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Souvenirs de la maison des morts

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On nous donnait ce travail afin de ne pas nous laisser les bras croisés. On le savait parfaitement, aussi se mettait-on toujours à l'ouvrage avec mollesse et apathie; c'était tout juste le contraire quand le travail avait son prix, sa raison d'être, et quand on pouvait demander une tâche déterminée. Les travailleurs s'animaient alors, et bien qu'ils ne dussent tirer aucun profit de leur besogne, j'ai vu des détenus s'exténuer afin d'avoir plus vite fini; leur amour-propre entrait en jeu.

Quand un travail—comme celui dont je parlais—s'accomplissait plutôt pour la forme que par nécessité, on ne pouvait pas demander de tâche; il fallait continuer jusqu'au roulement du tambour, qui annonçait le retour à la maison de force à onze heures du matin.

La journée était tiède et brumeuse, il s'en fallait de peu que la neige ne fondit. Notre bande tout entière se dirigea vers la berge, derrière la forteresse, en agitant légèrement ses chaînes; cachées sous les vêtements, elles rendaient un son clair et sec à chaque pas. Deux ou trois forçats allèrent chercher les outils au dépôt.

Je marchais avec tout le monde; je m'étais même quelque peu animé, car je désirais voir et savoir ce que c'était que cette corvée. En quoi consistaient les travaux forcés? Comment travaillerai-je pour la première fois de ma vie?

Je me souviens des moindres détails. Nous rencontrâmes en route un bourgeois à longue barbe, qui s'arrêta et glissa sa main dans sa poche. Un détenu se détacha aussitôt de notre bande, ôta son bonnet, et reçut l'aumône,—cinq kopeks,—puis revint promptement auprès de nous. Le bourgeois se signa et continua sa route. Ces cinq kopeks furent dépensés le matin même à acheter des miches de pain blanc, que l'on partagea également entre tous.

Dans mon escouade, les uns étaient sombres et taciturnes, d'autres indifférents et indolents; il y en avait qui causaient paresseusement. Un de ces hommes était extrêmement gai et content, —Dieu sait pourquoi!—il chanta et dansa le long de la route, en faisant résonner ses fers à chaque bond: ce forçat trapu et corpulent était le même qui s'était querellé le jour de mon arrivée à propos de l'eau des ablutions, pendant le lavage général, avec un de ses camarades qui avait osé soutenir qu'il était un oiseau kaghane. On l'appelait Skouratoff. Il finit par entonner une chanson joyeuse dont le refrain m'est resté dans la mémoire:

«On m'a marié sans mon consentement, Quand j'étais au moulin.»

Il ne manquait qu'une balalaïka[12].

Sa bonne humeur extraordinaire fut comme de juste sévèrement relevée par plusieurs détenus, qui s'en montrèrent offensés.

—Le voilà qui hurle! fit un forçat d'un ton de reproche, bien que cela ne le regardât nullement.

—Le loup n'a qu'une chanson, et ce Touliak (habitant de Toula) la lui a empruntée! ajouta un autre, qu'à son accent on reconnaissait pour un Petit-Russien.

—C'est vrai, je suis de Toula, répliqua immédiatement Skouratoff;—mais vous, dans votre Poltava, vous vous étouffiez de boulettes de pâte à en crever.

—Menteur! Que mangeais-tu toi-même? Des sandales d'écorce de tilleul[13] avec des choux aigres!

—On dirait que le diable t'a nourri d'amandes, ajouta un troisième.

—À vrai dire, camarades, je suis un homme amolli, dit Skouratoff avec un léger soupir et sans s'adresser directement à personne, comme s'il se fût repenti en réalité d'être efféminé.—Dès ma plus tendre enfance, j'ai été élevé dans le luxe, nourri de prunes et de pains délicats; mes frères, à l'heure qu'il est, ont un grand commerce à Moscou; ils sont marchands en gros du vent qui souffle, des marchands immensément riches, comme vous voyez.

—Et toi, que vendais-tu?

—Chacun a ses qualités. Voilà; quand j'ai reçu mes deux cents premiers…

—Roubles? pas possible? interrompit un détenu curieux, qui fit un mouvement en entendant parler d'une si grosse somme.

—Non, mon cher, pas deux cents roubles; deux cents coups de bâton. Louka! eh! Louka!

—Il y en a qui peuvent m'appeler Louka tout court, mais pour toi je suis Louka Kouzmitch[14], répondit de mauvaise grâce un forçat petit et grêle, au nez pointu.

—Eh bien, Louka Kouzmitch, que le diable t'emporte…

—Non! je ne suis pas pour toi Louka Kouzmitch, mais un petit oncle (forme de politesse encore plus respectueuse).

—Que le diable t'emporte avec ton petit oncle! ça ne vaut vraiment pas la peine de t'adresser la parole. Et pourtant je voulais te parler affectueusement.—Camarades, voici comment il s'est fait que je ne suis pas resté longtemps à Moscou; on m'y donna mes quinze derniers coups de fouet et puis on m'envoya… Et voilà…

—Mais pourquoi t'a-t-on exilé? fit un forçat qui avait écouté attentivement son récit.

—…Ne demande donc pas des bêtises! Voilà pourquoi je n'ai pas pu devenir riche à Moscou. Et pourtant comme je désirais être riche! J'en avais tellement envie, que vous ne pouvez pas vous en faire une idée.

Plusieurs se mirent à rire, Skouratoff était un de ces boute-en-train débonnaires, de ces farceurs qui prenaient à coeur d'égayer leurs sombres camarades, et qui, bien naturellement, ne recevaient pas d'autre payement que des injures. Il appartenait à un type de gens particuliers et remarquables, dont je parlerai peut-être encore.

—Et quel gaillard c'est maintenant, une vraie zibeline! remarqua
Louka Kouzmitch. Rien que ses habits valent plus de cent roubles.

Skouratoff avait la touloupe la plus vieille et la plus usée qu'on pût voir; elle était rapetassée en différents endroits de morceaux qui pendaient. Il toisa Louka attentivement, des pieds à la tête.

—Mais c'est ma tête, camarades, ma tête qui vaut de l'argent! répondit-il. Quand j'ai dit adieu à Moscou, j'étais à moitié consolé, parce que ma tête devait faire la route sur mes épaules.

Adieu, Moscou! merci pour ton bain, ton air libre, pour la belle raclée qu'on m'a donnée! Quant à ma touloupe, mon cher, tu n'as pas besoin de la regarder.

—Tu voudrais peut-être que je regarde ta tête.

—Si encore elle était à lui! mais on lui en a fait l'aumône, s'écria Louka Kouzmitch.—On lui en a fait la charité à Tumène, quand son convoi a traversé la ville.

—Skouratoff, tu avais un atelier?

—Quel atelier pouvait-il avoir? Il était simple savetier; il battait le cuir sur la pierre, fit un des forçats tristes.

—C'est vrai, fit Skouratoff, sans remarquer le ton caustique de son interlocuteur, j'ai essayé de raccommoder des bottes, mais je n'ai rapiécé en tout qu'une seule paire.

—Eh bien, quoi, te l'a-t-on achetée?

—Parbleu! j'ai trouvé un gaillard qui, bien sûr, n'avait aucune crainte de Dieu, qui n'honorait ni son père ni sa mère: Dieu l'a puni,—il m'a acheté mon ouvrage!

Tous ceux qui entouraient Skouratoff éclatèrent de rire.

—Et puis j'ai travaillé encore une fois à la maison de force, continua Skouratoff avec un sang-froid imperturbable. J'ai remonté l'empeigne des bottes de Stépane Fédorytch Pomortser, le lieutenant.

—Et il a été content?

—Ma foi, non! camarades, au contraire. Il m'a tellement injurié, que cela peut me suffire pour toute ma vie; et puis il m'a encore poussé le derrière avec son genou. Comme il était en colère!— Ah! elle m'a trompé, ma coquine de vie, ma vie de forçat!

le mari d'Akoulina est dans la cour, En attendant un peu.

De nouveau il fredonna et se remit à piétiner le sol en gambadant.

—Ouh! qu'il est indécent! marmotta le Petit-Russien qui marchait à côté de moi, on le regardant de côté.

—Un homme inutile! fit un autre d'un ton sérieux et définitif.

Je ne comprenais pas du tout pourquoi l'on injuriait Skouratoff, et pourquoi l'on méprisait les forçats qui étaient gais, comme j'avais pu en faire la remarque ces premiers jours. J'attribuai la colère du Petit-Russien et des autres à une hostilité personnelle, en quoi je me trompais; ils étaient mécontents que Skouratoff n'eût pas cet air gourmé de fausse dignité dont toute la maison de force était imprégnée, et qu'il fût, selon leur expression, un homme inutile. On ne se fâchait pas cependant contre tous les plaisants et on ne les traitait pas tous comme Skouratoff. Il s'en trouvait qui savaient jouer du bec et qui ne pardonnaient rien: bon gré, mal gré, on devait les respecter. Il y avait justement dans notre bande un forçat de ce genre, un garçon charmant et toujours joyeux; je ne le vis sous son vrai jour que plus tard; c'était un grand gars qui avait bonne façon, avec un gros grain de beauté sur la joue; sa figure avait une expression très-comique, quoique assez jolie et intelligente. On l'appelait «le pionnier», car il avait servi dans le génie: il faisait partie de la section particulière. J'en parlerai encore.

Tous les forçats «sérieux» n'étaient pas, du reste, aussi expansifs que le Petit-Russien, qui s'indignait de voir des camarades gais. Nous avions dans notre maison de force quelques hommes qui visaient à la prééminence, soit en raison de leur habileté au travail, soit à cause de leur ingéniosité, de leur caractère ou de leur genre d'esprit. Beaucoup d'entre eux avaient de l'intelligence, de l'énergie, et atteignaient le but auquel ils tendaient, c'est-à-dire la primauté et l'influence morale sur leurs camarades. Ils étaient souvent ennemis à mort,—et avaient beaucoup d'envieux. Ils regardaient les autres forçats d'un air de dignité plein de condescendance et ne se querellaient jamais inutilement. Bien notés auprès de l'administration, ils dirigeaient en quelque sorte les travaux; aucun d'entre eux ne se serait abaissé à chercher noise pour des chansons: ils ne se ravalaient pas à ce point. Tous ces gens-là furent remarquablement polis envers moi, pendant tout le temps de ma détention, mais très-peu communicatifs. J'en parlerai aussi en détail.

Nous arrivâmes sur la berge. En bas, sur la rivière, se trouvait la vieille barque, toute prise dans les glaçons qu'il fallait démolir. Du l'autre côté de l'eau bleuissait la steppe, l'horizon triste et désert. Je m'attendais à voir tout le monde se mettre hardiment au travail; il n'en fut rien. Quelques forçats s'assirent nonchalamment sur des poutres qui gisaient sur le rivage; presque tous tirèrent de leurs bottes des blagues contenant du tabac indigène (qui se vendait en feuilles au marché, à raison de trois kopeks la livre) et des pipes de bois à tuyau court. Ils allumèrent leurs pipes, pendant que les soldats formaient un cercle autour de nous et se préparaient à nous surveiller d'un air ennuyé.

—Qui diable a eu l'idée de mettre bas cette barque? fit un déporté à haute voix, sans s'adresser toutefois à personne. On tient donc bien à avoir des copeaux?

—Ceux qui n'ont pas peur de nous, parbleu, ceux-là ont eu cette belle idée, remarqua un autre.

—Où vont tous ces paysans? fit le premier, après un silence.

Il n'avait même pas entendu la réponse qu'on avait faite à sa demande. Il montrait du doigt, dans le lointain, une troupe de paysans qui marchaient à la file dans la neige vierge. Tous les forçats se tournèrent paresseusement de ce côté, et se mirent à se moquer des passants par désoeuvrement. Un de ces paysans, le dernier en ligne, marchait très-drôlement, les bras écartés, la tête inclinée de côté; il portait un bonnet très-haut, ayant la forme d'un gâteau de sarrasin. La silhouette se dessinait vivement sur la neige blanche.

—Regardez comme notre frérot Pétrovitch est habillé! remarqua un de mes compagnons en imitant la prononciation des paysans.

Ce qu'il y avait d'amusant, c'est que les forçats regardaient les paysans du haut de leur grandeur, bien qu'ils fussent eux-mêmes paysans pour la plupart.

—Le dernier surtout…, un dirait qu'il plante des raves.

—C'est un gros bonnet…, il a beaucoup d'argent, dit un troisième.

Tous se mirent à rire, mais mollement, comme de mauvaise grâce. Pendant ce temps, une marchande de pains blancs était arrivée: c'était une femme vive, à la mine éveillée. On lui acheta des miches avec l'aumône de cinq kopeks reçue du bourgeois, et on les partagea par égales parties.

Le jeune gars qui vendait des pains dans la maison de force en prit deux dizaines et entama une vive discussion avec la marchande pour qu'elle lui fit une remise. Mais elle ne consentit pas à cet arrangement.

—Eh bien, et cela, tu ne me le donneras pas?

—Quoi?

—Tiens, parbleu, ce que les souris ne mangent pas?

—Que la peste t'empoisonne! glapit la femme qui éclata de rire.

Enfin, le sous-officier préposé aux travaux arriva, un bâton à la main.

—Eh! qu'avez-vous à vous asseoir! Commencez!

—Alors, donnez-nous des tâches, Ivane Matvieitch, dit un des «commandants» en se levant lentement.

—Que vous faut-il encore?… Tirez la barque, voilà votre tâche.

Les forçats finirent par se lever et par descendre vers la rivière, en avançant à peine. Différents «directeurs» apparurent, directeurs en paroles du moins. On ne devait pas démolir la barque à tort et à travers, mais conserver intactes les poutres et surtout les liures transversales, fixées dans toute leur longueur au fond de la barque au moyen de chevilles,—travail long et fastidieux.

—Il faut tirer avant tout cette poutrelle! Allons, enfants! cria un forçat qui n'était ni «directeur» ni «commandant», mais simple ouvrier; cet homme paisible, mais un peu bête, n'avait pas encore dit un mot; il se courba, saisit à deux mains une poutre épaisse, attendant qu'on l'aidât. Mais personne ne répondit à son appel.

—Va-t'en voir! tu ne la soulèveras pas; ton grand-père, l'ours, n'y parviendrait pas,—murmura quelqu'un entre ses dents.

—Eh bien, frères, commence-t-on? Quant à moi, je ne sais pas trop…, dit d'un air embarrassé celui qui s'était mis en avant, en abandonnant la poutre et en se redressant.

—Tu ne feras pas tout le travail à toi seul?… qu'as-tu à t'empresser?

—Mais, camarades, c'est seulement comme ça que je disais…, s'excusa le pauvre diable désappointé.

—Faut-il décidément vous donner des couvertures pour vous réchauffer, ou bien faut-il vous saler pour l'hiver? cria de nouveau le sous-officier commissaire, en regardant ces vingt hommes qui ne savaient trop par où commencer.—Commencez! plus vite!

—On ne va jamais bien loin quand on se dépêche, Ivan Matvieitch!

—Mais tu ne fais rien du tout, eh! Savélief! Qu'as-tu à rester les yeux écarquillés? les vends-tu, par hasard?… Allons, commencez!

—Que ferai-je tout seul?

—Donnez-nous une tâche, Ivan Matvieitch.

—Je vous ai dit que je ne donnerai point de tâches. Mettez bas la barque; vous irez ensuite à la maison. Commencez!

Les détenus se mirent à la besogne, mais de mauvaise grâce, indolemment, en apprentis. On comprenait l'irritation des chefs en voyant cette troupe de vigoureux gaillards, qui semblaient ne pas savoir par où commencer la besogne. Sitôt qu'on enleva la première liure, toute petite, elle se cassa net.

«Elle s'est cassée toute seule», dirent les forçats au commissaire, en manière de justification; on ne pouvait pas travailler de cette manière; il fallait s'y prendre autrement. Que faire? Une longue discussion s'ensuivit entre les détenus, peu à peu on en vint aux injures; cela menaçait même d'aller plus loin… Le commissaire cria de nouveau en agitant son bâton, mais la seconde liure se cassa comme la première. On reconnut alors que les haches manquaient et qu'il fallait d'autres instruments. On envoya deux gars sous escorte chercher des outils à la forteresse; en attendant leur retour, les autres forçats s'assirent sur la barque le plus tranquillement du monde, tirèrent leurs pipes et se remirent à fumer. Finalement, le commissaire cracha de mépris.

—Allons, le travail que vous faites ne vous tuera pas! Oh! quelles gens! quelles gens!—grommela-t-il d'un air de mauvaise humeur; il fit un geste de la main et s'en fut à la forteresse en brandissant son bâton.

Au bout d'une heure arriva le conducteur. Il écouta tranquillement les forçats, déclara qu'il donnait comme tâche quatre liures entières à dégager, sans qu'elles fussent brisées, et une partie considérable de la barque à démolir; une fois ce travail exécuté, les détenus pouvaient s'en retourner à la maison. La tâche était considérable, mais, mon Dieu! comme les forçats se mirent à l'ouvrage! Où étaient leur paresse, leur ignorance de tout à l'heure? Les haches entrèrent bientôt en danse et firent sortir les chevilles. Ceux qui n'avaient pas de haches glissaient des perches épaisses sous les liures, et en peu de temps les dégageaient d'une façon parfaite, en véritable artiste. À mon grand étonnement, elles s'enlevaient entières sans se casser. Les détenus allaient vite en besogne. On aurait dit qu'ils étaient devenus tout a coup intelligents. On n'entendait ni conversation ni injures, chacun savait parfaitement ce qu'il avait à dire, à faire, à conseiller, où il devait se mettre. Juste une demi-heure avant le roulement du tambour la tâche donnée était exécutée, et les détenus revinrent à la maison de force, fatigués, mais contents d'avoir gagné une demi-heure de répit sur le laps de temps indiqué par le règlement. Pour ce qui me concerne, je pus observer une chose assez particulière: n'importe où je voulus me mettre au travail et aider aux travailleurs, je n'étais nulle part à ma place, je les gênais toujours; on me chassa de partout en m'insultant presque.

Le premier déguenillé venu, un pitoyable ouvrier qui n'aurait osé souffler mot devant les autres forçats plus intelligents et plus habiles, croyait avoir le droit de jurer contre moi, si j'étais près de lui, sous le prétexte que je le gênais dans sa besogne. Enfin un des plus adroits me dit franchement et grossièrement: «— Que venez-vous faire ici? allez-vous-en! Pourquoi venez-vous quand on ne vous appelle pas?»

—Attrape! ajouta aussitôt un autre.

—Tu ferais mieux de prendre une cruche, me dit un troisième, et d'aller chercher de l'eau vers la maison en construction, ou bien à l'atelier où l'on émiette le tabac: tu n'as rien à faire ici.

Je dus me mettre à l'écart. Rester de côté quand les autres travaillent, semble honteux. Quand je m'en fus à l'autre bout de la barque, on m'injuria de plus belle: «Regarde quels travailleurs on nous donne! Rien à faire avec des gaillards pareils.»

Tout cela était dit avec intention; ils étaient heureux de se moquer d'un noble et profitaient de cette occasion.

On conçoit maintenant que ma première pensée en entrant au bagne ait été de me demander comment je me comporterais avec de pareilles gens. Je pressentais que de semblables faits devaient souvent se répéter, mais je résolus de ne pas changer ma ligne de conduite, quels que pussent être ces frottements et ces chocs. Je savais que mon raisonnement était juste. J'avais décidé de vivre avec simplicité et indépendance, sans manifester le moindre désir de me rapprocher de mes compagnons, mais aussi sans les repousser, s'ils désiraient eux-mêmes se rapprocher de moi; ne craindre nullement leurs menaces, leur haine, et feindre autant que possible de ne remarquer ni l'un ni l'autre. Tel était mon plan. Je devinai de prime abord qu'ils me mépriseraient si j'agissais autrement.

Quand je revins le soir à la maison de force après le travail de l'après-dînée, fatigué, harassé, une tristesse profonde s'empara de moi. «Combien de milliers de jours semblables m'attendent encore! Toujours les mêmes!» pensai-je alors. Je me promenais seul et tout pensif, à la nuit tombante, le long de la palissade derrière les casernes, quand je vis tout à coup notre Boulot qui accourait droit vers moi. Boulot était le chien du bagne; car le bagne a son chien, comme les compagnies, les batteries d'artillerie et les escadrons ont les leurs. Il y vivait depuis fort longtemps, n'appartenait à personne, regardait chacun comme son maître et se nourrissait des restes de la cuisine. C'était un assez grand mâtin noir, tacheté de blanc, pas très-âgé, avec des yeux intelligents et une queue fournie. Personne ne le caressait ni ne faisait attention à lui. Dès mon arrivée je m'en fis un ami en donnant un morceau de pain. Quand je le flattais, il restait immobile, me regardait d'un air doux et, de plaisir, agitait doucement la queue. Ce soir là, ne m'ayant pas vu de tout le jour, moi, le premier qui, depuis bien des années, avais eu l'idée de le caresser,—il accourut en me cherchant partout, et bondit à ma rencontre avec un aboiement. Je ne sais trop ce que je sentis alors, mais je me mis à l'embrasser, je serrai sa tête contre moi: il posa ses pattes sur mes épaules et me lécha la figure.— «Voilà l'ami que la destinée m'envoie!»—pensai-je; et durant ses premières semaines si pénibles, chaque fois que je revenais des travaux, avant tout autre soin, je me hâtais de me rendre derrière les casernes avec Boulot qui gambadait de joie devant moi; je lui empoignais la tête, et je le baisais, je le baisais; un sentiment très-doux, en même temps que troublant et amer, m'étreignait le coeur. Je me souviens combien il m'était agréable de penser,—je jouissais en quelque sorte de mon tourment,— qu'il ne restait plus au monde qu'un seul être qui m'aimât, qui me fût attaché, mon ami, mon unique ami,—mon fidèle chien Boulot.

VII—NOUVELLES CONNAISSANCES.—PÉTROF.

Mais le temps s'écoulait, et peu à peu je m'habituais à ma nouvelle vie; les scènes que j'avais journellement devant les yeux ne m'affligeaient plus autant; en un mot, la maison de force, ses habitants, ses moeurs, me laissaient indifférent. Se réconcilier avec cette vie était impossible, mais je devais l'accepter comme un fait inévitable. J'avais repoussé au plus profond de mon être toutes les inquiétudes qui me troublaient. Je n'errais plus dans la maison de force comme un perdu, et ne me laissais plus dominer par mon angoisse. La curiosité sauvage des forçats s'était émoussée: on ne me regardait plus avec une insolence aussi affectée qu'auparavant: j'étais devenu pour eux un indifférent, et j'en étais très-satisfait. Je me promenais dans la caserne comme chez moi, je connaissais ma place pour la nuit; je m'habituai même à des choses dont l'idée seule m'eût paru jadis inacceptable. J'allais chaque semaine, régulièrement, me faire raser la tête. On nous appelait le samedi les uns après les autres au corps de garde; les barbiers de bataillon nous lavaient impitoyablement le crâne avec de l'eau de savon froide et le raclaient ensuite de leurs rasoirs ébréchés: rien que de penser à cette torture, un frisson me court sur la peau. J'y trouvai bientôt un remède; Akim Akimytch m'indiqua un détenu de la section militaire qui, pour un kopek, rasait les amateurs avec son propre rasoir; c'était là son gagne-pain. Beaucoup de déportés étaient ses pratiques, à la seule fin d'éviter les barbiers militaires, et pourtant ces gens-là n'étaient pas douillets. On appelait notre barbier le «major»; pourquoi,—je n'en sais rien; je serais même embarrassé de dire quels points de ressemblance il avait avec le major. En écrivant ces lignes, je revois nettement le «major» et sa figure maigre; c'était un garçon de haute taille, silencieux, assez bête, toujours absorbé par son métier; on ne le voyait jamais sans une courroie à la main sur laquelle il affilait nuit et jour un rasoir admirablement tranchant; il avait certainement pris ce travail pour le but suprême de sa vie. Il était en effet heureux au possible quand son rasoir était bien affilé et que quelqu'un sollicitait ses services; son savon était toujours chaud; il avait la main très-légère, un vrai velours. Il s'enorgueillissait de son adresse, et prenait d'un air détaché le kopek qu'il venait de gagner; on eût pu croire qu'il travaillait pour l'amour de l'art et non pour recevoir cette monnaie. A—f fut corrigé d'importance par le major de place, un jour qu'il eut le malheur de dire: «le major», en parlant du barbier qui nous rasait. Le vrai major tomba dans un accès de fureur.

—Sais-tu, canaille, ce que c'est qu'un major? criait-il, l'écume à la bouche, en secouant A—f selon son habitude; comprends-tu ce qu'est un major? Et dire qu'on ose appeler «major» une canaille de forçat, devant moi, en ma présence!

Seul A—f pouvait s'entendre avec un pareil homme.

Dès le premier jour de ma détention, je commençai de rêver à ma libération. Mon occupation favorite était de compter mille et mille fois, de mille façons différentes, le nombre de jours que je devais passer en prison. Je ne pouvais penser à autre chose, et tout prisonnier privé de sa liberté pour un temps fixe n'agit pas autrement que moi, j'en suis certain. Je ne puis dire si les forçats comptaient de même, mais l'étourderie de leurs espérances m'étonnait étrangement. L'espérance d'un prisonnier diffère essentiellement de celle que nourrit l'homme libre. Celui-ci peut espérer une amélioration dans sa destinée, ou bien la réalisation d'une entreprise quelconque, mais en attendant il vit, il agit: la vie réelle l'entraîne dans son tourbillon. Rien de semblable pour le forçat. Il vit aussi, si l'on veut; mais il n'est pas un condamné à un nombre quelconque d'années de travaux forcés qui admette son sort comme quelque chose de positif, de définitif, comme une partie de sa vie véritable. C'est instinctif, il sent qu'il n'est pas chez lui, il se croit pour ainsi dire en visite. Il envisage les vingt années de sa condamnation comme deux ans, tout au plus. Il est sur qu'à cinquante ans, quand il aura subi sa peine, il sera aussi frais, aussi gaillard qu'à trente-cinq. «Nous avons encore du temps à vivre», pense-t-il, et il chasse opiniâtrement les pensées décourageantes et les doutes qui l'assaillent. Le condamné à perpétuité lui-même compte qu'un beau jour un ordre arrivera de Pétersbourg: «Transportez un tel aux mines à Nertchinsk, et fixez un terme à sa détention.» Ce serait fameux! d'abord parce qu'il faut près de six mois pour aller à Nertchinsk et que la vie d'un convoi est cent fois préférable à celle de la maison de force! Il finirait son temps à Nertchinsk, et alors… Plus d'un vieillard à cheveux gris raisonne de la sorte.

J'ai vu à Tobolsk des hommes enchaînés à la muraille; leur chaîne a deux mètres de long; à côté d'eux se trouve une couchette. On les enchaîne pour quelque crime terrible, commis après leur déportation en Sibérie. Ils restent ainsi cinq ans, dix ans. Presque tous sont des brigands. Je n'en vis qu'un seul qui eût l'air d'un homme de condition; il avait servi autrefois dans un département quelconque, et parlait d'un ton mielleux, en sifflant. Son sourire était doucereux. Il nous montra sa chaîne, et nous indiqua la manière la plus commode de se coucher. Ce devait être une jolie espèce!—Tous ces malheureux ont une conduite parfaite; chacun d'eux semble content, et pourtant le désir de finir son temps de chaîne le ronge. Pourquoi? dira-t-on. Parce qu'il sortira alors de sa cellule basse, étouffante, humide, aux arceaux de briques, pour aller dans la cour de la maison de force, et… Et c'est tout. On ne le laissera jamais sortir de cette dernière; il n'ignore pas que ceux qui ont été enchaînés ne quittent jamais le bagne, et que lui il y finira ses jours, il y mourra dans les fers. Il sait tout cela, et pourtant il voudrait en finir avec sa chaîne. Sans ce désir, pourrait-il rester cinq ou six ans attaché à un mur, et ne pas mourir ou devenir fou? Pourrait-il y résister?

Je compris vite que, seul, le travail pouvait me sauver, fortifier ma santé et mon corps, tandis que l'inquiétude morale incessante, l'irritation nerveuse et l'air renfermé de la caserne les ruineraient complètement. Le grand air, la fatigue quotidienne, l'habitude de porter des fardeaux, devaient me fortifier, pensais-je; grâce à eux, je sortirais vigoureux, bien portant et plein de sève. Je ne me trompais pas: le travail et le mouvement me furent très-utiles.

Je voyais avec effroi un de mes camarades (un gentilhomme) fondre comme un morceau de cire. Et pourtant, quand il était arrivé avec moi à la maison de force, il était jeune, beau, vigoureux; quand il en sortit, sa santé était ruinée, ses jambes ne le portaient plus, l'asthme oppressait sa poitrine. Non, me disais-je en le regardant, je veux vivre et je vivrai. Mon amour pour le travail me valut tout d'abord le mépris et les moqueries acérées de mes camarades. Mais je n'y faisais pas attention et je m'en allais allègrement où l'on m'envoyait, brûler et concasser de l'albâtre, par exemple. Ce travail, un des premiers que l'on me donna, est facile. Les ingénieurs faisaient leur possible pour alléger la corvée des nobles; ce n'était pas de l'indulgence, mais bien de la justice. N'eût-il pas été étrange d'exiger le même travail d'un manoeuvre et d'un homme dont les forces sont moitié moindres, qui n'a jamais travaillé de ses mains? Mais cette «gâterie» n'était pas permanente; elle se faisait même en cachette, car on nous surveillait sévèrement. Comme les travaux pénibles n'étaient pas rares, il arrivait souvent que la tâche était au-dessus de la force des nobles, qui souffraient ainsi deux fois plus que leurs camarades. On envoyait d'ordinaire trois, quatre hommes concasser l'albâtre; presque toujours c'étaient des vieillards ou des individus faibles:—nous étions naturellement de ce nombre;— on nous adjoignait en outre un véritable ouvrier, connaissant ce métier. Pendant plusieurs années, ce fut toujours le même, Almazof; il était sévère, déjà âgé, hâlé et fort maigre, du reste peu communicatif, et difficile. Il nous méprisait profondément, mais il était si peu expansif, qu'il ne se donnait même pas la peine de nous injurier. Le hangar sous lequel nous calcinions l'albâtre était construit sur la berge escarpée et déserte de la rivière. En hiver, par un jour de brouillard, la vue était triste sur la rivière et la rive opposée, lointaine. Il y avait quelque chose de déchirant dans ce paysage morne et nu. Mais on se sentait encore plus triste quand un soleil éclatant brillait au-dessus de cette plaine blanche, infinie; on aurait voulu pouvoir s'envoler au loin dans cette steppe qui commençait à l'autre bord et s'étendait à plus de quinze cents verstes au sud, unie comme une nappe immense. Almazof se mettait au travail en silence, d'un air rébarbatif; nous avions honte de ne pouvoir l'aider efficacement, mais il venait à bout de son travail tout seul, sans exiger notre secours, comme s'il eût voulu nous faire comprendre tous nos torts envers lui, et nous faire repentir de notre inutilité. Ce travail consistait à chauffer le four, pour calciner l'albâtre que nous y entassions.

Le jour suivant, quand l'albâtre était entièrement calciné, nous le déchargions. Chacun prenait un lourd pilon et remplissait une caisse d'albâtre qu'il se mettait à concasser. Cette besogne était agréable. L'albâtre fragile se changeait bientôt en une poussière blanche et brillante, qui s'émiettait vite et aisément. Nous brandissions nos lourds marteaux et nous assénions des coups formidables que nous admirions nous-mêmes. Quand nous étions fatigués, nous nous sentions plus légers: nos joues étaient rouges, le sang circulait plus rapidement dans nos veines. Almazof nous regardait alors avec condescendance, comme il aurait regardé de petits enfants; il fumait sa pipe d'un air indulgent, sans toutefois pouvoir s'empêcher de grommeler dès qu'il ouvrait la bouche. Il était toujours ainsi, d'ailleurs, et avec tout le monde; je crois qu'au fond c'était un brave homme.

On me donnait aussi un autre travail qui consistait à mettre en mouvement la roue du tour. Cette roue était haute et lourde; il me fallait de grands efforts pour la faire tourner, surtout quand l'ouvrier (des ateliers du génie) devait faire un balustre d'escalier ou le pied d'une grande table, ce qui exigeait un tronc presque entier. Comme un seul homme n'aurait pu en venir à bout, on envoyait deux forçats,—B…, un des ex-gentilshommes, et moi. Ce travail nous revint presque toujours pendant quelques années, quand il y avait quelque chose à tourner. B… était faible, vaniteux, encore jeune, et souffrait de la poitrine. On l'avait enfermé une année avant moi, avec deux autres camarades, des nobles également.—L'un d'eux, un vieillard, priait Dieu nuit et jour (les détenus le respectaient fort à cause de cela), il mourut durant ma réclusion. L'autre était un tout jeune homme, frais et vermeil, fort et courageux, qui avait porté son camarade B…, pendant sept cents verstes, ce dernier tombant de fatigue au bout d'une demi-étape. Aussi fallait-il voir leur amitié. B… était un homme parfaitement bien élevé, d'un caractère noble et généreux, mais gâté et irrité par la maladie. Nous tournions donc la roue à nous deux, et cette besogne nous intéressait. Quant à moi, je trouvais cet exercice excellent.

J'aimais particulièrement pelleter la neige, ce que nous faisions après les tourbillons assez fréquents en hiver. Quand le tourbillon avait fait rage tout un jour, plus d'une maison était ensevelie jusqu'aux fenêtres, quand elle n'était pas entièrement recouverte. L'ouragan cessait, le soleil reparaissait, et on nous ordonnait de dégager les constructions barricadées par des tas de neige. On nous y envoyait par grandes bandes, et quelquefois même tous les forçats ensemble. Chacun de nous recevait une pelle et devait exécuter une tâche, dont il semblait souvent impossible de venir à bout; tous se mettaient allègrement au travail. La neige friable ne s'était pas encore tassée et n'était gelée qu'a la surface; on en prenait d'énormes pelletées, que l'on dispersait autour de soi. Elle se transformait dans l'air en une poudre brillante. La pelle s'enfonçait facilement dans la masse blanche, étincelante au soleil. Les forçats exécutaient presque toujours ce travail avec gaieté: l'air froid de l'hiver, le mouvement les animaient. Chacun se sentait plus joyeux: on entendait des rires, des cris, des plaisanteries. On se jetait des boules de neige, ce qui excitait au bout d'un instant l'indignation des gens raisonnables, qui n'aimaient ni le rire ni la gaieté; aussi l'entrain général finissait-il presque toujours par des injures.

Peu à peu le cercle de mes connaissances s'étendit, quoique je ne songeasse nullement à en faire: j'étais toujours inquiet, morose et défiant. Ces connaissances se firent d'elles-mêmes. Le premier de tous, le déporté Pétrof me vint visiter. Je dis visiter, et j'appuie sur ce mot. Il demeurait dans la division particulière, qui se trouvait être la caserne la plus éloignée de la mienne. En apparence, il ne pouvait exister entre nous aucune relation, nous n'avions et ne pouvions avoir aucun lien qui nous rapprochât. Cependant, durant la première période de mon séjour, Pétrof crut de son devoir de venir vers moi presque chaque jour dans notre caserne, ou au moins de m'arrêter pendant le temps du repos, quand j'allais derrière les casernes, le plus loin possible de tous les regards. Cette persistance me parut d'abord désagréable, mais il sut si bien faire que ses visites devinrent pour moi une distraction, bien que son caractère fût loin d'être communicatif. Il était de petite taille, solidement bâti, agile et adroit. Son visage assez agréable était pâle avec des pommettes saillantes, un regard hardi, des dents blanches, menues et serrées. Il avait toujours une chique de tabac râpé entre la gencive et la lèvre inférieure (beaucoup de forçats avaient l'habitude de chiquer). Il paraissait plus jeune qu'il ne l'était en réalité, car on ne lui aurait pas donné, à le voir, plus de trente ans, et il en avait bien quarante. Il me parlait sans aucune gêne et se maintenait vis-à-vis de moi sur un pied d'égalité, avec beaucoup de convenance et de délicatesse. Si, par exemple, il remarquait que je cherchais la solitude, il s'entretenait avec moi pendant deux minutes et me quittait aussitôt; il me remerciait chaque fois pour la bienveillance que je lui témoignais, ce qu'il ne faisait jamais à personne. J'ajoute que ces relations ne changèrent pas, non-seulement pendant les premiers temps de mon séjour, mais pendant plusieurs années, et qu'elles ne devinrent presque jamais plus intimes, bien qu'il me fut vraiment dévoué. Je ne pouvais définir exactement ce qu'il recherchait dans ma société, et pourquoi il venait chaque jour auprès de moi. Il me vola quelquefois, mais ce fut toujours involontairement; il ne venait presque jamais m'emprunter: donc ce qui l'attirait n'était nullement l'argent ou quelque autre intérêt.

Je ne sais trop pourquoi, il me semblait que cet homme ne vivait pas dans la même prison que moi, mais dans une autre maison, en ville, fort loin; on eût dit qu'il visitait le bagne par hasard, pour apprendre des nouvelles, s'enquérir de moi, en un mot, pour voir comment nous vivions. Il était toujours pressé, comme s'il eût laissé quelqu'un pour un instant et qu'on l'attendit, ou qu'il eût abandonné quelque affaire en suspens. Et pourtant, il ne se hâtait pas. Son regard avait une fixité étrange, avec une légère nuance de hardiesse et d'ironie; il regardait dans le lointain, par-dessus les objets, comme s'il s'efforçait de distinguer quelque chose derrière la personne qui était devant lui. Il paraissait toujours distrait; quelquefois je me demandais où allait Pétrof en me quittant. Où l'attendait-on si impatiemment? Il se rendait d'un pas léger dans une caserne, ou dans la cuisine, et s'asseyait à côté des causeurs; il écoutait attentivement la conversation, à laquelle il prenait part avec vivacité, puis se taisait brusquement. Mais qu'il parlât ou qu'il gardât le silence, on lisait toujours sur son visage qu'il avait affaire ailleurs et qu'on l'attendait là-bas, plus loin. Le plus étonnant, c'est qu'il n'avait jamais aucune affaire; à part les travaux forcés qu'il exécutait, bien entendu, il demeurait toujours oisif. Il ne connaissait aucun métier, et n'avait presque jamais d'argent, mais cela ne l'affligeait nullement.—De quoi me parlait-il? Sa conversation était aussi étrange qu'il était singulier lui-même. Quand il remarquait que j'allais seul derrière les casernes, il faisait un brusque demi-tour de mon côté. Il marchait toujours vite et tournait court. Il venait au pas et pourtant il semblait qu'il fut accouru.

—Bonjour!

—Bonjour!

—Je ne vous dérange pas?

—Non.

—Je voulais vous demander quelque chose sur Napoléon. Je voulais vous demander s'il n'est pas parent de celui qui est venu chez nous en l'année douze.

Pétrof était fils de soldat et savait lire et écrire.

—Parfaitement.

—Et l'on dit qu'il est président? quel président? de quoi? Ses questions étaient toujours rapides, saccadées, comme s'il voulait savoir le plus vite possible ce qu'il demandait.

Je lui expliquai comment et de quoi Napoléon était président, et j'ajoutai que peut-être il deviendrait empereur.

—Comment cela?

Je le renseignai autant que cela m'était possible, Pétrof m'écouta avec attention; il comprit parfaitement tout ce que je lui dis, et ajouta en inclinant l'oreille de mon côté:

—Hem!… Ah! je voulais encore vous demander, Alexandre Pétrovitch, s'il y a vraiment des singes qui ont des mains aux pieds et qui sont aussi grands qu'un homme.

—Oui.

—Comment sont-ils?

Je les lui décrivis et lui dis tout ce que je savais sur ce sujet.

—Et où vivent-ils?

—Dans les pays chauds. On en trouve dans l'île Sumatra.

—Est-ce que c'est en Amérique? On dit que là-bas, les gens marchent la tête en bas?

—Mais non. Vous voulez parler des antipodes.

Je lui expliquai de mon mieux ce que c'était que l'Amérique et les antipodes. Il m'écouta aussi attentivement que si la question des antipodes l'eût fait seule accourir vers moi.

—Ah! ah! j'ai lu, l'année dernière, une histoire de la comtesse de La Vallière:—Aréfief avait apporté ce livre de chez l'adjudant,—Est-ce la vérité, ou bien une invention? L'ouvrage est de Dumas.

—Certainement, c'est une histoire inventée.

—Allons! adieu. Je vous remercie.

Et Pétrof disparut; en vérité, nous ne parlions presque jamais autrement.

Je me renseignai sur son compte. M—crut devoir me prévenir, quand il eut connaissance de cette liaison. Il me dit que beaucoup de forçats avaient excité son horreur dès son arrivée, mais que pas un, pas même Gazine, n'avait produit sur lui une impression aussi épouvantable que ce Pétrof.

—C'est le plus résolu, le plus redoutable de tous les détenus, me dit M—. Il est capable de tout; rien ne l'arrête, s'il a un caprice; il vous assassinera, s'il lui en prend la fantaisie, tout simplement, sans hésiter et sans le moindre repentir. Je crois même qu'il n'est pas dans son bon sens.

Cette déclaration m'intéressa extrêmement, mais M—ne put me dire pourquoi il avait une semblable opinion sur Pétrof. Chose étrange! pendant plusieurs années, je vis cet homme, je causais avec lui presque tous les jours; il me fut toujours sincèrement dévoué (bien que je n'en devinasse pas la cause), et pendant tout ce temps, quoiqu'il vécût très-sagement et ne fit rien d'extraordinaire, je me convainquis de plus en plus que M—avait raison, que c'était peut-être l'homme le plus intrépide et le plus difficile à contenir de tout le bagne. Et pourquoi? je ne saurais l'expliquer.

Ce Pétrof était précisément le forçat qui, lorsqu'on l'avait appelé pour subir sa punition, avait voulu tuer le major; j'ai dit comment ce dernier, «sauvé par un miracle», était parti une minute avant l'exécution. Une fois, quand il était encore soldat,— avant son arrivée à la maison de force,—son colonel l'avait frappé pendant la manoeuvre. On l'avait souvent battu auparavant, je suppose; mais ce jour-là, il ne se trouvait pas d'humeur à endurer une offense: en plein jour, devant le bataillon déployé, il égorgea son colonel. Je ne connais pas tous les détails de cette histoire, car il ne me la raconta jamais. Bien entendu, ces explosions ne se manifestaient que quand la nature parlait trop haut en lui, elles étaient très-rares. Il était habituellement raisonnable et même tranquille. Ses passions, fortes et ardentes, étaient cachées;—elles couvaient doucement comme des charbons sous la cendre.

Je ne remarquai jamais qu'il fût ni fanfaron ni vaniteux, comme tant d'autres forçats.

Il se querellait rarement, il n'était en relations amicales avec personne, sauf peut-être avec Sirotkine, et seulement quand il avait besoin de ce dernier. Je le vis pourtant un jour sérieusement irrité. On l'avait offensé en lui refusant un objet qu'il réclamait. Il se disputait à ce sujet avec un forçat de haute taille, vigoureux comme un athlète, nommé Vassili Antonof et connu pour son caractère méchant, chicaneur; cet homme, qui appartenait à la catégorie des condamnés civils, était loin d'être un lâche. Ils crièrent longtemps, et je pensais que cette querelle finirait comme presque toutes celles du même genre, par de simples horions; mais l'affaire prit un tour inattendu: Pétrof pâlit tout à coup; ses lèvres tremblèrent et bleuirent: sa respiration devint difficile. Il se leva, et lentement, très-lentement, à pas imperceptibles (il aimait aller pieds nus en été), il s'approcha d'Antonof. Instantanément, le vacarme et les cris firent place à un silence de mort dans la caserne; on aurait entendu voler une mouche. Chacun attendait l'événement. Antonof bondit au-devant de son adversaire: il n'avait plus figure humaine… Je ne pus supporter cette scène et je sortis de la caserne. J'étais certain qu'avant d'être sur l'escalier, j'entendrais les cris d'un homme qu'on égorge, mais il n'en fût rien. Avant que Pétrof eût réussi à s'approcher d'Antonof, celui-ci lui avait jeté l'objet en litige (un misérable chiffon, une mauvaise doublure). Au bout de deux minutes, Antonof ne manqua pas d'injurier quelque peu Pétrof, par acquit de conscience et par sentiment des convenances, pour montrer qu'il n'avait pas eu trop peur. Mais Pétrof n'accorda aucune attention à ses injures; il ne répondit même pas. Tout s'était terminé à son avantage,—les injures le touchaient peu, —il était satisfait d'avoir son chiffon. Un quart d'heure plus tard il rôdait dans la caserne, parfaitement désoeuvré, cherchant une compagnie où il pourrait entendre quelque chose de curieux. Il semblait que tout l'intéressât, et, pourtant, il restait presque toujours indifférent à ce qu'il entendait, il errait oisif, sans but, dans les cours. On aurait pu le comparer à un ouvrier, à un vigoureux ouvrier, devant lequel le travail «tremble», mais qui pour l'instant n'a rien à faire et condescend, en attendant l'occasion de déployer ses forces, à jouer avec de petits enfants. Je ne comprenais pas pourquoi il restait en prison, pourquoi il ne s'évadait pas. Il n'aurait nullement hésité à s'enfuir, si seulement il l'avait voulu. Le raisonnement n'a de pouvoir, sur des gens comme Pétrof, qu'autant qu'ils ne veulent rien. Quand ils désirent quelque chose, il n'existe pas d'obstacles à leur volonté. Je suis certain qu'il aurait su habilement s'évader, qu'il aurait trompé tout le monde, et qu'il serait resté des semaines entières sans manger, caché dans une forêt ou dans les roseaux d'une rivière. Mais cette idée ne lui était pas encore venue. Je ne remarquai en lui ni jugement, ni bon sens. Ces gens-là naissent avec une idée, qui toute leur vie les roule inconsciemment à droite et à gauche: ils errent ainsi jusqu'à ce qu'ils aient rencontré un objet qui éveille violemment leur désir; alors ils ne marchandent pas leur tête. Je m'étonnais quelquefois qu'un homme qui avait assassiné son colonel pour avoir été battu, se couchât sans contestation sous les verges. Car on le fouettait quand on le surprenait à introduire de l'eau-de-vie dans la prison: comme tous ceux qui n'avaient pas de métier déterminé, il faisait la contrebande de l'eau-de-vie. Il se laissait alors fouetter comme s'il consentait à cette punition et qu'il s'avouât en faute, autrement on l'aurait tué plutôt que de le faire se coucher. Plus d'une fois, je m'étonnai de voir qu'il me volait, malgré son affection pour moi. Cela lui arrivait par boutades. Il me vola ainsi ma Bible, que je lui avais dit de reporter à ma place. Il n'avait que quelques pas à faire, mais chemin faisant, il trouva un acheteur auquel il vendit le livre, et il dépensa aussitôt en eau-de-vie l'argent reçu. Probablement il ressentait ce jour-là un violent désir de boire, et quand il désirait quelque chose, il fallait que cela se fît. Un individu comme Pétrof assassinera un homme pour vingt-cinq kopeks, uniquement pour avoir de quoi boire un demi-litre; en toute autre occasion, il dédaignera des centaines de mille roubles. Il m'avoua le soir même ce vol, mais sans aucun signe de repentir ou de confusion, d'un ton parfaitement indifférent, comme s'il se fut agi d'un incident ordinaire. J'essayai de le tancer comme il le méritait, car je regrettais ma Bible. Il m'écouta sans irritation, très-paisiblement; il convint avec moi que la Bible est un livre très-utile, et regretta sincèrement que je ne l'eusse plus, mais il ne se repentit pas un instant de me l'avoir volée; il me regardait avec une telle assurance que je cessai aussitôt de le gronder. Il supportait mes reproches, parce qu'il jugeait que cela ne pouvait se passer autrement, qu'il méritait d'être tancé pour une pareille action, et que par conséquent je devais l'injurier pour me soulager et me consoler de cette perte; mais dans son for intérieur, il estimait que c'étaient des bêtises, des bêtises dont un homme sérieux aurait eu honte de parler. Je crois même qu'il me tenait pour un enfant, pour un gamin qui ne comprend pas encore les choses les plus simples du monde. Si je lui parlais d'autres sujets que de livres ou de sciences, il me répondait, mais par pure politesse, et en termes laconiques. Je me demandais ce qui le poussait à m'interroger précisément sur les livres. Je le regardais à la dérobée pendant ces conversations, comme pour m'assurer s'il ne se moquait pas de moi. Mais non, il m'écoutait sérieusement, avec attention, bien que souvent elle ne fût pas très-soutenue; cette dernière circonstance m'irritait quelquefois. Les questions qu'il me posait étaient toujours nettes et précises, il ne paraissait jamais étonné de la réponse qu'elles exigeaient… Il avait sans doute décidé une fois pour toutes qu'on ne pouvait me parler comme à tout le monde, et qu'en dehors des livres je ne comprenais rien.

Je suis certain qu'il m'aimait, ce qui m'étonnait fort. Me tenait-il pour un enfant, pour un homme incomplet? ressentait-il pour moi cette espèce de compassion qu'éprouve tout être fort pour un plus faible que lui? me prenait-il pour… je n'en sais rien. Quoique cette compassion ne l'empêchât pas de me voler, je suis certain qu'en me dérobant, il avait pitié de moi.—«Eh! quel drôle de particulier! pensait-il assurément en faisant main basse sur mon bien, il ne sait pas même veiller sur ce qu'il possède!» Il m'aimait à cause de cela, je crois. Il me dit un jour, comme involontairement:

—Vous êtes trop brave homme, vous êtes si simple, si simple, que cela fait vraiment pitié: ne prenez pas ce que je vous dis en mauvaise part, Alexandre Pétrovitch,—ajouta-t-il au bout d'une minute;—je vous le dis sans mauvaise intention.

On voit quelquefois dans la vie des gens comme Pétrof se manifester et s'affirmer dans un instant de trouble ou de révolution; ils trouvent alors l'activité qui leur convient. Ce ne sont pas des hommes de parole, ils ne sauraient être les instigateurs et les chefs des insurrections, mais ce sont eux qui exécutent et agissent. Ils agissent simplement, sans bruit, se portent les premiers sur l'obstacle, ou se jettent en avant la poitrine découverte, sans réflexion ni crainte; tout le monde les suit, les suit aveuglément, jusqu'au pied de la muraille, où ils laissent d'ordinaire leur vie. Je ne crois pas que Pétrof ait bien fini: il était marqué pour une fin violente, et s'il n'est pas mort jusqu'à ce jour, c'est que l'occasion ne s'est pas encore présentée. Qui sait, du reste? Il atteindra peut-être une extrême vieillesse et mourra très-tranquillement, après avoir erré sans but de çà et de là. Mais je crois que M—avait raison, et que ce Pétrof était l'homme le plus déterminé de toute la maison de force.

VIII—LES HOMMES DÉTERMINÉS.—LOUKA.

Il est difficile de parler des gens déterminés; au bagne comme partout, ils sont rares. On les devine à la crainte qu'ils inspirent, on se gare d'eux. Un sentiment irrésistible me poussa tout d'abord à me détourner de ces hommes, mais je changeai par la suite ma manière de voir, même à l'égard des meurtriers les plus effroyables. Il y a des hommes qui n'ont jamais tué, et pourtant ils sont plus atroces que ceux qui ont assassiné six personnes. On ne sait pas comment se faire une idée de certains crimes, tant leur exécution est étrange. Je dis ceci parce que souvent les crimes commis par le peuple ont des causes étonnantes.

Un type de meurtrier que l'on rencontre assez fréquemment est le suivant: un homme vit tranquille et paisible; son sort est dur,— il souffre. (C'est un paysan attaché à la glèbe, un serf domestique, un bourgeois ou un soldat.) Il sent tout à coup quelque chose se déchirer en lui: il n'y tient plus et plante son couteau dans la poitrine de son oppresseur ou de son ennemi. Alors sa conduite devient étrange, cet homme outre-passe toute mesure: il a tué son oppresseur, son ennemi: c'est un crime, mais qui s'explique; il y avait là une cause; plus tard il n'assassine plus ses ennemis seuls, mais n'importe qui, le premier venu; il tue pour le plaisir de tuer, pour un mot déplaisant, pour un regard, pour faire un nombre pair ou tout simplement: «Gare! ôtez-vous de mon chemin!» Il agit comme un homme ivre, dans un délire. Une fois qu'il a franchi la ligne fatale, il est lui-même ébahi de ce que rien de sacré n'existe plus pour lui; il bondit par-dessus toute légalité, toute puissance, et jouit de la liberté sans bornes, débordante, qu'il s'est créée, il jouit du tremblement de son coeur, de l'effroi qu'il ressent. Il sait du reste qu'un châtiment effroyable l'attend. Ses sensations sont peut-être celles d'un homme qui se penche du haut d'une tour sur l'abîme béant à ses pieds, et qui serait heureux de s'y jeter la tête la première, pour en finir plus vite. Et cela arrive avec les individus les plus paisibles, les plus ordinaires. Il y en a même qui posent dans cette extrémité: plus ils étaient hébétés, ahuris auparavant, plus il leur tarde de parader, d'inspirer de l'effroi. Ce désespéré jouit de l'horreur qu'il cause, il se complaît dans le dégoût qu'il excite. Il fait des folies par désespoir, et le plus souvent il attend une punition prochaine, il est impatient qu'on résolve son sort, parce qu'il lui semble trop lourd de porter à lui tout seul le fardeau de ce désespoir. Le plus curieux, c'est que cette excitation, cette parade se soutiennent jusqu'au pilori; après, il semble que le fil est coupé: ce terme est fatal, comme marqué par des règles déterminées à l'avance. L'homme s'apaise brusquement, s'éteint, devient un chiffon sans conséquence. Sur le pilori, il défaille et demande pardon au peuple. Une fois à la maison de force, il est tout autre; on ne dirait jamais à le voir que cette poule mouillée a tué cinq ou six hommes. Il en est que le bagne ne dompte pas facilement. Ils conservent une certaine vantardise, un esprit de bravade. «Eh! dites donc, je ne suis pas ce que vous croyez, j'en ai expédié six, d'âmes.» Mais il finit toujours par se soumettre. De temps en temps, il se divertit au souvenir de son audace, de ses déchaînements, alors qu'il était un désespéré; il aime à trouver un benêt devant lequel il se vantera, se pavanera avec une importance décente et auquel il racontera ses hauts faits, en dissimulant bien entendu le désir qu'il a d'étonner par son histoire. «Tiens, voilà l'homme que j'étais!»

Et avec quel raffinement d'amour-propre prudent il se surveille! avec quelle négligence paresseuse il débite un pareil récit! Dans l'accent, dans le moindre mot perce une prétention apprise. Et où ces gens-là l'ont-ils apprise?

Pendant une des longues soirées des premiers jours de ma réclusion, j'écoutais l'une de ces conversations; grâce à mon inexpérience, je pris le conteur pour un malfaiteur colossal, au caractère de fer, alors que je me moquais presque de Pétrof. Le narrateur, Louka Kouzmitch, avait mis bas un major, sans autre motif que son bon plaisir. Ce Louka Kouzmitch était le plus petit et le plus fluet de toute notre caserne, il était né dans le Midi: il avait été serf, de ceux qui ne sont pas attachés à la glèbe, mais servent leur maître en qualité de domestique. Il avait quelque chose de tranchant et de hautain, «petit oiseau, mais avec bec et ongles». Les détenus flairent un homme d'instinct: on le respectait très-peu. Il était excessivement susceptible et plein d'amour-propre. Ce soir-là, il cousait une chemise, assis sur le lit de camp, car il s'occupait de couture. Tout auprès de lui se trouvait un gars borné et stupide, mais bon et complaisant, une espèce de colosse, son voisin le détenu Kobyline. Louka se querellait souvent avec lui en qualité de voisin et le traitait du haut de sa grandeur, d'un air railleur et despotique, que, grâce à sa bonhomie, Kobyline ne remarquait pas le moins du monde. Il tricotait un bas et écoutait Louka d'un air indifférent. Celui-ci parlait haut et distinctement. Il voulait que tout le monde l'entendît, bien qu'il eût l'air de ne s'adresser qu'à Kobyline.

—Vois-tu, frère, on m'a renvoyé de mon pays, commnença-t-il en plantant son aiguille, pour vagabondage.

—Et y a-t-il longtemps de cela? demanda Kobyline.

—Quand les pois seront mûrs, il y aura un an. Eh bien, nous arrivons à K—v, et l'on me met dans la maison de force. Autour de moi il y avait une douzaine d'hommes, tous Petits-Russiens, bien bâtis, solides et robustes, de vrais boeufs. Et tranquilles! la nourriture était mauvaise, le major de la prison en faisait ce qu'il voulait. Un jour se passe, un autre encore: tous ces gaillards sont des poltrons, à ce que je vois.

—Vous avez peur d'un pareil imbécile? que je leur dis.

—Va-t'en lui parler, vas-y! Et ils éclatent de rire comme des brutes. Je me tais. Il y avait là un Toupet[15] drôle, mais drôle, —ajouta le narrateur en quittant Kobyline pour s'adresser à tout le monde. Il racontait comment on l'avait jugé au tribunal, ce qu'il leur avait dit, en pleurant à chaudes larmes: «J'ai des enfants, une femme», qu'il disait. C'était un gros gaillard épais et tout grisonnant: «Moi, que je lui dis, non! Et il y avait là un chien qui ne faisait rien qu'écrire, et écrire tout ce que je disais! Alors, que je me dis, que tu crèves……………Et le voilà qui écrit, qui écrit encore. C'est là que ma pauvre tête a été perdue!»

—Donne-moi du fil, Vacia; celui de la maison est pourri.

—En voilà qui vient du bazar, répondit Vacia en donnant le fil demandé.

—Celui de l'atelier est meilleur. On a envoyé le Névalide en chercher il n'y a pas longtemps, mais je ne sais pas chez quelle poison de femme il l'a acheté, il ne vaut rien! fit Louka en enfilant son aiguille à la lumière.

—Chez sa commère, parbleu!

—Bien sûr chez sa commère.

—Eh bien, ce major?… fit Kobyline, qu'on avait tout à fait oublié.

Louka n'attendait que cela, cependant il ne voulut pas continuer immédiatement son récit, comme si Kobyline ne valait pas une pareille marque d'attention. Il enfila tranquillement son aiguille, ramena paresseusement ses jambes sous son torse, et dit enfin:

—J'émoustillai si bien mes Toupets, qu'ils réclamèrent le major. Le matin même, j'avais emprunté le coquin (couteau) de mon voisin, et je l'avais caché à tout événement. Le major était furieux comme un enragé. Il arrive. Dites donc, Petits-Russiens, ce n'est pas le moment d'avoir peur. Mais allez donc! tout leur courage s'était caché au fin fond de la plante de leurs pieds: ils tremblaient. Le major accourt, tout à fait ivre.

—Qu'y a-t-il? Comment ose-ton…? Je suis votre tsar, je suis votre Dieu.

Quand il eut dit qu'il était le tsar et le Dieu, je m'approchai de lui, mon couteau dans ma manche.

—Non, que je lui dis, Votre Haute Noblesse,—et je m'approche toujours plus,—cela ne peut pas être, Votre Haute Noblesse, que vous soyez notre tsar et notre Dieu.

—Ainsi c'est toi! c'est toi! crie le major,—c'est toi qui es le meneur.

—Non, que je lui dis (et je m'approche toujours), non, Votre Haute Noblesse, comme chacun sait, et comme vous-même le savez, notre Dieu tout-puissant et partout présent est seul dans le ciel. Et nous n'avons qu'un seul tsar, mis au-dessus de nous tous, par Dieu lui-même. Il est monarque, Votre Haute Noblesse. Et vous, Votre Haute Noblesse, vous n'êtes encore que major, vous n'êtes notre chef que par la grâce du Tsar et par vos mérites.

—Comment? commment?? commmment??? Il ne pouvait même plus parler, il bégayait, tant il était étonné.

—Voilà comment, que je lui dis: je me jette sur lui et je lui enfonce mon couteau dans le ventre, tout entier! C'avait été fait lestement. Il trébucha et tomba en gigotant. J'avais jeté mon couteau.

—Allons, vous autres, Toupets, ramassez-le maintenant!

Je ferai ici une digression hors de mon récit. Les expressions «je suis tsar, je suis Dieu» et autres semblables étaient malheureusement trop souvent employées, dans le bon vieux temps, par beaucoup de commandants. Je dois avouer que leur nombre a singulièrement diminué, et que les derniers ont peut-être déjà disparu. Remarquons que ceux qui paradaient ainsi et affectionnaient de semblables expressions, étaient surtout des officiers sortant du rang. Le grade d'officier mettait sens dessus dessous leur cervelle. Après avoir longtemps peiné sous le sac, ils se voyaient tout à coup officiers, commandants et nobles par-dessus le marché; grâce au manque d'habitude et à la première ivresse de leur avancement, ils se faisaient une idée exagérée de leur puissance et de leur importance, relativement à leurs subordonnés. Devant leurs supérieurs, ces gens-là sont d'une servilité révoltante. Les plus rampants s'empressent même d'annoncer à leurs chefs qu'ils ont été des subalternes et qu'ils «se souviennent de leur place». Mais envers leurs subordonnés, ce sont des despotes sans mesure. Rien n'irrite plus les détenus, il faut le dire, que de pareils abus. Cette arrogante opinion de sa propre grandeur, cette idée exagérée de l'impunité, engendrent la haine dans le coeur de l'homme le plus soumis et pousse à bout le plus patient. Par bonheur, tout cela date d'un passé presque oublié; et, même alors, l'autorité supérieure reprenait sévèrement les coupables. J'en sais plus d'un exemple.

Ce qui exaspère surtout les subordonnés, c'est le dédain, la répugnance qu'on manifeste dans les rapports avec eux. Ceux qui croient qu'ils n'ont qu'à bien nourrir et entretenir le détenu, et qu'à agir en tout selon la loi, se trompent également. L'homme, si abaissé qu'il soit, exige instinctivement du respect pour sa dignité d'homme. Chaque détenu sait parfaitement qu'il est prisonnier, qu'il est un réprouvé, et connaît la distance qui le sépare de ses supérieurs, mais ni stigmate ni chaînes ne lui feront oublier qu'il est un homme. Il faut donc le traiter humainement. Mon Dieu! un traitement humain peut relever celui-là même en qui l'image divine est depuis longtemps obscurcie. C'est avec les «malheureux» surtout, qu'il faut agir humainement: là est leur salut et leur joie. J'ai rencontré des commandants au caractère noble et bon, et j'ai pu voir quelle influence bienfaisante ils avaient sur ces humiliés. Quelques mots affables dits par eux ressuscitaient moralement les détenus. Ils en étaient joyeux comme des enfants, et aimaient sincèrement leur chef. Une remarque encore: il ne leur plaît pas que leurs chefs soient familiers et par trop bonhommes dans les rapports avec eux. Ils veulent les respecter, et cela même les en empêche. Les détenus sont fiers, par exemple, que leur chef ait beaucoup de décorations, qu'il ait bonne façon, qu'il soit bien noté auprès d'un supérieur puissant, qu'il soit sévère, grave et juste, et qu'il possède le sentiment de sa dignité. Les forçats le préfèrent alors à tous les autres: celui-là sait ce qu'il vaut, et n'offense pas les gens: tout va pour le mieux.

—Il t'en a cuit, je suppose? demanda tranquillement Kobyline.

—Hein! Pour cuire, camarades, je l'ai été, cuit, il n'y a pas à dire. Aléi! donne-moi les ciseaux! Eh bien! dites donc, ne jouera-t-on pas aux cartes ce soir?

—Il y a longtemps que le jeu a été bu, remarqua Vacia; si on ne l'avait pas vendu pour boire, il serait ici.

—Si!… Les si, on les paye cent roubles à Moscou, remarqua
Louka.

—Eh bien, Louka, que t'a-t-on donné pour ton coup? fit de nouveau Kobyline.

—On me l'a payé cent cinq coups de fouet, cher ami. Vrai camarades, c'est tout juste s'ils ne m'ont pas tué, reprit Louka en dédaignant une fois encore son voisin Kobyline.—Quand on m'a administré ces cent cinq coups, on m'a mené en grand uniforme. Je n'avais jamais encore reçu le fouet. Partout une masse de peuple. Toute la ville était accourue pour voir punir le brigand, le meurtrier. Combien ce peuple-la est bête, je ne puis pas vous le dire, Timochka (le bourreau) me déshabille, me couche par terre et crie: «—Tiens-toi bien, je vais te griller!» J'attends. Au premier coup qu'il me cingle j'aurais voulu crier, mais je ne le pouvais pas; j'eus beau ouvrir la bouche, ma voix s'était étranglée. Quand il m'allongea le second coup,—vous ne le croirez pas si vous voulez,—mais je n'entendis pas comme ils comptèrent deux. Je reviens à moi et je les entends compter: dix-sept. On m'enleva quatre fois de dessus le chevalet, pour me laisser souffler une demi-heure et m'inonder d'eau froide. Je les regardais tous, les yeux me sortaient de la tête, je me disais: Je crèverai ici!

—Et tu n'es pas mort? demanda naïvement Kobyline. Louka le toisa d'un regard dédaigneux: on éclata de rire.

—Un vrai imbécile…

—Il a du mal dans le grenier, remarqua Louka en ayant l'air de regretter d'avoir daigné parler à un pareil idiot.

—Il est un peu fou! affirma de son côté Vacia.

Bien que Louka eût tué six personnes, nul n'eut jamais peur de lui dans la prison. Il avait pourtant le désir de passer pour un homme terrible.

IX—ISAÏ FOMITCH.—LE BAIN.—LE RÉCIT DE BAKLOUCHINE.

Les fêtes de Noël approchaient. Les forçats les attendaient avec une sorte de solennité, et rien qu'à les voir, j'étais moi-même dans l'expectative de quelque chose d'extraordinaire. Quatre jours avant les fêtes, on devait nous mener au bain (de vapeur[16]). Tout le monde se réjouissait et se préparait; nous devions nous y rendre après le dîner; à cette occasion, il n'y avait pas de travail dans l'après-midi. De tous les forçats, celui qui se réjouissait et se démenait le plus était bien certainement Isaï Fomitch Bumstein, le Juif, dont j'ai déjà parlé au chapitre IV de mon récit. Il aimait à s'étuver, jusqu'à en perdre connaissance; chaque fois qu'en fouillant le tas de mes vieux souvenirs, je me souviens du bain de la prison (qui vaut la peine qu'on ne l'oublie pas), la première figure qui se présente à ma mémoire est celle du très-glorieux et inoubliable Isaï Fomitch, mon camarade de bagne. Seigneur! quel drôle d'homme c'était! J'ai déjà dit quelques mots de sa figure: cinquante ans, vaniteux, ridé, avec d'affreux stigmates sur les joues et au front, maigre, faible, un corps de poulet, tout blanc. Son visage exprimait une suffisance perpétuelle et inébranlable, j'ajouterai presque: la félicité. Je crois qu'il ne regrettait nullement d'avoir été envoyé aux travaux forcés. Comme il était bijoutier de son métier et qu'il n'en existait pas d'autre dans la ville, il avait toujours du travail qu'on lui payait tant bien que mal. Il n'avait besoin de rien, il vivait même richement, sans dépenser tout son gain néanmoins, car il faisait des économies et prêtait sur gages à toute la maison de force. Il possédait un samovar, un bon matelas, des tasses, un couvert. Les Juifs de la ville ne lui ménageaient pas leur protection. Chaque samedi, il allait sous escorte à la synagogue (ce qui était autorisé par la loi). Il vivait comme un coq en pâte; pourtant il attendait avec impatience l'expiration de sa peine pour «se marier». C'était un mélange comique de naïveté, de bêtise, de ruse, d'impertinence, de simplicité, de timidité, de vantardise et d'impudence. Le plus étrange pour moi, c'est que les déportés ne se moquaient nullement de lui; s'ils le taquinaient, c'était pour rire. Isaï Fomitch était évidemment un sujet de distraction et de continuelle réjouissance pour tout le monde: «Nous n'avons qu'un seul Isaï Fomitch, n'y touchez pas!» disaient les forçats; et bien qu'il comprit lui-même ce qu'il en était, il s'enorgueillissait de son importance; cela divertissait beaucoup les détenus. Il avait fait son entrée au bagne de la façon la plus risible (elle avait eu lieu avant mon arrivée, mais on me la raconta). Soudain, un soir, le bruit se répandit dans la maison de force qu'on avait amené un Juif que l'on rasait en ce moment au corps de garde, et qu'il allait entrer immédiatement dans la caserne. Comme il n'y avait pas un seul Juif dans toute la prison, les détenus l'attendirent avec impatience, et l'entourèrent dès qu'il eut franchi la grande porte. Le sous-officier de service le conduisit à la prison civile et lui indiqua sa place sur les planches. Isaï Fomitch tenait un sac contenant les effets qui lui avaient été délivrés et ceux qui lui appartenaient. Il posa son sac, prit place sur le lit de camp et s'assit, les jambes croisées sous lui, sans oser lever les yeux. On se pâmait de rire autour de lui, les forçats l'assaillaient de plaisanteries sur son origine israélite. Soudain un jeune déporté écarta la foule et s'approcha de lui, portant à la main son vieux pantalon d'été, sale et déchiré, rapiécé de vieux chiffons. Il s'assit à côté d'Isaï Fomitch et lui frappa sur l'épaule.

—Eh! cher ami, voilà six ans que je t'attends. Regarde un peu, me donneras-tu beaucoup de cette marchandise?

Et il étala devant lui ses haillons.

Isaï Fomitch était d'une timidité si grande, qu'il n'osait pas regarder cette foule railleuse, aux visages mutilés et effrayants, groupée en cercle compacte autour de lui. Il n'avait pu encore prononcer une parole, tant il avait peur. Quand il vit le gage qu'on lui présentait, il tressaillit et il se mit hardiment à palper les haillons. Il s'approcha même de la lumière. Chacun attendait ce qu'il allait dire.

—Eh bien! est-ce que tu ne veux pas me donner un rouble d'argent? Ça vaut cela pourtant! continua l'emprunteur, en clignant de l'oeil du côté d'Isaï Fomitch.

—Un rouble d'argent, non! mais bien sept kopeks!

Ce furent les premiers mots prononcés par Isaï Fomitch à la maison de force. Un rire homérique s'éleva parmi les assistants.

—Sept kopeks! Eh bien, donne-les: tu as du bonheur, ma foi. Fais attention au moins à mon gage, tu m'en réponds sur ta tête!

—Avec trois kopeks d'intérêt, cela fera dix kopeks à me payer, dit le Juif d'une voix saccadée et tremblante, en glissant sa main dans sa poche pour en tirer la somme convenue et en scrutant les forçats d'un regard craintif. Il avait horriblement peur, mais l'envie de conclure une bonne affaire l'emporta.

—Hein, trois kopeks d'intérêt… par an?

—Non! pas par an… par mois.

—Tu es diablement chiche! Comme t'appelle-t-on?

—Isaï Fomitz[17].

—Eh bien! Isaï Fomitch, tu iras loin! Adieu.

Le Juif examina encore une fois les guenilles sur lesquelles il venait de prêter sept kopeks, les plia et les fourra soigneusement dans son sac. Les forçats continuaient à se pâmer de rire.

En réalité, tout le monde l'aimait, et bien que presque chaque détenu fût son débiteur, personne ne l'offensait. Il n'avait, du reste, pas plus de fiel qu'une poule; quand il vit que tout le monde était bien disposé à son égard, il se donna de grands airs, mais si comiques qu'on les lui pardonna aussitôt.

Louka, qui avait connu beaucoup de Juifs quand il était en liberté, le taquinait souvent, moins par méchanceté que par amusement, comme on joue avec un chien, un perroquet ou des bêtes savantes. Isaï Fomitch ne l'ignorait pas, aussi ne s'offensait-il nullement, et donnait-il prestement la réplique.

—Tu vas voir, Juif! je te rouerai de coups.

—Si tu me donnes un coup, je t'en rendrai dix, répondait crânement Isaï Fomitch.

—Maudit galeux!

—Que ze sois galeux tant que tu voudras.

—Juif rogneux.

—Que ze sois rogneux tant qu'il te plaira: galeux, mais risse.
Z'ai de l'arzent!

—Tu as vendu le Christ.

—Tant que tu voudras.

—Fameux, notre Isaï Fomitch! un vrai crâne! N'y touchez pas, nous n'en avons qu'un.

—Eh! Juif, empoigne un fouet, tu iras en Sibérie!

—Z'y suis dézà, en Sibérie!

—On t'enverra encore plus loin.

—Le Seigneur Dieu y est-il, là-bas?

—Parbleu, ça va sans dire.

—Alors comme vous voudrez! tant qu'il y aura le Seigneur Dieu et de l'arzent,—tout va bien.

—Un crâne, notre Isaï Fomitch! un crâne, on le voit! crie-t-on autour de lui. Le Juif voit bien qu'on se moque de lui, mais il ne perd pas courage, il fait le bravache; les louanges dont on le comble lui causent un vif plaisir, et d'une voix grêle d'alto qui grince dans toute la caserne, il commence à chanter: La, la, la, la, la! sur un motif idiot et risible, le seul chant qu'on lui ait entendu chanter pendant tout son séjour à la maison de force. Quand il eut fait ma connaissance, il m'assura en jurant ses grands dieux que c'était le chant et le motif que chantaient six cent mille Juifs, du plus petit au plus grand, en traversant la mer Rouge, et qu'il est ordonné à chaque Israélite de le chanter après une victoire remportée sur l'ennemi.

La veille de chaque samedi, les forçats venaient exprès des autres casernes dans la nôtre pour voir Isaï Fomitch célébrer le sabbat. Il était d'une vanité et d'une jactance si innocentes que cette curiosité générale le flattait doucement. Il couvrait sa petite table dans un coin avec un air d'importance pédantesque et outrée, ouvrait un livre, allumait deux bougies, marmottait quelques mots mystérieux et revêtait son espèce de chasuble, bariolée, sans manches, et qu'il conservait précieusement au fond de son coffre. Il attachait sur ses mains des bracelets de cuir; enfin, il se fixait sur le front, au moyen d'un ruban, une petite boîte[18]; on eût dit une corne qui lui sortait de la tête. Il commençait alors à prier. Il lisait en traînant, criait, crachait, se démenait avec des gestes sauvages et comiques. Tout cela était prescrit par les cérémonies de son culte; il n'y avait là rien de risible ou d'étrange, si ce n'est les airs que se donnait Isaï Fomitch devant nous, en faisant parade de ces cérémonies. Ainsi, il couvrait brusquement sa tête de ses deux mains et commençait à lire en sanglotant… Ses pleurs augmentaient, et dans sa douleur il couchait presque sur le livre sa tête coiffée de l'arche, en hurlant; mais tout à coup, au milieu de ces sanglots désespérés, il éclatait de rire et récitait en nasillant un hymne d'une voix triomphante, comme attendrie et affaiblie par une surabondance de bonheur…—«On n'y comprend rien», se disaient parfois les détenus. Je demandai un jour à Isaï Fomitch ce que signifiaient ces sanglots et pourquoi il passait brusquement de la désolation au triomphe du bonheur et de la félicité. Isaï Fomitch aimait fort ces questions venant de moi. Il m'expliqua immédiatement que les pleurs et les sanglots sont provoqués par la perte de Jérusalem, et que la loi ordonne de gémir en se frappant là poitrine. Mais, au moment de la désolation la plus aiguë, il doit, tout à coup, lui, Isaï Fomitch, se souvenir, comme par hasard (ce «tout à coup» est prescrit par la loi), qu'une prophétie a promis aux Juifs le retour à Jérusalem; il doit manifester aussitôt une joie débordante, chanter, rire et réciter ses prières en donnant à sa voix une expression de bonheur, à son visage le plus de solennité et de noblesse possible. Ce passage soudain, l'obligation absolue de l'observer, plaisaient excessivement à Isaï Fomitch, il m'expliquait avec une satisfaction non déguisée cette ingénieuse règle de la loi. Un soir, au plus fort de la prière, le major entra, suivi de l'officier de garde et d'une escorte de soldats. Tous les détenus s'alignèrent aussitôt devant leurs lits de camp; seul, Isaï Fomitch continua à crier et à gesticuler. Il savait que son culte était autorisé, que personne ne pouvait l'interrompre, et qu'en hurlant devant le major, il ne risquait absolument rien. Il lui plaisait fort de se démener sous les yeux du chef. Le major s'approcha à un pas de distance: Isaï Fomitch tourna le dos à sa table et, droit devant l'officier, commença à chanter son hymne de triomphe, en gesticulant et en traînant sur certaines syllabes. Quand il dut donner à son visage une expression de bonheur et de noblesse, il le fit aussitôt en clignotant des yeux, avec des rires et un hochement de tête du côté du major. Celui-ci s'étonna tout d'abord, puis pouffa de rire, l'appela «benêt» et s'en alla, tandis que le Juif continuait à crier. Une heure plus tard, comme il était en train de souper, je lui demandai ce qu'il aurait fait si le major avait eu la mauvaise idée et la bêtise de se fâcher.

—Quel major?

—Comment? N'avez-vous pas vu le major?

—Non.

—Il était pourtant à deux pieds de vous, à vous regarder.

Mais Isaï Fomitch m'assura le plus sérieusement du monde qu'il n'avait pas vu le major, car à ce moment de la prière, il était dans une telle extase qu'il ne voyait et n'entendait rien de ce qui se passait autour de lui.

Je vois maintenant Isaï Fomitch baguenauder le samedi dans toute la prison, et chercher à ne rien faire, comme la loi le prescrit à tout Juif. Quelles anecdotes invraisemblables ne me racontait-il pas! Chaque fois qu'il revenait de la synagogue, il m'apportait toujours des nouvelles de Pétersbourg et des bruits absurdes qu'il m'assurait tenir de ses coreligionnaires de la ville, qui les tenaient eux-mêmes de première main.

Mais j'ai déjà trop parlé d'Isaï Fomitch.

Dans toute la ville, il n'y avait que deux bains publics. Le premier, tenu par un Juif, était divisé en compartiments pour lesquels on payait cinquante kopeks; l'aristocratie de la ville le fréquentait. L'autre bain, vieux, sale, étroit, était destiné au peuple; c'était là qu'on menait les forçats. Il faisait froid et clair: les détenus se réjouissaient de sortir de la forteresse et de parcourir la ville. Pendant toute la route, les rires et les plaisanteries ne discontinuèrent pas. Un peloton de soldats, le fusil chargé, nous accompagnait; c'était un spectacle pour la ville. Une fois arrivés, vu l'exiguïté du bain, qui ne permettait pas à tout le monde d'entrer à la fois, on nous divisa en deux bandes, dont l'une attendait dans le cabinet froid qui se trouve avant l'étuve, tandis que l'autre se lavait. Malgré cela, la salle était si étroite qu'il était difficile de se figurer comment la moitié des forçats pourrait y tenir, Pétrof ne me quitta pas d'une semelle; il s'empressa auprès de moi sans que je l'eusse prié de venir m'aider et m'offrit même de me laver. En même temps que Pétrof, Baklouchine, forçat de la section particulière, me proposa ses services. Je me souviens de ce détenu, qu'on appelait «pionnier», comme du plus gai et du plus avenant de tous mes camarades; ce qu'il était réellement. Nous nous étions liés d'amitié. Pétrof m'aida à me déshabiller, parce que je mettais beaucoup de temps à cette opération, à laquelle je n'étais pas encore habitué; du reste, il faisait presque aussi froid dans le cabinet que dehors. Il est très-difficile pour un détenu novice de se déshabiller, car il faut savoir adroitement détacher les courroies qui soutiennent les chaînes. Ces courroies de cuir ont dix-sept centimètres de longueur et se bouclent par-dessus le linge, juste sous l'anneau qui enserre la jambe. Une paire de courroies coûte soixante kopeks; chaque forçat doit s'en procurer, car il serait impossible de marcher sans leur secours. L'anneau n'embrasse pas exactement la jambe, on peut passer le doigt entre le fer et la chair; aussi cet anneau bat et frotte contre le mollet, si bien qu'en un seul jour le détenu qui marche sans courroies se fait des plaies vives. Enlever les courroies ne présente aucune difficulté: il n'en est pas de même du linge; pour le retirer, il faut un prodige d'adresse. Une fois qu'on a enlevé le canon gauche du pantalon, il faut le faire passer tout entier entre l'anneau et la jambe elle-même, et le faire repasser en sens contraire sous l'anneau; la jambe gauche est alors tout à fait libre; le canon gauche du pantalon doit être ensuite glissé sous l'anneau de la jambe droite et repassé encore une fois en arrière avec le canon de la jambe droite. La même manoeuvre a lieu quand on met du linge propre. Le premier qui nous l'enseigna fut Korenef, à Tobolsk, un ancien chef de brigands, condamné à cinq ans de chaîne. Les forçats sont habitués à cet exercice et s'en tirent lestement. Je donnai quelques kopeks à Pétrof, pour acheter du savon et un torchon de tille dont on se frotte dans l'étuve. On donnait bien aux forçats un morceau de savon, mais il était grand comme une pièce de deux kopeks et n'était pas plus épais que les morceaux de fromage que l'on sert comme entrée dans les soirées des gens de seconde main. Le savon se vendait dans le cabinet même, avec du sbitène (boisson faite de miel, d'épices et d'eau chaude), des miches de pain blanc et de l'eau bouillante, car chaque forçat n'en recevait qu'un baquet, selon la convention faite entre le propriétaire du bain et l'administration de la prison. Les détenus qui désiraient se nettoyer à fond pouvaient acheter pour deux kopeks un second baquet, que leur remettait le propriétaire par une fenêtre percée dans la muraille à cet effet.

Dès que je fus déshabillé, Pétrof me prit le bras, en me faisant remarquer que j'aurais de la peine à marcher avec mes chaînes. «Tirez-les en haut, sur vos mollets, me dit-il en me soutenant par-dessous les aisselles comme si j'étais un vieillard. Faites attention ici, il faut franchir le seuil de la porte.» J'eus honte de ses prévenances, je l'assurai que je saurais bien marcher seul, mais il ne voulut pas me croire. Il avait pour moi les égards qu'on a pour un petit enfant maladroit, que chacun doit aider. Pétrof n'était nullement un serviteur; ce n'était surtout pas un domestique. Si je l'avais offensé, il aurait su comment agir avec moi. Je ne lui avais rien promis pour ses services, et lui-même ne m'avait rien demandé. Qu'est-ce qui lui inspirait cette sollicitude pour moi?

Quand nous ouvrîmes la porte de l'étuve, je crus que nous entrions en enfer[19]. Représentez-vous une salle de douze pas de long sur autant de large dans laquelle on empilerait cent hommes à la fois, ou tout au moins quatre-vingts, car nous étions en tout deux cents, divisés en deux sections. La vapeur nous aveuglait; la suie, la saleté et le manque de place étaient tels que nous ne savions où mettre le pied. Je m'effrayai et je voulus sortir: Pétrof me rassura aussitôt. À grand'peine, tant bien que mal, nous nous hissâmes jusqu'aux bancs en enjambant les têtes des forçats que nous priions de se pencher afin de nous laisser passer. Mais tous les bancs étaient déjà occupés. Pétrof m'annonça que je devais acheter une place et entra immédiatement en pourparlers avec un forçat, qui se trouvait à côté de la fenêtre. Pour un kopek celui-ci consentit à me céder sa place, après avoir reçu de Pétrof la monnaie que ce dernier serrait dans sa main et qu'il avait prudemment préparée à l'avance. Il se faufila juste au-dessous de moi dans un endroit sombre et sale: il y avait là au moins un demi-pouce de moisi; même les places qui se trouvaient au-dessous des banquettes étaient occupées: les forçats y grouillaient. Quant au plancher, il n'y avait pas un espace grand comme la paume de la main qui ne fût occupé par les détenus; ils faisaient jaillir l'eau de leurs baquets. Ceux qui étaient debout se lavaient en tenant à la main leur seille; l'eau sale coulait le long de leur corps et tombait sur les têtes rasées de ceux qui étaient assis. Sur la banquette et les gradins qui y conduisaient étaient entassés d'autres forçats qui se lavaient tout recroquevillés et ramassés, mais c'était le petit nombre. La populace ne se lave pas volontiers avec de l'eau et du savon; ils préfèrent s'étuver horriblement, et s'inonder ensuite d'eau froide;—c'est ainsi qu'ils prennent leur bain. Sur le plancher on voyait cinquante balais de verges s'élever et s'abaisser à la fois, tous se fouettaient à en être ivres. On augmentait à chaque instant la vapeur[20]; aussi ce que l'on ressentait n'était plus de la chaleur, mais une brûlure comme celle de la poix bouillante. On criait, on gloussait, au bruit de cent chaînes, traînant sur le plancher… Ceux qui voulaient passer d'un endroit à l'autre embarrassaient leurs fers dans d'autres chaînes et heurtaient la tête des détenus qui se trouvaient plus bas qu'eux, tombaient, juraient en entraînant dans leur chute ceux auxquels ils s'accrochaient. Tous étaient dans une espèce de griserie, d'excitation folle; des cris et des glapissements se croisaient. Il y avait un entassement, un écrasement du coté de la fenêtre du cabinet par laquelle on délivrait l'eau chaude; elle jaillissait sur les têtes de ceux qui étaient assis sur le plancher, avant qu'elle arrivât à sa destination. Nous avions l'air d'être libres, et pourtant, de temps à autre, derrière la fenêtre du cabinet ou la porte entr'ouverte, on voyait la figure moustachue d'un soldat, le fusil au pied, veillant à ce qu'il n'arrivât aucun désordre. Les têtes rasées des forçats et leurs corps auxquels la vapeur donnait une couleur sanglante, paraissaient encore plus monstrueux. Sur les dos rubéfiés par la vapeur apparaissaient nettement les cicatrices des coups de fouet ou de verges appliqués autrefois, si bien que ces échines semblaient avoir été récemment meurtries. Étranges cicatrices! Un frisson me passa sous la peau, rien qu'en les voyant. On augmente encore la vapeur—et la salle du bain est couverte d'un nuage épais, brûlant, dans lequel tout s'agite, crie, glousse. De ce nuage ressortent des échines meurtries, des têtes rasées, des raccourcis de bras, de jambes; pour compléter le tableau, Isaï Fomitch hurle de joie à gorge déployée, sur la banquette la plus élevée. Il se sature de vapeur, tout autre tomberait en défaillance, mais nulle température n'est assez élevée pour lui; il loue un frotteur pour un kopek, mais au bout d'un instant, celui-ci n'y peut tenir, jette le balai et court s'inonder d'eau froide. Isaï Fomitch ne perd pas courage et en loue un second, un troisième; dans ces occasions-là, il ne regarde pas à la dépense et change jusqu'à cinq fois de frotteur. —«Il s'étuve bien, ce gaillard d'Isaï Fomitch!» lui crient d'en bas les forçats. Le Juif sent lui-même qu'il dépasse tous les autres, qu'il les «enfonce»; il triomphe, de sa voix rêche et falote il crie son air: la, la, la, la, la qui couvre le tapage. Je pensais que si jamais nous devions être ensemble en enfer, cela rappellerait le lieu où nous nous trouvions. Je ne résistai pas au désir de communiquer cette idée à Pétrof: il regarda tout autour de lui, et ne répondit rien. J'aurais voulu lui louer une place à côté de moi, mais il s'assit à mes pieds et me déclara qu'il se trouvait parfaitement à son aise. Baklouchine nous acheta pendant ce temps de l'eau chaude, qu'il nous apportait quand nous en avions besoin. Pétrof me signifia qu'il me nettoierait des pieds à la tête afin de «me rendre tout propre», et il me pressa de m'étuver. Je ne m'y décidai pas. Ensuite, il me frotta tout entier de savon. «Maintenant, je vais vous laver les petons», fit-il en manière de conclusion. Je voulais lui répondre que je pouvais me laver moi-même, mais je ne le contredis pas et m'abandonnai à sa volonté. Dans le diminutif: petons, qu'il avait employé, il n'y avait aucun sens servile; Pétrof ne pouvait appeler mes pieds par leur nom, parce que les autres, les vrais hommes, avaient des jambes; moi, je n'avais que des petons.

Après m'avoir rapproprié, il me reconduisit dans le cabinet, me soutenant et m'avertissant à chaque pas comme si j'eusse été de porcelaine. Il m'aida à passer mon linge, et quand il eut fini de me dorloter, il s'élança dans le bain pour s'étuver lui-même.

En arrivant à la caserne, je lui offris un verre de thé qu'il ne refusa pas. Il le but et me remercia. Je pensai à faire la dépense d'un verre d'eau-de-vie en son honneur. J'en trouvai dans notre caserne même. Pétrof fut supérieurement content, il lampa son eau-de-vie, poussa un grognement de satisfaction, et me fit la remarque que je lui rendais la vie; puis, précipitamment, il se rendit à la cuisine, comme si l'on ne pouvait y décider quelque chose d'important sans lui. Un autre interlocuteur se présenta: c'était Baklouchine, dont j'ai déjà parlé, et que j'avais aussi invité à prendre du thé.

Je ne connais pas de caractère plus agréable que celui de Baklouchine. À vrai dire, il ne pardonnait rien aux autres et se querellait même assez souvent; il n'aimait surtout pas qu'on se mêlât de ses affaires;—en un mot, il savait se défendre. Mais ses querelles ne duraient jamais longtemps, et je crois que tous les forçats l'aimaient. Partout où il allait, il était le bienvenu. Même en ville, on le tenait pour l'homme le plus amusant du monde. C'était un gars de haute taille, âgé de trente ans, au visage ingénu et déterminé, assez joli homme avec sa barbiche. Il avait le talent de dénaturer si comiquement sa figure en imitant le premier venu que le cercle qui l'entourait se pâmait de rire. C'était un farceur, mais jamais il ne se laissait marcher sur le pied par ceux qui faisaient les dégoûtés et n'aimaient pas à rire; aussi personne ne l'accusait d'être un homme «inutile et sans cervelle». Il était plein de vie et de feu. Il fit ma connaissance dès les premiers jours et me raconta sa carrière militaire, enfant de troupe, soldat au régiment des pionniers, où des personnages haut placés l'avaient remarqué. Il me fit immédiatement un tas de questions sur Pétersbourg; il lisait même des livres. Quand il vint prendre le thé chez moi, il égaya toute la caserne en racontant comment le lieutenant Ch—avait malmené le matin notre major; il m'annonça d'un air satisfait, en s'asseyant à côté de moi, que nous aurions probablement une représentation théâtrale à la maison de force. Les détenus projetaient de donner un spectacle pendant les fêtes de Noël. Les acteurs nécessaires étaient trouvés, et peu à peu l'on préparait les décors. Quelques personnes de la ville avaient promis de prêter des habits de femme pour la représentation. On espérait même, par l'entremise d'un brosseur, obtenir un uniforme d'officier avec des aiguillettes. Pourvu seulement que le major ne s'avisât pas d'interdire le spectacle comme l'année précédente! Il était alors de mauvaise humeur parce qu'il avait perdu au jeu, et puis il y avait eu du grabuge dans la maison de force; aussi avait-il tout défendu dans un accès de mécontentement. Cette année peut-être, il ne voudrait pas empêcher la représentation. Baklouchine était exalté: on voyait bien qu'il était un des principaux instigateurs du futur théâtre; je me promis d'assister à ce spectacle. La joie ingénue que Baklouchine manifestait en parlant de cette entreprise me toucha. De fil en aiguille nous en vînmes à causer à coeur ouvert. Il me dit entre autres choses qu'il n'avait pas seulement servi à Pétersbourg; on l'avait envoyé à R… avec le grade de sous-officier, dans un bataillon de garnison.

—C'est de là qu'on m'a expédié ici, ajouta Baklouchine.

—Et pourquoi? lui demandai-je.

—Pourquoi? vous ne devineriez pas, Alexandre Pétrovitch. Parce que je fus amoureux.

—Allons donc! on n'exile pas encore pour ce motif, répliquai-je en riant.

—Il est vrai de dire, reprit Baklouchine, qu'à cause de cela j'ai tué là-bas un Allemand d'un coup de pistolet. Mais était-ce bien la peine de m'envoyer aux travaux forcés pour un Allemand? Je vous en fais juge.

—Comment cela est-il arrivé? Racontez-moi l'histoire, elle doit être curieuse.

—Une drôle d'histoire, Alexandre Pétrovitch!

—Tant mieux. Racontez.

—Vous le voulez? Eh bien, écoutez…

Et j'entendis l'histoire d'un meurtre: elle n'était pas «drôle», mais en vérité fort étrange…

—Voici l'affaire, commença Baklouchine.—On m'avait envoyé à Riga, une grande et belle ville, qui n'a qu'un défaut: trop d'Allemands. J'étais encore un jeune homme bien noté auprès de mes chefs; je portais mon bonnet sur l'oreille, et je passais agréablement mon temps. Je faisais de l'oeil aux Allemandes. Une d'elles, nommée Louisa, me plut fort. Elle et sa tante étaient blanchisseuses de linge fin, du plus fin. La vieille était une vraie caricature, elle avait de l'argent. Tout d'abord je ne faisais que passer sous les fenêtres, mais bientôt je me liai tout à fait avec la jeune fille. Louisa parlait bien le russe, en grasseyant un peu;—elle était charmante, jamais je n'ai rencontré sa pareille. Je la pressai d'abord vivement, mais elle me dit:

«—Ne demande pas cela, Sacha, je veux conserver mon innocence pour être une femme digne de toi!» Et elle ne faisait que me caresser, en riant d'un rire si clair… elle était très-proprette, je n'en ai jamais vu de pareille, je vous dis. Elle m'avait engagé elle-même à l'épouser. Et comment ne pas l'épouser, dites un peu! Je me préparais déjà à aller chez le colonel avec ma pétition… Tout à coup,—Louisa ne vient pas au rendez-vous, une première fois, une seconde, une troisième… Je lui envoie une lettre… elle n'y répond pas. Que faire? me dis-je. Si elle me trompait, elle aurait su me jeter de la poudre aux yeux, elle aurait répondu à ma lettre et serait venue au rendez-vous. Mais elle ne savait pas mentir; elle avait rompu tout simplement. C'est un tour de la tante, pensai-je. Je n'osai pas aller chez celle-ci; quoiqu'elle connût notre liaison, nous faisions comme si elle l'ignorait… J'étais comme un possédé; je lui écrivis une dernière lettre, dans laquelle je lui dis: «—Si tu ne viens pas, j'irai moi-même chez ta tante.» Elle eut peur et vint. La voilà qui se met à pleurer et me raconte qu'un Allemand, Schultz, leur parent éloigné, horloger de son état et d'un certain âge, mais riche, avait manifesté le désir de l'épouser,—afin de la rendre heureuse, comme il disait, et pour ne pas rester sans épouse pendant sa vieillesse; il l'aimait depuis longtemps, à ce qu'elle disait, et caressait cette idée depuis des années, mais il l'avait tue et ne se décidait jamais à parler.—Tu vois, Sacha, me dit-elle, que c'est mon bonheur, car il est riche; voudrais-tu donc me priver de mon bonheur? Je la regarde, elle pleure, m'embrasse, m'étreint…

—Eh! me dis-je, elle a raison! Quel bénéfice d'épouser un soldat, même un sous-officier?—Allons, adieu, Louisa, Dieu te protège! je n'ai pas le droit de te priver de ton bonheur. Et comment est-il de sa personne? est-il joli?—Non, il est âgé, et puis il a un long nez.—Elle pouffa même de rire. Je la quittai: Allons, ce n'était pas ma destinée, pensé-je. Le lendemain je passe près du magasin de Schultz (elle m'avait indiqué la rue où il demeurait). Je regarde par le vitrage: je vois un Allemand qui arrange une montre.—Quarante-cinq ans, un nez aquilin, des yeux bombés, un frac à collet droit, très-haut. Je crachai de mépris en le voyant: à ce moment-là, j'étais prêt à casser les vitres de sa devanture… À quoi bon? pensais-je. Il n'y a plus rien à faire, c'est fini et bien fini… J'arrive à la caserne à la nuit tombante, je m'étends sur ma couchette et, le croirez-vous, Alexandre Pétrovitch? je me mets à sangloter, à sangloter…

Un jour se passe, puis un second, un troisième… Je ne vois plus Louisa. J'avais pourtant appris d'une vieille commère (blanchisseuse aussi, chez laquelle mon amante allait quelquefois) que cet Allemand connaissait notre amour, et que pour cette raison il s'était décidé à l'épouser le plus tôt possible. Sans quoi il aurait attendu encore deux ans. Il avait forcé Louisa à jurer qu'elle ne me verrait plus; il parait qu'à cause de moi, il serrait les cordons de sa bourse et qu'il les tenait dur toutes deux, la tante et Louisa. Peut-être changerait-il encore d'idée, car il n'était pas résolu. Elle me dit aussi qu'il les avait invitées à prendre le café chez lui le surlendemain,—un dimanche, et qu'il viendrait encore un autre parent, ancien marchand, maintenant très-pauvre et surveillant dans un débit de liqueurs. Quand j'appris qu'ils décideraient cette affaire le dimanche, je fus si furieux que je ne pus reprendre mon sang-froid. Tout ce jour-là et le suivant, je ne fis que penser. J'aurais, dévoré cet Allemand, je crois.

Le dimanche matin, je n'avais encore rien décidé; sitôt la messe entendue, je sortis en courant, j'enfilai ma capote et je me rendis chez cet Allemand. Je pensais les trouver tous là. Pourquoi j'allais chez l'Allemand et ce que je voulais dire, je n'en savais rien moi-même. Je glissai un pistolet dans ma poche à tout hasard; un petit pistolet qui ne valait pas le diable, avec un chien de l'ancien système,—encore gamin je m'en servais pour tirer,— il n'était plus bon à rien. Je le chargeai cependant, parce que je pensais qu'ils me chasseraient, que cet Allemand me dirait des grossièretés, et qu'alors je tirerais mon pistolet pour les effrayer tous. J'arrive. Personne dans l'escalier, ils étaient tous dans l'arrière-boutique. Pas de domestique, l'unique servante était absente. Je traverse le magasin, je vois que la porte est fermée, une vieille porte retenue par un crochet. Le coeur me bat, je m'arrête et j'écoute: on parle allemand. J'enfonce d'un coup de pied la porte qui cède. Je regarde, la table est mise. Il y avait là une grande cafetière, une lampe à esprit-de-vin sur laquelle le café bouillait, et des biscuits. Sur un autre plateau, un carafon d'eau-de-vie, des harengs, de la saucisse et une bouteille de vin quelconque. Louisa et sa tante, toutes deux endimanchées, étaient assises sur le divan. En face d'elles l'Allemand s'étalait sur une chaise, comme un fiancé, quoi! bien peigné, en frac et collet monté. De l'autre côté il y avait encore un Allemand, déjà vieux celui-là, gros et gris; il se taisait. Quand j'entrai, Louisa devint toute pâle. La tante se leva d'un bond et se rassit. L'Allemand se fâcha. Était-il colère! il se leva et me dit en venant à ma rencontre:

—Que désirez-vous?

J'eusse perdu contenance, si la colère ne m'eût soutenu.

—Ce que je désire? Accueille donc un hôte, fais-lui boire de l'eau-de-vie. Je suis venu te faire une visite.

L'Allemand réfléchit un instant et me dit: Asseyez-vous! Je m'assis.

—Voici de l'eau-de-vie; buvez, je vous prie.

—Donne-moi de bonne eau-de-vie, toi! dis donc.—Je me mettais toujours plus en colère.

—C'est de bonne eau-de-vie.

J'enrageai de voir qu'il me regardait de haut en bas. Le plus affreux, c'est que Louisa contemplait cette scène. Je bus, et je lui dis:

—Or çà, l'Allemand, qu'as-tu donc à me dire des grossièretés?
Faisons connaissance, je suis venu chez toi en bon ami.

—Je ne puis être votre ami, vous êtes un simple soldat.

Alors je m'emportai.

—Ah! mannequin! marchand de saucisses! Sais-tu que je puis faire de toi ce qui me plaira? Tiens, veux-tu que je te casse la tête avec ce pistolet?

Je tire mon pistolet, je me lève et je lui applique le canon à bout portant contre le front. Les femmes étaient plus mortes que vives; elles avaient peur de souffler; le vieux tremblait comme une feuille, tout blême.

L'Allemand s'étonna, mais il revint vite à lui.

—Je n'ai pas peur de vous et je vous prie, en homme bien élevé, de cesser immédiatement cette plaisanterie; je n'ai pas peur de vous du tout.

—Oh! tu mens, tu as peur! Voyez-le! Il n'ose pas remuer la tête de dessous le pistolet.

—Non, dit-il, vous n'oserez pas faire cela.

—Et pourquoi donc ne l'oserais-je pas?

—Parce que cela vous est sévèrement défendu et qu'on vous punirait sévèrement.

Que le diable emporte cet imbécile d'Allemand! S'il ne m'avait pas poussé lui-même, il serait encore vivant.

—Ainsi tu crois que je n'oserai pas?…

—No-on!

—Je n'oserai pas?

—Vous n'oserez pas me faire…

—Eh bien! tiens! saucisse!—Je tire, et le voilà qui s'affaisse sur sa chaise. Les autres poussent des cris.

Je remis mon pistolet dans ma poche, et en rentrant à la forteresse, je le jetai dans les orties près de la grande porte.

J'arrive à la caserne, je m'allonge sur ma couchette et je me dis: «—On va me pincer tout de suite!» Une heure se passe, une autre encore—on ne m'arrête pas. Vers le soir, je fus pris d'un tel chagrin que je sortis; je voulais à tout prix voir Louisa. Je passai devant la maison de l'horloger. Il y avait là un tas de monde, la police… Je courus chez la vieille commère, je lui dis: «—Va appeler Louisa!» Je n'attendis qu'un instant, elle accourut aussitôt, se jeta à mon cou en pleurant.—«C'est ma faute, me dit-elle, j'ai écouté ma tante.» Elle me raconta que sa tante, tout de suite après cette scène, était rentrée à la maison; elle avait eu tellement peur qu'elle en était malade et n'avait pas soufflé mot. La vieille n'avait dénoncé personne, au contraire, elle avait même ordonné à sa nièce de se taire parce qu'elle avait peur: «Qu'ils fassent ce qu'ils veulent.—Personne ne nous a vus depuis», me dit Louisa. L'horloger avait renvoyé sa servante, car il la craignait comme le feu; elle lui aurait sauté aux yeux, si elle avait su qu'il voulait se marier. Il n'y avait aucun ouvrier à la maison, il les avait tous éloignés. Il avait préparé lui-même le café et la collation. Quant au parent, comme il s'était tu toute sa vie, il avait pris son chapeau sans ouvrir la bouche, et s'en était allé le premier.—»Pour sûr il se taira», ajouta Louisa. C'est ce qui arriva. Pendant deux semaines, personne ne m'arrêta, on ne me soupçonnait pas le moins du monde. Ne le croyez pas si vous voulez, Alexandre Pétrovitch, mais ces deux semaines ont été tout le bonheur de ma vie. Je voyais Louisa chaque jour. Et comme elle s'était attachée à moi! Elle me disait en pleurant: «Si l'on t'exile, j'irai avec toi, je quitterai tout pour te suivre.» Je pensais déjà à en finir avec ma vie, tant elle m'avait apitoyé. Mais au bout des deux semaines, on m'arrêta. Le vieux et la tante s'étaient entendus pour me dénoncer.

—Mais, interrompis-je, Baklouchine, attendez!—pour cela, on ne pouvait vous infliger que dix à douze ans de travaux, le maximum de la peine, et encore dans la section civile; pourtant, vous êtes dans la «section particulière». Comment cela se fait-il?

—C'est une autre affaire, dit Baklouchine. Quand on me conduisit devant le conseil de guerre, le capitaine rapporteur commença à m'insulter devant le tribunal, à me dire des gros mots. Je n'y tins pas, je lui criai: «Pourquoi m'injuries-tu? Ne vois-tu pas, canaille, que tu te regardes dans un miroir?» Cela m'a fait une nouvelle affaire, on m'a remis en jugement, et pour les deux choses j'ai été condamné à quatre mille coups de verges et à la «section particulière». Quand on me fit sortir pour subir ma punition dans la rue verte, on emmena le capitaine: il avait été cassé de son grade et envoyé au Caucase en qualité de simple soldat.—Au revoir, Alexandre Pétrovitch. Ne manquez pas de venir voir notre représentation.

X—LA FÊTE DE NOËL.

Les fêtes approchaient enfin. La veille du grand jour, les forçats n'allèrent presque pas au travail. Ceux qui travaillaient dans les ateliers de couture et autres s'y rendirent comme à l'ordinaire, les derniers s'en furent à la démonte, mais ils revinrent presque immédiatement à la maison de force, un à un ou par bandes; après le dîner, personne ne travailla. Depuis le matin la majeure partie des forçats n'étaient occupés que de leurs propres affaires et non de celles de l'administration: les uns s'arrangeaient pour faire venir de l'eau-de-vie ou en commandaient encore, tandis que les autres demandaient la permission de voir leurs compères et leurs commères, ou rassemblaient les petites sommes qu'on leur devait pour du travail exécuté auparavant. Baklouchine et les forçats qui prenaient part au spectacle cherchaient à décider quelques-unes de leurs connaissances, presque tous brosseurs d'officiers, à leur confier les costumes qui leur étaient nécessaires.

Les uns allaient et venaient d'un air affairé, uniquement parce que d'autres étaient pressés et affairés; ils n'avaient aucun argent à recevoir, et pourtant ils paraissaient attendre un payement; en un mot, tout le monde était dans l'expectative d'un changement, de quelque événement extraordinaire. Vers le soir, les invalides qui faisaient les commissions des forçats apportèrent toutes sortes de victuailles: de la viande, des cochons de lait, des oies. Beaucoup de détenus, même les plus simples et les plus économes, qui toute l'année entassaient leurs kopeks, croyaient de leur devoir de faire de la dépense ce jour-là et de célébrer dignement le réveillon. Le lendemain était pour les forçats une vraie fête, à laquelle ils avaient droit, une fête reconnue par la loi. Les détenus ne pouvaient être envoyés au travail ce jour-là: il n'y avait que trois jours semblables dans toute l'année.

Enfin, qui sait combien de souvenirs devaient tourbillonner dans les âmes de ces réprouvés à l'approche d'une pareille solennité? Dès l'enfance, le petit peuple garde vivement la mémoire des grandes fêtes. Ils devaient se rappeler avec angoisse et tourment ces jours où l'on se repose des pénibles travaux au sein de la famille. Le respect des forçats pour ce jour-là avait quelque chose d'imposant; les riboteurs étaient peu nombreux, presque tout le monde était sérieux et pour ainsi dire occupé, bien qu'ils n'eussent rien à faire pour la plupart. Même ceux qui se permettaient de faire bamboche conservaient un air grave… Le rire semblait interdit. Une sorte de susceptibilité intolérante régnait dans tout le bagne, et si quelqu'un contrevenait au repos général, même involontairement, on le remettait bien vite à sa place, en criant et en jurant; on se fâchait, comme s'il eût manqué de respect à la fête elle-même. Cette disposition des forçats était remarquable et même touchante. Outre la vénération innée qu'ils ont pour ce grand jour, ils pressentent qu'en observant cette fête, ils sont en communion avec le reste du monde, qu'ils ne sont plus tout à fait des réprouvés, perdus et rejetés par la société, puisqu'à la maison de force on célèbre cette réjouissance comme au dehors. Ils sentaient tout cela, je l'ai vu et compris moi-même.

Akim Akimytch avait aussi fait de grands préparatifs pour la fête: il n'avait pas de souvenirs de famille, étant né orphelin dans une maison étrangère, et entré au service dès l'âge de quinze ans; il n'avait jamais ressenti de grandes joies, ayant toujours vécu régulièrement, uniformément, dans la crainte d'enfreindre les devoirs qui lui étaient imposés. Il n'était pas non plus fort religieux, car son formalisme avait étouffé tous ses dons humains, toutes ses passions et ses penchants, bons ou mauvais. Il se préparait par conséquent à fêter Noël sans se trémousser ou s'émouvoir particulièrement; il n'était attristé par aucun souvenir chagrin et inutile; il faisait tout avec cette ponctualité qui était suffisante pour accomplir convenablement ses devoirs ou pour célébrer une cérémonie fondée une fois pour toutes. D'ailleurs, il n'aimait pas trop à réfléchir. L'importance du fait lui-même n'avait jamais effleuré sa cervelle, tandis qu'il exécutait les règles qu'on lui imposait avec une minutie religieuse. Si on lui avait ordonné le jour suivant de faire tout le contraire de ce qu'il avait fait la veille, il aurait obéi avec la même soumission et le même scrupule qu'il avait montré le jour avant. Une fois dans sa vie, une seule fois, il avait voulu agir de sa propre impulsion—et il avait été envoyé aux travaux forcés. Cette leçon n'avait pas été perdue pour lui. Quoiqu'il fût écrit qu'il ne devait jamais comprendre sa faute, il avait pourtant gagné à son aventure une règle de morale salutaire,—ne jamais raisonner, dans n'importe quelle circonstance, parce que son esprit n'était jamais à la hauteur de l'affaire à juger. Aveuglément dévoué aux cérémonies, il regardait avec respect le cochon de lait qu'il avait farci de gruau et qu'il avait rôti lui-même (car il avait quelques connaissances culinaires), absolument comme si ce n'avait pas été un cochon de lait ordinaire, que l'on pouvait acheter et rôtir en tout temps, mais bien un animal particulier, né spécialement pour la fête de Noël. Peut-être était-il habitué, depuis sa tendre enfance, à voir ce jour-là sur la table un cochon de lait, et en concluait-il qu'un cochon de lait était indispensable pour célébrer dignement la fête; je suis certain que si, par malheur, il n'avait pas mangé de cette viande-là, il aurait eu un remords toute sa vie de n'avoir pas fait son devoir. Jusqu'au jour de Noël il portait sa vieille veste et son vieux pantalon, qui, malgré leur raccommodage minutieux, montraient depuis longtemps la corde. J'appris alors qu'il gardait soigneusement dans son coffre le nouveau costume qui lui avait été délivré quatre mois auparavant, et qu'il ne l'avait pas touché à la seule fin de l'étrenner le jour de Noël. C'est ce qu'il fit. La veille, il sortit de son coffre les vêtements neufs, les déplia, les examina, les nettoya, souffla dessus pour enlever la poussière, et tout étant parfaitement en ordre, il les essaya préalablement. Le costume lui seyait parfaitement; toutes les pièces étaient convenables, la veste se boutonnait jusqu'au cou, le collet droit et roide comme du carton maintenait le menton très-haut; la taille rappelait de loin la coupe militaire; aussi Akim Akimytch sourit-il de satisfaction, en se tournant et retournant non sans braverie devant son tout petit miroir, orné depuis longtemps par ses soins d'une bordure dorée. Seule, une agrafe de la veste semblait ne pas être à sa place; Akim Akimytch la remarqua et résolut de la changer de place; quand il eut fini, il essaya de nouveau la veste, elle était irréprochable. Il replia alors son costume comme auparavant et, l'esprit tranquille, le serra dans son coffre jusqu'au lendemain. Son crâne était suffisamment rasé, mais après un examen attentif, Akim Akimytch acquit la certitude qu'il n'était pas absolument lisse; ses cheveux avaient imperceptiblement repoussé; il se rendit immédiatement près du «major» pour être rasé comme il faut, à l'ordonnance. En réalité personne n'aurait songé à le regarder le lendemain, mais il agissait par acquit de conscience, afin de remplir tous ses devoirs ce jour-là. Cette vénération pour le plus petit bouton, pour la moindre torsade d'épaulette, pour la moindre ganse s'était gravée dans son esprit comme un devoir impérieux, et dans son coeur, comme l'image de la plus parfaite beauté que peut et doit atteindre un homme comme il faut. En sa qualité d'»ancien» de la caserne, il veilla à ce qu'on apportât du foin et à ce qu'on l'étendit sur le plancher. La même chose se faisait dans les autres casernes. Je ne sais pas pourquoi l'on jetait toujours du foin sur le sol le jour de Noël[21]. Une fois qu'Akim Akimytch eut terminé son travail, il dit ses prières, s'étendit sur sa couchette et s'endormit du sommeil tranquille de l'enfance, afin de se réveiller le plus tôt possible le lendemain. Les autres forçats firent de même, du reste. Tous les détenus se couchèrent beaucoup plus tôt que de coutume. Les travaux ordinaires furent délaissés ce soir-là; quant à jouer aux cartes, personne n'aurait même osé en parler. Tout le monde attendait le matin suivant.

Il arriva enfin, ce matin! De fort bonne heure, avant même qu'il fît jour, on battit la diane, et le sous-officier qui entra pour compter les forçats leur souhaita une heureuse fête. On lui répondit, d'un ton affable et aimable, par un souhait semblable. Akim Akimytch et beaucoup d'autres qui avaient leurs oies et leurs cochons de lait, s'en furent précipitamment à la cuisine, après avoir dit leurs prières à la hâte, pour voir à quel endroit se trouvaient leurs victuailles, et comme on les rôtissait. Par les petites fenêtres de notre caserne, à moitié cachées par la neige et la glace, on voyait dans les ténèbres flamber le feu vif des deux cuisines, dont les six poêles étaient allumés. Dans la cour encore sombre, les forçats, la demi-pelisse jetée sur les épaules ou complètement vêtus, se pressaient du côté de la cuisine. Quelques-uns cependant,—en petit nombre,—avaient réussi à visiter les cabaretiers. C'étaient les plus impatients. Tout le monde se conduisait avec décence, paisiblement, beaucoup mieux qu'à l'ordinaire. On n'entendait ni les querelles, ni les injures habituelles. Chacun comprenait que c'était un grand jour, une grande fête. Des forçats allaient même dans les autres casernes souhaiter une heureuse fête à leurs connaissances. Ce jour-là, il semblait qu'une sorte d'amitié existât entre eux. Je remarquerai en passant que les forçats n'ont presque jamais de liaisons à la maison de force, ni communes, ni particulières; ainsi il était très-rare qu'un forçat se liât avec un autre, comme dans le monde libre. Nous étions en général durs et secs dans nos rapports réciproques, à quelques rares exceptions près; c'était un ton adopté une fois pour toutes. Je sortis aussi de la caserne; il commençait à faire clair; les étoiles pâlissaient, une légère buée congelée s'élevait de terre, les spirales de fumée des cheminées montaient en tournoyant. Plusieurs détenus que je rencontrai me souhaitèrent avec affabilité une bonne fête. Je les remerciai en leur rendant leurs souhaits. De ceux-là, quelques-uns ne m'avaient jamais encore adressé la parole. Près de la cuisine, un forçat de la caserne militaire, la touloupe sur l'épaule, me rejoignit. Du milieu de la cour, il m'avait aperçu et me criait: «Alexandre Pétrovitch! Alexandre Pétrovitch!» Il se hâtait en courant du côté de la cuisine. Je m'arrêtai pour l'attendre. C'était un jeune gars au visage rond, aux yeux doux, peu communicatif avec tout le monde; il ne m'avait pas encore parlé depuis mon entrée à la maison de force, et n'avait fait jusqu'alors aucune attention à moi: je ne savais même pas comment il se nommait. Il accourut tout essoufflé, et resta planté devant moi à me regarder en souriant bêtement, mais d'un air heureux.

—Que voulez-vous? lui demandai-je non sans étonnement. Il resta devant moi souriant, à me regarder de tous ses yeux, sans toutefois entamer la conversation.

—Mais, comment donc?… c'est fête…, marmotta-t-il. Il comprit lui-même qu'il n'avait rien à me dire de plus, et me quitta pour se rendre précipitamment à la cuisine.

Je ferai la remarque qu'après cela nous ne nous rencontrâmes presque jamais, et que nous ne nous adressâmes pas la parole jusqu'à ma sortie de prison.

Autour des poêles flambants de la cuisine les forçats affairés se démenaient et se bousculaient. Chacun surveillait son bien, les cuisiniers préparaient l'ordinaire du bagne, car le dîner devait avoir lieu un peu plus tôt que de coutume. Personne n'avait encore mangé, du reste, bien que tous en eussent envie, mais on observait les convenances devant les autres. On attendait le prêtre, le carême ne cessait qu'après son arrivée. Il ne faisait pas encore jour que l'on entendit déjà le caporal crier de derrière la porte d'entrée de la prison: «Les cuisiniers!» Ces appels se répétèrent, Ininterrompus, pendant deux heures. On réclamait les cuisiniers pour recevoir les aumônes apportées de tous les coins de la ville en quantité énorme: miches de pain blanc, talmouses, échaudés, crêpes, et autres pâtisseries au beurre. Je crois qu'il n'y avait pas une marchande ou une bourgeoise de toute la ville qui n'eût envoyé quelque chose aux «malheureux». Parmi ces aumônes, il y en avait d'opulentes, comme des pains de fleur de farine en assez grand nombre; il y en avait aussi de très-pauvres, une miche de pain blanc de deux kopeks et deux changhi noirs à peine enduits de crème aigre: c'était le cadeau du pauvre au pauvre, pour lequel celui-là avait dépensé son dernier kopek. Tout était accepté avec une égale reconnaissance, sans distinction de valeur ou de donateurs. Les forçats qui recevaient les dons ôtaient leurs bonnets, remerciaient en saluant les donateurs, leur souhaitaient de bonnes fêtes et emportaient l'aumône à la cuisine. Quand on avait rassemblé de grands tas de pains, on appelait les anciens de chaque caserne, qui partageaient le tout par égales portions entre toutes les sections. Ce partage n'excitait ni querelles ni injures, il se faisait honnêtement, équitablement. Akim Akimytch, aidé d'un autre détenu, partageait entre les forçats de notre caserne le lot qui nous était échu, de sa main, et remettait à chacun de nous ce qui lui revenait. Chacun était content, pas une réclamation ne se faisait entendre, aucune envie ne se manifestait; personne n'aurait eu l'idée d'une tromperie. Quand Akim Akimytch eut fini ses affaires à la cuisine, il procéda religieusement à sa toilette et s'habilla d'un air solennel, en boutonnant tous les crochets de sa veste sans en excepter un: une fois vêtu de neuf, il se mit à prier, ce qui dura assez longtemps. Beaucoup de détenus remplissaient leurs devoirs religieux, mais c'étaient, pour la plupart, des gens âgés: les jeunes ne priaient presque pas: ils se signaient tout au plus en se levant, et encore cela n'arrivait que les jours de fête. Akim Akimytch s'approcha de moi, une fois sa prière finie, pour me faire les souhaits d'usage. Je l'invitai à prendre du thé, il me rendit ma politesse en m'offrant de son cochon de lait. Au bout de quelque temps Pétrof accourut pour m'adresser ses compliments. Je crois qu'il avait déjà bu, et, bien qu'il fût tout essoufflé, il ne me dit pas grand'chose; il resta debout devant moi pendant quelques instants et s'en retourna à la cuisine. On se préparait en ce moment dans la caserne de la section militaire à recevoir le prêtre. Cette caserne n'était pas construite comme les autres; les lits de camp étaient disposés le long de la muraille, et non au milieu de la salle comme dans toutes les autres, si bien que c'était la seule dont le milieu ne fût pas obstrué. Elle avait été probablement construite de cette façon afin qu'en cas de nécessité on put réunir les forçats. On dressa une petite table au milieu de la salle; on y plaça une image devant laquelle on alluma une petite lampe-veilleuse. Le prêtre arriva enfin avec la croix et l'eau bénite. Il pria et chanta devant l'image, puis se tourna du côté des forçats qui, tous, les uns après les autres, vinrent baiser la croix. Le prêtre parcourut ensuite toutes les casernes, qu'il aspergea d'eau bénite; quand il arriva à la cuisine, il vanta le pain de la maison de force qui avait de la réputation en ville; les détenus manifestèrent aussitôt le désir de lui envoyer deux pains frais encore tout chauds, qu'un invalide fut chargé de lui porter immédiatement. Les forçats reconduisirent la croix avec le même respect qu'ils l'avaient accueillie; presque tout de suite après, le major et le commandant arrivèrent. On aimait le commandant, on le respectait même. Il fit le tour des casernes en compagnie du major, souhaita un joyeux Noël aux forçats, entra dans la cuisine et goûta la soupe aux choux aigres. Elle était fameuse ce jour-là: chaque détenu avait droit à près d'une livre de viande; en outre, on avait préparé du gruau de millet, et certes le beurre n'y avait pas été épargné. Le major reconduisit le commandant jusqu'à la porte et ordonna aux forçats de dîner. Ceux-ci s'efforçaient de ne pas se trouver sous ses yeux. On n'aimait pas son regard méchant, toujours inquisiteur derrière ses lunettes, errant de droite et de gauche, comme s'il cherchait un désordre à réprimer, un coupable à punir.

On dîna. Le cochon de lait d'Akim Akimytch était admirablement rôti. Je ne pus m'expliquer comment cinq minutes après la sortie du major il y eut une masse de détenus ivres tandis qu'en sa présence tout le monde était encore de sang-froid. Les figures rouges et rayonnantes étaient nombreuses; des balalaïki[22] firent bientôt leur apparition. Le petit Polonais suivait déjà en jouant du violon un riboteur qui l'avait engagé pour toute la journée et auquel il raclait des danses gaies. La conversation devint de plus en plus bruyante et tapageuse. Le dîner se termina cependant sans grands désordres. Tout le monde était rassasié. Plusieurs vieillards, des forçats sérieux, s'en furent immédiatement se coucher, ce que fit aussi Akim Akimytch qui supposait probablement qu'on devait absolument dormir après dîner les jours de fête. Le vieux-croyant de Starodoub, après avoir quelque peu sommeillé, grimpa sur le poêle, ouvrit son livre; il pria la journée entière et même fort tard dans la soirée, sans un instant d'interruption. Le spectacle de cette «honte» lui était pénible, comme il le disait. Tous les Tcherkesses allèrent s'asseoir sur le seuil; ils regardaient avec curiosité, mais avec une nuance de dégoût, tout ce monde ivre. Je rencontrai Nourra: «Aman, Aman, me dit-il dans un élan d'honnête indignation et en hochant la tête,—ouh! Aman! Allah sera fâché!» Isaï Fomitch alluma d'un air arrogant et opiniâtre une bougie dans son coin et se mit au travail, pour bien montrer qu'à ses yeux ce n'était pas fête. Par-ci par-là des parties de cartes s'organisaient. Les forçats ne craignaient pas les invalides, on plaça pourtant des sentinelles pour le cas où le sous-officier arriverait à l'improviste, mais celui-ci s'efforçait de ne rien voir. L'officier de garde fit en tout trois rondes; les détenus ivres se cachaient vite, les jeux de cartes disparaissaient en un clin d'oeil; je crois qu'au fond il était bien résolu à ne pas remarquer les désordres de peu d'importance. Être ivre n'était pas un méfait ce jour-là. Peu à peu tout le monde fut en gaieté. Des querelles commencèrent. Le plus grand nombre cependant était de sang-froid, en effet il y avait de quoi rire rien qu'à voir ceux qui étaient sortis. Ceux-là buvaient sans mesure. Gazine triomphait, il se promenait d'un air satisfait près de son lit de camp, sous lequel il avait caché son eau-de-vie, enfouie à l'avance sous la neige derrière les casernes, dans un endroit secret; il riait astucieusement en voyant les consommateurs arriver en foule. Il était de sang-froid et n'avait rien bu du tout, car il avait l'intention de bambocher le dernier jour des fêtes, quand il aurait préalablement vidé les poches des détenus. Des chansons retentissaient dans les casernes. La soûlerie devenait infernale, et les chansons touchaient aux larmes. Les détenus se promenaient par bandes en pinçant d'un air crâne les cordes de leur balalaïka, la touloupe jetée négligemment sur l'épaule. Un choeur de huit à dix hommes s'était même formé dans la division particulière. Ils chantaient d'une façon supérieure avec accompagnement de guitares et de balalaïki. Les chansons vraiment populaires étaient rares. Je ne me souviens que d'une seule, admirablement dite:

Hier, moi jeunesse J'ai été au festin…

C'est au bagne que j'entendis une variante à moi inconnue auparavant. À la fin du chant étaient ajoutés quelques vers:

Chez moi jeunesse, Tout est arrangé. J'ai lavé les cuillers, J'ai versé la soupe aux choux, J'ai gratté les poteaux de porte, J'ai cuit des pâtés.

Ce que l'on chantait surtout, c'étaient les chansons dites «de forçats». L'une d'elles, «Il arrivait…», tout humoristique, raconte comment un homme s'amusait et vivait en seigneur, et comme il avait été envoyé à la maison de force. Il épiçait son «bla-manger de Chinpagne», tandis que maintenant

On me donne des choux à l'eau Que je dévore à me fendre les oreilles.

La chanson suivante, trop connue, était aussi à la mode:

Auparavant je vivais, Gamin encore, je m'amusais Et j'avais mon capital… Mon capital, gamin encore, je l'ai perdu Et j'en suis venu à vivre dans la captivité…

et cætera. Seulement on ne disait pas capital chez nous, mais copital, que l'on faisait dériver du verbe copit (amasser). Il y en avait aussi de mélancoliques. L'une d'elles, assez connue, je crois, était une vraie chanson de forçats:

La lumière céleste resplendit, Le tambour bat la diane, L'ancien ouvre la porte, Le greffier vient nous appeler. On ne nous voit pas derrière les murailles Ni comme nous vivons ici. Dieu, le Créateur céleste, est avec nous, Nous ne périrons pas ici… etc.

Une autre chanson encore plus mélancolique, mais dont la mélodie était superbe, se chantait sur des paroles fades et assez incorrectes. Je me rappelle quelques vers:

Mon regard ne verra plus le pays Où je suis né; À souffrir des tourments immérités Je suis condamné toute ma vie. Le hibou pleurera sur le toit Et fera retentir la forêt. J'ai le coeur navré de tristesse, Je ne serai pas là-bas.

On la chante souvent, mais non pas en choeur, toujours en solo. Ainsi, quand les travaux sont finis, un détenu sort de la caserne, s'assied sur le perron; il réfléchit, son menton appuyé sur sa main, et chante en traînant sur un fausset élevé. On l'écoute, et quelque chose se brise dans le coeur. Nous avions de belles voix parmi les forçats.

Cependant le crépuscule tombait. L'ennui, le chagrin et l'abattement reparaissaient à travers l'ivresse et la débauche. Le détenu qui, une heure avant, se tenait les côtes de rire, sanglotait maintenant dans un coin, soûl outre mesure. D'autres en étaient déjà venus aux mains plusieurs fois ou rôdaient en chancelant dans les casernes, tout pâles, cherchant une querelle. Ceux qui avaient l'ivresse triste cherchaient leurs amis pour se soulager et pleurer leur douleur d'ivrogne. Tout ce pauvre monde voulait s'égayer, passer joyeusement la grande fête,—mais, juste ciel! comme ce jour fut pénible pour tous! Ils avaient passé cette journée dans l'espérance d'une félicité vague qui ne se réalisait pas. Pétrof accourut deux fois vers moi: comme il n'avait que peu bu, il était de sang-froid, mais jusqu'au dernier moment, il attendit quelque chose, qui devait arriver pour sûr, quelque chose d'extraordinaire, de gai et d'amusant. Bien qu'il n'en dit rien, on le devinait à son regard. Il courait de caserne en caserne sans fatigue… Rien n'arriva, rien à part la soûlerie générale, les injures idiotes des ivrognes et un étourdissement commun de ces têtes enflammées. Sirotkine errait aussi, paré d'une chemise rouge toute neuve, allant de caserne en caserne, joli garçon, comme toujours, fort propret; lui aussi, doucement, naïvement, il attendait quelque chose. Peu à peu le spectacle devint insupportable, répugnant, à donner des nausées; il y avait pourtant des choses visibles, mais j'étais tout triste sans motif. J'éprouvais une pitié profonde pour tous ces hommes, et je me sentais comme étranglé, étouffé au milieu d'eux. Ici deux forçats se disputent pour savoir lequel régalera l'autre. Ils discutent depuis longtemps; ils ont failli en venir aux mains. L'un d'eux surtout a de vieille date une dent contre l'autre: il se plaint en bégayant, et veut prouver à son camarade que celui-ci a agi injustement quand il a vendu l'année dernière une pelisse et caché l'argent. Et puis, il y avait encore quelque chose… Le plaignant est un grand gaillard, bien musclé, tranquille, pas bête, mais qui, lorsqu'il est ivre, veut se faire des amis et épancher sa douleur dans leur sein. Il injurie son adversaire en énonçant ses griefs, dans l'intention de se réconcilier plus tard avec lui. L'autre, un gros homme trapu, solide, au visage rond, rusé comme un renard, avait peut-être bu plus que son camarade, mais ne paraissait que légèrement ivre. Ce forçat a du caractère et passe pour être riche; il est probable qu'il n'a aucun intérêt à irriter son camarade, aussi le conduit-il vers un cabaretier; l'ami expansif assure que ce camarade lui doit de l'argent et qu'il est tenu de l'inviter à boire «s'il est seulement ce qu'on appelle un honnête homme».

Le cabaretier, non sans quelque respect pour le consommateur et avec une nuance de mépris pour l'ami expansif, car celui-ci boit au compte d'autrui et se fait régaler, prend une tasse et la remplit d'eau-de-vie.

—Non, Stepka (Étiennet), c'est toi qui dois payer, parce que tu me dois de l'argent.

—Eh! Je ne veux pas me fatiguer la langue à te parler, répond
Stepka.

—Non, Stepka, tu mens, assure le premier, en prenant la tasse que le cabaretier lui tend—tu me dois de l'argent; il faut que tu n'aies pas de conscience; tiens, tes yeux mêmes ne sont pas à toi, tu les as empruntés comme tu empruntes tout. Canaille, va! Stepka! en un mot, tu es une canaille!

—Qu'as-tu à pleurnicher? regarde, tu répands ton eau-de-vie! Puisqu'on te régale, bois! crie le cabaretier à l'ami expansif— je n'ai pas le temps d'attendre jusqu'à demain.

—Je boirai, n'aie pas peur, qu'as-tu à crier? Mes meilleurs souhaits à l'occasion de la fête, Stépane Doroféitch! dit celui-ci poliment en s'inclinant, sa tasse à la main, du côté de Stepka, qu'une minute auparavant il avait traité de canaille. «Porte-toi bien et vis cent ans, sans compter ce que tu as déjà vécu!» Il boit, grogne un soupir de satisfaction et s'essuie.—En ai-je bu auparavant, de l'eau-de-vie! dit-il avec un sérieux plein de gravité, en parlant à tout le monde sans s'adresser à personne en particulier—mais voilà, mon temps finit. Remercie-moi, Stépane Doroféitch!

—Il n'y a pas de quoi.

—Ah! tu ne veux pas me remercier, alors je raconterai à tout le monde ce que tu m'as fait; outre que tu es une grande canaille, je te dirai…

—Eh bien, voilà ce que je te dirai, vilain museau d'ivrogne? interrompt Stepka qui perd enfin patience. Écoute et fais bien attention, partageons le monde en deux, prends-en une moitié et moi l'autre, et laisse-moi tranquille.

—Ainsi tu ne me rendras pas mon argent.

—Quel argent veux-tu encore, soûlard?

—Quand tu… me le rendras dans l'autre monde, eh bien, je ne le prendrai pas. Notre argent, c'est la sueur de notre front, c'est le calus que nous avons aux mains. Tu t'en repentiras dans l'autre monde, tu rôtiras pour ces cinq kopeks.

—Va-t'en au diable!

—Qu'as-tu à me talonner? Je ne suis pas un cheval.

—File! allons, file!

—Canaille!

—Forçat!

Et voilà les injures qui pleuvent, plus fort encore qu'avant la régalade.

Deux amis sont assis séparément sur deux lits de camp, l'un est de grande taille, vigoureux, charnu, un vrai boucher: son visage est rouge. Il pleure presque, car il est très-ému. L'autre, vaniteux, fluet, mince, avec un grand nez qui a toujours l'air d'être enrhumé et de petits yeux bleus fixés en terre. C'est un homme fin et bien élevé, il a été autrefois secrétaire et traite son ami avec un peu de dédain, ce qui déplaît à son camarade. Ils avaient bu ensemble toute la journée.

—Il a pris une liberté avec moi! crie le plus gros, en secouant fortement de sa main gauche la tête de son camarade. «Prendre une liberté» signifie frapper. Ce forçat, ancien sous-officier, envie secrètement la maigreur de son voisin; aussi luttent-ils de recherche et d'élégance dans leurs conversations.

—Je te dis que tu as tort… dit d'un ton dogmatique le secrétaire, les yeux opiniâtrement fixés en terre d'un air grave, et sans regarder son interlocuteur.

—Il m'a frappé, entends-tu! continue l'autre en tiraillant encore plus fort son cher ami.—Tu es le seul homme qui me reste ici-bas, entends-tu! Aussi je te le dis: il a pris une liberté.

—Et je te répéterai qu'une disculpation aussi piètre ne peut que te faire honte, mon cher ami! réplique le secrétaire d'une voix grêle et polie—avoue plutôt, cher ami, que toute cette soûlerie provient de ta propre inconstance.

L'ami corpulent trébuche en reculant, regarde bêtement de ses yeux ivres le secrétaire satisfait, et tout à coup il assène de toutes ses forces son énorme poing sur la figure maigrelette de celui-ci. Ainsi se termine l'amitié de cette journée. Le cher ami disparaît sous les lits de camp, éperdu…

Une de mes connaissances entre dans notre caserne, c'est un forçat de la section particulière, extrêmement débonnaire et gai, un garçon qui est loin d'être bête, très-simple et railleur sans méchante intention: c'est précisément celui qui, lors de mon arrivée à la maison de force, cherchait un paysan riche, déclarait qu'il avait de l'amour-propre et avait fini par boire mon thé. Il avait quarante ans, une lèvre énorme, un gros nez charnu et bourgeonné. Il tenait une balalaïka, dont il pinçait négligemment les cordes; un tout petit forçat à grosse tête, que je connaissais très-peu, auquel du reste personne ne faisait attention, le suivait comme son ombre. Ce dernier était étrange, défiant, éternellement taciturne et sérieux; il travaillait dans l'atelier de couture et s'efforçait de vivre solitaire, sans se lier avec personne. Maintenant qu'il était ivre, il s'était attaché à Varlamof comme son ombre, et le suivait, excessivement ému, en gesticulant, en frappant du poing la muraille et les lits de camp: il pleurait presque. Varlamof ne le remarquait pas plus que s'il n'eût pas existé. Le plus curieux, c'est que ces deux hommes ne se ressemblaient nullement; ni leurs occupations, ni leurs caractères n'étaient communs. Ils appartenaient à des sections différentes et demeuraient dans des casernes séparées. On appelait ce petit forçat: Boulkine.

Varlamof sourit en me voyant assis à ma place près du poêle. Il s'arrêta à quelques pas de moi, réfléchit un instant, tituba et vint de mon côté à pas inégaux, en se déhanchant crânement; il effleura les cordes de son instrument et fredonna en frappant légèrement le sol de sa botte sur un ton de récitatif:

Ma chérie À la figura pleine et blanche Chante comme une mésange; Dans sa robe de satin À la brillante garniture Elle est très-belle.

Cette chanson mit Boulkine hors de lui, car il agita ses bras, et cria en s'adressant à tout le monde:

—Il ment, frères, il ment comme un arracheur de dents. Il n'y a pas une ombre de vérité dans tout ce qu'il dit.

—Mes respects au vieillard Alexandre Pétrovitch! fit Varlamof en me regardant avec un rire fripon; je crois même qu'il voulait m'embrasser. Il était gris. Quant à l'expression «Mes respects au vieillard un tel», elle est employée par le menu peuple de toute la Sibérie, même en s'adressant à un homme de vingt ans. Le mot de «vieillard» marque du respect, de la vénération ou de la flatterie, et s'applique à quelqu'un d'honorable, de digne.

—Eh bien, Varlamof, comment vous portez-vous?

—Couci-couça! tout à la douce. Qui est vraiment heureux de la fête, est ivre depuis le grand matin. Excusez-moi! Varlamof parlait en traînant.

—Il ment, il ment de nouveau! fit Boulkine en frappant les lits de camp dans une sorte de désespoir. On aurait juré que Varlamof avait donné sa parole d'honneur de ne pas faire attention à celui-ci, c'était précisément ce qu'il y avait de plus comique, car Boulkine ne quittait pas Varlamof d'une semelle depuis le matin, sans aucun motif, simplement parce que celui-ci «mentait» à ce qu'il lui semblait. Il le suivait comme son ombre, lui cherchait chicane pour chaque mot, se tordait les mains, battait des poings contre la muraille et sur les lits de planche, à en saigner, et souffrait, souffrait visiblement de la conviction qu'il avait que Varlamof «mentait comme un arracheur de dents». S'il avait eu des cheveux sur la tête, il se les serait certainement arrachés dans sa douleur, dans sa mortification profonde. On aurait pu croire qu'il avait pris l'engagement de répondre des actions de Varlamof, et que tous les défauts de celui-ci bourrelaient sa conscience. L'amusant était que le forçat continuait à ne pas remarquer la comédie de Boulkine.

—Il ment! il ment! il ment! Rien de vraisemblable!… criait
Boulkine.

—Qu'est-ce que ça peut bien te faire? répondirent les forçats en riant.

—Je vous dirai, Alexandre Pétrovitch, que j'étais très-joli garçon quand j'étais jeune et que les filles m'aimaient beaucoup, beaucoup… fit brusquement Varlamof de but en blanc.

—Il ment! Le voilà qui ment encore! l'interrompit Boulkine en poussant un gémissement. Les forçats éclatèrent de rire.

—Et moi, je faisais le beau devant elles; j'avais une chemise rouge, des pantalons larges, en peluche, je me couchais quand je voulais, comme le comte de la Bouteille; en un mot, je faisais tout ce que je pouvais seulement désirer.

—Il ment! déclare résolument Boulkine.

—J'avais alors hérité de mon père une maison de pierre, à deux étages. Eh bien, en deux ans, j'ai mis bas les deux étages, il m'est resté tout juste une porte cochère sans colonnes ni montants. Que voulez-vous? l'argent, c'est comme les pigeons, il arrive et puis il s'envole.

—Il ment! déclare Boulkine plus résolument encore…

—Alors, quand je suis arrivé, au bout de quelques jours, j'ai envoyé une pleurrade (lettre) à ma parenté pour qu'ils m'expédient de l'argent. Parce qu'on disait que j'avais agi contre la volonté de mes parents, j'étais irrespectueux. Voilà tantôt sept ans que je l'ai envoyée, ma lettre!

—Et pas de réponse? demandai-je en souriant.

—Eh non! fit-il en riant lui aussi et en approchant toujours plus son nez de mon visage.—J'ai ici une amoureuse, Alexandre Pétrovitch!…

—Vous? une amoureuse?

—Onuphrief disait, il n'y a pas longtemps: La mienne est grêlée, laide tant que tu voudras, mais elle a beaucoup de robes; tandis que la tienne est jolie, mais c'est une mendiante, elle porte la besace.

—Est-ce vrai?

—Parbleu! elle est mendiante! dit-il. Il pouffait de rire sans bruit, tout le monde rit aussi. Chacun savait, en effet, qu'il était lié avec une mendiante à laquelle il donnait en tout dix kopeks chaque six mois.

—Eh bien! que me voulez-vous? lui demandai-je, car je désirais m'en débarrasser.

Il se tut, me regarda en faisant la bouche en coeur, et me dit tendrement:

—Ne m'octroierez-vous pas pour cette cause de quoi boire un demi-litre? Je n'ai bu que du thé aujourd'hui de toute la journée, ajouta-t-il d'un ton gracieux, en prenant l'argent que je lui donnai, et voyez-vous, ce thé me tracasse tellement que j'en deviendrai asthmatique; j'ai le ventre qui me grouille… comme une bouteille d'eau!

Comme il prenait l'argent que je lui tendis, le désespoir moral de Boulkine ne connut plus de limites; il gesticulait comme un possédé.

—Braves gens! cria-t-il à toute la caserne ahurie, le voyez-vous? Il ment! Tout ce qu'il dit, tout, tout est mensonge.

—Qu'est-ce que ça peut te faire? lui crièrent les forçats qui s'étonnaient de son emportement, tu es absurde!

—Je ne lui permettrai pas de mentir, continua Boulkine en roulant ses yeux et en frappant du poing de toutes ses forces sur les planches, je ne veux pas qu'il mente!

Tout le monde rit. Varlamof me salue après avoir pris l'argent, et se hâte, en faisant des grimaces, d'aller chez le cabaretier. Il remarqua seulement alors Boulkine.

—Allons! lui dit-il en s'arrêtant sur le seuil de la caserne, comme si ce dernier lui était indispensable pour l'exécution d'un projet.

—Pommeau! ajouta-t-il avec mépris en faisant passer Boulkine devant lui; il recommença à tourmenter les cordes de sa balalaïka.

À quoi bon décrire cet étourdissement! Ce jour suffocant s'achève enfin. Les forçats s'endorment lourdement sur leurs lits de camp. Ils parlent et délirent pendant leur sommeil encore plus que les autres nuits. Par-ci par-là on joue encore aux cartes. La fête, si impatiemment et si longuement attendue, est écoulée. Et demain, de nouveau le labeur quotidien, de nouveau aux travaux forcés…

XI—LA REPRÉSENTATION.

Le soir du troisième jour des fêtes eut lieu la première représentation de notre théâtre. Les tracas n'avaient pas manqué pour l'organiser, mais les acteurs en avaient pris sur eux tout le souci, aussi les autres forçats ne savaient-ils pas où en était le futur spectacle, ni ce qui se faisait. Nous ne savions pas même au juste ce que l'on représenterait.—Les acteurs, pendant ces trois jours, en allant au travail, s'ingéniaient à rassembler le plus de costumes possible. Chaque fois que je rencontrais Baklouchine, il faisait craquer ses doigts de satisfaction, mais ne me communiquait rien. Je crois que le major était de bonne humeur. Nous ignorions du reste entièrement s'il avait eu veut du spectacle, s'il l'avait autorisé ou s'il avait résolu de se taire et de fermer les yeux sur les fantaisies des forçats, après s'être assuré que tout se passerait le plus convenablement possible. Je crois qu'il avait entendu parler de la représentation, mais qu'il ne voulait pas s'en mêler, parce qu'il comprenait que tout irait peut-être de travers, s'il l'interdisait; les soldats feraient les mutins ou s'enivreraient, il valait donc bien mieux qu'ils s'occupassent de quelque chose. Je prête ce raisonnement au major, uniquement parce que c'est le plus naturel. On peut même dire que si les forçats n'avaient pas eu de théâtre pendant les fêtes ou quelque chose dans ce genre, il aurait fallu que l'administration organisât une distraction quelconque. Mais comme notre major se distinguait par des idées directement opposées à celles du reste du genre humain, on conçoit que je prends sur moi une grande responsabilité en affirmant qu'il avait eu connaissance de notre projet et qu'il l'autorisait. Un homme comme lui devait toujours écraser, étouffer quelqu'un, enlever quelque chose, priver d'un droit, en un mot mettre partout de l'ordre. Sous ce rapport il était connu de toute la ville. Il lui était parfaitement égal que ces vexations causassent des rébellions. Pour ces délits on avait des punitions (il y a des gens qui raisonnent comme notre major); avec ces coquins de forçats on ne devait employer qu'une sévérité impitoyable et s'en tenir à l'application absolue de la loi—et voilà tout. Ces incapables exécuteurs de la loi ne comprennent nullement qu'appliquer la loi sans en comprendre l'esprit, mène tout droit aux désordres.—«La loi le dit, que voulez-vous de plus?» Ils s'étonnent même sincèrement qu'on exige d'eux, outre l'exécution de la loi, du bon sens et une tête saine. La dernière condition surtout leur parait superflue, elle est pour eux d'un luxe révoltant, cela leur semble une vexation, de l'intolérance.

Quoi qu'il en soit, le sergent-major ne s'opposa pas à l'organisation du spectacle, et c'est tout ce qu'il fallait aux forçats. Je puis dire en toute vérité que si pendant toutes les fêtes il ne se produisit aucun désordre grave dans la maison, ni querelles sanglantes, ni vol, il faut l'attribuer à l'autorisation qu'avaient reçue les forçats d'organiser leur représentation. J'ai vu de mes yeux comment ils faisaient disparaître ceux de leurs camarades qui avaient trop bu, comme ils empêchaient les rixes, sous prétexte qu'on défendrait le théâtre. Le sous-officier demanda aux détenus leur parole d'honneur qu'ils se conduiraient bien et que tout se passerait tranquillement. Ceux-ci y consentirent avec joie et tinrent religieusement leur promesse: cela les flattait fort qu'on crût en leur parole d'honneur. Ajoutons que cette représentation ne coûtait rien, absolument rien à l'administration; elle n'avait pas de dépenses à faire. Les places n'avaient pas été marquées à l'avance, car le théâtre se montait et se démontait en moins d'un quart d'heure. Le spectacle devait durer une heure et demie et dans le cas où l'ordre de cesser la représentation serait arrivé à l'improviste, les décorations auraient disparu en un clin d'oeil. Les costumes étaient cachés dans les coffres des forçats. Avant tout je dirai comment notre théâtre était construit, quels étaient les costumes, et je parlerai de l'affiche, c'est à dire des pièces que l'on se proposait de jouer.

À vrai dire, il n'y avait pas d'affiche écrite, on n'en fit que pour la seconde et la troisième représentation. Baklouchine la composa pour MM. Les officiers et autres nobles visiteurs qui daignaient honorer le spectacle de leur présence, à savoir: l'officier de garde qui vint une fois, puis l'officier de service préposé aux gardes, enfin un officier du génie; c'est en l'honneur de ces nobles visiteurs que l'affiche fut écrite.

On supposait que la renommée de notre théâtre s'étendrait au loin dans la forteresse et même en ville, d'autant plus qu'il n'y avait aucun théâtre à N…; des représentations d'amateurs et rien de plus. Les forçats se réjouissaient du moindre succès, comme de vrais enfants, ils se vantaient. «Qui sait—se disait-on—il se peut que les chefs apprennent cela, et qu'ils viennent voir; c'est alors qu'ils sauraient ce que valent les forçats, car ce n'est pas une représentation donnée par les soldats, avec des bateaux flottants, des ours et des boucs, mais bien des acteurs, de vrais acteurs qui jouent des comédies faites pour les seigneurs; dans toute la ville, il n'y a pas un théâtre pareil! Le général Abrocimof a eu une représentation chez lui, à ce qu'on dit, il y en aura encore une, eh bien! qu'ils nous dament le pion avec leur costume, c'est possible! quant à la conversation, c'est une chose à voir! Le gouverneur lui-même peut en entendre parler —et qui sait? il viendra peut-être. Ils n'ont pas de théâtre, en ville!…»

En un mot, la fantaisie des forçats, surtout après le premier succès, alla presque jusqu'à s'imaginer qu'on leur distribuerait des récompenses ou qu'on diminuerait le chiffre des travaux forcés, l'instant d'après ils étaient les premiers à rire de bon coeur de leurs imaginations. En un mot, c'étaient des enfants, de vrais enfants, bien qu'ils eussent quarante ans. Je connaissais en gros le sujet de la représentation que l'on se proposait de donner, bien qu'il n'y eût pas d'affiche. Le titre de la première pièce était: Philatka et Mirachka rivaux. Baklouchine se vantait devant moi, une semaine au moins à l'avance, que le rôle de Philatka qu'il s'était adjugé serait joué de telle façon qu'on n'avait rien vu de pareil, même sur les scènes pétersbourgeoiscs. Il se promenait dans les casernes gonflé d'importance, effronté, l'air bonhomme malgré tout; s'il lui arrivait de dire quelques bouts de son rôle «à la théâtrale», tout le monde éclatait de rire, que le fragment fut amusant ou non, on riait parce qu'il s'était oublié. Il faut avouer que les forçats savaient se contenir et garder leur dignité; pour s'enthousiasmer des tirades de Baklouchine, il n'y avait que les plus jeunes… gens sans fausse honte, ou bien les plus importants, ceux dont l'autorité était si solidement établie qu'ils n'avaient pas peur d'exprimer nettement leurs sensations, quelles qu'elles fussent. Les autres écoutaient silencieux les bruits et les discussions, sans blâmer ni contredire, mais ils s'efforçaient de leur mieux de se comporter avec indifférence et dédain envers le théâtre. Ce ne fut qu'au dernier moment, le jour même de la représentation, que tout le monde s'intéressa à ce qu'on verrait, à ce que feraient nos camarades. On se demandait ce que pensait le major. Le spectacle réussirait-il comme celui d'il y a deux ans? etc., etc. Baklouchine m'assura que tous les acteurs étaient «parfaitement à leur place», et qu'il y aurait même un rideau. Le rôle de Philatka serait rempli par Sirotkine.—Vous verrez comme il est bien en habit de femme, disait-il eu clignant de l'oeil et en faisant claquer sa langue contre son palais. La propriétaire bienfaisante devait avoir une robe avec des falbalas et des volants, une ombrelle, tandis que le propriétaire portait un costume d'officier avec des aiguillettes et une canne à la main. La pièce dramatique qui devait être jouée en second lieu portait le titre de Kedril le glouton. Ce titre m'intrigua fort, mais j'eus beau faire des questions, je ne pus rien apprendre à l'avance. Je sus seulement que cette pièce n'était pas imprimée; c'était une copie manuscrite, que l'on tenait d'un sous-officier en retraite du faubourg, lequel avait pour sûr participé autrefois à sa représentation sur une scène militaire quelconque. Nous avons en effet, dans les villes et les gouvernements éloignés, nombre de pièces de ce genre qui, je crois, sont parfaitement ignorées et n'ont jamais été imprimées, mais qui ont apparu d'elles-mêmes au temps voulu pour défrayer le théâtre populaire dans certaines zones de la Russie.

J'ai dit «théâtre populaire»: il serait très-bon que nos investigateurs de la littérature populaire s'occupassent de faire de soigneuses recherches sur ce théâtre, qui existe, et qui peut-être n'est pas si insignifiant qu'on le pense. Je ne puis croire que tout ce que j'ai vu dans notre maison de force fût l'oeuvre de nos forçats. Il faut pour cela des traditions antérieures, des procédés établis et des notions transmises de génération en génération. Il faut les chercher parmi les soldats, les ouvriers de fabrique, dans les villes industrielles et même chez les bourgeois de certaines pauvres petites villes ignorées. Ces traditions se sont conservées dans certains villages et dans des chefs-lieux de gouvernement, chez la valetaille de quelques grandes propriétés foncières. Je crois même que les copies de beaucoup de vieilles pièces se sont multipliées, précisément grâce à cette valetaille de hobereaux. Les anciens propriétaires et les seigneurs moscovites avaient leurs propres théâtres sur lesquels jouaient leurs serfs. C'est de là que provient notre théâtre populaire, dont les marques d'origine sont indiscutables. Quant à Kedril le glouton, malgré ma vive curiosité, je ne pus rien en savoir, si ce n'est que les démons apparaissaient sur la scène et emportaient Kedril en enfer. Mais que signifiait ce nom de Kedril? pourquoi s'appelait-il Kedril, et non Cyrille? L'action était-elle russe ou étrangère? je ne pus pas tirer au clair cette question. On annonçait que la représentation se terminerait par une «pantomime en musique». Tout cela promettait d'être fort curieux. Les acteurs étaient au nombre de quinze, tous gens vifs et décodés. Ils se donnaient beaucoup de mouvement, multipliaient les répétitions, qui avaient lieu quelquefois derrière les casernes, se cachaient, prenaient des airs mystérieux. En un mot, ou voulait nous surprendre par quelque chose d'extraordinaire et d'inattendu.

Les jours de travail, on fermait les casernes de très-bonne heure, à la nuit tombante, mais on faisait une exception pour les fêtes de Noël; alors on ne mettait les cadenas aux portes qu'à la retraite du soir (neuf heures). Cette faveur avait été accordée spécialement en vue du spectacle. Pendant tout le temps des fêtes, chaque soir, on envoyait une députation prier très-humblement l'officier de garde de «permettre la représentation et ne pas fermer encore la maison de force», en ajoutant qu'il y avait eu représentation la veille, et que pourtant il ne s'était produit aucun désordre. L'officier de garde faisait le raisonnement suivant: Il n'y avait eu aucun désordre, aucune infraction à la discipline le jour du spectacle, et du moment qu'ils donnaient leur parole que la soirée d'aujourd'hui se passerait de la même manière, c'est qu'ils feraient leur police eux-mêmes; ce serait la plus rigoureuse de toutes. En outre, il savait bien que s'il s'était avisé de défendra la représentation, ces gaillards (qui peut savoir, des forçats!) auraient pu faire encore des sottises, qui mettraient dans l'embarras les officiers de garde. Enfin une dernière raison l'engageait à donner son consentement: monter la garde est horriblement ennuyeux; en autorisant la comédie, il avait sous la main un spectacle donné non plus par des soldats, mais par des forçats, gens curieux; ce serait à coup sur intéressant, et il avait tout droit d'y assister.

Dans le cas où l'officier de service arriverait et demanderait l'officier de garde, on lui répondrait que ce dernier était allé compter les forçats et fermer les casernes; réponse exacte et justification aisée. Voilà pourquoi nos surveillants autorisèrent le spectacle pendant toute la durée des fêtes; les casernes ne se fermèrent chaque soir qu'à la retraite. Les forçats savaient d'avance que la garde ne s'opposerait pas à leur projet; ils étaient tranquilles de ce côté là.

Vers six heures Pétrof vint me chercher, et nous nous rendîmes ensemble dans la salle de spectacle. Presque tous les détenus de notre caserne y étaient, à l'exception du vieux-croyant de Tchernigof et des Polonais. Ceux-ci ne se décidèrent à assister au spectacle que le jour de la dernière représentation, le 4 janvier, et encore quand on les eut convaincus que tout était convenable, gai et tranquille. Le dédain des Polonais irritait nos forçats, aussi furent-ils reçus très-poliment le 4 janvier; on les fit asseoir aux meilleures places. Quant aux Tcherkesses et à Isaï Fomitch, la comédie était pour eux une véritable réjouissance. Isaï Fomitch donna chaque fois trois kopeks: le dernier jour, il posa dix kopeks sur l'assiette; la félicité se peignait sur son visage. Les acteurs avaient décidé que chaque spectateur donnerait ce qu'il voudrait. La recette devait servir à couvrir les dépenses et «donner du montant» aux acteurs. Pétrof m'assura qu'on me laisserait occuper une des premières places, si plein que fût le théâtre, d'abord parce qu'étant plus riche que les autres, il y avait des chances pour que je donnasse plus, et puis, parce que je m'y connaissais mieux, que personne. Sa prévision se réalisa. Je décrirai préalablement la salle et la construction du théâtre.

La caserne de la section militaire qui devait servir de salle de spectacle avait quinze pas de long. De la cour, on entrait par un perron dans une antichambre, et de là, dans la caserne elle-même. Cette longue caserne était de construction particulière, comme je l'ai dit plus haut: les lits de camp, rangés contre la muraille, laissaient un espace vide au milieu de la chambre. La première moitié de la caserne était destinée aux spectateurs, tandis que la seconde, qui communiquait avec un autre bâtiment, formait la scène. Ce qui m'étonna dès mon entrée, ce fut le rideau, qui coupait la caserne en deux sur une longueur de dix pas. C'était une merveille dont on pouvait s'étonner à juste titre; il était peint avec des couleurs à l'huile, et représentait des arbres, des tonnelles, des étangs, des étoiles. Il se composait de toiles neuves et vieilles données par les forçats: chemises, bandelettes qui tiennent lieu de bas à nos paysans, tout cela cousu tant bien que mal et formant un immense drap; où la toile avait manqué, on l'avait remplacée par du papier, mendié feuille à feuille dans les diverses chancelleries et secrétaireries. Nos peintres (au nombre desquels se trouvait notre Brulof[23]) l'avaient décoré tout entier, aussi l'effet était-il remarquable. Ce luxueux appareil réjouissait les forçats, même les plus mornes et les plus exigeants; du reste ceux-ci, une fois le spectacle commencé, se montrèrent tous de vrais enfants, ni plus ni moins que les impatients et les enthousiastes. Tous étaient contents, avec un sentiment de vanité. L'éclairage consistait en quelques chandelles coupées en petits bouts. On avait apporté de la cuisine deux bancs, placés devant le rideau, ainsi que trois on quatre chaises empruntées à la chambre des sous-officiers. Elles avaient été mises là pour le cas où les officiers supérieurs assisteraient au spectacle. Quant aux bancs, ils étaient destinés aux sous-officiers, aux secrétaires du génie, aux directeurs des travaux, à tous les chefs immédiats des forçats qui n'avaient pas le grade d'officiers, et qui viendraient peut-être jeter un coup d'oeil sur le théâtre. En effet, les visiteurs ne manquèrent pas; suivant les jours, ils vinrent en plus ou moins grand nombre, mais pour la dernière représentation, il ne restait pas une seule place inoccupée sur les bancs. Derrière se pressaient les forçats, debout et tête nue, par respect pour les visiteurs, en veste ou en pelisse courte, malgré la chaleur suffocante de la salle. Comme on pouvait s'y attendre, le local était trop exigu pour tous les détenus; entassés les uns sur les autres, surtout dans les derniers rangs, ils avaient encore occupé les lits de camp, les coulisses; il y avait même des amateurs qui disparaissaient constamment derrière la scène, dans l'autre caserne, et qui regardaient le spectacle de la coulisse du fond. On nous fit passer en avant, Pétrof et moi, tout près des bancs, d'où l'on voyait beaucoup mieux que du fond de la salle. J'étais pour eux un bon juge, un connaisseur qui avait vu bien d'autres théâtres: les forçats avaient remarqué que Baklouchine s'était souvent concerté avec moi et qu'il avait témoigné de la déférence pour mes conseils, ils estimaient qu'on devait par conséquent me faire honneur et me donner une des meilleures places. Ces hommes sont vaniteux, légers, mais c'est à la surface. Ils se moquaient de moi au travail, car j'étais un piètre ouvrier. Almazof avait le droit de nous mépriser, nous autres gentilshommes, et de se vanter de son adresse à calciner l'albâtre; ces railleries et ces vexations avaient pour motif notre origine, car nous appartenions par notre naissance à la caste de ses anciens maîtres, dont il ne pouvait conserver un bon souvenir. Mais ici, au théâtre, ces mêmes hommes me faisaient place, car ils s'avouaient que j'étais plus entendu en cette matière qu'eux-mêmes. Ceux mêmes qui n'étaient pas bien disposés à mon égard désiraient m'entendre louer leur théâtre et me cédaient le pas sans la moindre servilité. J'en juge maintenant par mon impression d'alors. Je compris que dans cette décision équitable, il n'y avait aucun abaissement de leur part, mais bien plutôt le sentiment de leur propre dignité. Le trait le plus caractéristique de notre peuple, c'est sa conscience et sa soif de justice. Pas de fausse vanité, de sot orgueil à briguer le premier rang sans y avoir des titres,—le peuple ne connaît pas ce défaut. Enlevez-lui son écorce grossière; Vous apercevrez, en l'étudiant sans préjugés, attentivement et de près, des qualités dont vous ne vous seriez jamais douté. Nos sages n'ont que peu de chose à apprendre à notre peuple; je dirai même plus, ce sont eux au contraire qui doivent apprendre à son école.

Pétrof m'avait dit naïvement, quand il m'emmena au spectacle, qu'on me ferait passer devant parce que je donnerais plus d'argent. Les places n'avaient pas de prix fixe; chacun donnait ce qu'il voulait et ce qu'il pouvait. Presque tous déposèrent une pièce de monnaie sur l'assiette quand on fit la quête. Même si l'on m'eût laissé passer devant dans l'espérance que je donnerais plus qu'un autre, n'y avait-il pas là encore un sentiment profond de dignité personnelle? «Tu es plus riche que moi, va-t'en au premier rang; nous sommes tous égaux, ici, c'est vrai, mais tu payes plus, par conséquent un spectateur comme toi fait plaisir aux acteurs;—occupe la première place, car nous ne sommes pas ici pour notre argent, nous devons nous classer nous-mêmes!» Quelle noble fierté dans cette façon d'agir! Ce n'est plus le culte de l'argent qui est tout, mais en dernière analyse le respect de soi-même. On n'estimait pas trop la richesse chez nous. Je ne me souviens pas que l'un de nous se soit jamais humilié pour avoir de l'argent, même si je passe en revue toute la maison de force. On me quémandait, mais par polissonnerie, par friponnerie, plutôt que dans l'espoir du bénéfice lui-même; c'était un trait de bonne humeur, de simplicité naïve. Je ne sais pas si je m'exprime clairement. J'ai oublié mon théâtre, j'y reviens.

Avant le lever du rideau, la salle présentait un spectacle étrange et animé. D'abord la cohue pressée, foulée, écrasée de tous côtés, mais impatiente, attendant, le visage resplendissant, le commencement de la représentation. Aux derniers rangs grouillait une masse confuse de forçats: beaucoup d'entre eux avaient apporté de la cuisine des bûches qu'ils dressaient contre la muraille et sur lesquelles ils grimpaient; ils passaient deux heures entières dans cette position fatigante, s'accotant des deux mains sur les épaules de leurs camarades, parfaitement contents d'eux-mêmes et de leur place. D'autres arc-boutaient leurs pieds contre le poêle, sur la dernière marche, et restaient tout le temps de la représentation, soutenus par ceux qui se trouvaient devant eux, au fond, près de la muraille. De côté, massée sur des lits de camp, se trouvait aussi une foule compacte, car c'étaient là les meilleures places. Cinq forçats, les mieux partagés, s'étaient hissés et couchés sur le poêle, d'où ils regardaient en bas: ceux-là nageaient dans la béatitude. De l'autre côté, fourmillaient les retardataires qui n'avaient pas trouvé de bonnes places. Tout le monde se conduisait décemment et sans bruit. Chacun voulait se montrer avantageusement aux seigneurs qui nous visitaient. L'attente la plus naïve se peignait sur ces visages rouges et humides de sueur, par suite de la chaleur étouffante. Quel étrange reflet de joie enfantine, de plaisir gracieux et sans mélange, sur ces figures couturées, sur ces fronts et ces joues marqués, sombres et mornes auparavant, et qui brillaient parfois d'un feu terrible! Ils étaient tous sans bonnets; comme j'étais à droite, il me semblait que leurs têtes étaient entièrement rasées. Tout à coup, sur la scène, on entend du bruit, un vacarme… Le rideau va se lever. L'orchestre joue… Cet orchestre mérite une mention. Sept musiciens s'étaient placés le long des lits de camp: il y avait là deux violons (l'un d'eux était la propriété d'un détenu; l'autre avait été emprunté hors de la forteresse; les artistes étaient des nôtres), trois balalaïki—faites par les forçats eux-mêmes, deux guitares et un tambour de basque qui remplaçait la contre-basse. Les violons ne faisaient que gémir et grincer, les guitares ne valaient rien; en revanche les balalaïki étaient remarquables. L'agilité des doigts des artistes aurait fait honneur au plus habile prestidigitateur. Ils ne jouaient guère que des airs de danses: aux passages les plus entraînants, ils frappaient brusquement du doigt sur la planchette de leurs instruments: le ton, le goût, l'exécution, le rendu du motif, tout était original, personnel. Un des guitaristes possédait à fond son instrument. C'était le gentilhomme qui avait tué son père. Quant au tambour de basque, il exécutait littéralement des merveilles; ainsi il faisait tourner le disque sur un doigt ou traînait son pouce sur la peau d'âne, on entendait alors des coups répétés, clairs, monotones, qui soudain se brisaient et rejaillissaient en une multitude innombrable de petites notes sourdes, chuchotantes et rebondissantes. Deux harmonicas se joignirent enfin à cet orchestre. Vraiment, je n'avais jusqu'alors aucune idée du parti qu'on peut tirer de ces instruments populaires, si grossiers: je fus étonné; l'harmonie, le jeu, mais surtout l'expression, la conception même du motif étaient supérieurement rendus. Je compris parfaitement alors,—et pour la première fois,—la hardiesse souveraine et le fol abandon de soi-même qui se trahissent dans nos airs de danses populaires et dans nos chansons de cabaret.— Le rideau se leva enfin. Chacun fit un mouvement, ceux qui se trouvaient dans le fond se dressèrent sur la pointe des pieds; quelqu'un tomba de sa bûche; tous ouvrirent la bouche et écarquillèrent les yeux: un silence parfait régnait dans toute la salle… La représentation commença.

J'étais assis non loin d'Aléi, qui se trouvait au milieu du groupe que formaient ses frères et les autres Tcherkesses. Ils étaient passionnés pour le théâtre et y assistaient chaque soir. J'ai remarqué que tous les musulmans, Tartares, etc., sont grands amateurs de spectacles de tout genre. Près d'eux resplendissait Isaï Fomitch; dès le lever du rideau, il était tout oreilles et tout yeux; son visage exprimait une attente très-avide de miracles et de jouissances. J'aurais été désolé de voir son espérance trompée. La charmante figure d'Aléi brillait d'une joie si enfantine, si pure, que j'étais tout gai rien qu'en la regardant; involontairement, chaque fois qu'un rire général faisait écho à une réplique amusante, je me tournais de son côté pour voir son visage. Il ne me remarquait pas; il avait bien autre chose à faire que de penser à moi! Près de ma place, à gauche, se trouvait un forçat déjà âgé, toujours sombre, mécontent et grondeur; lui aussi avait remarqué Aléi, et je vis plus d'une fois comme il jetait sur lui des regards furtifs en souriant à demi, tant le jeune Tcherkesse était charmant! Ce détenu l'appelait toujours «Aléi Sémionytch», sans que je susse pourquoi.—On avait commencé par Philatka et Mirochka. Philatka (Baklouchine) était vraiment merveilleux. Il jouait son rôle à la perfection. On voyait qu'il avait pesé chaque phrase, chaque mouvement. Il savait donner au moindre mot, au moindre geste, un sens, qui répondait parfaitement au caractère de son personnage. Ajoutez à cette étude consciencieuse une gaieté non feinte, irrésistible, de la simplicité, du naturel; si vous aviez vu Baklouchine, vous auriez certainement convenu que c'était un véritable acteur, un acteur de vocation et de grand talent. J'ai vu plus d'une fois Philatka sur les scènes de Pétersbourg et de Moscou, mats je l'affirme, pas un artiste des capitales n'était à la hauteur de Baklouchine dans ce rôle. C'étaient des paysans de n'importe quel pays, et non de vrais moujiks russes; leur désir de représenter des paysans était trop apparent.—L'émulation excitait Baklouchine, car on savait que le forçat Patsieikine devait jouer le rôle de Kedril dans la seconde pièce; je ne sais pourquoi, on croyait que ce dernier aurait plus de talent que Baklouchine. Celui-ci souffrait de cette préférence comme un enfant. Combien de fois n'était-il pas venu vers moi ces derniers jours, pour épancher ses sentiments! Deux heures avant la représentation, il était secoué par la fièvre. Quand on éclatait de rire et qu'on lui criait:—Bravo! Baklouchine! tu es un gaillard! sa figure resplendissait de bonheur, et une vraie inspiration brillait dans ses yeux. La scène des baisers entre Kirochka et Philatka, où ce dernier crie à la fille: «Essuie-toi» et s'essuie lui-même, fut d'un comique achevé. Tout le monde éclata de rire. Ce qui m'intéressait le plus, c'étaient les spectateurs; tous s'étaient déroidis et s'abandonnaient franchement à leur joie. Les cris d'approbation retentissaient de plus en plus nourris. Un forçat poussait du coude son camarade et lui communiquait à la hâte ses impressions, sans même s'inquiéter de savoir qui était à côté de lui. Lorsqu'une scène comique commençait, on voyait un autre se retourner vivement en agitant les bras, comme pour engager ses camarades à rire, puis faire aussitôt face à la scène. Un troisième faisait claquer sa langue contre son palais et ne pouvait rester tranquille; comme la place lui manquait pour changer de position, il piétinait sur une jambe ou sur l'autre. Vers la fin de la pièce, la gaieté générale atteignit son apogée. Je n'exagère rien. Figurez-vous la maison de force, les chaînes, la captivité, les longues années de réclusion, de corvée, la vie monotone, qui tombe goutte à goutte pour ainsi dire, les jours sombres de l'automne:—tout à coup on permet à ces détenus comprimés de s'égayer, de respirer librement pendant une heure, d'oublier leur cauchemar, d'organiser un spectacle—et quel spectacle! qui excite l'envie et l'admiration de toute la ville. «—Voyez-vous, ces forçats!» Tout les intéressait, les costumes par exemple. Il leur semblait excessivement curieux de voir VanKa, Nietsviétaef ou Baklouchine, dans un autre costume que celui qu'ils portaient depuis tant d'années.»C'est un forçat, un vrai forçat dont les chaînes sonnent quand il marche, et le voilà pourtant qui entre en scène en redingote, en chapeau rond et en manteau, comme un civil. Il s'est fait des cheveux, des moustaches. Il sort un mouchoir rouge de sa poche, le secoue comme un seigneur, un vrai seigneur.» L'enthousiasme était à son comble de ce chef. Le «propriétaire bienfaisant» arrive dans un uniforme d'aide de camp, très-vieux à la vérité, épaulettes, casquette à cocarde: l'effet produit est indescriptible. Il y avait deux amateurs pour ce costume, et—le croirait-on?—ils s'étaient querellés comme deux gamins, pour savoir qui jouerait ce rôle-là, car ils voulaient tous deux se montrer en uniforme d'officier avec des aiguillettes! Les autres acteurs les séparèrent; à la majorité des voix on confia ce rôle à Nietsviétaef, non pas qu'il fût mieux fait de sa personne que l'autre et qu'il ressemblât mieux à un seigneur, mais simplement parce qu'il leur avait assuré à tous qu'il aurait une badine, qu'il la ferait tourner et en fouetterait la terre, en vrai seigneur, en élégant à la dernière mode, ce que Vanka Ospiéty ne pouvait essayer, lui qui n'avait jamais connu de gentilshommes. En effet, quand Nietsviétaef entra en scène avec son épouse, il ne fit que dessiner rapidement des ronds sur le sol, de sa légère badine de bambou; il croyait certes que c'était là l'indice de la meilleure éducation, d'une suprême élégance. Dans son enfance encore, alors qu'il n'était qu'un serf va-nu-pieds, il avait probablement été séduit par l'adresse d'un seigneur à faire tourner sa canne; cette impression était restée ineffaçable pour toujours dans sa mémoire, si bien que quelque trente ans plus tard, il s'en souvenait pour séduire et flatter à son tour les camarades de la prison, Nietsviétaef était tellement enfoncé dans cette occupation qu'il ne regardait personne; il donnait la réplique sans même lever les yeux; le plus important pour lui, c'était le bout de sa badine et les ronds qu'il traçait. La propriétaire bienfaisante était aussi très-remarquable; elle apparut en scène dans un vieux costume de mousseline usée, qui avait l'air d'une guenille, les bras et le cou nus, un petit bonnet de calicot sur la tête, avec des brides sous le menton, une ombrelle dans une main, et dans l'autre un éventail de papier de couleur dont elle ne faisait que s'éventer. Un fou rire accueillit cette grande dame, qui ne put contenir elle-même sa gaîté et éclata à plusieurs reprises. Ce rôle était rempli par le forçat Ivanof. Quant à Sirotkine, habillé en fille, il était très-joli. Les couplets furent fort bien dits. En un mot, la pièce se termina à la satisfaction générale. Pas la moindre critique ne s'éleva: comment du reste aurait-on pu critiquer?

On joua encore une fois l'ouverture, Siéni, moï siéni, et le rideau se releva. On allait maintenant représenter «Kedril le glouton». Kedril est une sorte de don Juan; on peut faire cette comparaison, car des diables emportent le maître et le serviteur en enfer à la fin de la pièce. Le manuscrit fut récité en entier, mais ce n'était évidemment qu'un fragment; le commencement et la fin de la pièce avaient dû se perdre, car elle n'avait ni queue ni tête. La scène se passe dans une auberge, quelque part en Russie. L'aubergiste introduit dans une chambre un seigneur en manteau et en chapeau rond déformé; le valet de ce dernier, Kedril, suit son maître, il porte une valise et une poule roulée dans du papier bleu. Il a une pelisse courte et une casquette de laquais. C'est ce valet qui est le glouton. Le forçat Potsieikine, le rival de Baklouchine, jouait ce rôle; tandis que le personnage du seigneur était rempli par Ivanof, le même qui faisait la grande dame dans la première pièce. L'aubergiste (Nietsviétaef) avertit le gentilhomme que cette chambre est hantée par des démons, et se retire. Le seigneur est triste et préoccupé, il marmotte tout haut qu'il le sait depuis longtemps et ordonne à Kedril de défaire les paquets, de préparer le souper. Kedril est glouton et poltron: quand il entend parler de diables, il pâlit et tremble comme une feuille, il voudrait se sauver, mais il a peur de son maître, et puis, il a faim. Il est voluptueux, bête, rusé à sa manière, couard. À chaque instant il trompe son maître, qu'il craint pourtant connue le feu. C'est un remarquable type de valet, dans lequel on retrouve les principaux traits du caractère de Leporello, mais indistincts et fondus. Ce caractère était vraiment supérieurement rendu par Potsieikine, dont le talent était indiscutable et qui surpassait, à mon avis celui de Baklouchine lui-même. Quand, le lendemain, j'accostai Baklouchine, je lui dissimulais mon impression, car je l'aurais cruellement affligé.

Quant au forçat qui jouait le rôle du seigneur, il n'était pas trop mauvais: tout ce qu'il disait n'avait guère de sens et ne ressemblait à rien, mais sa diction était pure et nette, les gestes tout à fait convenables. Pendant que Kedril s'occupe de la valise, son maître se promène en long et en large, et annonce qu'à partir de ce jour il cessera de courir le monde. Kedril écoute, fait des grimaces, et réjouit les spectateurs par ses réflexions en aparté. Il n'a nullement pitié de son maître, mais il a entendu parler des diables: il voudrait savoir comme ils sont faits, et le voilà qui questionne le seigneur. Celui-ci lui déclare qu'autrefois, étant en danger de mort, il a demandé secours à l'enfer; les diables l'ont aidé et l'ont délivré, mais le terme de sa liberté est échu; si les diables viennent ce soir, c'est pour exiger son âme, ainsi qu'il a été convenu dans leur pacte. Kedril commence à trembler pour de bon, son maître ne perd pas courage et lui ordonne de préparer le souper. En entendant parler de mangeaille, Kedril ressuscite, il défait le papier dans lequel est enveloppée la poule, sort une bouteille de vin—qu'il entame brusquement lui-même, le public se pâme de rire. Mais la porte a grincé, le vent a agité les volets, Kedril tremble, et en toute hâte, presque inconsciemment, cache dans sa bouche un énorme morceau de poule qu'il ne peut avaler. On pouffe de nouveau. «Est-ce prêt?» lui crie son maître qui se promène toujours en long et en large dans la chambre.—Tout de suite, monsieur, je vous… le prépare,—dit Kedril qui s'assied et se met à bâfrer le souper. Le public est visiblement charmé par l'astuce de ce valet qui berne si habilement un seigneur. Il faut avouer que Potsiéikine méritait des éloges. Il avait prononcé admirablement les mots: «—Tout de suite, monsieur, je… vous… le prépare.» Une fois à table, il mange avec avidité, et, à chaque bouchée, tremble que son maître ne s'aperçoive de sa manoeuvre; chaque fois que celui-ci se retourne, il se cache sous la table en tenant la poule dans sa main. Sa première faim apaisée, il faut bien songer au seigneur.—«Kedril! as-tu bientôt fait?» crie celui-ci?— «C'est prêt!» répond hardiment Kedril, qui s'aperçoit alors qu'il ne reste presque rien: il n'y a en tout sur l'assiette qu'une seule cuisse. Le maître, toujours sombre et préoccupé, ne remarque rien et s'assied, tandis que Kedril se place derrière lui une serviette sur le bras. Chaque mot, chaque geste, chaque grimace du valet qui se tourne du côté du public, pour se gausser de son maître, excite un rire irrésistible dans la foule des forçats. Juste au moment où le jeune seigneur commence à manger, les diables font leur entrée: ici l'on ne comprend plus, car ces diables ne ressemblent à rien d'humain ni de terrestre; la porte de côté s'ouvre, et un fantôme apparaît tout habillé de blanc; en guise de tête, le spectre porte une lanterne avec une bougie; un autre fantôme le suit, portant aussi une lanterne sur la tête et une faux à la main. Pourquoi sont-ils habillés de blanc, portent-ils une faux et une lanterne? Personne ne put me l'expliquer; au fond on s'en préoccupait fort peu. Cela devait être ainsi pour sûr. Le maître fait courageusement face aux apparitions et leur crie qu'il est prêt, qu'ils peuvent le prendre. Mais Kedril, poltron comme un lièvre, se cache sous la table; malgré sa frayeur, il n'oublie pas de prendre avec lui la bouteille. Les diables disparaissent, Kedril sort de sa cachette, le maître se met à manger sa poule; trois diables entrent dans la chambre et l'empoignent pour l'entraîner en enfer. «Kedril, sauve-moi!» crie-t-il. Mais Kedril a d'autres soucis; il a pris cette fois la bouteille, l'assiette et même le pain en se fourrant dans sa cachette. Le voilà seul, les démons sont loin, son maître aussi. Il sort de dessous la table, regarde de tous côtés, et… un sourire illumine sa figure. Il cligne de l'oeil en vrai fripon, s'assied à la place de son maître, et chuchote à demi-voix au public:

—Allons, je suis maintenant mon maître… sans maître…

Tout le monde rit de le voir sans maître; il ajoute, toujours à demi-voix d'un ton de confidence, mais en clignant joyeusement de l'oeil:

—Les diables l'ont emporté!…

L'enthousiasme des spectateurs n'a plus de bornes! cette phrase a été prononcée avec une telle coquinerie, avec une grimace si moqueuse et si triomphante, qu'il est impossible de ne pas applaudir. Mais le bonheur de Kedril ne dure pas longtemps. À peine a-t-il pris la bouteille de vin et versé une grande lampée dans un verre qu'il porte à ses lèvres, que les diables reviennent, se glissent derrière lui et l'empoignent. Kedril hurle comme un possédé. Mais il n'ose pas se retourner. Il voudrait se défendre, il ne le peut pas: ses mains sont embarrassées de la bouteille et du verre dont il ne veut pas se séparer; les yeux écarquillés, la bouche béante d'horreur, il reste une minute à regarder le public, avec une expression si comique de poltronnerie qu'il est vraiment à peindre. Enfin on l'entraîne, on l'emporte, il gigote des bras et des jambes en serrant toujours sa bouteille, et crie, crie. Les hurlements se font encore entendre de derrière les coulisses. Le rideau tombe. Tout le monde rit, est enchanté. L'orchestre attaque la fameuse danse kamarinskaïa[24]. On commence tout doucement, pianissimo, mais peu à peu le motif se développe, se renforce, la mesure s'accélère, des claquements hardis retentissent sur la planchette des balalaïki. C'est la kamarinskaïa dons tout son emportement! il aurait fallu que Glinka l'entendit jouer dans notre maison de force. La pantomime en musique commence. Pendant toute sa durée, on joue la kamarinskaïa. La scène représente l'intérieur d'une izba; un meunier et sa femme sont assis, l'un raccommode, l'autre file du lin. Sirotkine joue le rôle de la femme, Nietsviétaef celui du meunier.

Nos décorations étaient très-pauvres. Dans cette pièce comme dans les précédentes, il fallait suppléer par l'imagination à ce qui manquait à la réalité. Au lieu d'une muraille au fond de la scène, ou voyait un tapis ou une couverture; du côté droit, de mauvais paravents, tandis qu'à gauche, la scène qui n'était pas fermée laissait voir les lits de camp. Mais les spectateurs ne sont pas difficiles et consentent à imaginer tout ce qui manque; cela leur est facile, tous les détenus sont de grands rêveurs. Du moment que l'on dit: c'est un jardin, eh bien, c'est un jardin! une chambre, une izba—c'est parfait, il n'y a pas à faire des cérémonies! Sirotkine était charmant en costume féminin. Le meunier achève son travail, prend son bonnet et son fouet, s'approche de sa femme et lui indique par signes que si pendant son absence elle a le malheur de recevoir quelqu'un, elle aura affaire à lui… et il lui montre son fouet. La femme écoute et secoue affirmativement la tête. Ce fouet lui est sans doute connu: la coquine en donne à porter! Le mari sort. À peine a-t-il tourné les talons que sa femme lui montre le poing. On frappe: la porte s'ouvre; entre le voisin, meunier aussi de son état; c'est un paysan barbu en cafetan. Il apporte un cadeau, un mouchoir rouge. La jeune femme rit, mais dès que le compère veut l'embrasser, on entend frapper de nouveau à la porte. Où se fourrer? Elle le fait cacher sous la table, et reprend son fuseau. Un autre adorateur se présente: c'est le fourrier, eu uniforme de sous-officier. Jusqu'alors la pantomime avait très-bien marché, les gestes étaient irréprochables. Ou pouvait s'étonner de voir ces acteurs improvisés remplir leurs rôles d'une façon aussi correcte, et involontairement on se disait: Que de talents se perdent dans notre Russie, inutilisés dans les prisons et les lieux d'exil! Le forçat qui jouait le rôle du fourrier avait sans doute assisté à une représentation dans un théâtre de province ou d'amateurs; il estimait que tous nos acteurs, sans exception, ne comprenaient rien au jeu et ne marchaient pas comme il fallait. Il entra en scène comme les vieux héros classiques de l'ancien répertoire, en faisant un grand pas; avant d'avoir même levé l'autre jambe, il rejeta la tête et le corps en arrière, et lançant orgueilleusement un regard circulaire, il avança majestueusement d'une autre enjambée. Si une marche semblable était ridicule chez les héros classiques, elle l'était encore bien plus dans une scène comique jouée par un secrétaire. Mais le public la trouvait toute naturelle et acceptait l'allure triomphante du personnage comme un fait nécessaire, sans la critiquer.—Un instant après l'entrée du secrétaire, on frappe encore à la porte: l'hôtesse perd la tête. Où cacher le second galant? Dans le coffre, qui, heureusement, est ouvert. Le secrétaire y disparaît, la commère laisse retomber le couvercle. Le nouvel arrivant est un amoureux comme les autres, mais d'une espèce particulière. C'est un brahmine en costume. Un rire formidable des spectateurs accueille son entrée. Ce brahmine n'est autre que le forçat Kochkine, qui joue parfaitement ce rôle, car il a tout à fait la figure de l'emploi: il explique par gestes son amour pour la meunière, lève les bras au ciel, les ramène sur sa poitrine…—De nouveau on frappe à la porte: un coup vigoureux cette fois; il n'y a pas à s'y tromper, c'est le maître de la maison. La meunière effrayée perd la tête, le brahmine court éperdu de tous côtés, suppliant qu'on le cache. Elle l'aide à se glisser derrière l'armoire, et se met à filer, à filer, oubliant d'ouvrir la porte; elle file toujours, sans entendre les coups redoublés de son mari, elle tord le fil qu'elle n'a pas dans la main et fait le geste de tourner le fuseau, qui gît à terre. Sirotkine représentait parfaitement cette frayeur. Le meunier enfonce la porte d'un coup de pied et s'approche de sa femme, son fouet à la main. Il a tout remarqué, car il épiait les visiteurs; il indique par signes à sa femme qu'elle a trois galants cachés chez lui. Puis il se met à les chercher. Il trouve d'abord le voisin, qu'il chasse de la chambre à coups de poing. Le secrétaire épouvanté veut s'enfuir, il soulève avec sa tête le couvercle du coffre, il se trahit lui-même. Le meunier le cingle de coups de fouet, et pour le coup, le galant secrétaire ne saute plus d'une manière classique. Reste le brahmine que le mari cherche longtemps; il le trouve dans son coin, derrière l'armoire, le salue poliment et le tire par sa barbe jusqu'au milieu de la scène. Le bramine veut se défendre et crie: «Maudit! maudit!» (seuls mots prononcés pendant toute la pantomime) mais le mari ne l'écoute pas et règle le compte de sa femme. Celle-ci, voyant que son tour est arrivé, jette le rouet et le fuseau, et se sauve hors de la chambre; un pot dégringole: les forçats éclatent de rire. Aléi, sans me regarder, me prend la main et me crie: «Regarde! regarde! le brahmine!» Il ne peut se tenir debout tant il rit. Le rideau tombe, une autre scène commence. Il y en eut encore deux ou trois: toutes fort drôles et d'une franche gaieté. Les forçats ne les avaient pas composées eux-mêmes, mais ils y avaient mis du leur. Chaque acteur improvisait et chargeait si bien qu'il jouait le rôle de différentes manières tous les soirs. La dernière pantomime, du genre fantastique, finissait par un ballet, où l'on enterrait un mort. Le brahmine fait diverses incantations sur le cadavre du défunt, mais rien n'opère. Enfin on entend l'air: «Le soleil couchant…», le mort ressuscite, et tous dans leur joie commencent à danser. Le brahmine danse avec le mort et danse à sa façon, en brahmine. Le spectacle se termina par cette scène. Les forçats se séparèrent gais, contents, en louant les acteurs et remerciant le sous-officier. On n'entendait pas la moindre querelle. Ils étaient tous satisfaits, je dirais même heureux, et s'endormirent l'âme tranquille, d'un sommeil qui ne ressemble en rien à leur sommeil habituel. Ceci n'est pas un fantôme de mon imagination, mais bien la vérité, la pure vérité. On avait permis à ces pauvres gens de vivre quelques instants comme ils l'entendaient, de s'amuser humainement, d'échapper pour une heure à leur condition de forçats—et l'homme change moralement, ne fût-ce que pour quelques minutes…

La nuit est déjà tout à fait sombre. J'ai un frisson et je me réveille par hasard: le vieux-croyant est toujours sur son poêle à prier, il priera jusqu'à l'aube. Aléi dort paisiblement à côté de moi. Je me souviens qu'en se couchant il riait encore et parlait du théâtre avec ses frères. Involontairement je regarde sa figure paisible. Peu à peu je me souviens de tout, de ce dernier jour, des fêtes de Noël, de ce mois tout entier… Je lève la tête avec effroi et je regarde mes camarades, qui dorment à la lueur tremblotante d'une chandelle donnée par l'administration. Je regarde leurs visages malheureux, leurs pauvres lits, cette nudité et cette misère—je les regarde—et je veux me convaincre que ce n'est pas un affreux cauchemar, mais bien la réalité. Oui, c'est la réalité: j'entends un gémissement. Quelqu'un replie lourdement son bras et fait sonner ses chaînes. Un autre s'agite dans un songe et parle, tandis que le vieux grand-père prie pour les «chrétiens orthodoxes»: j'entends sa prière régulière, douce, un peu traînante: «Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous!…»

—Je ne suis pas ici pour toujours, mais pour quelques années! me dis-je, et j'appuie de nouveau ma tête sur mon oreiller.

DEUXIÈME PARTIE

I—L'HÔPITAL.

Peu de temps après les fêtes de Noël je tombai malade et je dus me rendre à notre hôpital militaire, qui se trouvait à l'écart, à une demi-verste environ de la forteresse. C'était un bâtiment à un seul étage, très-allongé et peint en jaune. Chaque été, on dépensait une grande quantité d'ocre à le rebadigeonner. Dans l'immense cour de l'hôpital se trouvaient diverses dépendances, les demeures des médecins-chefs et d'autres constructions nécessaires, tandis que le bâtiment principal ne contenait que les salles destinées aux malades: elles étaient en assez grand nombre; mais comme il n'y en avait que deux réservées aux détenus, ces dernières étaient presque toujours pleines, surtout l'été: il n'était pas rare qu'on fût obligé de rapprocher les lits. Ces salles étaient occupées par des «malheureux» de toute espèce: d'abord, par les nôtres, les détenus de la maison de force, par des prévenus militaires, incarcérés dans les corps de garde, et qui avaient été condamnés; il s'en trouvait d'autres encore sous jugement, ou de passage; on envoyait aussi dans nos salles les malades de la compagnie de discipline—triste institution où l'on rassemblait les soldats de mauvaise conduite pour les corriger; au bout d'un an ou deux, ils en revenaient les plus fieffés chenapans que la terre puisse porter.—Les forçats qui se sentaient malades avertissaient leur sous-officier dès le matin. Celui-ci les inscrivait sur un carnet qu'il leur remettait, et les envoyait à l'hôpital, accompagnés d'un soldat d'escorte: à leur arrivée, ils étaient examinés par un médecin qui autorisait les forçats à rester à l'hôpital, s'ils étaient vraiment malades. On m'inscrivit donc dans le livre, et vers une heure, quand tous mes compagnons furent partis pour la corvée de l'après-dînée, je me rendis à l'hôpital. Chaque détenu prenait avec lui autant d'argent et de pain qu'il pouvait (car il ne fallait pas espérer être nourri ce jour-là), une toute petite pipe, un sachet contenant du tabac, un briquet et de l'amadou. Ces objets se cachaient dans les bottes. Je pénétrai dans l'enceinte de l'hôpital, non sans éprouver un sentiment de curiosité pour cet aspect nouveau, inconnu, de la vie du bagne.

La journée était chaude, couverte, triste;—c'était une de ces journées où des maisons comme un hôpital prennent un air particulièrement banal, ennuyeux et rébarbatif. Mon soldat d'escorte et moi, nous entrâmes dans la salle de réception, où se trouvaient deux baignoires de cuivre; nous y trouvâmes deux condamnés qui attendaient la visite, avec leurs gardiens. Un feldscherr[25] entra, nous regarda d'un air nonchalant et protecteur, et s'en fut plus nonchalamment encore annoncer notre arrivée au médecin de service; il arriva bientôt, nous examina, tout en nous traitant avec affabilité, et nous délivra des feuilles où se trouvaient inscrits nos noms. Le médecin ordinaire des salles réservées aux condamnés devait faire le diagnostic de notre maladie, indiquer les médicaments à prendre, le régime alimentaire à suivre, etc. J'avais déjà entendu dire que les détenus n'avaient pas assez de louanges pour leurs docteurs. «Ce sont de vrais pères!» me dirent-ils en parlant d'eux, quand j'entrai à l'hôpital. Nous nous déshabillâmes pour revêtir un autre costume. On nous enleva les habits et le linge que nous avions en arrivant, et l'on nous donna du linge de l'hôpital, auquel on ajouta de longs bas, des pantoufles, des bonnets de coton et une robe de chambre d'un drap brun très-épais, qui était doublée non pas de toile, mais bien plutôt d'emplâtres: cette robe de chambre était horriblement sale, mais je compris bientôt toute son utilité. On nous conduisit ensuite dans les salles des forçats qui se trouvaient au bout d'un long corridor, très-élevé et fort propre. La propreté extérieure était très-satisfaisante; tout ce qui était visible reluisait: du moins cela me sembla ainsi après la saleté de notre maison de force. Les deux prévenus entrèrent dans la salle qui se trouvait à gauche du corridor, tandis que j'allai à droite. Devant la porte fermée au cadenas se promenait une sentinelle, le fusil sur l'épaule; non loin d'elle, veillait son remplaçant. Le sergent (de la garde de l'hôpital) ordonna de me laisser passer. Soudain je me trouvai au milieu d'une chambre longue et étroite; le long des murailles étaient rangés des lits au nombre de vingt-deux. Trois ou quatre d'entre eux étaient encore inoccupés. Ces lits de bois étaient peints en vert, et devaient comme tous les lits d'hôpital, bien connus dans toute la Russie, être habités par des punaises. Je m'établis dans un coin, du côté des fenêtres.

Il n'y avait que peu de détenus dangereusement malades, et alités; pour la plupart convalescents ou légèrement indisposés, mes nouveaux camarades étaient étendus sur leurs couchettes ou se promenaient en long et en large; entre les deux rangées de lits, l'espace était suffisant pour leurs allées et venues. L'air de la salle était étouffant, avec l'odeur particulière aux hôpitaux: il était infecté par différentes émanations, toutes plus désagréables les unes que les autres, et par l'odeur des médicaments, bien que le poêle fût chauffé presque tout le jour. Mon lit était couvert d'une housse rayée, que j'enlevai: il se composait d'une couverture de drap, doublée de toile, et de draps grossiers, d'une propreté plus que douteuse. À côté du lit, se trouvait une petite table avec une cruche et une tasse d'étain, sur laquelle était placée une serviette minuscule qui m'était confiée. La table avait encore un rayon, où ceux des malades qui buvaient du thé mettaient leur théière, le broc de bois pour le kwass, etc.; mais ces richards étaient fort peu nombreux. Les pipes et les blagues à tabac—car chaque détenu fumait, même les poitrinaires—se cachaient sous le matelas. Le docteur et les autres chefs ne faisaient presque jamais de perquisitions; quand ils surprenaient un malade la pipe à la bouche, ils faisaient semblant de n'avoir rien vu. Les détenus étaient d'ailleurs très-prudents, et fumaient presque toujours derrière le poêle. Ils ne se permettaient de fumer dans leurs lits que la nuit, parce que personne ne faisait de rondes, à part l'officier commandant le corps de garde de l'hôpital.

Jusqu'alors je n'avais jamais été dans aucun hospice en qualité de malade; aussi tout ce qui m'entourait me parut-il fort nouveau. Je remarquai que mon entrée avait intrigué quelques détenus: on avait entendu parler de moi, et tout ce monde me regardait sans façons, avec cette légère nuance de supériorité que les habitués d'une salle d'audience, d'une chancellerie, ont pour un nouveau venu ou un quémandeur. À ma droite était étendu un prévenu, ex-secrétaire, et fils illégitime d'un capitaine en retraite, accusé d'avoir fabriqué de la fausse monnaie: il se trouvait à l'hôpital depuis près d'une année; il n'était nullement malade, mais il assurait aux docteurs qu'il avait un anévrysme. Il les persuada si bien qu'il ne subit ni les travaux forcés, ni la punition corporelle à laquelle il avait été condamné; on l'envoya une année plus tard à T—k, où il fut attaché à un hospice. C'était un vigoureux gaillard de vingt-huit ans, trapu, fripon avoué, plus ou moins jurisconsulte. Il était intelligent et de manières fort aisées, mais très-présomptueux et d'un amour-propre maladif. Convaincu qu'il n'y avait pas au monde d'homme plus honnête et plus juste que lui, il ne se reconnaissait nullement coupable; il garda cette assurance toute sa vie. Ce personnage m'adressa la parole le premier et m'interrogea avec curiosité; il me mit au courant des moeurs de l'hôpital; bien entendu, avant tout, il m'avait déclaré qu'il était le fils d'un capitaine. Il désirait fort que je le crusse gentilhomme, ou au moins «de la noblesse». Bientôt après, un malade de la compagnie de discipline vint m'assurer qu'il connaissait beaucoup de nobles, d'anciens exilés; pour mieux me convaincre, il me les nomma par leur prénom et leur nom patronymique. Rien qu'à voir la figure de ce soldat grisonnant, on devinait qu'il mentait abominablement. Il s'appelait Tchékounof. Il venait me faire sa cour, parce qu'il soupçonnait que j'avais de l'argent; quand il aperçut un paquet de thé et de sucre, il m'offrit aussitôt ses services pour faire bouillir l'eau et me procurer une théière. M—kski m'avait promis, de m'envoyer la mienne le lendemain, par un des détenus, qui travaillaient dans l'hôpital, mais Tchékounov s'arrangea pour que j'eusse tout ce qu'il me fallait. Il se procura une marmite de fonte, où il fit bouillir l'eau pour le thé; en un mot, il montra un zèle si extraordinaire, que cela lui attira aussitôt quelques moqueries acérées de la part d'un des malades, un poitrinaire dont le lit se trouvait vis-à-vis du mien. Il se nommait Oustiantsef. C'était précisément le soldat condamné aux verges, qui, par peur du fouet, avait avalé une bouteille d'eau-de-vie dans laquelle il avait fait infuser du tabac, et gagné ainsi le germe de la phtisie: j'ai parlé de lui plus haut. Il était resté silencieux jusqu'alors, étendu sur son lit et respirant avec difficulté tout en me dévisageant, d'un air très-sérieux. Il suivait des yeux Tchékounof, dont la servilité l'irritait. Sa gravité extraordinaire rendait comique son indignation. Enfin il n'y tint plus:

—Eh! regardez-moi ce valet qui a trouvé son maître! dit-il avec des intervalles, d'une voix étranglée par sa faiblesse, car c'était peu de temps avant sa fin.

Tchékounof, mécontent, se tourna:

—Qui est ce valet? demanda-t-il en regardant Oustiantsef avec mépris.

—Toi! tu es un valet, lui répondit celui-ci, avec autant d'assurance que s'il avait eu le droit de gourmander Tchékounof et que c'eût été un devoir impérieux pour lui.

—Moi, un valet?

—Oui, un vrai valet! Entendez-vous, braves gens, il ne veut pas me croire. Il s'étonne le gaillard!

—Qu'est-ce que cela peut bien te faire? Tu vois bien qu'ils ne savent[26] pas se servir de leurs mains. Ils ne sont pas habitués à être sans serviteur. Pourquoi ne le servirais-je pas? farceur au museau velu.

—Qui a le museau velu?

—Toi!

—Moi, j'ai le museau velu?

—Oui, un vrai museau velu et poilu!

—Tu es joli, toi! va… Si j'ai le museau velu, tu as la figure comme un oeuf de corbeau, toi!

—Museau poilu! Le bon Dieu t'a réglé ton compte, tu ferais bien mieux de rester tranquille à crever!

—Pourquoi? J'aimerais mieux me prosterner devant une botte que devant une sandale. Mon père ne s'est jamais prosterné et ne m'a jamais commandé de le faire. Je… je…

Il voulait continuer, mais une quinte de toux le secoua pendant quelques minutes; il crachait le sang. Une sueur froide, causée par son épuisement, perla sur son front déprimé. Si la toux ne l'avait pas empêché de parler, il eût continué à déblatérer, on le voyait à son regard, mais dans son impuissance, il ne put qu'agiter la main… si bien que Tchékounof ne pensa plus à lui.

Je sentais bien que la haine de ce poitrinaire s'adressait plutôt à moi qu'à Tchékounof. Personne n'aurait eu l'idée de se fâcher contre celui-ci ou de le mépriser à cause des services qu'il me rendait et des quelques sous qu'il essayait de me soutirer. Chaque malade comprenait très-bien qu'il ne faisait tout cela que pour se procurer de l'argent. Le peuple n'est pas du tout susceptible à cet endroit-là et sait parfaitement ce qu'il en est. J'avais déplu à Oustiantsef, comme mon thé lui avait déplu; ce qui l'irritait, c'est que, malgré tout, j'étais un seigneur, même avec mes chaînes, que je ne pouvais me passer de domestique; et pourtant je ne désirais et ne recherchais aucun serviteur. En réalité, je tenais à faire tout moi-même, afin de ne pas paraître un douillet aux mains blanches, et de ne pas jouer au grand seigneur. J'y mettais même un certain amour-propre, pour dire la vérité. Malgré tout,—je n'y ai jamais rien compris,—j'étais toujours entouré d'officieux et de complaisants, qui s'attachaient à moi de leur propre mouvement et qui finirent par me dominer: c'était plutôt moi qui étais leur valet; si bien que pour tout le monde, bon gré, mal gré, j'étais un seigneur qui ne pouvait se passer des services des autres et qui faisait l'important. Cela m'exaspérait. Oustiantsef était poitrinaire et partant irascible; les autres malades ne me témoignèrent que de l'indifférence avec une nuance de dédain. Ils étaient tous occupés d'une circonstance qui me revient à la mémoire: j'appris, en écoutant leurs conversations, qu'on devait apporter ce soir même à l'hôpital un condamné auquel on administrait en ce moment les verges. Les détenus attendaient ce nouveau avec quelque curiosité. On disait du reste que la punition était légère: cinq cents coups.

Je regardai autour de moi. La plupart des vrais malades étaient— autant que je pus le remarquer alors—atteints du scorbut et de maux d'yeux, particuliers à cette contrée: c'était la majorité. D'autres souffraient de la fièvre, de la poitrine et d'autres misères. Dans la salle des détenus, les diverses maladies n'étaient pas séparées; toutes étaient réunies dans la même chambre. J'ai parlé des vrais malades, car certains forçats étaient venus comme ça, pour «se reposer». Les docteurs les admettaient par pure compassion, surtout s'il y avait des lits vacants. La vie dans les corps de garde et dans les prisons était si dure en comparaison de celle de l'hôpital, que beaucoup de détenus préféraient rester couchés, malgré l'air étouffant qu'on respirait et la défense expresse de sortir de la salle. Il y avait même des amateurs de ce genre d'existence: ils appartenaient presque tous à la compagnie de discipline. J'examinai avec curiosité mes nouveaux camarades; l'un d'eux m'intrigua particulièrement. Il était phtisique et agonisait; son lit était un peu plus loin que celui d'Oustiantsef et se trouvait presque en face du mien. On l'appelait Mikaïlof; je l'avais vu à la maison de force deux semaines auparavant; déjà alors il était gravement malade; depuis longtemps il aurait dû se soigner, mais il se roidissait contre son mal avec une opiniâtreté inutile; il ne s'en alla à l'hôpital que vers les fêtes de Noël, pour mourir trois semaines après d'une phtisie galopante; il semblait que cet homme eût brûlé comme une bougie. Ce qui m'étonna le plus, ce fut son visage qui avait terriblement changé—car je l'avais remarqué dès mon entrée en prison,—il m'avait pour ainsi dire sauté aux yeux. À côté de lui était couché un soldat de la compagnie de discipline, un vieil homme de mauvaise mine et d'un extérieur dégoûtant. Mais je ne veux pas énumérer tous tes malades… Je viens de me souvenir de ce vieillard, simplement parce qu'il fit alors impression sur moi et qu'il m'initia d'emblée à certaines particularités de la salle des détenus. Il avait un fort rhume de cerveau, qui le faisait éternuer à tout moment (il éternua une semaine entière) même pendant son sommeil, comme par salves, cinq ou six fois de suite, en répétant chaque fois: «—Mon Dieu! quelle punition!» Assis sur sou lit, il se bourrait avidement le nez de tabac, qu'il puisait dans un cornet de papier afin d'éternuer plus fort et plus régulièrement. Il éternuait dans un mouchoir de coton à carreaux qui lui appartenait, tout déteint à force d'être lavé. Son petit nez se plissait alors d'une façon particulière, en se rayant d'une multitude innombrable de petites rides, et laissait voir des dents ébréchées, toutes noires et usées, avec des gencives rouges, humides de salive. Quand il avait éternué, il dépliait son mouchoir, regardait la quantité de morve qu'il avait expulsée et l'essuyait aussitôt à sa robe de chambre brune, si bien que toute la morve s'attachait à cette dernière, tandis que le mouchoir était à peine humide. Cette économie pour un effet personnel, aux dépens de la robe de chambre appartenant à l'hôpital, n'éveillait aucune protestation du côté des forçats, bien que quelques-uns d'entre eux eussent été obligés de revêtir plus tard cette même robe de chambre. On aurait peine à croire combien notre menu peuple est peu dégoûté sous ce rapport. Cela m'agaça si fort que je me mis à examiner involontairement, avec curiosité et répugnance, la robe de chambre que je venais d'enfiler. Elle irritait mon odorat par une exhalaison très-forte; réchauffée au contact de mon corps, elle sentait les emplâtres et les médicaments; on eût dit qu'elle n'avait jamais quitté les épaules des malades depuis un temps immémorial. On avait peut-être lavé une fois la doublure, mais je n'en jurerais pas; en tout cas au moment où je la portais elle était saturée de tous les liquides, épithèmes et vésicatoires imaginables, etc. Les condamnés aux verges qui avaient subi leur punition venaient directement à l'hôpital, le dos encore sanglant; comme on les soignait avec des compresses ou des épithèmes, la robe de chambre qu'ils revêtaient sur la chemise humide prenait et gardait tout. Pendant tout mon temps de travaux forcés, chaque fois que je devais me rendre à l'hôpital (ce qui arrivait souvent) j'enfilais toujours avec une défiance craintive la robe de chambre que l'on me délivrait.

Dès que Tchékounof m'eut servi mon thé (par parenthèses, je dirai que l'eau de notre salle, apportée pour toute la journée, se corrompait vite sous l'influence de l'air fétide), la porte s'ouvrit, et le soldat qui venait de recevoir les verges fut introduit sous double escorte. Je voyais pour la première fois un homme qui venait d'être fouetté. Plus tard, on en amenait souvent, on les apportait même quand la punition était trop forte: chaque fois cela procurait une grande distraction aux malades. On accueillait ces malheureux avec une expression de gravité composée: la réception qu'on leur faisait dépendait presque toujours de l'importance du crime commis, et par conséquent du nombre de verges reçues. Les condamnés les plus cruellement fouettés et qui avaient une réputation de bandits consommés jouissaient de plus de respect et d'attention qu'un simple déserteur, une recrue, comme celui qu'on venait d'amener. Pourtant, ni dans l'un ni dans l'autre cas on ne manifestait de sympathie particulière; on s'abstenait aussi de remarques irritantes: on soignait le malheureux en silence, et on l'aidait à se guérir, surtout s'il était incapable de se soigner lui-même. Les feldschers eux-mêmes savaient qu'ils remettaient les patients entre des mains adroites et exercées. La médication usuelle consistait à appliquer très-souvent sur le dos du fouetté une chemise ou un drap trempé dans de l'eau froide; il fallait encore retirer adroitement des plaies les échardes laissées par les verges qui s'étaient cassées sur le dos du condamné. Cette dernière opération était particulièrement douloureuse pour les patients; le stoïcisme extraordinaire avec lequel ils supportaient leurs souffrances me confondait. J'ai vu beaucoup de condamnés fouettés, et cruellement, je vous assure; eh bien! je ne me souviens pas que l'un d'eux ait poussé un gémissement. Seulement, après une pareille épreuve, le visage se déforme et pâlit, les yeux brillent, le regard est égaré, les lèvres tremblent si fort que les patients les mordent quelquefois jusqu'au sang.—Le soldat qui venait d'entrer avait vingt-trois ans; il était solidement musclé, assez bel homme, bien fait et de haute taille, avec la peau basanée: son échine—découverte jusqu'à la ceinture —avait été sérieusement fustigée; son corps tremblait de fièvre sous le drap humide qui lui couvrait le dos; pendant une heure et demie environ, il ne fit que se promener en long et en large dans la salle. Je regardai son visage: il semblait qu'il ne pensât à rien; ses yeux avaient une étrange expression, sauvage et fuyante, ils ne s'arrêtaient qu'avec peine sur un objet. Je crus voir qu'il regardait fixement mon thé bouillant; une vapeur chaude montait de la tasse pleine: le pauvre diable grelottait et claquait des dents, aussi l'invitai-je à boire. Il se tourna de mon côté sans dire un mot, tout d'une pièce, prit la lasse de thé qu'il avala d'un trait, debout, sans la sucrer; il s'efforçait de ne pas me regarder. Quand il eut bu, il reposa la tasse en silence, sans même me faire un signe de tête, et recommença à se promener de long en large: il souffrait trop pour avoir l'idée de me parler ou de me remercier. Quant aux détenus, ils s'abstinrent de le questionner; une fois qu'ils lui eurent appliqué ses compresses, ils ne firent plus attention à lui, ils pensaient probablement qu'il valait mieux le laisser tranquille et ne pas l'ennuyer par leurs questions et par leur «compassion»; le soldat sembla parfaitement satisfait de cette décision.

La nuit tombait pendant ce temps, on alluma la lampe. Quelques malades possédaient en propre des chandeliers, mais ceux-là étaient rares. Le docteur fit sa visite du soir, après quoi le sous-officier de garde compta les malades et ferma la salle, dans laquelle on avait apporté préalablement un baquet pour la nuit… J'appris avec étonnement que ce baquet devait rester toute la nuit dans notre infirmerie; pourtant le véritable cabinet se trouvait à deux pas de la porte. Mais c'était l'usage. De jour, on ne laissait sortir les détenus qu'une minute au plus; de nuit, il n'y fallait pas penser. L'hôpital pour les forçats ne ressemblait pas à un hôpital ordinaire: le condamné malade subissait malgré tout son châtiment. Par qui cet usage avait-il été établi, je l'ignore; ce que je sais bien, c'est que cette mesure était parfaitement inutile et que jamais le formalisme pédant et absurde ne s'était manifesté d'une façon aussi évidente que dans ce cas. Cette mesure n'avait pas été imposée par les docteurs, car, je le répète, les détenus ne pouvaient pas assez se louer de leurs médecins: ils les regardaient comme de vrais pères et les respectaient; ces médecins avaient toujours un mot agréable, une bonne parole pour les réprouvés, qui les appréciaient d'autant plus qu'ils en sentaient toute la sincérité.

Oui, ces bonnes paroles étaient vraiment sincères, car personne n'aurait songé à reprendre les médecins, si ceux-ci avaient été grossiers et inhumains: ils étaient bons avec les détenus par pure humanité. Ils comprenaient parfaitement qu'un forçat malade a autant de droits à respirer un air pur que n'importe quel patient, ce dernier fût-il un grand personnage. Les convalescents des autres salles avaient le droit de se promener librement dans les corridors, de faire de l'exercice, de respirer un air moins empesté que celui de notre infirmerie, puant le renfermé, et toujours saturé d'émanations délétères.

Durant plusieurs années, un fait inexplicable m'irrita comme un problème insoluble, sans que je pusse en trouver la solution. Il faut que je m'y arrête avant de continuer ma description: je veux parler des chaînes, dont aucun forçat n'est délivré, si gravement malade qu'il puisse être. Les poitrinaires eux-mêmes ont expiré sous mes yeux, les jambes chargées de leurs fers. Tout le monde y était habitué et admettait cela comme un fait naturel, inéluctable. Je crois que personne, pas même les médecins, n'aurait eu l'idée de réclamer le déferrement des détenus gravement malades ou tout au moins des poitrinaires. Les chaînes, à vrai dire, n'étaient pas excessivement lourdes, elles ne pesaient en général que huit à douze livres, ce qui est un fardeau très-supportable pour un homme valide. On me dit pourtant qu'au bout de quelques années les jambes des forçats enchaînés se desséchaient et dépérissaient; je ne sais si c'est la vérité, mais j'incline à le croire. Un poids, si petit qu'il soit, voire même de dix livres, s'il est fixé à la jambe pour toujours, augmente la pesanteur générale du membre d'une façon anormale, et, au bout d'un certain temps, doit avoir une influence désastreuse sur le développement de celui-ci… Pour un forçat en bonne santé, cela n'est rien, mais en est-il de même pour un malade? Pour les détenus gravement atteints, pour les poitrinaires, dont les mains et les jambes se dessèchent d'elles-mêmes, le moindre fétu est insupportable. Si l'administration médicale réclamait cet allègement pour les seuls poitrinaires, ce serait un vrai, un grand bienfait, je vous assure… On me dira que les forçats sont des malfaiteurs, indignes de toute compassion; mais faut-il redoubler de sévérité pour celui sur lequel le doigt de Dieu s'est déjà appesanti? On ne saurait croire que cette aggravation ait pour but de châtier le forçat. Les poitrinaires sont affranchis des punitions corporelles par le tribunal. Il doit y avoir là une raison mystérieuse, importante, une précaution salutaire, mais laquelle? Voilà ce qui est impossible à comprendre. On ne croit pas, on ne peut pas croire, en effet, que le poitrinaire s'enfuira. À qui cette idée pourrait-elle venir, surtout si la maladie a atteint un certain degré? Il est impossible de tromper les docteurs et de leur faire prendre un détenu bien portant pour un poitrinaire; c'est là une maladie que l'on reconnaît du premier coup d'oeil. Et du reste (disons-le puisque l'occasion s'en présente), les fers peuvent-ils empêcher le forçat de s'enfuir? Pas le moins du monde. Les fers sont une diffamation, une honte, un fardeau physique et moral,—c'est du moins ce que l'on pense, —car ils ne sauraient embarrasser personne dans une évasion. Le forçat le plus maladroit, le moins intelligent, saura les scier ou briser le rivet à coups de pierre, sans trop de peine. Les fers sont donc une précaution inutile, et si on les met aux forçats comme châtiment de leur crime, ne faut-il pas épargner ce châtiment à un agonisant?

En écrivant ces lignes, une physionomie se détache vivement dans ma mémoire, la physionomie d'un mourant, d'un poitrinaire, de ce même Mikaïlof qui était couché presque en face de moi, non loin d'Oustiantsef, et qui expira, je crois, quatre jours après mon arrivée à l'hôpital. Quand j'ai parlé plus haut des poitrinaires, je n'ai fait que rendre involontairement les sensations et reproduire les idées qui m'assaillirent à l'occasion de cette mort. Je connaissais peu ce Mikaïlof. C'était un jeune homme de vingt-cinq ans au plus, de petite taille, mince et d'une très-belle figure. Il était de la «section particulière» et se faisait remarquer par une taciturnité étrange, mais douce et triste: on aurait dit qu'il «avait séché» dans la maison de force, comme s'exprimaient les forçats, qui gardèrent de lui un bon souvenir. Je me rappelle qu'il avait de très-beaux yeux—je ne sais vraiment pourquoi je m'en souviens si bien. Il mourut à trois heures de l'après-midi, par un jour clair et sec. Le soleil dardait ses rayons éclatants et obliques à travers les vitres verdâtres, congelées de notre salle: un torrent de lumière inondait ce malheureux, qui avait perdu connaissance et qui agonisa pendant quelques heures. Dès le matin ses yeux se troublèrent et ne lui permirent pas de reconnaître ceux qui s'approchaient de lui. Les forçats auraient voulu le soulager, car ils voyaient qu'il souffrait beaucoup; sa respiration était pénible, profonde, enrouée; sa poitrine se soulevait violemment, comme s'il manquait d'air. Il rejeta d'abord sa couverture et ses vêtements loin de lui, puis il commença à déchirer sa chemise, qui semblait lui être un fardeau intolérable. On la lui enleva. C'était effrayant de voir ce corps démesurément long, aux mains et aux jambes décharnées, au ventre flasque, à la poitrine soulevée, et dont les côtes se dessinaient aussi nettement que celles d'un squelette. Il ne restait sur ce squelette qu'une croix avec un sachet, et les fers, dont ses jambes desséchées auraient pu se dégager sans peine. Un quart d'heure avant sa mort, le bruit s'apaisa dans notre salle; on ne parlait plus qu'en chuchotant. Les forçats marchaient sur la pointe des pieds, discrètement. De temps à autre, ils échangeaient leurs réflexions sur des sujets étrangers et jetaient un coup d'oeil furtif sur le mourant. Celui-ci râlait toujours plus péniblement. Enfin, d'une main tremblante et mal assurée, il tâta sa croix sur sa poitrine et fit le geste de l'arracher: elle aussi lui pesait, le suffoquait. On la lui enleva. Dix minutes plus tard il mourut. On frappa alors à la porte, afin d'avertir la sentinelle. Un gardien entra, regarda le mort d'un air hébété et s'en alla quérir le feldscher. Celui-ci était un bon garçon, un peu trop occupé peut-être de son extérieur, assez agréable du reste; il arriva bientôt; il s'approcha du cadavre à grands pas, ce qui fit un bruit dans la salle muette, et lui tâta le pouls avec une mine dégagée qui semblait avoir été composée pour la circonstance; il fit un geste vague de la main et sortit. On prévint le poste, car le criminel était d'importance (il appartenait à la section particulière); aussi pour le déclarer dûment mort fallait-il quelques formalités. Pendant que nous attendions l'entrée du poste de l'hôpital, un des détenus dit à demi-voix qu'il ne serait pas mal de fermer les yeux au défunt. Un autre écouta ce conseil, s'approcha en silence de Mikaïlof et lui ferma les yeux; apercevant sur le coussin la croix qu'on avait détachée du cou, il la prit, la regarda, la remit et se signa. Le visage du mort s'ossifiait; un rayon de lumière blanche jouait à la surface et éclairait deux rangées de dents blanches et jeunes, qui brillaient entre les lèvres minces, collées aux gencives de la bouche entr'ouverte. Le sous-officier de garde arriva enfin, sous les armes et casque en tête, accompagné de deux soldats. Il s'approcha en ralentissant le pas, incertain; il examinait du coin de l'oeil les détenus silencieux, qui le regardaient d'un air sombre. À un pas du mort, il s'arrêta net, comme cloué sur place par une gêne subite. Ce corps nu et desséché, chargé de ses fers, l'impressionnait: il défit sa jugulaire, enleva son casque (ce qu'il n'avait nullement besoin de faire) et fit un grand signe de croix. C'était une figure sévère, grisonnante, une tête de soldat qui avait beaucoup servi. Je me souviens qu'à côté de lui se trouvait Tchékounof, un vieillard grisonnant lui aussi; il regardait tout le temps le sous-officier, et suivait tous les mouvements de ce dernier avec une attention étrange. Leurs regards se croisèrent, et je vis que la lèvre inférieure de Tchékounof tremblait. Il la mordit, serra les dents et dit au sous-officier, comme par hasard, avec un mouvement de tête qui lui montrait le mort:

—Il avait pourtant une mère, lui aussi…

Ces mots me pénétrèrent… Pourquoi les avait-il dits, et comment cette idée lui était-elle venue? On souleva le cadavre avec sa couchette; la paille craqua, les chaînes traînèrent à terre avec un bruit clair… On les releva et l'on emporta le corps. Brusquement tous parlèrent à haute voix. On entendit encore le sous-officier, déjà dans le corridor, qui criait à quelqu'un d'aller chercher le forgeron. Il fallait déferrer le mort…

Mais j'ai fait une digression hors de mon sujet…

II—L'HÔPITAL. (Suite).

Les docteurs visitaient les salles le matin; vers onze heures, ils apparaissaient tous ensemble, faisant cortège au médecin en chef: une heure et demie avant eux, le médecin ordinaire de notre salle venait faire sa ronde; c'était un tout jeune homme, toujours affable et gai, que les détenus aimaient beaucoup, et qui connaissait parfaitement son art; ils ne lui trouvaient qu'un seul défaut, celui d'être «trop doux». En effet, il était peu communicatif, il semblait même confus devant nous, rougissait parfois et changeait la quantité de nourriture à la première réclamation des malades; je crois qu'il aurait consenti à leur donner les médicaments qu'ils désiraient: un excellent homme, du reste! Beaucoup de médecins en Russie jouissent de l'affection et du respect du peuple, et cela à juste titre, autant que j'ai pu le remarquer. Je sais que mes paroles sembleront un paradoxe, surtout si l'on prend en considération la défiance que ce même peuple a pour la médecine et les médicaments étrangers. En effet, il préfère, alors même qu'il souffrirait d'une grave maladie, s'adresser pendant plusieurs années de suite à une sorcière, ou employer des remèdes de bonne femme (qu'il ne faut pas mépriser, du reste), plutôt que de consulter un docteur ou d'aller à l'hôpital. À vrai dire, il faut surtout attribuer cette prévention à une cause profonde et qui n'a aucun rapport avec la médecine, à savoir la défiance du peuple pour tout ce qui porte un caractère administratif, officiel: il ne faut pas oublier non plus que le peuple est effrayé et prévenu contre les hôpitaux par les récits souvent absurdes des horreurs fantastiques dont les hospices seraient le théâtre. (Ces récits ont pourtant un fond de vérité.) Mais ce qui lui répugne le plus, ce sont les habitudes allemandes des hôpitaux, c'est l'idée que des étrangers le soigneront pendant sa maladie, c'est la sévérité de la diète, enfin les récits qu'on lui fait de la dureté persévérante des feldschers et des docteurs, de la dissection et de l'autopsie des cadavres, etc. Et puis, le bas peuple se dit que ce seront des seigneurs qui le soigneront (car pour eux, les médecins sont tout de même des seigneurs). Une fois la connaissance faite avec ces derniers (il y a sans doute des exceptions, mais elles sont rares), toutes les craintes s'évanouissent: il faut attribuer ce succès à nos docteurs, principalement aux jeunes, qui savent pour la plupart gagner le respect et l'affection du peuple. Je parle du moins de ce que j'ai vu et éprouvé à plusieurs reprises, dans différents endroits, et je ne pense pas que les choses se passent autrement ailleurs. Dans certaines localités reculées les médecins prennent des pots-de-vin, abusent de leurs hôpitaux et négligent leurs malades; souvent même ils oublient complètement leur art. Cela arrive, mais je parle de la majorité, inspirée par cet esprit, par cette tendance généreuse qui est en train de régénérer l'art médical. Quant aux apostats, aux loups dans la bergerie, ils auront beau s'excuser et rejeter la faute sur le milieu qui les entoure, qui les a déformés, ils resteront inexcusables, surtout s'ils ont perdu toute humanité. Et c'est précisément l'humanité, l'affabilité, la compassion fraternelle pour le malade qui sont quelquefois les remèdes les plus actifs. Il serait temps que nous cessions de nous lamenter apathiquement sur le milieu qui nous a gangrené. Il y a du vrai, mais un rusé fripon qui sait se tirer d'affaire ne manque pas d'accuser le milieu dans lequel il se trouve pour se faire pardonner ainsi ses faiblesses, surtout quand il manie la plume ou la parole avec éloquence. Je me suis écarté de nouveau de mon sujet: je voulais me borner à dire que le petit peuple est défiant et antipathique plutôt à l'égard de la médecine administrative que des médecins eux-mêmes. Quand il les voit à l'oeuvre, il perd beaucoup de ses préjugés.

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