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Souvenirs d'une actrice (2/3)

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XIII

Fild et Percherette.

Quel est l'étranger ayant habité la Russie en 1806, s'il a vécu dans le monde des artistes, qui n'ait connu Fild et Percherette, cette miniature si bien proportionnée dans sa petite taille si gracieuse, et dont la physionomie spirituelle et les yeux à demi fermés annonçaient l'esprit et la malice d'un blue devel (petit diable bleu).

Le nom de Fild était peu connu en France, lorsqu'il vint y faire une courte apparition; mais sa réputation était européenne dans le monde musical.

Fild a toujours habité les pays étrangers, et particulièrement la Russie, où il aurait pu acquérir une grande fortune, s'il n'eût eu toute la singularité des artistes, et l'originalité que l'on rencontre souvent dans les personnes de sa nation; il en portait le cachet, même dans ses compositions. Anglais d'origine, élève de Clémenti, il avait surpassé son maître, et l'emportait de beaucoup sur Stebelt pour l'exécution.

Fild avait de l'esprit, et son accent, qu'il avait conservé dans toute sa pureté, son bégaiement, rendaient fort comiques ses reparties remplies de finesse. Il était d'une figure agréable, et son regard annonçait du génie; mais c'était bien de lui qu'on aurait pu dire: «qu'il était le gentilhomme le plus débraillé…» Distrait, indolent, paresseux, on ne concevait pas comment le génie avait pu se loger au milieu de tant de désordre. Son indolence et son insouciance étaient telles, que c'était pour lui un supplice d'aller dans le monde, où il fallait avoir un peu de tenue, à cette époque surtout, car les pantalons, les bottes, les cravates de couleur, ne se portaient que le matin, dans un très grand négligé, ou chez des amis. Lorsque Fild était forcé d'aller le soir dans un salon, soit pour un concert, soit pour faire entendre une écolière, il arrivait avec ses bas mal tirés ou mis à l'envers (comme le bon Lafontaine), une cravate blanche, dont les deux bouts menaçaient, l'un la terre et l'autre le ciel; son gilet boutonné de travers et son chapeau sur le haut de la tête, à la Colin; mais on était tellement accoutumé à ses manières fantasques, qu'on n'y prenait plus garde. Quoiqu'il eût mis ses leçons à un très haut prix, dans l'espoir qu'on y renoncerait, il n'en avait pas moins un grand nombre d'élèves.

La riche comtesse Orloff était une de ses écolières de prédilection, non pour sa grande fortune, car c'était la chose à laquelle il pensait le moins, mais parce qu'elle était la seule qui eût véritablement le sentiment de la musique, et que d'ailleurs il n'était pas obligé de se gêner pour sa toilette: elle le laissait entièrement libre, sachant bien que c'était le seul moyen de le rendre plus exact. Lorsqu'elle jouait avec lui des morceaux à deux pianos, s'il avait une observation à lui faire, un doigté ou un tril à lui montrer, il roulait le piano de la comtesse jusqu'à la portée de sa main, pour ne pas se déranger; mais tout cela était charmant et amusait beaucoup ces dames: pourvu qu'elles fussent sûres de le posséder, elles lui passaient tout.

Lorsqu'il sortait le matin avec sa voiture (car il avait une voiture), il marchait à côté de son équipage, et son valet de chambre y montait jusqu'à ce qu'il plût à monsieur de le remplacer; alors Saint-Jean lui disait d'un air grave:

—Chez quelle écolière faut-il conduire monsieur?

—Où tu voudras, répondait-il en bégayant.

Comme on savait que c'était toujours à peu près le même dialogue, on payait le domestique, afin qu'il se décidât en faveur de telle ou telle famille; car, une fois qu'il était là, il y passait la journée, et n'allait plus ailleurs. Il arrivait sa pelisse couverte de neige, ayant traîné ses bottes de laine blanche, qu'on appelle bottes de Moscou, et qui sont très chaudes; jetant tout cela dans l'antichambre, il entrait en se dandinant et mettait quelques minutes à bégayer sa première phrase.

Malgré cette indolente paresse, il était amoureux (à sa manière) de mademoiselle Percheron, qu'il a épousée, et qui, de son côté, avait une dose d'originalité qui n'a pas laissé que d'être assez piquante, tant qu'elle a été accompagnée de cette grâce qui embellit la jeunesse, mais qui, lorsque nous ne sommes plus jeunes, est appelée minauderie, et plus tard grimaces, par ces mêmes adulateurs qui brisent l'idole qu'ils ont encensée.

Mademoiselle Percheron, que l'on nommait Percherette dans la société, possédait un magnétisme de coquetterie qui attirait tous les hommes vers elle, et malgré cela elle avait des principes très sévères. Quelques-uns de ses adorateurs avaient eu la maladresse d'en devenir très sérieusement amoureux, malgré l'expérience des autres papillons qui étaient venus se brûler à ce petit flambeau: aussi s'en faisait-elle de mortels ennemis.

Je me rappelle qu'un jour, dans le salon de la comtesse Golofkine, une des victimes de Percherette, se plaignant à moi de sa perfide coquetterie, me disait:

«—Un chapeau au bout d'un bâton suffirait pour lui donner l'envie de faire ses petites grâces. Tenez, reprit-il furieux, en la voyant causer très bas et d'une manière animée avec Lafont, le violon, quand je vous le disais!»

Fild, au reste, ne faisait pas beaucoup d'attention à ce petit manège: cela l'aurait dérangé.

Mademoiselle Percheron était une personne bien élevée, instruite, et l'une des plus fortes écolières de son prétendu; mais elle n'avait aucun ordre, aucune économie… Deux personnes qui se ressemblaient sous autant de rapports ne pouvaient faire un heureux ménage, car il faut des contrastes: une femme raisonnable aurait eu plus d'empire sur son mari.

Fild ne travaillait que lorsqu'il y était forcé par l'approche de ses concerts (il n'y jouait jamais que sa musique); mais il fallait qu'il fût long-temps stimulé par ses amis, pour se décider à se mettre à son piano et à travailler. Il commençait par se faire apporter un bol de grog, dont il faisait un assez fréquent usage (sans se griser, cependant), et il relevait ses manches. Alors ce n'était plus l'homme paresseux, c'était l'artiste, le compositeur inspiré; il écrivait, et jetait ses feuillets au vent, comme la sybille ses oracles, et ses amis les recueillaient et les mettaient en ordre. Il fallait être habile pour déchiffrer ce qu'il notait; car ce n'étaient que des traits à peine formés, mais ils en avaient l'habitude. À mesure qu'il avançait dans son oeuvre, son génie s'échauffait à un tel point que ses copistes n'avaient presque plus la force de le suivre. Il essayait ensuite ce qu'il venait de jeter sur le papier, et c'était admirable, surtout exécuté par lui. Un piano n'était pas un instrument ordinaire sous ses doigts. À trois ou quatre heures du matin, il tombait enfin épuisé sur son divan, et s'endormait. Pendant ce temps, on achevait de mettre les parties au net. Le lendemain matin, à son réveil, il prenait plusieurs tasses de café, et travaillait de nouveau. Il ne fallait pas alors s'aviser de lui parler, fût-ce pour la chose la plus urgente. Ses amis, qui étaient tous des gens de mérite, le comprenaient et gardaient un religieux silence, car ils savaient apprécier son talent à sa juste valeur.

Quant au produit de son concert, c'est ce qui l'occupait le moins; ses billets étaient pris à l'avance, et payés très généreusement.

La réputation de Fild eût été bien plus étendue, s'il avait voulu voyager; mais on eut bien de la peine à l'engager à quitter Moscou pour aller à Saint-Pétersbourg; et encore ne s'y décida-t-il que long-temps après son mariage, lorsqu'à l'exemple de Belzébuth il voulut fuir madame Honesta.

Un des amis les plus intimes de Fild, en 1806, et qui faisait partie de notre société, était un célèbre harpiste nommé Adams, Anglais comme lui. Cet ami faisait tout au monde pour l'empêcher d'épouser Percherette, et s'appuyait pour cela sur son extrême coquetterie, prétendant qu'elle n'était sage que dans le but de se faire épouser par un artiste qui eût un nom, et que, si lui, Adams, voulait lui faire sérieusement la cour, elle l'écouterait favorablement. Fild fumait son cigare pendant ce dialogue, avec un admirable sang-froid: ce qui mettait Adams en fureur, car il avait autant de pétulance que l'autre avait de calme. Cependant, à force de lui répéter la même chose, ils se firent un défi, et un pari s'ensuivit.

Comme ils n'avaient jamais d'argent ni l'un ni l'autre, ils s'avisèrent d'un singulier marché: ce fut de donner à eux trois, Fild, Adams et Romberg, un concert dans le carême. Mademoiselle Percheron, n'étant pas riche, quoiqu'elle gagnât beaucoup à donner des leçons, on résolut qu'elle en ferait partie. Il fut convenu entre les trois associés qu'ils paieraient conjointement les frais de la toilette de Percherette; mais que, si Adams parvenait à se faire aimer d'elle, il paierait ses atours; sinon, ce serait Fild. Romberg, qui n'était pour rien dans cette affaire, se trouvait hors de cause, quoi qu'il arrivât.

Quoiqu'Adams n'eût que trois mois pour se faire aimer de Percherette, il prétendit que ce temps était plus que suffisant; mais il se trompa. Pour s'en dédommager il voulut s'amuser un moment aux dépens de son ami, et savoir jusqu'où pouvait aller son sang-froid. Il arrive un matin chez Fild, et le trouve étendu nonchalamment, comme à son ordinaire, et fumant à côté d'un bol de grog, avec la gravité d'un hidalgo.

—Eh bien, mon cher, dit-il à son ami en jetant son chapeau et ses gants sur la table, vous étiez si sur de votre fait! Je savais bien, moi, que cette coquette serait facile à persuader.

L'autre fumait toujours sans répondre et sans se déranger. Cette immobilité met Adams hors de lui et le pousse à dire des choses si extraordinaires et si positives, tout en se promenant et se démenant dans la chambre, qu'enfin Fild, se redressant de toute sa hauteur, lui crie:

—Vous paierez la robe!

Mademoiselle Percheron, qui venait travailler, ouvrit la porte dans le même moment, et, voyant Adams qui riait à se rouler par terre, elle ne comprit rien à cette scène; Fild, furieux et aussi rouge qu'il était pâle d'ordinaire, bégayait plus que d'habitude et faisait des contorsions épouvantables pour articuler des mots, de sorte qu'Adams fut long-temps sans pouvoir persuader à ce pauvre Fild que c'était une plaisanterie.

Cela courut la ville et le mot passa en proverbe; lorsque l'occasion s'en présentait, on disait: «Il paiera la robe

Le ciel, qui se joue de nos vains projets, ne permit pas que ce concert eût lieu. Mademoiselle Percheron tomba sérieusement malade, et, lorsqu'elle commençait à entrer en convalescence, Adams fut pris d'une fièvre chaude, causée par une imprudence; on n'en fait pas impunément dans un climat comme celui de la Russie. Adams était l'homme pour lequel Fild avait le plus d'attachement; il était son compatriote, et ils s'appréciaient l'un l'autre, malgré l'extrême différence de leurs caractères, et peut-être à cause de cela. Au moment où sa maladie présentait le plus de danger, mademoiselle Percheron entrait à peine en convalescence; sans cet excellent docteur Rhéman, depuis médecin de l'empereur[23], elle aurait succombé. Il avait recommandé sur toutes choses que l'on ne parlât point à cette jeune personne de l'état désespéré où se trouvait Adams. Fild se partageait entre son ami et sa maîtresse, et, malgré son insouciance habituelle, on voyait facilement qu'il était très affecté. Je venais le remplacer auprès de Percherette toutes les fois que cela m'était possible, car j'étais très occupée alors, et ne pouvais lui donner que quelques heures.

Un jour que, toute parée, j'attendais Fild depuis long-temps pour me conduire dans une maison, je le vis entrer. Je lui demandai avec empressement comment se trouvait son ami. Il ne répondit pas et baissa la tête pour cacher les larmes qui roulaient dans ses yeux. Mademoiselle Percheron lui relève les cheveux, et, portant la main sur son front:

—Qu'avez-vous, mon cher? lui dit-elle avec ce ton mignard qui lui allait si bien alors; est-ce qu'Adams n'est pas mieux? Il ne faut pas vous tourmenter ainsi. Et elle lui répéta tous les lieux communs usités en pareille circonstance. Il a un habile médecin, ajouta-t-elle, et, à son âge, on revient de loin.

Alors il la regarde avec cet air étonné qui était l'expression assez habituelle de ses yeux:

—Comment voulez-vous qu'il en revienne, puisqu'il est mort!

Il fallait que la nouvelle fût aussi triste pour qu'elle ne nous fît pas rire, dans le premier moment, par la manière dont elle nous fut annoncée. Nous en fûmes très affectés, car c'était une chose horrible de voir un jeune homme aussi rempli d'avenir et de talent mourir par une imprudence. Adams était d'ailleurs celui qui avait la plus d'empire sur son ami, et l'empêchait souvent de faire des sottises ou d'être la dupe des autres.

Le mariage projeté depuis si long-temps fut enfin fixé au mois de septembre 1807.

Il y avait à Moscou un vieux Français nommé M. Dizarn, ancien émigré, négociant estimé et le doyen de la colonie française. C'était à lui que mademoiselle Percheron avait été recommandée à son arrivée en Russie, et il lui portait un intérêt paternel.

Il vint avec elle pour me prier de lui servir de mère à la cérémonie nuptiale; M. Dizarn devait servir de père à Fild. Nous convînmes ensemble de nous occuper des préparatifs nécessaires, présumant qu'aucun des deux n'était capable de le faire. Nous voulûmes d'abord leur avoir un logement convenable, car Fild ne pouvait guère recevoir sa nouvelle épousée dans le sien, quoiqu'il ne manquât pas d'un certain luxe dans son genre, mais il portait le cachet d'originalité du possesseur. Une grande pièce entourée de divans très bas, avec des piles de coussins comme on en rencontre dans la plupart des logements en Russie, servait merveilleusement l'indolente paresse de Fild, et lui donnait l'air d'un pacha, lorsqu'il fumait une longue pipe de bois de sandal, enveloppé dans sa robe de chambre fourrée de petit-gris; près de lui était une petite table sur laquelle se trouvaient un plateau, des carafons de rhum, et un réchaud à l'esprit-de-vin.

Les murailles étaient tapissées de porte-cigares, de pipes de tous les pays et de toutes les formes, de petits sacs à tabac turc, en cachemire, de cigares de la Havane; tout cela était d'un très grand luxe, car il y a des pipes et des porte-cigares qui sont d'un prix énorme. Des yatagans, des poignards damasquinés et ornés de pierreries; quelques objets en fer et or, de la manufacture de Toula; tous ces présents, qui lui avaient été faits par les admirateurs de son talent, étaient placés sans ordre çà et là dans la chambre. Une grande table ronde, couverte de musique, d'écritoires à moitié renversées, et de plumes pittoresquement jetées; des chaises mal rangées; quatre croisées sans rideaux, et pour les amis un très beau piano, tel était l'ameublement de ce pacha d'une nouvelle espèce.

C'est ainsi que nous le trouvâmes lorsque nous vînmes le chercher pour lui faire voir l'appartement qu'il devait occuper le jour de son mariage. Nous eûmes beaucoup de peine à le découvrir au milieu du brouillard de fumée dont lui et ses amis s'encensaient gravement. Une pareille habitation n'eût guère convenu à une petite maîtresse comme Percherette. Lorsque nous lui eûmes fait voir le logement, il le trouva beaucoup trop beau pour lui, et il fut inquiet de savoir où il pourrait recevoir ses amis et placer son chien. Nous lui montrâmes une pièce disposée tout exprès, et absolument semblable à celle qu'il regrettait; alors il ne s'embarrassa plus de rien.

Comme nous logions tous trois près les uns des autres, ils dînèrent chez moi le jour du mariage, qui devait se célébrer le soir, avec un M. Jonhes, qui avait en quelque façon remplacé Adams auprès de son ami, à l'exception cependant que celui-ci était aussi flegmatique que l'autre l'était peu.

Jonhes devait être un de leurs témoins. Après le dîner, je suivis mademoiselle Percheron pour présider à sa toilette. Fild se mit à mon piano et s'étudia à jouer faux et hors de mesure, pour imiter une demoiselle de la société. J'engageai son ami à ne pas le laisser se livrer trop long-temps à cette intéressante occupation, car il était capable d'oublier qu'il se mariait le soir, d'autant plus qu'il m'avait raconté quelques jours auparavant une anecdote qui n'était pas faite pour me rassurer.

—Comment, depuis que vous êtes ici, n'avez-vous jamais eu l'envie d'aller faire un voyage en Angleterre? lui disais-je.

—Oh! oui, j'en ai eu le désir, mais je n'ai pu le faire. J'ai commis un crime dans ce pays.

—Ah! mon Dieu, vous me faites peur; qu'avez-vous donc fait?

—J'ai fait une promesse de mariage à une demoiselle, et la veille de la noce j'ai réfléchi que je ne voulais pas me marier, et je suis parti pour la Russie.

Je craignais qu'il ne lui prît fantaisie d'en faire autant. Cette fois, s'il n'oublia pas la femme, il oublia l'heure de la cérémonie. Étant revenue chez moi pour chercher quelque chose, je le retrouvai à la même place. Je me fâchai sérieusement, et l'envoyai faire sa toilette de marié.

En arrivant à l'église, nous l'aperçûmes à côté de M. Dizarn; il avait l'air d'un petit garçon qui va faire sa première communion.

Notre excellent pasteur, l'abbé Surrugue, curé de l'église catholique, avait voulu se signaler, en leur faisant un service en musique. Fild vint tout doucement auprès de moi, et me dit:

—Il chante faux, M. le curé.

Il ne leur en fit pas moins un discours touchant sur l'harmonie du mariage et sur toutes les harmonies. Pendant ce temps, le marié s'était aperçu qu'il avait oublié l'anneau d'alliance, et qu'il n'avait point emporté d'argent. On courut chercher l'anneau; quant à l'argent, M. Dizarn y suppléa. La cérémonie terminée, nous nous réunîmes pour souper, dans leur nouvelle habitation. Lorsqu'on voulut se mettre à table, on chercha le marié; il était resté dans le milieu du salon, l'examinant dans tous ses détails: le moment était bien choisi.

Au dessert, Jonhes se mit à nous raconter une histoire fort longue, et qui commençait un peu à languir. Fild se lève tout à coup, et dit à l'abbé Surrugue, placé près de lui:

—J'ai bien retenu cette histoire; je la raconterai à Jonhes le jour de ses noces.

C'est ainsi que se termina ce singulier mariage. Je trouvai Fild le lendemain matin, déjeunant avec sa femme, et enveloppé d'une superbe robe de chambre d'étoffe turque, dont le comte Soltikof lui avait fait cadeau; ainsi que d'une de ces pipes, que l'on fume dans un bocal de cristal.

XIV

Le printemps en Russie.—Costumes nationaux dans les villages.—Les tsigansky.—Leurs danses et leurs chants.—Leurs usages.—La fête du 1er mai.—Les marchands russes.

Lorsque le mois de mai ramène le printemps, cette saison, désirée dans toutes les contrées, acquiert un charme plus particulier dans un pays où le soleil, qui commence à adoucir la température, fait disparaître cette neige qui vous a fatigué les yeux pendant huit mois. Ce changement s'opère comme par un coup de baguette, et fait succéder un tapis de verdure au linceul qui ensevelissait la terre. De jeunes bourgeons se laissent bientôt apercevoir sur les arbres. Je n'ai jamais éprouvé un plaisir aussi vif à voir renaître la verdure. La végétation est tellement active, qu'elle fait en trois mois ce qui ne se produit qu'en six dans les climats tempérés, où cette verdure ne nous quitte que partiellement. Les privations font mieux apprécier les douceurs de la vie: Aussi ce 1er mai est-il célébré dans toutes les villes de la Russie par une promenade à peu près semblable à celle de Longchamps. À Pétersbourg, ainsi qu'à Moscou, elle se compose d'une file de brillantes voitures: Cela n'a rien d'extraordinaire, mais au temps dont je parle on avait encore à Moscou tous les anciens usages, et les anciens costumes, qui ont tant de charme pour les étrangers et surtout pour les artistes.

Depuis que le commerce russe a voulu adopter les habits européens, Moscou a perdu le cachet qui allait si bien à cette ville, d'un aspect asiatique, aux coupoles dorées et dont le croissant surmonté d'une croix rappelait la conquête de la foi, sur la loi Musulmane. Le premier jour de mai était consacré à la noblesse et le lendemain aux marchands russes, classe plus riche que beaucoup de grandes familles nobles. Comme à cette époque de l'année il ne fait pas encore très chaud, les seigneurs faisaient d'avance dresser des tentes magnifiques, et de beaux tapis de Perse couvraient la terre et garantissaient de l'humidité. Un lustre était placé au milieu, et un peu plus loin, il y avait une autre tente, dans laquelle on disposait le service.

Après s'être promené dans des voitures élégantes ou à pied, on se réunissait pour dîner: le soir on relevait les portières des Marquises, et on se rendait des visites. C'est alors que les tsigansky venaient danser la tsigansky et jouer de la balalaye et du tambourin: c'est surtout à cette fête de mai qu'elles portent le costume de leur nation le plus élégant. Il se compose d'une tunique ou d'une jupe noire bordée de galons, sur laquelle elles mettent un corsage d'une étoffe riche, et lacé sur le devant ou rattaché avec de brillantes agrafes. Leur poitrine est couverte de colliers en ambre, ou en coraux retenus avec des chaînettes d'argent; leurs bras sont entourés de perles de couleur et de bracelets; et elles ont des boucles d'oreilles très longues. Plus elles peuvent réunir de bijoux, de dorures et de perles, et plus leur costume est de bon goût, par la manière dont elles disposent ces ornements; aussi les plus célèbres reçoivent-elles beaucoup de cadeaux, même des dames, lorsqu'elles sont en vogue.

Les tsigansky portent sur l'épaule un manteau d'un léger tissu rouge, attaché avec une agrafe, et découpé en pointes dont chacune est garnie de piécettes, qu'elles percent et qu'elles cousent ensuite comme une frange: ce sont souvent des ducats qu'on leur donne, qu'elles y emploient. Leur cheveux, d'un noir d'ébène, sont partagés sur le milieu et retombent en tresses sur leurs épaules; elles portent une petite couronne d'où s'échappent des boules creuses, remplies de baumes ou de parfums.

Lorsqu'elles commencent à danser, elles détachent avec grâce leur petit manteau et le font tourner comme dans un pas de châle. Quoiqu'elles n'y mettent aucune étude et que le caprice seul dirige leurs mouvements, cela ne laisse pas que d'avoir beaucoup de charme. Quand elles agitent leur manteau au-dessus de la tête, les piécettes dont il est frangé, font un petit bruit fort bizarre. Les hommes qui les accompagnent, chantent parfois en second dessus et même en trio avec la basse, ce qui produit une jolie harmonie. La danse des hommes ressemble alors à la Cosaque, et les motifs des airs se reproduisent comme dans les chants russes, mais les chanteurs habiles ou bien organisés les varient à l'infini.

C'est surtout l'air de la tsigansky qui a inspiré les compositeurs; ils ont puisé dans les motifs des airs russes un thème à de charmantes variations.

     Ya tsigansky Maladoï
     Ya tsigansky ni prostoï.

     «Je suis une jeune tsigansky,
     Je ne suis pas à dédaigner[24].»

Les Tsigansky sont des bohémiens, espèce de parias chassés de l'Inde dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Cette race nomade s'est répandue dans plusieurs contrées de l'Europe sous différents noms, pris dans les pays qui les accueillaient, ou pour mieux dire, les toléraient; mais les tsigansky furent les premiers qui vinrent en Russie il y a plusieurs siècles.

Ces peuples arrivent avec leurs tentes et campent à la porte des villes lorsqu'ils en ont obtenu l'agrément de la police. On ne leur permet jamais d'occuper aucune maison dans les villes, car on connaît trop bien leur adresse à s'emparer du bien d'autrui, et l'on est toujours en défiance. Malgré la surveillance qu'on exerce sur eux et même en dehors des portes, les paysans ont souvent à regretter quelques volailles, quelques lapins, et leurs provisions disparaissent comme par enchantement.

Le comte Théodore Golofkine, avant son départ pour les pays étrangers, voulut me mener voir leur camp placé hors de la Porte Rouge.

Comme nous étions dans l'hiver, les hommes travaillaient au dehors, soignaient les chevaux et le bétail et fendaient du bois. Ils étaient vêtus de la chemise rayée sur le pantalon, et du cafetan doublé de peau comme les mougicks[25]. Les vieilles femmes, affublées de tous les haillons qu'on leur avait donnés, étaient vraiment hideuses à voir; elles étaient restées dans les tentes pour préparer les aliments. On apercevait grimpant sur les chariots, comme des écureuils, tous les petits enfants en chemises, la tête et les pieds nus: ils couraient dans la neige pour demander l'aumône aux passants et aux curieux; tout ce petit peuple cuivré ressemblait à des singes. Il y a cependant parmi eux de belles filles et de beaux garçons.

Les tentes dans lesquelles on faisait venir les tsigansky étaient rangées dans le bois de Marienroche, dont les arbres bordant les allées, étaient illuminés en verres de couleur: cela formait un fort beau coup-d'oeil. Le public qui venait prendre part à ces jeux, y restait jusqu'à ce que la file de voitures se fût reformée pour rentrer en ville. Le lendemain, les allées du bois de Marienroche, prenaient un nouvel aspect; elles appartenaient alors aux marchands russes, qui n'avaient point encore changé leurs riches costumes pour le frac et les robes. Les grandes dames venaient à cette promenade en négligé et comme spectatrices; les marchands arrivaient dans des droschkis traînés par deux beaux chevaux qu'ils conduisaient eux-mêmes. Ils portaient le cafetan de drap bleu doublé de soie, et serré sur les reins par une écharpe d'étoffe turque, tramée d'or et d'argent; pantalon large et des bottines; les cheveux coupés en rond; la barbe et le chapeau qui ont une forme particulière à ce costume.

Les femmes, au fond de leur droschkis, avaient une cadsaveka de brocard ou de velours, doublée d'une belle fourrure; une robe en damas vert ou cerise, bordée d'un large galon d'or et de deux autres sur le devant, séparés par une rangée de boutons. Leur cakochnique (coiffure du pays), était fermé et couvert de pierreries, de perles fines, de petites franges en perles pendantes sur le front; (les femmes ne montrent pas leur cheveux); elles avaient des boucles d'oreilles, des chaînes; enfin le costume le plus riche. Quelques-unes portaient un voile lamé sur le cakochnique; c'étaient les femmes de Casan ou de Thwer: ce coup-d'oeil était magnifique.

Maintenant, les marchands russes donnent une brillante éducation à leurs enfants, qui font presque tous de grands mariages; car leur fortune est considérable; mais les pères ont encore, pour la plupart du moins, conservé jusqu'à présent la vie simple et le costume primitif de leurs ancêtres. De jour en jour, cette classe change ses habitudes, et bientôt il ne restera plus que les petits boutiquiers qui rappelleront ce qu'ils étaient il y a trente ans. Je conçois que la civilisation y gagne, mais on y perd le charme de la nationalité.

XV

La comtesse Strogonoff.—Son château.—Les fêtes d'hiver.—Jardin factice.—Fêtes d'été.

Cette première année passée, mon existence devint plus posée.

J'étais très répandue dans la société russe, et l'on m'y traitait avec une grande bienveillance.

La comtesse Strogonoff, personne âgée et infirme, mais aimable et gaie, m'avait prise en amitié. Comme elle aimait les arts, la poésie, je lui lisais souvent les ouvrages de nos meilleurs auteurs, qu'elle était fort à même d'apprécier. Tout ce qui paraissait de nouveau en France, lui était aussitôt envoyé.

La comtesse possédait une grande fortune, et elle en usait avec magnificence. Sa maison de ville était riche, élégante et de bon goût. Sa campagne, à Bradzoff, était une véritable petite Suisse; on y avait réuni les fêtes les plus pittoresques, et cela faisait d'autant plus illusion, que le climat de Moscou est beaucoup plus doux que celui de Saint-Pétersbourg.

Elle donnait des fêtes charmantes l'été, et lorsqu'on la voyait au milieu de la société brillante qu'elle avait rassemblée, courir les jardins, les labyrinthes, les forêts, dans une chaise roulante qui avait un mouvement très rapide, on eût pris cette bonne petite vieille pour la fée de cette île enchantée, tant elle était mignonne et soignée.

Elle m'avait proposé sa maison, une voiture et des gens à mes ordres, si je voulais entrer chez elle en qualité de lectrice, et je l'avais accepté; mais je ne voulus recevoir aucun traitement, car c'eût été enchaîner ma liberté.

Je vaquais à mes occupations du théâtre, je voyais mes amis et les personnes de la société auxquelles je ne voulais point renoncer. Je mettais d'ailleurs beaucoup de complaisance à lui faire des lectures ou de la musique, surtout les jours où elle recevait.

La comtesse avait dans sa maison de ville un pavillon chinois, dont les meubles, les tentures, les tableaux, avaient été apportés par des marchands de Canton, qui venaient chaque année à la foire de Makarieff. Près de ce pavillon se trouvait une magnifique serre, dans laquelle on donnait les fêtes d'hiver. Des arbres d'une assez grande hauteur semblaient y avoir pris racine et formaient de belles allées. On rencontrait à chaque pas des caisses d'orangers, des fleurs de toutes les saisons, des arbres couverts de fruits, que l'on attachait d'une manière très adroite.

Cette serre avait une assez grande dimension, et était éclairée par le haut avec des verres dépolis qui renvoyaient une lumière semblable au crépuscule du mois de juin. Aucun poêle, aucun feu, ne se laissant apercevoir, on eût dit la température du printemps. Des oiseaux voltigeaient dans les arbres, et de temps en temps on entendait leurs chants.

Lorsqu'on regardait à travers les doubles croisées, dont les carreaux étaient d'un seul jet de verre de Bohême, on voyait la neige qui couvrait les maisons; on entendait les roues des voitures crier sur la glace, et l'on apercevait la barbe des cochers ainsi que leurs chevaux couverts de givre.

Ce sont là de ces merveilles que l'on ne peut apprécier que dans un climat glacé, où l'on aime à rappeler, par des contrastes, les douceurs des pays méridionaux et l'âpreté des contrées du Nord, réunie à force d'art.

XVI

Club de la noblesse.—Les théâtres particuliers des seigneurs.—Les artistes.—Soirée chez la comtesse de Broglie.—La romance d'Atala de M. de Chateaubriand.—M. de Lagear.—Le Kremlin.—M. de Rostopschin.

Les plaisirs d'hiver, tels que les montagnes de glace, les parties de traîneaux, remplacèrent les fêtes de l'été. La noblesse de Moscou pouvait donner une idée des satrapes de l'Orient. L'assemblée des nobles avait lieu en hiver, une fois par semaine, depuis six heures du soir jusqu'à deux ou trois heures du matin. Ce club n'était composé absolument que de nobles; les banquiers, même les plus renommés, n'y entraient pas. Il y avait dans cette assemblée qui ne peut se comparer à aucune autre, environ deux mille six cents abonnés, dont dix-sept cents femmes. La raison de la différence qui existait entre le nombre des hommes et celui des femmes, c'est que tous les jeunes gens appartenant à la noblesse, étaient au service et presque toujours à leur corps. Les hommes payaient vingt-cinq roubles par an, les femmes dix. On y trouvait toutes sortes de rafraîchissements, et l'on y soupait à douze roubles par tête. L'emplacement était superbe, et construit aux frais de la noblesse. La grande salle était soutenue par vingt-huit colonnes jointes ensemble par une balustrade et une galerie dans laquelle on avait un coup-d'oeil magnifique; on n'y entrait que par billets.

Beaucoup de grands seigneurs avaient des salles de spectacle, et quelques-uns donnaient des opéras et des ballets. Ceux qui composaient ces troupes, appartenaient au seigneur, qui désignait à chacun le rôle qu'il devait jouer. Au gré du maître, l'un avait été fait acteur, l'autre chanteur, celui-ci danseur, celui-là musicien!

Comme pendant le carême on ne joue pas la comédie, ces salles étaient données alors par les seigneurs aux artistes pour y donner des concerts de souscription; lorsque j'annonçais quelques-unes de ces soirées du carême, elles avaient lieu dans une de ces salles, et le plus souvent dans les plus brillants salons et sous le patronage des dames. C'était une manière honnête de payer le prix de ma complaisance; et les souscriptions me rapportaient beaucoup d'argent et de nombreux cadeaux. Je ne me dissimulais pas que parmi elles, il y en avait qui ne me recherchaient que parce que j'étais à la mode, mais elles avaient assez de tact pour ne pas le laisser apercevoir. Comme les demoiselles et même les jeunes dames de la maison chantaient avec moi, je ne pouvais me plaindre que parfois on abusait de ma complaisance; mais toutes cependant n'avaient pas le même tact, et la petite anecdote que je vais rapporter me donna l'occasion de déployer ce sentiment de dignité qui devrait toujours être dans le coeur des artistes.

J'étais très bien reçue chez la comtesse de Broglie[26], dont le mari était un homme d'esprit et de goût. Elle m'écrivit un jour, que voulant me faire rencontrer avec un de mes compatriotes, M. le comte de Lagear, qui revenait de Constantinople, elle m'enverrait chercher à six heures.

Ce genre d'invitation, me parut assez bizarre de la part d'une personne chez laquelle j'étais habituellement reçue. Il est d'usage dans les maisons russes, qu'une fois admis, vous y veniez sans invitation, et l'on vous saurait mauvais gré si vous n'y alliez pas assez souvent: c'est une des vieilles coutumes de l'hospitalité qui se pratique toujours.

À peine arrivée, la comtesse vint à moi, «J'ai tant parlé de vous à M. de Lagear, me dit-elle, je lui ai tant vanté votre extrême complaisance, et vos jolies romances, que je lui ai donné un vif désir de vous entendre.

Je ne trouvai pas cette invitation fort obligeante; il suffisait, pour que j'en fusse blessée, que celui devant qui elle désirait que je me fisse entendre, fût un Français, que je voyais pour la première fois, et qui ne connaissait pas encore la manière dont j'étais reçue dans le monde; je ne voulais pas qu'on eût l'air de me faire venir pour amuser M. le comte de Lagear. Cette invitation étant faite d'une manière à laquelle je n'étais pas accoutumée, je pris la ferme résolution de ne pas chanter. Je fus placée à table près de M. de Lagear, qui était un homme très aimable, et nous causâmes pendant tout le dîner. Je n'en fus que plus résolue à me faire voir avec quelqu'avantage aux yeux de mon compatriote.

Aussitôt après le dîner, la comtesse fut chercher une harpe, et vint elle-même la mettre dans mes mains…

—Ah! madame la comtesse, j'ai un regret infini de ne pouvoir répondre à votre attente, mais vous savez que je ne suis pas assez forte sur cet instrument et que je n'en joue que pour m'accompagner.

—Mais je le pense bien ainsi, et c'est pour cela que je vous l'apporte.

—Je suis horriblement enrhumée, madame la comtesse, et il me serait impossible de chanter.

—Vous ne vous fatiguerez pas, vous chanterez tout bas, ce que vous voudrez.

—Vous compromettriez, si je chantais, cette brillante réputation que vous avez bien voulu me faire, car il m'est impossible de donner un son.

Toutes les instances, toutes les flatteries que l'on put employer, furent inutiles, je ne voulus point céder.

La comtesse se mordait les lèvres, et je voyais à sa figure, combien elle était désappointée; je m'attendais à quelques mots piquants; mais j'étais disposée à répondre, quoique avec politesse, et à ne pas me laisser humilier, dussé-je me brouiller avec elle. Je savais me tenir à ma place, quelque avance qu'ont pût me faire, mais je n'aurais pas souffert non plus qu'on m'en fît sortir.

Quand, dans un concert, on invite un artiste pour chanter, il aurait mauvaise grâce à se faire prier; mais lorsqu'on le reçoit en tout temps, en ami de la maison, on doit lui demander plus convenablement un acte de complaisance: aussi, lorsque la comtesse me dit avec assez d'amertume.

—Quand on veut inspirer de l'intérêt dans la société, il faut au moins faire quelque chose pour elle.

—Je pensais, madame la comtesse, lui répondis-je, n'y avoir pas manqué jusqu'à présent, et je croyais que la complaisance ne devait point aller jusqu'à compromettre ma santé; cependant, ajoutai-je, je veux vous prouver ma bonne volonté à vous être agréable; même aux dépends de mon amour-propre.

On battit des mains, et me levant aussitôt, je fus chercher une guitare placée à l'autre extrémité du salon; je préludai pour me remettre un peu, car j'étais très émue. Je chantai ces strophes d'Atala, pour lesquelles on m'avait fait une charmante musique:

     Heureux qui n'a point vu l'étranger dans ses fêtes,
     Qui, ne connaissant point les secours dédaigneux,
     A toujours respiré, même au sein des tempêtes,
     L'air que respiraient ses aïeux.
     La nonpareille des Florides,
     Satisfaite de ces forêts,
     Ne quitte pas ces eaux limpides,
     Ces bois ni ces bocages frais;
     Dans sa retraite toujours belle,
     Le ciel brille d'un jour serein,
     En d'autres pays aurait-elle
     Son nid parfumé de jasmin.

Nous échangeâmes un coup-d'oeil avec M. de Lagear, et je vis qu'il était très satisfait de mon chant. La comtesse avait trop d'esprit pour se fâcher de l'à-propos.

—Ô ma chère Fleurichette[27], me dit-elle en riant, les nids de votre pays ne sont point parfumés de jasmin.

—J'en conviens, repris-je, continuant la plaisanterie, mais vous ne pouvez me reprocher d'être venue les chercher dans le vôtre.

—Vous êtes une mauvaise tête, me dit-elle en m'embrassant.

De ce moment, je chantai tout ce qu'on voulut. Cette petite anecdote se répandit promptement et ne me fut point défavorable, car elle me donna une attitude dont personne n'essaya de me faire sortir.

Je voyais souvent chez ces dames, M. Demetrieff, homme très instruit et très savant; je lui témoignai le désir que j'avais de voir le Kremlin, et il eut la complaisance d'être mon cicérone. Il entra dans tous les détails qui pouvaient m'intéresser sur les choses curieuses que renfermait cet édifice, palais des tzars, qui fut pris et brûlé par les tartares et reconstruit peu de temps après. Je fis des notes en rentrant chez moi, et je m'en félicite doublement, car bientôt après on enleva tous les objets pour les soustraire à l'armée qui s'approchait. La richesse des tombeaux, les ornements de l'église sont d'une magnificence idéale, surtout le jour de la résurrection.

Le trésor est dans des chambres voûtées qui renferment plusieurs armoires remplies de différents ornements d'églises; de forts beaux manuscrits avec des perles orientales sur les couvertures; des crucifix d'or garnis de perles et de diamants; des habits de pope, enrichis de la même manière; deux calices en fort belle agathe; des vases de jaspe, et beaucoup d'autres objets extrêmement riches.

C'est dans l'église de Saint-Michel, que l'on enterrait les tzars, et Pierre II est le dernier qui y ait été déposé. L'on voit sur l'autel le dais qui a servi à son enterrement. À côté de la cathédrale est l'ancien palais des patriarches; c'est là que l'on conserve toutes les richesses de l'église.

Le palais métropolitain a aussi son trésor et ses ornements. Le bonnet que porta Platon serait bien extraordinaire, si la pierre du milieu était naturelle comme on me l'a dit; c'est une agathe dans laquelle on aperçoit un petit crucifix très bien dessiné, et au bas, un moine en prières.

Le palais des tzars est un édifice gothique; auquel on monte par un escalier en pierre, qui est en dehors; il est célèbre pour avoir été le théâtre des massacres commis par les Strelitz sur la personne de Narechekine et sur d'autres grands de l'empire. Dans la première chambre, on voit les habillements de Catherine Ie, d'Élisabeth, de Pierre Ier, de Pierre II, de l'impératrice Anne: tous ces habits sont riches et bien conservés. À droite est un trône à deux places, qui a servi à Pierre Ier. J'ai remarqué aussi une paire de bottes qu'il mettait les jours de cérémonie, et une autre ayant des clous fort pointus sous le talon pour la fête de l'Épiphanie: ce jour est consacré à la bénédiction des eaux sur la glace, les mères vont plonger leurs enfants dans le trou pratiqué pour cette cérémonie. Cet antique usage s'observe encore aujourd'hui.

Le manteau de Catherine II a, m'a-t-on dit, quarante-quatre pieds de longueur; douze chambellans le portaient les jours de cérémonie. Il y a aussi dans ce palais une prodigieuse quantité de vases, de candélabres, des bassins en or massif, un trône en même métal donné par un sophi de Perse et qui a servi au couronnement de Catherine II; les couronnes de Sibérie, d'Astracan de Casan, celle qui fut envoyée par l'empereur de Constantinople lors de sa conversion à l'église grecque: que cette couronne est d'or, et aux trois branches, il y a des perles orientales, qui par leur grosseur, sont d'un très grand prix, et une croix pectorale en diamants. L'armoire qui renferme les couronnes est la plus riche de ce trésor. Dans une autre armoire vitrée, sont les habits qui ont servi au sacre de Paul Pétrowitch, d'Alexandre Pawlotzki; une poupée en cire, représentant l'impératrice Élisabeth, encore enfant, dans le costume du temps; une horloge dans laquelle est un pape et des cardinaux qui le saluent en passant devant lui, et près de là une toilette tout en ambre. Dans la salle du bas sont des guerriers à pied et à cheval, armés à l'antique; l'armure complète d'Alexandre Newsky, et des sabres enrichis de diamants, etc., etc.

C'est sous le règne de l'impératrice Anne, qu'eut lieu le spectacle burlesque des noces d'un de ses bouffons avec une fille du peuple.

Les fêtes de ce mariage se donnèrent dans un palais de glace construit à cet effet. Tous les ornements, les meubles du palais, le lit même étaient de glace, ainsi que les canons et mortiers, dont on fit quelques décharges pendant la fête. Il s'y trouva des personnes des deux sexes de chaque gouvernement des contrées soumises à la Russie, toutes vêtues du costume de leur pays. Les époux furent promenés dans la ville, accompagnés de ce cortège bizarre, et enfermés dans une cage portée par un éléphant. Cette fête ne fut remarquable qu'à cause de ce singulier palais de glace, qui était, dit-on, un chef-d'oeuvre dans son genre, et qui fixa les regards des curieux jusqu'au dégel suivant. La rigueur de l'hiver de 1740 avait beaucoup aidé au succès de cette folle entreprise.

Mais revenons à la société russe de 1808, dont je me suis fort éloignée; je vais terminer par quelques mots sur M. de Rostopschin. Je voyais beaucoup cet homme célèbre dans les maisons que je fréquentais le plus habituellement, et je ne sais pourquoi j'éprouvais pour lui un sentiment de répulsion que je ne pouvais définir. Cependant j'avais du plaisir à l'entendre causer, car sa conversation était instructive, attachante, piquante même, et parfois entrecoupée par un de ces traits saillants, qui ne manquent jamais de produire leur effet. Je me suis souvent rappelée une réponse qu'il fit au comte Rasomosky. Le comte se plaignait de ne pouvoir se débarrasser d'une famille à laquelle il avait permis d'habiter un pavillon dans son château de Petrosky en attendant que leur maison fût libre.

—Je m'y suis pris de toutes les façons, disait-il, pour leur faire entendre que ce pavillon m'est nécessaire; mais je n'ai pu trouver un moyen honnête pour les engager à déguerpir.

—Ma foi, répond le comte Rostopschin, je ne vois qu'un parti à prendre, et je n'y manquerais pas.

—Lequel?

—C'est de mettre le feu à votre château?

Il paraît que ce moyen était dans ses principes.

Pour faire le portrait d'un pareil homme, il faudrait avoir eu avec lui de longues relations, et les miennes n'ont pas été d'une nature assez agréable pour en avoir conservé un très doux souvenir. Il en est des mobilités morales comme des mobilités physiques, elles échappent au pinceau. Je me trouverais d'ailleurs peu d'accord avec ceux de mes compatriotes qui en ont fait l'objet de leur admiration, et je ne pourrais que leur répéter: Vous êtes fort heureux que votre connaissance avec cet homme que vous admirez ne date que du temps où vous l'avez rencontré en France; mais vous ne parviendrez jamais à me faire partager votre enthousiasme.

M. de Rostopschin a dû être bien surpris de produire un semblable effet, et il a dû souvent en rire dans sa barbe de Tartare; je dis Tartare, parce qu'il tenait à grand honneur de descendre de Gengiskan. Au reste, si l'on se connaît assez soi-même pour se bien peindre; voici une esquisse que je livre aux lecteurs, et qui ne laisse pas d'être piquante.

Une dame ayant engagé M. de Rostopschin à écrire ses Mémoires, car ils ne pouvaient manquer d'avoir un grand intérêt pour le public, il arriva quelques jours après un petit manuscrit à la main.

—Je me suis conformé à vos ordres, lui dit-il; j'ai rédigé mes
Mémoires: les voici avec la dédicace.

Mémoires du comte de Rostopschin, écrits par lui-même.

I.

«En 1765, le 12 de mars, je sortis des ténèbres pour être au grand jour. On me mesura, on me pesa, on me baptisa. Je naquis sans savoir pourquoi, et mes parents remercièrent le ciel sans savoir de quoi.»

II.—Mon éducation.

«On m'apprit toutes sortes de choses et toute espèce de langues. À force d'être impudent et charlatan, je passais quelquefois pour un savant. Ma tête est devenue une bibliothèque brouillée dont j'ai gardé la clef.»

III. Mes souffrances.

«Je fus tourmenté par les maîtres, par les tailleurs qui me faisaient des habits étroits, par les femmes, par l'ambition, par l'amour-propre, par les regrets inutiles, par les souverains et les souvenirs.»

IV.—Privations.

«J'ai été privé de trois grandes jouissances de l'espèce humaine: du vol, de la gourmandise et de l'orgueil.»

V.—Époques mémorables.

«À trente ans j'ai renoncé à la danse, à quarante ans à plaire au beau sexe, à cinquante à l'opinion, à soixante à penser, et je suis devenu un vrai sage ou égoïste, ce qui est synonyme.»

VI.—Portrait au moral.

«Je suis entêté comme une mule, capricieux comme une coquette, gai comme un enfant, paresseux comme une marmotte, actif comme Bonaparte, et le tout à volonté.»

VII.—Résolution importante.

«N'ayant jamais pu me rendre maître de ma physionomie, je lâchai la bride à ma langue, et je contractai la mauvaise habitude de penser tout haut, cela me procura quelques jouissances et beaucoup d'ennemis.»

VIII.—Ce que je fus et ce que j'aurais pu être.

«J'ai été très sensible à l'amitié, à la confiance, et si je fusse né pendant l'âge d'or, j'aurais peut-être été un bonhomme tout à fait.»

IX.—Principes respectables.

«Je n'ai jamais été impliqué dans aucun mariage ni aucun commérage. Je n'ai jamais recommandé ni cuisiniers, ni médecins; par conséquent, je n'ai attenté à la vie de personne.»

X.—Mes goûts.

     «J'ai aimé les petites sociétés, une promenade dans les bois.
     J'avais une vénération involontaire pour le soleil, et son coucher
     m'attristait souvent.

«En couleurs c'était le bleu, en manger le boeuf au raifort, en boisson l'eau froide, en spectacles la comédie et la farce, en hommes et en femmes les physionomies ouvertes et expressives.

«Les bossus des deux sexes avaient pour moi un charme que je n'ai jamais pu définir.»

XI.—Mes aversions.

«J'avais de l'éloignement pour les sots et les faquins, pour les femmes intrigantes qui jouent la vertu; un dégoût pour l'affectation; de la pitié pour les hommes teints et les femmes fardées; de l'aversion pour les rats, les liqueurs, la métaphysique et la rhubarbe; de l'effroi pour la justice et les bêtes enragées.»

XII.—Analyse de ma vie.

«J'attends la mort sans crainte, comme sans impatience. Ma vie a été un mauvais mélodrame à grand spectacle où j'ai joué les héros, les tyrans, les amoureux, les pères nobles, mais jamais les valets.»

XIII.—Récompenses du ciel.

«Mon grand bonheur est d'être indépendant des trois individus qui régissent l'Europe. Comme je suis assez riche le dos tourné aux affaires, et assez indifférent à la musique, je n'ai, par conséquent, rien à démêler avec Rotschild, Metternich et Rossini.»

XIV.—Mon épitaphe.

          Ici on a posé
          Pour se reposer
          Avec une âme blasée,
          Un coeur épuré,
          Et un corps usé,
          Un vieux drôle trépassé,
          Mesdames et messieurs, passez.

XV.—Épître dédicatoire au public.

«Chien de public! organe discordant des passions, toi qui élèves au ciel et plonges dans la boue, qui prônes et calomnies sans savoir pourquoi. Image du tocsin, écho de toi-même, tyran absurde échappé des petites-maisons, extrait des venins les plus subtils et des aromates les plus suaves; représentant du diable auprès de l'espèce humaine, furie masquée en charité chrétienne; public que j'ai craint dans ma jeunesse, respecté dans l'âge mûr et méprisé dans ma vieillesse, c'est à toi que je dédie mes Mémoires, gentil public. Enfin, je suis hors de ton atteinte, car je suis mort, et par conséquent sourd et muet, puisses-tu jouir de ces avantages pour ton repos et celui du genre humain.

XVII

La colonie française à Moscou.—La veille du jour de l'an (1812).—Mascarades.—Mademoiselle Rossignolette.

Je vais parler d'une personne de la colonie française, de madame de Sévolosky, femme aimable et spirituelle, mariée à un des Russes les plus distingués par son esprit et par les vastes connaissances qu'il avait acquises dans ses voyages en Europe et en Asie. M. de Sévolosky, étant resté veuf avec deux filles charmantes, choisit pour les élever une dame française qui avait toutes les qualités nécessaires pour remplir cet emploi.

Comme on ne peut être admis dans aucune branche d'enseignement public ou particulier sans un diplôme et sans avoir passé un examen devant les membres de l'Université, ces places sont plus difficiles à obtenir et plus honorables qu'autrefois. M. de Sévolosky sut bientôt apprécier l'aimable caractère de la seconde mère de ses enfants, et, comme Louis XIV, il l'épousa, non pas de la main gauche; mais de toutes les deux, par reconnaissance des soins qu'elle leur prodiguait.

Madame Sévolosky[28] recevait tous les étrangers, mais surtout ses compatriotes dont elle avait su faire un choix, je lui fus présentée à mon arrivée à Moscou: c'était la veille du jour de l'an qu'elle réunissait ses plus intimes connaissances.

Depuis long-temps M. de Sévolosky nous promettait un bal paré et masqué. Ce fut donc le 31 décembre 1811, veille de 1812, qu'il voulut nous réunir. Les lettres d'invitation portaient que la réunion aurait lieu à huit heures, et que l'on quitterait son masque à minuit. Il fallait donc s'empresser de bien employer son temps, car il était assez difficile de se déguiser de manière à n'être pas reconnu dans une société où tout le monde se connaissait. Je m'étais concertée pour cela avec un ami de la maison qui avait l'esprit du bal et qui était fort spirituel sous le masque. Nous étions convenus de disparaître et d'aller changer de costume dans le vestiaire qu'on avait établi, aussitôt que l'un de nous deux serait reconnu.

Nous commençâmes par nous déguiser, moi en marchande de chansons, et lui en paillasse; j'étais mademoiselle Rossignolette. Avant de débiter ma marchandise, il était convenu qu'il l'annoncerait. Pendant quinze jours nous avions mis notre mémoire à la torture pour rassembler toutes les strophes des couplets qui pouvaient s'appliquer aux personnes de notre société. Elles étaient écrites sur d'élégantes petites feuilles de papier et portaient le nom de ceux ou de celles auxquels elles étaient adressées; mon tablier vert à poches sur le devant en était rempli. Nous étions montés sur une grande table qui nous servait de tréteau; c'était de là que mon compagnon faisait la parade avec un rare talent, il faut lui rendre cette justice; et il s'écriait: Approchez, messieurs, mesdames, approchez. Tous les bras se tendaient alors vers nous; chacun voulait avoir la strophe qui lui était destinée, et l'on avait beaucoup de peine à maintenir l'ordre.

Voici quelle était celle des maîtres de la maison:

     Que l'on goûte ici de plaisirs!
     Où pourrions-nous mieux être?
     Tout y satisfait nos désirs,
     Et tout les fait renaître:
     N'est-ce pas ici le jardin
     Où notre premier père
     Trouvait sans cesse sous sa main
     De quoi se satisfaire.

À l'un de nos amis qui aimait mieux le vin de Champagne que sa femme, nous avions adressé le second couplet de la même chanson:

     Il buvait de l'eau tristement,
     Auprès de sa compagne;
     Ici l'on s'amuse gaîment
     En sablant le champagne.
     Il n'avait qu'une femme à lui,
     Encor c'était la sienne:
     Ici je vois celle d'autrui
     Et n'y vois pas la mienne.

Nous avions donné à un vieux négociant fort gai et fort bon convive ces deux vers du Tableau parlant:

     Il est certains barbons
     Qui sont encor bien bons.

À une jeune demoiselle ceux-ci du même opéra:

     Je suis jeune, je suis fille.
     On me trouve assez gentille.

À une dame de quarante ans fort occupée de ses atours, ce couplet de Jadis et Aujourd'hui:

     J'avais mis mon petit chapeau,
     Ma robe de crêpe amarante,
     Mon châle et mes souliers ponceau;
     Ma tournure était ravissante.
     Eh bien! les dames du pays
     Ont critiqué cette toilette,
     Et pourtant j'en ai fait l'emplette
     Au Palais-Royal à Paris.

Enfin, à un émigré, le dandy des salons, cette parodie de l'air des Visitandines:

     Enfant chéri des dames.
     Des feux toujours nouveaux
     Brûlent pour nous les femmes
     Du pont des Maréchaux.[29]

Cette mascarade eut un grand succès, et pendant qu'on s'occupait à relire les strophes, nous nous échappâmes pour aller changer de costume.

À minuit, ceux qui avaient un masque sur le visage l'ôtèrent et l'on s'embrassa cordialement en se disant: il faut espérer que cette année sera aussi heureuse; que nous nous trouverons tous réunis à la même époque, etc.

Lorsque je rentrai chez moi, il était presque jour; je restai pensive à réfléchir sur cette année 1812 qui commençait. Rien ne pouvait encore faire présager les malheurs qui nous attendaient! Nous étions gais, heureux en nous quittant. Je ne sais pourquoi, mais en trouvant sous ma main un album dans lequel j'avais l'habitude de jeter mes pensées sans ordre, à l'aventure, j'écrivis presque machinalement:

«Pourquoi donc cette année 1812 m'occupe-t-elle plus que celles qui l'on
précédée? Pourquoi éprouvai-je le besoin de la fixer dans ma mémoire.»
Puis, j'ajoutais plus bas: «Il faut peu compter sur la durée du bonheur!
Nous verrons bien! à 1813!»

À la fin de cette année, la plus grande partie de ceux avec lesquels nous l'avions commencée, n'existaient plus!…

XVIII

Moscou.—Fuite de la population emportant ses images.—Commencement de l'incendie—Entrée des Français.—Tableau d'une rue incendiée.—Dîner au milieu des ruines.—L'enceinte de l'église catholique.—L'abbé Surrugue.—Le général Chartran.—Le général Curial.—On nous fait jouer la comédie.—Représentation à laquelle assiste Napoléon.—Départ des Français de Moscou.—Anecdotes.

Je fis un voyage de quelques mois, et à mon retour je trouvai Moscou en émoi, et les étrangers fort inquiets. La prise de Smolensk ne contribua pas à calmer les esprits. Toute la noblesse partait, et l'on enlevait le trésor du Kremlin et les richesses déposées aux Enfants-Trouvés. C'était une procession continuelle de voitures, de chariots, de meubles, de tableaux, d'effets de toute espèce; la ville était déjà déserte, et à mesure que l'armée française avançait, l'émigration devenait plus considérable. Étant née dans le duché de Wurtemberg, à Stutgard, j'espérais obtenir par la protection de l'impératrice-mère, qui était aussi de ce pays, un passe-port pour Saint-Pétersbourg où je voulais aller. Malgré la recommandation du comte Markoff, ancien ambassadeur de Russie en France, on me le refusa. Quoique le théâtre impérial de Moscou ne jouât plus depuis quelque temps, plusieurs artistes ayant fini leur contrat, mais n'étant pas encore remplacés, aucun ne pouvait s'absenter sans une permission formelle du chambellan; et sans en être muni, il était même impossible d'avoir des chevaux à la poste. M. de Maïkoff, le chambellan de service, objectait qu'il venait déjà de m'accorder un congé de quelques mois. Si M. de Maïkoff eût présumé que le refus de ce nouveau congé pût me causer de si grands malheurs, j'aime à croire qu'il me l'eût accordé. Cela me fit perdre ma fortune et détruisit mon avenir en me privant de ma pension.

Comme l'on craignait de manquer de vivres, chacun faisait ses provisions. L'alarme devint bientôt générale, car on parlait de s'ensevelir sous les ruines de la ville. On se retirait dans les quartiers éloignés, et comme Moscou est extrêmement grand, on calculait que le côté par lequel l'armée passerait serait le premier et peut-être le seul incendié. On ne pouvait penser que cette ville immense pût être entièrement sacrifiée; mais on fuyait les quartiers où se trouvaient des maisons en bois. Tous ces palais en pierres recouverts en tôles semblaient ne devoir jamais brûler, et l'on s'y réfugiait de préférence.

* * * * *

J'avais quitté la maison que j'habitais pour me réunir à une famille d'artistes, que demeurait dans un palais immense, appartenant au prince Galitzin, situé à la Bosman, quartier très isolé et tout à fait opposé à celui par lequel devait entrer l'armée. Le mari de mon amie, M. Vendramini, avait été chargé par le prince de graver sa superbe galerie de tableaux. Il habitait avec sa famille une petite aile de son palais, donnant sur un vaste jardin, également favorable pour nous cacher, si le peuple se portait à quelque extrémité, et à nous préserver en cas de feu.

Outre plusieurs serres dans lesquelles on pouvait trouver un abri contre toutes recherches, nous avions encore le palais qui tenait à lui seul un coté de la rue, et celui du prince Alexandre Kourakin qui était de l'autre côté, et dans lequel nous pouvions aussi nous sauver: ces palais étaient abandonnés par leur propriétaires.

Nous nous crûmes donc dans un fort impénétrable, et ne nous occupâmes plus qu'à nous y pourvoir des objets nécessaires. J'y fis porter une partie de mes effets, et j'abandonnai follement une maison qui resta intacte, pour me réfugier dans une autre qui devint la proie des flammes; mais je n'ai pas été la seule aussi mal inspirée: Il semblait qu'un mauvais génie me fît rencontrer le danger dans ce qui devait assurer ma tranquillité.

Quand je traversai la ville, pour aller rejoindre mes amis à la Bosman, les rues étaient désertes, à peine y rencontrait-on quelques personnes du peuple. Je marchais depuis quelque temps, lorsque tout à coup j'entendis un chant triste dans l'éloignement, puis peu d'instants après le spectacle le plus extraordinaire et le plus touchant s'offrit à mes yeux. Une foule immense, précédée de prêtres en habits pontificaux, portaient des images; hommes femmes, enfants, tous pleuraient et chantaient des hymnes saintes. Ce tableau d'une population abandonnant sa ville et emportant ses pénates, était déchirant. Je me prosternai, et me mis à pleurer et à prier comme eux. J'arrivai chez mes amis encore tout attendrie de ce touchant spectacle.

Nous fûmes assez tranquilles pendant huit ou dix jours; c'était vers la fin d'août (style russe), mais au bout de ce temps, on vint nous dire que l'armée approchait.

Nous montions à chaque instant au sommet de la maison avec une longue vue: nous aperçûmes un soir le feu des bivouacs. Nos domestiques entrèrent tout effrayés dans nos chambres, et nous dirent que la police avait été frapper à toutes les portes pour engager les habitants à partir, car on allait brûler la ville; et qu'on avait emmené les pompes: nous ne voulons plus rester ici, ajoutèrent-ils. En effet, nous apprîmes que la police était partie; ce qui n'était pas fort rassurant.

À l'exception d'une grosse servante qui faisait le pain, et qui s'était enivrée pour se guérir de la peur, nous nous trouvâmes sans domestiques: cette femme nous fut bien utile par la suite. Ma compagne étant fort peureuse je ne me couchais pas de toute la nuit. Je n'osais lui faire part de mes réflexions, car je craignais les attaques de nerfs. Notre quartier était isolé, et j'entendais de temps en temps des gens ivres, qui juraient. Nous passâmes encore cette journée dans une grande inquiétude, car nous avions appris qu'on avait pillé les cabarets. La nuit suivante, il me sembla que le bruit augmentait, et que j'entendais crier fransouski. Je m'attendais à chaque instant qu'on viendrait enfoncer notre porte.

Nous passâmes ces deux nuits dans une horrible situation, et la troisième commençait sans apporter aucun changement à notre position; car nous ignorions ce qui se passait dans l'intérieur de la ville. Comme j'étais malade et fatiguée, je me jetai de bonne heure sur mon lit, et mes amis montèrent au sommet de la maison, comme les jours précédents. Tout à coup madame Vendramini redescend précipitamment, en me disant: «Venez, je vous prie, voir un météore dans le ciel; c'est une chose singulière, on dirait une épée flamboyante: cette circonstance nous annonce quelque malheur.»

Sachant que cette dame était fort superstitieuse, je ne me souciais pas trop de me déranger; cependant, entraînée par elle, je montai, et vis en effet quelque chose de fort extraordinaire. Nous raisonnâmes là-dessus sans y rien comprendre, et finîmes par nous endormir. À six heures du matin, on vint frapper plusieurs coups à la porte de la rue. Je courus à la chambre de mes amis: «Pour le coup, leur dis-je, nous sommes perdus, on enfonce la porte.» J'entendis cependant qu'on appelait le maître de la maison par son nom. Nous regardâmes à travers le volet, et nous vîmes une personne de notre connaissance. C'était M. de Tauriac, émigré, ancien officier du régiment du roi. «Ah! bon Dieu! m'écriai-je, on massacre dans l'autre quartier, et on se sauve ici.»

Ce monsieur nous dit que le feu s'étant manifesté près de sa maison, il craignait qu'elle ne devînt aussi la proie des flammes, et qu'il venait demander un asile pour lui et deux autres personnes. On le lui accorda aussitôt, et il retourna les chercher. M. Vendramini se hasarda d'aller jusqu'au bout de la rue, et revint nous dire que le fameux prodige que sa femme avait vu n'était autre chose qu'un petit ballon rempli de fusées à la Congrève, qui était tombé sur la maison du prince Troubertskoï, à la Pakrofka (quartier très près de chez nous), et qu'elle était en feu, ainsi que les maisons environnantes. Il paraissait certain que la ville allait être brûlée. Il sortit de nouveau pour apprendre des nouvelles, et nous nous hasardâmes à mettre la tête à la fenêtre. Je vis un soldat à cheval, et je l'entendis demander en français: «Est-ce de ce côté?» Jugez de mon étonnement. Toujours un peu moins poltronne que ma compagne, je lui criai: «Monsieur le soldat, est-ce que vous êtes Français?—Oui, madame.—Les Français sont donc ici?—Ils sont entrés hier à trois heures dans les faubourgs.—Tous?—Tous.» «Devons-nous, dis-je à ma compagne, nous réjouir ou nous alarmer? nous sortons d'un danger pour retomber peut-être dans un autre plus grand.» Nos réflexions étaient fort tristes, et l'événement nous prouva que ce pressentiment n'était que trop fondé.

Les trois personnes qui nous avaient demandé asile arrivèrent chargées de leurs effets, ceux du moins qu'elles avaient pu sauver. Elles nous apprirent que le feu était déjà dans plusieurs endroits et qu'on cherchait à l'éteindre, mais comme on n'avait pas de pompes, cela était très difficile. Il me tardait de sortir pour savoir s'il n'était rien arrivé à mes amis et à ma maison, où j'avais encore mes meubles et tous les effets que je n'avais pu faire transporter. On me dit qu'il était prudent que je sortisse à pied; car on prenait tous les chevaux, attendu que l'armée en manquait. «Cependant, ajouta l'un deux, comme les Français sont galants, peut-être ne prendront-ils pas les vôtres. Je ne veux pas hasarder les miens; car, si nous étions obligés de sauver nos effets, ils nous seraient d'un grand secours.» Il semblait qu'il prophétisait.

Dans l'après-midi je pris le droschki (voiture russe) d'un de ces messieurs, et j'allai dans la ville. Toutes les maisons étaient remplies de militaires, et dans la mienne, il y avait deux capitaines de gendarmerie de la garde; tout était sens dessus dessous. Ce désordre, me dirent-ils, avait eu lieu avant leur arrivée. On n'avait trouvé dans la maison que des domestiques russes, et comme on ne les comprenait pas, on avait pensé que cet hôtel était abandonné. Ils m'engagèrent beaucoup à reprendre mon appartement, m'assurant que je n'avais plus rien à craindre. J'en étais fort peu tentée, car le feu qui était dans le voisinage pouvait à chaque instant gagner la maison. Je revins chez mes amis à la lueur des maisons incendiées. Le vent soufflant avec violence, le feu gagnait avec une effrayante rapidité: il semblait que tout fût d'accord pour brûler cette malheureuse ville. L'automne est superbe en Russie, et nous n'étions qu'au 15 septembre. La soirée était belle; nous parcourûmes toutes les rues voisines du palais du prince Troubetskoï pour voir les progrès de l'incendie. Ce spectacle était beau et terrible à la fois. Nous fûmes quatre nuits sans avoir besoin de lumière, car il faisait plus clair qu'en plein midi. De temps en temps on entendait une légère explosion, à peu près semblable à un coup de fusil, et l'on voyait alors sortir une fumée très noire. Au bout de quelques minutes elle devenait rougeâtre, ensuite couleur de feu, et bientôt succédait un gouffre de flammes. Quelques heures après les maisons étaient consumées.

Je trouvai, en rentrant, madame Vendramini causant avec un officier blessé. «J'ai prié monsieur, me dit-elle, de vouloir bien accepter un logement chez nous. Notre maison étant dans une rue isolée, il peut nous arriver mille accidents. Monsieur me conseille même de demander une sauve-garde.»

Je sortis le lendemain matin dans le dessein de prendre des informations. Le côté du boulevart que je traversai n'était qu'un vaste embrasement; plusieurs soldats polonais parcouraient les rues, et tout alors avait pris l'aspect d'une ville au pillage. Je me rendis chez le gouverneur; mais il y avait un monde infini à sa porte, et je ne pus lui parler. Je reprenais le chemin de ma maison, lorsqu'un jeune officier fort poli m'arrêta pour m'avertir qu'il était dangereux d'aller seule, et s'offrit de m'accompagner. Le moment était trop critique pour que je n'acceptasse pas avec empressement. Il voulut mettre pied à terre et marcher près de moi; mais je m'y opposai. Au détour d'une rue, des femmes éplorées ayant réclamé sa protection contre des soldats qui pillaient leur maison, il ne tarda pas à les disperser.

Je me pressai d'arriver, car je craignais de trouver aussi notre demeure au pillage, mais, jusqu'à ce moment, son éloignement nous en avait préservés. Notre officier pouvait, pour quelque temps encore, contenir les soldats; mais la ville continuant à brûler, bientôt il n'allait plus être possible de les arrêter. Mon jeune conducteur dîna avec nous, fut très spirituel, parla modes, théâtres, et je ne tardai pas à reconnaître un aimable de la Chaussée-d'Antin, sous la moustache d'un soldat. Il partit peu de temps après pour le camp de Petrowski, et je ne l'ai pas revu depuis. Je serais fâchée qu'il lui fût arrivé quelque malheur, car il aimait sa mère. Napoléon, craignant que le Kremlin ne fût miné, avait été habiter Petrowski. Nous résolûmes donc, madame Vendramini, moi et notre officier blessé, d'aller le lendemain à Petrowski pour demander une sauve-garde.

Ce fut un jour mémorable pour moi, que celui où nous entreprîmes ce voyage. À notre départ, notre maison était intacte, et il n'y avait pas même apparence de feu dans aucune des rues adjacentes. La fille de madame Vendramini, jeune enfant de treize ans, était avec nous; elle n'avait encore vu l'incendie que de loin. Le premier qui la frappa fut celui de la Porte-Rouge, la plus ancienne porte de Moscou. Nous voulûmes prendre le chemin ordinaire du boulevart, mais il nous fut impossible de passer; le feu était partout. Nous remontâmes la Twerscoye; là il était encore plus intense, et le grand théâtre où nous allâmes ensuite, n'était plus qu'un gouffre de flammes. La provision de bois d'une année y était adossée, et le théâtre qui était en bois, alimentait ce terrible incendie. Nous tournâmes à droite, ce côté nous paraissait moins enflammé. Lorsque nous fûmes à la moitié de la rue, le vent poussa la flamme avec une telle force, qu'elle rejoignit l'autre côté, et forma un dôme de feu. Cela peu paraître une exagération, mais c'est pourtant l'exacte vérité. Nous ne pouvions aller ni en avant, ni de côté, et nous n'avions d'autre parti à prendre que de revenir par le chemin que nous avions déjà pris. Mais de minute en minute le feu gagnait et les flammèches tombaient jusque dans notre calèche, le cocher, posé de côté sur un siège, tenait les rênes avec un mouvement convulsif et sa figure tournée vers nous, peignait un grand effroi. Nous lui criâmes: «Nazad!» (retourne). C'était difficile, mais il parvint, par le sentiment de la peur, à prendre assez de force pour maintenir ses chevaux. Il les mit au grand galop, et nous parvînmes à regagner le boulevart. Nous reprîmes le chemin de notre quartier, nous félicitant de pouvoir reposer enfin nos yeux fatigués de la poussière et de la flamme.

Je n'oublierai jamais l'impression que me fit alors le spectacle qui s'offrit à nous. Cette maison, dans laquelle nous comptions rentrer paisiblement, où, une heure auparavant, il n'y avait pas l'apparence d'une étincelle, était en feu. Il fallait qu'on l'y eût mis depuis peu, car les personnes qui étaient dans l'intérieur de la petite maison ne s'en étaient pas encore aperçues. Ce furent les cris de la jeune fille de madame Vendramini qui les firent accourir. Cette enfant avait tout à fait perdu la tête; elle criait: «Sauvez maman, sauvez tout; ah! mon Dieu! nous sommes perdues!» Ces cris et le spectacle que j'avais sous les yeux me déchirèrent le coeur. Je pensai à ma fille, et je remerciai le ciel d'être seule, au moins dans ce cruel moment.

Comme j'ai le bonheur de conserver mon sang-froid dans le danger, je m'occupai de la sûreté des autres, et ensuite je cherchai à sauver ce que j'avais de plus précieux. La grosse servante, qui seule nous était restée, m'aida à porter mes effets dans le jardin. Ces messieurs, et même notre officier blessé, avaient presque perdu la tête; ils allaient à droite, à gauche, et n'avançaient rien. Ils faisaient briser une porte à coups de hache, tandis qu'il y en avait une ouverte à côté. Plusieurs officiers entrèrent dans le jardin, et nous offrirent des soldats pour nous aider. Il était d'autant moins nécessaire de se presser ainsi, que le palais était séparé de la petite maison par le jardin et les serres. À la vérité le feu pouvait gagner par les serres, comme cela est arrivé en effet, mais ce ne fut que le lendemain. Si l'on eût mieux raisonné, on eût beaucoup moins perdu. Mais la peur ne raisonne pas, et d'ailleurs les cris de la mère et de la fille bouleversaient tout le monde.

Lorsque j'eus tout fait transporter dans le jardin, je fus m'assoir à côté du portrait de ma fille aînée dont je n'avais pas voulu me séparer, et j'examinai à loisir tout ce qui se passait autour de moi. N'ayant plus ni droschki, ni calèche, je risquais fort de ne rien sauver. Je pris aussitôt mon parti; je fis un léger paquet des choses qui m'étaient le plus nécessaires, et je le plaçai sur le droschki de l'un de nos compagnons d'infortune; j'en fis un autre plus petit que je mis sur celui de l'officier, qui était conduit par un soldat, M. Martinot, excellent garçon, et d'une grande obligeance. Mes petites affaires ainsi arrangées, je mis dans le sac que j'avais à la main, mes bijoux, mon argent, et j'attendis tranquillement ce qu'il plairait à Dieu de décider. «À qui donc sont ces coffres? dit l'officier qui commandait le quartier.—À moi, monsieur, lui répondis-je.—Eh bien! madame, vous les abandonnez ainsi?—Où voulez-vous que je les mette? je n'ai ni voiture, ni chevaux.—Parbleu! monsieur (désignant l'officier) en prendra bien une partie. Des effets sont plus utiles à une femme que des matelas à un homme; d'ailleurs il faut bien s'entr'aider.»

Je me vis donc à moitié sauvée, quoique je perdisse un mobilier considérable et des coffres remplis d'effets. J'abandonnai tout le reste, et laissai le portrait de ma fille dans le coin d'une serre. Je m'en séparai en pleurant, car je prévoyais que je ne le reverrais plus. Combien j'étais fâchée qu'il ne fût pas en miniature!

Nous quittâmes la maison, et bientôt tout devint la proie des soldats. Rien n'était plus triste à voir que ces femmes, ces enfants, ces vieillards, fuyant, ainsi que nous, leurs maisons incendiées. Une file nombreuse de militaires, qui allaient au camp, marchaient en même temps, et nous proposaient de les suivre. Enfin, après avoir erré long-temps, nous trouvâmes une rue qui ne brûlait pas encore. Nous entrâmes dans la première maison (elles étaient toutes désertes) et nous nous jetâmes sur des canapés, tandis que les hommes gardaient les équipages dans la cour, examinaient si le feu ne gagnait pas la maison. Telle fut la fin de cette triste journée, dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire.

Nous passâmes, comme on peut le penser, une pénible nuit; nous ne savions plus où trouver un asile, car on m'avait assuré que ma maison avait été consumée. Les deux maisons adjacentes étant en feu, tout le monde l'avait abandonnée, cependant elle n'était point atteinte par l'incendie.

Nous ne pouvions aller à Petrowski sans un officier, et le nôtre ne voulait point y venir. Nous errions de rue en rue, de maison en maison. Tout portait les marques de la dévastation; et cette ville que j'avais vue, peu de temps auparavant, si riche et si brillante, n'était plus qu'un monceau de cendres et de ruines, où nous errions comme des fantômes.

Enfin, nous eûmes l'envie de retourner dans notre ancienne maison, car nous pensions qu'elle n'était pas encore brûlée. En effet, elle était telle que nous l'avions laissée, avec cette différence, que les soldats avaient tout brisé. Nous y retrouvâmes encore des vivres que l'on y avait cachés, et qui n'avaient pas été découverts. Comme depuis la veille, nous n'avions presque rien pris, notre officier parla de dîner. On descendit une table, quelques chaises qui étaient restées entières, et l'on fit une espèce de dîner que l'on servit au milieu de la rue.

Qu'on se figure une table au milieu d'une rue où de tous côtés on voyait des maisons en flammes ou des ruines fumantes, une poussière de feu que le vent nous portait dans les yeux, des incendiaires fusillés près de nous; des soldats ivres emportant le butin qu'ils venaient de piller: voilà quel était le théâtre de ce triste festin.

Hélas! le temps n'était pas éloigné où nous devions voir un spectacle plus affreux encore. Après ce dîner, nous avisâmes de nouveau au moyen de nous procurer un asile. On nous conseilla d'aller parler au colonel qui commandait ce quartier, et de le prier de nous donner un officier pour nous conduire au camp. Ma compagne était tout à fait découragée et ne se souciait pas d'y aller. Mais comme il fallait prendre un parti, je me décidai à aller trouver ce colonel (le colonel Sicard, tué en 1813), l'homme le plus honnête et le meilleur que j'aie jamais rencontré, et qui fut notre sauveur.

Après plusieurs jours d'interruption, je reprends ce triste journal. Je ne suis point encore assez familiarisée avec ma position pour ne pas faire quelque retour sur le passé; mais j'éprouve cependant que l'on peut tirer un avantage quelconque de toutes les circonstances de la vie. J'ai acquis par mes malheurs une sorte de philosophie qui me fait envisager les événements sans trouble et sans inquiétude. Avant tout ceci, j'avais mille besoins d'aisance et d'agrément dont il m'eût coûté d'être privée; mais je sens qu'avec un peu de courage on peut tout supporter. Quand on a souffert pendant deux mois, la soif, la faim, le froid, la fatigue et la privation de tout ce qui contribue à rendre la vie paisible et agréable, on peut défier le sort et voir l'avenir avec calme.

On a écrit beaucoup d'ouvrages sur l'incendie de Moscou. Les particularités qu'on y trouve sur ce qui s'est passé dans l'intérieur de la ville, depuis le départ des Russes jusqu'à l'entrée des Français sont généralement inexactes. Les étrangers renfermés dans Moscou ont pu seuls en parler avec connaissance de cause. Celui qui a donné les détails les plus intéressants, c'est l'abbé Surrugue, curé de l'église catholique. Sa modestie lui a fait passer sous silence tout le bien qu'il a fait aux malheureux. Je me fais un devoir de le rappeler ici:

L'enceinte de l'église formait un terrain assez spacieux, qui était rempli de petites maisons en bois, où les étrangers peu fortunés trouvaient un asile en tout temps. Pendant que la ville était en feu, les soldats la parcouraient pour piller. Tout ce qui restait de femmes, d'enfants, de vieillards, se réfugièrent dans le temple. Lorsque les soldats se présentèrent, l'abbé Surrugue fit ouvrir les portes, et, revêtu de ses habits sacerdotaux, le crucifix dans les mains, entouré de ces malheureux dont il était le seul appui, il s'avança avec assurance au-devant de ces furieux, qui reculèrent avec respect. Comment ne s'est-il pas trouvé un peintre pour retracer ce tableau. Cela eût bien valu les tableaux que quelques peintres ont faits sur des incendies qu'ils n'avaient pas vus?

L'abbé Surrugue ayant demandé une sauve-garde pour préserver toutes ces malheureuses familles, elle lui fut promptement accordée. L'empereur Napoléon voulut le voir, et lui fit toutes les instances possibles pour l'engager à rentrer en France. «Non, lut répondit-il, je ne veux pas quitter mon troupeau, car je peux lui être encore utile.» Quoique les vivres fussent très rares, on en envoya à l'abbé Surrugue, qui les distribua comme un bon pasteur.

Quand les Français entrèrent à Moscou, j'étais dans la maison du général Divoff. Madame Divoff, née comtesse Boutourlin, m'y avait laissée en partant, espérant que j'y courrais moins de danger, et que je pourrais rappeler aux officiers Français combien l'impératrice Joséphine avait témoigné d'amitié à cette famille pendant son séjour à Paris. Malheureusement, en pareil cas, ce ne sont pas toujours des officiers que l'on rencontre, et les soldats ont peu d'égards pour les recommandations, quelque brillantes qu'elles puissent être. Je m'étais réfugiée, ainsi que je l'ai déjà dit, dans un quartier plus éloigné du danger; et je ne revins dans cette maison, que j'avais cru la proie des flammes, que lorsque l'ordre fut un peu rétabli dans la ville. Quand j'entrai chez moi, je vis un officier assis près de ma toilette. Il était tellement occupé à lire des papiers, que, tournant le dos à la porte, il ne me vit pas. «Monsieur, lui dis-je, je suis bien fâchée de vous déranger; mais vous êtes ici chez moi…

—Ah! parbleu, madame, j'en suis charmé, reprit-il, sans se lever, c'est mademoiselle Betzi, à qui j'ai l'avantage de parler?

—Non, monsieur, fis-je toute étonnée.—Mademoiselle Henriette?—C'est ma fille, dis-je, sans trop savoir ce que je répondais.

—Et est-elle ici?

—Mais, monsieur, je ne vois pas trop en quoi cela peut vous intéresser, pour me faire une semblable question.

—Pardonnez-moi, cela m'intéresse beaucoup, car je viens de trouver là des lettres charmantes!…

Pour rendre ceci plus clair, il faut que je dise que ma fille était partie pour la France au mois de mai 1812, et qu'étant en correspondance avec une de ses amies, mariée depuis peu de temps, ces jeunes femmes s'écrivaient des plaisanteries auxquelles les maris prenaient part, et qu'elles ne pensaient pas devoir être lues par un officier de cavalerie. Elles s'y appelaient Henriette, Betzi, de leurs noms de baptême. Ces lettres, dont j'ignorais l'existence, étaient restées dans un tiroir de ma toilette, pour en faire des papillottes. Je vis l'effet qu'elles avaient produit sur l'esprit du colonel, à l'air léger qu'il prit avec moi. «Je vous cède la place, monsieur, lui dis-je, vous pouvez continuer vos investigations, mais j'ai cru jusqu'à ce jour que des militaires devaient protéger les femmes et non les insulter.

—Restez chez vous, madame, reprit-il d'un air un peu confus, je me retire: d'ailleurs je dois céder cette maison à un général. Et il sortit.

La femme du concierge vint pour m'aider à remettre un peu d'ordre chez moi et me raconta ce qui s'était passé en mon absence. J'avais à peine eu le temps de réparer le désordre de mon appartement qui consistait en deux chambres, que je vis entrer un autre officier: c'était ce pauvre général Chartran, qui a été fusillé dans la citadelle de Lille, et que j'ai bien pleuré. Son vieux père est mort de douleur en apprenant sa condamnation. C'était un militaire d'un abord peu agréable pour ceux qui ne le connaissaient pas; mais il était estimé comme un brave par ses camarades: il avait fait un chemin très rapide.

—Madame, me dit-il assez brusquement, j'en suis bien fâché, mais nous avons besoin de toute la maison, et à peine si elle suffira pour loger notre monde.

—C'est-à-dire, monsieur, que vous me mettez à la porte de chez moi.

—De chez vous, je l'ignore… mais cet hôtel appartient à un général, et c'est un général qui vient l'occuper: d'ailleurs il y a des salles d'asile pour les réfugiés.

—Mais, monsieur, les réfugiés sont ceux dont les habitations sont brûlées, et ce n'est pas ici le cas; je loge dans cet hôtel depuis long-temps, et par la volonté des maîtres. La ville, il me semble, n'est point prise d'assaut et d'ailleurs ne sommes-nous pas des Français?

—Oui, des Français russes. Pourquoi ne vous êtes-vous pas en allée?

—Ah! je n'aurais pas demandé mieux, et ce n'est pas pour mon plaisir que je suis demeurée. Il me paraît que tout est bien changé depuis que j'ai quitté la France; alors les hommes y étaient polis.

—Oh! madame, on n'est pas poli en campagne, et d'ailleurs nous avons besoin de la maison; voilà tout.

—Eh bien, monsieur, puisque vous le prenez sur ce ton, je vous préviens que je ne la quitterai pas, à moins que vous ne m'en fassiez emporter par vos soldats: ce sera un bel exploit!

Il sortit en murmurant des paroles que je n'entendis pas. J'étais furieuse. J'envoyai la femme du concierge m'allumer une bougie. Elle prit un flambeau, et rentra bientôt après en me disant qu'on venait de le lui arracher des mains. Je montai au premier et rencontrai ce bon général Curial, que je ne connaissais pas alors, le meilleur des hommes, mais d'un sang-froid désespérant.

—C'est donc un pillage, lui dis-je, général! Comment, un de vos officiers vient chez moi pour me mettre à la porte; on enlève un flambeau dans les mains de ma femme de chambre…

—On va vous le rendre, madame; quant à votre appartement, comme je n'ai pas de quoi loger tout mon monde, je suis forcé de le garder; mais rien ne vous oblige à le quitter aujourd'hui: on vous donnera le temps d'en chercher un autre.

—Ah! je vous assure, général, que ce sera le plus tôt possible, et que je n'ai pas envie de rester ici.

M. le capitaine L…, le fils du sénateur, qui était aide-de-camp du général Curial, m'accompagna chez moi avec un flambeau et me laissa en me saluant avec une extrême politesse. Sa famille m'a comblée de bontés et m'a témoigné le plus vif intérêt à mon retour en France.

Une demi-heure après, ce même officier revint et me dit que le général me priait de lui faire l'honneur de dîner avec lui. J'avais bien envie de refuser, mais je pensai qu'il était prudent de ne pas me mettre trop en hostilité avec ces officiers, et j'acceptai. M. L…, ayant vu une guitare chez moi, me dit:

—Ah! madame est musicienne?

—Je chante l'opéra, lui répondis-je.

—On nous a fait espérer que nous aurions le plaisir de vous entendre.

Je ne répondis point. En attendant le dîner, je fis un peu de toilette. M. L… vint me chercher. Et le général Curial me fit placer à côté de lui. M. Chartran, qui était en face de moi, cherchait sans cesse l'occasion de m'adresser la parole. Je lui répondais froidement et seulement par un léger signe de tête.

—Ah! vous boudez Chartran? me dit le général?

—Moi? pas le moins du monde. Quoique M. le colonel ne soit pas venu chez moi comme un représentant de la galanterie française et qu'il m'ait traitée militairement, je n'ai pas le droit de m'en plaindre.

Voyant qu'il avait l'air embarrassé, je ne poussai pas plus loin cette plaisanterie, et l'on parla d'autre chose. Je montai chez moi après qu'on eût pris le café, et cette fois ce fut le frère du général Curial (commissaire des guerres tué à Glogau) qui me conduisit. Il me dit des choses fort obligeantes et voulut bien me promettre que mon séjour dans cette maison ne serait pas troublé. Je lui répondis en riant que j'y tenais peu. Au milieu de tant d'anxiétés, on avait fait chercher les artistes qui étaient encore à Moscou, et l'on avait donné aux uns l'ordre de venir chanter au château et aux autres de jouer la comédie. Cela était assez difficile dans une ville pillée de fond en comble, où les femmes n'avaient plus de robes ni de souliers, les hommes plus d'habits ni de bottes, où il n'y avait point de clous pour les décorations, point d'huile pour les lampes, et ainsi du reste.

M. le comte de Bausset me fit prier de passer chez lui.

—Nous voulons, me dit-il, rassembler ce qui reste ici d'artistes pour donner quelques représentations et pour faire de la musique chez l'empereur. Tarquini nous a assuré que vous étiez une agréable chanteuse.

—Moi, chanter chez l'empereur? mais, monsieur, je suis une très modeste chanteuse de romances, de petits airs, et je ne chante plus la musique italienne depuis que j'ai perdu ma voix.

—Mais vous avez chanté des duos avec Tarquini?

—Oui, chez des dames qui savaient que c'était sans prétention, et qui me jugeaient d'après la complaisance que j'y mettais; mais arriver avec un titre de chanteuse chez l'empereur, rien que la peur me paralyserait. Il est difficile et connaisseur; pour Dieu, laissez-moi dans mon obscurité.

—Alors, me dit M. de Bausset, rejetons-nous sur le vaudeville et sur la comédie.

—Ah! pour cela, c'est autre chose! Je dis à M. le comte de Bausset que, puisqu'il voulait m'employer, je le priais au moins de me faire donner un logement. Il m'assura qu'il allait s'en occuper, et je rentrai toute fière de pouvoir faire mes adieux à ces messieurs; mais j'y mis une coquetterie de femme.

Au dîner je fus fort gaie: on parla théâtre, musique, et lorsque nous fûmes sortis de table, l'on me supplia de chanter. Je ne me fis pas prier. Quand on m'eût bien accablée de compliments, je me levai et leur dis: «Messieurs, je vous fais mes adieux; vous pourrez disposer demain de mon appartement.—Oh! pour cela non, me dit le général Curial, nous nous y opposons.—Comment, messieurs, vous vouliez me renvoyer avec la force armée.—Et à présent nous l'emploierons pour vous empêcher de sortir.»

Le lendemain, M. de Bausset vint chez moi avec le colonel Chartran, qui me fit quelques excuses polies. Je restai donc par le conseil même de M. de Bausset.

J'ai déjà dit que les grands seigneurs russes avaient des théâtres particuliers dans leur palais: celui de M. de Posnekoff était un des plus beaux, et n'avait point été brûlé; on le fit disposer. Ce fut là qu'on nous fit jouer. On trouva des rubans et des fleurs dans les casernes des soldats, et l'on dansa sur des ruines encore fumantes. Nous jouâmes jusqu'à la veille du départ, et Napoléon fut très généreux envers nous. Il vint peu au spectacle, mais voici ce qui m'arriva, un jour qu'il lui avait pris fantaisie d'assister à une représentation. On donnait la pièce de Guerre ouverte: à la scène de la fenêtre, je chantais une romance que j'avais choisie et qui m'avait valu de beaux succès dans les salons de Moscou; elle était de Ficher, compositeur allemand, et tout-à-fait inédite.

On n'applaudissait point lorsque l'empereur était au théâtre, mais cette romance, que personne ne connaissait, fit une espèce de sensation. Napoléon étant à causer, ne l'avait point écoutée. Il demanda ce que c'était, et M. de Bausset, le préfet du palais, vint me dire de la recommencer. Il me prit alors une telle émotion que je sentis ma voix trembler, et je crus que je ne pourrais jamais m'en tirer. Je me remis cependant; et dès ce moment cette romance devint tellement à la mode, qu'on ne cessait de me la faire chanter, et que le roi de Naples me la fit demander pour sa musique. C'était une romance chevaleresque, dont les paroles sont assez jolies. C'est moi qui l'ai apportée à Paris.

     Un chevalier qui volait aux combats,
     Par ses adieux consolait son amie,
     «Au champ d'honneur l'amour guide mes pas,
     Arme mon bras, ne crains rien pour ma vie.
     Je reviendrai ceint d'un double laurier,
     Un amant que l'amour inspire,
     Du troubadour sait accorder la lyre,
     Et diriger la lance du guerrier
     Bientôt vainqueur, je reviendrai vers toi,
     Et j'obtiendrai le pris de ma vaillance,
     Mon coeur sera le gage de ta foi,
     Et mon amour celui de ta constance.
     Je reviendrai ceint d'un double laurier, etc.

     Il faut, hélas! abandonner ces lieux.
     Sur ma valeur que ton coeur se rassure.
     Dis!… pour garant de nos derniers adieux,
     C'est de ma main qu'il reçut son armure,
     Il reviendra ceint d'un double laurier;
     Un amant que l'amour inspire
     Du troubadour sait accorder la lyre
     Et diriger la lance du guerrier.

Au moment où nous nous y attendions le moins, on parla de départ. Les officiers et les généraux, ne virent pas sans pitié qu'un grand nombre de ceux qu'ils appelaient les Français russes, pouvaient devenir victimes de la fureur des soldats; ils nous engageaient à quitter le pays, ou tout au moins à venir jusqu'en Pologne. Les femmes surtout excitaient la compassion, car les unes ne trouvaient pas de chevaux, les autres n'avaient pas d'argent pour les payer. J'étais d'autant moins disposée à m'en aller, que mes intérêts devaient me faire désirer de rester en Russie; mais on me fit une telle frayeur de tout ce qui pouvait arriver, que je me décidai enfin à partir.

M. Clément de Tintigni, officier d'ordonnance de l'empereur, et neveu de M. de Caulincourt, mit à ma disposition ses gens et sa voilure: c'était une fort bonne dormeuse. J'avais conservé mes fourrures, et j'étais aussi bien que l'on pouvait le désirer en semblable circonstance. Tout le monde se disposant à quitter la ville, je fus rejoindre ces messieurs au rendez-vous qu'ils m'avaient assigné. J'avais envoyé d'avance ce que je pouvais emporter, et j'abandonnai le reste. Je fus obligée de traverser le boulevart de la Twerkoy, qui était absolument désert, attendu que les troupes se portaient de l'autre côté; j'avais passé par là pour éviter l'encombrement du pont. J'examinais avec une sorte d'effroi cette ville où je ne rencontrais que des ruines, lorsqu'une multitude de chiens se jetèrent sur moi pour me dévorer. Les chiens, en Russie, sont les gardiens des maisons, et restent la nuit sur la porte d'entrée; ils sont si dangereux que les hommes, même lorsqu'ils sont à pied, ne marchent jamais sans un bâton. S'il faut prendre de telles précautions en tout temps, que l'on juge du danger qu'il y avait à les rencontrer dans un moment où ils ne trouvaient rien à manger.

Lorsqu'ils m'assaillirent, j'éprouvai une frayeur qui me fit presque tomber; cependant j'eus la précaution de me jeter hors de leur palier, car c'est ordinairement cet espace qu'ils défendent. Mais ceux-ci étaient tellement affamés, qu'ils me poursuivirent et se jetèrent sur mon châle, qu'ils mirent en pièces, ainsi que ma robe, qui cependant était ouatée et d'une étoffe assez forte… Je ne savais plus à quel saint me vouer, quand enfin mes cris attirèrent un homme, qui semblait m'être envoyé du ciel, car je ne pense pas qu'on eût pu en trouver un autre de ce côté de la ville. C'était un mougick, armé d'un gros bâton, dont il se servit pour disperser ces chiens, mais ce ne fut pas sans peine. Je fus obligée de revenir dans ma maison, que je ne croyais plus revoir, et je fus bien heureuse d'y retrouver les habits que j'y avais laissés; les miens étaient en lambeaux. Je frémis encore lorsque je pense que ces chiens pouvaient être enragés… Ce commencement de voyage n'était pas un heureux présage. Quand je rejoignis la voiture des officiers d'ordonnance, ils étaient déjà partis avec l'empereur.

Le temps était superbe, et j'étais loin de prévoir alors les désastres qui arrivèrent, car si je m'en étais doutée rien au monde n'aurait pu m'engager à quitter Moscou. Je comptais aller jusqu'à Mensky ou Vilna, et attendre là un moment plus tranquille.

XIX

Départ de Moscou.—Douze jours d'agonie.—Les vieilles moustaches en pelisses de satin rose.—Le colonel blessé.—Je traverse la ville de Krasnoy en flammes.—Je suis asphyxiée par le froid.—Je suis sauvée par le duc de Dantzick.—Passage de la Bérésina.—Napoléon.—Le roi de Naples.—Rupture du pont.—Désastres.

Trois jours s'étaient à peine écoulés, que nous courûmes les plus grands dangers, et cela ne fit qu'aller en augmentant. Je ne parlerai que de ce qui m'est personnel, et des douze jours qui furent pour moi une agonie continuelle. Je me disais en commençant la journée: Il est bien certain que je ne la finirai pas; mais par quel genre de mort la terminerai-je? Ce fut près de Smolensko que les grands désastres commencèrent.

Je datai cette série de jours malheureux, du 6 novembre 1812; c'était un vendredi, et nous étions très près de Smolensko. L'officier dans la voiture duquel j'étais partie, avait donné l'ordre à son cocher d'y arriver le soir. C'était un Polonais, le plus lent et le plus maladroit que j'aie jamais rencontré. Il passa toute la nuit, à ce qu'il dit, à aller au fourrage, et laissa ses chevaux se geler à leur aise. Lorsqu'il voulut les faire marcher, ils ne pouvaient plus remuer les jambes; de sorte que nous en perdîmes deux: ces deux-là une fois morts, il nous fut impossible d'avancer avec les trois autres. Nous restâmes à l'entrée d'un pont extrêmement encombré, jusqu'au samedi 7. Je réfléchis au parti que je pourrais prendre, et je me décidai, aussitôt qu'il ferait jour, à abandonner la calèche et à traverser le pont à pied, pour aller demander du secours ou une place dans une autre voiture, au général qui commandait de l'autre côté du pont, mais en ouvrant le vasistas, le cocher me dit qu'il avait trouvé deux chevaux. Je pensai bien qu'il les avait volés, mais dans ce malheureux temps, rien n'était plus commun; on se dérobait réciproquement toutes les choses dont on avait besoin avec une sécurité charmante. Il n'y avait d'autre danger que d'être pris sur le fait, car alors le voleur courait risque d'être rossé. On entendait dire toute la journée: «Ah! mon Dieu! on a volé mon porte-manteau; on a volé mon sac; on a volé mon pain, mon cheval»; et cela depuis le général jusqu'au soldat. Un jour Napoléon voyant un de ses officiers couvert d'une très belle fourrure, lui dit en riant: «—Où avez-vous volé cela?—Sire, je l'ai achetée.—Vous l'avez achetée de quelqu'un qui dormait.» On peut juger si ce mot fut répété; et c'est ainsi qu'il est venu jusqu'à moi.

Nous nous mimes en route, sans pousser plus loin nos recherches, trop heureux de pouvoir traverser le pont. Ce qu'il y avait de fâcheux, c'est que le vol n'était pas brillant, car nos chevaux n'étaient rien moins que bons. Nous essayâmes en vain d'avancer; à tout moment nous étions repoussés: «Laissez passer, disait-on, les équipages du maréchal, ceux du général un tel et puis d'un autre. Je me désespérais, lorsque j'aperçus près de moi celui qui commandait le pont de notre côté (le général la Riboissière). Pour Dieu, monsieur, lui dis-je, faites passer ma voiture, car je suis là depuis hier au matin et mes chevaux ne peuvent presque plus aller. Je suis perdue si je ne rejoins pas le quartier-général, et je ne saurai plus que devenir.» Je pleurais, car je perds plus facilement courage pour les petits événements que pour les grands: «Attendez un moment, madame, me dit-il, je vais faire mon possible pour vous faire passer.»

Il parla à un gendarme, et lui dit de comprendre ma voiture dans les équipages du prince d'Eckmulh. Ce gendarme, je ne sais pas trop pourquoi, me prit pour la femme du général Lauriston, et il se perdit en belles phrases. Lorsqu'enfin nous passâmes le pont, il était bordé de chaque côté, de généraux, de colonels et d'officiers, qui depuis long-temps attendaient et étaient là pour faire presser la marche; car, ainsi que je l'ai su depuis, les cosaques n'étaient pas loin. À peine fûmes-nous au quart du pont, que nos chevaux ne voulurent plus aller. Toute voiture qui entravait la marche dans un passage difficile devait être brûlée; c'était un ordre positif. Je me voyais dans une plus mauvaise position que la veille; on criait de tous les côtés: «Cette calèche empêche de passer; il faut la brûler.» Les soldats, qui ne demandaient pas mieux, parce que les voitures étaient alors pillées, criaient aussi: «Brûlez! brûlez!» Quelques officiers, enfin, eurent pitié de moi, et s'écrièrent: «Allons, des soldats aux roues.»

On s'y mit en effet, et eux-mêmes eurent la bonté de les pousser. Lorsque nous fûmes arrivés à l'autre bout du pont, le gendarme vint à moi. Je n'osais lui proposer de l'argent, car c'était la chose dont on faisait le moins de cas, et je n'avais pas d'eau-de-vie, encore moins de pain. «Mon Dieu! lui dis-je, monsieur le gendarme, je ne sais comment reconnaître…—Ah! madame, la femme du général… Madame la générale a tant de moyens… Qu'elle me permette de me réclamer d'elle.—Vous le pouvez, monsieur le gendarme, lui dis-je en riant,» et il s'en fut bien content.

J'examinais le spectacle bizarre que présentait cette malheureuse armée. Chaque soldat avait emporté ce qu'il avait pu du pillage: Les uns couverts d'un cafetan de Mougick ou de la robe courte et doublée de fourrure d'une grosse cuisinière; les autres de l'habit d'une riche marchande, et presque tous, de manteaux de satin doublés de fourrures. Les dames ne se servant de manteaux que pour se garantir du froid, les portent noirs; mais les femmes de chambre, les marchandes, toutes les classes du peuple enfin, en font une affaire de luxe, et les portent roses, bleus, lilas ou blancs. Rien n'eût été plus plaisant (si la circonstance n'avait pas été aussi triste) que de voir un vieux grenadier, avec ses moustaches et son bonnet, couvert d'une pelisse de satin rose. Les malheureux se garantissaient du froid comme ils le pouvaient; mais ils riaient souvent eux-mêmes de cette bizarre mascarade. Cela me rappelle une histoire assez drôle. Un colonel de la garde avait arrêté ma voiture, parce qu'il avait fait faire halte à son régiment. Mon domestique s'efforça de lui persuader que cette voiture appartenait à M. de Tintigni, neveu de M. le grand-écuyer. «Je m'embarrasse bien de cela, répondit-il, tu ne passeras pas.» Je me réveillai au bruit de cette discussion; et sans doute qu'en ce moment le colonel m'aperçut, car il me dit: «Ah! pardon, j'ignorais qu'il y eût une dame dans la voiture.» Je le regardai et le voyant couvert d'une pelisse de satin bleu, je me mis à sourire. En cet instant il dut se rappeler son costume; car à son tour il éclata de rire. Ce ne fut qu'après avoir laissé un libre cours à cet accès de gaieté, que nous nous expliquâmes. «Il est certain, me dit-il, qu'un colonel de grenadiers, vêtu de satin bleu, est en costume assez comique; mais ma foi! je mourais de froid, et je l'ai achetée d'un soldat.» Nous causâmes assez long-temps, et il finit par m'engager à partager quelques chétives provisions qui lui restaient encore. On fit du feu, on coupa des sapins, et l'on nous fit ce qu'il nomma la cabane d'Annette et Lubin. Hélas! sa triste verdure ne garantissait pas du froid les bergers qu'elle abritait, et le chant du rossignol était remplacé par le cri lugubre du corbeau.

J'arrivai à Smolensko, à trois heures après midi; on me croyait déjà perdue. On avait fait partir la veille des domestiques avec des chevaux, mais ils avaient trouvé bon de coucher en route, et de ne revenir que le lendemain matin. Nous ne comptions plus sur la calèche; cependant elle arriva le soir, mais dans un fâcheux état. Malgré les contes que nous firent les domestiques, il est clair que c'étaient eux qui nous avaient volés. Je perdis, pour mon compte, tout ce que j'avais, et mes malles, que j'avais mises sur des voitures appartenant à des officiers, avaient été prises par les cosaques. Il ne me restait plus qu'un coffre sur celle qui venait d'arriver et dans laquelle étaient des châles, des bijoux et de l'argent. Je m'attendais à tout perdre, j'en avais pris mon parti, mais M. de Tintigni me rassura en me disant: «Je vais vous donner un de mes camarades qui, bien que blessé, saura faire aller mes gens. Vous descendrez chaque soir dans les endroits où nous nous arrêterons; de cette manière, j'espère qu'il ne vous arrivera pas d'accident. Je me reposai à Smolensko toute la journée, et nous ne repartîmes que le lendemain matin.

Le mardi 10 novembre, nous remontâmes en voiture à quatre heures après midi, avec le camarade de M. de Tintigni. «C'est un autre moi-même, me dit-il, vous n'avez plus rien à craindre maintenant.» Il ne se rendait guère justice, en se comparant à ce monsieur, car il y avait une bien grande différence. Malgré cet éloge, il me déplut dès le premier moment. Quoique ce fût un homme assez mal élevé et très occupé de lui-même, je lui donnai cependant tous les soins qu'exigeait son état.

Je m'aperçus bientôt que nos chevaux ne valaient guère mieux que les premiers; du reste ces malheureuses bêtes étaient si mal nourries qu'elles pouvaient à peine marcher. Nous allâmes fort lentement jusqu'au jeudi 14. Mon compagnon enrageait d'être monté dans la calèche, et craignait beaucoup la rencontre des cosaques. «Si j'avais mon cheval, je m'en moquerais, disait-il; mais je ne vois pas mon domestique, qui devait me l'amener.» Ce n'était pas très-rassurant pour moi; je l'excusai pourtant, car sa blessure était tellement grave qu'il ne pouvait marcher. Nous prîmes enfin le parti d'envoyer au quartier-général, pour dire à M. de Tintigni, que s'il n'avait pas d'autres chevaux à nous donner, il était impossible d'avancer. Mais, pour éviter la négligence du domestique, nous envoyâmes celui qui était chargé des chevaux de selle, et nous fîmes aller l'autre au fourrage avec le cocher.

Me voilà de nouveau restée au milieu du grand chemin; mais au moins je n'étais pas seule; il passait quelques troupes, et des soldais bivouaquaient à coté de nous.

Nos gens ne revenant pas du fourrage, nous craignîmes qu'ils n'eussent été pris. Sur les dix heures, mon aimable compagnon de voyage rencontra son colonel, et j'entendis qu'il lui dit:

—Mon colonel, j'ai été blessé, et on m'a mis dans cette voiture, mais les chevaux ne pouvant aller plus loin, j'ai envoyé mes gens chercher du fourrage; je pense qu'ils nous ont abandonnés, car ils ne reviennent pas.

—Je vous conseille, répondit le colonel, de monter à cheval et de brûler la calèche.

—Je vous suis très obligé de ce conseil, lui dis-je; mais je vous ferai observer que monsieur n'a aucun droit sur cette calèche, et que c'est à moi seule qu'on l'a donnée.

Et sur cela je me retournai et m'endormis profondément. Vers minuit, mon compagnon de voyage ayant retrouvé son domestique et son cheval, il descendit de la calèche avec tant de précipitation, qu'il n'eut pas le temps de me dire un mot d'excuse; il n'oublia pas cependant d'emporter le seul pain qui restât. J'étais indignée, mais je me sentais presque fière d'avoir plus de courage qu'un homme. Je ne me dissimulais pas cependant que ma position n'était rien moins que gaie; mais, selon mon usage, je repris mon sang-froid, et j'attendis le jour assez tranquillement.

La lune jetait assez de clarté pour que je pusse apercevoir des soldats qui dormaient à vingt pas de moi. Je me décidai à attendre encore une heure, et si au bout de ce temps je ne voyais arriver personne, à m'en aller à pied jusqu'à ce que je rencontrasse une voiture ou une charrette où je pusse monter.

Comme je délibérais, le domestique et le cocher revinrent du fourrage. J'étais si contente de revoir des figures de connaissance, que je ne pensai pas à les gronder. Il faut s'être trouvé dans une pareille situation pour sentir combien l'apparence du mieux paraît un grand bien; il faut n'avoir eu pour toute boisson que de l'eau où des cadavres ont séjourné, pour connaître le plaisir que l'on éprouve à boire un verre d'une eau pure; et avoir éprouvé la faim, pour connaître le prix d'un morceau de pain. Il y a dans la vie des jouissances dont les gens heureux ne se doutent pas.

Je racontai à mes gens la manière dont le camarade de leur maître m'avait abandonnée. Ils en furent indignés, mais ils le furent bien davantage quand ils apprirent qu'il avait emporté notre pain, car ils espéraient en avoir leur part; ils savaient que quand j'en avais je le partageais avec eux. Les cosaques n'étant pas éloignés de nous, nous résolûmes d'atteler les chevaux de selle à la calèche.

Nous allions prendre ce parti, quand nous vîmes arriver le domestique avec les chevaux. On les fit reposer et nous nous remîmes en route.

Nous fûmes toute la journée du lendemain entourés de cosaques, et nous fîmes tant de détours pour les éviter, que nous n'avançâmes pas d'un quart de lieue. Les retards que nous avions éprouvés nous avaient encore rejetés à l'arrière-garde; et nous étions dans ce moment, comme je l'ai su depuis, avec la colonne des traînards. C'étaient des soldats de toutes les nations, n'appartenant à aucun corps, ou qui du moins les avaient quittés, les uns parce que leurs régiments étaient presque détruits, les autres parce qu'ils ne voulaient plus se battre. Ils avaient jeté leurs fusils, et ils marchaient à l'aventure; mais ils étaient tellement nombreux, qu'ils entravaient la marche dans les endroits étroits ou difficiles.

Ils volaient, pillaient depuis leurs chefs jusqu'à leurs camarades, et mettaient le désordre partout où ils passaient. On avait tenté souvent de les réunir en corps; mais on n'avait jamais pu y parvenir; c'était en partie avec ces gens-là, et en partie avec l'arrière-garde que nous marchions. Nous cheminâmes ainsi jusqu'à minuit, précédés par une grande berline. Mes gens me dirent qu'elle était au comte de Narbonne et qu'il y avait une dame dedans.

Un colonel qui venait d'avoir le bras emporté, vint me demander une place dans ma voiture. Je m'empressai d'accéder à sa demande, mais je lui fis observer que mes chevaux étant épuisés de fatigue j'allais être forcée de l'abandonner. À peine une demi-heure s'était écoulée, qu'on s'arrêta. Un officier étant venu parler à l'oreille du colonel, il descendit de voiture: j'en fis autant, et j'abordai la dame de la berline. En pareille circonstance on a bientôt fait connaissance; rien ne réunit plus vite que le malheur. «Je pense, lui dis-je, madame, que les cosaques sont très près de nous, car un officier est venu parler bas à un colonel blessé qui était dans ma calèche, et ce dernier après m'avoir balbutié quelques excuses, est monté sur son cheval, quoiqu'il pût à peine s'y tenir.» Au même instant nos gens vinrent nous dire qu'il y avait un ravin qu'il était impossible de passer en voiture, et que les cosaques étant dans les environs, il fallait monter à cheval et se sauver. Nous cherchâmes à leur inspirer un peu de courage. «Essayons au moins, leur dis-je; il sera toujours temps, si la voiture se brise, de l'abandonner.—Venez vous-même, nous répondirent-ils, et vous verrez que cela est impossible.» Nous y allâmes, et nous convînmes qu'en effet ils avaient raison. Il y avait bien très près de là une grande route, mais les boulets la traversaient à chaque instant. Nous primes un parti décisif; nous cheminâmes dans la neige à travers champs, car il n'y avait point de chemins battus. Les pauvres chevaux en avaient jusqu'au ventre, et ils étaient sans force, n'ayant pas mangé de la journée. Me voilà donc à cheval à minuit, ne possédant plus rien que ce que j'avais sur moi, ne sachant quel chemin suivre et mourant de froid. À deux heures du matin nous atteignîmes une colonne qui traînait des pièces de canon: c'était le samedi 14.

Je demandai à l'officier qui la commandait si nous avions loin pour rejoindre le quartier-général. «Ah! vous pouvez être tranquille, me dit-il avec humeur, nous ne le rejoindrons pas, car si nous ne sommes pas pris cette nuit, nous le serons demain matin: nous ne pouvons l'échapper.» Ne sachant plus par où il pourrait passer, il fit faire halte à sa troupe. Les soldats voulurent allumer du feu pour se chauffer, mais il s'y opposa en leur disant que leurs feux les feraient découvrir par l'ennemi. Je descendis de cheval et fus m'asseoir sur un monceau de paille qu'on avait mis sur la neige. J'éprouvai là un moment de découragement.

Le cocher ayant ramené la voiture, nous marchâmes fort lentement toute la nuit, à la lueur des villages incendiés, et au bruit du canon. Je voyais sortir des rangs de malheureux blessés; les uns exténués de faim, nous demandant à manger, les autres mourant de froid, suppliant qu'on les prît dans la voiture et implorant des secours qu'on ne pouvait leur donner: ils étaient en si grand nombre! Ceux qui suivaient l'armée nous priaient de prendre des enfants qu'ils n'avaient plus la force de porter: c'était une scène de désolation; on souffrait de ses maux et de ceux des autres.

Lorsque nous fûmes en vue de Krasnoï, le cocher me dit que les chevaux ne pouvaient plus aller. Je descendis, espérant trouver le quartier-général dans la ville. Il commençait à faire petit jour. Je suivis le chemin que prenaient les soldats, et j'arrivai à une pente extrêmement rapide; c'était comme une montagne de glace que les soldats descendaient en glissant sur leurs genoux. N'ayant pas envie d'en faire autant, je pris un détour et j'arrivai sans accident. Je demandai à un officier le quartier-général. «Je crois qu'il est encore ici, me dit-il, mais il n'y sera pas long-temps, car la ville commence à brûler.»

Le feu gagnait d'autant plus rapidement que cette petite ville était en bois, et les rues extrêmement étroites: je la traversai en courant; les poutres embrasées menaçaient de me tomber sur la tête. Un gendarme eut la complaisance de m'accompagner et de me soutenir jusqu'à la sortie de la ville, car la foule était tellement compacte qu'on était heurté de tous côtés. Il me demanda pourquoi j'avais traversé la ville. Je lui répondis que c'était pour y trouver des officiers de la maison de l'Empereur.»—Il y a long-temps, reprit-il, que l'Empereur est parti, et vous ne pourrez plus les rejoindre.—Eh bien! lui dis-je, je n'ai plus qu'à mourir, car je n'ai pas la force d'aller plus loin.»

Je sentais que le froid m'engourdissait le sang. On prétend que cette asphyxie est une mort très douce, et je le crois. J'entendais bourdonner à mon oreille: «Ne restez pas là!… Levez-vous!…» On me secouait le bras; ce dérangement m'était désagréable. J'éprouvais ce doux abandon d'une personne qui s'endort d'un sommeil paisible. Je finis par ne rien entendre, et je perdis tout sentiment. Lorsque je sortis de cet engourdissement, j'étais dans une maison de paysan. On m'avait enveloppée de fourrures, et quelqu'un me tenait le bras et me tâtait le pouls: c'était le baron Desgenettes. J'étais entourée de monde, et je croyais sortir d'un rêve; mais je ne pouvais faire un mouvement, tant ma faiblesse était grande. J'examinais tous ces uniformes. Le général Burmann, que je ne connaissais pas alors, me regardait avec intérêt. Le vieux maréchal Lefebvre s'avança et me dit: «Eh bien! ça va-t-il? Vous revenez de loin.»

J'appris qu'on m'avait ramassée sur la neige. On avait voulu d'abord me mettre auprès d'un grand feu, mais le baron Desgenettes s'était écrié: «Gardez-vous-en bien, vous la tueriez sur-le-champ; enveloppez-la de toutes les fourrures que vous pourrez trouver, et mettez-la dans une chambre sans feu.»

Je restai ainsi assez long-temps. Lorsque je commençai à reprendre un peu de chaleur, le maréchal m'apporta une grande timbale de café très fort. Cela me ranima et fit circuler mon sang. «Gardez cette timbale, me dit le maréchal, elle sera historique dans votre famille… si vous la revoyez,» ajouta-t-il plus bas.

Je repartis quelques heures après dans la voiture du maréchal. Nous nous arrêtâmes le soir dans un village désert pour y passer la nuit. Nous étions tout près de la Bérésina. Le lendemain de grand matin l'on donna l'ordre du départ, mais il fut si prompt qu'il occasionna un assez grand désordre. Le jour commençait à poindre dans un ciel brumeux. Mes forces étaient revenues, car j'avais pris de la nourriture. Je montai dans la calèche, précédée d'un détachement de la garde.

L'empereur était debout à l'entrée du pont pour faire presser la marche. Je pus l'examiner avec attention, car nous allions doucement: il me parut aussi calme qu'à une revue des Tuileries. Le pont était si étroit que notre voiture touchait presque l'empereur. «N'ayez pas peur, dit Napoléon; allez, allez, n'ayez pas peur.» Ces mots qu'il semblait m'adresser particulièrement, car il n'y avait pas d'autres femmes, me firent penser qu'il devait y avoir du danger.

Le roi de Naples tenait son cheval en laisse, et sa main était appuyée sur la portière de ma calèche. Il dit un mot obligeant en me regardant. Son costume me parut des plus bizarres pour un semblable moment et par un froid de vingt degrés. Son col ouvert, son manteau de velours jeté négligemment sur une épaule, ses cheveux bouclés, sa toque de velours noire ornée d'une plume blanche, lui donnaient l'air d'un héros de mélodrame. Je ne l'avais jamais vu d'aussi près, et je ne pouvais me lasser de le regarder: lorsqu'il fut un peu en arrière de la voiture, je me retournai pour le voir de face. Il s'en aperçut et me fit un gracieux salut de la main. Il était très coquet, et il aimait que les femmes prissent garde à lui.

Plusieurs officiers supérieurs tenaient aussi leurs chevaux en laisse, car on ne pouvait aller à cheval sur ce pont; il était si fragile, qu'il tremblait sous les roues de ma voiture. Le temps qui s'était adouci, avait fait un peu fondre les glaces de la rivière, ce qui la rendait bien plus dangereuse. Lorsqu'on eut atteint le village, on s'y arrêta comme l'avait ordonné l'empereur, et tous les officiers retournèrent près de la Bérésina. Je pris le bras du général Lefebvre (fils du maréchal), pour aller voir ce qui se passait. Lorsque le pont se rompit, nous entendîmes un cri, un seul cri poussé par la multitude, un cri indéfinissable! il retentit encore à mon oreille, toutes les fois que j'y pense. Tous les malheureux restés sur l'autre bord de la rivière, tombaient écrasés par la mitraille. C'est alors que nous pûmes comprendre l'étendue de ce désastre. La glace n'étant pas assez forte, elle se rompait et engloutissait hommes, femmes, chevaux, voitures. Les militaires, le sabre à la main, abattaient tout ce qui s'opposait à leur salut, car l'extrême danger ne connaît pas les lois de l'humanité; on sacrifie tout à sa propre conservation. Nous vîmes une belle femme, tenant son enfant dans ses bras, prise entre deux glaçons, comme dans un étau. Pour la sauver, on lui tendit une crosse de fusil et la poignée d'un sabre, afin qu'elle pût s'en faire un appui; mais elle fut bientôt engloutie par le mouvement même qu'elle fit pour les saisir. Je m'éloignai en sanglotant de ce triste spectacle. Le général Lefebvre, qui n'était pas fort tendre, était pâle, comme la mort et répétait: «Ah! quel malheur horrible! ces pauvres gens qui sont là sous le feu de l'ennemi!»

Cependant, quelques-uns de ces malheureux parvinrent, en passant sur la glace, à franchir la rive; ceux qui nous rejoignirent à Vilna, nous racontèrent des scènes qui nous firent frémir.

Quelle singulière et inexplicable chose que la destinée! si je n'avais pas été abandonnée comme asphyxiée sur la neige, je n'aurais pas été recueillie par le maréchal Lefebvre, et, comme la plupart des réfugiés de Moscou, j'aurais immanquablement péri dans la Bérésina.

À mon retour en France, lorsqu'on voulait me présenter ou me recommander à quelques puissants du jour, on employait cette formule: «Elle a passé la Bérésina!»

XX

Départ pour Vilna.—Désastres aux portes de la ville.—Maladie du général Lefebvre.—Entrée des Cosaques.—Les prisonniers français.—Mort du général Lefebvre.—Arrivée de l'empereur Alexandre et du général Koutouzoff.—L'orpheline de Vilna.—Mort de Nadèje.—Son épitaphe par madame Desbordes-Valmore.

Je continuai mon voyage dans la voiture du maréchal, jusqu'à Vilna. De ce moment je fus à l'abri du danger, mais j'eus beaucoup à souffrir; j'étais entourée de gens qui m'étaient entièrement inconnus. Lorsque je voyageais sous la protection des officiers d'ordonnance, ma vie avait été plus de vingt fois en péril, mais comme c'étaient des jeunes gens bien nés, bien élevés, leur humanité me dédommageait, en quelque sorte, des souffrances que j'éprouvai journellement. Je leur racontais assez gaîment mes désastres; et la manière dont je prenais mon parti les engageait à imiter ma philosophie. Nous songions au temps où nous reverrions nos familles, et où nous pourrions trouver à manger, car c'était l'affaire principale. J'ai vécu de chocolat et de sucre pendant un mois. «Pour peu que cela dure, leur disais-je, vous me ramènerez comme Vert-Vert: vous m'aurez nourrie de bonbons, et j'entends jurer dans toutes les langues.»

Nous arrivâmes à Vilna, le 9 décembre, à onze heures du soir; les portes de la ville étaient tellement encombrées par la foule qui se pressait, croyant atteindre à la terre promise, que nous eûmes toutes les peines du monde à la traverser. Ce fut là que périrent presque tous les Français de Moscou, qui, luttant contre le froid et la faim, ne purent pénétrer dans la ville. Ceux qui échappèrent étaient si changés et si vieillis, que six semaines après j'avais peine à les reconnaître. Nous allâmes loger chez la comtesse de Kasakoska, où M. le duc de Dantzick avait logé à son premier passage; mais la maison était dans le plus grand désordre. M. le comte de Kasakoska étant au service de Napoléon, s'apprêtait à quitter Vilna; nous ne pûmes trouver un domestique pour nous donner à manger et nous faire du feu. Le froid était à vingt-huit degrés, nous passâmes une nuit affreuse.

Je voyais d'après l'agitation qui régnait sur les visages, qu'on ne resterait pas long-temps dans la ville. Le fils de M. le duc de Dantzick était blessé, et hors d'état d'être transporté; son malheureux père était à tout moment obligé de le quitter pour aller donner des ordres. Il revint enfin le soir nous apprendre que l'on allait partir, et il écrivit au général russe qui commandait les avant-postes que, forcé de laisser son fils dans la ville, il se fiait à sa loyauté, pour le traiter en ennemi généreux. Ses yeux étaient mouillés de larmes: «M. le maréchal, lui dis-je, toute émue, je resterai près de votre fils, et j'en aurai les soins d'une mère.» Il me fit de vifs remerciements et accepta ma proposition.

Je pressentais bien les nouveaux dangers que nous allions courir; mais je voulus lui faire ce sacrifice. Son aide-de-camp, le colonel Viriau (le même qui sauva un régiment resté sur la place de Vilna) et son intendant restèrent aussi. Il leur laissa de l'argent, des lettres de crédit, et partit la mort dans le coeur; il semblait avoir un pressentiment qu'il ne reverrait plus son fils.

Nous passâmes la nuit sans dormir; et le lendemain, à onze heures du matin, les troupes russes entrèrent. Nous n'avions pas encore reçu de réponse à la lettre du maréchal, et nous étions fort inquiets. À une heure cependant, un aide-de-camp du général russe vint nous dire qu'il avait reçu la lettre que M. le maréchal lui avait adressée, et qu'il aurait tous les égards dus au malheur et au fils d'un brave militaire qu'il estimait beaucoup; il ajouta qu'on allait nous envoyer une sauve-garde.

Une demi-heure après nous vîmes arriver quelques cosaques. On eut l'imprudence de les faire entrer dans la chambre où était le jeune comte; son aide-de-camp, pour les intéresser à notre sûreté, leur donna quelques pièces d'argent. Dès que ces cosaques eurent aperçu des piles d'écus sur la cheminée, et de l'argenterie sur la table, ils ne songèrent qu'à s'en emparer; et je vis à leur figure et à leur avidité qu'ils allaient nous faire un mauvais parti. Je fus m'asseoir près du lit du jeune comte, et, en faisant semblant de le couvrir et d'arranger son oreiller, je jetai sa montre, sa pelisse et quelques autres objets dans la ruelle. Ils menacèrent de leurs lances les deux personnes qui étaient vis-à-vis de nous, ensuite ils les quittèrent pour venir au lit du général, et le menacèrent aussi, en lui disant en russe: «De l'argent.» Je détachai de mon col une petite vierge de Kiow que madame la princesse Koutouzoff m'avait donnée en Russie, comme un préservatif de malheur; elle en fut un en effet, pour nous. Je la posai sur le général: «Comment osez-vous, leur dis-je, attaquer un homme mourant? Dieu vous punira.» Les Russes ont une grande vénération pour les images, et particulièrement pour la vierge de Kiow. Ma présence d'esprit nous sauva; mais la révolution que cela fit à ce pauvre jeune homme rendit son mal sans remède.

Vers quatre heures, le général russe Tithakow arriva, et on lui raconta ce qui s'était passé. Il nous laissa dix-huit hommes, dont il nous répondit, et nous fûmes un peu plus tranquilles pour nous-mêmes; mais ce que nous apprenions par les domestiques de la maison, nous faisait frémir pour les autres. Des malheureux sans asile erraient dans les rues, repoussés par les habitants, qui craignaient, en les recevant, de faire piller leurs maisons, mais bientôt ils étaient dépouillés, et mouraient de froid: les rues en étaient remplies. Ce désordre dura jusqu'à l'arrivée de M. le maréchal Koutouzoff, et encore ne put-il pas le réprimer entièrement.

Nous étions logés près d'un couvent de Bénédictins, et nous entendions la nuit les gémissements de ces malheureux. J'attendais que les soldats se fussent retirés, et j'allais toute tremblante voir s'il ne restait pas encore à quelques-uns d'eux un signe de vie. Hélas! j'étais toujours trompée dans mon espoir: et lorsque j'étais de retour, on me grondait d'avoir l'imprudence de sortir ainsi, et de risquer d'attirer les soldats sur mes pas.

La maladie du jeune comte augmentait de jour en jour. Il avait pour médecin un Polonais, et le baron Desgenettes, qui était prisonnier à Vilna, venait le voir fréquemment.

Dès le premier moment, il nous dit que son mal était sans remède, et qu'on pouvait lui donner ce qu'il demanderait. Il n'entendit que cette dernière phrase et ne me laissa plus de repos que je ne lui eusse été chercher ce dont il avait envie. Il était difficile de se procurer la moindre chose, car les domestiques français ne pouvaient sortir sans danger, et les Juifs, qui servent de commissionnaires dans ce pays, revenaient en disant qu'on leur avait pris ce qu'ils apportaient. Ce fut donc encore moi qui essayai d'aller chercher ce qui était prescrit par les ordonnances des médecins. Je passai au milieu des soldats et des chevaux qui étaient attachés au milieu des rues; je disais aux cosaques, d'un air gracieux: «Je t'en prie, range tes chevaux,» et ils les rangeaient. Je m'habituai à aller ainsi dans la ville acheter ce qui nous était indispensable, et c'est ainsi que j'ai pu voir de près ce tableau de désolation.

Enfin ce pauvre jeune homme mourut le 19 décembre 1812, à trois heures du matin; il avait conservé la connaissance jusqu'au dernier moment. Quelques heures avant sa mort, tout le monde dormant autour de lui, il m'appela, et me dit à voix basse: «Je ne passerai pas cette nuit.» J'employai tous les moyens pour le rassurer, et je lui dis ce qu'on peut dire en pareille circonstance. «Comme il est probable, reprit-il, que vous retournerez bientôt en France, car on ne retiendra pas les femmes, coupez une boucle de mes cheveux, car après ma mort vous aurez peur de moi: dites à mes parents que je vous recommande à eux. Si j'en avais la force, j'écrirais à ma mère. Vous avez tout perdu; elle est riche, elle n'oubliera pas votre dévouement. Il me dit ensuite beaucoup de choses touchantes qui m'émurent profondément.

* * * * *

Il fut enterré d'une manière décente pour un pareil moment; et, selon l'usage du pays, on le couvrit de ses habits. Lorsque j'entrai dans la chambre où il était exposé, je fus frappée en le voyant. La première fois que je le vis dans la maison qu'habitait son père, il était minuit, et il dormait couché sur un banc; il avait le même costume et la même attitude. Cette conformité de situation, ce passage de la vie à la mort en si peu de temps me fit fondre en larmes.

Lorsque j'eus rempli tous les devoirs de cette triste circonstance, je songeai enfin à moi. J'étais sans argent et sans aucun moyen d'en gagner. On me conseilla de m'adresser à l'empereur Alexandre, car ayant été huit ans à son service, au théâtre impérial, j'avais quelques droits à sa protection. Si j'avais eu le courage de lui demander audience, comme plusieurs de mes compagnes, il me l'aurait accordée, car il ne s'occupait que d'adoucir le sort de tous les infortunés.

Lors de l'arrivée de l'empereur Alexandre à Vilna, on voulut lui donner une fête. «Non, dit-il, employez cet argent à soulager les malheureux qui sont sans pain et sans asile. Qui pourrait se réjouir au milieu de tant de souffrances? ce serait insulter au malheur.»

Ce fût le maréchal Koutouzoff qui me protégea pendant mon séjour à Vilna. J'avais été si bien accueillie par sa famille à Saint-Pétersbourg, que ce fut un titre de plus à sa bienveillance. Ne pouvant ni ne voulant rester dans la maison du général Lefebvre, après sa mort, j'allai loger chez une veuve qui avait recueilli beaucoup de Français, hommes et femmes, et qui presque tous étaient dans un état déplorable. Ma santé ne s'étant point ressentie de tant de peines et de fatigues, je secourais ceux qui, plus malheureux que moi, étaient malades. Un officier, témoin des soins que je leur prodiguais, me parla d'un enfant que l'on croyait encore vivant, quoique ceux qui l'entouraient fussent morts de fatigue ou de faim.

Cet officier m'en fit un récit déchirant: «Ah! monsieur, courons-y, lui dis-je.» Nous fûmes bientôt aux portes de la ville. Je ne puis me représenter ce tableau sans frémir. Je pris l'enfant dans mon manteau et me sauvai avec tant de vitesse, que mon compagnon pouvait à peine me suivre. J'avais peu d'espérance de rappeler cette petite créature à la vie; cependant j'eus le bonheur de lui voir reprendre un peu de chaleur, grâce aux soins du docteur Desgenettes. Elle n'était qu'engourdie par le froid. Il fallait de grands ménagements pour lui faire prendre de la nourriture, car elle avait dû souffrir long-temps de la faim. On fut obligé d'accoutumer peu à peu son petit estomac à supporter les aliments. Tout porte à croire qu'elle appartenait à des parents français habitant Moscou; car, parmi les femmes qui étaient venues volontairement de France avec leurs maris, et celles qui s'étaient sauvées, aucune je pense, n'aurait abandonné son enfant.

«—Pourquoi ne vous en chargeriez-vous pas, me dit cet officier, vous qui êtes si bonne.—Je ne demanderais pas mieux, mais je ne possède plus rien, que puis-je faire pour elle?—Ce que vous faites pour tous ces malheureux, lui donner vos soins.—Des soins ne procurent pas l'existence.—Ils la soulagent, répondit-il, et nous ferons en nous réunissant le peu qui sera en notre pouvoir: ce sera le denier de la veuve.»

Mes yeux se remplirent de larmes en contemplant cette jolie petite compagne d'infortune, pour laquelle j'éprouvais déjà un bien vif intérêt. Un de ses pieds était presque gelé.—Comme j'avais guéri plusieurs personnes avec un remède fort simple, du jus de pomme de terre, je l'employai pour elle, et cela me réussit.

J'allai le lendemain chez le maréchal Koutouzoff. Je fus reçue par son gendre, le prince Goudachoff. «Vous ne savez pas, lui dis-je, ce qui m'arrive: vous connaissez une petite pièce jouée par Brun? et la banqueroute du Savetier. Ce pauvre homme se lamente de ne pouvoir nourrir son enfant et il en trouve deux exposées à sa porte. C'est à peu près mon histoire; depuis que je n'ai plus rien au monde, il m'est survenu un enfant.—Comment un enfant?—Hélas! oui, une jolie petite créature tombée sur la neige comme un oiseau de son nid.»

Il se mit à rire. «Il faut conter cela au maréchal Koutouzoff, me dit-il.—Oui, c'est fort gai; mais faites-moi le plaisir de me dire ce que je vais faire d'elle et moi?—Je vais en parler à mon beau-père; amenez-nous votre petit oiseau.»

J'y allai le même jour. J'avais fait ma petite fille bien jolie pour la présenter à M. de Koutousoff. Pendant que j'attendais, je jetai les yeux sur un livre resté ouvert. C'étaient les poésies de Clotilde. Je lus cette strophe:

     Enfançon malheuré
       M'est assurance,
     Que Dieu m'envoye
     Pour être ton pavoi.

«—Voyez, monseigneur, dis-je au maréchal qui entrait en ce moment, ne semble-t-il pas que ce soit une prédiction?—En effet, répondit-il, c'est un singulier à-propos: eh bien! je veux être son pavoi et son parrain!» Il la nomma Nadèje (espérance). Il lui donna cinq cents roubles, et son gendre trois cents. «Servez-vous toujours de cela, me dirent-ils, pour ses premiers besoins.»

Je fus, toute joyeuse, apprendre cette bonne fortune à nos amis, qui en furent charmés.

J'étais embarrassée de ce que j'en ferais, lorsque je serais obligée de partir, car avec une existence aussi incertaine que la mienne, et par un hiver très rigoureux, l'emmener avec moi était impossible, et je ne pouvais ni ne voulais l'abandonner. Le prince Goudachoff me tira encore de cet embarras. Il connaissait une Allemande qui lui avait des obligations, et à laquelle il avait fait obtenir un passeport pour retourner dans son pays. Une de mes parentes demeurait à Luxembourg; le prince m'assura que cette femme se chargerait d'emmener l'enfant et de la lui remettre en sûreté avec une lettre de moi, pour qu'elle en prît soin jusqu'à mon retour. «Nous lui paierons son voyage, me dit-il, et je vous réponds d'elle.» En effet, elle s'acquitta de cette commission de la manière la plus satisfaisante. Tranquille sur ce point, je la gardai avec moi jusqu'au moment de son départ et du mien. Lorsqu'il fallut m'en séparer, j'éprouvai une peine très vive, et quand je la retrouvai, ce fut avec une joie que je ne puis exprimer.

J'avais quitté mon état, sacrifié mon avenir pour m'occuper de cette enfant que j'aimais d'un amour de mère. Son enfance fut entourée de tout l'intérêt que sa position pouvait inspirer. Mais ce n'eût été que l'intérêt du moment, si sa gentillesse et ses dispositions ne l'eussent prolongé. Elle faisait le charme des salons en France et en Angleterre, par son intelligence et sa grâce dans les petites scènes que je lui faisais jouer. Lorsqu'elle exécutait la danse nationale russe dans le costume des paysannes, elle était devenue tellement à la mode, qu'il n'était plus possible de se passer de la petite Nadèje dans une soirée brillante. Elle a occupé tous les souverains au congrès d'Aix-la-Chapelle, dans les fêtes données par la soeur du Roi de Prusse, la princesse de La Tour-Taxis. Frédéric-Guillaume daigna m'adresser, au sujet de mon élève, une lettre flatteuse que j'ai conservée précieusement.

Lorsque nous allâmes en Pologne, nous passâmes par Berlin. Nadèje avait alors quatorze ans. Le roi voulut la voir et nous fit l'accueil le plus flatteur. Nous donnâmes une soirée à Postdam. Il n'y avait que la cour et les ambassadeurs.

Sa Majesté m'accorda la faveur d'amener des artistes, à mon retour de
Varsovie, pour jouer la comédie française à Berlin et à Charlottembourg.
C'est depuis ce temps qu'il y a un théâtre français en Prusse. À notre
représentation d'adieu, on nous jeta des vers qui finissaient ainsi:

       N'oubliez pas vos succès en ces lieux
     Emportez nos regrets, laissez-nous l'Espérance.

On prétendit que c'était un calembourg pour Nadèje.

Je la fis débuter à l'âge de quinze ans, à la Comédie-Française, sous les plus heureux auspices…

Je n'ai pas le courage de compléter cette biographie, et je ne puis que rapporter ces lignes d'un journal de 1832, sur sa mort:

C'est cette intéressante orpheline qui, par les soins de madame Fusil, était devenue une actrice charmante, et dont tous les journaux ont parlé lors de son début au Théâtre-Français. Elle était la gloire et l'espérance de sa mère adoptive, qui l'a perdue à l'âge de vingt ans. Voici quelques vers touchants que sa mort a inspirés à madame Desbordes-Valmore, et qui ont été gravés sur sa tombe:

     Elle est aux cieux, la douce fleur des neiges,
     Elle se fond aux bords de son printemps.
     Voit-on mourir d'aussi jeunes instans!
     Mais ils souffraient, mon Dieu! tu les abrèges.

     Son sort a mis des pleurs dans tous les yeux:
     C'était, je crois, l'auréole d'un ange
     Tombée à l'ombre et regrettée aux cieux;
     D'un peu de vie, oh! que la mort te venge.

     Fleur dérobée au front d'un séraphin;
     Reprends, ton rang avec un saint mystère,
     Et ce fil d'or dont nous pleurons la fin
     Va l'attacher autre part qu'à la terre!

FIN.

NOTES

[1: Je me souviens d'une pauvre dame qui s'avança timidement, tenant par la main deux jolies personnes dont les frères étaient émigrés. Elles ne parent obtenir de Joseph qu'une réponse brusque et décourageante. Combien j'aurais voulu pouvoir parler pour elles! Je me hasardai à dire: «Ce n'est pas leur faute si leurs frères ont émigré.» Joseph Lebon me lança un coup-d'oeil foudroyant. Il s'écria: «Mêle-toi de tes affaires.» Ces jeunes personnes se nommaient du Soulier. Je n'ai pas su ce qu'elles sont devenues.]

[2: La musique des choeurs était une très belle composition de Méhul.]

[3: C'est à cela que Chénier crut faire allusion dans ces vers de son épître à la Calomnie:

     Proscrit par mes discours, proscrit par mon silence,
     Seul, attendant la mort, quand leur coupable voix
     Demandait à grands cris du sang et non des lois.
]

[4: On se demande pourquoi madame de Genlis a écrit que mademoiselle Dumesnil avait eu l'intention de faire à Chénier l'application de ce vers:

«Approchez-vous, Néron, et prenez votre place,»

car la révolution commençait à peine, et Chénier n'occupait aucun poste éminent; il n'avait d'ailleurs d'autre pouvoir que celui que lui donnait sa place à l'Institut, celui de solliciter en faveur des artistes retirés ou sexagénaires qui avaient perdu leur pension. Mademoiselle Dumesnil était donc bien loin de vouloir insulter un homme auquel elle avait des obligations.]

[5: L'auteur du Chevalier de Canole.]

[6: Cela se répétait le lendemain.]

[7: J'ai été bien étonnée de lire dans un feuilleton sur Louvet un récit relatif à la beauté de Lodoïska. Celui qui a écrit cela se rappelait probablement la Lodoïska de l'opéra ou du roman; à coup sûr il n'avait pas vu la véritable.]

[8: Riouffe a été depuis tribun et préfet à Nancy.]

[9: Les chanteurs sont comme les francs-maçons, ils trouvent toujours quelqu'un pour les comprendre. Le God save the King m'a fait des amis de tous les matelots anglais, lorsque je voyageais sur mer; et un air russe m'a valu la bienveillance des Cosaques en France.]

[10: Depuis madame Leclerc.]

[11: C'était au moment de la réduction des rentes.]

[12: On a mal imité ce costume au théâtre du Vaudeville, dans la pièce de Pierre-le-Rouge. Ces peplums à pointe ne se sont guère vus qu'au bal, encore n'étaient-ils pas de bon goût pour les femmes élégantes, mais il est à remarquer que, lorsqu'on a voulu prendre les costumes de ce temps-là, ce sont toujours ceux des hommes et des femmes ridicules qu'on a adoptés.]

[13: Madame la duchesse d'Abrantès a fait de lui un portrait très fidèle.]

[14: Romance de Boïeldieu.]

[15: Ces trois objets étaient alors un grand luxe et coûtaient fort cher.]

[16: Bloc transporté à grands frais de la Suède.]

[17: Grand-veneur, frère du grand-chambellan Alexandre Narichkine, qui dirigeait les théâtres impériaux.]

[18: Madame Divoff vint en France dans le temps de l'empire; elle était journellement chez l'impératrice Joséphine. Son séjour à Paris a été remarquable par l'agrément de sa maison et la société qui s'y réunissait.]

[19: Prêtre de la religion grecque.]

[20: Émigré, professeur de piano.]

[21: Émigré. Il ne s'appelait pas Moreau; il cachait son nom sous ce pseudonyme. Il était gouverneur d'un jeune prince.]

[22: Compositeur, célèbre professeur de chant.]

[23: Il est mort du choléra en 1831.]

[24: M. Alexandre Dumas, dans le Maître d'armes, nous à peint admirablement les bayadères; mais il n'avait probablement pas vu les tsigansky dont il leur donne le nom; d'ailleurs pour les rencontrer dans toute leur élégance, il fallait que ce fût à Moscou, à la fête du premier mai, et dans les tentes de la noblesse. Celles qui venaient se mêler au public étaient les mêmes qu'on rencontrait dans les rues. Ce que je dis ici date de 1807; tout a bien changé depuis ce temps.]

[25: Leur chef a souvent un manteau brun garni de franges et un bonnet particulier.]

[26: C'était une princesse russe qui avait épousé le comte de Broglie pendant l'émigration.]

[27: J'ai déjà dit que ces diminutifs s'employaient dans l'intimité.]

[28: Elle avait marié la fille de son premier mari, à M. Semen, qui est à la tête d'une des plus belles librairies de Moscou.]

[29: Le pont des Maréchaux est le quartier des marchandes de modes.]

End of Project Gutenberg's Souvenirs d'une actrice (2/3), by Louise Fusil

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