrière. La pauvre obsédée s'empara de cette clef pendant la messe de minuit et entra dans la cure. La servante du vicaire, pour pouvoir assister à la messe, avait mis le couvert d'avance. Notre folle enleva rapidement tout le linge et le cacha dans le manoir.

»Au sortir de la messe, le vol se révéla sur-le-champ. L'émoi fut extrême. On s'étonna tout d'abord que le linge seul eût disparu. Le vicaire ne voulut pas renvoyer ses hôtes sans collation. Au moment du plus vif embarras, la fille apparaît: «Ah! pour cette fois, vous accepterez nos services, monsieur le curé. Dans un quart d'heure, notre linge va être porté chez vous.» Le vieux Kermelle se joignit à elle, et le vicaire laissa faire, ne se doutant pas naturellement d'un pareil raffinement de supercherie chez une créature à laquelle on n'accordait que l'esprit le plus borné.

»Le lendemain, on réfléchit à ce vol singulier. Il n'y avait nulle trace d'effraction. La principale porte du presbytère et celle du jardin étaient intactes, fermées comme elles devaient l'être. Quant à l'idée que la clef confiée à Kermelle eût pu servir à l'exécution du vol, une pareille idée eût semblé extravagante; elle ne vint à personne. Restait la porte de la sacristie; il parut évident que le vol n'avait pu se faire que par là. Le sacristain avait été vu dans l'église tout le temps de l'office. La sacristine, au contraire, avait fait des absences; elle avait été à l'âtre du presbytère chercher des charbons pour les encensoirs; elle avait vaqué à deux ou trois autres petits soins; le soupçon se porta donc sur elle. C'était une excellente femme, sa culpabilité paraissait souverainement invraisemblable; mais que faire contre des coïncidences accablantes? On ne sortait pas de ce raisonnement: «Le voleur est entré par la porte de la sacristie; or la sacristine seule a pu passer par cette porte, et il est prouvé qu'elle y a passé en réalité; elle-même l'avoue.» On cédait trop alors à l'idée qu'il était bon que tout crime fût suivi d'une arrestation. Cela donnait une haute idée de la sagacité extraordinaire de la justice, de la promptitude de son coup d'oeil, de la sûreté avec laquelle elle saisissait la piste d'un crime. On emmena l'innocente femme à pied entre les gendarmes. L'effet de la gendarmerie, quand elle arrivait dans un village, avec ses armes luisantes et ses belles buffleteries, était immense. Tout le monde pleurait; la sacristine seule restait calme et disait à tous qu'elle était certaine que son innocence éclaterait.

»Effectivement, dès le lendemain ou le surlendemain, on reconnut l'impossibilité de la supposition qu'on avait faite. Le troisième jour, les gens du village osaient à peine s'aborder, se communiquer leurs réflexions. Tous, en effet, avaient la même pensée et n'osaient se la dire. Cette pensée leur paraissait à la fois évidente et absurde: c'est que la clef du broyeur de lin avait seule pu servir au vol. Le vicaire évitait de sortir pour n'avoir pas à exprimer un doute qui l'obsédait. Jusque-là, il n'avait pas examiné le linge que l'on avait substitué au sien. Ses yeux tombèrent par hasard sur les marques; il s'étonna, réfléchit tristement, ne se rendit pas compte du mystère des deux lettres, tant les bizarres hallucinations d'une pauvre folle étaient impossibles à deviner.

»Il était plongé dans les plus sombres pensées, quand il vit entrer le broyeur de lin, droit en sa haute taille et plus pâle que la mort. Le vieillard resta debout, fondit en larmes. «C'est elle,» dit-il, «oh! la malheureuse! J'aurais dû la surveiller davantage, entrer mieux dans ses pensées; mais, toujours mélancolique, elle m'échappait.» Il révéla le mystère; un instant après, on rapportait au presbytère le linge qui avait été volé.

»La pauvre fille, vu son peu de raison, avait espéré que l'esclandre s'apaiserait et qu'elle jouirait doucement de son petit stratagème amoureux. L'arrestation de la sacristine et l'émotion qui en fut la suite gâtèrent toute son intrigue. Si le sens moral n'avait pas été chez elle aussi oblitéré qu'il l'était, elle n'eût pensé qu'à délivrer la sacristine; mais elle n'y songeait guère. Elle était plongée dans une sorte de stupeur, qui n'avait rien de commun avec le remords. Ce qui l'abattait, c'était l'avortement évident de sa tentative sur l'esprit du vicaire. Toute autre âme que celle d'un prêtre eût été touchée de la révélation d'un si violent amour. Celle du vicaire n'éprouva rien. Il s'interdit de penser à cet événement extraordinaire, et, dès qu'il vit clairement l'innocence de la sacristine, il dormit, dit sa messe et son bréviaire avec le même calme que tous les jours.

»La maladresse qu'on avait faite en arrêtant la sacristine parut alors dans son énormité. Sans cela, l'affaire aurait pu être étouffée. Il n'y avait pas eu vol réel; mais, après qu'une innocente avait fait plusieurs jours de prison pour un fait qualifié de vol, il était bien difficile de laisser impunie la vraie coupable. La folie n'était pas évidente; il faut même dire que cette folie n'était qu'intérieure. Avant cela, il n'était venu à la pensée de personne que la fille de Kermelle fût folle. Extérieurement elle était comme tout le monde, sauf son mutisme presque absolu. On pouvait donc contester l'aliénation mentale; en outre, l'explication vraie était si bizarre, si incroyable, qu'on n'osait même pas la présenter. La folie n'étant pas constatée, le fait d'avoir laissé arrêter la sacristine était impardonnable. Si le vol n'avait été qu'un jeu, l'auteur de l'espièglerie aurait dû la faire cesser plus tôt, dès qu'une tierce personne en était victime. La malheureuse fut arrêtée et conduite à Saint-Brieuc pour les assises. Elle ne sortit pas un moment de son complet anéantissement; elle semblait hors du monde. Son rêve était fini; l'espèce de chimère qu'elle avait nourrie quelque temps et qui l'avait soutenue étant tombée à plat, elle n'existait plus. Son état n'avait rien de violent, c'était un silence morne; les médecins alors la virent et jugèrent son fait avec discernement.

»Aux assises, la cause fut vite entendue. On ne put tirer d'elle une seule parole. Le broyeur de lin entra, droit et ferme, la figure résignée. Il s'approcha de la table du prétoire, y déposa ses gants, sa croix de Saint-Louis, son écharpe. «Messieurs,» dit-il, «je ne peux les reprendre que si vous l'ordonnez; mon honneur vous appartient. C'est elle qui a tout fait, et pourtant ce n'est pas une voleuse… Elle est malade.» Le brave homme fondait en larmes, il suffoquait. «Assez, assez!» entendit-on de toutes parts. L'avocat général montra du tact, et sans faire une dissertation sur un cas de rare physiologie amoureuse, il abandonna l'accusation.

»La délibération du jury ne fut pas longue non plus. Tous pleuraient. Quand l'acquittement fut prononcé, le broyeur de lin reprit ses insignes, se retira rapidement, emmenant sa fille, et revint au village de nuit.

»Au milieu de cet éclat public, le vicaire ne put éviter d'apprendre la vérité sur une foule de points qu'il se dissimulait. Il n'en fut pas plus ému. Les faits évidents dont tout le monde s'entretenait, il feignait de les ignorer. Il ne demanda pas son changement, l'évêque ne songea pas à le lui proposer. On pourrait croire que, la première fois qu'il revit Kermelle et sa fille, il éprouva quelque trouble. Il n'en fut rien. Il se rendit au manoir à l'heure où il savait devoir rencontrer le père et la fille. «Vous avez péché gravement,» dit-il à celle-ci, «moins par votre folie, que Dieu vous pardonnera, qu'en laissant emprisonner la meilleure des femmes. Une innocente, par votre faute, a été traitée pendant plusieurs jours comme une voleuse. La plus honnête femme de la paroisse a été emmenée par les gendarmes, à la vue de tous. Vous lui devez réparation. Dimanche, la sacristine sera à son banc, au dernier rang, près de la porte de l'église; au Credo, vous irez la prendre, et vous la conduirez par la main à votre banc d'honneur, qu'elle mérite plus que vous d'occuper.»

»La pauvre folle fit machinalement ce qui lui était enjoint. Ce n'était plus un être sentant. Depuis ce temps, on ne vit presque plus le broyeur de lin ni sa famille. Le manoir était devenu une sorte de tombeau, d'où l'on n'entendait sortir aucun signe de vie.

»La sacristine mourut la première. L'émotion avait été trop forte pour cette simple femme. Elle n'avait pas douté un moment de la Providence; mais tout cela l'avait ébranlée. Elle s'affaiblit peu à peu. C'était une sainte. Elle avait un sentiment exquis de l'église. On ne comprendrait plus cela maintenant à Paris, où l'église signifie peu de chose. Un samedi soir, elle sentit venir sa fin. Sa joie fut grande. Elle fit appeler le vicaire; une faveur inouïe occupait son imagination: c'était que, pendant la grand'messe du dimanche, son corps restât exposé sur le petit appareil qui sert à porter les cercueils. Assister à la messe encore une dernière fois, quoique morte; entendre ces paroles consolantes, ces chants qui sauvent; être là sous le drap mortuaire, au milieu de l'assemblée des fidèles, famille qu'elle avait tant aimée, tout entendre sans être vue, pendant que tous penseraient à elle, prieraient pour elle, seraient occupés d'elle; communier encore une fois avec les personnes pieuses avant de descendre sous la terre, quelle joie! Elle lui fut accordée. Le vicaire prononça sur sa tombe des paroles d'édification.

»Le vieux vécut encore quelques années, mourant peu à peu, toujours renfermé chez lui, ne causant plus avec le vicaire. Il allait à l'église, mais il ne se mettait pas à son banc. Il était si fort, qu'il résista huit ou dix ans à cette morne agonie.

»Ses promenades se bornaient à faire quelques pas sous les hauts tilleuls qui abritaient le manoir. Or, un jour, il vit à l'horizon quelque chose d'insolite. C'était le drapeau tricolore qui flottait sur le clocher de Tréguier; la révolution de juillet venait de s'accomplir. Quand il apprit que le roi était parti, il comprit mieux que jamais qu'il avait été de la fin d'un monde. Ce devoir professionnel, auquel il avait tout sacrifié, devenait sans objet. Il ne regretta pas de s'être attaché à une idée trop haute du devoir; il ne songea pas qu'il aurait pu s'enrichir comme les autres; mais il douta de tout, excepté de Dieu. Les carlistes de Tréguier allaient répétant partout que cela ne durerait pas, que le roi légitime allait revenir. Il souriait de ces folles prédictions. Il mourut peu après, assisté par le vicaire, qui lui commenta ce beau passage qu'on lit à l'office des morts: «Ne soyez pas comme les païens, qui n'ont pas d'espérance.»

»Après sa mort, sa fille se trouva sans ressources. On s'entendit pour qu'elle fût placée à l'hospice; c'est là que tu l'as vue. Maintenant, sans doute, elle est morte aussi, et d'autres ont occupé son lit à l'hôpital général.»

II

PRIÈRE SUR L'ACROPOLE
SAINT RENAN—MON ONCLE PIERRE
LE BONHOMME SYSTÈME ET LA PETITE NOÉMI

I

Je n'ai commencé d'avoir des souvenirs que fort tard. L'impérieux devoir qui m'obligea, durant les années de ma jeunesse, à résoudre pour mon compte, non avec le laisser aller du spéculatif, mais avec la fièvre de celui qui lutte pour la vie, les plus hauts problèmes de la philosophie et de la religion, ne me laissait pas un quart d'heure pour regarder en arrière. Jeté ensuite dans le courant de mon siècle, que j'ignorais totalement, je me trouvai en face d'un spectacle en réalité aussi nouveau pour moi que le serait la société de Saturne ou de Vénus pour ceux à qui il serait donné de la voir. Je trouvais tout cela faible, inférieur moralement à ce que j'avais vu à Issy et à Saint-Sulpice; cependant la supériorité de science et de critique d'hommes tels qu'Eugène Burnouf, l'incomparable vie qui s'exhalait de la conversation de M. Cousin, la grande rénovation que l'Allemagne opérait dans presque toutes les sciences historiques, puis les voyages, puis l'ardeur de produire, m'entraînèrent et ne me permirent pas de songer à des années qui étaient déjà loin de moi. Mon séjour en Syrie m'éloigna encore davantage de mes anciens souvenirs. Les sensations entièrement nouvelles que j'y trouvai, les visions que j'y eus d'un monde divin, étranger à nos froides et mélancoliques contrées, m'absorbèrent tout entier. Mes rêves, pendant quelque temps, furent la chaîne brûlée de Galaad, le pic de Safed, où apparaîtra le Messie; le Carmel et ses champs d'anémones semés par Dieu; le gouffre d'Aphaca, d'où sort le fleuve Adonis. Chose singulière! ce fut à Athènes, en 1865, que j'éprouvai pour la première fois un vif sentiment de retour en arrière, un effet comme celui d'une brise fraîche, pénétrante, venant de très loin.

L'impression que me fit Athènes est de beaucoup la plus forte que j'aie jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe; il n'y en a pas deux: c'est celui-là. Je n'avais jamais rien imaginé de pareil. C'était l'idéal cristallisé en marbre pentélique qui se montrait à moi. Jusque-là, j'avais cru que la perfection n'est pas de ce monde; une seule révélation me paraissait se rapprocher de l'absolu. Depuis longtemps, je ne croyais plus au miracle, dans le sens propre du mot; cependant la destinée unique du peuple juif, aboutissant à Jésus et au christianisme, m'apparaissait comme quelque chose de tout à fait à part. Or voici qu'à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n'a existé qu'une fois, qui ne s'était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l'effet durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale. Je savais bien, avant mon voyage, que la Grèce avait créé la science, l'art, la philosophie, la civilisation; mais l'échelle me manquait. Quand je vis l'Acropole, j'eus la révélation du divin, comme je l'avais eue la première fois que je sentis vivre l'Évangile, en apercevant la vallée du Jourdain des hauteurs de Casyoun. Le monde entier alors me parut barbare. L'Orient me choqua par sa pompe, son ostentation, ses impostures. Les Romains ne furent que de grossiers soldats; la majesté du plus beau Romain, d'un Auguste, d'un Trajan, ne me sembla que pose auprès de l'aisance, de la noblesse simple de ces citoyens fiers et tranquilles. Celtes, Germains, Slaves m'apparurent comme des espèces de Scythes consciencieux, mais péniblement civilisés. Je trouvai notre moyen âge sans élégance ni tournure, entaché de fierté déplacée et de pédantisme. Charlemagne m'apparut comme un gros palefrenier allemand; nos chevaliers me semblèrent des lourdauds, dont Thémistocle et Alcibiade eussent souri. Il y a eu un peuple d'aristocrates, un public tout entier composé de connaisseurs, une démocratie qui a saisi des nuances d'art tellement fines que nos raffinés les aperçoivent à peine. Il y a eu un public pour comprendre ce qui fait la beauté des Propylées et la supériorité des sculptures du Parthénon. Cette révélation de la grandeur vraie et simple m'atteignit jusqu'au fond de l'être. Tout ce que j'avais connu jusque-là me sembla l'effort maladroit d'un art jésuitique, un rococo composé de pompe niaise, de charlatanisme et de caricature.

C'est principalement sur l'Acropole que ces sentiments m'assiégeaient. Un excellent architecte avec qui j'avais voyagé avait coutume de me dire que, pour lui, la vérité des dieux était en proportion de la beauté solide des temples qu'on leur a élevés. Jugée sur ce pied-là, Athéné serait au-dessus de toute rivalité. Ce qu'il y a de surprenant, en effet, c'est que le beau n'est ici que l'honnêteté absolue, la raison, le respect même envers la divinité. Les parties cachées de l'édifice sont aussi soignées que celles qui sont vues. Aucun de ces trompe-l'oeil qui, dans nos églises en particulier, sont comme une tentative perpétuelle pour induire la divinité en erreur sur la valeur de la chose offerte. Ce sérieux, cette droiture, me faisaient rougir d'avoir plus d'une fois sacrifié à un idéal moins pur. Les heures que je passais sur la colline sacrée étaient des heures de prière. Toute ma vie repassait, comme une confession générale, devant mes yeux. Mais ce qu'il y avait de plus singulier, c'est qu'en confessant mes péchés, j'en venais à les aimer; mes résolutions de devenir classique finissaient par me précipiter plus que jamais au pôle opposé. Un vieux papier que je retrouve parmi mes notes de voyage contient ceci:

PRIÈRE QUE JE FIS SUR L'ACROPOLE QUAND JE FUS ARRIVÉ À EN COMPRENDRE LA PARFAITE BEAUTÉ.

«Ô noblesse! ô beauté simple et vraie! déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j'arrive tard au seuil de tes mystères; j'apporte à ton autel beaucoup de remords. Pour te trouver, il m'a fallu des recherches infinies. L'initiation que tu conférais à l'Athénien naissant par un sourire, je l'ai conquise à force de réflexions, au prix de longs efforts.

»Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d'une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil; les fleurs sont les mousses marines, les algues et les coquillages coloriés qu'on trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et la joie même y est un peu triste; mais des fontaines d'eau froide y sortent du rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines où, sur des fonds d'herbes ondulées, se mire le ciel.

»Mes pères, aussi loin que nous pouvons remonter, étaient voués aux navigations lointaines, dans des mers que tes Argonautes ne connurent pas. J'entendis, quand j'étais jeune, les chansons des voyages polaires; je fus bercé au souvenir des glaces flottantes, des mers brumeuses semblables à du lait, des îles peuplées d'oiseaux qui chantent à leurs heures et qui, prenant leur volée tous ensemble, obscurcissent le ciel.

»Des prêtres d'un culte étranger, venu des Syriens de Palestine, prirent soin de m'élever. Ces prêtres étaient sages et saints. Ils m'apprirent les longues histoires de Cronos, qui a créé le monde, et de son fils, qui a, dit-on, accompli un voyage sur la terre. Leurs temples sont trois fois hauts comme le tien, ô Eurhythmie, et semblables à des forêts; seulement ils ne sont pas solides; ils tombent en ruine au bout de cinq ou six cents ans; ce sont des fantaisies de barbares, qui s'imaginent qu'on peut faire quelque chose de bien en dehors des règles que tu as tracées à tes inspirés, ô Raison. Mais ces temples me plaisaient; je n'avais pas étudié ton art divin; j'y trouvais Dieu. On y chantait des cantiques dont je me souviens encore: «Salut, étoile de la mer,… reine de ceux qui gémissent en cette vallée de larmes.» ou bien: «Rose mystique, Tour d'ivoire, Maison d'or, Étoile du matin…» Tiens, déesse, quand je me rappelle ces chants, mon coeur se fond, je deviens presque apostat. Pardonne-moi ce ridicule; tu ne peux te figurer le charme que les magiciens barbares ont mis dans ces vers, et combien il m'en coûte de suivre la raison toute nue.

»Et puis si tu savais combien il est devenu difficile de te servir! Toute noblesse a disparu. Les Scythes ont conquis le monde. Il n'y a plus de république d'hommes libres; il n'y a plus que des rois issus d'un sang lourd, des majestés dont tu sourirais. De pesants Hyperboréens appellent légers ceux qui te servent… Une pambéotie redoutable, une ligue de toutes les sottises, étend sur le monde un couvercle de plomb, sous lequel on étouffe. Même ceux qui t'honorent, qu'ils doivent te faire pitié! Te souviens-tu de ce Calédonien qui, il y a cinquante ans, brisa ton temple à coups de marteau pour l'emporter à Thulé? Ainsi font-ils tous… J'ai écrit, selon quelques-unes des règles que tu aimes, ô Théonoé, la vie du jeune dieu que je servis dans mon enfance; ils me traitent comme un Évhémère; ils m'écrivent pour me demander quel but je me suis proposé; ils n'estiment que ce qui sert à faire fructifier leurs tables de trapézites. Et pourquoi écrit-on la vie des dieux, ô ciel! si ce n'est pour faire aimer le divin qui fut en eux, et pour montrer que ce divin vît encore et vivra éternellement au coeur de l'humanité?

»Te rappelles-tu ce jour, sous l'archontat de Dionysodore, où un laid petit Juif, parlant le grec des Syriens, vint ici, parcourut tes parvis sans te comprendre, lut tes inscriptions tout de travers et crut trouver dans ton enceinte un autel dédié à un dieu qui serait le Dieu inconnu. Eh bien, ce petit Juif l'a emporté; pendant mille ans, on t'a traitée d'idole, ô Vérité; pendant mille ans, le monde a été un désert où ne germait aucune fleur. Durant ce temps, tu te taisais, ô Salpinx, clairon de la pensée. Déesse de l'ordre, image de la stabilité céleste, on était coupable pour t'aimer, et, aujourd'hui qu'à force de consciencieux travail nous avons réussi à nous rapprocher de toi, on nous accuse d'avoir commis un crime contre l'esprit humain en rompant des chaînes dont se passait Platon.

»Toi seule es jeune, ô Cora; toi seule es pure, ô Vierge; toi seule es saine, ô Hygie; toi seule es forte, ô Victoire. Les cités, tu les gardes, ô Promachos; tu as ce qu'il faut de Mars, ô Aréa; la paix est ton but, ô Pacifique. Législatrice, source des constitutions justes; Démocratie[6], toi dont le dogme fondamental est que tout bien vient du peuple, et que, partout où il n'y a pas de peuple pour nourrir et inspirer le génie, il n'y a rien, apprends-nous à extraire le diamant des foules impures. Providence de Jupiter, ouvrière divine, mère de toute industrie, protectrice du travail, ô Ergané, toi qui fais la noblesse du travailleur civilisé et le mets si fort au-dessus du Scythe paresseux; Sagesse, toi que Zeus enfanta après s'être replié sur lui-même, après avoir respiré profondément; toi qui habites dans ton père, entièrement unie à son essence; toi qui es sa compagne et sa conscience; Énergie de Zeus, étincelle qui allumes et entretiens le feu chez les héros et les hommes de génie, fais de nous des spiritualistes accomplis. Le jour où les Athéniens et les Rhodiens luttèrent pour le sacrifice, tu choisis d'habiter chez les Athéniens, comme plus sages. Ton père cependant fit descendre Plutus dans un nuage d'or sur la cité des Rhodiens, parce qu'ils avaient aussi rendu hommage à sa fille. Les Rhodiens furent riches; mais les Athéniens eurent de l'esprit, c'est-à-dire la vraie joie, l'éternelle gaieté, la divine enfance du coeur.

»Le monde ne sera sauvé qu'en revenant à toi, en répudiant ses attaches barbares. Courons, venons en troupe. Quel beau jour que celui où toutes les villes qui ont pris des débris de ton temple, Venise, Paris, Londres, Copenhague, répareront leurs larcins, formeront des théories sacrées pour rapporter les débris qu'elles possèdent, en disant: «Pardonne-nous, déesse! c'était pour les sauver des mauvais génies de la nuit,» et rebâtiront tes murs au son de la flûte, pour expier le crime de l'infâme Lysandre! Puis ils iront à Sparte maudire le sol où fut cette maîtresse d'erreurs sombres, et l'insulter parce qu'elle n'est plus.

»Ferme en toi, je résisterai à mes fatales conseillères; à mon scepticisme, qui me fait douter du peuple; à mon inquiétude d'esprit, qui, quand le vrai est trouvé, me le fait chercher encore; à ma fantaisie, qui, après que la raison a prononcé, m'empêche de me tenir en repos. Ô Archégète, idéal que l'homme de génie incarne en ses chefs-d'oeuvre, j'aime mieux être le dernier dans ta maison que le premier ailleurs. Oui, je m'attacherai au stylobate de ton temple; j'oublierai toute discipline hormis la tienne, je me ferai stylite sur tes colonnes, ma cellule sera sur ton architrave. Chose plus difficile! pour toi, je me ferai, si je peux, intolérant, partial. Je n'aimerai que toi. Je vais apprendre ta langue, désapprendre le reste. Je serai injuste pour ce qui ne te touche pas; je me ferai le serviteur du dernier de tes fils. Les habitants actuels de la terre que tu donnas à Erechthée, je les exalterai, je les flatterai. J'essayerai d'aimer jusqu'à leurs défauts; je me persuaderai, ô Hippia, qu'ils descendent des cavaliers qui célèbrent là-haut, sur le marbre de ta frise, leur fête éternelle. J'arracherai de mon coeur toute fibre qui n'est pas raison et art pur. Je cesserai d'aimer mes maladies, de me complaire en ma fièvre. Soutiens mon ferme propos, ô Salutaire; aide-moi, ô toi qui sauves!

»Que de difficultés, en effet, je prévois! que d'habitudes d'esprit j'aurai à changer! que de souvenirs charmants je devrai arracher de mon coeur! J'essayerai; mais je ne suis pas sûr de moi. Tard je t'ai connue, beauté parfaite. J'aurai des retours, des faiblesses. Une philosophie, perverse sans doute, m'a porté à croire que le bien et le mal, le plaisir et la douleur, le beau et le laid, la raison et la folie se transforment les uns dans les autres par des nuances aussi indiscernables que celles du cou de la colombe. Ne rien aimer, ne rien haïr absolument, devient alors une sagesse. Si une société, si une philosophie, si une religion eût possédé la vérité absolue, cette société, cette philosophie, cette religion aurait vaincu les autres et vivrait seule à l'heure qu'il est. Tous ceux qui, jusqu'ici, ont cru avoir raison se sont trompés, nous le voyons clairement. Pouvons-nous sans folle outrecuidance croire que l'avenir ne nous jugera pas comme nous jugeons le passé? Voilà les blasphèmes que me suggère mon esprit profondément gâté. Une littérature qui, comme la tienne, serait saine de tout point n'exciterait plus maintenant que l'ennui.

»Tu souris de ma naïveté. Oui, l'ennui… Nous sommes corrompus: qu'y faire? J'irai plus loin, déesse orthodoxe, je te dirai la dépravation intime de mon coeur. Raison et bon sens ne suffisent pas. Il y a de la poésie dans le Strymon glacé et dans l'ivresse du Thrace. Il viendra des siècles où tes disciples passeront pour les disciples de l'ennui. Le monde est plus grand que tu ne crois. Si tu avais vu les neiges du pôle et les mystères du ciel austral, ton front, ô déesse toujours calme, ne serait pas si serein; ta tête, plus large, embrasserait divers genres de beauté.

»Tu es vraie, pure, parfaite; ton marbre n'a point de tache; mais le temple d'Hagia-Sophia, qui est à Byzance, produit aussi un effet divin avec ses briques et son plâtras. Il est l'image de la voûte du ciel. Il croulera; mais, si ta cella devait être assez large pour contenir une foule, elle croulerait aussi.

»Un immense fleuve d'oubli nous entraîne dans un gouffre sans nom. Ô abîme, tu es le Dieu unique. Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes; les rêves de tous les sages renferment une part de vérité. Tout n'est ici-bas que symbole et que songe. Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu'ils fussent éternels. La foi qu'on a eue ne doit jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l'a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts.»

II

Au fond, quand je m'étudie, j'ai en effet très peu changé; le sort m'avait en quelque sorte rivé dès l'enfance à la fonction que je devais accomplir. J'étais fait en arrivant à Paris; avant de quitter la Bretagne, ma vie était écrite d'avance. Bon gré, mal gré, et nonobstant tous mes efforts consciencieux en sens contraire, j'étais prédestiné à être ce que je suis, un romantique protestant contre le romantisme, un utopiste prêchant en politique le terre-à-terre, un idéaliste se donnant inutilement beaucoup de mal pour paraître bourgeois, un tissu de contradictions, rappelant l'hircocerf de la scolastique, qui avait deux natures. Une de mes moitiés devait être occupée à démolir l'autre, comme cet animal fabuleux de Ctésias qui se mangeait les pattes sans s'en douter. C'est ce que ce grand observateur, Challemel-Lacour, a dit excellemment: «Il pense comme un homme, il sent comme une femme, il agit comme un enfant.» Je ne m'en plains pas, puisque cette constitution morale m'a procuré les plus vives jouissances intellectuelles qu'on puisse goûter.

Ma race, ma famille, ma ville natale, le milieu si particulier où je me développai, en m'interdisant les visées bourgeoises et en me rendant absolument impropre à tout ce qui n'est pas le maniement pur des choses de l'esprit, avaient fait de moi un idéaliste, fermé à tout le reste. L'application eût pu varier; le fond eût toujours été le même. La vraie marque d'une vocation est l'impossibilité d'y forfaire, c'est-à-dire de réussir à autre chose que ce pour quoi l'on a été créé. L'homme qui a une vocation sacrifie tout involontairement à sa maîtresse oeuvre. Des circonstances extérieures auraient pu, comme il arrive souvent, dérouter ma vie et m'empêcher de suivre ma voie naturelle; mais l'absolue incapacité où j'aurais été de réussir à ce qui n'était pas ma destinée eût été la protestation du devoir contrarié, et la prédestination eût triomphé à sa manière en montrant le sujet qu'elle avait choisi absolument impuissant en dehors du travail pour lequel elle l'avait choisi. Toute application intellectuelle, j'y aurais réussi. Toute carrière ayant pour objet la recherche d'un intérêt quelconque, j'y aurais été nul, maladroit, au-dessous du médiocre.

Le trait caractéristique de la race bretonne, à tous ses degrés, est l'idéalisme, la poursuite d'une fin morale ou intellectuelle, souvent erronée, toujours désintéressée. Jamais race ne fut plus impropre à l'industrie, au commerce. On obtient tout d'elle par le sentiment de l'honneur; ce qui est lucre lui paraît peu digne du galant homme; l'occupation noble est à ses yeux celle par laquelle on ne gagne rien, par exemple celle du soldat, celle du marin, celle du prêtre, celle du vrai gentilhomme qui ne tire de sa terre que le fruit convenu par l'usage sans chercher à l'augmenter, celle du magistrat, celle de l'homme voué au travail de la pensée. Au fond de la plupart de ses raisonnements, il y a cette opinion, fausse sans doute, que la fortune ne s'acquiert qu'en exploitant les autres et en pressurant les pauvres. La conséquence d'une telle manière de voir, c'est que le riche n'est pas très considéré; on estime beaucoup plus l'homme qui se consacre au bien public ou qui représente l'esprit du pays. Ces braves gens s'indignent contre la prétention qu'ont ceux qui font leur fortune de rendre par surcroît un service social. Quand on leur avait dit autrefois: «Le roi fait cas des Bretons,» cela leur suffisait. Le roi jouissait pour eux, était riche pour eux. Persuadés que ce que l'on gagne est pris sur un autre, ils tenaient l'avidité pour chose basse. Une telle conception d'économie politique est devenue très arriérée; mais le cercle des opinions humaines y ramènera peut-être un jour. Grâce, au moins, pour les petits groupes de survivants d'un autre monde, où cette inoffensive erreur a entretenu la tradition du sacrifice! N'améliorez pas leur sort, ils ne seraient pas plus heureux; ne les enrichissez pas, ils seraient moins dévoués: ne les gênez pas pour les faire aller à l'école primaire, ils y perdraient peut-être quelque chose de leurs qualités et n'acquerraient pas celles que donne la haute culture; mais ne les méprisez pas. Le dédain est la seule chose pénible pour les natures simples; il trouble leur foi au bien ou les porte à douter que les gens d'une classe supérieure en soient bons appréciateurs.

Cette disposition, que j'appellerais volontiers romantisme moral, je l'eus au plus haut degré, par une sorte d'atavisme. J'avais reçu, avant de naître, le coup de quelque fée. Gode, la vieille sorcière, me le disait souvent. Je naquis avant terme et si faible que, pendant deux mois, on crut que je ne vivrais pas. Gode vint dire à mère qu'elle avait un moyen sûr pour savoir mon sort. Elle prit une de mes petites chemises, alla un matin à l'étang sacré; elle revint la face resplendissante. «Il veut vivre, il veut vivre! criait-elle. À peine jetée sur l'eau, la petite chemise s'est soulevée.» Plus tard, chaque fois que je la rencontrais, ses yeux étincelaient: «Oh! si vous aviez vu, disait-elle, comme les deux bras s'élancèrent!» Dès lors, j'étais aimé des fées, et je les aimais. Ne riez pas de nous autres Celtes. Nous ne ferons pas de Parthénon, le marbre nous manque; mais nous savons prendre à poignée le coeur et l'âme; nous avons des coups de stylet qui n'appartiennent qu'à nous; nous plongeons les mains dans les entrailles de l'homme, et, comme les sorcières de Macbeth, nous les en retirons pleines des secrets de l'infini. La grande profondeur de notre art est de savoir faire de notre maladie un charme. Cette race a au coeur une éternelle source de folie. Le «royaume de féerie», le plus beau qui soit en terre, est son domaine. Seule, elle sait remplir les bizarres conditions que la fée Gloriande impose à qui veut y entrer. Le cor qui ne résonne que touché par des lèvres pures, le hanap magique qui n'est plein que pour l'amant fidèle, n'appartiennent vraiment qu'à nous.

La religion est la forme sous laquelle les races celtiques dissimulent leur soif d'idéal; mais l'on se trompe tout à fait quand on croit que la religion est pour elles une chaîne, un assujettissement. Aucune race n'a le sentiment religieux plus indépendant. Ce n'est qu'à partir du XIIe siècle, et par suite de l'appui que les Normands de France donnèrent au siège de Rome, que le christianisme breton fut entraîné bien nettement dans le courant de la catholicité. Il n'eût fallu que quelques circonstances favorables pour que les Bretons de France fussent devenus protestants, comme leurs frères les Gallois d'Angleterre. Au XVIIe siècle, notre Bretagne française fut tout à fait conquise par les habitudes jésuitiques et le genre de piété du reste du monde. Jusque-là, la religion y avait eu un cachet absolument à part.

C'est surtout par le culte des saints qu'elle était caractérisée. Entre tant de particularités que la Bretagne possède en propre, l'hagiographie locale est sûrement la plus singulière. Quand on visite à pied le pays, une chose frappe au premier coup d'oeil. Les églises paroissiales, où se fait le culte du dimanche, ne diffèrent pas essentiellement de celles des autres pays. Que si l'on parcourt la campagne, au contraire, on rencontre souvent dans une seule paroisse jusqu'à dix et quinze chapelles, petites maisonnettes n'ayant le plus souvent qu'une porte et une fenêtre, et dédiées à un saint dont on n'a jamais entendu parler dans le reste de la chrétienté. Ces saints locaux, que l'on compte par centaines, sont tous du Ve ou du VIe siècle, c'est-à-dire de l'époque de l'émigration; ce sont des personnages ayant pour la plupart réellement existé, mais que la légende a entourés du plus brillant réseau de fables. Ces fables, d'une naïveté sans pareille, vrai trésor de mythologie celtique et d'imaginations populaires, n'ont jamais été complètement écrites. Les recueils édifiants faits par les bénédictins et les jésuites, même le naïf et curieux écrit d'Albert Legrand, dominicain de Morlaix, n'en présentent qu'une faible partie. Loin d'encourager ces vieilles dévotions populaires, le clergé ne fait que les tolérer; s'il le pouvait, il les supprimerait. Il sent bien que c'est là le reste d'un autre monde, d'un monde peu orthodoxe. On vient, une fois par an, dire la messe dans ces chapelles; les saints auxquels elles sont dédiées sont trop maîtres du pays pour qu'on songe à les chasser; mais on ne parle guère d'eux à la paroisse. Le clergé laisse le peuple visiter ces petits sanctuaires selon les rites antiques, y venir demander la guérison de telle ou telle maladie, y pratiquer ses cultes bizarres; il feint de l'ignorer. Où donc est caché le trésor de ces vieilles histoires? Dans la mémoire du peuple. Allez de chapelle en chapelle; faites parler les bonnes gens, et, s'ils ont confiance en vous, ils vous conteront, moitié sur un ton sérieux, moitié sur le ton de la plaisanterie, d'inappréciables récits, dont la mythologie comparée et l'histoire sauront tirer un jour le plus riche parti[7].

Ces récits eurent la plus grande influence sur le tour de mon imagination. Les chapelles dont je viens de parler sont toujours solitaires, isolées dans des landes, au milieu des rochers ou dans des terrains vagues tout à fait déserts. Le vent courant sur les bruyères, gémissant dans les genêts, me causait de folles terreurs. Parfois je prenais la fuite éperdu, comme poursuivi par les génies du passé. D'autres fois, je regardais, par la porte à demi enfoncée de la chapelle, les vitraux ou les statuettes en bois peint qui ornaient l'autel. Cela me plongeait dans des rêves sans fin. La physionomie étrange, terrible de ces saints, plus druides que chrétiens, sauvages, vindicatifs, me poursuivait comme un cauchemar. Tout saints qu'ils étaient, ils ne laissaient pas d'être parfois sujets à d'étranges faiblesses. Grégoire de Tours nous a conté l'histoire de ce Winnoch, qui passa par Tours en allant à Jérusalem, portant pour tout vêtement des peaux de brebis dépouillées de leur laine. Il parut si pieux, qu'on le garda et qu'on le fit prêtre. Il ne mangeait que des herbes sauvages et portait le vase de vin à sa bouche de telle façon qu'on aurait dit que c'était seulement pour l'effleurer. Mais la libéralité des dévots lui ayant souvent apporté des vases remplis de cette liqueur, il prit l'habitude d'en boire, et on le vit plusieurs fois ivre. Le diable s'empara de lui à tel point qu'armé de couteaux, de pierres, de bâtons, de tout ce qu'il pouvait saisir, il poursuivait les gens qu'il voyait. On fut obligé de l'attacher avec des chaînes dans sa cellule. Ce fut un saint tout de même. Saint Cadoc, saint Iltud, saint Conéry, saint Renan ou Ronan, m'apparaissaient de même comme des espèces de géants. Plus tard, quand je connus l'Inde, je vis que mes saints étaient de vrais richis, et que par eux j'avais touché à ce que notre monde aryen a de plus primitif, à l'idée de solitaires maîtres de la nature, la dominant par l'ascétisme et la force de la volonté.

Naturellement, le dernier saint que je viens de citer était celui qui me préoccupait le plus; puisque son nom était celui que je portais[8]. Entre tous les saints de Bretagne il n'y en a pas, du reste, de plus original. On m'a raconté deux ou trois fois sa vie, et toujours avec des circonstances plus extraordinaires les unes que les autres. Il habitait la Cornouaille, près de la petite ville qui porte son nom (Saint-Renan). C'était un esprit de la terre plus qu'un saint. Sa puissance sur les éléments était effrayante. Son caractère était violent et un peu bizarre; on ne savait jamais d'avance ce qu'il ferait, ce qu'il voudrait. On le respectait; mais cette obstination à marcher seul dans sa voie inspirait une certaine crainte; si bien que, le jour où on le trouva mort sur le sol de sa cabane, la terreur fut grande alentour. Le premier qui, en passant, regarda par la fenêtre ouverte et le vit étendu par terre, s'enfuit à toutes jambes. Pendant sa vie, il avait été si volontaire, si particulier, que nul ne se flattait de pouvoir deviner ce qu'il désirait que l'on fît de son corps. Si l'on ne tombait pas juste, on craignait une peste, quelque engloutissement de ville, un pays tout entier changé en marais, tel ou tel de ces fléaux dont il disposait de son vivant. Le mener à l'église de tout le monde eût été chose peu sûre. Il semblait parfois l'avoir en aversion. Il eût été capable de se révolter, de faire un scandale. Tous les chefs étaient assemblés dans la cellule, autour du grand corps noir, gisant à terre, quand l'un d'eux ouvrit un sage avis: «De son vivant, nous n'avons jamais pu le comprendre; il était plus facile de dessiner la voie de l'hirondelle au ciel que de suivre la trace de ses pensées; mort, qu'il fasse encore à sa tête. Abattons quelques arbres; faisons un chariot, où nous attellerons quatre boeufs. Il saura bien les conduire à l'endroit où il veut qu'on l'enterre.» Tous approuvèrent. On ajusta les poutres, on fit les roues avec des tambours pleins, sciés dans l'épaisseur des gros chênes, et on posa le saint dessus.

Les boeufs, conduits par la main invisible de Ronan, marchèrent droit devant eux, au plus épais de la forêt. Les arbres s'inclinaient ou se brisaient sous leurs pas avec des craquements effroyables. Arrivé enfin au centre de la forêt, à l'endroit où étaient les plus grands chênes, le chariot s'arrêta. On comprit; on enterra le saint et on bâtit son église en ce lieu.

De tels récits me donnèrent de bonne heure le goût de la mythologie. La naïveté avec laquelle on les prenait reportait à des milliers d'années en arrière. On me conta la façon dont mon père, dans son enfance, fut guéri de la fièvre. Le matin, avant le jour, on le conduisit à la chapelle du saint qui en guérissait. Un forgeron vint en même temps, avec sa forge, ses clous, ses tenailles. Il alluma son fourneau, rougit ses tenailles, et, mettant le fer rouge devant la figure du saint: «Si tu ne tires pas la fièvre à cet enfant, dit-il, je vais te ferrer comme un cheval.» Le saint obéit sur-le-champ. La sculpture en bois a été longtemps florissante en Bretagne. Ces statues de saints sont d'un réalisme étonnant; pour des imaginations plastiques, elles vivent. Je me souviens d'un brave homme, pas beaucoup plus fou que les autres, qui s'échappait quand il pouvait, le soir. Le matin, on le trouvait dans les églises en bras de chemise, suant sang et eau. Il avait passé la nuit à déclouer les christs en croix et à tirer les flèches du corps des saint Sébastien.

Ma mère, qui par un côté était Gasconne (mon grand-père du côté maternel était de Bordeaux), racontait ces vieilles histoires avec esprit et finesse, glissant avec art entre le réel et le fictif, d'une façon qui impliquait qu'au fond tout cela n'était vrai qu'en idée. Elle aimait ces fables comme Bretonne, elle en riait comme Gasconne, et ce fut là tout le secret de l'éveil et de la gaieté de sa vie. Quant à moi, ce milieu étrange m'a donné pour les études historiques les qualités que je peux avoir. J'y ai pris une sorte d'habitude de voir sous terre et de discerner des bruits que d'autres oreilles n'entendent pas. L'essence de la critique est de savoir comprendre des états très différents de celui où nous vivons. J'ai vu le monde primitif. En Bretagne, avant 1830, le passé le plus reculé vivait encore. Le XIVe, le XVe siècle étaient le monde qu'on avait journellement sous les yeux dans les villes. L'époque de l'émigration galloise (Ve et VIe siècles) était visible dans les campagnes pour un oeil exercé. Le paganisme se dégageait derrière la couche chrétienne, souvent fort transparente. À cela se mêlaient des traits d'un monde plus vieux encore, que j'ai retrouvés chez les Lapons. En visitant, en 1870, avec le prince Napoléon, les huttes d'un campement de Lapons, près de Tromsoe, je crus plus d'une fois, dans des types de femmes et d'enfants, dans certains traits, dans certaines habitudes, voir ressusciter devant moi mes plus anciens souvenirs. L'idée me vint que, dans les temps antiques, il put y avoir des mélanges entre des branches perdues de la race celtique et les races analogues aux Lapons qui couvraient le sol à leur arrivée. Ma formule ethnique serait de la sorte: «Un Celte, mêlé de Gascon, mâtiné de Lapon.» Une telle formule devrait, je crois, représenter, d'après les théories des anthropologistes, le comble du crétinisme et de l'imbécillité; mais ce que l'anthropologie traite de stupidité chez les vieilles races incomplètes n'est souvent qu'une force extraordinaire d'enthousiasme et d'intuition.

III

Tout me prédestinait donc bien réellement au romantisme, je ne dis pas au romantisme de la forme (je compris assez vite que le romantisme de la forme est une erreur; que, s'il y a deux manières de sentir et de penser, il n'y a qu'une seule forme pour exprimer ce qu'on pense et ce qu'on sent), mais au romantisme de l'âme et de l'imagination, à l'idéal pur. Je sortais de la vieille race idéaliste en ce qu'elle avait de plus authentique. Il y a dans le pays de Goëlo ou d'Avaugour, sur le Trieux, un endroit que l'on appelle le Lédano, parce que, là, le Trieux s'élargit et forme une lagune avant de se jeter dans la mer. Sur le bord du Lédano est une grande ferme qui s'appelait Keranbélec ou Meskanbélec. Là était le centre du clan des Renan, bonnes gens venues du Cardigan, sous la conduite de Fragan, vers l'an 480. Ils vécurent là treize cents ans d'une vie obscure, faisant des économies de pensées et de sensations, dont le capital accumulé m'est échu. Je sens que je pense pour eux et qu'ils vivent en moi. Pas un de ces braves gens n'a cherché, comme disaient les Normands, à gaaingner; aussi restèrent-ils toujours pauvres. Mon incapacité d'être méchant, ou seulement de le paraître, vient d'eux. Ils ne connaissaient que deux genres d'occupations, cultiver la terre et se hasarder en barque dans les estuaires et les archipels de rochers que forme le Trieux à son embouchure. Peu avant la Révolution, trois d'entre eux gréèrent une barque en commun et se fixèrent à Lézardrieux. Ils vivaient ensemble sur la barque, le plus souvent retirée dans une anse du Lédano; ils naviguaient à leur plaisir et quand la fantaisie leur en prenait. Ce n'étaient pas des bourgeois, car ils n'étaient pas jaloux des nobles; c'étaient des marins aisés et ne dépendant de personne.

Mon grand-père, l'un d'eux, fit une étape de plus dans la vie citadine; il vint à Tréguier. Quand éclata la Révolution, il se montra patriote ardent, mais honnête. Il avait quelque argent; tous ceux qui étaient dans la même situation que lui achetèrent des biens nationaux: quant à lui, il n'en voulut pas; il trouvait ces biens mal acquis. Il n'estimait pas honorable de faire par surprise de grands gains n'impliquant aucun travail. Les événements de 1814 et 1815 le mirent hors de lui. Hegel n'avait pas encore découvert que le vainqueur a toujours raison, et, en tout cas, le bonhomme aurait eu peine à comprendre que c'était la France qui avait vaincu à Waterloo. Il me réservait le privilège de ces belles théories, dont je commence du reste à me dégoûter. Le soir du 19 mars 1815, il vint voir ma mère: «Demain matin, dit-il, lève-toi de bonne heure et regarde la tour.» Effectivement, pendant la nuit, le sacristain n'ayant pas voulu donner la clef de la tour, il avait escaladé, avec quelques autres patriotes, une forêt d'arcs-boutants et de clochetons, au risque de se rompre vingt fois le cou, pour arborer le drapeau national. Quelques mois après, quand le drapeau contraire l'eut emporté, à la lettre il perdit la raison. Il sortit dans la rue avec une énorme cocarde tricolore. «Je voudrais bien savoir, dit-il, qui est-ce qui va venir m'arracher cette cocarde.» On l'aimait dans le quartier. «Personne, capitaine, personne,» lui répondit-on, et on le ramena doucement par le bras à la maison. Mon père partageait les mêmes sentiments. Il fit les campagnes de l'amiral Villaret-Joyeuse. Pris par les Anglais, il passa plusieurs années sur les pontons. Chaque année, sa jouissance était d'aller, le jour où l'on tirait au sort, humilier les recrues nouvelles de ses souvenirs de volontaire. Regardant d'un oeil de mépris ceux qui mettaient la main dans l'urne: «Autrefois, disait-il, nous ne faisions pas ainsi.» Et il haussait ostensiblement les épaules sur la décadence des temps.

C'est par ce que j'ai vu de ces excellents marins et ce que j'ai lu et entendu des paysans de Lithuanie ou même de Pologne, que j'ai formé mes idées sur la vertu innée de nos races, quand elles sont organisées selon le type du clan primitif. On ne comprendra jamais ce qu'il y avait de bonté dans ces vieux Celtes, et même de politesse et de douceur de moeurs. J'en ai vu encore le modèle expirant, il y a une trentaine d'années, dans la jolie petite île de Bréhat, avec ses moeurs patriarcales, dignes du temps des Phéaciens. Le désintéressement, l'incapacité pratique de ces braves gens, dépassaient toute imagination. Ce qui montrait leur noblesse, c'est que, dès qu'ils voulaient faire quelque chose qui ressemblât à un négoce, ils étaient sûrement trompés. Depuis que le monde existe, jamais on ne se ruina avec plus de fougue, plus d'imagination, plus d'entrain, plus de gaieté. C'était un feu roulant de paradoxes pratiques, d'amusantes fantaisies. Impossible de mépriser plus joyeusement toutes les lois du bon sens positif et de la saine économie.

«Maman, demandai-je un jour à ma mère, dans les dernières années de sa vie, est-ce que vraiment tous ceux de notre famille que vous avez connus étaient aussi réfractaires à la fortune que ceux que j'ai connus moi-même?

—Tous pauvres comme Job, me répondit-elle. À quoi penses-tu donc? Comment veux-tu qu'il en fût autrement? Aucun d'eux ne naquit riche et aucun d'eux n'a pillé ni rançonné personne. En ce temps-là, il n'y avait de riches que le clergé et les nobles. Il y a pourtant une exception, c'est Z…, qui est devenu millionnaire. Ah! celui-là est un homme considéré, bien établi dans le monde, presque un député, susceptible au moins de l'être.

—Comment donc Z… a-t-il fait une fortune considérable, quand tous autour de lui sont restés pauvres?

—Je ne peux pas te dire cela… Il y a des gens qui naissent pour être riches, d'autres qui ne le seront jamais. Il faut avoir des griffes, se servir le premier. Or c'est ce que nous n'avons jamais su faire. Dès qu'il s'agit de prendre la meilleure portion sur le plat qui passe, notre politesse naturelle s'y oppose. Aucun de tes ascendants n'a gagné d'argent. Ils n'ont rien pris à la masse, n'ont pas appauvri le monde. Ton grand-père ne voulut pas suivre l'exemple des autres, acheter des biens nationaux. Ton père était comme tous les marins. La preuve qu'il était né pour naviguer et se battre, c'est qu'il avait une complète inaptitude pour les affaires. Quand tu vins au monde, nous étions si tristes, que je te pris sur mes genoux et pleurai amèrement. Les marins, vois-tu, ne ressemblent pas au reste du monde. J'en ai vu qui, au début de leur engagement, avaient entre les mains des sommes assez fortes. Ils imaginaient un divertissement singulier. Ils faisaient chauffer les écus dans un poêlon, puis les jetaient dans la rue, riant aux éclats des efforts de la canaille pour s'en saisir. C'était une façon de marquer qu'on ne se fait pas tuer pour des pièces de six francs, et que le courage et le devoir ne se payent pas. Et ton pauvre oncle Pierre, en voilà encore un qui m'a donné du souci. Ô ciel!

—Parlez-moi de lui, dis-je; je ne sais pourquoi je l'aime.

—Tu l'as vu un jour; il nous rencontra près du pont; il te salua; mais tu étais trop respecté dans le pays; il n'osa te parler, et je ne voulus pas te dire. C'était la meilleure créature de Dieu; mais on ne put jamais l'astreindre à travailler. Il était toujours par voies et par chemins, passant ses jours et ses nuits dans les cabarets; avec cela, bon et honnête; mais il fut impossible de lui donner un état. Tu ne peux te figurer comme il était charmant avant que la vie qu'il menait l'eût épuisé. Il était adoré dans le pays, on se l'arrachait. Ce qu'il savait de contes, de proverbes, d'histoires à faire mourir de rire ne peut se concevoir. Tout le pays le suivait. Avec cela, assez instruit; il avait beaucoup lu. Dans les cabarets, on faisait cercle autour de lui, on l'applaudissait. Il était la vie, l'âme, le boute-en-train de tout le monde. Il fit une véritable révolution littéraire. Jusque-là, les Quatre fils d'Aymon et Renaud de Montauban avaient eu la vogue. On connaissait tous ces vieux personnages, on savait leur vie par coeur; chacun avait son héros particulier pour lequel il se passionnait. Pierre fit connaître des histoires moins vieillies, qu'il prenait dans les livres, mais qu'il accommodait au goût du pays.

»Nous avions alors une assez bonne bibliothèque. Quand vinrent les Pères de la mission, sous Charles X, le prédicateur fit un si beau sermon contre les livres dangereux, que chacun brûla tout ce qu'il avait de volumes chez lui. Le missionnaire avait dit qu'il valait mieux en brûler plus que moins, et que d'ailleurs tous pouvaient être dangereux selon les circonstances. Je fis comme tout le monde; mais ton père en jeta plusieurs sur le haut de la grande armoire. «Ceux-là sont trop jolis,» me dit-il. C'étaient Don Quichotte, Gil Blas, le Diable boiteux. Pierre les dénicha en cet endroit. Il les lisait aux gens du peuple et aux gens du port. Toute notre bibliothèque y a passé. De la sorte il mangea le peu qu'il avait, une petite aisance, et devint un pur vagabond; ce qui ne l'empêchait pas d'être doux, excellent, incapable de faire du mal à une mouche.

—Mais pourquoi, dis-je, ses tuteurs ne le firent-ils pas embarquer comme marin? Cela l'eût entraîné et réglé un peu.

—Ç'aurait été impossible; tout le peuple l'eût suivi; on l'aimait trop. Si tu savais comme il avait de l'imagination. Pauvre Pierre! je l'aimais tout de même; je l'ai vu parfois si charmant! Il y avait des moments où un mot de lui vous faisait pâmer de rire. Il possédait une façon d'ironie, une manière de plaisanter sans qu'on fût averti, ni que rien préparât le trait, que je n'ai vues à personne. Je n'oublierai jamais le soir où l'on vint m'avertir qu'on l'avait trouvé mort au bord du chemin de Langoat. J'allai, je le fis habiller proprement. On l'enterra; le curé me dit de bien bonnes paroles sur la mort de ces vagabonds, dont le coeur n'est pas toujours aussi loin de Dieu que l'on pourrait croire.»

Pauvre oncle Pierre! j'ai bien souvent pensé à lui. Cette tardive estime sera sa seule récompense. Le paradis métaphysique ne serait pas sa place. Son imagination, son entrain, sa sensualité vive, firent de lui, dans son milieu, une apparition à part. Le caractère de mon père ne ressemblait nullement au sien. Mon père était plutôt doux et mélancolique. Il me donna le jour vieux, au retour d'un long voyage. Dans les premières lueurs de mon être, j'ai senti les froides brumes de la mer, subi la bise du matin, traversé l'âpre et mélancolique insomnie du banc de quart.

IV

Je touchais par ma grand'mère maternelle à un monde de bourgeoisie beaucoup plus rangée. Ma bonne maman, comme je l'appelais, était un fort aimable modèle de la bourgeoisie d'autrefois. Elle avait été extrêmement jolie. Je l'ai connue dans ses dernières années, gardant toujours la mode du moment où elle devint veuve. Elle tenait à sa classe, ne quitta jamais ses coiffes de bourgeoise, ne souffrit jamais d'être appelée que mademoiselle. Les dames nobles l'avaient en haute estime. Quand elles rencontraient ma soeur Henriette, elles la caressaient: «Ma petite, lui disaient-elles, votre grand'mère était une personne bien recommandable, nous l'aimions beaucoup; soyez comme elle.» En effet, ma soeur l'aimait extrêmement et la prit pour exemple; mais ma mère, rieuse et pleine d'esprit, différait beaucoup d'elle; la mère et la fille faisaient en tout le contraste le plus parfait.

Cette bonne bourgeoisie de Lannion était admirable de candeur, de respect et d'honnêteté. Beaucoup de mes tantes restèrent sans se marier, mais n'en étaient pas moins heureuses, grâce à un esprit de sainte enfance qui rendait tout léger. On vivait ensemble, on s'aimait; on participait aux mêmes croyances. Mes tantes X… n'avaient d'autre divertissement que, le dimanche, après les offices, de faire voler une plume, chacune soufflant à son tour pour l'empêcher de toucher terre. Les grands éclats de rire que cela leur causait les approvisionnaient de joie pour huit jours. La piété de ma grand'mère, sa politesse, son culte pour l'ordre établi, me sont restés comme une des meilleures images de cette vieille société fondée sur Dieu et le roi, deux étais qu'il n'est pas sûr qu'on puisse remplacer.

Quand la Révolution éclata, ma bonne maman l'eut en horreur, et bientôt elle fut à la tête des pieuses personnes qui cachaient les prêtres insermentés. La messe se disait dans son salon. Les dames nobles étant dans l'émigration, elle regardait comme son devoir de les remplacer en cela. La plupart de mes oncles, au contraire, étaient grands patriotes. Quand il y avait des deuils publics, par exemple à propos de la trahison de Dumouriez, mes oncles laissaient croître leur barbe, sortaient avec des mines consternées, des cravates énormes et des vêtements en désordre. Ma bonne maman avait alors de fines railleries, qui n'étaient pas sans danger: «Ah! mon pauvre Tanneguy, qu'avez-vous? quel malheur nous est survenu? Est-ce qu'il est arrivé quelque chose à ma cousine Amélie? Est-ce que l'asthme de ma tante Augustine va plus mal?—Non, ma cousine, la République est en danger.—Ce n'est que cela? Ah! mon cher Tanneguy, que vous me soulagez! Vous m'enlevez un véritable poids de dessus le coeur.»

Elle joua ainsi pendant deux ans avec la guillotine, et ce fut miracle si elle y échappa. Elle avait pour compagne de son dévouement une dame Taupin, très pieuse comme elle. Les prêtres alternaient entre sa maison et celle de madame Taupin. Mon oncle Y…, très révolutionnaire, au fond excellent homme, lui disait souvent: «Ma cousine, prenez garde; si j'étais obligé de savoir qu'il y a des prêtres ou des aristocrates cachés chez vous, je vous dénoncerais.» Elle répondait qu'elle ne connaissait que de vrais amis de la République, mais ce qui s'appelle de vrais amis!…

C'est, en effet, madame Taupin qui fut guillotinée. Ma mère ne me racontait jamais cette scène sans la plus vive émotion. Elle me montra, dans mon enfance, les lieux où tout s'était passé. Le jour de l'exécution, ma bonne maman emmena toute la famille hors de Lannion, pour ne point participer au crime qui allait s'y accomplir. On se rendit avant le jour à une chapelle située à une demi-lieue de la ville, dans un endroit désert, et dédiée à saint Roch. Beaucoup de personnes pieuses s'y rencontrèrent. Un signal devait les avertir du moment où la tête tomberait, pour que tous fussent en prière quand l'âme de la martyre serait présentée par les anges au trône de Dieu.

Tout cela créait des liens d'une profondeur dont nous n'avons plus l'idée. Ma bonne maman aimait les prêtres, leur courage, leur dévouement. Elle éprouva leur glaciale froideur. Sous le Consulat, quand le culte fut rétabli, le prêtre qu'elle avait caché au péril de sa vie fut nommé curé d'une paroisse près de Lannion. Elle prit ma mère, alors enfant, par la main, et elles firent ensemble un voyage de deux lieues, sous un soleil ardent. Revoir celui qu'elle avait vu officier de nuit chez elle, dans de si tragiques circonstances, lui faisait battre le coeur. L'orgueil sacerdotal, peut-être le sentiment du devoir, inspira au prêtre une étrange conduite. Il la reconnut à peine, la reçut debout et la congédia après deux ou trois paroles. Pas un remerciement, pas une félicitation, pas un souvenir. Il ne lui proposa même pas un verre d'eau. Ma grand'mère pensa défaillir; elle revint à Lannion avec ma mère, fondant en larmes, soit qu'elle se reprochât une erreur de son coeur de femme, soit qu'elle fût révoltée contre tant d'orgueil. Ma mère ne sut jamais si, dans le sentiment qui lui resta de ce jour, le froissement ou l'admiration l'emportèrent. Peut-être finit-elle par comprendre la sagesse profonde de ce prêtre, qui sembla lui dire brusquement: «Femme, qu'y a-t-il de commun entre toi et moi?» et ne voulut pas reconnaître qu'il dût lui savoir quelque gré du bien qu'elle avait fait. Les femmes admettent difficilement ce degré d'abstraction. L'oeuvre se personnifie toujours pour elles en quelqu'un, et elles ont peine à trouver naturel qu'on ait combattu côte à côte sans se connaître ni s'aimer.

Ma mère, gaie, ouverte, curieuse, aimait plutôt la Révolution qu'elle ne la haïssait. À l'insu de ma bonne maman, elle écoutait les chansons patriotiques. Le Chant du Départ lui avait fait une vive impression, elle ne récitait jamais le beau vers prononcé par les mères:

De nos yeux maternels ne craignez point les larmes…

sans que sa voix fût émue. Ces grandes et terribles scènes avaient laissé en elle une empreinte ineffaçable. Quand elle s'égarait en ces souvenirs, indissolublement liés à l'éveil de sa première jeunesse, quand elle se rappelait tant d'enthousiasmes, tant de joies folles, qui alternaient avec les scènes de terreur, sa vie semblait renaître tout entière. J'ai pris d'elle un goût invincible de la Révolution, qui me la fait aimer malgré ma raison et malgré tout le mal que j'ai dit d'elle. Je n'efface rien de ce que j'ai dit; mais, depuis que je vois l'espèce de rage avec laquelle des écrivains étrangers cherchent à prouver que la révolution française n'a été que honte, folie, et qu'elle constitue un fait sans importance dans l'histoire du monde, je commence à croire que c'est peut-être ce que nous avons fait de mieux, puisqu'on en est si jaloux.

V

Un personnage singulier, qui resta longtemps pour nous une énigme, compta pour quelque chose parmi les causes qui firent de moi, en somme, bien plus un fils de la Révolution qu'un fils des croisés. C'était un vieillard dont la vie, les idées, les habitudes, formaient avec celles du pays le plus singulier contraste. Je le voyais tous les jours, couvert d'un manteau râpé, aller acheter chez une petite marchande pour deux sous de lait dans un vase de fer-blanc. Il était pauvre, sans être précisément dans la misère. Il ne parlait à personne; mais son oeil timide avait beaucoup de douceur. Les personnes que des circonstances tout à fait exceptionnelles mettaient en rapport avec lui étaient enchantées de son aménité, de son sourire, de sa haute raison.

Je n'ai jamais su son nom, et même je crois que personne ne le savait. Il n'était pas du pays et n'avait aucune famille. Sa paix était profonde, et la singularité de sa vie n'excitait plus que de l'étonnement; mais ce résultat, il ne l'avait pas conquis tout d'abord. Il avait fait bien des écoles. Un temps fut où il avait eu des rapports avec les gens du pays, leur avait dit quelques-unes de ses idées; personne n'y comprit rien. Le mot système, qu'il prononça deux ou trois fois, parut drôle. On l'appela Système, et bientôt il n'eut plus d'autre nom. S'il eût continué, cela eût mal tourné, les enfants lui eussent jeté des pierres. En vrai sage, il se tut, ne dit plus mot à personne et eut le repos. Il sortait tous les jours pour aller acheter ses petites provisions; le soir, il se promenait dans quelque lieu retiré. Son visage était sérieux, mais non triste, plutôt aimable que malveillant. Dans la suite, quand je lus la Vie de Spinoza par Colerus, je vis que j'avais eu sous les yeux dans mon enfance un modèle tout semblable au saint d'Amsterdam. On le laissait tout à fait tranquille; on le respectait même. Sa résignation, sa mine souriante, paraissaient une vision d'un autre monde. On ne comprenait pas, mais on sentait en lui quelque chose de supérieur; on s'inclinait.

Il n'allait jamais à l'église et évitait toutes les occasions où il eût fallu manifester une foi religieuse matérielle. Le clergé le voyait de très mauvais oeil: on ne parlait pas contre lui au prône, car il n'y avait pas scandale; mais, en secret, on ne prononçait son nom qu'avec épouvante. Une circonstance particulière augmentait cette animosité et créait autour du vieux solitaire une sorte d'atmosphère de diaboliques terreurs.

Il possédait une bibliothèque très considérable, composée d'écrits du XVIIIe siècle. Toute cette grande philosophie, qui, en somme, a plus fait que Luther et Calvin, était là réunie. Le studieux vieillard la savait par coeur et vivait des petits profits que lui rapportait le prêt de ses volumes à quelques personnes qui lisaient. C'était là pour le clergé une sorte de puits de l'abîme, dont on parlait avec horreur. L'interdiction de lui emprunter des livres était absolue. Le grenier de Système passait pour le réceptacle de toutes les impiétés.

Naturellement je partageais cette horreur, et c'est bien plus tard, quand mes idées philosophiques se furent assises, que je songeai que j'avais eu le bonheur dans mon enfance de voir un véritable sage. Ses idées, je les reconstruisis sans peine en rapprochant quelques mots qui m'avaient paru autrefois inintelligibles, et dont je me souvenais. Dieu était pour lui l'ordre de la nature, la raison intime des choses. Il ne souffrait pas qu'on le niât. Il aimait l'humanité comme représentant la raison, et haïssait la superstition comme la négation de la raison. Sans avoir le souffle poétique que le XIXe siècle a su ajouter à ces grandes vérités, Système, j'en suis sûr, vit très haut et très loin. Il était dans le vrai. Loin de méconnaître Dieu, il avait honte pour ceux qui s'imaginent le toucher. Perdu dans une paix profonde et une sincère humilité, il voyait les erreurs des hommes avec plus de pitié que de haine. Il était évident qu'il méprisait son siècle. La renaissance de la superstition, qu'il avait crue enterrée par Voltaire et Rousseau, lui semblait, dans la génération nouvelle, le signe d'un complet abêtissement.

Un matin, on le trouva mort dans sa pauvre chambre, au milieu de ses livres empilés. C'était après 1830; le maire lui fit le soir des funérailles décentes. Le clergé acheta toute sa bibliothèque à vil prix et la fit détruire. On ne découvrit dans sa commode aucun papier qui pût aider à percer le mystère qui l'entourait. Seulement, dans un coin, on trouva soigneusement enveloppé un bouquet de fleurs desséchées, liées par un ruban tricolore. On crut d'abord à quelque souvenir d'amour, et plusieurs brodèrent sur ce canevas le roman de l'inconnu; mais le ruban tricolore troublait une telle hypothèse. Ma mère ne croyait nullement que ce fût là l'explication véritable. Quoiqu'elle eût un respect instinctif pour Système, elle me disait toujours: «C'est un vieux terroriste. Je me figure par moments l'avoir vu en 1793. Et puis il a juste les allures et les idées de M…, qui terrorisa Lannion et y tint la guillotine en permanence tant que dura Robespierre.»

Il y a quinze ou vingt ans, je lus, aux faits divers d'un journal, à peu près ce qui suit:

Hier, dans une rue écartée, au fond du faubourg Saint-Jacques, s'est éteint presque sans agonie un vieillard dont l'existence intriguait fort le voisinage. Il était respecté dans le quartier comme un modèle de bienfaisance et de bonté; mais il évitait tout ce qui eût pu mettre sur la voie de son passé. Quelques livres, le Catéchisme de Volney, des volumes dépareillés de Rousseau, étaient épars sur la table. Une malle composait tout son avoir. Le commissaire de police, appelé à l'ouvrir, n'y a trouvé que quelques pauvres effets, parmi lesquels un bouquet fané, enveloppé avec soin dans un papier sur lequel était écrit: Bouquet que je portai à la fête de l'Être suprême, 20 prairial, an II.

Ce fut là pour moi un trait de lumière. Je ne doutai pas que le bouquet de Système ne se rattachât au même souvenir. Je me rappelai les rares adeptes de l'Église jacobine que j'avais pu connaître, leur ardente conviction, leur attachement sans borne aux souvenirs de 1793 et 1794, leur impuissance à parler d'autre chose. Ce rêve d'une année fut si ardent, que ceux qui l'avaient traversé ne purent désormais rentrer dans la vie. Ils restèrent sous le coup d'une idée fixe, mornes, frappés de stupéfaction; ils avaient le delirium tremens des ivresses sanglantes. C'étaient des croyants absolus; le monde, qui n'était plus à leur diapason, leur semblait vide et enfantin. Demeurés seuls debout comme les restes d'un monde de géants, chargés de la haine du genre humain, ils n'avaient plus de commerce possible avec les vivants. Je compris l'effet que fit Lakanal quand il revint d'Amérique en 1833 et qu'il apparut à ses confrères de l'Académie des sciences morales et politiques comme un fantôme… Je compris Daunou et son obstination à voir dans M. Cousin, dans M. Guizot, les plus dangereux des jésuites. Par un contraste assez ordinaire, ces survivants, parfois hideux, de luttes titaniques étaient devenus des agneaux. L'homme n'a pas besoin, pour être bon, d'avoir trouvé une base logique à sa bonté. Les plus cruels inquisiteurs du moyen âge, Conrad de Marbourg, par exemple, étaient les plus doux des hommes. C'est ce qu'on verra quand notre grand maître, M. Victor Hugo, donnera son Torquemada, et montrera comment on peut devenir brûleur d'hommes par sensibilité, par charité[9].

VI

Quoique l'éducation religieuse et prématurément sacerdotale qui m'était donnée ait empêché pour moi les liaisons de jeunesse avec des personnes d'un autre sexe, j'avais des petites amies d'enfance dont une surtout m'a laissé un profond souvenir. Très tôt, le goût des jeunes filles fut vif en moi. Je les préférais de beaucoup aux petits garçons. Ceux-ci ne m'aimaient pas; mon air délicat les agaçait. Nous ne pouvions jouer ensemble; ils m'appelaient mademoiselle; il n'y avait taquinerie qu'ils ne me fissent. J'étais, au contraire, tout à fait bien avec les petites filles de mon âge: elles me trouvaient tranquille et raisonnable. J'avais douze ou treize ans. Je ne me rendais aucun compte de l'attrait qui m'attachait à elles. L'idée vague qui m'attirait me semble avoir été surtout qu'il y a des choses permises aux hommes qui ne sont pas permises aux femmes, si bien qu'elles m'apparaissaient comme des créatures faibles et jolies, soumises, pour le gouvernement de leur petite personne, à des règles qu'elles acceptaient. Toutes celles que je connaissais étaient d'une modestie charmante. Il y avait dans le premier éveil qui s'opérait en moi le sentiment d'une légère pitié, l'idée qu'il fallait aider à une résignation si gentille, aimer leur retenue et la seconder. Je voyais bien ma supériorité intellectuelle; mais, dès lors, je sentais que la femme très belle ou très bonne résout complètement, pour son compte, le problème qu'avec toute notre force de tête nous ne faisons que gâcher. Nous sommes des enfants ou des pédants auprès d'elle. Je ne comprenais que vaguement, déjà cependant j'entrevoyais que la beauté est un don tellement supérieur, que le talent, le génie, la vertu même, ne sont rien auprès d'elle, en sorte que la femme vraiment belle a le droit de tout dédaigner, puisqu'elle rassemble, non dans une oeuvre hors d'elle, mais dans sa personne même, comme en un vase myrrhin, tout ce que le génie esquisse péniblement en traits faibles, au moyen d'une fatigante réflexion.

Parmi ces petites camarades, j'ai dit qu'il y en avait une qui avait pour moi un effet particulier de séduction. Elle s'appelait Noémi. C'était un petit modèle de sagesse et de grâce. Ses yeux étaient d'une délicieuse langueur, empreints à la fois de bonté et de finesse; ses cheveux étaient d'un blond adorable. Elle pouvait avoir deux ans de plus que moi, et la façon dont elle me parlait tenait le milieu entre le ton d'une soeur aînée et les confidences de deux enfants. Nous nous entendions à merveille. Quand les petites amies se querellaient, nous étions toujours du même avis. Je m'efforçais de mettre la paix entre les dissidentes. Elle était sceptique sur l'issue de mes tentatives. «Ernest, me disait-elle, vous ne réussirez pas: vous voulez mettre tout le monde d'accord.» Cette enfantine collaboration pacifique, qui nous attribuait une imperceptible supériorité sur les autres, établissait entre nous un petit lien très doux. Maintenant encore, je ne peux pas entendre chanter: Nous n'irons plus au bois, ou Il pleut, il pleut, bergère, sans être pris d'un léger tressaillement de coeur… Certainement, sans l'étau fatal qui m'enserrait, j'eusse aimé Noémi deux ou trois ans après; mais j'étais voué au raisonnement; la dialectique religieuse m'occupait déjà tout entier. Le flot d'abstractions qui me montait à la tête m'étourdissait et me rendait, pour tout le reste, absent et distrait.

Un singulier défaut, d'ailleurs, qui plus d'une fois dans la vie devait me nuire, traversa cette affection naissante et la fit dévier. Mon indécision est cause que je me laisse facilement amener à des situations contradictoires, dont je ne sais pas trancher le noeud. Ce trait de caractère se compliqua, en cette circonstance, d'une qualité qui m'a fait commettre autant d'inconséquences que le pire des défauts. Il y avait, parmi ces enfants, une petite fille beaucoup moins belle que Noémi, bonne et aimable sans doute, mais moins fêtée, moins entourée. Elle me recherchait, peut-être même un peu plus que Noémi, et ne dissimulait pas une certaine jalousie. Faire de la peine à quelqu'un a toujours été pour moi une impossibilité. Je me figurais vaguement que la femme qui n'est pas très jolie est malheureuse et doit se dévorer intérieurement, comme si elle avait manqué sa destinée. J'allais avec la moins aimée plus qu'avec Noémi, car je la voyais triste. Je laissai ainsi bifurquer mon premier amour, comme plus tard je laissai bifurquer ma politique, de la façon la plus maladroite. Une ou deux fois, je vis Noémi rire sous cape de ma naïveté. Elle était toujours gentille pour moi; mais il y avait par moments chez elle une nuance d'ironie qu'elle ne dissimulait pas, et qui ne faisait que me la rendre plus charmante encore.

La lutte qui remplit mon adolescence me la fit oublier à peu près. Plus tard, son image s'est souvent représentée à moi. Je demandai un jour à ma mère ce qu'elle était devenue.

«Elle est morte, me dit-elle, morte de tristesse. Elle n'avait pas de fortune. Quand elle eut perdu ses parents, sa tante, une très digne femme qui tenait l'hôtellerie de …, la plus honnête maison du monde, la prit chez elle. Elle fit de son mieux. Tu ne l'as connue qu'enfant, charmante déjà; mais, à vingt-deux ans, c'était un miracle. Ses cheveux, qu'elle tenait en vain prisonniers sous un lourd bonnet, s'échappaient en tresses tordues, comme des gerbes de blé mûr. Elle faisait ce qu'elle pouvait pour cacher sa beauté. Sa taille admirable était dissimulée par une pèlerine; ses mains, longues et blanches, étaient toujours perdues dans des mitaines. Rien n'y faisait. À l'église, il se formait des groupes de jeunes gens pour la voir prier. Elle était trop belle pour nos pays, et elle était aussi sage que belle.»

Cela me toucha vivement. Depuis, j'ai pensé beaucoup plus à elle, et, quand Dieu m'a eu donné une fille, je l'ai appelée Noémi.

VII

Le monde, en marchant, n'a pas beaucoup plus de souci de ce qu'il écrase que le char de l'idole de Jugurnath. Toute cette vieille société dont je viens d'essayer un crayon a maintenant disparu. Bréhat n'existe plus; je l'ai revu il y a six ans, je ne l'ai pas reconnu. On a découvert au chef-lieu du département que certains usages anciens de l'île ne sont pas conformes à je ne sais quel code; on a réduit une population douce et aisée à la révolte et à la misère. La petite marine que fournissaient ces îles et ces côtes n'existe plus. Les chemins de fer et les bateaux à vapeur l'ont ruinée. Et les vieux bardes! ô ciel! en quel état je les ai vus réduits! J'en trouvai plusieurs, il y a quelques années, parmi les Bas-Bretons qui viennent à Saint-Malo demander aux plus sordides besognes de quoi ne pas mourir de faim. L'un d'eux désira me voir; il était sous-aide balayeur. Il m'exposa en breton (il ne savait pas un mot de français) ses idées sur la fin de toute poésie et sur l'infériorité des nouvelles écoles. Il était partisan de l'ancien genre, de la complainte narrative, et il se mit à me chanter celle qu'il tenait pour la plus belle. Le sujet était la mort de Louis XVI. Il fondait en larmes. Arrivé au roulement de tambours de Santerre, il ne put aller plus loin. «S'il lui avait été permis de parler, me dit-il en se levant fièrement, le peuple se serait révolté.» Pauvre honnête homme!

En présence de pareils exemples, le cas de l'opulent Z… me devenait de plus en plus énigmatique. Quand je demandais à ma mère de me donner l'explication de cette singularité, elle répondait toujours d'une manière évasive, me parlait vaguement d'aventures dans les mers de Madagascar, refusait de répondre. Un jour, je la pressai plus vivement.

«Mais comment donc, lui dis-je, le cabotage, qui n'a jamais enrichi personne, a-t-il pu faire un millionnaire?

—Mon dieu, Ernest, que tu es entêté! Je t'ai déjà dit de ne pas me demander cela. Z… est le seul homme un peu comme il faut de notre entourage; il a une belle position; il est riche, estimé, on ne lui demande pas compte de la manière dont il a pu acquérir sa fortune.

—Dites-le moi tout de même.

—Eh bien, que veux-tu? On ne devient pas riche sans se salir un peu. Il avait fait la traite des nègres…»

Un peuple noble, bon seulement pour servir des nobles, en harmonie d'idées avec eux, est, de notre temps, un peuple placé à l'antipode de ce qu'on appelle la saine économie politique et destiné à mourir de faim. Pour les délicats, retenus par une foule de points d'honneur, la concurrence est impossible avec de prosaïques lutteurs, bien décidés à ne se priver d'aucun avantage dans la bataille de la vie. C'est ce que je découvris bien vite, dès que je commençai à connaître un peu la planète où nous vivons. Alors s'établit en moi une lutte ou plutôt une dualité qui a été le secret de toutes mes opinions. Je n'abandonnai nullement mon goût pour l'idéal; je l'ai plus vif que jamais, je l'aurai toujours. Le moindre acte de vertu, le moindre grain de talent, me paraissent infiniment supérieurs à toutes les richesses, à tous les succès du monde. Mais, comme j'avais l'esprit juste, je vis en même temps que l'idéal et la réalité n'ont rien à faire ensemble; que le monde, jusqu'à nouvel ordre, est voué sans appel à la platitude, à la médiocrité; que la cause qui plaît aux âmes bien nées est sûre d'être vaincue; que ce qui est vrai en littérature, en poésie, aux yeux des gens raffinés, est toujours faux dans le monde grossier des faits accomplis. Les événements qui suivirent la révolution de 1848 me fortifièrent dans cette idée. Il se trouva que les plus beaux rêves, transportés dans le domaine des faits, avaient été funestes, et que les choses humaines ne commencèrent à mieux aller que quand les idéologues cessèrent de s'en occuper. Je m'habituai dès lors à suivre une règle singulière, c'est de prendre pour mes jugements pratiques le contre-pied exact de mes jugements théoriques, de ne regarder comme possible que ce qui contredisait mes aspirations. Une expérience assez suivie m'avait montré, en effet, que la cause que j'aimais échouait toujours et que ce qui me répugnait était ce qui devait triompher. Plus une solution politique fut chétive, plus elle me parut dès lors avoir de chances pour réussir dans le monde des réalités.

En fait, je n'ai d'amour que pour les caractères d'un idéalisme absolu, martyrs, héros, utopistes, amis de l'impossible. De ceux-là seuls je m'occupe; ils sont, si j'ose le dire, ma spécialité. Mais je vois ce que ne voient pas les exaltés; je vois, dis-je, que ces grands accès n'ont plus d'utilité et que, d'ici à longtemps, les héroïques folies que le passé a déifiées ne réussiront plus. L'enthousiasme de 1792 fut une belle et grande chose, mais une chose qui ne peut se renouveler. Le jacobinisme, comme M. Thiers l'a très bien prouvé, a sauvé la France; maintenant il la perdrait. Les événements de 1870 ne m'ont pas précisément guéri de mon pessimisme. Ce que j'appris cette année-là, c'est le prix de la méchanceté, c'est ce fait que l'aveu éhonté qu'on n'est ni sentimental, ni généreux, ni chevaleresque, plaît au monde, le fait sourire d'aise et réussit toujours. L'égoïsme est juste le contraire de ce que j'avais été habitué à regarder comme beau et bien. Or le spectacle de ce monde nous montre l'égoïsme seul récompensé. L'Angleterre a été jusqu'à ces dernières années la première des nations, parce qu'elle a été la plus égoïste. L'Allemagne a conquis l'hégémonie du monde en reniant hautement les principes de moralité politique qu'elle avait autrefois si éloquemment prêchés.

Là est l'explication de cette singularité que, ayant eu quelquefois à émettre des conseils pratiques dans l'intérêt de mon pays, ces conseils ont été au rebours de mes opinions d'artiste. J'ai agi en homme consciencieux. Je me suis défié de la cause ordinaire de mes erreurs; j'ai pris le contre-pied de mes instincts; je me suis mis en garde contre mon idéalisme. Je crains toujours que mes habitudes d'esprit ne me trompent, ne me cachent un côté des choses. C'est comme cela qu'il se fait que, tout en aimant beaucoup le bien, j'ai une indulgence peut-être fâcheuse pour ceux qui ont pris la vie par un autre côté, et que, tout en étant fort appliqué, je me demande sans cesse si ce ne sont pas les gens frivoles qui ont raison.

Enthousiaste, je le suis autant que personne; mais je pense que la réalité ne veut plus d'enthousiasme, et qu'avec le règne des gens d'affaires, des industriels, de la classe ouvrière (la plus intéressée de toutes les classes), des juifs, des Anglais de l'ancienne école, des Allemands de la nouvelle, a été inauguré un âge matérialiste où il sera aussi difficile de faire triompher une pensée généreuse que de produire le son argentin du bourdon de Notre-Dame avec une cloche de plomb ou d'étain. Il est curieux, du reste, que, sans contenter les uns, je n'aie pas trompé les autres. Les bourgeois ne m'ont su aucun gré de mes concessions; ils ont vu plus clair que moi en moi-même; ils ont bien senti que j'étais un faible conservateur, et qu'avec la meilleure foi du monde, je les aurais trahis vingt fois, par faiblesse pour mon ancienne maîtresse, l'idéal. Ils ont senti que les duretés que je lui disais n'étaient qu'apparentes, et qu'au premier sourire d'elle, je faiblirais.

Il faut créer le royaume de Dieu, c'est-à-dire de l'idéal, au dedans de nous. Le temps n'est plus où l'on pouvait former des petits mondes, des Thélèmes délicats, fondés sur l'estime et l'amour réciproques; mais la vis bien prise et bien pratiquée, dans un petit cercle de personnes qui se comprennent, est à elle-même sa propre récompense. Le commerce des âmes est la plus grande et la seule réalité. Voilà pourquoi j'aime à penser à ces bons prêtres qui furent mes premiers maîtres, à ces excellents marins, qui ne vécurent que du devoir; à la petite Noémi, qui mourut parce qu'elle était trop belle; à mon grand-père, qui ne voulut pas acheter de biens nationaux; au bonhomme Système, qui fut heureux puisqu'il eut son heure d'illusion. Le bonheur, c'est le dévouement à un rêve ou à un devoir; le sacrifice est le plus sûr moyen d'arriver au repos. Un des anciens bouddhas antérieurs à Sakya-Mouni atteignit le nirvana d'une étrange manière. Il vit un jour un faucon qui poursuivait un petit oiseau. «Je t'en prie, dit-il à la bête de proie, laisse cette jolie créature; je te donnerai son poids de ma chair.» Une petite balance descendit incontinent du ciel, et l'exécution du marché commença. L'oisillon s'installa commodément dans un des plateaux; dans l'autre, le saint mit une large tranche de sa chair; le fléau de la balance ne bougeait pas. Lambeau par lambeau, le corps y passa tout entier; la balance ne remuait pas encore. Au moment où le dernier morceau du corps du saint homme fut mis dans le plateau, le fléau s'abaissa enfin, le petit oiseau s'envola, et le saint entra dans le nirvana. Le faucon, qui, après tout, avait fait une bonne affaire, se gorgea de sa chair.

Le petit oiseau représente les parcelles de beauté et d'innocence que notre triste planète recèlera toujours, quels que soient ses épuisements. Le faucon est la part infiniment plus forte d'égoïsme et de grossièreté qui constitue le train du monde. Le sage rachète la liberté du bien et du beau en abandonnant sa chair aux avides, qui, tandis qu'ils mangent ces dépouilles matérielles, le laissent en repos, ainsi que ce qu'il aime. Les balances descendues du ciel sont la fatalité: on ne la fléchit pas, on ne lui fait point sa part; mais, au moyen de l'abnégation absolue, en lui jetant sa proie, on lui échappe; car elle n'a plus alors de prise sur nous. Quant au faucon, il se tient tranquille dès que la vertu, par ses sacrifices, lui procure des avantages supérieurs à ceux qu'il atteindrait par sa propre violence. Tirant profit de la vertu, il a intérêt à ce qu'il y en ait; ainsi, au prix de l'abandon de sa partie matérielle, le sage atteint son but unique, qui est de jouir en paix de l'idéal.

III

LE PETIT SÉMINAIRE SAINT-NICOLAS DU CHARDONNET

I

Beaucoup de personnes qui m'accordent un esprit clair s'étonnent que j'aie pu, dans mon enfance et dans ma jeunesse, adhérer à des croyances dont l'impossibilité s'est ensuite révélée à moi d'une façon évidente. Rien de plus simple cependant, et il est bien probable que, si un incident extérieur n'était venu me tirer brusquement du milieu honnête, mais borné, où s'était passée mon enfance, j'aurais conservé toute ma vie la foi qui m'était apparue d'abord comme l'expression absolue de la vérité. J'ai raconté comment je reçus mon éducation dans un petit collège d'excellents prêtres, qui m'apprirent le latin à l'ancienne manière (c'était la bonne), c'est-à-dire avec des livres élémentaires détestables, sans méthode, presque sans grammaire, comme l'ont appris, au XVe et au XVIe siècles, Érasme et les humanistes qui, depuis l'antiquité, l'ont le mieux su. Ces dignes ecclésiastiques étaient les hommes les plus respectables du monde. Sans rien de ce qu'on appelle maintenant pédagogie, ils pratiquaient la première règle de l'éducation, qui est de ne pas trop faciliter des exercices dont le but est la difficulté vaincue. Ils cherchaient, par-dessus tout, à former d'honnêtes gens. Leurs leçons de bonté et de moralité, qui me semblaient la dictée même du coeur et de la vertu, étaient pour moi inséparables du dogme qu'ils enseignaient. L'éducation historique qu'ils me donnèrent consista uniquement à me faire lire Rollin. De critique, de sciences naturelles, de philosophie, il ne pouvait naturellement être question encore. Quant au XIXe siècle, à ces idées neuves en histoire et en littérature, déjà professées par tant de bouches éloquentes, c'était ce que mes excellents maîtres ignoraient le plus. On ne vit jamais un isolement plus complet de l'air ambiant. Un légitimisme implacable écartait jusqu'à la possibilité de nommer sans horreur la Révolution et Napoléon. Je ne connus guère l'Empire que par le concierge du collège. Il avait dans sa loge beaucoup d'images populaires: «Regarde Bonaparte, me dit-il un jour en me montrant une de ces images; ah! c'était un patriote, celui-là!» De la littérature contemporaine, jamais un mot. La littérature française finissait à l'abbé Delille. On connaissait Chateaubriand; mais, avec un instinct plus juste que celui des prétendus néo-catholiques, pleins de naïves illusions, ces bons vieux prêtres se défiaient de lui. Un Tertullien égayant son Apologétique par Atala et René leur inspirait peu de confiance. Lamartine les troublait encore plus; ils devinaient chez lui une foi peu solide; ils voyaient ses fugues ultérieures. Toutes ces observations faisaient honneur à leur sagacité orthodoxe; mais il en résultait pour leurs élèves un horizon singulièrement fermé. Le Traité des Études de Rollin est un livre plein de vues larges auprès du cercle de pieuse médiocrité où s'enfermaient par devoir ces maîtres exquis.

Ainsi, au lendemain de la révolution de 1830, l'éducation que je reçus fut celle qui se donnait, il y a deux cents ans, dans les sociétés religieuses les plus austères. Elle n'en était pas plus mauvaise pour cela; c'était la forte et sobre éducation, très pieuse, mais très peu jésuitique, qui forma les générations de l'ancienne France, et d'où l'on sortait à la fois si sérieux et si chrétien. Élevé par des maîtres qui renouvelaient ceux de Port-Royal, moins l'hérésie, mais aussi moins le talent d'écrire, je fus donc excusable, à l'âge de douze ou quinze ans, d'avoir, comme un élève de Nicole ou de M. Hermant, admis la vérité du christianisme. Mon état ne différait pas de celui de tant de bons esprits du XVIIe siècle, mettant la religion hors de doute; ce qui n'empêchait pas qu'ils n'eussent sur tout le reste des idées fort claires. J'appris plus tard des choses qui me firent renoncer aux croyances chrétiennes; mais il faut profondément ignorer l'histoire et l'esprit humain pour ne pas savoir quelle chaîne ces simples, fortes et honnêtes disciplines créaient pour les meilleurs esprits.

La base de ces anciennes éducations était une sévère moralité, tenue pour inséparable de la pratique religieuse, une manière de prendre la vie comme impliquant des devoirs envers la vérité. La lutte même pour se débarrasser d'opinions en partie peu rationnelles avait ses avantages. De ce qu'un gamin de Paris écarte par une plaisanterie des croyances dont la raison d'un Pascal ne réussit pas à se dégager, il ne faut cependant pas conclure que Gavroche est supérieur à Pascal. Je l'avoue, je me sens parfois humilié qu'il m'ait fallu cinq ou six ans de recherches ardentes, l'hébreu, les langues sémitiques, Gesenius, Ewald, pour arriver juste au résultat que ce petit drôle atteint tout d'abord. Ces entassements d'Ossa sur Pélion m'apparaissent alors comme une énorme illusion. Mais le Père Hardouin disait qu'il ne s'était pas levé quarante ans à quatre heures du matin pour penser comme tout le monde. Je ne puis admettre non plus que je me sois donné tant de mal pour combattre une pure chimæra bombinans. Non, je ne peux croire que mes labeurs aient été vains, ni qu'en théologie on puisse avoir raison à aussi bon marché que le croient les rieurs. En réalité, peu de personnes ont le droit de ne pas croire au christianisme. Si tous savaient combien le filet tissé par les théologiens est solide, comme il est difficile d'en rompre les mailles, quelle érudition on y a déployée, quelle habitude il faut pour dénouer tout cela!… J'ai remarqué que d'excellents esprits, qui s'étaient mis trop tard à cette étude, se sont pris à la glu et n'ont pu s'en détacher.

Mes maîtres m'enseignèrent, d'ailleurs, quelque chose qui valait infiniment mieux que la critique ou la sagacité philosophique: ils m'apprirent l'amour de la vérité, le respect de la raison, le sérieux de la vie. Voilà la seule chose en moi qui n'ait jamais varié. Je sortis de leurs mains avec un sentiment moral tellement prêt à toutes les épreuves, que la légèreté parisienne put ensuite patiner ce bijou sans l'altérer. Je fus fait de telle sorte pour le bien, pour le vrai, qu'il m'eût été impossible de suivre une carrière non vouée aux choses de l'âme. Mes maîtres me rendirent tellement impropre à toute besogne temporelle, que je fus frappé d'une marque irrévocable pour la vie spirituelle. Cette vie m'apparaissait comme la seule noble; toute profession lucrative me semblait servile et indigne de moi. Ce bon et sain programme de l'existence, que mes professeurs m'inculquèrent, je n'y ai jamais renoncé. Je ne crois plus que le christianisme soit le résumé surnaturel de ce que l'homme doit savoir; mais je persiste à croire que l'existence est la chose du monde la plus frivole, si on ne la conçoit comme un grand et continuel devoir. Vieux et chers maîtres, maintenant presque tous morts, dont l'image m'apparaît souvent dans mes rêves, non comme un reproche, mais comme un doux souvenir, je ne vous ai pas été aussi infidèle que vous croyez. Oui, j'ai reconnu que votre histoire était insuffisante, que votre critique n'était pas née, que votre philosophie naturelle était tout à fait au-dessous de celle qui nous fait accepter comme un dogme fondamental: «Il n'y a pas de surnaturel particulier;» néanmoins je suis toujours votre disciple. La vie n'a de prix que par le dévouement à la vérité et au bien. Ce bien, vous l'entendiez d'une manière un peu étroite. Cette vérité, vous la faisiez trop matérielle, trop concrète; au fond, cependant, vous aviez raison, et je vous remercie d'avoir imprimé en moi comme une seconde nature ce principe, funeste à la réussite mondaine, mais fécond pour le bonheur, que le but d'une vie noble doit être une poursuite idéale et désintéressée.

Tout le milieu où je vivais m'inspirait les mêmes sentiments, la même façon de prendre la vie. Mes condisciples étaient pour la plupart de jeunes paysans des environs de Tréguier, vigoureux, bien portants, braves, et, comme tous les individus placés à un degré de civilisation inférieure, portés à une sorte d'affectation virile, à une estime exagérée de la force corporelle, à un certain mépris des femmes et de ce qui leur paraît féminin. Presque tous travaillaient pour être prêtres. Ce que j'ai vu alors m'a donné une grande aptitude pour comprendre les phénomènes historiques qui se passent au premier contact d'une barbarie énergique avec la civilisation. La situation intellectuelle des Germains à l'époque carlovingienne, l'état psychologique et littéraire d'un Saxo Grammaticus, d'un Hrabanus Maurus, sont choses très claires pour moi. Le latin produisait sur ces natures fortes des effets étranges. C'étaient comme des mastodontes faisant leurs humanités. Ils prenaient tout au sérieux, ainsi que font les Lapons quand on leur donne la Bible à lire. Nous nous communiquions sur Salluste, sur Tite-Live, des réflexions qui devaient fort ressembler à celles qu'échangeaient entre eux les disciples de saint Gall ou de saint Colomban apprenant le latin. Nous décidions que César n'était pas un grand homme, parce qu'il n'avait pas été vertueux; notre philosophie de l'histoire était celle d'un Gépide ou d'un Hérule par sa naïveté et sa simplicité.

Les moeurs de cette jeunesse, livrée à elle-même, sans surveillance, étaient à l'abri de tout reproche. Il y avait alors au collège de Tréguier très peu d'internes. La plupart des élèves étrangers à la ville vivaient dans les maisons des particuliers; leurs parents de la campagne leur apportaient, le jour du marché, leurs petites provisions. Je me rappelle une de ces maisons, voisine de celle de ma famille, et où j'avais plusieurs condisciples. La maîtresse, courageuse femme s'il en fût, vint à mourir. Son mari avait aussi peu de tête que possible, et le peu qu'il en avait il le perdait tous les soirs dans les pots de cidre. Une petite servante, une enfant extrêmement sage, sauva la situation. Les jeunes étudiants résolurent de la seconder; la maison continua de marcher, nonobstant le vieil ivrogne. J'entendais toujours mes camarades parler avec une rare estime de cette petite servante, qui était en effet un modèle de vertu, et joignait à cela la figure la plus agréable et la plus douce.

Le fait est que ce qu'on dit des moeurs cléricales est, selon mon expérience, dénué de tout fondement. J'ai passé treize ans de ma vie entre les mains des prêtres, je n'ai pas vu l'ombre d'un scandale; je n'ai connu que de bons prêtres. La confession peut avoir, dans certains pays, de graves inconvénients. Je n'en ai pas vu une trace dans ma jeunesse ecclésiastique. Le vieux livre où je faisais mes examens de conscience était l'innocence même. Un seul péché excitait ma curiosité et mon inquiétude. Je craignais de l'avoir commis sans le savoir. Un jour, je pris mon courage à deux mains, et je montrai à mon confesseur l'article qui me troublait. Voici ce qu'il y avait: «Pratiquer la simonie dans la collation des bénéfices.» Je demandai à mon confesseur ce que cela signifiait, si je pouvais avoir commis ce péché-là. Le digne homme me rassura et me dit qu'un tel acte était tout à fait hors de ma portée.

Persuadé par mes maîtres de deux vérités absolues: la première, que quelqu'un qui se respecte ne peut travailler qu'à une oeuvre idéale, que le reste est secondaire, infime, presque honteux, ignominia seculi; la seconde, que le christianisme est le résumé de tout idéal, il était inévitable que je me crusse destiné à être prêtre. Cette pensée ne fut pas le résultat d'une réflexion, d'une impulsion, d'un raisonnement. Elle allait en quelque sorte sans le dire. La possibilité d'une carrière profane ne me vint même pas à l'esprit. Étant, en effet, entré avec le sérieux et la docilité la plus parfaite dans les principes de mes maîtres, envisageant comme eux toute profession bourgeoise ou lucrative comme inférieure, basse, humiliante, bonne tout au plus pour ceux qui ne réussissent pas dans leurs études, il était naturel que je voulusse être ce qu'ils étaient. Ils devinrent le type de ma vie, et je n'eus d'autre rêve que d'être, comme eux, professeur au collège de Tréguier, pauvre, exempt de souci matériel, estimé, respecté comme eux.

Ce n'est pas que les instincts qui plus tard m'entraînèrent hors de ces sentiers paisibles n'existassent déjà en moi; mais ils dormaient. Par ma race, j'étais partagé et comme écartelé entre des forces contraires. Il y avait, comme je l'ai dit, dans la famille de ma mère des éléments de sang basque et bordelais. Un Gascon, sans que je le susse, jouait en moi des tours incroyables au Breton et lui faisait des mines de singe… Ma famille elle-même était partagée. Mon père, mon grand-père paternel, mes oncles, n'étaient rien moins que cléricaux. Mais ma grand'mère maternelle était le centre d'une société où le royalisme ne se séparait pas de la religion. Dernièrement, en classant de vieux papiers, je trouvai une lettre d'elle qui m'a frappé. Elle est adressée à une excellente demoiselle Guyon, bonne vieille fille, qui me gâtait beaucoup quand j'étais enfant, et que rongeait alors un affreux cancer.

Tréguier, 19 mars 1831.

Après deux mois écoulés depuis que Natalie m'a fait part de votre départ pour Tréglamus, j'ai un petit moment à moi pour vous exprimer, ma chère et bien bonne amie, toute la part que je prends à votre triste position. L'état de souffrance où vous êtes me pénètre le coeur; il a fallu que des circonstances bien impérieuses m'aient empêchée de vous écrire. La mort d'un neveu, fils aîné de ma défunte soeur, nous a plongés dans la plus vive douleur. Peu de jours après, le pauvre petit Ernest, fils de ma fille aînée et frère d'Henriette, ce petit pour lequel vous aviez tant de bontés et qui ne vous a pas oubliée, est tombé malade. Il a été quarante jours entre la mort et la vie, et nous sommes au cinquante-cinquième jour de sa maladie, et sa convalescence n'avance pas. Le jour, il est passablement; mais les nuits sont cruelles pour lui: agitation, fièvre, délire, voilà son état depuis dix heures du soir jusqu'à cinq ou six heures du matin, et constamment tous les soirs. C'est assez parler pour ma justification à l'amie à laquelle je m'adresse; son coeur m'est connu; son indulgence m'excusera. Que ne suis-je auprès de vous, ô mon amie, pour vous rendre les soins que vous m'avez prodigués avec tant d'amitié, de zèle et de bienveillance! Toute ma peine est de ne pouvoir vous être utile.

20 mars.

On m'a cherchée pour me rendre auprès de mon petit chéri; j'ai été obligée d'interrompre mon entretien avec vous. Je reprends, ma chère et bien bonne amie, pour vous exhorter à mettre en Dieu seul toute votre confiance; il nous afflige, mais il nous console par l'espoir d'une récompense bien au delà et sans proportions avec ce que nous souffrons. Prenons courage; nos peines, nos douleurs ne sont que pour un temps limité par sa providence, et la récompense sera éternelle.

La bonne Natalie m'a fait part de votre soumission, de votre patience et de votre résignation dans les peines les plus aiguës. Ah! je vous reconnais bien à ces beaux sentiments! Pas une plainte, me marque-t-elle, dans les plus grandes souffrances! Combien, ma chère amie, vous êtes agréable et chère à Dieu par votre patience et votre résignation à sa sainte volonté! Il vous afflige, car il châtie ceux qu'il aime. Être aimée de Dieu, y a-t-il un bonheur comparable? Je vous envoie l'Âme sur le Calvaire; vous trouverez dans ce livre des motifs d'une bien grande consolation par l'exemple d'un Dieu souffrant et mourant pour nous. Madame D… aura la complaisance, si vous ne pouvez lire vous-même, de vous lire un chapitre par jour. Assurez-la bien de mon sincère attachement; je la prie instamment de me donner de ses nouvelles et des vôtres, ce que j'attends avec bien de l'impatience. Puis, si cela ne vous importune pas, je vous écrirai plus assidûment. Adieu, ma chère et bonne amie; que Dieu vous comble de ses grâces et de ses bontés! De la patience et du courage, ce sont les voeux bien sincères de votre toute dévouée amie.

Ve ***.

Ma communion d'aujourd'hui s'est faite à votre intention. Ma fille, Henriette, Ernest, qui a passé une bien meilleure nuit, se rappellent à votre souvenir, ainsi que Clara. Nous nous entretenons bien souvent de vous. De vos nouvelles, je vous en prie! Lorsque vous aurez lu l'Âme sur le Calvaire, vous me le renverrez, et je vous ferai passer l'Esprit consolateur.

La lettre et le livre ne partirent point. Ma mère, qui était chargée de l'expédition, apprit la mort de mademoiselle Guyon et garda la lettre. Quelques-unes des consolations qu'elle renferme peuvent paraître faibles. Mais en avons-nous de meilleures à offrir à une personne atteinte d'un cancer? Elles valent bien le laudanum.

En réalité, la Révolution avait été non avenue pour le monde où je vivais. Les idées religieuses du peuple n'avaient pas été atteintes; les congrégations se reformaient; les religieuses des anciens ordres, devenues maîtresses d'école, donnaient aux femmes la même éducation qu'autrefois. Ma soeur eut ainsi pour première maîtresse une vieille ursuline qui l'aimait beaucoup et lui faisait apprendre par coeur les psaumes qu'on chante à l'église. Après un ou deux ans, la bonne vieille fut au bout de son latin et vint consciencieusement trouver ma mère: «Je ne peux plus lui rien apprendre, dit-elle; elle sait tout ce que je sais mieux que moi.» Le catholicisme revivait dans ces cantons perdus, avec toute sa respectable gravité et, pour son bonheur, débarrassé des chaînes mondaines et temporelles que l'ancien régime y avait attachées.

Cette complexité d'origine est en grande partie, je crois, la cause de mes apparentes contradictions. Je suis double; quelquefois une partie de moi rit quant l'autre pleure. C'est là l'explication de ma gaieté. Comme il y a deux hommes en moi, il y en a toujours un qui a lieu d'être content. Pendant que, d'un côté, je n'aspirais qu'à être curé de campagne ou professeur de séminaire, il y avait en moi un songeur. Durant les offices, je tombais dans de véritables rêves; mon oeil errait aux voûtes de la chapelle; j'y lisais je ne sais quoi; je pensais à la célébrité des grands hommes dont parlent les livres. Un jour (j'avais six ans), je jouais avec un de mes cousins et avec d'autres camarades; nous nous amusions à choisir notre état pour l'avenir:—«Et toi, qu'est-ce que tu seras? me demanda mon cousin.—Moi, répondis-je, je ferai des livres.—Ah! tu veux être libraire?—Oh! non, dis-je, je veux faire des livres, en composer.»

Pour se développer, ces dispositions à l'éveil avaient besoin de temps et de circonstances favorables. Ce qui manquait totalement autour de moi, c'était le talent. Mes vertueux maîtres n'avaient rien de ce qui séduit. Avec leur solidité morale inébranlable, ils étaient en tout le contraire de l'homme du Midi, du Napolitain, par exemple, pour qui tout brille et tout sonne. Les idées ne se choquaient pas dans leur esprit par leurs parties sonores. Leur tête était ce que serait un bonnet chinois sans clochettes; on aurait beau le secouer, il ne tinterait pas. Ce qui constitue l'essence du talent, le désir de montrer la pensée sous un jour avantageux, leur eût semblé une frivolité, comme la parure des femmes, qu'ils traitaient nettement de péché. Cette abnégation exagérée, cette trop grande facilité à repousser ce qui plaît au monde par un Abrenuntio tibi, Satana, est mortelle pour la littérature. Mon Dieu! peut-être la littérature implique-t-elle un peu de péché. Si le penchant gascon à trancher beaucoup de difficultés par un sourire, que ma mère avait mis en moi, eût dormi éternellement, peut-être mon salut eût-il été plus assuré. En tout cas, si j'étais resté en Bretagne, je serais toujours demeuré étranger à cette vanité que le monde a aimée, encouragée, je veux dire à une certaine habileté dans l'art d'amener le cliquetis des mots et des idées. En Bretagne, j'aurais écrit comme Rollin. À Paris, sitôt que j'eus montré le petit carillon qui était en moi, le monde s'y plut, et, peut-être pour mon malheur, je fus engagé à continuer.

Je raconterai plus tard comment des circonstances particulières amenèrent ce changement, où je restai au fond très conséquent avec moi-même. L'idée sérieuse que je m'étais faite de la foi et du devoir fut cause que, la foi étant perdue, il ne m'était pas possible de garder un masque auquel tant d'autres se résignent. Mais le pli était pris. Je ne fus pas prêtre de profession, je le fus d'esprit. Tous mes défauts tiennent à cela; ce sont des défauts de prêtre. Mes maîtres m'avaient appris le mépris du laïque et inculqué cette idée que l'homme qui n'a pas une mission noble est le goujat de la création. J'ai toujours ainsi été très injuste d'instinct envers la bourgeoisie. Au contraire, j'ai un goût vif pour le peuple, pour le pauvre. J'ai pu, seul en mon siècle, comprendre Jésus et François d'Assise. Il était à craindre que cela ne fît de moi un démocrate à la façon de Lamennais. Mais Lamennais échangea une foi pour une autre; il n'arriva que dans sa vieillesse à la critique et à la froideur d'esprit, tandis que le travail qui me détacha du christianisme me rendit du même coup impropre à tout enthousiasme pratique. Ce fut la philosophie même de la connaissance qui, dans ma révolte contre la scolastique, fut profondément modifiée en moi.

Un inconvénient plus grave, c'est que, ne m'étant pas amusé quand j'étais jeune, et ayant pourtant dans le caractère beaucoup d'ironie et de gaieté, j'ai dû, à l'âge où on voit la vanité de toute chose, devenir d'une extrême indulgence pour des faiblesses que je n'avais point eu à me reprocher; si bien que des personnes qui n'ont peut-être pas été aussi sages que moi ont pu quelquefois se montrer scandalisées de ma mollesse. En politique surtout, les puritains n'y comprennent rien; c'est l'ordre de choses où je suis le plus content de moi, et cependant une foule de gens m'y tiennent pour très relâché. Je ne peux m'ôter de l'idée que c'est peut-être après tout le libertin qui a raison et qui pratique la vraie philosophie de la vie. De là quelques surprises, quelques admirations exagérées. Sainte-Beuve, Théophile Gautier, me plurent un peu trop. Leur affectation d'immoralité m'empêcha de voir le décousu de leur philosophie. La peur de sembler un pharisien, l'idée, tout évangélique du reste, que l'immaculé a le droit d'être indulgent, la crainte de tromper si, par hasard, tout ce que disent les professeurs de philosophie n'était pas vrai, ont donné à ma morale un air chancelant. En réalité, c'est qu'elle est à toute épreuve. Ces petites libertés sont la revanche que je prends de ma fidélité à observer la règle commune. De même, en politique, je tiens des propos réactionnaires pour n'avoir pas l'air d'un sectaire libéral. Je ne veux pas qu'on me croie plus dupe que je ne le suis en réalité; j'aurais horreur de bénéficier de mes opinions; je redoute surtout de me faire à moi-même l'effet d'un placeur de faux billets de banque. Jésus, sur ce point, a été mon maître plus qu'on ne pense, Jésus, qui aime à provoquer, à narguer l'hypocrisie, et qui, par la parabole de l'Enfant prodigue, a posé la morale sur sa vraie base, la bonté du coeur, en ayant l'air d'en renverser les fondements.

À la même cause se rattache un autre de mes défauts, une sorte de mollesse dans la communication verbale de ma pensée qui m'a presque annulé en certains ordres. Le prêtre porte en tout sa politique sacrée; ce qu'il dit implique beaucoup de convenu. Sous ce rapport, je suis resté prêtre, et cela est d'autant plus absurde que je n'en retire aucun bénéfice ni pour moi, ni pour mes opinions. Dans mes écrits, j'ai été d'une sincérité absolue. Non seulement je n'ai rien dit que ce que je pense; chose bien plus rare et plus difficile, j'ai dit tout ce que je pense. Mais, dans ma conversation et ma correspondance, j'ai parfois d'étranges défaillances. Je n'y tiens presque pas, et, sauf le petit nombre de personnes avec lesquelles je me reconnais une fraternité intellectuelle, je dis à chacun ce que je suppose devoir lui faire plaisir. Ma nullité avec les gens du monde dépasse toute imagination. Je m'embarque, je m'embrouille, je patauge, je m'égare en un tissu d'inepties. Voué par une sorte de parti pris à une politesse exagérée, une politesse de prêtre, je cherche trop à savoir ce que mon interlocuteur a envie qu'on lui dise. Mon attention, quand je suis avec quelqu'un, est de deviner ses idées et, par excès de déférence, de les lui servir anticipées. Cela se rattache à la supposition que très peu d'hommes sont assez détachés de leurs propres idées pour qu'on ne les blesse pas en leur disant autre chose que ce qu'ils pensent. Je ne m'exprime librement qu'avec les gens que je sais dégagés de toute opinion et placés au point de vue d'une bienveillante ironie universelle. Quant à ma correspondance, ce sera ma honte après ma mort, si on la publie. Écrire une lettre est pour moi une torture. Je comprends qu'on fasse le virtuose devant dix comme devant dix mille personnes; mais devant une personne!… Avant d'écrire, j'hésite, je réfléchis, je fais un plan pour un chiffon de quatre pages; souvent je m'endors. Il n'y a qu'à regarder ces lettres lourdement contournées, inégalement tordues par l'ennui, pour voir que tout cela a été composé dans la torpeur d'une demi-somnolence. Quand je relis ce que j'ai écrit, je m'aperçois que le morceau est très faible, que j'y ai mis une foule de choses dont je ne suis pas sûr. Par désespoir, je ferme la lettre, avec le sentiment de mettre à la poste quelque chose de pitoyable.

En somme, dans tous mes défauts actuels, je retrouve les défauts du petit séminariste de Tréguier. J'étais né prêtre a priori, comme tant d'autres naissent militaires, magistrats. Le seul fait que je réussissais dans mes classes était un indice. À quoi bon apprendre le latin, sinon pour l'Église? Un paysan, voyant un jour mes dictionnaires: «Ce sont là, sans doute, me dit-il, les livres qu'on étudie quand on doit être prêtre.» Effectivement, au collège, tous ceux qui apprenaient quelque chose se destinaient à l'état ecclésiastique. La prêtrise égalait celui qui en était revêtu à un noble. «Quand vous rencontrez un noble, entendais-je dire, vous le saluez, car il représente le roi; quand vous rencontre un prêtre, vous le saluez, car il représente Dieu.» Faire un prêtre était l'oeuvre par excellence; les vieilles filles qui avaient quelque bien n'imaginaient pas de meilleur emploi de leur petite fortune que d'entretenir au collège un jeune paysan pauvre et laborieux. Ce prêtre était ensuite leur gloire, leur enfant, leur honneur. Elles le suivaient dans sa carrière, et veillaient sur ses moeurs avec une sorte de soin jaloux.

La prêtrise était donc la conséquence de mon assiduité à l'étude. Avec cela, j'étais sédentaire, impropre par ma faiblesse musculaire à tous les exercices du corps. J'avais un oncle voltairien, le meilleur des hommes, qui voyait cela de mauvais oeil. Il était horloger, et m'envisageait comme devant être le continuateur de son état. Mes succès le désolaient; car il sentait bien que tout ce latin contreminait sourdement ses projets et allait faire de moi une colonne de l'Église, qu'il n'aimait pas. Il ne manquait jamais l'occasion de placer devant moi son mot favori: «Un âne chargé de latin!» Plus tard, lors de la publication de mes premiers écrits, il triompha. Je me reproche quelquefois d'avoir contribué au triomphe de M. Homais sur son curé. Que voulez-vous? c'est M. Homais qui a raison. Sans M. Homais, nous serions tous brûlés vifs. Mais, je le répète, quand on s'est donné bien du mal pour trouver la vérité, il en coûte d'avouer que ce sont les frivoles, ceux qui sont bien résolus à ne lire jamais saint Augustin ou saint Thomas d'Aquin, qui sont les vrais sages. Gavroche et M. Homais arrivant d'emblée et avec si peu de peine au dernier mot de la philosophie! c'est bien dur à penser.

Mon jeune compatriote et ami, M. Quellien, poète breton d'une verve si originale, le seul homme de notre temps chez lequel j'aie trouvé la faculté de créer les mythes, a rendu ce tour de ma destinée par une fiction très ingénieuse. Il prétend que mon âme habitera, après ma mort, sous la forme d'une mouette blanche, autour de l'église ruinée de Saint-Michel, vieille masure frappée par la foudre, qui domine Tréguier. L'oiseau volera toutes les nuits avec des cris plaintifs autour de la porte et des fenêtres barricadées, cherchant à pénétrer dans le sanctuaire, mais ignorant l'entrée secrète; et ainsi, durant toute l'éternité, sur cette colline, ma pauvre âme gémira d'un gémissement sans fin.—«C'est l'âme d'un prêtre qui veut dire sa messe,» murmurera le paysan qui passe.—«Il ne trouvera jamais d'enfant pour la lui servir,» répliquera un autre. Effectivement, voilà ce que je suis: un prêtre manqué. Quellien a très bien compris ce qui fera toujours défaut à mon Église, c'est l'enfant de choeur. Ma vie est comme une messe sur laquelle pèse un sort, un éternel Introïbo ad altare Dei, et personne pour répondre: Ad Deum qui lætificat juventutem meam. Ma messe n'aura pas de servant. Faute de mieux, je me la réponds à moi-même; mais ce n'est pas la même chose.

Ainsi tout me prédestinait à une modeste carrière ecclésiastique en Bretagne. J'eusse été un très bon prêtre, indulgent, paternel, charitable, sans reproche en mes moeurs. J'aurais été en prêtre ce que j'ai été en père de famille, très aimé de mes ouailles, aussi peu gênant que possible dans l'exercice de mon autorité. Certains défauts que j'ai fussent devenus des qualités. Certaines erreurs que je professe eussent été le fait d'un homme qui a l'esprit de son état. J'aurais supprimé quelques verrues, que je n'ai pas pris la peine, n'étant que laïque, d'extirper sérieusement, mais qu'il n'eût dépendu que de moi d'arracher.

Ma carrière eût été celle-ci: à vingt-deux ans, professeur au collège de Tréguier; vers cinquante ans, chanoine, peut-être grand vicaire à Saint-Brieuc, homme très consciencieux, très estimé, bon et sûr directeur. Médiocrement partisan des dogmes nouveaux, j'aurais poussé la hardiesse jusqu'à dire, comme beaucoup de bons ecclésiastiques, après le concile du Vatican: Posui custodiam ori meo. Mon antipathie pour les jésuites se fût exprimée en ne parlant jamais d'eux; un fond de gallicanisme mitigé se fût dissimulé sous le couvert d'une profonde connaissance du droit canonique.

Un incident extérieur vint changer tout cela. De la petite ville la plus obscure de la province la plus perdue, je fus jeté, sans préparation, dans le milieu parisien le plus vivant. Le monde me fut révélé; mon être se dédoubla; le Gascon prit le dessus sur le Breton; plus de custodia oris mei; adieu le cadenas que j'aurais sans cela mis à ma bouche! Pour le fond, je restai le même. Mais, ô ciel! combien les applications furent changées! J'avais vécu jusque-là dans un hypogée, éclairé de lampes fumeuses; maintenant le soleil et la lumière allaient m'être montrés.

II

Vers le mois d'avril 1838, M. de Talleyrand, en son hôtel de la rue Saint-Florentin, sentant sa fin approcher, crut devoir aux conventions humaines un dernier mensonge et résolut de se réconcilier, pour les apparences, avec une Église dont la vérité, une fois reconnue par lui, le convainquait de sacrilège et d'opprobre. Il fallait, pour cette délicate opération, non un prêtre sérieux de vieille école gallicane, qui aurait pu avoir l'idée de rétractations motivées, de réparations, de pénitence, non un jeune ultramontain de la nouvelle école, qui eût tout d'abord inspiré au vieillard une complète antipathie; il fallait un prêtre mondain, lettré, aussi peu philosophe que possible, nullement théologien, ayant avec les anciennes classes ces relations d'origine et de société sans lesquelles l'Évangile a peu d'accès en des cercles pour lesquels il n'a pas été fait. M. l'abbé Dupanloup, déjà connu par ses succès au catéchisme de l'Assomption, auprès d'un public plus exigeant en fait de jolies phrases qu'en fait de doctrine, était juste l'homme qu'il fallait pour participer innocemment à une collusion que les âmes faciles à se laisser toucher devaient pouvoir envisager comme un édifiant coup de la grâce. Ses relations avec madame la duchesse de Dino, et surtout avec sa fille, dont il avait fait l'éducation religieuse, sa parfaite entente avec M. de Quélen, les protections aristocratiques qui, dès le début de sa carrière, l'avaient entouré et l'avaient fait accepter dans le faubourg Saint-Germain comme quelqu'un qui en est, le désignaient pour une oeuvre de tact mondain plutôt que de théologie, où il fallait savoir duper à la fois le monde et le ciel.

On prétend qu'au premier moment, surpris de quelques hésitations de la part de celui qui allait le convertir, M. de Talleyrand aurait dit: «Voilà un jeune prêtre qui ne sait pas son état.» S'il dit cela, il se trompa tout à fait. Ce jeune prêtre savait son art comme personne ne le sut jamais. Le vieillard, décidé à ne biffer sa vie que quand il n'aurait plus une heure à vivre, opposait à toutes les supplications un obstiné «Pas encore!» Le Sto ad ostium et pulso dut être pratiqué avec une rare habilité. Un évanouissement, une brusque accélération dans la marche de l'agonie, pouvait tout perdre. Une importunité déplacée pouvait amener un non qui eût renversé l'oeuvre si savamment concertée. Le 17 mai, jour de la mort du vieux pécheur, au matin, rien n'était signé encore. L'angoisse était extrême. On sait l'importance que les catholiques attachent au moment de la mort. Si les rémunérations et les châtiments futurs ont quelque réalité, il est clair que ces rémunérations et ces châtiments doivent être proportionnés à une vie entière de vertu ou de vice. Le catholique ne l'entend pas ainsi. Une bonne mort couvre tout. Le salut est remis au hasard de la dernière heure. Le temps pressait; on résolut de tout oser. M. Dupanloup se tenait dans une pièce à côté du malade. La charmante enfant que le vieillard admettait toujours avec un sourire fut dépêchée près de son lit. Ô miracle de la grâce! la réponse fut oui; le prêtre entra; cela dura quelques minutes, et Dieu dut se montrer content: on lui avait fait sa part. Le jeune catéchiste de l'Assomption sortit, tenant un papier que le mourant avait signé de sa grande signature complète: Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent.

Ce fut une grande joie, sinon dans le ciel, au moins dans le monde catholique du faubourg Saint-Germain et du faubourg Saint-Honoré. On sut gré de cette victoire, sans doute, avant tout à la grâce féminine qui avait réussi, en entourant de caresses le vieillard, à lui faire rétracter tout son passé révolutionnaire, mais aussi au jeune ecclésiastique qui avait su, quoi qu'on en dise, avec une habileté supérieure, amener à bonne fin une négociation où il était si facile d'échouer. M. Dupanloup fut de ce jour un des premiers prêtres de France. Le monde le plus riche et le plus influent de Paris lui offrit ce qu'il voulut, places, honneurs, importance, argent. Il accepta l'argent. Gardez-vous de croire que ce fût là un calcul personnel; jamais homme ne porta plus loin le désintéressement que M. Dupanloup; le mot de la Bible qu'il citait le plus souvent, et qu'il aimait doublement parce qu'il était biblique et qu'il finissait par hasard comme un vers latin, était: Da mihi animas, cetera tolle tibi. Un plan général de grande propagande par l'éducation classique et religieuse s'était dès lors emparé de son esprit, et il allait s'y vouer avec l'ardeur passionnée qu'il portait dans toutes les oeuvres dont il s'occupait.

Le séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet, situé à côté de l'église de ce nom, entre la rue Saint-Victor et la rue de Pontoise, était devenu, depuis la Révolution, le petit séminaire du diocèse de Paris. Telle n'avait pas été sa destination primitive. Dans le grand mouvement de réforme ecclésiastique qui marqua en France la première moitié du XVIIe siècle et auquel se rattachent les noms de Vincent de Paul, d'Olier, de Bérulle, du Père Eudes, l'église Saint-Nicolas du Chardonnet joua un rôle analogue à celui de Saint-Sulpice, quoique moins considérable. Cette paroisse, qui tirait son nom du champ de chardons bien connu des étudiants de l'Université de Paris au moyen âge, était alors le centre d'un quartier riche, habité surtout par la magistrature. Comme Olier fonda le séminaire Saint-Sulpice, Adrien de Bourdoise fonda la compagnie des prêtres Saint-Nicolas du Chardonnet, et fit de la maison ainsi constituée une pépinière de jeunes ecclésiastiques qui a existé jusqu'à la Révolution. Mais la compagnie de Saint-Nicolas du Chardonnet ne fut pas, comme la société de Saint-Sulpice, mère d'établissements du même genre dans le reste de la France. En outre, la société des nicolaïtes ne ressuscita pas après la Révolution comme celle des sulpiciens; le bâtiment de la rue Saint-Victor demeura sans objet; lors du Concordat, on le donna au diocèse de Paris pour servir de petit séminaire. Jusqu'en 1837 cet établissement n'eut aucun éclat. La renaissance brillante du cléricalisme lettré et mondain se fait entre 1830 et 1840. Saint-Nicolas fut, durant le premier tiers du siècle, un obscur établissement religieux; les études y étaient faibles; le nombre des élèves restait fort au-dessous des besoins du diocèse. Un prêtre assez remarquable le dirigea pourtant, ce fut M. l'abbé Frère, théologien profond, très versé dans la mystique chrétienne. Mais c'était l'homme le moins fait pour éveiller et stimuler des enfants faisant leurs études littéraires. Saint-Nicolas fut sous sa direction une maison tout ecclésiastique, peu nombreuse, n'ayant en vue que la cléricature, un séminaire par anticipation, ouvert aux seuls sujets qui se destinaient à l'état ecclésiastique, et où le côté profane des études était tout à fait négligé.

M. de Quélen eut une visée de génie en confiant la direction de cette maison à M. Dupanloup. L'aristocratique prélat n'appréciait pas beaucoup la direction toute cléricale de l'abbé Frère; il aimait la piété, mais la piété mondaine, de bon ton, sans barbarie scolastique ni jargon mystique, la piété comme complément d'un idéal de bonne société, qui était, à vrai dire, sa principale religion. Si Hugues ou Richard de Saint-Victor se fussent présentés à lui comme des pédants ou des rustres, il les eût pris en maigre estime. Il avait pour M. Dupanloup la plus vive affection. Celui-ci était alors légitimiste et ultramontain. Il a fallu les exagérations des temps qui ont suivi pour intervertir les rôles et pour qu'on ait pu le considérer comme un gallican et un orléaniste. M. de Quélen trouvait en lui un fils spirituel, partageant ses dédains, ses préjugés. Il savait sans doute le secret de sa naissance. Les familles qui avaient veillé paternellement sur le jeune ecclésiastique, qui en avaient fait un homme bien élevé et qui l'avaient introduit dans leur monde fermé, étaient celles que connaissait le noble archevêque et qui formaient pour lui les confins de l'univers. J'ai vu M. de Quélen; il m'a laissé l'idée du parfait évêque de l'ancien régime. Je me rappelle sa beauté (une beauté de femme), sa taille élégante, la ravissante grâce de ses mouvements. Son esprit n'avait d'autre culture que celle de l'homme du monde d'une excellente éducation. La religion était pour lui inséparable des bonnes manières et de la dose de bon sens relatif que donnent les études classiques. Telle était aussi la mesure intellectuelle de M. Dupanloup. Ce n'était ni la belle imagination qui assure une valeur durable à certaines oeuvres de Lacordaire et de Montalembert, ni la profonde passion de Lamennais; l'humanisme, la bonne éducation, étaient ici le but, la fin, le terme de toute chose; la faveur des gens du monde bien élevés devenait le suprême criterium du bien. De part et d'autre, absence complète de théologie. On se contentait de la révérer de loin. Les études théologiques de ces hommes distingués avaient été très faibles. Leur foi était vive et sincère; mais c'était une foi implicite, ne s'occupant guère des dogmes qu'il faut croire. Ils sentaient le peu de succès qu'aurait la scolastique auprès du seul public dont ils se préoccupaient, le public mondain et assez frivole qu'a devant lui un prédicateur de Saint-Roch ou de Saint-Thomas d'Aquin.

C'est dans ces dispositions d'esprit que M. de Quélen remit entre les mains de M. Dupanloup l'austère et obscure maison de l'abbé Frère et d'Adrien de Bourdoise. Le petit séminaire de Paris n'avait été jusque-là, aux termes du Concordat, que la pépinière des prêtres de Paris, pépinière bien insuffisante, strictement limitée à l'objet que la loi lui prescrivait. C'était bien autre chose que rêvait le nouveau supérieur porté par le choix de l'archevêque à la fonction, peu recherchée, de diriger les études des jeunes clercs. Tout lui parut à reconstruire, depuis les bâtiments, où le marteau ne laissa d'entier que les murs, jusqu'au plan des études, que M. Dupanloup réforma de fond en comble. Deux points essentiels résumèrent sa pensée. D'abord, il vit qu'un petit séminaire tout ecclésiastique n'avait à Paris aucune chance de succès, et ne suffirait jamais au recrutement du diocèse. Il conçut l'idée, par des informations s'étendant surtout à l'ouest de la France et à la Savoie, son pays natal, d'amener à Paris les sujets d'espérance qui lui étaient signalés. Puis il voulut que sa maison fût une maison d'éducation modèle telle qu'il la concevait, et non plus un séminaire au type ascétique et clérical. Il prétendit, chose délicate peut-être, que la même éducation servît aux jeunes clercs et aux fils des premières familles de France. La réussite de la difficile affaire de la rue Saint-Florentin l'avait mis à la mode dans le monde légitimiste; quelques relations avec le monde orléaniste lui assuraient une autre clientèle dont il n'était pas bon de se priver. À l'affût de tous les vents de la mode et de la publicité, il ne négligeait rien de ce qui avait la faveur du moment. Sa conception du monde était très aristocratique; mais il admettait trois aristocraties, la noblesse, le clergé et la littérature. Ce qu'il voulait, c'était une éducation libérale, pouvant convenir également au clergé et à la jeunesse du faubourg Saint-Germain, sur la base de la piété chrétienne et des lettres classiques. L'étude des sciences était à peu près exclue; il n'en avait pas la moindre idée.

La vieille maison de la rue Saint-Victor fut ainsi, pendant quelques années, la maison de France où il y eut le plus de noms historiques ou connus; y obtenir une place pour un jeune homme était une grâce chèrement marchandée. Les sommes très considérables dont les familles riches achetaient cette faveur servaient à l'éducation gratuite des jeunes gens sans fortune qui étaient signalés par des succès constants. La foi absolue de M. Dupanloup dans les études classiques se montrait en ceci. Ces études, pour lui, faisaient partie de la religion. La jeunesse destinée à l'état ecclésiastique et la jeunesse destinée au premier rang social lui paraissaient devoir être élevées de la même manière. Virgile lui semblait faire partie de la culture intellectuelle d'un prêtre au moins autant que la Bible. Pour une élite de la jeunesse cléricale, il espérait qu'il sortirait de ce mélange avec des jeunes gens du monde, soumis aux mêmes disciplines, une teinture et des habitudes plus distinguées que celles qui résultent de séminaires peuplés uniquement d'enfants pauvres et de fils de paysans. Le fait est qu'il réalisa sous ce rapport des prodiges. Composée de deux éléments en apparence inconciliables, la maison avait une parfaite unité. L'idée que le talent primait tout le reste étouffait les divisions, et, au bout de huit jours, le plus pauvre garçon débarqué de province, gauche, embarrassé, s'il faisait un bon thème ou quelques vers latins bien tournés, était l'objet de l'envie du petit millionnaire qui payait sa pension sans s'en douter.

En cette année 1838, j'obtins justement, au collège de Tréguier, tous les prix de ma classe. Le palmares tomba sous les yeux d'un des hommes éclairés que l'ardent capitaine employait à recruter sa jeune armée. En une minute, mon sort fut décidé. «Faites-le venir,» dit l'impétueux supérieur. J'avais quinze ans et demi; nous n'eûmes pas le temps de la réflexion. J'étais en vacances chez un ami, dans un village près de Tréguier; le 4 septembre, dans l'après-midi, un exprès vint me chercher. Je me rappelle ce retour comme si c'était d'hier. Il y avait une lieue à faire à pied à travers la campagne. Les sonneries pieuses de l'Angelus du soir, se répondant de paroisse en paroisse, versaient dans l'air quelque chose de calme, de doux et de mélancolique, image de la vie que j'allais quitter pour toujours. Le lendemain, je partais pour Paris; le 7, je vis des choses aussi nouvelles pour moi que si j'avais été jeté brusquement en France de Tahiti ou de Tombouctou.

III

Oui, un lama bouddhiste ou un faquir musulman, transporté en un clin d'oeil d'Asie en plein boulevard, serait moins surpris que je ne le fus en tombant subitement dans un milieu aussi différent de celui de mes vieux prêtres de Bretagne, têtes vénérables, totalement devenues de bois ou de granit, sortes de colosses osiriens semblables à ceux que je devais admirer plus tard en Égypte, se développant en longues allées, grandioses en leur béatitude. Ma venue à Paris fut le passage d'une religion à une autre. Mon christianisme de Bretagne ne ressemblait pas plus à celui que je trouvais ici qu'une vieille toile, dure comme une planche, ne ressemble à de la percale. Ce n'était pas la même religion. Mes vieux prêtres, dans leur lourde chape romane, m'apparaissaient comme des mages, ayant les paroles de l'éternité; maintenant, ce qu'on me présentait, c'était une religion d'indienne et de calicot, une piété musquée, enrubannée, une dévotion de petites bougies et de petits pots de fleurs, une théologie de demoiselles, sans solidité, d'un style indéfinissable, composite comme le frontispice polychrome d'un livre d'Heures de chez Lebel.

Ce fut la crise la plus grave de ma vie. Le Breton jeune est difficilement transplantable. La vive répulsion morale que j'éprouvais, compliquée d'un changement total dans le régime et les habitudes, me donna le plus terrible accès de nostalgie. L'internat me tuait. Les souvenirs de la vie libre et heureuse que j'avais jusque-là menée avec ma mère me perçaient le coeur. Je n'étais pas le seul à souffrir. M. Dupanloup n'avait pas calculé toutes les conséquences de ce qu'il faisait. Sa manière d'agir, impérieuse à la façon d'un général d'armée, ne tenait pas compte des morts et des malades parmi ses jeunes recrues. Nous nous communiquions nos tristesses. Mon meilleur ami, un jeune homme de Coutances, je crois, transporté comme moi, excellent coeur, s'isola, ne voulut rien voir, mourut. Les Savoisiens se montraient bien moins acclimatables encore. Un d'eux, plus âgé que moi, m'avouait que, chaque soir, il mesurait la hauteur du dortoir du troisième étage au-dessus du pavé de la rue Saint-Victor. Je tombai malade; selon toutes les apparences, j'étais perdu. Le Breton qui est au fond de moi s'égarait en des mélancolies infinies. Le dernier Angelus du soir que j'avais entendu rouler sur nos chères collines et le dernier soleil que j'avais vu se coucher sur ces tranquilles campagnes me revenaient en mémoire comme des flèches aiguës.

Selon les règles ordinaires, j'aurais dû mourir; j'aurais peut-être mieux fait. Deux amis que j'amenai avec moi de Bretagne, l'année suivante, donnèrent cette grande marque de fidélité: ils ne purent s'habituer à ce monde nouveau et repartirent. Je songe quelquefois qu'en moi le Breton mourut; le Gascon, hélas! eut des raisons suffisantes de vivre. Ce dernier s'aperçut même que ce monde nouveau était fort curieux et valait la peine qu'on s y attachât.

Au fond, celui qui me sauva fut celui qui m'avait mis à cette cruelle épreuve. Je dois deux choses à M. Dupanloup: de m'avoir fait venir à Paris et de m'avoir empêché de mourir en y arrivant. La vie sortait de lui; il m'entraîna. Naturellement, il s'occupa d'abord peu de moi. L'homme le plus à la mode du clergé parisien, ayant une maison de deux cents élèves à diriger ou plutôt à fonder, ne pouvait avoir le souci personnel de l'enfant le plus obscur. Une circonstance singulière fut un lien entre nous. Le fond de ma blessure était le souvenir trop vivant de ma mère. Ayant toujours vécu seul auprès d'elle, je ne pouvais me détacher des images de la vie si douce que j'avais goûtée pendant des années. J'avais été heureux, j'avais été pauvre avec elle. Mille détails de cette pauvreté même, rendus plus touchants par l'absence, me creusaient le coeur. Pendant la nuit, je ne pensais qu'à elle; je ne pouvais prendre aucun sommeil. Ma seule consolation était de lui écrire des lettres pleines d'un sentiment tendre et tout humides de regrets. Nos lettres, selon l'usage des maisons religieuses, étaient lues par un des directeurs. Celui qui était chargé de ce soin fut frappé de l'accent d'amour profond qui était dans ces pages d'enfant. Il communiqua une de mes lettres à M. Dupanloup, qui en fut tout à fait étonné.

Le plus beau trait du caractère de M. Dupanloup était l'amour qu'il avait pour sa mère. Quoique sa naissance fût, par un côté, la plus grande difficulté de sa vie, il honorait sa mère d'un vrai culte. Cette vieille dame demeurait à côté de lui; nous ne la voyions jamais; nous savions cependant que, tous les jours, il passait quelque temps avec elle. Il disait souvent que la valeur des hommes est en proportion du respect qu'ils ont eu pour leur mère. Il nous donnait à cet égard des règles excellentes, que j'avais du reste toujours pratiquées, comme de ne jamais tutoyer sa mère et de ne jamais finir une lettre à elle adressée sans y mettre le mot respect. Par là, il y eut entre nous une vraie étincelle de communication. Le jour où ma lettre lui fut remise était un vendredi. C'était le jour solennel. Le soir, on lisait en sa présence les places et les notes de la semaine. Je n'avais pas cette fois-là réussi ma composition: j'étais le cinquième ou le sixième. «Ah! dit-il, si le sujet eût été celui d'une lettre que j'ai lue ce matin, Ernest Renan eût été le premier.» Dès lors, il me remarqua. J'existai pour lui, il fut pour moi ce qu'il était pour tous, un principe de vie, une sorte de dieu. Un culte remplaça un culte, et le sentiment de mes premiers maîtres s'en trouva fort affaibli.

Ceux-là seuls, en effet, qui ont connu Saint-Nicolas du Chardonnet dans ces années brillantes de 1838 à 1844, peuvent se faire une idée de la vie intense qui s'y développait[10]. Et cette vie n'avait qu'une seule source, un seul principe, M. Dupanloup lui-même. Il était sa maison tout entière. Le règlement, l'usage, l'administration, le gouvernement spirituel et temporel, c'était lui. La maison était pleine de parties défectueuses; il suppléait à tout. L'écrivain, l'orateur, chez lui, étaient de second ordre; l'éducateur était tout à fait sans égal. L'ancien règlement de Saint-Nicolas du Chardonnet renfermait, comme tous les règlements de séminaire, un exercice appelé la lecture spirituelle. Tous les soirs, une demi-heure devait être consacrée à la lecture d'un ouvrage ascétique; M. Dupanloup se substitua d'emblée à saint Jean Climaque et aux Vies des Pères du désert. Cette demi-heure, il la prit pour lui. Tous les jours, il se mit directement en rapport avec la totalité de ses élèves par un entretien intime, souvent comparable, pour l'abandon et le naturel, aux homélies de Jean Chrysostome dans la Palæa d'Antioche. Toute circonstance de la vie intérieure de la maison, tout événement personnel au supérieur ou à l'un des élèves, était l'occasion d'un entretien rapide, animé. La séance des notes du vendredi était quelque chose de plus saisissant et plus personnel encore. Chacun vivait dans l'attente de ce jour. Les observations dont le supérieur accompagnait la lecture des notes étaient la vie ou la mort. Il n'y avait aucune punition dans la maison; la lecture des notes et les réflexions du supérieur étaient l'unique sanction qui tenait tout en haleine et en éveil.

Ce régime avait ses inconvénients, cela est hors de doute. Adoré de ses élèves, M. Dupanloup n'était pas toujours agréable à ses collaborateurs. On m'a dit que, plus tard, dans son diocèse, les choses se passèrent de la même manière, qu'il fut toujours plus aimé de ses laïques que de ses prêtres. Il est certain qu'il écrasait tout autour de lui. Mais sa violence même nous attachait; car nous sentions que nous étions son but unique. Ce qu'il était, c'était un éveilleur incomparable; pour tirer de chacun de ses élèves la somme de ce qu'il pouvait donner, personne ne l'égalait. Chacun de ses deux cents élèves existait distinct dans sa pensée; il était pour chacun d'eux l'excitateur toujours présent, le motif de vivre et de travailler. Il croyait au talent et en faisait la base de la foi. Il répétait souvent que l'homme vaut en proportion de sa faculté d'admirer. Son admiration n'était pas toujours assez éclairée par la science; mais elle venait d'une grande chaleur d'âme et d'un coeur vraiment possédé de l'amour du beau. Il a été le Villemain de l'école catholique. M. Villemain fut, parmi les laïques, l'homme qu'il a le plus aimé et le mieux compris. Chaque fois qu'il venait de le voir, il nous racontait la conversation qu'il avait eue avec lui sur le ton de la plus chaleureuse sympathie.

Les défauts de l'éducation qu'il donnait étaient les défauts mêmes de son esprit. Il était trop peu rationnel, trop peu scientifique. On eût dit que ses deux cents élèves étaient destinés à être tous poètes, écrivains, orateurs. Il estimait peu l'instruction sans le talent. Cela se voyait surtout à l'entrée des nicolaïtes à Saint-Sulpice, où le talent n'avait aucune valeur, où la scolastique et l'érudition étaient seules prisées. Quand il s'agissait de faire de la logique et de la philosophie en latin barbare, ces esprits, trop nourris de belles-lettres, étaient réfractaires et se refusaient à une aussi rude nourriture. Aussi les nicolaïtes étaient-ils peu estimés à Saint-Sulpice. On n'y nommait jamais M. Dupanloup; on le trouvait trop peu théologien. Quand un ancien élève de Saint-Nicolas se hasardait à rappeler cette maison, quelque vieux directeur se trouvait là pour dire: «Oh! oui, du temps de M. Bourdoise…,» montrant clairement qu'il n'admettait pour cette maison d'autre illustration que son passé du XVIIe siècle.

Faibles à quelques égards, ces études de Saint-Nicolas étaient très distinguées, très littéraires. L'éducation cléricale a une supériorité sur l'éducation universitaire, c'est sa liberté en tout ce qui ne touche pas à la religion. La littérature y est livrée à toutes les disputes; le joug du dogme classique y est moins lourd. C'est ainsi que Lamartine, formé tout entier par l'éducation cléricale, a bien plus d'intelligence qu'aucun universitaire; quand l'émancipation philosophique vient ensuite, cela produit des esprits très ouverts. Je sortis de mes études classiques sans avoir lu Voltaire; mais je savais par coeur les Soirées de Saint-Pétersbourg. Ce style, dont je ne vis que plus tard les défauts, m'excitait vivement. Les discussions du romantisme pénétraient dans la maison de toutes parts; on ne parlait que de Lamartine, de Victor Hugo. Le supérieur s'y mêlait, et, pendant près d'un an, aux lectures spirituelles, il ne fut pas question d'autre chose. L'autorité faisait ses réserves; mais les concessions allaient bien au delà des réserves. C'est ainsi que je connus les batailles du siècle. Plus tard, la liberté de penser arriva également jusqu'à moi par les Solvuntur objecta des Théologies. La grande bonne foi de l'ancien enseignement ecclésiastique consistait à ne rien dissimuler de la force des objections; comme les réponses étaient très faibles, un bon esprit pouvait faire son profit de la vérité où il la trouvait.

Le cours d'histoire fut pour moi une autre cause de vif éveil. M. l'abbé Richard[11] faisait ce cours dans l'esprit de l'école moderne, de la manière la plus distinguée. Je ne sais pourquoi il cessa de professer le cours de notre année; il fut remplacé par un directeur, très occupé d'ailleurs, qui se contenta de nous lire d'anciens cahiers, auxquels il mêlait des extraits de livres modernes. Or, parmi ces volumes modernes, qui détonnaient souvent avec les vieilles routines des cahiers, j'en remarquai un qui produisait sur moi un effet singulier. Dès que le chargé de cours le prenait et se mettait à le lire, je n'étais plus capable de prendre une note; une sorte d'harmonie me saisissait, m'enivrait. C'était Michelet, les parties admirables de Michelet, dans les tomes V et VI de l'Histoire de France. Ainsi le siècle pénétrait jusqu'à moi par toutes les fissures d'un ciment disjoint. J'étais venu à Paris formé moralement, mais ignorant autant qu'on peut l'être. J'eus tout à découvrir. J'appris avec étonnement qu'il y avait des laïques sérieux et savants; je vis qu'il existait quelque chose en dehors de l'antiquité et de l'Église, et en particulier qu'il y avait une littérature contemporaine digne de quelque attention. La mort de Louis XIV ne fut plus pour moi la fin du monde. Des idées, des sentiments m'apparurent, qui n'avaient eu d'expression ni dans l'antiquité, ni au XVIIe siècle.

Ainsi le germe qui était en moi fut fécondé. Quoique antipathique par bien des côtés à ma nature, cette éducation fut comme le réactif qui fit tout vivre et tout éclater. L'essentiel, en effet, dans l'éducation, ce n'est pas la doctrine enseignée, c'est l'éveil. Autant le sérieux de ma foi religieuse avait été atteint en trouvant sous les mêmes noms des choses si différentes, autant mon esprit but avidement le breuvage nouveau qui lui était offert. Le monde s'ouvrit pour moi. Malgré sa prétention d'être un asile fermé aux bruits du dehors, Saint-Nicolas était à cette époque la maison la plus brillante et la plus mondaine. Paris y entrait à pleins bords par les portes et les fenêtres, Paris tout entier, moins la corruption, je me hâte de le dire, Paris avec ses petitesses et ses grandeurs, ses hardiesses et ses chiffons, sa force révolutionnaire et ses mollesses flasques. Mes vieux prêtres de Bretagne savaient bien mieux les mathématiques et le latin que mes nouveaux maîtres; mais ils vivaient dans des catacombes sans lumière et sans air. Ici, l'atmosphère du siècle circulait librement. Dans nos promenades à Gentilly, aux récréations du soir, nos discussions étaient sans fin. Les nuits, après cela, je ne dormais pas: Hugo et Lamartine me remplissaient la tête. Je compris la gloire, que j'avais cherchée si vaguement à la voûte de la chapelle de Tréguier. Au bout de quelque temps, une chose tout à fait inconnue m'était révélée. Les mots talent, éclat, réputation eurent un sens pour moi. J'étais perdu pour l'idéal modeste que mes anciens maîtres m'avaient inculqué; j'étais engagé sur une mer où toutes les tempêtes, tous les courants du siècle avaient leur contre-coup. Il était écrit que ces courants et ces tempêtes emporteraient ma barque vers des rivages où mes anciens amis me verraient aborder avec terreur.

Mes succès dans les classes étaient très inégaux. Je fis un jour un Alexandre, qui doit être au Cahier d'honneur, et que je publierais si je l'avais. Mais les compositions de pure rhétorique m'inspiraient un profond ennui; je ne pus jamais faire un discours supportable. À propos d'une distribution de prix, nous donnâmes une représentation du concile de Clermont; les différents discours qui purent être tenus en cette circonstance furent mis au concours. J'échouai totalement dans Pierre l'Ermite et Urbain II; mon Godefroy de Bouillon fut jugé aussi dénué que possible d'esprit militaire. Un hymne guerrier en strophes saphiques et adoniques fut trouvé moins mauvais. Mon refrain, Sternite Turcas, solution brève et tranchante de la question d'Orient, fut adopté dans la récitation publique. J'étais trop sérieux pour ces enfantillages. On nous donnait à faire des récits du moyen âge, qui se terminaient toujours par quelque beau miracle; j'abusais déplorablement des guérisons de lépreux. Le souvenir de mes premières études de mathématiques, qui avaient été assez fortes, me revenait quelquefois. J'en parlais à mes condisciples, que cela faisait beaucoup rire. Ces études leur paraissaient quelque chose de tout à fait bas, comparées aux exercices littéraires qu'on leur présentait comme le but suprême de l'esprit humain. Ma force de raisonnement ne se révéla que plus tard, en philosophie, à Issy. La première fois que mes condisciples m'entendirent argumenter en latin, ils furent surpris. Ils virent bien alors que j'étais d'une autre race qu'eux et que je continuerais à marcher quand ils auraient trouvé leur point d'arrêt. Mais, en rhétorique, je laissai un renom douteux. Écrire sans avoir à dire quelque chose de pensé personnellement me paraissait dès lors le jeu d'esprit le plus fastidieux.

Le fond des idées qui formait la base de cette éducation était faible; mais la forme était brillante, et un sentiment noble dominait et entraînait tout. J'ai dit qu'il n'y avait dans la maison aucune punition; il serait plus exact de dire qu'il n'y en avait qu'une, l'expulsion. À moins de faute très grave, cette expulsion n'avait rien de blessant; on n'en donnait pas les motifs: «Vous êtes un excellent jeune homme; mais votre esprit n'est pas ce qu'il nous faut; séparons-nous amis; quel service puis-je vous rendre?» Tel était le résumé du discours d'adieu du supérieur à l'élève congédié. On prisait si haut la faveur de participer à une éducation tenue pour exceptionnelle, que cette paternelle déclaration était redoutée comme un arrêt de mort.

Là est une des supériorités que présentent les établissements ecclésiastiques sur ceux de l'État; le régime y est très libéral, car personne n'a droit d'y être; la coercition y devient tout de suite la séparation. L'établissement de l'État a quelque chose de militaire, de froid, de dur, et avec cela une cause de grande faiblesse, puisque l'élève a un droit obtenu au concours dont on ne peut le priver. Pour ma part, j'ai peine à comprendre une école normale, par exemple, où le directeur ne puisse pas dire, sans s'expliquer davantage, aux sujets dénués de vocation: «Vous n'avez pas l'esprit de notre état; en dehors de cela, vous devez avoir tous les mérites; vous réussirez mieux ailleurs. Adieu.» La punition même la plus légère implique un principe servile d'obéissance par crainte. Pour moi, je ne crois pas qu'à aucune époque de ma vie j'aie obéi; oui, j'ai été docile, soumis, mais à un principe spirituel, jamais à une force matérielle procédant par la crainte du châtiment. Ma mère ne me commanda jamais rien. Entre moi et mes maîtres ecclésiastiques tout fut libre et spontané. Qui a connu ce rationabile obsequium n'en peut plus souffrir d'autre. Un ordre est une humiliation; qui a obéi est un capitis minor, souillé dans le germe même de la vie noble. L'obéissance ecclésiastique n'abaisse pas; car elle est volontaire, et on peut se séparer. Dans une des utopies de société aristocratique que je rêve il n'y aurait qu'une seule peine, la peine de mort, ou plutôt l'unique sanction serait un léger blâme des autorités reconnues, auquel aucun homme d'honneur ne survivrait. Je n'aurais pu être soldat; j'aurais déserté ou je me serais suicidé. Je crains que les nouvelles institutions militaires, n'admettant ni exception ni équivalent, n'amènent un affreux abaissement. Forcer tous à subir l'obéissance, c'est tuer le génie et le talent. Qui a passé des années au port d'armes à la façon allemande est mort pour les oeuvres fines; aussi l'Allemagne, depuis qu'elle s'est donnée tout entière à la vie militaire, n'aurait plus de talent si elle n'avait les juifs, envers qui elle est si ingrate.

La génération, qui avait de quinze à vingt ans au moment d'éclat que je raconte et qui fut court, a maintenant de cinquante-cinq à soixante ans. A-t-elle rempli les espérances illimitées qu'avait conçues l'âme ardente de notre grand éducateur? Non assurément; si ses espérances avaient été réalisées, c'est le monde entier qui eût été changé de fond en comble, et on ne s'aperçoit pas d'un tel changement. M. Dupanloup aimait trop peu son siècle et lui faisait trop peu de concessions pour qu'il pût lui être donné de former des hommes au droit fil du temps. Quand je me figure une de ces lectures spirituelles où le maître répandait si abondamment son esprit, cette salle du rez-de-chaussée, avec ses bancs serrés où se pressaient deux cents figures d'enfants tenus immobiles par l'attention et le respect, et que je me demande vers quels vents du ciel se sont envolées ces deux cents âmes si fortement unies alors par l'ascendant du même homme, je trouve plus d'un déchet, plus d'un cas singulier. Comme il est naturel, je trouve d'abord des évêques, des archevêques, des ecclésiastiques considérables, tous relativement éclairés et modérés. Je trouve des diplomates, des conseillers d'État, d'honorables carrières dont quelques-unes eussent été plus brillantes si la tentative du 16 mai eût réussi. Mais voici quelque chose d'étrange. À côté de tel pieux condisciple prédestiné à l'épiscopat, j'en vois un qui aiguisera si savamment son couteau pour tuer son archevêque, qu'il frappera juste au coeur… Je crois me rappeler Verger; je peux dire de lui ce que disait Sacchetti de cette petite Florentine qui fut canonisée: Fu mia vicina, andava come le altre. Cette éducation avait des dangers: elle surchauffait, surexcitait, pouvait très bien rendre fou (Verger l'était bel et bien).

Un exemple plus frappant encore du Spiritus ubi vult spirat fut celui de H. de ***. Quand j'arrivai à Saint-Nicolas, il fut ma plus grande admiration. Son talent était hors ligne: il avait sur tous ses condisciples de rhétorique une immense supériorité. Sa piété, sérieuse et vraiment élevée, provenait d'une nature douée des plus hautes aspirations. H. de *** réalisait, d'après nos idées, la perfection même; aussi, selon l'usage des maisons ecclésiastiques, où les élèves avancés partagent les fonctions des maîtres, était-il chargé des rôles les plus importants. Sa piété se maintint plusieurs années au séminaire Saint-Sulpice. Durant des heures, aux fêtes surtout, on le voyait à la chapelle, baigné de larmes. Je me souviens d'un soir d'été, sous les ombrages de Gentilly (Gentilly était la maison de campagne du petit séminaire Saint-Nicolas); serrés autour de quelques anciens et de celui des directeurs qui avait le mieux l'accent de la piété chrétienne, nous écoutions. Il y avait dans l'entretien quelque chose de grave et de profond. Il s'agissait du problème éternel qui fait le fond du christianisme, l'élection divine, le tremblement où toute âme doit rester jusqu'à la dernière heure en ce qui regarde le salut. Le saint prêtre insistait sur ce doute terrible: non, personne, absolument personne, n'est sûr qu'après les plus grandes faveurs du ciel il ne sera pas abandonné de la grâce. «Je crois, dit-il, avoir connu un prédestiné!…» Un silence se fit; il hésita: «C'est H. de ***, ajouta-t-il; si quelqu'un peut être sûr de son salut, c'est bien lui. Eh bien, non, il n'est pas sûr que H. de *** ne soit pas un réprouvé.»

Je revis H. de *** quelques années plus tard. Il avait fait dans l'intervalle de fortes études bibliques; je ne pus savoir s'il était tout à fait détaché du christianisme; mais il ne portait plus l'habit ecclésiastique et il était dans une vive réaction contre l'esprit clérical. Plus tard, je le trouvai passé à des idées politiques très exaltées; la passion vive, qui faisait le fond de son caractère, s'était tournée vers la démocratie; il rêvait la justice, il en parlait d'une manière sombre et irritée; il pensait à l'Amérique, et je crois qu'il doit y être. Il y a quelques années, un de nos anciens condisciples me dit qu'il avait cru reconnaître parmi les noms des fusillés de la Commune un nom qui ressemblait au sien. Je pense qu'il se trompait. Mais sûrement la vie de ce pauvre H. de *** a été traversée par quelque grand naufrage. Il gâta par la passion des qualités supérieures. C'est de beaucoup le sujet le plus éminent que j'aie eu pour condisciple dans mon éducation ecclésiastique. Mais il n'eut pas la sagesse de rester sobre en politique. À la façon dont il prenait les choses, il n'y aurait personne qui n'eût, dans sa vie, vingt occasions de se faire fusiller. Les idéalistes comme nous doivent n'approcher de ce feu-là qu'avec beaucoup de précautions. Nous y laisserions presque toujours notre tête ou nos ailes. Certes la tentation est grande pour le prêtre qui abandonne l'Église de se faire démocrate; il retrouve ainsi l'absolu qu'il a quitté, des confrères, des amis; il ne fait en réalité que changer de secte. Telle fut la destinée de Lamennais. Une des grandes sagesses de M. l'abbé Loyson a été de résister sur ce point à toutes les séductions et de se refuser aux caresses que le parti avancé ne manque jamais de faire à ceux qui rompent les liens officiels.

Durant trois ans, je subis cette influence profonde, qui amena dans mon être une complète transformation. M. Dupanloup m'avait à la lettre transfiguré. Du pauvre petit provincial le plus lourdement engagé dans sa gaine, il avait tiré un esprit ouvert et actif. Certes quelque chose manquait à cette éducation, et, tant qu'elle dut me suffire, j'eus toujours un vide dans l'esprit. Il y manquait la science positive, l'idée d'une recherche critique de la vérité. Cet humanisme superficiel fit chômer en moi trois ans le raisonnement, en même temps qu'il détruisait la naïveté première de ma foi. Mon christianisme subit de grandes diminutions; il n'y avait cependant rien dans mon esprit qui pût encore s'appeler doute. Chaque année, à l'époque des vacances, j'allais en Bretagne. Malgré plus d'un trouble, je m'y retrouvais tout entier, tel que mes premiers maîtres m'avaient fait.

Selon la règle, après avoir terminé ma rhétorique à Saint-Nicolas du Chardonnet, j'allai à Issy, maison de campagne du séminaire Saint-Sulpice. Je sortais ainsi de la direction de M. Dupanloup pour entrer sous une discipline absolument opposée à celle de Saint-Nicolas du Chardonnet. Saint-Sulpice m'apprit d'abord à considérer comme enfantillage tout ce que M. Dupanloup m'avait appris à estimer le plus. Quoi de plus simple? Si le christianisme est chose révélée, l'occupation capitale du chrétien n'est-elle pas l'étude de cette révélation même, c'est-à-dire la théologie? La théologie et l'étude de la Bible allaient bientôt m'absorber, me donner les vraies raisons de croire au christianisme et aussi les vraies raisons de ne pas y adhérer. Durant quatre ans, une terrible lutte m'occupa tout entier, jusqu'à ce que ce mot, que je repoussai longtemps comme une obsession diabolique: «Cela n'est pas vrai!» retentît à mon oreille intérieure avec une persistance invincible. Je raconterai cela dans les chapitres suivants. Je peindrai aussi exactement que je pourrai cette maison extraordinaire de Saint-Sulpice, qui est plus séparée du temps présent que si trois mille lieues de silence l'entouraient. J'essayerai enfin de montrer comment l'étude directe du christianisme, entreprise dans l'esprit le plus sérieux, ne me laissa plus assez de foi pour être un prêtre sincère, et m'inspira, d'un autre côté, trop de respect pour que je pusse me résigner à jouer avec les croyances les plus respectables une odieuse comédie.

Chargement de la publicité...