Souvenirs de la Cour d'Assises
IX
On a gardé pour la fin l’affaire la plus « conséquente ». Celle qui nous occupe ce dernier jour menace d’être si longue qu’on nous convoque dès 9 heures du matin. La séance durera jusqu’à plus de 10 heures du soir, coupée à deux reprises aux heures des repas. Il s’agit des vols commis à la gare de dépôt de Sotteville sur les marchandises confiées à la Compagnie de l’État.
Depuis le nouveau régime de cette compagnie, les réclamations surabondent et l’on se plaint de toutes parts de vols sans nombre, certains extrêmement importants.
Un grand soupir de soulagement se fit entendre dans la presse et dans le public lorsqu’on apprit qu’une nombreuse bande de voleurs et de recéleurs avait été pincée. On ne nous en offre pas moins de seize à juger ; le bruit court dès le début de la séance que nous aurons à répondre à plus de 100 questions.
La lecture de l’acte d’accusation ne va pas sans nous causer quelque étonnement. On s’attendait à plus, à mieux ; devant l’importance de certains détournements, que les jurés se rappelaient l’un à l’autre avant l’ouverture de la séance, les chaparderies reprochées aux prévenus nous paraissent des peccadilles, et l’étonnement cède vite à l’ennui, à la fatigue, et même, pour quelques-uns des jurés, à l’agacement, à l’exaspération, au cours de l’interrogatoire.
Une interminable discussion s’engage pour savoir si trois bouteilles et demi de Cointreau ont été volées par la femme X., ou achetées par elle, ainsi qu’elle le soutient, à la femme B. qui, elle, soutient que la femme X. ne lui a jamais acheté de liqueurs. La femme X. porte un petit poupon dans ses bras qui pleure et voudrait déposer lui aussi.
X., époux de la prévenue, reconnaît s’être approprié « un restant de bouteille de kirsch » ; mais il n’a jamais donné cette paire de chaussettes à Y. ; au contraire, il les a reçues de ce dernier. Quant au service à découper, c’est Z. qui, etc…
X. est bon ouvrier ; il gagne cent sous par jour, plus une indemnité ; il est père de quatre enfants. Sa déposition concorde avec celle de B. qui dit avoir reçu de N. de la moutarde et de M. du café et du thé, du reste en quantités dérisoires : par contre il n’a rien reçu de D. ni de E. Il reconnaît avoir accompagné N. quand il a chipé le pot de moutarde, mais lui-même il n’a rien pris. N. ne fait point difficulté de reconnaître le vol du pot de moutarde.
M. est père de quatre enfants lui aussi ; il avoue le détournement de 5 kilos de riz et de quelques morceaux de charbon ; c’est bien lui qui a donné à B. deux kilos de café et de thé ; mais il les avait lui-même reçus de R.
La femme M. n’a jamais voulu garder chez elle quoi que ce soit de provenance douteuse.
Par contre, la femme W. mère de six enfants, est convaincue d’avoir recélé de la chicorée, du riz et un pot de peinture. Elle soutient que ces denrées lui étaient fournies par M. seul.
T. nettoyeur au dépôt de Sotteville, père de trois enfants, et dont la femme est mourante à l’hôpital, nous persuade qu’il n’a jamais rien volé ; sa déposition concorde entièrement avec celle de M. Mais il ne parvient pas à se laver de l’accusation de recel.
La femme Y. avoue le recel d’une paire de chaussettes, celle qu’Y. à donnée par la suite à X.
Un âpre dialogue se poursuit quelque temps entre la femme O., une hideuse pouffiasse au teint de géranium, et la femme P. qui sanglote et fait de grands efforts pour montrer qu’elle est de rang supérieur ; chacune des deux reproche à l’autre de lui avoir apporté de l’huile et des harengs.
P., le mari de la dernière, n’est pas employé à la compagnie. C’est un homme de cinquante ans, d’aspect énergique, grisonnant et à fortes moustaches, père de famille ; précédemment condamné pour coups et blessures ; il vit de ce que lui rapporte son jardin. Ce jardin ouvre sur la voie, à quelques pas d’un viaduc. En passant sous le viaduc on gagnait l’autre côté de la voie. (Un plan, ici encore, nous rendrait service.) Nul lieu ne pouvait être mieux choisi pour les recels. P. reconnaît avoir recélé les denrées apportées par O. et par X. Il reconnaît même avoir fait le guet, une fois, « plutôt pour ma sécurité personnelle », ajoute-t-il.
O. fils, âgé de quinze ans, reconnaît avoir reçu de la femme P. un paquet d’étoffe, mais soutient qu’il en ignorait la provenance ; etc. etc…
Durant la seconde suspension de la séance, les jurés en allant dîner échangent leurs impressions. Pour la première fois ils se tournent contre le ministère public ; c’est un revirement d’opinion très net et des plus curieux à observer.
Ils se redisent, ce qui ressort des rapports, que ces vieux employés étaient demeurés fidèles tout le temps qu’ils avaient travaillé sous la direction de l’ancienne compagnie ; si maintenant ils prêtaient la main à la gabegie générale, la nouvelle direction n’en était-elle pas responsable ? « Quand tout à coup, dira l’un de leurs avocats, ces hommes ont vu sur leur casquette, inscrit à la place du mot Ouest, le mot État, chacun d’eux a pensé : l’État c’est moi ! Quoi d’étonnant s’ils se sont donné quelque licence ? » Sans doute on compte sur la condamnation de ceux-ci pour calmer l’opinion publique ! Désespérant de saisir les vrais coupables, ou, qui sait ? peut-être craignant de les saisir, on veut faire payer à leur place les fauteurs de ces peccadilles ! Non ! non, les jurés ne seront pas si naïfs et ne se prêteront pas à ce jeu ; ils ne briseront pas la carrière de ces pères de famille, pour les beaux yeux de l’accusation et de la noble Compagnie de l’État. Certains déjà se réjouissent à penser à la tête que fera tantôt le Président quand, sur les réponses des jurés, qui, sur toute la ligne, se préparent à voter « non coupable », force sera d’acquitter tous les prévenus. Quelle belle fin de session ce sera. Les journaux vont en parler pour sûr !
Le Président sans doute a eu vent de ces dispositions ; son front lorsqu’il réapparaît devant nous à la reprise de séance, nous semble un tantinet rembruni. Nous écoutons le réquisitoire ; nous écoutons les plaidoiries. Dans la crainte que quelqu’un de nous ne défaille, on a pris soin de nommer deux jurés supplémentaires qui se tiennent prêts à relayer. Et nous prenons grand’pitié d’eux durant la délibération. Malgré que nous soyons d’accord et tous décidés par avance, cette délibération durera plus d’une heure et demie, le chef du jury se refusant obstinément à sérier les questions et nous forçant à voter pour presque chacune. Enfermés dans une petite salle à part, les jurés supplémentaires doivent s’amuser ! Ont-ils au moins des journaux et des cigarettes ? On prie le garde de service d’aller s’en informer.
Un point reste assez délicat : nous ne voulons pas condamner ces chapardeurs, c’est entendu ; mais, sur le bout du banc, se tenait une vieille sorcière de recéleuse à la tignasse déteinte et à la voix éraillée, qui ne mérite pas d’échapper. Comme disait l’avocat général, citant un mot célèbre : le recéleur fait le voleur. Montrons que nous avons compris, et laissons retomber le châtiment sur le premier. Nous rentrons dans la grand’salle tout amusés déjà, avec des sourires de sympathie pour les pauvres jurés supplémentaires.
A son tour la Cour se retire. Elle revient au bout d’un instant. Le Président en effet fait grise mine.
— Messieurs, dit-il, je suis désolé d’avoir à relever, sur la feuille que vous m’avez remise, un illogisme qui rend votre vote non valable, — une distraction évidemment — et qui va me forcer, à mon grand regret, de vous prier de retourner dans la salle de délibération pour mettre d’accord vos réponses. Vous votez : oui pour le recel ; non, pour le vol. Pour qu’il y ait recel, il faut qu’il y ait eu vol. On ne peut pas recéler le produit d’un vol qui n’a pas été commis.
Evidemment ; mais c’est cet illogisme apparent qui précisément nous plaisait. Nous pensions être libres de condamner qui nous voulions ; et, condamner le recéleur en acquittant le voleur, n’était-ce pas sous-entendre que nous estimions qu’il y avait eu recel de plus de marchandises que les vols en question n’en avaient apportées, recel d’autres denrées, du produit d’autres vols, dont le ministère public n’avait pas saisi les auteurs. Décidément nous nous surfaisions notre importance. Nous sommes rappelés au sentiment de la limite de nos pouvoirs.
Nous rentrons en file dans la petite salle de délibération, si penauds et la tête si basse que j’ai peine à retenir mon rire. Les jurés supplémentaires eux aussi sont de nouveau coffrés.
Nous modifions nos réponses dans la mesure de l’indispensable et aboutissons à je ne sais plus quel compromis.
ÉPILOGUE
Trois mois après.
La scène se passe en wagon, entre Narbonne où j’ai laissé Alibert, et Nîmes.
Dans un compartiment de troisième classe : un petit gars, de seize ans environ, point laid, l’air sans malice, sourit à qui veut lui parler ; mais il comprend mal le français, et je parle mal le languedocien. Une femme d’une quarantaine d’années, en grand deuil, aux traits inexpressifs, au regard niais, aux pensées irrémédiablement enfantines, coupe sur du pain une saucisse plate dont elle avale d’énormes bouchées. Elle se fait l’interprète du jouvenceau et la conversation s’engage avec mon voisin de droite, une épaisse citrouille qui sourit du haut de son ventre aux choses, aux gens, à la vie.
En projetant beaucoup de nourriture autour d’elle, la femme explique que cet adolescent est appelé des environs de Perpignan à Montpellier où il doit comparaître ce même jour devant le tribunal ; non point en accusé, mais en victime : il y a quelques jours, des apaches de la campagne l’ont attaqué sur une route à minuit et laissé pour mort dans un champ, après lui avoir pris le peu d’argent qu’il avait sur lui.
On commence à parler des criminels :
— Ces gens-là, il faudrait les tuer, dit la femme.
— Vous leur donnez des vingt, des trente condamnations, explique mon voisin ; vous les entretenez aux frais de l’État ; tout ça ne donne rien de bon. Qu’est-ce que cela rapporte à la société ? je vous le demande un peu, Monsieur, qu’est-ce que cela lui rapporte ?
Un autre voyageur, qui semblait dormir dans un coin du wagon :
— D’abord ces gens-là, quand ils reviennent de là-bas, ils ne peuvent plus trouver à se placer.
Le gros Monsieur. — Mais, Monsieur, vous comprenez bien que personne n’en veut. On a raison ; ces gens-là, au bout de quelque temps, recommencent.
Et comme l’autre voyageur hasarde qu’il en est qui, soutenus, aidés, feraient de passables et quelquefois de bons travailleurs, le gros Monsieur, qui n’a pas écouté :
— Le meilleur moyen pour les forcer à travailler, c’est de les mettre à pomper au fond d’une fosse qui s’emplit d’eau ; l’eau monte quand ils s’arrêtent de pomper ; comme ça ils sont bien forcés.
La Dame en deuil. — Quelle horreur !
— J’aimerais mieux les tuer tout de suite, gémit une autre dame.
Mais, comme la Dame en deuil l’approuve, celle qui d’abord avait émis cette opinion, sans doute de cette sorte de gens qui trouvent un cheveu à leur propre opinion dès qu’elle n’est plus exprimée par eux-mêmes :
— Mon père, lui, qui était du jury, il avait coutume de ne les condamner qu’à perpétuité. Il disait qu’on devait leur laisser le temps de se repentir.
Le gros Monsieur hausse les épaules. Pour lui un criminel, c’est un criminel ; qu’on ne cherche pas à le sortir de là.
La Dame qui n’a presque rien dit, émet timidement cette pensée que la mauvaise éducation est souvent pour beaucoup dans la formation du criminel, de sorte que souvent les parents sont les premiers responsables.
Le gros Monsieur, lui, croit qu’après tout l’éducation n’est pas toute-puissante et qu’il est des natures qui sont vouées au mal comme d’autres sont vouées au bien.
Le Monsieur du coin se rapproche et parle d’hérédité :
— La meilleure éducation ne triomphera jamais des mauvaises dispositions d’un fils d’alcoolique. Les trois quarts des assassins sont des enfants d’alcooliques. L’alcoolisme…
La Dame en deuil l’interrompt :
— Et puis aussi l’habitude des femmes, à Narbonne, de porter un foulard noir sur la tête ; un médecin a découvert que ça leur chauffait le cerveau…
Mais elle croit pourtant qu’il y aurait moins de crimes si les parents n’étaient pas si faibles.
— On en a jugé un, à Perpignan, continue-t-elle ; il avait commencé comme cela : tout petit enfant, un jour, il a pris une petite pelote de fil dans le panier à ouvrage de sa mère ; sa mère l’a vu et ne l’a pas grondé ; alors, quand l’enfant a vu qu’on ne le punissait pas, il a continué : il a volé d’autres personnes et puis, vous comprenez, il a fini par assassiner. On l’a condamné à mort et voici ce qu’il a dit au pied de l’échafaud. — Elle gonfle sa voix, et mon manteau se couvre de débris de mangeaille. — Pèrres et mèrres de famille, j’ai commencé par voler un peloton de fil, et si cette première fois ma mère m’avait puni, vous ne me verriez pas sur l’échafaud aujourd’hui ! Voilà ce qu’il a dit ; et qu’il ne se repentait de rien, sauf d’avoir étranglé dans un berceau un petit enfant qui lui souriait.
Le gros Monsieur, qui n’écoute pas plus la Dame que celle-ci ne l’écoute, revient à son idée : On ne traite pas assez sévèrement ces gens-là :
— On n’en fera jamais rien de bon ; et du moment qu’on les laisse vivre, il ne faut pourtant pas que ce soit pour leur plaisir, n’est-ce pas ? Naturellement, ces criminels, ils se plaignent toujours ; rien n’est assez bon pour eux… Je connais l’histoire d’un qui avait été condamné par erreur ; au bout de vingt-sept ans, on l’a fait revenir, parce que le vrai coupable, au moment de mourir, a fait des aveux complets ; alors le fils de celui qu’on avait condamné par erreur a fait le voyage, il a ramené de là-bas son père, et savez-vous ce que celui-ci a dit à son retour ? — qu’il n’était pas trop mal là-bas. C’est-à-dire, Monsieur, qu’il y a bien des honnêtes gens en France, qui sont moins heureux qu’eux.
— Dieu l’aura puni, dit la grosse Dame en deuil après un silence méditatif.
— Qui ça ?
— Eh ! le vrai criminel, pardine ! Dieu est bon, mais il est juste, vous savez.
— Ça m’étonne tout de même que le prêtre ait raconté la confession, dit l’autre dame ; ils n’ont pas le droit. Le secret de la confession, c’est sacré.
— Mais, Madame, ils étaient plusieurs qui ont entendu cette confession ; quand il s’est vu mourir, qu’est-ce qu’il risquait ? Il a demandé au contraire qu’on le répète. Il y a sept ans de cela. Vingt-sept ans après le crime. Vingt-sept ans ! pensez. Et personne ne s’en doutait ; il avait continué à vivre, considéré dans le pays.
— Quel crime avait-il donc commis, demande le Monsieur du coin.
— Il avait assassiné une femme.
Moi. — Il me semble, Monsieur, que cet exemple contredit un peu ce que vous avanciez tout à l’heure.
Le gros Monsieur devient tout rouge :
— Alors vous ne croyez pas ce que je vous raconte ?!
— Mais si ! mais si ! vous ne me comprenez pas. Je dis simplement que cet exemple prouve que quelquefois un homme peut commettre un crime isolé et ne pas s’enfoncer ensuite dans de nouveaux crimes. Voyez celui-ci : après ce crime il a mené, dites-vous, vingt-sept ans de vie honnête. Si vous l’aviez condamné, il y a de grandes chances pour que vous l’ayez amené à récidiver.
— Mais, Monsieur, la loi Béranger précisément… commence l’autre dame. Celle en deuil l’interrompt :
— Alors vous n’appelez pas ça un crime, de laisser vingt-sept ans un innocent faire de la prison à sa place ?
Le second Monsieur hausse les épaules et se renfonce dans son coin. La citrouille s’endort.
A Montpellier, le petit gars descend ; et sitôt qu’il est parti, la Dame en deuil, qui cependant a achevé son repas et remet dans son panier le reste du saucisson et du pain :
— A voyager comme ça depuis le matin, il doit avoir faim, cet enfant !