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Souvenirs de voyage: dans le midi de la France... dans la Ligurie, à Gênes, Rome, Naples... sur l'Adriatique, dans l'Albanie... la Dalmatie, l'Illyri

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de voyage

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Title: Souvenirs de voyage

Author: Mercier-Thoinnet

Release date: March 15, 2007 [eBook #20829]

Language: French

Credits: Produced by Zoran Stefanovic, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS DE VOYAGE ***

Produced by Zoran Stefanovic, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

SOUVENIRS DE VOYAGE

PAR

M. ET Mme MERCIER-THOINNET

Dans

Le midi de la France, sur le canal du Languedoc, dans la Ligurie, à Gênes, Rome, Naples, dans la province de Bari, sur l'Adriatique, dans l'Albanie, Raguse, la Dalmatie, l'Illyrie, à Trieste, Vénise, en Suisse.

* * * * *

     Je dirai: J'étais là, telle chose m'advint,
     Vous y croirez être vous-même

LA FONTAINE.

* * * * *

À PARIS:

Chez MM. Schwartz et Gagnot, Libraires, quai des Augustins, 9.

Chez M. Lequien, Libraire, quai des Augustins, 47.

À NANTES:

Chez M. Suireau, Libraire, rue Crébillon.

* * * * *

Août 1838.

PROLÉGOMÈNES.

Le progrès, la civilisation, la perfection, mots vivificateurs pour exprimer par des émissions différentes la même pensée, appartiennent surtout à l'époque actuelle.

Dans cette tendance à améliorer les situations, les moeurs, à parfaire les ressorts gouvernementaux s'est développé l'éclectisme, qui ne vise, comme l'abeille, qu'à prendre ce qu'il y a de meilleur et de plus parfait dans les institutions humaines, pour le bonheur du plus grand nombre. Ainsi, la félicité générale doit constituer le bien-être particulier: toutes, les formes de gouvernement monarchique, aristocratique ou républicain, dépendantes des circonstances locales ou des temps, peuvent développer le bonheur public, l'excitation aux vertus et aux talents dans tous les genres, le commerce, l'industrie, les beaux-arts, en quittant la pénible ornière de la routine et des préjugés, alors peu à peu disparaîtront les abstractions et les erreurs du jugement qui ont si souvent peuplé les cachots, les oubliettes, et ensanglanté la terre de victimes. Tout prend une allure mathématique et rationnelle; la physique, la mécanique, font des pas de géant; des chemins de fer, des machines à vapeur vont réaliser de nouveaux rapports sociaux. Dieu est adoré dans ses temples en esprit et en vérité; les idoles du paganisme tombent chaque jour; les fétiches usent leur crédit; le dalaï-lama lui-même finira par courber la tête, malgré les remparts du Tibet, la vérité brillera à ses yeux, sans nuages; l'amour de Dieu et du prochain, voilà la loi: l'analogie, les monuments, la comparaison, le témoignage des hommes sont de grands moteurs pour obtenir des perfections si désirables. C'est surtout par les voyages, qu'on a ces heureux résultats.

En s'éloignant de son petit coin de terre, on voit les peuples dans l'intimité: historien impartial, on tolère et on juge leurs défauts; initié dans les hautes conceptions de leur commerce et de leurs talents, on se prépare peu à peu à l'imitation de tout ce qu'il y a de beau, de bon, de louable; on s'enrichit pour verser ensuite ses petits-trésors dans sa patrie. Tels sont nos opulents voisins d'outremer; prenant un vol rapide, ils parcourent et étudient les nations, afin de s'approprier leurs richesses, et de se doter de leurs dépouilles: nos devanciers dans les théories progressives et constitutionnelles, ils planent et visent à la suprématie européenne.

Les voyages ne sont-ils pas, d'ailleurs, un complément de l'éducation, comme tendant à mûrir le jugement et à parfaire l'intellect: ils peuvent être faits, par un grand nombre, avec sagesse, et économie, et même comme préservatif hygiénique et salutaire contre les débiles santés: aussi, nous nous étonnerons toujours que, dans une vie fragile dont le fil est si souvent tranché, nous ne cherchions pas à jouir un peu de ses moments rapides, à admirer les merveilles de la nature, à visiter, surtout dans la saison rigoureuse, des climats tempérés, et à voir beaucoup de choses en peu de temps.

ANNEXE.

Cet ouvrage n'est point une description complette monumentale, ni une peinture stratégique et d'histoire: tant d'auteurs remarquables par leurs talents n'ont rien laissé à désirer; c'est seulement un journal de voyage, une commémoration, une narration fidèle, ou un résumé quotidien et consciencieux; n'ayant d'autre méthode que les excursions de la journée, et d'autre but que de rappeler quelques souvenirs précieux: à ceux qui ne connaissent pas les contrées méridionales de l'Europe, de les initier un moment dans la délicieuse Italie; à ceux qui ne veulent pas courir les chances et les hasards des grands chemins, de la mer et des précipices, de leur procurer les jouissances d'admirer les pays étrangers, sans sortir de leur chambre pour réaliser le méticuleux conseil de Delille:

«Je fais dans mon fauteuil le voyage du monde.»

CHAPITRE PREMIER.

De Nantes à Bordeaux.

Douce amitié, bonheur de la vie! des parents, des amis viennent nous serrer dans leurs bras, et nous offrir leurs services et leur dévouement: nous leur confions notre fils chéri, que son jeune âge nous prive d'emmener avec nous pour visiter le pays natal de la beauté, la ravissante Italie. Plusieurs fois dans notre course rapide, nous nous sommes félicités d'avoir laissé notre enfant à de si tendres soins.

Les différents climats que nous allions parcourir auraient pu, moissonner, à l'aube de ses jours, cette jeune fleur, vie de toutes nos pensées, et couvrir ainsi notre existence de deuil et de douleur. Mais des lettres devaient à des jours marqués, comme de fidèles rendez-vous, nous porter du baume et nous donner de la tranquillité dans notre voyage.

Nous voici dans le coupé de la diligence, préférant mille fois cette voie aux voitures particulières, et cela pour mieux parcourir les fleuves, les lacs ou les mers dans des voyages lointains dont on ne peut préciser à l'avance les divers accidents. Nous avions peu de bagage, afin d'emporter pour ainsi dire, comme Bias, tout avec nous.

Sur la route, nous apercevons avec plaisir la marche rapide de l'agriculture; les assolements brillent partout à la place des stériles jachères: depuis que la propriété se morcelle, les champs moins considérables sont amendés et soignés; tant il est vrai que la subdivision des terres est avantageuse aux masses et aux productions. Je sais bien que le grand propriétaire qui fait valoir, doit agir différemment. Dans ces sages mesures économiques, il vise plutôt aux prairies artificielles et naturelles, à l'engrais des bestiaux, qu'à la dispendieuse culture des céréales; mais il n'en est pas ainsi des petits fermiers. La culture du colza, si précieuse dans une grande partie de la France, se propage beaucoup dans les départements de l'Ouest: Les terres ne restent plus improductives sous nos laborieux habitants.

Voici un premier relais, c'est la petite ville de Montaigu. Ici, je ne parlerai pas de ces luttes sanglantes de principe plutôt que de personnes, de l'ancien et du nouveau régime, de la liberté ou de la féodalité; l'heure de la réconciliation est arrivée; chacun possède un arpent de terre et a de l'attachement au sol: la liberté de la presse est venue adoucir l'humeur belliqueuse de ces contrées: je crois des réactions politiques impossibles, dans ce beau pays, couvert de crêpes funèbres, de décombres, et où le sang de tant de victimes n'a que trop jailli.

Nous apercevons plus loin des militaires, changeant de quartier d'hiver; fredonnant quelques chansons bacchiques sans trébucher et sans avoir la jambe avinée. Ces migrations fréquentes sont dans un but politique pour briser les intimes relations des guerriers et des citadins: ces soldats, péniblement fatigués de la marche dans une route boueuse, par le poids de leurs armes et de leurs bagages; ces rejetons de leurs illustres devanciers, qui ont porté la gloire du nom français jusque sous la zone glaciale, s'approchent de notre célérifère pour s'informer s'ils pourraient occuper les places vacantes; leurs quelques pièces de monnaie ne suffisent pas au conducteur; ils sont obligés de continuer pédestrement la route, comme les Spartiates infatiguables, consumés de faim, et d'amour, pour la patrie. Les routes en fer donneront un jour plus de facilité au développement de la philantropie, et les militaires trouveront place sur les wagons hospitaliers.

Nous passons à Bourbon, ville créée par le moderne Alexandre, pour pacifier et animer le bocage de la Vendée, et nous arrivons à la Rochelle. Afin de mettre à profit les quelques heures de station, nous faisons le déjeûner dans la voiture.

     «Là, sans s'assujétir aux dogmes de Broussain,
     Ce que l'on mange est bon, ce que l'on boit est sain;
     Le cabat le fournit, nécessité l'ordonne,
     Et mieux que Bergerac, l'appétit l'assaisonne.»

Comme dans presque toutes les villes de guerre, La Rochelle a des galeries sur un côté des rues, pour préserver de l'inclémence de l'air et de l'éclat meurtrier des bombes. Ces passages cintrés ont de belles boutiques, légères ébauches des élégants passages de Paris. Le port est remarquable, et la ville mérite l'attention, du voyageur. Elle a été long-temps l'asile des religionnaires qui, par la force de ses murailles, y trouvaient un abri. Aujourd'hui, l'esprit du siècle est plus tolérant et plus indifférent aux controverses religieuses. Si Luther et Calvin se fussent montrés de nos jours, ils n'auraient pas fait tant de bruit; les paroles grossières qu'ils échangeaient, n'auraient pas été de mises dans notre temps d'urbanité et de bon ton. La prétendue Église Française, le Saint-Simonisme s'élèvent… à peine s'ils trouvent un peu de retentissement et quelques échos. La pompe religieuse est moins dans nos moeurs; les arguments théologiques ne sont plus accompagnés du glaive, le Mahométisme lui-même ne fait plus de prosélytes avec le cimeterre. L'hypocrisie, le fanatisme disparaissent pour faire place à l'amour de Dieu et du prochain, qui a fait surgir cette belle pensée:

«Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.»

Nous nous arrêtons à Rochefort, jolie ville bâtie sur la rive droite de la Charente, un des cinq grands ports militaires de France. Les maisons sont élégantes et simples, les rues bien pavées, larges et coupées à angles droits. L'hôpital peut rivaliser avec celui, de Plymouth. Les chantiers de construction, les bassins de carénage; la corderie, le bagne dans l'arsenal sont fort curieux à voir. Les remparts forment une jolie promenade ainsi que le Cours d'Ablois.

Les femmes portent sur le cou des vases d'eau parlé moyen d'un levier, et leurs coëffes, modestement canoniques descendent à triple étage comme le menton trinitaire des chanoines de Boileau. Dans les campagnes de la Charente, on voit beaucoup de moutons mérinos dont la laine est si précieuse; mais je ne pense pas qu'on en retire plus de profit que de ceux des bords de la Loire.

Nous voyons Saintes, remarquable par des antiquités qui intéressent l'archéologue, surtout par des arènes en ruines, à droite de Saint-Eutrope, inférieures à celles de Nîmes. Saintes est une ville fort curieuse et fort commerçante; vingt-cinq voitures publiques y passent chaque jour; tout y est en abondance: il y a du vin rouge à vingt francs la barrique.

L'arc de triomphe est sur le pont de la Charente avec des inscriptions à
Germanicus Tibère, etc.

À quelque distance de Saintes, se trouvent les restes d'un ancien temple païen.

Nous voulons explorer l'embouchure de la Gironde; nous arrivons à Blaye, si célèbre par une illustre captive. Sur la terrasse de la forteresse, on avait dressé un pavillon chinois, où la Duchesse de Berri pouvait jouir de l'aspect de la mer; là, l'oeil s'étend au loin sur Lesparre, Pouliac, Plassac, Château de Barbe, Laroch, Médoc, Château Margo, etc.

Le marché offre de l'intérêt et de la variété. Il y a un bassin où les femmes, pour laver, se mettent dans des espèces de boîtes; un beau pont au bout d'une jolie promenade nouvellement plantée, s'élève en forme d'embarcadaire pour les bateaux à vapeur.

Près Barbe, sur la rive droite, quantité de maisons sont taillées dans le roc; les sites en sont enchanteurs; ce sont des bois de chênes verts; cette côte me paraît égaler en beauté la Tourraine. On découvre des excavations de pierres à bâtir, des bancs de sable, des groupes de jolies maisons couvertes en tuiles et fort commerçantes, et l'on y voit même des canons laissés du temps des invasions des Sarrasins.

La côte de Médoc, située sur la rive gauche, se prolonge jusqu'à Bordeaux: des collines parsemées des plus charmantes habitations et qu'ombragent une foule de bosquets, offrent une perspective tout à fait pittoresque.

Partout on aperçoit des vaches bretonnes pas plus grosses que des chèvres, très-estimées et d'un bon produit.

Les malheureux ont pour ressource de se creuser des logements dans le tuf;

     «Et dans le roc qui cède et se coupe aisément,
     Chacun peut de sa main creuser son logement.»

Après le rocher de pain de sucre, vient la tête de Buch. Voici l'endroit où la Garonne et la Dordogne mêlent leurs eaux et forment la Gironde, ou plutôt la Gironde est séparée en deux par le bec d'Ambez, pour former d'un côté la Dordogne, et de l'autre la Garonne. Le site n'approche pas des beautés de la Dordogne, qui possède Sainte-Croix, d'où sort le vin de la plus haute réputation, Bergerac, Saint-Émilion.

En approchant de Bordeaux, on voit le château de M. de Peyronnet, la maison de M. Cheniau, constructeur, sur le Mont Ferrand, et la maison de M. Ferrière, près de laquelle, comme par enchantement, est un bassin qui enlève les navires.

CHAPITRE II.

De Bordeaux au Canal du Languedoc.

Sitôt débarqués à Bordeaux, des commissionnaires nous présentent des cartes de traiteurs, et nous invitent à les suivre: nous sommes ainsi harcelés par ce nouveau genre de Cosaques jusqu'à notre hôtel, rue Saint-Remi, n.° 14, chez Mme Fonteneau, où nous nous trouvâmes très bien pendant notre séjour.

Nous n'avons pu nous lasser d'admirer les allées de Tourny, les plus jolies promenades de la ville: les Quinquonces élevés sur les débris du Château Trompette, qui aboutissent d'un côté au Jardin public, et de l'autre aux bords de la Garonne; partout sont de belles maisons. Les rues Saint-Remi, Sainte-Catherine, le Chapeau-Rouge sont magnifiques. Le pont Saint-Esprit, qui conduit à la Bastide, est un des plus beaux et des plus solides de France.

Il est construit en maçonnerie de briques et de pierres de taille.

Ce pont est composé de dix-sept arches, qui reposent sur seize piliers.

Il y a une multitude de galeries semblables à des salles de cloîtres, qui sont en communication entr'elles d'une extrémité du pont à l'autre. Il existe sous chaque trottoir, garni de parapets, une galerie, continue en forme d'aqueduc, qu'on peut visiter.

Le Théâtre, un des plus beaux de France, réunit tous les avantages: architecture, situation, beautés extérieures; mais l'intérieur ne répond pas à tant de richesses.

Bordeaux possède des hôtels renommés, le Palais des Princes, celui de la
Préfecture, celui de la Mairie; la Bourse, la Douane, sont magnifiques.

Le quai des Chartrons, qui termine le port, la Place Royale, la Place
Dauphine, fixent aussi l'attention.

L'église Saint-Bruno, une des plus remarquables de la cité, a de belles peintures, à fresque: dans une cellule de chartreux, on parle bas, et dans une autre cellule à l'extrémité correspondante, on entend très-intelligiblement la répétition vocale.

Dans le caveau de Saint-Michel, est une collection d'hommes desséchés qui est, dit M. le Marquis de Gustine, l'herbier de quelques savants Alchimistes: cette réunion de spectres noirs est terriblement imposante.

Le corps de Montaigne repose dans l'église des Feuillants: étendu sur sa tombe, il est vêtu d'une cotte de maille; son casque est à sa droite, un livre à ses pieds: ici le doute paraît encore, malgré l'enveloppe des cendres sépulcrales.

La cathédrale remonte au neuvième siècle: une tour séparée de cet édifice lui sert de clocher: auprès de la cathédrale est le Palais de l'Archevêché.

Le Jardin des Plantes est très-ordinaire.

Les Bordelais ont d'une grande honnêteté.

Ils nous ont paru fort amateurs de cirque olympique; il est vrai que Mlle Kenebelle, digne émule des Ducrow, etc., y faisait alors fureur par ses grâces infinies, et le génie de l'équitation, qu'elle possède par-dessus toutes choses.

Depuis l'abolition de la traite des nègres, trafic de chair humaine qui répugne à la morale, la perte de nos colonies est, pour ainsi dire consommée, et le commerce des Bordelais se réduit aux relations ruineuses de l'Inde, où il faut porter de l'or, et où les richesses de l'Europe vont s'engloutir sans retour; leurs vins exquis sont leur plus grande prospérité; il s'en exporte en tous lieux, ce qui jète beaucoup d'argent à Bordeaux.

Les contadines (paysannes) s'enveloppent la tête d'un mouchoir qui leur donne plus de fraîcheur, et empêche les rayons ardents du soleil de les incommoder.

On peut dire que, dans cette ville, on jouit de la plus grande liberté, et qu'on y vit à tous prix, comme à Paris; il y a même des omnibus, et, ainsi qu'à Marseille, la Gazette y circule de main en main.

Les restaurants offrent des repas à meilleur marché qu'aux tables d'hôtes; mais les tables d'hôtes ont l'avantage de vous présenter souvent une société instructive et mieux choisie.

Les marchés aux légumes excitent la curiosité: les dames de la halle sont placées sous des tentes en forme de parapluies chinois.

Même mode de canalisation sur la Garonne que sur la Loire. On resserre le lit du fleuve par des poteaux et amas de pierres, qui réunissent les sables et les vases dans ces parties; le courrant déblaie les obstacles du centre par sa force, sans recourir à des bateaux dragueurs.

Nous prenons alors le bateau à vapeur, pour continuer jusqu'à Marmande. Près Langon, sur la Garonne, est jeté un peut en fer de grande dimension, qui communique presque vis-à-vis Saint-Macaire. La Côte de Langon est renommée par ses vins, et possède en outre le riche Château de Castes, à M. Duhamel. Les châtaigneraies sont rares; on y supplée par le saule, pour faire le cercle des barriques.

Les vapeurs sur ces fleuves ne vous suffoquent pas avec leur fumée saturée de gaz carbonique, et ne vous exposent pas à l'asphyxie; l'élément qui fait mouvoir leur machine est alimenté par le bois.

Les boeufs, rendus difformes par une de leurs cornes, retranchée presque en entier, afin de ne pas trouver d'obstacles dans les rameaux, tirent plus expéditivement la charrue, et labourent la vigne.

Près Castres, d'environ 1,500 âmes, des moulins à eau sont installés sur deux bateaux; leur résultat est la mouture de trois sacs de farine par jour; la navigation tolère cette industrie, et l'usage ne s'en est pas encore aboli. Du milieu des eaux, on aperçoit, sur la grande route, la belle campagne de M. Chop, anglais; sur la droite, la petit ville de la Réole, très-pittoresque; son vieux Castel, bâti du temps des Sarrasins; son important couvent de Bénédictins, occupé aujourd'hui par des administrations civiles et militaires; une jolie fontaine qui suit le mouvement périodique du flux et du reflux.

On voit encore un second pont en fer, plus hardi que le premier, qui n'est soutenu par aucun poteau dans le fleuve: des grottes, protégées par des piliers, donnent à ces lieux un aspect très-intéressant. Dans plusieurs endroits, des digues seraient nécessaires; mais le morcellement des propriétés semble être un obstacle aux grandes entreprises: ne peut on pas former, suivant l'usage d'Écosse, des actions et des associations? ou faire reconnaître, par le conseil municipal du lieu, l'urgence des choses, puis recourir à la répartition cadastrale de l'impôt, pour faire concourir chacun suivant ses forces; et intéresser les masses à des oeuvres utiles à tous?

Les sites continuent d'être charmants: ce superbe Château, qu'on aperçoit sur le littoral gauche, a le nom de son possesseur, M. de Marcellus. Là, le courant est si rapide, qu'on est obligé, de remorquer les bateaux avec des chevaux. Des ponts légers en fer, continuent de se multiplier, et se présentent comme des arcs-en-ciel, jetés d'une rive à l'autre.

Marmande nous démontre que, si les concurrences sont le tombeau des fortunes particulières, elles présentent entre autres, grand nombre d'avantages précieux de voyager à peu de frais. On s'arrête: nous quittons le bateau à vapeur; à l'hôtel, partout autour de nous, nous n'entendons qu'un patois désagréable. Nous sortons brusquement de la Tête-Noire, ne pouvant nous faire comprendre, pour aller à la Providence, où nous fûmes plus heureux. Restaurés par une nourriture succulente, nous nous rendons au bureau des messageries; sept chevaux sont attelés, avec une grande célérité, à notre diligence; nous allons aussi vite que la pensée, mais non sans danger de nous briser à tous moments. Les campagnes ne connaissent pas le repos, et ne se lassent pas de donner de riches moissons; aussi, l'infatigable planteur les cultive-t-il avec soin et beaucoup d'amendement. Partout les perspectives sont des plus pittoresques; on est seulement fâché de voir presque sans cesse de très-beaux arbres mutilés pour ainsi dire jusqu'à la cime: la théorie de la sève, mal conçue, est cause de ces horribles amputations; la pratique et la physiologie des arbres démontrent que les feuilles et, les branches contribuent par leurs pores, les trachées et leurs vaisseaux absorbants, autant que les racines, au développement et à la prospérité de l'arbre; que là où l'on fait la section d'une branche, là on provoque des éruptions de sève; il en résulte qu'un arbre mutilé ne prend plus d'accroissement, et se couvre de branches dans les parties qu'on voulait préserver de développement, au lieu de la consacrer toute entière à donner à la cime une grande ascension.

Nous ne nous arrêtons pas à Agen: jusqu'à Toulouse, le terroir est une plaine magnifique ornée de figuiers, plus belle que la Beauce, ayant, au nord, une ligne de riches montagnes, au sud et à l'ouest, la Garonne continuant de serpenter au milieu de la plus féconde culture; là le trèfle prend une dimension considérable, et est graissé avec la chaux; le tableau est encore animé par de nombreux troupeaux de moutons et de porcs noirs qui paissent dans la plaine; partout on voit des nuées de pigeons.

Nous descendons à Toulouse, près le canal du Midi; mais apprenant que nous nous étions mal adressés, nous nous transportâmes immédiatement à l'Hôtel du Nord, chez Mme Clouet, qui traite fort bien les voyageurs et à bon marché.

De la Rochelle à Marmande, les femmes sont ornées du madras sur la tête; à Blaye, elles renchérissent, et portent une coëffe sous le mouchoir qui flotte comme un étendard. De Marmande à Toulouse, elles reprennent les coëffes à forme de béguin: celles qui approchent de la caducité, ont des chapeaux peu élégants. Arrivés le dimanche à Toulouse, nous avons joui du coup d'oeil le plus enchanteur et le plus magique: toute la population, même les militaires, étaient en promenade sur la place et dans la rue Lafayette; sur la place du Capitole, les maisons sont en briques variées de jolies silex: les rues, près de cet édifice, sont pavées de cailloux symétrisés et bariolés, tout cela est ravissant.

Nous avons visité le château d'Eau, dans lequel se trouve une machine simple et ingénieuse, qui donne de l'eau à toute la ville; elle a la force de cinquante chevaux, son bassin est à cent pieds de hauteur. De son sommet, on découvre, dans un beau temps, la chaîne imposante des Pyrénées. La machine consiste dans un volant, à aile de moulin à eau, mû par un courant de la Garonne, très-ordinaire, puissance d'une pompe aspirante et foulante, qui fait monter l'eau à soixante-dix pieds; dans toutes les rues, des ruisseaux intarissables entraînent les ordures. Pourquoi les départements de l'Ouest, dans le voisinage des fleuves, restent-ils en arrière, et ne se livrent-ils pas à une rapide imitation? Dans grand nombre de villes importantes, on ne connaît pas même de fontaines publiques qu'on pourrait élever à peu de frais, et le système de pavage y est bien incomplet. Sur une couche de sable d'un ou deux pieds, on installe de petits pavés qui, se terminant en forme de pyramides, disparaissent dans le sable, et créent du vide. Si on plaçait de belles pierres d'une toise carrée et de huit pouces d'épaisseur sur quelque chose de moins mobile que le sable, à la manière des trottoirs, on ferait un ouvrage durable pendant des siècles, bien plus commode et plus doux aux personnes, aux chevaux et aux voitures, comme cela se pratique dans les belles cités d'Italie.

Le moulin Basacle a encore l'eau pour moteur, et met en action 36 meules.

La fonderie royale est fort curieuse; le jardin des plantes est supérieur à celui de Bordeaux. Nous avons visité le palais du Capitole, la salle des Pas-Perdus, la salle des Grands-Hommes, où sont les bustes des plus célèbres citoyens de Toulouse, et celle de l'Académie et des jeux floraux; il nous semblait voir la ravissante Isaure, présider les disciples d'Apollon, et les animer de sa lyre divine et poétique.

Montmorency fut décapité dans la première, cour, au pied de la statue de Henri IV, par l'ordre de Richelieu, qui punit en sa personne l'erreur d'un jour, et tarit une source féconde de héros. Ce souvenir nous rappela la statue antique de Pompée, aux pieds de laquelle vint rouler aussi le cadavre ensanglanté de César.

Dans la salle basse, dite des Armoires-de-Fer, où l'on conserve les annales de Toulouse, ornées de belles vignettes, se trouve la hache Damassée avec laquelle, on a décapité Montmorency.

Presque toutes les églises nous ont paru fort belles, surtout la Cathédrale, le Stor et Saint-Sernin: comme prince de l'Église, l'archevêque a une sentinelle à sa porte; il y a, à Toulouse, deux régiments d'artillerie et un d'infanterie. Si les habitants ont dans leurs manières plus de cette pétulance qu'excite le feu du midi, ils n'ont pas moins d'obligeance, et ils ont plus de piété que les Bordelais.

Le pont qui réunit les deux rives de la Garonne, se compose de sept arches; il y a deux statues: l'une représente le Languedoc, et l'autre la ville de Toulouse.

Les promenades, surtout l'Esplanade sont fort agréables; le cours de
Dillon est situé sur la rive gauche de la Garonne.

Celle qu'on appelle les Allées, est la plus jolie; elle commence au pont de Montendon, jusqu'à l'embouchure de la Garonne, en suivant les bords du canal de l'immortel Riquet; des arbres l'ombragent de leurs rameaux et en entretiennent la fraîcheur; cette promenade se joint aux avenues qui embellissent les rives du canal de Brienne, d'où l'on jouit de l'agréable vue des Pyrénées. Enfin, quoique le prix soit moins élevé dans le coupé de la diligence, nous préférons voyager sur le canal du midi; nous devions nous rendre à Béziers, distant de quarante-cinq lieues de Toulouse, nous fûmes obligés de nous munir de provisions: il n'y a pas de restaurateur sur le bateau de poste.

CHAPITRE III.

Du Canal du Languedoc à Cette.

Nous voilà transportés sur le joli Pénif, qui peut contenir deux cents voyageurs. La cloche sonne, c'est le signal du départ; quatre chevaux remorquent avec une longue corde notre légère embarcation; elle est lancée au train de poste: quelquefois conducteur suit les chevaux en courant, pour les exciter à la vélocité et les anime de ses crépitations; souvent, les voyant presque au galop, il monte sur l'un d'eux avec beaucoup de légèreté, sans les arrêter, et fait claquer son fouet. Un pont se présente. Le canal qui, pour l'ordinaire, a sept pieds d'eau, est si bien combiné, que près de l'entrée du pont, est un passage pratiqué à dessein; le conducteur descend de cheval, puis il détache la corde, les chevaux en traînent encore un long bout; l'autre portion est saisie par le postillon, qui pénètre dans le petit passage, près de l'arche; il ramène ensuite ses cordes aux chevaux, en les provoquant de nouveau à la course; pendant ce temps, une agréable musique provenant d'un buffet d'orgue, augmente encore la magie de ces lieux, Tantôt le canal parcourt des descentes, rapides, tantôt il s'élance sur des coteaux. Soixante-deux écluses, soixante-douze ponts, cinquante-cinq aqueducs qui servent de passage à autant de rivières, de Toulouse à Béziers, aplanissent les difficultés; mais que de merveilles au passage de ces écluses! La corde de hallage se détache un des nautoniers prend un bout de corde amarré à l'embarcation; il se précipite sur le rivage, nous sommes à quinze pieds au-dessous du niveau de l'eau, de l'autre côté de l'écluse; nous entrons dans l'écluse, la porte se ferme derrière nous; celle de devant ne s'ouvre pas encore, où nous serions engloutis dans les eaux; mais des crics jouent et pratiquent dans le bas de la porte de l'écluse des ouvertures pour faire entrer l'eau graduellement; le soleil, dans le milieu du jour, dardant ses rayons sur ces monceaux d'écume, de jolies nuances roses, bleues, lilas, d'or, dès le premier moment, saisissent d'effroi et d'admiration: on craint sans raison d'être submergé; notre nacelle ne s'élevait point ainsi subitement à la hauteur de quinze pieds; alors, par le moyen de deux chèvres, les portes supérieures s'ouvrent; le voyageur, que la peur ou le désir de fouler l'herbe, avait fait quitter le bateau, au moment du passage, y remonte; les cordes se rattachent aux chevaux, qui se reposent où qui ont été rechangés; ils reprennent le train de poste. Tous les bords sont ornés de jolies plantations: le littoral droit a un espace consacré à la course des chevaux; les ouvertures à l'écluse ont le nom d'emperements. Le passage d'une écluse est de dix à quinze minutes: dans l'écluse, cette chute d'eau de quinze pieds offre l'aspect d'une cataracte. Quand l'emperement est couvert d'eau, il n'y a plus de monceaux d'écume; mais bien un fort bouillonnement comme des tournants.

On voit souvent, sur le canal, des trains de bateaux chargés de marchandises. Des laveuses animent le paysage; de charmantes habitations décorent ces riches campagnes où l'on remarque des cygnes et d'autres oiseaux aquatiques.

Le Baron de Riquet, sans aucune connaissance dans le génie, secondé par le Ministre Colbert, conçut le plan immense du canal du Midi, de quatre-vingts lieues de longueur. Commencé en 1667, et livré à la navigation en 1682, ce travail ne dura que quatorze ans; il avait été projeté du temps des Romains, sous Néron, par le prétorien Antistius. M. Riquet épuisé de fatigues, s'éteignit à cinquante ans. Les dépenses ne se sont élevées qu'à dix-sept millions du temps, qui aujourd'hui représentent trente-cinq millions: la mise hors annuelle pour les bateaux de poste, est de cent cinquante mille francs. Il joint l'Océan à la Méditerranée, par la Garonne et le Rhône, à l'étang du Thau et à Cette, par les étangs de Beaucaire. Le canal est mis à sec dans les parties où il y a des réparations à faire. De Toulouse à Cette, il y a soixante-six lieues, qu'on fait pour vingt francs par personne. La nuit, on repose fort bien sur le bateau de poste; le mugissement fréquent des eaux, que le passage des écluses fait entendre, répand dans l'âme une espèce d'effroi et quelque chose de dissonnant. En parcourant la seconde salle des voyageurs, quand le sommeil exerce son empire sur des personnes fatiguées des rudes travaux de la journée, on a l'aspect d'un camp ou bivouac. Les voyageurs, la nuit, au passage des écluses, croient entendre le tonnerre et des torrents de pluie, tandis que ce n'est que le versement d'une écluse dans l'autre. Le canal du Midi pourrait, à juste titre, figurer parmi les merveilles du monde. Malgré des essais, jusqu'à ce moment, on n'a pas réussi à remplacer les chevaux par la vapeur, à cause de l'ampleur des palettes et de la forme trop considérable de ces bateaux. Les contadins ont un dialecte qu'il est impossible de comprendre; mais plus riche que notre langue, il contient beaucoup d'augmentatifs et de diminutifs.

Près de Castelnaudary, on aperçoit le lac Saint-Ferréol, l'écluse de Fonseranne, la voûte du Malpas, l'excavation dans le roc à travers, la plaine d'Argelier, l'Aqueduc de Cesse; on voit, de ces lieux, la chaîne des Pyrénées; la Montagne Noire voisine, et celles qui vont se perdre dans le Piémont; on trouve la jolie Carcassonne; peu après cette ville, une rivière traverse le canal, à quinze pieds au-dessous: déjà les mûriers et les oliviers embellissent la campagne: nous voici à Montagne-Perrier; le canal fait deux cents pas sous la montagne, dont les diverses couches, de terre et les bancs de silex ont été excavés avec un art admirable; après, on découvre la montagne de l'Odève, puis le front, des Alpes ceint de neiges. De jolies avenues d'arbres accompagnent le canal, ainsi que des bordures de joncées, de naiadées et d'autres plantes marines; les amigdalées sont parées de fleurs. En arrivant à Béziers, on descend, par 7 écluses, 75 pieds. De Castelnaudary à Béziers, la pente du canal est au moins de trois cents pieds. Il traverse l'Orbe, qui se décharge dans la mer, à Sevignan, petit village. Dans ces parages, les arbres n'ont point été soumis au nuisible tranchant; ils ont perdu, peu de branches et sont majestueux: de beaux mûriers bordent alors le canal, puis cessent les écluses.

Avant d'arriver au torrent de Libon, on voit le Canigou, le plus haut sommet des Pyrénées, ensuite Perpignan: on aperçoit encore la Montagne Noire, suite des Cevennes; de l'autre côté, on découvre la Montagne d'Agde; Saint-Loup surmonté d'un phare de première classe; Vias, Village remarquable par les ravages du choléra; Agde, auprès. Ici le torrent de Libon donne des eaux au canal. Pour empêcher la vase d'y arriver, un grand bateau se met devant la chute d'eau, se retire plein de vase; vide, on le replace. Agde est composé de deux mots grecs, qui signifient bonne fortune; cette ville a été bâtie par les Phocéens, de pierres noires provenant d'un ancien volcan; les endroits qu'occupa le volcan sont couverts de vignes excellentes, d'oliviers: il y a même de bonnes terres à blé et des prairies; tout est cultivé sur cette montagne.

En face des côtes d'Espagne et de Barbarie, commence la navigation sur le lac salé comme sur la mer: nous quittons le bateau de poste, et nous montons un bâtiment à vapeur appartenant à l'administration du canal du Midi, pour nous rendre à Cette, traversée de quatre lieues. Plusieurs fois, dans ce court trajet, des voyageurs paient un léger tribut à la mer. Le lac est abondant en excellents poissons; le flux et le reflux ne s'y fait pas plus sentir que sur la Méditerranée, qui l'alimente; d'aimables compagnons de route rendent notre voyage agréable. Au milieu d'une conversation animée, un jeune médecin, en démontrant que la grippe, maladie à la mode, a fait peu de victimes, grâce aux précautions hypocratiques, est tout d'un coup surpris par une rafale de vent qui lui enlève son chapeau à la hauteur des nuages, et qui l'abîme ensuite dans les ondes, sans espoir de retour.

CHAPITRE IV.

De Cette, Montpellier, Nismes, Avignon, Aix, Marseille à Toulon.

Nous arrivons ensuite à Cette, joli port de mer très-commerçant, couvert de navires, et dont les environs sont embellis par de charmantes villas ou baraquettes. Sa population est de 7000 âmes. Sitôt qu'un habitant de Cette a fait sa fortune, il se fixe à Montpellier. À Cette, une bonne barrique de vin vaut cent francs, l'eau douce y manque; il fallait la faire venir de Montpellier mais, depuis quelques années, on convertit l'eau de mer en eau potable, par la distillation; puis on a creusé des puits à quelque distance. Notre table d'hôte fut mise en gaîté par un habitant de Castelnaudari, âgé de cinquante ans: il connaissait particulièrement M. Martin, capitaine de notre bateau de poste: Depuis qu'il n'était plus en nourrice, il quittait pour la première fois son hameau et son jardin: quarante lieues de chemin devenaient pour lui un voyage de long cours; il menait une vie réglée et douce; et, comme le magistère Mathieu, il était la plus forte tête du lieu: une feuille de rose pliée sur son fauteuil l'aurait contrarié. Ainsi étaient les habitants de Sibaris; il faisait ponctuellement sur sa couchette le tour du cadran, mollement préparé au sommeil, et couronné glorieusement, à l'instar du roi d'Yvetot,

……. Par Jeanneton,
     D'un joli bonnet de coton,
     Dit-on.

Il nous excitait beaucoup à rire: il était tout ébouriffé, tout haletant, tout hors de lui-même, quand il venait à nous parler de ses fatigues depuis qu'il avait quitté sa demeure. Renonçant pour toujours aux excursions et à la gloire de passer pour infatigable voyageur, il préférait mille fois, à l'exemple de Cornaro, vivre avec une once de pain et un jaune d'oeuf, pour devenir un modèle de longévité.

Au reste, dit-il, au milieu de nos éclats d'hilarité, et prenant sa montre, son seul régulateur, voici huit heures; je suis déjà en retard pour aller goûter les douceurs du sommeil; il nous souhaita le bon soir, et se retira précipitamment, ne voulant pas sacrifier un instant de repos. Nous saluons Frontignan et nous rendons hommage à Bacchus, en buvant pour un franc une excellente bouteille de vin de muscat; ce nectar encore sur les lèvres, nous arrivons enfin à Montpellier: immédiatement nous parcourons la belle promenade du Pérou, dont la vue s'étend sur la mer, le Canigou et le mont Ventoux, ayant auprès un château d'eau qui fournit tout Montpellier, dans le voisinage duquel commence le pont ou superbe aqueduc formé de deux rangs d'arcades. La porte du Pérou est magnifique, le jardin botanique rivalise un peu avec celui de Paris. La cathédrale est ordinaire. Dans le choeur, il y a un assez bon tableau qui représente Simon le magicien tombant des airs, à la prière de Saint Pierre. L'École de médecine, le Musée de peinture, la Bibliothèque augmentée du magnifique legs de M. Fabre, et la promenade esplanade sont très-importants. En général, c'est une belle ville, qui possède d'immenses fortunes; le climat y est doux et l'air très-sain; là gît plutôt le riche que le brillant, des choses de prix que du clinquant et des colifichets; c'est une ville de propriétaires.

Il y a peu de pauvres et pas de commerce.

Nous visitons ensuite Nîmes, qui possède un ancien débris de la grandeur romaine, une arène de la plus imposante magnificence; elle pouvait contenir 17,000 spectateurs. Le temple de Diane ou la Maison Carrée, qui a servi de modèle pour la construction de la bourse de Paris. Dans le Jardin Public tracé en amphithéâtre aux pieds de la Tour Magne, est un second temple de Diane, bâti depuis 2,500 ans, en pierres très-grosses du pays, sans chaux ni ciment; les oracles y rendaient leurs augures en trompant la crédulité par des souterrains et des conduits cachés, encore très-visibles. Quelle honteuse profession que de faire le métier, la jonglerie et le trafic d'abuser à son profit de l'ignorance des peuples! Présentement, les mystères d'Isis, les prestiges fantasmagoriques, sont dévoilés. À côté est une galerie où l'on égorgeait les victimes, puis un jet d'eau pour laver le sang. Le temple de Diane est soutenu par des colonnes en pierres du pays d'un seul morceau; auprès sont les Bains romains, objet d'un prix infini, aussi curieux dans leur genre que les chefs-d'oeuvre de Saint-Cloud. La mer, qui était à trois lieues de distance, est actuellement retirée à quelques milles d'Aigues-Mortes, où Saint Louis s'embarqua pour la Terre-Sainte, et à six lieues de Montpellier. Le moite élément quitte donc peu à peu un continent, et s'empare progressivement d'un autre; car aux inondations générales qui ont dû envahir le globe, et qui laissent tant de vestiges de leur existence, il est certain que les eaux dégradent et détériorent sans cesse les montagnes; que ces débris minéralogiques et végétaux, se déposant dans le bassin des mers, forment des continents, en exhaussent le fond, et obligent l'eau à se refouler sur d'autres plages, par conséquent, à faire des envahissements: aussi le fond des mers redevient, par suite, montagnes et terre habitable, montagnes que les volcans et les eaux, par des dégradations, peuvent élever à la hauteur des Andes et des Cordilières. La tour Magne, qui s'élève en forme de pyramide, servit jadis de phare aux navires; présentement, on y voit un télégraphe. C'est proche le coteau voisin du temple de Diane que jaillissent les sources d'eau qui alimentent les fontaines de la ville et le joli canal qui fait le tour du jardin. Les promenades sont charmantes, les églises n'ont rien de remarquable. Tout le monde admire la modération du jeune maire, qui, par sa conciliation et la sagesse de ses lumières, a su réunir les partis dissidents, et empêcher des flots de sang de couler.

Nous voici à Avignon; si calme, et dont l'existence a été si orageuse. La ville est belle et en général bien bâtie; son principal commerce est le produit des vers à soie, qu'on y élève avec succès. Napoléon a répandu partout les trésors de son génie, il est peu d'endroits qui ne se ressentent de ses munificences; c'est encore lui qui a fait construire le fameux pont en bois d'Avignon, mais, qui aujourd'hui a peu de solidité: les voituriers sont obligés d'user de beaucoup de précautions. Nous avons été parfaitement accueillis par les Invalides, en visitant leur établissement. Ces vieux défenseurs de la patrie, couverts de lauriers, n'ont rien conservé de la sévérité qu'impose l'habitude de la victoire; ils sont pleins de modestie, de courtoisie, et se plaisent à associer les vertus civiles aux vertus guerrières; la ville et la Cathédrale renferment beaucoup d'antiquités; la Cathédrale a le tombeau de Jean XXII; le Palais où résidèrent une longue suite de Papes ressemble à une forteresse, vaste bâtiment irrégulier flanqué de hauts donjons: nous y avons joui d'un magnifique panorama. Les rues sont sinueuses, étroites et pavées de silex aigu. Nous examinâmes avec curiosité le beau système militaire des remparts. La nouvelle salle de spectacle et l'aspect du jardin des plantes sont fort beaux. La fontaine de Vaucluse, à peu de distance de la route, immortalisée par Pétrarque, est située dans une gorge profonde, surmontée d'énormes rochers d'une couleur argileuse; ces eaux limpides mugissent et roulent avec beaucoup de vitesse dans un petit bassin dont la surface est unie, et semble un lac que nul souffle n'effleure, empruntant au ciel les plus belles couleurs, le vert pâle et l'azur.

Nous sommes à Aix; aux fontaines d'eau chaude, très-remarquables, ainsi que les bains à vapeur de Sextius, si propices intérieurement et extérieurement aux affections cutanées et rhumatismales. L'humanité consacre un de ces bassins aux misères et aux infirmités: là les disgraciés et les malades se livrent à de sanitaires immersions. Les bains de Marius, anciens vestiges romains, sont très-curieux. L'eau traverserait-elle des charbons de terre enflammés par du soufre et du bitume, traces volcaniques non encore épuisées?

La façade de la Cathédrale est fort belle. On voit dans cette église le tombeau de saint Mitre: le baptistère est formé par huit gracieuses colonnes antiques de marbre et de granit, qui ont appartenu à un temple d'Apollon bâti sur le même emplacement. La place des palais de justice a une belle fontaine ornée d'un obélisque surmonté par un aigle. La tour de l'horloge a des ressorts qui mettent en mouvement différentes figures, chaque fois que le marteau fait retentir le timbre. Les rues sont bien percées en général, ainsi que le quartier d'Orbitelle; le cours est décoré de trois fontaines, celle du milieu donne de l'eau chaude, et, à l'extrémité de la promenade, est la statue du roi René, si cher aux Provenceaux. Les contadines ont sur leurs coiffes de larges chapeaux de feutre, qui les préservent de l'action des vents. Le pain est le meilleur que nous ayons mangé, ayant été fabriqué avec de l'eau thermale. Une partie des rues macadamisées, ne sont pas cahoteuses. La route d'Aix, quoique mal entretenue, est très-pittoresque. Le voisinage de Marseille réduit beaucoup son commerce. On traverse des montagnes au milieu de cascades, de jets d'eau formés par la nature, et de belles maisons de campagne. Quelques filles d'Arles, sur la route, attendent les voitures, comme Ruth allait à la conquête du coeur de Booz; elles sont belles et ont des cotillons simples et courts pour laisser admirer la beauté de leurs pieds; un bonnet de mousseline caché à demi sous un bandeau de velours, encadre leur front, et laisse sortir de jolies boucles de cheveux; leur corsage est d'un beau velours; leur carnation, d'un blanc mat légèrement rosé: leur taille est svelte, et les contours de leur visage sont d'un gracieux infini: on dirait que la race sarrasine s'est mêlée à la race des francs dans les temps antiques. Arles, située dans une immense plaine, entre le Cran et la Carmargue, était l'ancienne capitale de Constantin: il ne reste plus de sa splendeur passée qu'un vaste colysée et les ruines de son théâtre. On traverse des bois d'oliviers et de mûriers; les montagnes continuent d'offrir en abondance des pierres calcaires.

Avant d'entrer à Marseille, on aperçoit le château du conventionnel Barras, qui domine une immense quantité de Bastides ou maisons de campagne, séjour les dimanches de récréation et de repos pour les habitants de Marseille.

On parle dans ces lieux l'idiôme provençal; si on demande la Cathédrale, à Avignon, il faut dire la métropole; à Aix, la commune, et non la mairie. Les douanes, aux portes de Marseille, nous font éprouver de minutieuses et inutiles difficultés; nous perdons au moins une demi-heure; la modeste carriole, le simple cavalier, ainsi que les valises, sont exactement visités. Déjà, nous apercevons le Lazaret de Marseille, autrefois puissante barrière contre les invasions des épidémies, mais, qu'aujourd'hui révoque en doute la science si conjecturale de la médecine, qui donne la santé, tout en consommant trop souvent des victimes. Cette ville est encaissée entre des montagnes qui communiquent à la Méditerranée par un port que défendent deux forts et qui contient environ 1,200 navires. La promenade des quais est des plus curieuses; on y voit une immense variété de nations, de costumes, de manières: ce sont des Génois, des Indiens, des Anglais, des Turcs, des Cabyles, des Grecs, des Américains, des flots de population, qui se promènent avec la plus grande décence, malgré la diversité des moeurs. Tant il est vrai que plus les hommes se communiquent et ont des moyens de relation, plus ils sont civilisés, et moins il y a besoin de gendarmes. La religion a peu de pompe à Marseille; nulle part les églises n'ont moins d'importance et d'ornements: c'est une ville toute d'argent et de plaisir; le commerce l'occupe entièrement, puis le luxe et la gastronomie. Il y a cessation complette de travail le dimanche, au point qu'un étranger pressé ne pourrait pas faire viser son passeport et repartir. La basse classe aime le luxe et l'extérieur; ils ont des appartements superbes; le beau sexe est affublé de chaînes et de montres d'or; il est vrai qu'un manouvrier peut gagner dix francs par jour. La vieille ville a des rues inégales et étroites; la nouvelle, des rues et des maisons fort belles.

Comme dans le Midi, les maisons sont couvertes en tuiles d'une grande solidité contre les tempêtes, et n'ont pas besoin de réparations; la tuile est mastiquée avec la chaux. Ce que nous avons eu peine à trouver, c'est la Cathédrale, située près de la mer, dans le plus vilain quartier, celui de Messaline; c'était un dimanche, très-peu de personnes assistaient à l'office, et l'église est bien dénuée d'ornements. L'Entrepôt est d'une grande magnificence, les rues sont larges, alignées et garnies de trottoirs; surtout celle de la Cannebière, bordée de belles maisons et de riches magasins, ainsi que celles de Montgrand, de Rome, d'Aix; le cours, la promenade autour du port, l'un des plus beaux du Royaume, et la vue du Château d'If, ancienne prison d'état, forment un ensemble aussi agréable qu'imposant; partout des fontaines ornées de jets d'eau. Dans aucun lieu l'immoralité ne se couvre de moins de voiles pour multiplier les jouissances; aussi disent-ils, la ville est très-charmante. L'air y était froid; nous avions senti à Toulouse et à Marmande une douce haleine du printemps; mais le mistral ou vent du nord durait depuis quatre jours, et multipliait les grippes; ce n'est pas dans l'atmosphère qu'est le principe épidémique de la maladie; ce qui la détermine, ce sont les inclémences et les variations de l'air; ainsi l'air glacial du printemps, sans être une cause morbide et efficiente, a provoqué ces grippes ou phlegmasies des membranes muqueuses et pulmonaires, qu'une température plus douce aurait évitées.

On voit à Marseille les vaches et les chèvres boire aux fontaines publiques. Les quais, comme à Toulouse, sont pavés de briques placées debout pour éviter la dégradation: dès notre arrivée à Marseille, nous fûmes voir M. Gouin, négociant qui, sur l'affectueuse recommandation de M. son père, un des premiers banquiers de Nantes, nous fit un accueil de dévouement; il nous procura sans peine une lettre de crédit sur les maisons de banque les plus considérables de l'Italie, entr'autres chez le millionnaire duc de Torlonia de Rome. Jusqu'à notre départ, il n'a cessé de nous prodiguer des marques de cordialité; en cas de difficulté, dans les pays étrangers que nous allions parcourir, il nous a invités avec beaucoup de bienveillance, à nous adresser à lui.

C'est à Marseille que nous avons eu à nous occuper de nouveau de la grande affaire de nos passeports. À Nantes, on avait exigé que je prisse un passeport, un autre pour ma femme; on en aurait exigé pour chacun de nos enfants et de nos domestiques, si nous eussions formé un cortège. On nous donnait ces passeports séparés dont le coût est de dix francs chaque, pour nous procurer une plus grande sécurité en Italie. À Marseille, on a été étonné de cette mesure divisionnaire et dispendieuse; divisionnaire, en ce qu'on sépare deux personnes que la loi a rendues inséparables jusqu'à la mort; dispendieuse, en ce qu'un passeport coûte au moins deux cents francs de droits dans toute l'Italie, et qu'il n'est pas nécessaire de dissiper l'argent français, ayant déjà un assez gros budget à combler; eh bien! nous nous étions donc munis de nos deux passeports consciencieusement et religieusement, lorsqu'à la Préfecture de Marseille, on n'a pas jugé nécessaire de grossir le fisc étranger: M. le Préfet a eu l'extrême bonté de retenir le passeport de Mme Mercier, et de la mettre sur le mien. Ainsi journellement se délivrent les passeports à Marseille. Quotidiennement les Anglais, nos devanciers dans le régime constitutionnel, voyagent avec leur nombreuse famille, un pompeux domestique et un seul passeport; cette jurisprudence est tellement admise en Italie, que comme Mme Mercier, par cet incident, n'était pas portée au lieu ordinaire des passeports, mais bien dans un autre endroit qui demandait plus de recherches, on ignorait d'abord avec qui je voyageais. Pourquoi une semblable construction de passeport; ils croyaient que cela provenait de ce que notre pays, refoulé dans les départements de l'Ouest, était arriéré et avait peu de relations avec l'Étranger. Quoi!

     Les Armoricains malheureux,
     Séparés du reste du monde,
     Ne connaîtront donc que l'onde,
     Ne seront connus que des Cieux!

On trouvait extraordinaire et tout-à-fait métallique, d'avoir deux passeports pour une simple conjugalité.

N'ayant point fait viser nos passeports à Paris, ce qui est fort inutile quand on va à Marseille, nous nous bornâmes, pour simplifier l'opération, à le faire viser au vieux Consul Sarde, pour aller à Gênes, afin, à Gênes, de le faire régulariser au Consul de Toscane; à Florence, au Consul Pontifical; à Rome, au Consul Napolitain, etc., et non à tous les Consuls à la fois, ce qui aurait exigé dans chaque ville, la répétition de formalités dispendieuses à tous les consulats.

La gendarmerie, dans la route, ne nous a demandé notre passeport qu'à
Bourbon-Vendée et à Marseille.

Deux moyens se présentaient d'aborder l'Italie: celui de prendre le littoral de la mer par le Luc et Antibes, contrées si riches en beautés de la nature, ou de monter un bateau à vapeur, et de voguer pour la première fois sur les côtes. Comme nous voyagions dans le but d'admirer les merveilles du pays, la navigation sur la mer ne remplissait pas nos projets: aussi, malgré la recommandation que M. De La Borde avait eu l'honnêteté de nous donner auprès de M. Bazin, son beau-frère, propriétaire des, bateaux à vapeur de Marseille pour l'Italie, nous nous déterminons à prendre la grande route de Toulon.

La voie publique n'est pas soignée, elle est même fort cahoteuse à travers de hautes montagnes couvertes d'oliviers. Autrefois, le brigand attendait le voyageur, mais la sollicitude du gouvernement a installé des corps-de-garde de gendarmerie: des mannequins mécaniques mus par un voleur expérimenté, ne viennent plus inspirer la terreur.

CHAPITRE V.

De Toulon, Nice, à Gènes.

Toulon est dominé par la montagne Faran, le fort Rouge, Sainte-Catherine, et le fort la Marquise. C'est une assez jolie ville, mais bâtie irrégulièrement; mille ruisseaux descendant des rochers et des montagnes auxquels elle est adossée, circulent de toutes parts dans les rues, et une multitude de fontaines les recueillent; son port est magnifique, et prend tous les jours les plus grands développements.

Le Bagne compte parmi les forçats des colonels, des avocats, des prêtres, des notaires, etc. Notre guide nous fit remarquer, au milieu de ces groupes de pénitents, l'adroit escroc qui avait si bien dérobé les bijoux de Mlle Mars; habile industriel et excellent ferblantier; il a su se créer au bagne de petites richesses, des économies et un avenir dans la société; ses peines allaient se terminer.

La nourriture des forçats consiste dans du pain sec, de l'eau et une mauvaise soupe de fèves.

Nous avons monté l'Hercule, de cent trente canons, vaisseau du prince de Joinville. Les caisses à eau sont en tôle, elles se rouillent, mais l'eau reste bonne bien mieux que dans les tonnes en bois, que les vers corrompent. Tout l'Arsenal est magnifique; on y voit une belle Scierie à vapeur; dans le port, est une quantité de vaisseaux, de frégates, de goëlettes. Cinq mille forçats et cinq mille ouvriers civils y sont constamment occupés.

Toulon est une place de guerre de première ligne; quoique dominée par des montagnes, la ville est protégée par des forts extérieurs. La vie y est fort chère; ce printemps n'est pas le beau Ciel de Provence; nous avions choisi cette époque pour voyager dans le Midi de la France, avec une douce température; plus tard; nous eussions redouté un soleil brûlant et les ardeurs de la canicule. Les petits pois étaient rares lors de notre séjour, ils valaient trois francs la livre, les sardines, cinq sous la livre, le vin, trente francs la barrique: tout se vend à la livre, même le poisson.

Nous nous sommes trouvés dans un moment surtout où Toulon était très-animé. Douze ou quinze cents hommes allaient réparer, en Afrique, l'échec de nos armes, et remonter notre moralité belliqueuse. Nous avons pris possession de Constantine, pour reconquérir notre ascendant sur les Africains. La conquête de l'Algérie est un fruit précieux à la civilisation: abattre le géant de la piraterie qui chargeait de fers et de tortures tout ce qui n'était pas de son domaine, a été une oeuvre de haute philantropie pour les nations européennes; mais, avec la prise de Constantine, notre mission guerrière est accomplie; dans les sublimes théories providentielles, notre rôle est d'être régénérateurs, et non des Tamerlan et de Gengiscan: il faut alléger le joug des nations et ne pas en apesantir le fardeau; l'Afrique devenue la proie du cimeterre musulman, doit aujourd'hui être éclairée du flambeau si doux de la civilisation. Matériellement, nous ne pouvons nous maintenir dans de plus grandes extensions: nous développer au-delà, serait usurpation et rapine. Il faut cesser présentement d'argumenter par le glaive; nous devons planter l'arbre de vie sur ces plages africaines, construire sur ces terres vierges d'une merveilleuse fécondité, appelées le jardin du monde, le nouvel Éden, le grand édifice de la moralisation et du progrès; nous devons briser les chaînes chez ces hordes de Cabyles qui les attachent à la glèbe, pour insensiblement développer en eux le rationalisme et le bonheur social. Nous devons réparer nos pertes de l'Inde, des Antilles, du continent américain, etc.; transformer fructueusement ces riches contrées en colonies françaises, où la surabondance de notre population ira trouver sécurité et une existence honorable, adoucissement aux concurrences sociales. Ainsi, dans la conservation de l'Algérie, nous n'avons que le but philantropique de propager le bienfait des lumières chez les Arabes, ensuite de nous offrir une ressource assurée contre notre exubérance, pour faire écoulement aux carrières humaines trop entassées.

Dépenser de l'argent pour la conservation de cette colonie est un placement à intérêt; c'est une semence qui produira plus tard. Les Anglais, pour garder leurs possessions de l'Inde, n'ont pas craint de faire d'immenses déboursés dont aujourd'hui ils recueillent les fruits.

Limitons donc à Constantine le cours de nos succès; une mission plus distinguée et non moins laborieuse nous attend: celle de convertir à la vérité, à la liberté, aux moeurs, au progrès social des peuples abrutis par le servage et l'ilotisme qu'aucun soleil intellectuel n'adoucit.

Un autre système pénitentiaire surgira de notre nouvelle colonisation. Au lieu de faire ruisseler le sang sur des échafauds, souvent aux yeux d'un peuple avide, semences vivifiantes du crime et du meurtre, surtout pour délits politiques, dont la mort a été au pays une source intarissable et irréparable de regrets amers, et d'encombrer les bagnes de Toulon et d'autres endroits de scélérats qui se consomment ordinairement dans la férocité et le brigandage: nos déserts algériens apparaîtront d'autres Botanibey, séjour de repentir et d'expiation, où des criminels se métamorphoseront en citoyens encore utiles à la patrie.

À Toulon, nous continuons de prendre le coupé de la diligence; nous avons pour la première fois un compagnon de voyage, M. le Marquis de C… C'est absolument le portrait et le symbole des idées rétrogrades dans la vétusté et les couleurs caractéristiques: quoique la route, par les montagnes pittoresques, souvent couvertes de neige, et par de délicieux vallons où croissent si facilement le mûrier, le liège, l'olivier et la vigne aurait pu nous occuper, M. de C. savait parfois agréablement nous distraire; il était fixé en Suisse, mais comme les hypothèques et les Invalides qui avaient pris inscription sur son corps, la goutte et le rhumatisme altéraient, l'hiver, son caractère, et le rendaient mari grondeur, épigrammatique; Mme la Marquise, pour avoir la paix, l'expédiait en Provence dans la saison des frimas: il nous dit qu'il venait de Montpellier; que son plaisir, dans son quartier d'hiver, avait été de lancer des satyres contre les beautés du Pérou. À son âge (on l'aurait cru octogénaire), malgré sa mise recherchée, sa tabatière à la mode et le triple marteau de sa blanche chevelure, on ne vit plus que de souvenirs et on ne papillonne pas.

Si, dans le printemps de la vie, l'amour et les illusions lui dérobaient les revers de la médaille des déités chéries, des femmes que les fashionables trouvent délicieuses, présentement, qu'il n'était plus que glace, gravelle, pituite, caducité, le jugement exerçait sans prévention dans toute sa perfection son omnipotence. Il faisait une guerre à mort aux Dames de Montpellier: un petit nombre, suivant lui, étaient exemptes de contrôles, et avaient une auréole complette d'agréments. Mais il détaillait minutieusement et avec trop de sciences les imperfections de celles qu'il voulait atteindre; rarement elles étaient pleines de grâces; il les trouvait presque toutes affublées de défauts saillants: on aurait dit qu'il les jugeait démodées et indignes de former la cour princière de Vénus et des divinités de l'Olympe. Ce controversiste suranné n'avait pas manqué un des bals, pour mieux apprécier la brillante galerie des toilettes.

Quelquefois, M. le Marquis se croyait encore au temps d'Henri IV et des chevaliers sans peur et à double lance; il jurait après le postillon, voulant impérativement faire marcher le siècle à coups de cravache; mais le postillon se mettait en état de légitime défense, ripostait à M. le Marquis que la France progressait sous un gouvernement constitutionnel; que les hommes étaient égaux suivant la loi, sans mettre obstacle aux différences d'âges, de talents et de fortune.

Après nous avoir fait passer de bons moments, M. de C…, qui n'approuvait pas la théorie gouvernementale de Gravina, ainsi conçue: La réunion des volontés particulières constitue une société politique, et l'axiôme: la voix du peuple est la voix de Dieu, vox populi, vox Dei, M. de C… donc nous quitta pour visiter son fils adoptif.

Dans un lointain, nous apercevons des groupes et des lignes noires; nous ne pouvons d'abord savoir ce que c'est, si ce sont des corneilles, une promenade lugubre ou des fantômes que le Furioso de l'Arioste fait manoeuvrer pour défendre le rivage de son Italie; nous nous approchâmes afin de débrouiller cet apparent chaos magique: c'étaient au moins soixante femmes vêtues de noir et de crêpes funèbres, occupées à nettoyer d'herbes un champ de froment d'une très-petite étendue.

Nous passons quelques heures au Luc, puis nous franchissons sur un pont une petite rivière; ensuite la montagne Esterelle, d'une lieue de hauteur, au milieu des précipices; de là nous découvrons l'île Sainte-Marguerite, fameuse par le Masque de fer. Tout le monde ignore l'histoire de cet inconnu, qui sera toujours un problème, puisqu'il est facile de démontrer que ce n'était ni le duc de Beaufort, ni le comte de Vermandois. Mais, par cette notoriété de faits patents, où des lettres de cachet sans autre forme de procès vous enlevaient tacitement à la société pour vous livrer aux tortures et aux sousterrains, pouvons-nous ne pas avouer que de telles choses n'appartiennent pas au gouvernement représentatif appelé gouvernement par excellence selon Cicéron.

L'air est présentement embaumé par le parfum d'orangers en pleine terre, la nature déploie avec profusion ses richesses et ses magnificences; c'est ici le port de Canne, où débarqua Napoléon en sortant de l'île d'Elbe. Le bel édifice que l'on remarque dans le voisinage, est une manufacture de savon: un disgracié petit bossu, célibataire, opiniâtré à ne pas porter les chaînes d'or et de soie de l'hyménée, parce qu'il ne voulait pas qu'un coeur se dévouât à lui pour son argent, habite ces lieux. L'illustre M. Willaume, fabricant de mariages, tenterait en vain de s'intéresser à son sort pour changer sa destinée.

En face de cette usine est un petit ermitage. Des orangers de la plus grande beauté se multiplient, et présentent à nos yeux la plus intéressante végétation; les myrtes, les chèvrefeuilles abondent encore ici.

Fréjus est assez fortifié, on l'aperçoit devant Antibes: c'est là que débarqua, au sortir de l'Égypte, cette grande renommée militaire qui a pendant un moment imposé le joug français aux peuples de l'Europe.

Les approches de Nice sont un charmant jardin: nous voici à la frontière; notre coeur se serre en quittant la France et nos affections; la moitié du pont du Var est passée, nous sommes en Piémont. Immédiatement, gendarmes et douaniers étrangers visitent et notre passeport et nos malles; l'inspection est sévère sur notre petite bibliothèque, qui n'offrait aucun appât à leur voracité, ni aucune sollicitude à leur gouvernement absolu.

Nous entrons à Nice par la Piazza di Vittoria, assise sur un amphithéâtre de rochers qui s'avancent un peu dans la mer; Nice est entourée de montagnes et de collines qui rendent sa situation délicieuse; l'hiver y est un printemps continuel; aussi est-ce là que, de tous pays, on vient passer la saison rigoureuse; c'est une espèce de serre chaude pour les santés délicates. Quantité d'étrangers contribuent à augmenter l'agrément de la ville. L'été, les chaleurs excessives sont tempérées par une brise de mer.

Nous allons nous promener sur cette jolie terrasse, le long de la côte, d'où l'on découvre les montagnes de la Corse: le port a seulement dix-sept pieds de profondeur; il y a peu de navires: quelques bateaux à vapeur; mais tout près, se trouve Villafranca, importante par son port, où stationnent les galères du Roi. Les églises en général sont assez belles: nous avons eu la singulière surprise de trouver une dévotion du troisième ciel dans les militaires de la garnison. En entrant dans la Cathédrale, nous avons rencontré un régiment entier de moustaches envahissant les tribunaux de la pénitence; c'était un assaut de piété; nous étions, à la vérité, dans le carême; ils pouvaient avoir à expier les fautes du carnaval, qui est brillant à Nice. Au reste, leur ferveur était si grande que, tous les soirs, ils faisaient la procession; on aurait cru voir les soldats de l'ancienne Légion Thébaine.

Les maisons de campagne sont charmantes, couvertes d'oliviers, de mûriers, d'arbres fruitiers de toutes les espèces et surtout de citronniers, de limonniers, de cédrats et d'orangers; çà et là, sont des jardins et des bosquets habités par des Français, des Anglais et des Allemands. Le Grand Duc Michel de Russie hivernait encore à Nice quand nous y étions. On voit aussi de jolies femmes se promener le long du Paglion, les unes à pied et les autres à ânes, à l'anglaise; les maisons sont fort élégantes, et toutes peintes en vert, jaune, bleu, etc.

Le Théâtre est assez beau ainsi que les Bains. La vie est chère. On y trouve de bons restaurants et de bons hôtels.

La pensée n'a point un libre cours à Nice; elle est limitée dans un cercle étroit de connaissances; l'Archevêque est chargé de la police de la librairie, et d'exercer une espèce d'inquisition sur tout ce qui tient au domaine intellectuel: l'ignorance étant une des causes d'immoralité, les moeurs sont peu réglées, et la religion n'est pas pratiquée avec sincérité; on s'en sert comme d'un auxiliaire pour arriver à l'accomplissement de ses désirs.

Le Consul de France s'est intéressé à notre position; il a eu la complaisance de se charger de toutes les démarches pour le visa de notre passeport.

Nous partons de Nice pour Gênes, par le courrier, et nous traversons Menton; la route très-variée et montueuse de la Corniche, qu'on appelle aussi la rivière de Ponen, est féconde en grandes émotions. Nous voici sur la principauté de Monaco: cette cité se compose de deux ou trois rues sur des roches à pic; mille misérables y meurent de faim: un château délabré en est l'ornement. Un bataillon de troupe, compose l'armée de cette puissance. On y voit sur quelques arpents de terre, de beaux orangers, des oliviers, des mûriers épars en petit nombre jusque sur les roches. La misère y est extrême. Le Prince est un piccolo potentat qui exprime tous les sucs métalliques de ses sujets; il a pourtant cinq millions de revenus! Ses douaniers et ses carabiniers ne jouissent du bienfait d'aucune solde: ainsi que les oiseaux de proie, ils vivent de rapine, et regardent les voyageurs comme leur butin; ils les étrillent et les rançonnent le plus qu'ils peuvent. Son premier magistrat jouit seulement du petit traitement de 600 francs. Nos compagnons de voyage étaient un sénateur de Nice et un négociant de Gênes. Le sénateur nous dit que les Italiens ayant la monomanie du poignard, les gouvernements, afin d'empêcher les assassinats, avaient fait des lois très-sévères et punissaient des galères ceux qu'on trouvait avoir des armes secrètes comme pistolets de poche, cannes à épées, etc. Ce grave aréopagiste, malgré l'austérité de moeurs qu'impose la toge, ne paraissait point insensible, ainsi que le génois, à la courtoisie, et si on eût donné pied, ils auraient volontiers cultivé le Sigisbéat en vogue à Gênes. Si les voitures publiques ont quelques désagréments qui, quand on veut se tenir, n'ont jamais aucun fâcheux résultat, elles ont l'avantage d'apprendre à connaître le pays. Dans sa voiture, que voit-on? qu'entend-on? On voyage comme si on ne voyageait pas. On revient chez soi après bien des fatigues, aussi vide et aussi dénué de connaissances qu'en quittant ses foyers. La route devient des plus montueuses et des plus effrayantes; dans beaucoup d'endroits, une voiture peut seule passer; des précipices et la mer sont à deux cents pieds; la roue de la voiture, assez fragile, n'en étant éloignée que de quelques pouces, n'a point la garantie des parapets, la route est onduleuse et suit les inégalités de la mer: ce sont des montées et des descentes continuelles; sur votre tête, des roches affreuses qui vous menacent et que les grandes pluies détachent souvent. Dans les orages et dans le bas des montagnes, s'improvisent d'horribles torrents et de petites rivières que la prudence ne permet pas toujours de passer; il faut alors attendre l'écoulement de ces eaux, qui ne tardent pas beaucoup à se retirer. Les propriétés sont aussi chères qu'en France. Pour six francs par jour, on peut nourrir deux chevaux.

L'épine-vinette et le sorbier lancent leurs grappes de corail. Les plus faibles étendues de terrains inclinés sur l'escarpement des montagnes, sont aussi bien cultivées qu'un jardin; dans tous les bouleversements de la nature, au milieu de ces rochers détachés des montagnes et retenus par des arbres élevés dans leurs intervalles, on voit des signes de la patiente et réparatrice industrie de l'homme.

Dans ces passages étroits, on rencontre de jeunes voyageurs ayant une blouse en toile grise, de gros souliers, un havre-sac renfermant un bagage où ils ont rarement recours, si on en juge par leur extérieur.

Nous changeons de chevaux, après avoir fait une lieue; le postillon s'arrête, dit au courrier qu'il venait de laisser tomber son manteau sur la route, il nous fait attendre plus d'une heure; il avait été le chercher chez lui. En France, tolère-t-on de pareils délais; les entreprises générales des postes souffriraient-elles de pareilles infractions. Un conducteur de chevaux ne serait-il pas immédiatement expulsé. Nous devons cependant le dire, à la louange des Italiens, nulle part nous n'avons trouvé de postillons et voiturins pris de vin; ils ne s'enivrent point de rosette, comme à Marmande; presque toujours un postillon français rit, se dépite, chante ou jure tout le temps qu'il est en route; si une montagne ou quelques mauvais chemins l'oblige d'aller doucement, il fait claquer son fouet par dessus sa tête, pendant un quart d'heure, sans rime ni raison; tout ce bruit, ce mouvement, viennent de cette aversion pour le repos.

Un postillon italien, au contraire, mène quatre chevaux avec toute la tranquillité possible; il ne chante, ni ne rit, ni ne s'impatiente; il fume seulement, et, quand il approche d'un défilé, il sonne de la trompette, pour empêcher les voitures d'entrer par l'autre bout, avant qu'il ait passé. Si vous lui dites d'aller un peu plus vite, il se retourne, vous regarde en face, ôte sa pipe de sa bouche, et continue à suivre exactement le même pas.

Au milieu de la nuit, je ne dormais pas, occupé, dans un passage si difficile, à veiller aux jours précieux qui m'étaient confiés, lorsque les roues, à quelques pouces des abîmes, trouvent de grosses pierres pour obstacles; nous allions verser, et descendre dans la mer, à quelques centaines de pieds. Je réveille les voyageurs, nous mettons à la hâte pied à terre, et nous laissons la voiture, avec notre Phaëton, vide de nos personnes, franchir ces périls. En attendant, quoique sur le minuit, guidé par notre sénateur et le génois, nous cherchons à visiter un Moulin à eau; les meuniers se livraient à quelques réparations; ils sont effrayés d'entendre des visiteurs nocturnes, ils croient aux farfadets et aux brigands; nous revenons à la charge, nous les lassons, ils nous ouvrent; ils aiguisaient des meules à la lueur lugubre d'une torche. Ayant eu un moment de conversation, nous remontâmes dans la voiture, qui avait déjà franchi la descente dangereuse.

À Final, nous sommes satisfaits de l'hôtel; tout y est meublé à l'antique; ce serait une bonne fortune pour les amateurs, puisque le rococo reparaît triomphant sur cette scène du monde. Nous fûmes fort bien traités, on nous fit manger d'excellents choux rouges et des fruits délicieux du Pomi Carli, fondant comme la beurrée d'Arembert. Le domestique de table ne trouvant pas notre appétit proportionné à la bonté de la cuisine, croyait, par scrupule de conscience, devoir nous exciter à faire honneur au dîner; il nous disait avec candeur: Mangez autant que vous pourrez, que vous mangiez beaucoup ou peu, les prix de table d'hôte sont ici fixés.

Nous n'avons point encore vu d'aussi belles églises qu'à Final; avant d'y arriver, nous avons eu à franchir la haute montagne de la Scatera; les voitures montent au moins douze cents pieds pour les descendre ensuite; des hommes sont postés de distance en distance, afin de prévenir les conducteurs de s'arrêter dans quelques endroits plus spacieux; car deux voitures ne peuvent passer de front; on descend par dix spirales parfaitement ménagées; mais on est bien dédommagé des périls et des craintes par la vue magnifique dont on jouit sur ces hauteurs, qui forment une barrière hardie et soudaine; ce sont de véritables limites naturelles.

L'aspect de ces montagnes est superbe, et produit dans l'esprit des sensations fort agréables, surtout lorsque la première fois Gênes et la Méditerranée s'offrent aux regards. En descendant une de ces collines couvertes de myrtes, d'oliviers, de grenadiers qui contrastent avec la stérilité du sommet des rochers, on oublie tout ce qu'on a enduré de pénible. Nous continuons la route; c'est un beau bois d'oliviers que nous traversons; plus loin, un jardin anglais composé de palmiers, d'orangers, de citronniers et de mûriers; puis nous franchissons deux montagnes, creusées en forme de voûtes; il est impossible de voir des sites plus riants; la nature était parée comme un printemps, la mer majestueuse s'élevait par fois jusqu'aux nues, venait mugir et expirer contre les rochers escarpés; des vaisseaux, des embarcations, des bateaux à vapeur sillonnant les ondes, tout cela est une variété curieuse. Nous commençons à voir des buffles imposants dans leurs allures.

Nous arrivons à Savone, où le Saint-Père Pie VI, sous l'empire, a été détenu au Palais de l'Archevêché. Les femmes, déjà comme à Gênes, ont le voile ou le schal sur la tête. Les ordres religieux continuent de se multiplier. Napoléon, dans le court trajet de sa gloire, a rempli tous ces états de travaux immenses; c'est lui qui a ordonné la route de la Corniche, si hérissée de difficultés: il s'est fâché contre l'ingénieur en chef d'avoir organisé cette route sur les points saillants des montagnes, tandis qu'elle pouvait être pratiquée au bas des rochers. On a regardé cet ingénieur comme vendu aux Génois, qui voulaient par suite conserver leurs remparts en cas d'invasion et d'hostilités.

CHAPITRE VI.

De Gênes, Livourne, Pise à Florence.

Nous arrivons à Gênes, reine de la mer de Ligurie, vers onze heures du soir, et nous avions fait quarante-cinq lieues depuis Nice. Peu versés dans la langue génoise, nous eûmes un moment de difficulté pour nous rendre à la Croix de Malte. Notre facchino, c'est le nom des portefaix en Italie, nous faisant passer par des rues très étroites, je crus qu'il ne m'avait pas compris, et qu'au lieu de nous conduire à un hôtel honnête, il nous dirigeait dans une habitation moins convenable; les rues devenant si étroites qu'on avait peine à circuler, je me tuais de lui crier en italien, qu'il se trompait, et que nous allions mal. Dans presque tous les pays chauds, les rues sont très-resserrées pour conserver de la fraîcheur; autrefois même, dans le temps des sièges, cela rendait plus faciles les moyens de défense; enfin, après avoir bien circulé dans ces ruelles, nous sommes à la Croix de Malte; c'est un véritable palais: le vestibule en mosaïque et des jets d'eau y répandent la fraîcheur; l'escalier en marbre est fort glissant; c'était pour moi une difficulté de monter et descendre, je craignais vaciller et me casser la tête; notre chambre à coucher était magnifique; nous n'avons vu nulle part plus d'élégance; l'argenterie abonde et prend mille formes gracieuses. Beaucoup d'Anglais, et où n'en trouve-t-on pas! habitaient notre hôtel. Sitôt que nous sûmes les bureaux ouverts, notre première occupation fut d'aller chercher, à poste restante, c'est l'usage en Italie, nos lettres de France. Nous en trouvâmes plusieurs de nos parents, une de M. Perrin, l'un des estimables avocats de Nantes, mon affectionné du premier âge, dont l'amitié a toujours été sans nuages, par l'excellence de son caractère, sur lequel nous pouvions compter comme sur nous-mêmes, ainsi que sur sa charmante compagne. Cet ami nous donnait des nouvelles de notre cher enfant. Les lettres étaient très-favorables; la santé de notre rejeton allait à merveille. Nous remîmes immédiatement, à M. le Colonel Giraldes, Consul-Général de Portugal, des lettres que M. le Docteur Godillon, son beau-frère, nous avait chargés de lui porter; M. le Consul, avec de pareilles recommandations, nous accueillit fort bien, ainsi que ses dames, et fit tout ce qu'il put pour rendre notre voyage agréable. À Gênes, les femmes du peuple sortent avec un voile de toile peinte ou de mousseline gracieusement jeté en arrière de la tête, qu'on appelle Mezzaro; elles peuvent se promener seules avec ce voile, sans que personne le trouve mauvais: en général, les femmes sont mal mises, elles confondent la richesse et les ornements; elles se fardent avec du blanc, et sont couvertes, même les jours ouvriers, de bijoux d'or et d'argent; le dimanche, elles y ajoutent quantité de perles fines et de coraux: les dames, plus aisées, ont un voile blanc sur un bonnet qu'on nomme zendale; les jeunes filles sont parées de leurs cheveux, et portent un petit éventail à la main; les contadines quittent le voile pour travailler, et se mettent la tête nue aux ardeurs du soleil; la haute société, autant que possible, dans toute l'Italie, suit les modes françaises: si nous ne pouvons plus exercer l'empire guerrier chez ces peuples, la preuve de leur constante admiration pour nos usages, est qu'ils cherchent toujours à les imiter.

Les jeunes personnes ne font point apparition dans le monde avant d'être mariées; on les met fort jeunes en ménage, toujours par intérêt; il en résulte que les caractères et les goûts sont souvent fort dissemblables, et, en outre, excités qu'ils sont par un climat peu tempéré, jugez de la bonté des mariages et des causes du sigisbéat. Les femmes de soixante ans ont autant de prétentions, de coquetterie, et sont aussi peu couvertes que celles du plus jeune âge.

Les épouses sont tellement circonscrites dans l'administration domestique, que le mari a le pouvoir absolu; une princesse n'avait pas seulement permission d'ordonner le thé ou le chocolat, le prince avait donné délégation à son aumônier pour ses soins culinaires: la maîtresse du palais ne pourrait commander le turbot à la sauce piquante, sans l'agrément d'un Mentor.

Les maris, qui, dans bien des pays, prennent si facilement ombrage, ici, ne sont point jaloux de la constante assiduité des chevaliers servants autour de leurs dames: ces sages maris, qui portent chez autrui les prévenances que d'autres jeunes hommes ont déjà introduites dans leurs palais, se rassurent et concluent de ce calcul qu'ils se surveillent respectivement, et conservent le bon ton et la décence.

À Gênes, on mange beaucoup de macaroni, de saucisson cru, de jambon, de parmesan et d'un mets succulent composé de macaroni, d'huile et d'ail.

Les Piémontaises ont une voix retentissante.

À Gênes, les chaises à porteur se nomment portantines. Le palais Durazzo est le palais des anciens Doges: l'église Saint-Laurent est la cathédrale; mais celle de Sansyre est plus moderne et plus belle.

Les maisons, quoique très-élevées, ont de l'eau à tous les étages: la ville, bâtie en amphithéâtre, a la forme d'un demi cercle dont une partie est occupée par la mer et le port; l'autre, par les Apennins souvent couverts de neige; le port est dominé par une très-belle terrasse qui sert de promenade, et par le palais Doria, bâti sur le bord de la mer, à l'entrée de la ville, contre des rochers noirs et escarpés: ses colonnes présentent un aspect imposant sur ce port, où Christophe Colomb lança pour la première fois sa barque aventureuse, et commença ces périlleux voyages qui ouvrirent le chemin d'un nouveau monde, vers ces îles parfumées qui semblaient voguer comme des corbeilles de fleurs sur la surface tranquille de l'Océan. Dans cette mer des Antilles, dit Malte-Brun, les eaux sont si transparentes, qu'on distingue les poissons et les coraux à soixante brasses de profondeur. Le vaisseau semble planer dans l'air; une sorte de vertige saisit le voyageur, dont l'oeil plonge à travers le fluide cristallin: au milieu des jardins sous-marins ou des coquillages, des poissons dorés brillent parmi les touffes de fucus et les bosquets d'algues marines.

Dans la cour du palais Doria, on voit une statue d'André Doria, sous la forme d'un Neptune.

Des bandes de galériens travaillent à l'entretien du port, ou tirent de lourds charriots chargés de quartiers de marbre.

Le port franc est en avant de la ville; les marchandises de toutes les nations ne sont assujéties à aucune espèce de taxe; c'est un vaste entrepôt qui excite les étrangers à venir; rien n'est plus avantageux pour la prospérité d'un pays. Le peuple de la ville s'enrichit, mais, afin que le Gouvernement n'y perde pas, les marchandises qui doivent entrer dans la ville, par terre, sont assujéties à un droit de douane. À Trieste, à Vénise, dans plusieurs autres localités d'Italie, riveraines de la mer, le port et la ville adjacents sont exempts de droits qui ne pèsent que sur les marchandises sortant ou entrant par terre. Jugez quelles richesses dans ces cités maritimes, quelle affluence d'étrangers viennent y porter leur industrie et leurs trésors.

À Gênes, il y a une telle liberté de culte, que les Turcs y ont une mosquée.

Les habitants ne balaient jamais devant leurs maisons. Des galériens enchaînés deux à deux, munis de longs balais, traînant avec lenteur un tombereau, nettoient matin et soir les quartiers de la ville.

Les fontaines n'ont aucune ressemblance avec celles du midi de la France; à Gênes, c'est une imitation d'après nature des rochers, qui font tomber l'eau goutte à goutte dans des conques à l'ombre des orangers, où bondit la gerbe d'eau vive sous des arcades de citronniers en fleurs. C'est un roulier qui fait désaltérer ses chevaux dans un petit bassin de Carrare; plus loin, des passants étanchent leur soif à des robinets pratiqués exprès.

Comme nous l'avons déjà dit, presque toutes les rues sont obscures, rapides, étroites; les voitures alors ne peuvent circuler, et les dames de distinction se font porter dans des chaises, précédées de plusieurs laquais. Les hautes et sombres murailles qui se trouvent en face des maisons, rendent les étages inférieurs extrêmement sombres et désagréables; les pièces d'honneur occupent ordinairement la place de nos greniers!

Une seule rue, en ligne irrégulière, qui prend les noms de Strada Nuovissima, Strada Balbi et Strada del l'Annunziata, se fait remarquer par la longue suite des palais Doria, Durazzi, Fiesque, Brignole, Serra, surnommé le Palais du Soleil; rien d'éclatant au monde comme cette succession monumentale de portiques, rangés sur deux lignes, divisés par un pavé de granit doré par cette douce et vaporeuse lumière que le Ciel italien aime tant à prodiguer; on passe des heures en extase devant ces portiques, ces escaliers défendus par des Lions; là se promènent de jeunes et jolies femmes nées pour ces bosquets et ces lieux enchanteurs: sur le pavé poli de ces dalles, passent légères d'autres femmes brunes, fraîches et blanches; souvent ce sont les Grâces, une procession et un cortège admirable de Vénus.

La Salle de Spectacle est aussi fort belle; l'étiquette, comme dans tous les théâtres d'Italie, est d'y rendre visite aux personnes qu'on connaît. La ville étant commerçante, le peuple est laborieux, mais le luxe est sa passion; les femmes excellent à faire des broderies qu'elles confectionnent avec autant de facilité, que nos dames champêtres à tourner le fuseau. La rue occupée par les orfèvres est très-curieuse; nulle part la bijouterie ne travaille aussi bien l'argent, qu'elle sait transformer de mille et mille manières: c'est une profusion d'ouvrages d'or, d'argent, de filigranes, d'agraphes, de bagues, de boucles d'oreilles, de chaînes, de peignes et de coraux.

L'église de l'Annonciation a dix-neuf autels en marbre ainsi que la chaire ornée de pierres précieuses, de dorures, etc.; elle appartient aux Franciscains; on y voit plusieurs beaux tableaux: un entr'autres, au-dessus de la porte principale, représente un homme rompu sur une roue, avec tant d'expression, qu'on croirait qu'il a été formé d'après nature; il y a encore un joli jeu d'orgues et des stalles fort remarquables. L'usage est de quêter avec de petits sacs attachés au bout de longs roseaux que plusieurs hommes font mouvoir à la fois avec cadence; ils sont si agiles dans cette manoeuvre que, n'étant point accoutumés à ce genre d'exercice, et surpris d'entendre soudainement derrière nous ce bruit argentin, nous détournant subitement pour reconnaître ce nouvel enchantement; nous le fîmes avec tant de vitesse, que nous manquâmes de nous disloquer le cou et de devenir torticols. C'est dans cette chiesa que nous entendîmes pour la première fois prêcher en italien; peu accoutumés à l'euphonie de cette langue, où le geste est abondant, prononcé, et marche avec autant de célérité que la parole, nous crûmes que l'apôtre, dans un mouvement oratoire, allait s'élancer de la chaire, pour écraser dans sa chute, comme une bombe éclatante, ses débiles auditeurs, et les réduire en cendre. Il y a beaucoup d'écorce de dévotion avec une alliance d'immoralité: l'église est souvent une réunion où l'on fait le sentiment, et où les brillantes toilettes de Gênes viennent se repaître de douces illusions, organiser d'intéressantes coquetteries qui finissent par n'être plus innocentes: tout cela est peu édifiant sous les voiles du sanctuaire. Des fashionables portent le livre de prières, offrent des fleurs à leurs maîtresses, et les accompagnent le matin à la chiesa de l'Annunziata. Le soir, à la promenade de Strada Nuova, ils présentent des bouquets où se mêlent le feuillage de geranium avec les fleurs de myrte, et les placent soigneusement dans le mouchoir brodé.

Nous avons vu dans l'église de l'Annonciade le tombeau du duc de
Bouflers, mort à Gênes, en commandant les troupes françaises.

Le palais Durazzo a un escalier magnifique, les murs sont enrichis de fresques, les planchers de marbres et les plafonds dorés. La galerie renferme une collection curieuse de statues, de sculptures et de portraits de famille par Tintoret. Le palais Spinola, remarquable par sa belle façade, possède une Vénus du Titien; vient ensuite le palais Brignoles, si intéressant par le portrait de la belle princesse Brignoles, improvisé, à son insu, par le peintre Vandych qui, l'ayant vue à l'église, et brûlant de flammes pour sa ravissante beauté, put, de retour chez lui, parfaitement former sa ressemblance. Le prince Brignoles prie un jour Vandych de faire le portrait de son épouse; le peintre ne demanda que quelques heures de séance; seul avec la princesse, il ne s'occupa d'autre chose que de lui déclarer son amour. Il se retira passionné, et envoya immédiatement le beau portrait parfaitement ressemblant; tout le monde en fut dans l'admiration et la surprise; mais la princesse ayant été indiscrète, compta à son mari les sentiments de l'artiste; le prince en prit une telle colère, qu'il appela Vandych à un combat singulier; l'affaire se termina sans tirer la lance, mais ce fidèle adorateur, consumé d'amour, périt peu de temps après, ne pouvant apaiser les feux qui le dévoraient.

Dans une des salles du palais Balbi, il y a un plafond décoré de fresques qui représentent la naissance de l'Homme, le Destin, le Temps, les Parques. On est occupé à terminer le palais de Christophe Colomb qui, avec celui de l'Université et de tant d'autres monuments, doivent être regardés comme admirables.

Les palais Doria et Ursi semblent avoir épuisé Carrare, et se reposent le front couronné de jardins. Le palais Serra, tout en marbre, est décoré de caryatides à l'extérieur: on vous reçoit aussi dans ces fabuleux salons de lapislasuli et d'or, à colonnades corinthiennes ornées de sphinx, noirs, dont les hautes croisées s'ouvrent sur des pavillons de marbre: partout, dans ces nombreux palais, aujourd'hui séjour de solitude et de silence, sont des galeries de tableaux des plus grands maîtres. Le dimanche, dans cette cité, toute la gaîté et les parures des habitants étaient déployées; le devant des maisons était plein de gens qui prenaient l'air en causant; les boutiques étaient fermées; à chaque vicolo ou petite rue, on voit un oratoire; des madones avec des couronnes d'étain toutes neuves, les saints portant des guirlandes de lauriers, des lanternes de papier suspendues de tous côtés; des chandelles brûlent devant ces autels en plein vent, et annoncent les fêtes pieuses qui doivent avoir lieu le soir; partout on voit faire des offrandes, marcher des processions; des moines et des religieuses prient ou mendient; mais ils n'ont point la physionomie composée ni austère; ils sont gais, ils rient, ils prient, ils chantent.

À notre hôtel, on nous a demandé si nous voulions du café au blanc ou au noir; le luxe y brille, et les sonnettes sont répandues dans les lieux les plus modestes.

Dans des tratoreries, ayant été séduits par de fort mauvais ragoûts italiens, nous ne voulions plus nous rassasier que de poulets rôtis, d'oeufs et de salades.

L'histoire de ce peuple puissant de l'Italie, de son éclat et de sa décadence est trop connue pour en faire mention. Les Italiens sont sous le gouvernement de princes absolus: l'autorité y est en général assez paternelle, et la liberté n'est pas trop limitée, sauf la défense expresse de s'immiscer dans les ressorts du pouvoir, qui ne pardonne rien là-dessus. En général, les voyageurs qui ne visitent les peuples que pour s'instruire, n'ont d'autres désagréments que ceux des douanes et des passeports.

Dans des climats voisins des montagnes couvertes de neiges, et l'usage excitant les femmes à aller tête nue, il y a beaucoup de cécité, ce qui serait une bonne fortune pour les occulistes qui voudraient se fixer à Gênes.

Les services publics ne se font point avec la même prestesse qu'en France; le courrier n'a pas tant de célérité; après lui, il n'y a point d'autres entreprises que les voiturins. Cette manière de voyager est assez agréable pour connaître le pays; le vetturino fait douze lieues par jour, vous couche et vous nourrit pour l'ordinaire assez bien, avec l'éternel macaroni; vous trouvez encore des voyageurs souvent agréables qui vous font oublier les fatigues de la route. Le vetturino vous prend à votre demeure, et vous conduit à votre destination jusqu'à votre hôtel. En général, il fait plus cher à voyager en Italie qu'en France.

À Gênes, les maisons sont couvertes en ardoises; les habitants sont fort civils et fort obligeants, quoique vindicatifs.

Les hauteurs qui dominent la ville sont couronnées, à leurs extrémités, de villas suspendues comme dans les airs; la Méditerranée étend au loin ses vagues bleues, et la chaleur de l'automne est tempérée par des brises alpines.

La villa Pallavicini a la Grotte Pestiaire en coquillages admirablement disposés; l'eau y tombe sous mille formes gracieuses. La villa Spinola, au comte Negro, charme à la fois l'imagination et le coeur: des gazons, quantité de ruisseaux, venant des montagnes, serpentent mollement dans les jardins anglais; des fleurs brillent avec toutes les nuances de la verdure: ce jardin se compose, en grande partie, de pins, de cyprès, de mélèze, de chênes verts: à ces arbres divers se joignent ceux du printemps, des lilas, des tilleuls, des platanes; le concert des oiseaux, le silence des bois, le murmure des fontaines, tout cela vous pénètre par tous les sens. Nous avons aussi remarqué de très beaux caféiers dans les serres chaudes. Les facchini se sont appropriés le partage de la ville; les domestiques d'un albergo n'oseraient toucher du bout du doigt à un seul article de votre bagage, pour le transporter de la voiture dans la maison, sans s'exposer à de terribles représailles de la part de ces portantini. La plupart des villas décorant les points culminants des roches, sont inaccessibles aux voitures et aux chevaux; on est obligé de se faire porter par les facchini très-adroits dans cette gymnastique, ayant les pieds aussi sûrs que les mules de Peblo.

Nous trouvions à nous rendre à Livourne, avec un voiturin, par Parme et Plaisance, villes qui n'ont rien de très-remarquable; mais nous étions bien aises, quoique cela fût plus dispendieux, d'essayer un voyage sur la Méditerranée, en bateau à vapeur.

À l'hôtel, on nous annonce qu'Il Real Ferdinando di Napoli allait partir dans quelques heures; nous nous empressons de traiter de notre voyage et de nos bagages; et, ayant fait nos adieux aux personnes qui nous avaient si bien accueillis, nous nous rendons peu de temps après à bord.

À peine sommes-nous embarqués, que nous apprenons que le Pharamond de Marseille doit partir à-peu-près à la même heure que nous: nous avions regret de ne pas faire ce voyage avec des compatriotes; nous fûmes heureux de nous lier avec un Suisse, négociant de Naples, extrêmement aimable, qui nous fit passer agréablement le temps: au reste, nous avons eu à nous féliciter des bons procédés de l'équipage.

La vapeur est échauffée, la fumée sort en abondance des cheminées en tôle, et s'élance dans les airs comme des nuages: le signal du départ est donné; la clochette fait un bruit que les ondes répètent, ainsi que les échos: nous levons l'ancre, et nous quittons peut-être pour toujours la superbe Gênes, emportant le souvenir de ses merveilles et de ses splendeurs: bientôt elle n'est plus pour nous qu'un point imperceptible sur l'horizon.

Sans être méchante, la mer devient houleuse; nous croyons que, pour éviter d'être incommodés, il vaut mieux rester sur le pont; M. Roessinger nous donne à manger des bonbons en sucre; nous nous repentons bientôt d'avoir cédé à ses politesses. Les exhalaisons alcalines et bitumineuses de la mer nous pénètrent, irritent notre estomac, et le prédisposent à des purgations déjà excitées par les vibrations répétées du navire. Au reste, nous ne sommes pas les seuls indisposés, et presque tous les voyageurs sont plus incommodés que nous: c'est un spectacle fort amusant (parce qu'on ne redoute pas la gravité du mal) de voir des cuvettes se distribuer partout; les mousses occupés à nettoyer le pont, les figures se décomposer, devenir hypocratiques, les borborigmes, les éructations se faire entendre semblables aux coups de tonnerre qui se multiplient; des voyageurs, tantôt comme de stupides statues enveloppés de manteaux et sans faire de mouvements dans la traversée, tantôt voulant circuler sur le pont, vaciller et tomber; les uns jurant, tant ils souffrent, les autres se roulant et se crispant; c'est comme si on avait pris de forts purgatifs. Les acclimatés à la mer rient et s'amusent de ces scènes burlesques. Suivant un habile naturaliste, l'union de l'air et du feu a produit l'acide primitif; l'acide primitif, en s'unissant à la matière calcaire, a formé l'acide marin qui se présente sous la forme de sel gemme, dans le sein des terres, et sous celle de sel marin dans l'eau de toutes les mers: cet acide marin n'a pu se former qu'après la naissance des coquillages, puisque la matière calcaire n'existait pas auparavant.

Parfois, la mer est phosphorescente; on voit sortir de l'eau, par les palettes, une lumière scintillante. La nuit arrive, les étoiles qui ornent la voûte des Cieux avec tant de majesté se reproduisent sur les ondes comme dans un miroir; mais l'agitation de la mer donne à ces globes lumineux une apparence de vitalité. Novices dans la marine, nous pensions toujours que l'air et la fraîcheur de la nuit nous empêcheraient d'être malades. Erreur, la transpiration suprimée agissant avec plus de force sur l'estomac et les intestins, augmentait le malaise qu'une douce transpiration aurait diminué.

Je veux faire un essai de notre chambre à coucher, afin de donner du repos à Mme Mercier; mais j'ai peine à descendre l'escalier; j'éprouve deux soulèvements d'estomac avant d'y arriver; je remontai immédiatement; ce ne fut qu'une heure après que la fraîcheur de la nuit se faisant sentir plus vivement, je déterminai Madame à y descendre. Sitôt couchés, nausées, mal de mer, efforts pour vomir, tout cela nous quitta, pour toujours. Plus tard; sur l'Adriatique, nous avons pris ces précautions de l'hygiène; nous nous sommes couchés: il paraît que la posture du lit est bien plus favorable à la santé contre l'impression de la mer. L'oscillation du vaisseau ne se fait pas autant sentir que quand on est debout; alors la moindre émotion des vagues ébranle le corps entier et le dispose aux vomissements. Il y en a qui souffrent beaucoup et qui en sont cruellement affectés, d'autres le sont très-légèrement: nous nous sommes trouvés dans cette catégorie.

Enfin nous apercevons Livourne et son lazaret. Le Pharamond, quoique arrivé quelques heures avant nous, n'était pas encore débarqué; notre navire napolitain ne marchant point aussi bien et étant venu le dernier, fut néanmoins expédié sans délai, en sa qualité d'italien. À l'instant, quantité de faquins nous entourent sur des pirogues, nous faisant offre de nous mettre à terre avec notre bagage; nous convînmes de prix pour quatre paoli ou deux francs, parce qu'on nous avait entretenus de ce qui était arrivé à un jeune Anglais qui, n'ayant pas passé de marché, ce qu'il faut toujours faire en Italie, débarqué, on eut l'effronterie de lui demander vingt-cinq francs. Rien de plus dépravé que les faquins de Livourne; un coup de couteau ne leur coûte rien à donner: il est bon, pour, éviter cela, de prendre les plus grandes précautions, et de chercher à descendre avec quelqu'un du pays. Les autres canotiers que vous n'avez pas favorisés de votre choix, vous donnent mille malédictions dissonnantes, et vous font des grimaces toutes plus bizarres les unes que les autres, en forme de tête de Méduse, avec ses affreux serpents; ils ont l'aspect de satyres ou de harpies.

Livourne fait un commerce très-animé; le port, pour ce qui vient du dehors, est exempt de droits, comme nous en avons déjà parlé: les rues sont bien alignées; la population est active et aisée; les cultes, quoique le gouvernement soit absolu, sont pratiqués avec une grande liberté: Les Juifs ont un quartier à part, un cimetière, et une synagogue des plus belles de l'Europe; il est difficile de voir plus de richesses réunies; nous l'avons visitée dans les plus minutieux détails, toujours le chapeau sur la tête, conformément à l'usage des Israélites. Le Judaïsme s'est conservé vivant au milieu de la sainteté; comme un phare lumineux, pour montrer la base du Christianisme. Nous avions pris, à l'hôtel des Suisses, un domestique de place, afin de nous éviter les difficultés, de ménager notre temps et de voir en peu d'instants beaucoup de choses. Mais Livourne n'offre guère de monuments remarquables. Quant à notre guide, il était impossible d'en avoir un meilleur sous tous les rapports: il nous conduisit chez M. le vice-consul de Portugal, qui nous reçut parfaitement, sous les auspices de M. le colonel Giraldes; nous admirâmes la beauté de ses appartements en peintures à fresques; au lieu de parquets, c'étaient de très-belles mosaïques dont la durée est sans fin, et qui revenaient par salle à quatre cents francs; je ne sais pourquoi nous n'importons pas ces usages magnifiques et splendides pour l'ornement de nos édifices, au lieu de riches tapis qu'il faut si souvent renouveler.

Il vient beaucoup de femmes grecques à Livourne, pour former un sérail et faire commerce de leurs charmes.

Nous allons ensuite nous mettre en fonds chez M. Violergrabaud, banquier, auquel M. Gonin de Marseilles avait eu la bonté de nous recommander; nous recevons de toutes parts les offres les plus gracieuses.

Nous avons visité plusieurs magasins, les objets de luxe et de toilette y sont d'une beauté infinie; nous nous sommes bornés à de jolies emplettes d'albâtre que, malgré l'emballage, la route a en partie brisées.

Nous cheminons au train de poste dans un voiturin pour Pise; nous essayions cette manière de voyager. Nous voici donc transportés au sein de cette délicieuse Italie, si féconde en souvenirs! Nous foulons le sol sacré, patrie de tant de héros! Nos yeux ne se lassent point d'admirer; les moindres choses deviennent pour nous des merveilles et un motif de ravissement.

Les boeufs sont tout blancs ou tout noirs; ils ont un anneau au nez, comme les porcs de France, dans lequel sont passés des guides; ils sont aussi attelés avec des colliers. Les chevaux ont sur la sellette une éminence en amphithéâtre pour élever les brancards; l'essieu aussi n'est pas au milieu de la voiture; ils prétendent moins fatiguer les coursiers par cet appareil.

La terre est cultivée comme dans nos pays; mais les vignes grimpent jusqu'aux sommités des ormeaux, et forment des guirlandes de verdure dans les champs.

Nous arrivons à Pise, en peu d'heures. Les rues sont pavées en larges pierres de moëlon; nous apercevons la jolie chapelle de la Trinité, et nous descendons au bon hôtel Luxor. L'Arno sépare la ville en deux. Les femmes du peuple portent des peignes très-hauts d'étage. De grand matin, nous allons voir la piazza di Cavalieri et la fontaine San Ferdinando.

Santa Maria Della Spina, autrefois temple paien, d'une architecture gothique, mêlée à l'arabesque et à la mauresque, possède une tîge de la couronne d'épines de Jésus-Christ.

Le célèbre Campanile, comme il a été dit, le Dôme, le Baptistère, le Campo Santo, sont des monuments incomparables, et n'ont point de fracas autour d'eux; ils s'élèvent sur une belle et verte pelouse semée de marguerites et de fleurs agrestes: rien de touchant comme cette association d'édifices catholiques.

Toute la vie du Chrétien est là: le Campanile semble se pencher sur la cité, pour appeler le néophite; le Baptistère le reçoit pour le faire chrétien; l'église s'ouvre pour le sanctifier; le Campo Santo pour l'ensevelir. La cathédrale a deux rangs de colonnes antiques, au nombre de quatre-vingt-dix.

Près la tour inclinée, ou le Campanile, qui nous a paru être la solution de la solidité du plan incliné, est une église magnifique ainsi que le Baptistère remarquable par un écho; le Campo Santo est auprès de ce groupe étonnant; c'est un vaste cimetière enrichi de peintures à fresques, de statues et de tombeaux d'une belle architecture. Tous ces marbres, toute ces épitaphes; ce long cloître, ce silence, cette solitude, cette terre, ces grandes renommées, ces siècles, remplissent des plus touchantes émotions.

Les quais de Pise se dessinent avec pompe aux yeux du spectateur, surtout depuis la porte Della Piaggia à celle Del Mare: le palais et les belles maisons élevées sur ces quais, et les trois ponts qui ouvrent la communication des quartiers Sainte-Marie et Saint-Antoine, forment un coup d'oeil séduisant, varié par les barques de pêcheurs et les bateaux de transport se croisant continuellement sur la rivière, qui se jette à deux ou trois lieues dans la mer. Dans l'église San Pietro, bâtie sur les ruines de ce port (car la mer a encore ici reculé ses limites), nous avons vu une large pierre où Saint Pierre attacha l'ancre de sa barque, quand il visita Pise. Sur la place des Chevaliers, on voit la tour nommée Torre Della Fame, dans laquelle mourut de faim le comte Gobino. En entrant par la porte du Lucques, nous avons remarqué les ruines des bains de Néron, présentement occupées par des horticulteurs, et le canal de Livourne commencé par cet empereur.

Au carnaval de Toscane, on attache des morceaux de papier sur le dos des passants, on les accompagne en leur donnant un charivari, secouant autour d'eux des paquets de paille allumée: une quantité de masques à pieds, à cheval et en voitures parcourent la ville en tous sens: on nous a même assurés que les femmes se masquaient et se plaisaient, sous des déguisements, à intriguer les signori.

Les amateurs de musique font généralement plus d'usage des instruments à corde que de ceux à vent: ils parcourent les rues et y répandent la gaîté et l'harmonie. Revenant de voir la tour inclinée, nous entendîmes de doux accents; nous approchâmes, croyant voir une fête de musique; c'était une réunion d'industriels chantant en partie, tout en faisant leur ouvrage, suivant leur pratique journalière.

La route de Pise à Florence est belle; les grains y sont très-bien cultivés: nous côtoyons l'Arno et les Apennins jusqu'à Florence. À Pistoie, les femmes portent des toques de velours: les deux sexes labourent la terre, avec de moyennes pelles, dont les manches sont très-longs; les contadines sont laborieuses; elles font des paquets de bois et tressent la paille avec un talent particulier; l'habitude qu'elles ont d'avoir toujours la tête nue, leur occasionne de fréquentes ophtalmies et beaucoup de maladies d'yeux. Pistoie, petite ville de Toscane, s'honore de l'invention du pistolet. La maison de Michel-Ange Buonaroti est située rue des Gibelins.

La route continue d'être ravissante; on voit encore des liéges aux formes pittoresques, aux branches pendantes comme des saules. Nous voici au milieu des riantes collines et des frais bosquets de l'antique Ausonie. La nuit nous surprend, seuls avec le voiturin, près des montagnes, nous appréhendons les voleurs; enfin, vers onze heures du soir, nous entrons à Florence; moyennant deux paoli de bonne main, les douaniers nous laissent passer sans perquisition; on retient notre passeport, dont on nous donne quittance; le portier de notre hôtel le fait viser le lendemain aux consulats, suivant nos projets; tout cela à l'ordinaire avec beaucoup d'argent, car les consuls s'engraissent d'une rétribution sur le pauvre pélerin.

CHAPITRE VII.

De Florence, Sienne à Rome.

Immédiatement un homme monte sur la voiture; nous le prîmes pour un important de la douane, pas du tout, c'était un faquin gui venait faire sa moisson et se préparait à porter nos effets dans notre chambre. On nous accueille fort bien à l'hôtel d'Yorck, notre demeure à Florence.

Le lendemain, nous fîmes des recherches pour trouver nos amis, M. et Mlle Au Capitaine. M. Au Capitaine avait été secrétaire du prince de Saint-Leu. En qualité de Français, partout on avait le désir de nous obliger, même de nous conduire; il arrivait que souvent nous nous adressions à de vieux officiers de l'empire qui s'empressaient de nous être utiles.

Nous voilà donc à Florence, cette capitale des états libres. Le gouvernement de son souverain le duc Léopold, est plein de tolérance; aussi se croit-on encore au milieu de notre belle France. Le grand duc vit en bourgeois parmi son peuple, dont il est adoré.

Les habitants de Florence sont très-polis et font accueil aux étrangers; ils ont beaucoup d'esprit et sont fort industrieux. Ce ne fut que chez M. Seguin, que nous pûmes savoir la demeure de M. Au Capitaine. M. Seguin est un célèbre industriel; il a déjà fait construire plus de trente ponts en fer en France, et plusieurs en Italie, entr'autres, deux sur l'Arno, à Florence. M. Seguin possède un des plus beaux palais de la ville, qui était jadis au cardinal de Retz.

Nous allons ensuite nous distraire aux Cascine, promenade de trois lieues de circuit, que nous fîmes sans nous en apercevoir; c'est une belle enceinte où se rendent les grands, la cour, les fashionables, quantité de chevaux et de voitures de luxe; il n'y a pas un garde municipal pour maintenir l'ordre; les Florentins sont trop civilisés et n'ont pas besoin de gendarmes; ils n'ont pas non plus de barrières étroites pour faire suffoquer dans les fêtes, comme à Paris au champ de Mars; dans les Cascine sont encore une ferme du grand duc et un charmant jardin anglais, embelli par l'Arno, et où l'on voit errer les faisans, les lièvres, les cerfs pour l'amusement du prince; les arbres sont décorés de lierre sous mille formes.

Aux Cascine, les équipages sont plus riches qu'à Paris; de jolies calèches, d'une coupe tout-à-fait gracieuse, remplies de femmes élégantes et souvent très-belles, sont traînées par d'impétueux coursiers qui à peine touchent la terre, dans la vélocité de leur course. Boboli, jardin délicieux, est une charmante promenade digne de sa réputation. Les villas, aux environs de Florence, sont si nombreuses, que l'Arioste les compare à un émail d'anagalis couvrant la terre au printemps.

Sainte Marie des Fleurs, cathédrale de Florence, Santa Maria di Fiori, a été faite par Arnolfo di Lapo, sous la direction de son maître, Simabué; l'auteur de la prodigieuse coupole qui représente le jugement dernier, est l'illustre Bruneleschi, qui fit l'admiration de Michel-Ange, et servit de modèle pour celle de Saint-Pierre de Rome. La façade est d'un aspect noble et harmonieux; le marbre de diverses couleurs dont tout l'édifice est incrusté produit le plus brillant effet. Au-dessus d'une des portes latérales est une Assomption appelée Mandola, parce que la Vierge est représentée sur un médaillon qui a la forme d'une amende. À l'entrée de l'église, on est frappé tout d'abord de la beauté, de l'éclat du pavé mosaïque et de la variété des couleurs des marbres qui le composent; cela semble vraiment un parterre émaillé de fleurs: de tous côtés apparaissent des inscriptions, des statues et des tombeaux. La châsse de Saint Zénobie, un des premiers sermonaires en Toscane, descendant de Zénobie, reine de Palmire, est ornée de bas-reliefs célèbres, en commémoration des miracles du Saint; il est impossible de rien imaginer de plus gracieux que les dix anges qui soutiennent la couronne du dôme de cette châsse d'une si élégante simplicité. L'autel principal répond à tant de richesses, et derrière, sont deux belles statues d'Adam et d'Ève, puis une piété faite par Michel-Ange. Le Baptistère, autrefois temple de Mars, est aujourd'hui dédié à Saint Jean, et est séparé, ainsi que le Dôme et le Campanile, de tout autre édifice. Ce monument est surtout célèbre à cause des portes de bronze que Michel Ange disait être dignes du Paradis. Laurenzzo Guiberti en est l'auteur. La voûte est ornée d'une belle mosaïque. Du côté où l'on baptise les enfants, s'élèvent deux colonnes de porphyre; de l'autre côté, les chaînes de fer suspendues à la muraille, sont un trophée de la conquête de Pise par les Florentins.

Le Campanile est très-bien conservé, malgré cinq siècles d'existence; sa hauteur est de deux cent cinquante-deux pieds, mesure d'Italie; il est dû au talent de Giotto; c'est un édifice carré, en marbres rouge, blanc et noir.

La place de l'église de l'Annunziata est belle, large et ornée de la statue équestre du grand duc Ferdinand. Au côté droit de cette place, est la maison des enfants trouvés, où l'on nourrit une grande quantité d'orphelins.

Nous visitâmes l'église de l'Annunziata: voyant un grand concours de fidèles et, comme voyageurs, n'ayant pas le martyrologe avec nous, nous ignorions le motif de cette solennité; on nous dit que c'était pour honorer journellement une image de la Vierge devant laquelle brûlent sans-cesse des lampes, qui, suivant une tradition, a été achevée par un ange, et qu'un peintre avait seulement ébauchée.

La chronique locale nous a aussi appris qu'au mois de mai, le plus bel âne qu'on pouvait trouver était chargé d'huile, de fruits et de vins, et conduit processionnellement à travers l'église où ses offrandes sont reçues en grande pompe par les ministres du lieu.

L'Arno, alimenté par des sources qui viennent des montagnes, coupe la ville en deux parties liées ensemble par plusieurs ponts; le principal est le pont de la Trinité, orné de statues symboles des quatre saisons.

Les théâtres de la Scala et de la Pergola ont un extérieur fort ordinaire, mais la musique est délicieuse, surtout à l'opéra; il y a dans les rues adjacentes des trottoirs avec des chaînes en fer pour préserver d'accidents les piétons.

À la Pergola, les loges sont variées par des rideaux de soie de différentes couleurs: la salle est vaste et disposée d'une manière avantageuse à l'expension de la voix. L'odeur des mets succulents et des vins de liqueur vient affecter désagréablement les houppes nerveuses et nasales des spectateurs qui ne se livrent pas à la gastronomie, sur les bancs, comme ceux qui occupent les loges.

Les rues sont très-agréables à marcher; elles sont pavées de larges pierres grisâtres qu'on appelle pietre forte. Il y a très-peu de belles boutiques; les marchés sont malpropres; les principaux sont Mercato Nuovo et Mercato Vecchio, au centre de la ville. Un boulanger vend en même temps de la morue, des harengs, de l'épicerie.

En général, le grand duc de Toscane et le roi de Naples, par leur bienveillante administration, rendent leurs peuples heureux, et le séjour de leurs cités agréable aux étrangers. Le grand duc a conservé les lis pour armoiries; il se promène souvent sans garde au milieu de son peuple.

Devant l'ancien parlais ducal sont un Hercule, les Sabines enlevées, le David de Michel Ange, Judith; un Persée en bronze et la statue équestre de Cosme Ier: le vestibule est entouré de belles colonnes, et grand nombre de salles sont remplies de raretés. Nous y avons remarqué entr'autres, un cheval en marbre qui, se sentant né, demande la terre, et à en dévorer l'étendue; sa bouche rejette des flots d'écume; ses narines fument; son oeil sanglant laisse échapper des éclairs; son poitrail ruisselle de sueur; il frappe la poussière avec violence. Le groupe de la famille de Niobé se compose de quatorze individus; puis une Magdeleine en marbre avec sa flottante chevelure sur les épaules. Cette place a encore une fontaine avec quatre statues de marbre plus grandes que nature, et quatre chevaux de bronze qui représentent la famille de Neptune, au milieu de laquelle ce Dieu est tiré par quatre chevaux marins en marbre blanc, d'une grandeur colossale.

Dans la Rotonde, à Florence, se trouve la Vénus de Médicis, et près de l'église Saint-Martin est la maison qu'avait occupée Le Dante. Florence est la patrie de Machiavel.

Le cabinet en cire est fort curieux et donne le tableau fidèle des misères de l'homme. Il n'y a que Vienne qui en possède un pareil. Ce qui frappe le plus nos regards, sont ces pièces isolées, éparses, ensuite réunies, qui représentent toutes les parties du corps humain.

Ces salons d'anatomie sont admirables; les figures y sont de cire coloriée: on y remarque le commencement, les progrès de la maladie, imités avec une exactitude effrayante. La peste y est modelée, on peut dire au vif, sa naissance, ses phases, la fin et la corruption qui en est la suite; les cadavres, d'un vert foncé, couverts des taches livides de la contagion, rongés par des vers.

Dans la galerie du Musée, Niobé est grande, belle, au milieu du salon, ses enfants sont dispersés autour d'elle. Diane tient à la voûte comme à celle du firmament; de là, en punition de ce qu'elle avait empêché d'offrir des sacrifices à Latone, elle lance ses flèches sur ses enfants infortunés, tous d'un âge progressif. Niobé, vêtue en désordre, d'une longue robe dont une partie cache à moitié sa plus jeune fille, porte une main vers Diane dont elle veut parer les traits; les figures expriment la douleur, la terreur, le désespoir; ce groupe est composé de seize personnes.

Les palais sont magnifiques. Le palais Pitti, habité par le grand duc, est de grosses pierres de taille, situé dans un endroit bas; de trois côtés, il est orné de belles colonnes, au quatrième, c'est un joli jardin; la cour est carrée, il y a une galerie où l'on voit la statue de Scipion l'Africain.

Il y a aussi un petit palais, magnifique ouvrage de Michel-Ange.

Nous avons vu, dans l'église de Santa Croce, le tombeau de Michel-Ange; le buste de cet habile artiste est accompagné de trois statues qui représentent la peinture, la sculpture, l'architecture; celui de Galilée et du licencieux Bocace y reposent aussi.

Un monument sépulcral nous a surtout sensibilisés; c'est le tombeau d'un jeune homme sur lequel repose, dans l'abandon de la vraie douleur, la charmante figure de la femme qui a fait ériger, ce mausolée à son jeune et tendre époux, moissonné à Florence, en terre étrangère.

Dans l'église de Sainte-Marie, on voit le tombeau du fameux polyglote
Pic de la Mirandole initié dans la connaissance de vingt-deux langues.

Les tombeaux des Médicis font le principal ornement de l'église Saint-Laurent. À côté d'un sarcophage sont deux figures, colossales qui représentent le jour et la nuit, c'est un ouvrage de Michel-Ange: la figure du jour a l'air de se mouvoir sous le marbre; une vigueur hardie se déploie dans chaque membre, et lui donne l'expression de la vie; la statue de la nuit, au contraire, ressemble à la tristesse qui sommeille, on y lit cette inscription:

«La nuit, que tu vois si doucement endormie, a été sculptée dans cette pierre par un ange; éveille-la, si tu ne me crois pas, elle va te parler

Le tombeau, de la fameuse Laure est dans l'église de
Sainte-Marie-Nouvelle.

La famille Bonaparte a fixé sa résidence à Florence.

Ayant entièrement renoncé aux mets italiens, au café, au chocolat, nous continuons à faire honneur au potage et au rôti, qui est fort bon.

Nous avons fait un pèlerinage à la chapelle Del Monte, qui renferme de beaux marbres transparents.

La fontaine du Sanglier est contiguë à la halle, où se fait le commerce des chapeaux de paille, principale industrie du lieu. Nous avons vu des chapeaux de paille de six cents francs, qui seraient d'une bien plus grande valeur à Paris; dans les campagnes, on s'occupe beaucoup de ce travail fructueux; ainsi donc suivant un poëte:

     Aux champs de la folie,
     Tressez dans un vallon,
     La paille d'Italie,
     Filles aux cheveux blonds;
     Devant la fraîche place
     Qui vous voit réunir,
     Le voyageur qui passe,
     Emporte un souvenir.

Il suffit d'être étranger pour être admis dans les fêtes publiques et particulières à Florence. Mme Catalani, cette fameuse cantatrice qui a tant de fois excité l'admiration de l'Europe, étant très-liée avec M. et Mlle Au Capitaine, nous a fait inviter à aller dans sa villa et dans son beau palais; elle a deux cent mille francs de rente, et elle accueille les étrangers de la meilleure grâce.

La mort impitoyable a privé les dilettanti de Florence de la présence de Mme Malibran, et le théâtre de la Pergola, de ses accents divins: ce souvenir arrache une larme.

Pressés de nous rendre à Rome, pour la Semaine-Sainte, nous avions pris le coupé de la voiture, afin de nous procurer plus de liberté, en cas que la société de l'intérieur ne nous convînt pas. Nous jouissions des conversations, sans être obligés d'y prendre part.

L'intérieur du voiturin se composait d'un ancien négociant de Lyon, d'un Belge et d'un jeune Allemand, qui voyageaient pour leur santé, puis d'une dame Sicilienne: la paix régna le premier jour dans la voiture: nous en avions quatre et demi à passer pour nous rendre à Rome: le Belge était le chevalier sans peur et sans reproche de la dame Syracusaine. Cette dame initiait à la vérité ces messieurs dans les sublimités de la langue italienne et dans les théories sentimentales. Trouvant que le Belge se livrait à une trop grande familiarité, nous préférâmes prendre nos repas avec le voiturin, et nous n'en fûmes que mieux servis. Le jeune Allemand très-érudit, avait altéré sa santé dans des excès scientifiques, il voyageait pour se distraire et reposer son esprit.

En sortant de Florence, on rencontre le petit bourg Casciano situé sur le sommet d'une montagne; on passe ensuite par Tavernella, Staggio, Bonicio; à quelque distance de Foggio, on rencontre la ville de Prato, où l'on fait du pain plus blanc que la neige.

De Florence jusqu'à Sienne, la route est une variété d'accidents fort curieux: souvent le voiturin est obligé de prendre d'autres chevaux comme auxiliaires pendant une couple d'heures: ce sont de continuelles montées et descentes.

Des querelles assez vives s'engagent ensuite entre le Lyonnais et le Belge, au sujet des places, et ces deux compagnons de route ont été en guerre pendant presque tout le voyage, ce qui souvent nous égayait beaucoup.

Nous entrons dans la ville de Sienne; le voiturin, à l'ordinaire, nous fait descendre dans le meilleur hôtel, à l'Aigle Noir: nous nous présentons à table avec un violent appétit. Nous n'avions demandé que du rôti; nous fûmes désappointés de le trouver aromatisé de sauge, d'autant plus que nous n'avions avec cela que des cervelles de chèvre et de mouton en friture; puis de grosses racines de fenouil en abondance, au dessert, pour continuer de nous régaler. Là, nous fîmes rencontre du voiturier qui a ramené en France le fameux logicien M. de La Mennais, et qui nous a donné des particularités intéressantes sur ce grand personnage.

Sienne est bâtie au milieu des montagnes, il n'y a que la rue qui traverse la ville depuis la porte Florentine jusqu'à la porte Romaine qui soit belle; les autres sont tortueuses, il faut monter et descendre; il y a des vignes dans la banlieue; la ville est propre; l'air y est très-bon.

Il est impossible de parler italien avec plus de grâce et d'harmonie.
Plusieurs comtes de Salimbeni se sont illustrés dans la peinture.

C'est à Florence et à Sienne que nous avons commencé à voir ces congrégations de charité masquées qui vont visiter les malades, qui rendent les honneurs aux morts. Nullement habitués à de pareilles coutumes de dévotion, si proscrites dans nos pays; nous pensons qu'ils seraient capables d'exciter des maladies nerveuses, ou de donner des frayeurs à bien des femmes. Nous en vîmes plusieurs à la porte de l'Il Duomo ou de la cathédrale, quêtant pour les malheureux. Ces oeuvres sont sans doute excellentes, car le grand duc de Toscane et le roi de Naples en font partie, probablement et théologiquement masqués pour que la main droite ne sache pas ce qu'opère la main gauche, en fait de charité, suivant l'humilité du Livre-d'or.

Nous entrons donc dans la cathédrale, toute bâtie en marbre blanc et noir, au bout d'une longue et vaste place, sur un lieu fort élevé; on y monte par des degrés en marbre; le frontispice est orné de colonnes et de statues, la voûte azuré est parsemée d'étoiles d'or: aux douze parties de la nef, sont les douze apôtres: dans la chapelle Chigi, il y a huit colonnes de marbre vert: le pavé mosaïque de la chapelle Saint-Jean est très-bien fait, et peint si bien le Sacrifice d'Abraham et le Passage de la Mer Rouge, que cela a l'air naturel, la sacristie est parée des trois Grâces dans la belle nature et dans la candeur virginale. C'est devant ces chefs-d'oeuvres qu'on revêt les ornements sacerdotaux; un prie-Dieu est placé à leurs pieds.

L'hôtel de ville, que l'on appelle le palais de la Seigneurerie, est d'une magnificence extraordinaire, il est bâti en pierres de taille jusqu'au premier étage; ensuite, ce sont des briques; vis-à-vis ce palais, on voit une colonne que l'on dit avoir été autrefois un temple de Diane, et sur laquelle est une Louve d'airain allaitant Rémus et Romulus. La forme de cette place ressemble à une coquille; pavée de pierres blanches et de briques, cette place est ornée d'une fontaine que l'on appelle Branda, et dont les eaux sont fort saines.

Le costume est le même qu'à Florence; les femmes portent le chapeau de feutre avec une fleur. La ville a des portes d'entrée et de sortie; on ne peut y introduire de pigeons sans payer un droit d'octroi.

Nous quittons Sienne; la terre commence à devenir très-ingrate; cependant il y a parfois des vues magnifiques et pittoresques.

À Scala d'Orcal, l'albergo est très-agréable; dans la campagne, on voit du froment, des fèves, des oliviers, des mûriers, tout cela dans le même champ; des troupeaux de boeufs et de moutons se rencontrent souvent; il y a encore des montagnes, des torrents qui se précipitent; la température est froide, et la culture approche de celle de nos pays. Les jeunes filles portent des toques de velours noir; les femmes âgées, des chapeaux de paille ou de feutre; les hommes endimanchés ont des culottes courtes.

De jeunes artistes qui veulent admirer avec plus de temps et de liberté les harmonies de la nature, s'enivrer à longs traits dans l'ancienne capitale du monde, à la table exquise des grands maîtres de la peinture et des arts, et que leur fortune oblige d'agir avec économie, voyagent souvent avec le sac sur le dos et le bâton, qui sert d'appui et de défense.

C'est à Aquapendente, au milieu des montagnes et des torrents, si remarquable par ses belles chutes d'eau, que commencent les États Pontificaux, avec eux la plus affreuse indigence, parce que l'industrie n'a pas permission d'y pénétrer: les Jésuites, cette fleur apostolique pour les sciences et les belles-lettres, s'opposent à la moindre innovation: les habitants d'Aquapendente sont par conséquent sans énergie, pleins de paresse et de misère.

Quel contraste avec la Toscane! Des hommes pâles et défaits, dont la fièvre et la pauvreté se disputent la frêle existence, apparaissent seuls, de loin en loin, sur des terres incultes; quelques autres, étendus au soleil, y présentent l'image du désoeuvrement autant que de la pénurie.

Après Aquapendente, vient la ville de San Lorenzo: les roches et les cavernes continuent de se multiplier; la crainte bien fondée des brigands s'empare de l'âme au milieu de ces déserts: notre voiturin lui-même est inquiet; il parle bas, et ne fait pas claquer son fouet, de peur de donner l'éveil aux voleurs qui habitent ces contrées.

Nous arrivons à la très-bonne auberge de l'Aigle-d'Or, près le lac Bolsena, autrefois volcan de vingt lieues de circonférence. Ici c'est Viterbe, où nous dînons; les faquins, toujours paresseux et le manteau sur l'épaule, encombrent la ville: les fontaines sont charmantes, et les rues pavées en pierres très-belles et très-larges: nous faisons un bon repas à l'hôtel de la Renommée; la ville est environnée de vignobles, de jardins, de maisons de campagne. L'Il Duomo et le Palais du Gouvernement sont les principaux édifices; nous passâmes auprès des prisons, et nous aperçûmes des captifs qui faisaient descendre des paniers avec des cordes, pour exciter les passants à avoir pitié des détenus. Les montagnes de Viterbe sont très-élevées et couvertes de neige. M. De Bourmont, vainqueur d'Alger, s'est fixé dans ce pays; il y a acheté des terres considérables, et, comme Cincinnatus, il est maintenant à la charrue; son territoire est couvert d'immenses troupeaux.

Avant d'arriver à Montefiascone, on passe près d'une forêt autrefois consacrée à Junon. Nous trouvons la ville de Cornetto, celle de Tolfa; on voit, à quelque distance de cette dernière, la route de Civitta-Vecchia, un des principaux ports des États Pontificaux, puis la voie de Pérouse. En sortant de la ville, il faut passer une montagne de difficile accès, sur le sommet de laquelle est la ville de Canapino; au pied de cette montagne, que l'on appelle Cincini, est la ville de Lagodi Vico. À Vico, le danger des voleurs se multiplie; nous arrivons à Ronciglione, brûlée par les Français, sous l'Empire, fameuse par ses papeteries et ses usines de fer, et nous descendons à l'hôtel du Lion-d'Or, où le voiturin nous fait faire un très-bon souper. En général, la table du voiturin est la mieux servie; nous buvons à longs traits l'excellent vin de Ronciglione: les hommes ont des manteaux à capuchon. Nous continuons la Campagne Romaine; le Gouvernement pontifical est aussi en arrière en agriculture qu'en industrie; ce sont deux ennemis redoutables qui, par les transactions sociales, pourraient devenir remuants et menaçants à la souveraineté temporelle des Pontifes, souveraineté qui fut primitivement concédée aux Évêques de Rome par les Rois de France: le talent dans la Campagne Romaine devrait aussi produire le centuple sous l'administration pontificale; malheureusement, il n'en est rien; on ne voit que terres incultes, pas un village, pas un hameau, nulle trace d'hommes; ces campagnes fertiles du Latium, abandonnées à elles-mêmes, sont seulement paccagées par des troupeaux de chevaux, de boeufs et de moutons. Nulle fleur n'étale aux yeux son calice éclatant et embaumé; nul arbre n'élève vers le Ciel sa tête verte; parfois on distingue quelques sillons de blé jauni.

On passe ensuite au villago Monterosi; après cela, nous trouvons le lac de Bacano, avec des mines de soufre; de là nous traversons il bosco di Bacano, bois autrefois très-dangereux à franchir, à cause des voleurs qui y circulaient en grand nombre, mais aujourd'hui, les routes ayant été élargies, on y passe en sûreté. Quand on est au bout de cette forêt, on découvre, du point culminant de la montagne, la ville de Rome: on descend ensuite dans une grande plaine, et on passe le Tibre sur un pont bâti autrefois par le censeur Scaurus. On voit encore les fondements de ce pont, qui a été refait, et qui s'appelle aujourd'hui Ponte-Milvio. Ce fut en cet endroit que Constantin, ayant eu à combattre contre le tyran Maxence, aperçut dans les nues une croix; Maxence vaincu, tomba dans le Tibre, où il se noya.

Pendant que le voiturin faisait manger l'avoine à ses chevaux, nous prîmes les devants, et nous cheminâmes quelque temps à travers des plateaux de montagnes où paissaient des troupes de cavales et de boeufs à longues cornes qui fuyaient à notre approche.

Sur la route, on aperçoit encore le tombeau de Néron d'exécrable mémoire; il est une grande leçon aux rois pour user avec bienveillance de leur immense pouvoir; aux peuples, afin d'apprécier ceux qui les gouvernent sagement, même dans la crainte de perdre le roi de bois de Lafontaine; car suivant les principes du droit politique de Burlamaqui, en mettant en pratique la théorie de la souveraineté populaire, on expose la société aux cabales, aux intrigues et aux plus terribles explosions: le mausolée de Néron, que les siècles n'ont pas entièrement ravagé, subsiste encore au milieu des destructions, pour rappeler le souvenir d'un monstre: aucun autre monument ne nous signale le voisinage de l'ancienne reine du monde.

CHAPITRE VIII.

Rome

Enfin nous entrons dans la ville sainte; nous sommes émerveillés de la beauté de la Place du Peuple, ornée de statues majestueuses. Au milieu, est un obélisque magnifique qui tenait au grand cirque et qui était consacré au Soleil par Auguste; les deux églises, au commencement de la rue del Corso, contribuent à l'embellissement de cette place.

Nous descendons à l'hôtel de Frank, strada Condotti; voulant immédiatement faire connaissance avec Rome, nous rencontrons un de nos compatriotes qui nous conduit au restaurant Bertini, dans la strada del Corso; nous nous y trouvons très-bien, à quatre paoli par tête, et nous nous décidons à y prendre habituellement nos repas; dès le soir, nous allons admirer le Colisée, ce chef-d'oeuvre antique ou amphithéâtre destiné aux gladiateurs, aux combats de bêtes féroces, ensuite au supplice des Chrétien: les fiers Romains sont devenus rampants et mendiants, la sentinelle s'approcha de nous, je crus que c'était pour nos passeports, pas du tout; il ne nous demandait pas autre chose que la bonne-main.

Notre maître-d'hôtel devenant un homme de glace, parce que nous ne prenions pas nos repas chez lui, nous nous décidâmes à louer un appartement près du restaurant.

Le lendemain de notre arrivée, nous adressâmes, par hasard, la parole, en visitant la cité, à M. de Zamboni, neveu du général du château Saint-Ange; en qualité de Français et d'étrangers, il nous fit le meilleur accueil, nous témoigna beaucoup d'intérêt, nous proposa de nous promener et de nous faire voir la capitale du monde chrétien.

Nous traversâmes donc ensemble le pont Saint-Ange, sur le Tibre, qui est orné d'une balustrade en marbre, des statues de Saint Pierre et de Saint Paul, en marbre, plus grandes que nature, et des Anges qui portent les instruments de la passion.

Le Tibre n'a pour lui que l'auguste majesté de l'histoire.

Avec M. de Zamboni, les troupes nous laissent passer et nous entrons dans le château Saint-Ange, bâtiment rond, que l'empereur Adrien fit élever pour lui servir de tombeau; cette tour est terminée en plate-forme sur laquelle il y avait autrefois plus de sept cents statues; le tout était surmonté d'une, pomme de pin en cuivre doré contenant les cendres de l'empereur; elle est d'une grosseur prodigieuse; nous l'avons vue au jardin du Vatican.

La peste étant dans Rome, le pape Grégoire Ier fit une procession et, en passant sur le pont Ælius, présentement pont Saint-Ange, il eut la vision d'un Ange qui remettait une épée ensanglantée dans le fourreau; la peste ayant cessé, le pape, en action de grâces, fit mettre la statue d'un Ange sur le haut de cette tour: nous avons admiré un fort beau tableau dans une chapelle dédiée à Saint Michel, qui représente cette histoire. Voilà la cause du nom du château Saint-Ange.

M. de Zamboni nous fit voir les beaux magasins d'armes et de poudre, et l'endroit où l'on garde la tiare qui sert au couronnement des papes et où est le trésor de l'église.

Nous fûmes ensuite explorer la place Saint-Pierre, formée de deux portiques dont la beauté surprend; ils sont soutenus par trois cent vingt colonnes qui forment trois allées de chaque côté, par le moyen desquelles on est à couvert jusque dans l'église: au-dessus de ces portiques sont de vastes galeries ornées de quatre-vingts statues: au milieu de la place, il y a un obélisque en granit apporté d'Égypte à Rome, et trouvé sous le cirque de Néron; cet obélisque, de figure quadrangulaire, finit en pointe, et au haut, il y a une croix de bronze doré renfermant un morceau de la vraie croix: cet obélisque est accompagné de deux belles fontaines qui jettent des gerbes d'eau.

L'église Saint-Pierre est d'une grandeur et d'une dimension si majestueuse, qu'on pourrait, par tous les endroits, la mettre au rang des merveilles du monde; elle ne saisit pas d'étonnement à la première vue; non fugitive comme les météores, étant un chef-d'oeuvre du génie, il faut l'examen, l'étude de ces nombreuses perfections, pour se livrer à une juste appréciation, pour s'abîmer dans toutes ces dépenses et ces épuisements de l'art, de la peinture, de l'architecture, du bon goût, des mosaïques, des fresques admirables. Constantin et Charlemagne, sur des coursiers gracieux et lyriques, signalent l'entrée de la superbe basilique. Toutes les richesses des idoles ont été splendidement métamorphosées par l'éclat ultramontain. Le Saint Pierre, en bronze, si en vénération, dont le pied est usé par la piété des fidèles qui lui donnent un baisser et qui reçoivent en échange le trésor de l'indulgence, était originairement Jupiter Olympien, que le zèle des Apôtres a ainsi transformé.

L'église Saint-Pierre est si grande, que généralement elle paraît déserte de population: dès l'entrée, vous apercevez deux Anges d'un aspect ordinaire, à mesure que vous en approchez, ils grossissent; à leurs pieds, ils sont d'une grandeur démesurée, et soutiennent de riches coquilles pour l'eau bénite.

Il n'y a point de sièges consacrés au repos des fidèles; on voit errer des curieux, des admirateurs de peinture, des pélerins et des bergers des Abruzzes et de la Calabre, qu'on rencontre coiffés du chapeau pointu qui penche sur une de leurs oreilles. Les épaules couvertes dû manteau brun descendant jusqu'aux genoux, les hanches entourées d'une peau de mouton garnie de sa fourrure, et chaussés; à l'antique, d'une sandale fixée avec goût par une bande qui entoure plusieurs fois la jambe et en fait ressortir la beauté.

Il faut aller tous les jours à Saint-Pierre, et le voir à toute heure, car tous les jours et à toutes les heures, il a des effets nouveaux et inattendus; la matinée appartient aux pompes de la messe, elle s'y célèbre avec un luxe qui sied à la magnificence du lieu; les robes rouges et blanches des officiants, la robe noire du chanoine, à longue queue traînante, est portée par les enfants de coeur, vrais pages de ces gentils hommes de l'Autel.

Le dôme de Saint-Pierre est un ouvrage qu'on ne cesse de regarder; la voûte est en mosaïque, soutenue par quatre gros piliers. Au bas de ces piliers, il y a quatre statues en marbre, plus grandes que nature, qui représentent Sainte Véronique, qui conserve la face de Notre-Seigneur empreinte sur son voile. Les autres statues sont: Sainte Hélène, Saint André et Saint Longin.

Les deux lions majestueux de Canova, comme des sentinelles vigilantes, gardent l'entrée du sépulcre de Clément XIII.

De quelque côté que l'on arrive à Rome, on voit toujours ce bel édifice; aussi, des galeries de son Dôme, on jouit d'une des plus belles vues de l'Italie. Les pénitents, occupés à casser des pierres près de l'escalier qui conduit au haut de l'église, sont, d'après ce qu'on nous en a dit, des gens qui, n'étant pas assez riches pour se marier dans des degrés de parenté défendus par les canons, gagnent des dispenses à la sueur de leur front.

Le grand Autel de Saint-Pierre est directement sous le Dôme; le devant regarde le fond de l'église, en sorte que le célébrant, ayant toujours le visage du côté du peuple, ne se retourne point suivant la liturgie.

Rien ne peut égaler la magnificence de cet Autel; il est tout de marbre, et quatre colonnes de bronze torse, ornées de festons composés de feuillage et d'abeilles, soutiennent un dais magnifique, tout en bronze, qu'on a ôté du Panthéon; quatre Anges posés sur le haut des colonnes, et d'autres moins grands qui ont l'air d'errer sur la corniche, donnent une majesté toute singulière à ce superbe Autel. Au pied de cet Autel sont deux escaliers en marbre qui conduisent au tombeau de Saint Pierre, où il fut, dit-on, enterré.

Tout reluit d'or et d'azur dans Saint-Pierre; les piliers sont revêtus d'un marbre poli et éblouissant, les voûtes sont de stuc à compartiments dorés. Le pavé est tout en marbre, au-dessus de la porte Sacrée est un Saint Pierre, en mosaïque, objet d'admiration.

De superbes mausolées font un des plus beaux ornements de ce magnifique temple, celui de la comtesse Mathilde est un des plus considérables.

L'Autel sur lequel est la Chaire de Saint Pierre, est d'une beauté et d'une magnificence achevée; cette chaire; qui n'est que de bois, est enchâssée dans une autre Chaire de bronze doré environnée de rayons étincellants par le soleil et soutenue par les quatre docteurs de l'église.

Il n'est pas une mosaïque représentant un Saint qui n'ait demandé huit années de travail à l'ouvrier, et Saint-Pierre est plein de ces chefs-d'oeuvres.

Le mausolée de Paul III est remarquable par deux statues de marbre blanc, la Vieillesse et la Jeunesse, qui approchent si fort du naturel; qu'on a été oblige de donner, à la statue de la Jeunesse, une chemise de bronze pour éteindre les passions de quelques artistes impressionnables qui en étaient devenus amoureux.

Celui d'Alexandre VII est aussi fort beau, il y a quatre statues au milieu desquelles on voit la mort qui sort de dessous un tapis en marbre.

Enfin, pour arriver au Vatican, nous traversons une haie des gardes du Pape: ce sont des Suisses en uniforme bariolé de jaune, rouge et bleu, en culottes courtes et en fins escarpins, avec chapeau à plats bords relevés. Des salles immenses se présentent pleines de statues, de vases antiques, de bains romains, et vous jettent dans de continuelles surprises d'admiration.

Le palais du Vatican est contigu à Saint-Pierre et n'est pas régulier; on y monte de cette église, par un escalier magnifique: chez lui, le Pape est habillé de Damas blanc avec un rochet et un camail rouge sur les épaules. Les appartements de Sa Sainteté sont tendus de Velours rouge et galons d'or l'hiver, et l'été d'un Damas cramoisi orné de crépines d'or. Son cabinet est rempli de curiosités: dans la chambre où il couche, il y a une pierre blanche transparente représentant la Vierge et l'Enfant Jésus, qu'on estime un million.

La Bibliothèque est magnifique; les jardins du Vatican sont délicieux; les promenades agréables, couvertes d'orangers; des bustes, des statues antiques, des jets-d'eau qui s'élèvent si haut, qu'ils semblent vouloir se perdre dans les nues: on voit la mer artificielle sur laquelle vogue, à pleines voiles, une galère armée de ses canons; on fait faire la manoeuvre à ce vaisseau, on fait une décharge de cette artillerie, et, au lieu de boulets, on voit sortir une quantité d'eau de tous côtés.

L'appartement du Musée surtout, appelé le Belvéder ou Belle-Vue, renferme dans des niches, les plus belles statues antiques, une Louve qui allaite Rémus et Romulus, Antonius, une Vénus sortant du bain, un Apollon avec le Serpent Piton, un Hercule; dans une niche ornée de coquillages et de mosaïques, est la statue de Cléopâtre dans la même attitude où elle était quand elle se donna la mort; plus loin, les statues du Tibre et du Nil, une Vénus qui regarde l'Amour, son fils: Laocoon avec ses deux enfants, que deux serpents tiennent enveloppés, le tout d'un seul bloc de marbre.

À notre arrivée à l'hôtel, nous trouvons une lettre de M. Billotie, de Livourne, ami intime du Secrétaire du Capitole, dans laquelle il nous exprimait que sympatisant avec les Français et aimant beaucoup notre nation, il nous faisait offre de service pendant notre séjour à Rome; que, familiarisé dans l'étude de Rome antique et moderne, il nous aiderait de tous ses efforts; j'acceptai la proposition de cet obligeant étranger qui nous a constamment tenu parole.

Au lieu de musique jusque dans les rues et sur les places publiques, qu'on aime tant à entendre en Italie, il est vrai que nous étions dans le carême, ce n'étaient que processions masquées de camaldules et de flagellants qui se fustigeaient et se donnaient de la discipline,

     Psalmaudiant psaumes et leçons,
     Sans y mettre tant de façon.

Nous avons entendu des camaldules capucins prêcher au Colisée, en plein air; cette arène, où les martyrs ont succédé aux gladiateurs, s'appelle Chemin de la Croix; les camaldules se revêtent, pendant les exercices religieux, d'une espèce de robe grise qui couvre entièrement la tête et le corps, et ne laisse que de petites ouvertures pour les yeux. Ces hommes, ainsi cachés sous leurs vêtements, se prosternent la face contre terre et se frappent la poitrine. Quand le prédicateur se jette à genoux, en criant miséricorde et pitié, le peuple qui l'environne, se jette aussi à genoux, et répète les mêmes cris qui vont se perdre sous le vieux portique du Colisée.

Le Colisée, construit par trente mille Juifs, se trouve vis-à-vis du palais des empereurs. On aperçoit encore le plan de Jérusalem, tracé par ces malheureux captifs, touchant souvenir de la patrie! il y avait trois galeries couvertes, dans lesquelles cent cinquante mille personnes se plaçaient; douze chariots pouvaient y courir à la fois; le milieu était orné d'obélisques, de colonnes et d'un grand nombre de statues. Quel coup-d'oeil! quel tableau! quel étalage de ruines! les unes portent l'empreinte de la main du temps, les autres de la main des barbares: à travers tous ces débris, le lierre, les ronces, la mousse, les plantes rampantes, on croit entendre les mugissements du lion, les soupirs du mourant, la voix des hommes, les applaudissements des Romains.

Au milieu s'élève une croix, et, tout au tour, à égale distance, s'appuient, sur les loges où l'on enfermait les bêtes féroces, quatorze autels.

Nous nous sommes promenés dans toutes les parties du Colisée, nous sommes montés à tous les étages, nous nous sommes assis dans la loge des Empereurs. Quel silence! quelle solitude! On rencontre dans tous ces corridors la petite chouette des masures volant presque sur nos têtes, quand nous passâmes sous les portes voûtées du Colisée, le hibou aux ailes jaunes jetait son cri du haut du clocher du Capitole.

Combien le silence de la nuit ajoute à la beauté du monument! Nous étions dans une sorte d'extase, tous les grands souvenirs se présentaient en foule à notre imagination: nous jouissions de tout le passé. Les noms de César et d'Auguste erraient sur nos lèvres: nous appelions ces grands hommes sur les débris de leur patrie. Nous croyions encore entendre Corine se livrer à ses admirables improvisations, etc., etc.

Ce qu'il y a de plus curieux dans les environs de Rome, c'est surtout Tivoli; nous prenons une voiture pour nous y conduire, et nous roulons sur la voie romaine appelée Tiburtine: notre compagnon de voyage était Rossini, compositeur de musique à Saint-Charles et à la Pergola, neveu du célèbre auteur dont les heureuses inspirations règnent en maître absolu sur le coeur des dilettanti. Il parlait aussi bien le latin que sa langue natale. Nous sentons une odeur de soufre, et nous voyons le lac d'eau bleuâtre de la solfatare; quand on y jette la moindre chose, l'eau bouillonne; nous achetons des pétrifications de ce lac de soufre. En avançant vers Tivoli, nous rencontrons, aux pieds des montagnes, plusieurs ruines parmi lesquelles domine le tombeau de Plautius.

Arrivés à Tivoli, nous traversons l'Anio, qui tombe en bouillons impétueux et se précipite avec fracas; nous descendons dans la grotte de Neptune, montagne de roches, qui s'avance sur un abîme épouvantable. Dans le fond de ce gouffre, on voit encore sur le sommet les temples de Vesta et de la Sibylle: les nombreuses cascades et cascatelles sont des plus curieuses et des plus poétiques; l'eau se précipitant dans cet antre profond, on ressort à travers des roches pour former une petite rivière, après mille serpentements. Le paysage est animé par des oliviers, des mûriers, des figuiers et des vignes; on voit des voyageuses sur de modestes roussins d'Arcadie descendre avec circonspection les montagnes; des troupeaux paissent sur les escarpements; les cascatelles paraissent comme des gerbes jaillissantes et les flots ressemblent à des filets d'argent.

La maison d'Horace est située vis-à-vis des cascades, sur le versant de la montagne des Sabines, si propice aux émotions et au grandiose. Apparaît ensuite la maison de Catule, puis celle de Marius; dans le voisinage est la belle maison des Jésuites et la villa d'Est.

Notre cicerone, convoitant de nouvelles clientelles, faisait ses efforts pour nous quitter au milieu de ces lieux magiques; il nous laissa près de la villa Adriana: nous éprouvâmes beaucoup de difficultés pour en découvrir la véritable entrée; nous promenons dans la ville Adrienne, si féconde en curiosités et en souvenirs; nous trouvons des artistes peignant les fresques d'une voûte. L'empereur Adrien y avait réuni tous les monuments dont la magnificence et la gloire avaient frappé ses regards. Quelles impressions n'avons-nous pas éprouvées à l'aspect de ces lieux! ce ne sont plus que des herbes, des ronces, des tronçons de colonnes, des débris de murailles remplaçant le temple de Jupiter.

Les longues herbes de la solitude croissent partout; des colonnes jonchent le sol, et sont couvertes de mousse. Nous trouvâmes, au sortir de la villa Adriana, une source dont l'eau était d'une pureté et d'une fraîcheur admirables; elle sortait des flancs d'une montagne bordée d'une haie épaisse de lauriers roses en fleurs; comme nous étions très-échauffés, nous n'osâmes nous y désaltérer; fatigués de ces excursions, aux ardeurs du Soleil, et pressés de soif, nous faisons une longue course sur la route de Rome, pour trouver un liquide désaltérant; enfin le voiturin nous reprend; cette fois nos compagnons de voyage sont encore Rossini et un officier de carabiniers.

Tout est disposé en Italie contre la chaleur, et rien contre le froid; l'hiver, on n'a souvent pour se réchauffer, dans une vaste pièce, que l'homicide braciajo.

Le lendemain nous promenons au Capitole. Du haut de la tour, on découvre
Rome, Frascati ou Tusculanum, remarquable par le séjour de Cicéron.

Le Capitole renferme un Musée plein de richesses; on y entrait par le Forum; il est surmonté d'un clocher d'où sort la statue de la Religion: de chaque côté de l'escalier sont des lions apportés d'Égypte, qui jettent de l'eau par la gueule: au haut sont Castor et Pollux, une colonne milliaire avec une boule dorée, et sur la façade du Capitole, on voit aussi des trophées de Marius.

Les antiques sont fort remarquables; il y a encore les statues d'airain de Rémus et de Romulus, qu'une louve allaite; on y voit fort bien le coup de foudre dont elle fut frappée: dans un des palais du Capitole, est la statue de Marforio, couchée dans la cour, près de la muraille, c'est contre cette statue qu'on affiche la réponse aux satyres de Pasquin.

Nous avons visité une boutique où l'on vendait secrètement des poignards: il y en a pour les Dames, qui sont travaillés avec beaucoup d'élégance, et elles les portent comme instruments de toilette.

En allant au Capitole, du côté du Forum, sont les prisons Mamertines dans lesquelles périrent Jugurtha, les complices de Catilina, et où Saint Pierre et Saint Paul, détenus, ont été délivrés par l'Ange.

À peu de distance du Capitole, est le Campo-Vaccino, célèbre par l'ancien Forum, le Temple de Jupiter Tonnant, de Jupiter Capitolin, dont on connaît à peine les traces, et celui de Vesta. La villa Farnèse est le principal ornement du Campo-Vaccino.

Nous ayons visité un cloaque Maximin fort curieux.

Du côté du Tibre, nous ayons vu les débris d'un ancien pont.

Voici comment pêchent les Romains; ils ont deux carrelets au bout d'un grand bois tournant, mis en mouvement par un arbre et des palettes ayant le courant pour moteur: avec ce piège facile, où il y a un appât, ils prennent en badinant le poisson trop avide.

Près de l'église Saint-Grégoire, se trouve le temple de la Fortune virile, ensuite les immenses débris des Thermes de Dioclétien, autrefois destinés aux bains, à la musique et aux fêtes: près des Thermes, sont les tombeaux des Scipion, découverts depuis sept ans; nous sommes descendus dans les caveaux sépulchraux, au milieu de cierges et d'illuminations.

Nous avons ensuite visité Saint-Jean-de-Latran, célèbre par les douze
Apôtres, possédant en outre les chefs de Saint Pierre et de Saint Paul.

Nous voici au pélérinage de la Santa Scala, qu'on monte à genoux; la porte qui est au haut n'est jamais ouverte; ceux qui l'ouvrent, suivant la pieuse chronique, n'en ressortent point; la Santa Scala renferme le sang précieux de Jésus-Christ. On arrive à cette petite chapelle par cinq escaliers différents, celui du milieu a vingt-huit degrés de marbre blanc; Jésus-Christ y monta quand il fut conduit chez Pilate.

De là, nous nous rendons au Baptistère de Constantin, qui est admirable; on y remarque encore les pierres qui servaient à noyer les martyrs; nous explorons les acqueducs ou grandes arches, les Thermes de Titus, le temple de Jupiter Vengeur; il ne reste plus de la Roche Tarpéïenne d'autre importance que son ancienne réputation, ayant été immortalisée par tant de condamnés.

Nous avons vu le Palais Doria, dont on offrit qu'une partie à l'Empereur d'Autriche qui s'offensa de ne pas l'occuper tout entier, mais quand il fut à Rome, il s'aperçut que le quart était déjà trop grand pour son cortège.

Nous avons admiré le temple de la Concorde, la fontaine des Parfums près le Colisée, la voie sacrée sur laquelle passaient les Rois et les Empereurs. Après avoir parcouru la voie sacrée, nous entrâmes dans une jolie chiesa; nous fûmes étonnés de la fraîcheur et de la beauté des fresques qui en décorent le Dôme: on remarquait jadis dans une chapelle de cette église, un petit vieillard qui paraissait abîmé dans les profondeurs de la mysticité et des extases; on aurait dit qu'il s'élevait de la terre; c'était le chevalier Bernin, auteur de ce Dôme, qui paraissait se complaire dans la vue de ses oeuvres sublimes. Nous visitâmes le temple de la Paix et le Panthéon consacré par Agrippine à tous les Dieux, depuis à tous les Saints; le corps de Raphaël y repose, ainsi que celui du célèbre Carrache, fils d'un simple tailleur. Le Panthéon est un des plus anciens édifices antiques; quoique dépouillé de ses premiers ornements, il fait l'admiration des étrangers: c'est un bâtiment qui a autant de largeur que de profondeur; il est sans fenêtres et sans piliers, il ne reçoit la lumière que par une ouverture au milieu de la voûte.

La fontaine Pauline ne doit point être oubliée; l'eau tombe par cinq ouvertures dans autant de bassins, et se répand par des conduits souterrains dans plusieurs quartiers de la ville.

Les Juifs, à Rome, sont au nombre de sept mille; ils habitent un quartier isolé où tous les soirs on les enferme et on les garde à vue pour les préserver de l'intolérance du peuple.

Sainte-Marie-Majeure possède, dans un tabernacle, la crèche de Jésus naissant, et, dans une niche, l'image de la Vierge peinte par Saint Luc.

À notre arrivée sur la place de la Poste, notre cocher eut une rixe avec un ami de profession; il y eut un échange de coups de fouets dont nous manquâmes de devenir victimes dans notre calèche découverte. En même temps, notre maître d'hôtel nous atteint, et nous annonce qu'un cavalier du Pape est venu nous apporter une dépêche pour une audience pontificale le même jour, que M. Vaur, pénitencier français, extrêmement obligeant, avait sollicitée pour nous. Nous n'avions que trois quarts d'heure pour nous préparer et nous rendre au Vatican: notre toilette fut rapide; nous montons en voiture; le Souverain Pontife nous accueille avec des manières pleines de bienveillance; il paraît témoigner beaucoup d'affection aux Français et nous donne de précieux souvenirs.

Le Pape Grégoire XVI a une physionomie pleine de bonté; c'est un théologien habile, doué d'une grande modestie: de simple camaldule de la banlieue de Vénise, il est parvenu au pontificat et à la tiare par ses talents.

Nous eûmes une conversation agréable avec son bibliothécaire Monseigneur Mezzofanti qui parle quarante-deux langues; comme on lui dit que nous venions de la Bretagne, il se mit à nous entretenir dans l'idiome bas-breton, dialecte qui nous était inintelligible; il fut obligé de nous exprimer sa pensée en français et en italien.

Le majordome du Roi de Rome, Monseigneur Fieschi, eut la complaisance de déranger ses projets, et de nous promener, partout dans les salles, même dans les cuisines, qui nous ont paru ordinaires. Dans toutes les Seigneureries ultramontaines, on suit littéralement l'étiquette, beaucoup d'urbanité et force compliments sont l'assaisonnement de la conversation.

Les premières glaces que nous avons mangées à Rome, nous ont causé d'horribles tranchées, soit qu'elles fussent préparées dans des vases de cuivre, soit qu'elles fussent aromatisées d'eau de laurier.

Nous avons pris des glaces dans d'autres endroits qui ne nous ont pas ainsi travaillé les intestins. On ne voit partout que soutanes et habits ecclésiastiques: il est vrai que les avocats et les huissiers revêtent la toge sacerdotale; mais comme les prêtres dominent à Rome, qu'ils occupent les emplois et font la police, on ne doit pas être surpris de les trouver en nombre même dans les cafés; nous avons vu souvent des ecclésiastiques petits maîtres, fiers comme des abbés de cour, frapper de la canne dans le café, demander au garçon promptement la gazette, et perdre patience si on les faisait attendre un peu. Le jeu de billard y est très en vogue, et les lotteries sont dans tous les coins de rues.

Nous assistons à la belle cérémonie des Palmes, à laquelle figurait l'ex-roi de Portugal Don Miguel, armé d'une riche lorgnette qu'il employait souvent à admirer la beauté des princesses romaines; il aurait dû être pourtant un peu plus modéré, depuis son aventure au bal du prince Borghèse. En dansant, il s'était épris de belle flamme pour la princesse, peut-être dans un mouvement de galop, mais l'incendie était si considérable, que le prince, pour empêcher son désastre, fut obligé d'appeler Don Miguel à un combat singulier; le Souverain Pontife, prévenu de l'affaire, la fit promptement cesser, car Don Miguel vit des bienfaits du Souverain de Rome.

Le grand duc Michel, au nombre des curieux, puisqu'il est encore schismatique, assistait aux cérémonies de la Semaine-Sainte, dans la chapelle Sixtine, dont la voûte est ornée des belles fresques du Jugement dernier, par Michel-Ange; tout le monde sait apprécier cette oeuvre magnifique du peintre, mais, dans nos pays, nos yeux, adoucis par les voiles et les gazes, ne pourraient supporter ces chefs-d'oeuvres de la belle nature.

Les dames n'entrent point sans avoir de billets, tous les hommes costumés proprement en noir sont admis; le peuple seul ne peut aborder.

Dans les charrettes, les conducteurs ont une grotte qui leur sert d'abri.

Le commerce de Rome consiste dans la vente de tableaux, de statues, de reliques et de chapelets.

Notre église est Saint-Louis. M. de Châteaubriand a fait une épitaphe sur le tombeau de Pauline de Montmorin, jeune personne qui vint mourir en terre étrangère, après y avoir perdu toute sa famille. Dans cette église, on fait une prédication française le dimanche.

Le marché est la place Navone; on l'appelle ainsi, parce qu'autrefois on pouvait facilement l'inonder et y faire voguer des pirogues et des nacelles pour s'exercer aux joutes marines: la colonne, au milieu de la Piazza, représente le Nil et ses débordements fertilisateurs. Les palais Mursini, Pamphili, Saint-André, sont auprès, et le palais Spazza. Le palais Farnèse est enrichi du sarcophage de Metella Caracalla. Ce palais a été achevé par Michel-Ange; il est orné de belles statues: celle de Socrate, l'Apollon du Belvéder, la statue de Pompée, un Hercule appuyé sur sa massue, trouvé dans les bains de Caracalla, Antonius, la statue d'Alexandre Farnèse, duc de Parme. Dans la grande salle, on voit le fameux Taureau; une femme est attachée par les cheveux à une des cornes de cet animal furieux; deux hommes font leurs efforts pour les pousser dans la mer du haut d'un rocher; une autre femme avec un petit garçon, accompagnés d'un chien, regardent ce spectacle: ces sept figures sont d'un bloc de marbre.

La colonne de Trajan reçut ses dépouilles comme les Pyramides celles des rois d'Égypte, et sa statue en bronze doré brillait au faîte du mausolée, comme celle de Napoléon ombrage aujourd'hui la place Vendôme. Les décombres du Forum Trajan ont exaucé le sol actuel de dix pieds. Sur les ruines, on a élevé deux églises, dont l'une est dédiée à la madone de Lorette.

Le palais des Chevaliers de Malte mérite aussi d'être visité; la belle église Saint-Charles appartient aux Jésuites.

L'église Sainte-Marie-in-Cosmedin est remarquable par une grosse pierre de marbre percée en cinq endroits; ces cinq trous sont disposés de manière qu'on pourrait mettre la bouche dans un, le nez dans un autre, le menton dans celui d'en bas; les deux autres répondent aux deux yeux; on croit que ce marbre était l'ara maxima dédiée à Hercule, sur laquelle on jurait solennellement: on dit aussi qu'on mettait la main dans cette bouche en pierre pour dire la vérité, et que la main se séparait, si on faisait un mensonge.

Saint Paul, incendié il y a quelques années, maintenant en reconstruction, excitait notre curiosité.

Nous voulons nous distraire d'avoir été plusieurs jours de suite aux longues cérémonies de la Semaine-Sainte, dans la chapelle Sixtine, et nous cheminons pédestrement sur Saint-Paul, que nous croyions peu distant, il y avait encore une heure de jour; je demandai à un faquin si nous étions bien sur la route: ce faquin s'offrit de nous accompagner; malgré nos refus, il persista à nous suivre. Le chemin fut beaucoup plus long que nous ne le pensions. Théodose a jeté les premiers fondements de Saint-Paul; il y avait cent quatorze colonnes de marbre blanc prises aux bains d'Antonin; la voûte était peinte à la mosaïque. Sur la voie Apienne près de Saint-Paul, on voit encore les débris du cirque d'Antonin, ainsi que les réservoirs où était destinée l'eau pour les combats sur mer. À quelque distance, se fait remarquer le tombeau de Cécilla Metella; c'est un bâtiment de forme ronde dont les murailles ont vingt pieds d'épaisseur.

Nous quittâmes Saint-Paul à la nuit. Chemin faisant, nous stationnâmes au petit oratoire où Saint Pierre et Saint Paul s'adressèrent leurs derniers adieux, en allant au supplice. Le faquin nous escortait toujours, et de si près, que je fus obligé de le menacer de la canne bretonne pour le faire aller en avant ou en arrière; il se décida à prendre les devants: la nuit commençait à nous couvrir de ses voiles ténébreux, le faquin fit rencontre de gens de son honorable profession; ils chuchotèrent et formèrent un conciliabule; je crus qu'ils allaient improviser une attaque à nos bourses; nous fîmes bonne contenance, et arrivâmes les premiers à Rome, non sans accélérer le pas, toujours suivis de ce parasite qui vint nous demander la bonne-main dans la Strada del Corso.

Chose inouïe, dans la nuit du Jeudi-Saint, il est tombé quatre pouces de neige à Rome, ce qui, au dégel, a occasionné un débordement du Tibre.

Nous sommes allés à Saint-Pierre, au lavement des pieds; nous avons attendu cinq heures et demie la cérémonie, dans une attitude fatigante propre à modérer la ferveur; les hommes n'ayant aucun siège. Quel murmure, quel bruit, quelle confusion! ce sont des flots d'étrangers qui sortent sans cesse. On cause dans Saint-Pierre, on y rit, on s'y conduit comme sur une place publique.

Mme Mercier, avec qui je ne pouvais communiquer que de loin, par des signes, car on sépare dans cette chiesa les maris et les femmes, quitte le lavement des pieds pour aller au repas des Apôtres, dans la chapelle Pauline, et elle me perd dans la foule. J'allais cherchant, comme Orphée, mais sans avoir les doux accents de sa voix, mon Euridice jusqu'au palais des enfers. Je ne la retrouve, avec grande inquiétude, qu'au bout de deux heures de pénibles recherches: une mère, repoussée par ce flux et reflux de la population, perd sa fille, qui se trouve seule sans l'abri maternel, et que sa mère ne put rejoindre: les hommes et les femmes sont toujours séparés aux cérémonies de Saint-Pierre. Le peuple est exclu de la chapelle Sixtine, et ne voit les choses que de loin. On n'entend jamais de musique dans ces saints lieux; seulement quelques chants renommés entr'autres le fameux Miserere: dans ce tourbillon de spectateurs, les dames ont souvent des voiles et des fichus déchirés; plusieurs les ôtent par prudence.

Un vingt francs vaut trois piastres; sept paoli, une baiorque ou un sou.

Voici la manière de compter les heures dans les États Romains: à sept heures et demie du soir, moment de l'Angélus, commence la première heure; à huit heures et demie, la seconde, pour ainsi continuer vingt-quatre heures. À midi de France, il est dix-sept heures et demie. Le cadran des montres offre de la confusion pour l'étranger; mais les Italiens trouvent leur manière de compter la meilleure, car, en regardant à leurs montres, ils savent combien il reste d'heures du jour.

Nous avons acheté des gants de Naples, ils sont d'une si mauvaise qualité, qu'à peine mis, il n'en restait même pas la forme.

Il y a dans Rome un tel mouvement de voitures qui la parcourent nuit et jour, qu'on craint constamment d'être blessé. Là un piéton est écrasé comme une mouche, sans forme de procès. Jamais les dames romaines ne font usage de leurs jambes; le bon ton s'y oppose; elles préfèrent chez elles savourer une modeste cuisine, manger des pommes de terre, sacrifier leur estomac au luxe et aux voitures. Le titre de grand seigneur est tout à Rome, et le peuple est bien petit. Les cardinaux ont des voitures magnifiques d'un, très-grand, prix, puis trois laquais derrière, et devant, des chevaux harnachés de plumes et de panaches; ces princes mènent un train de cour; ils vivent en seigneurs, leur royaume est de ce monde, je leur en souhaite la durée dans l'autre; mais des volcans et des révolutions pourront bien un jour leur faire quitter les parures éclatantes, ramener la simplicité des premiers temps, l'âge-d'or de l'église. La croix, de bois et le bâton de l'Apôtre réuniront encore la grande famille chrétienne. Alors leurs chevaux n'auront plus les chars brillants et leurs magnifiques caparaçons; ils frapperont la terre de leurs pieds impétueux et se précipiteront aux combats sous l'égide de Mars. Au reste, il ne faut point être étonné de voir les dames recevoir le bras des robes noires; l'usage tolère journellement cette civilité locale, formule de politesse, que les moeurs régulières du clergé de France ne pourraient tolérer.

Il y a abondance de demoiselles à marier, dans la proportion de trois aspirantes et d'un candidat; les signorelle alors doivent tendre des pièges pour faire la conquête de ces nouveaux Sabins.

Les Romaines sont attachantes; leur beauté est calme et majestueuse; elles sont dévouées à celui qu'elles aiment.

Nous avons admiré la villa Pamphili; les belles statues sur le palais et dans les jardins: on y voit de beaux arbres, des chênes d'Italie taillés en charmille, des lauriers fleuris, des anémones sauvages jonchant les ailées, grand nombre de jets d'eau, dont un fait même jouer une flûte: on y voit de jolis parterres, des serres, en espaliers et en paille; des dessins formés sur le gazon; il ne faut pas s'approcher d'un cabinet qui vous monde subitement de ses jets humides.

Nous avons de nouveau entendu le beau Miserere de la chapelle Sixtine, où l'art sublime des accompagnements est si bien ménagé.

Les charcuteries, le soir du Vendredi-Saint; ont la plus brillante illumination; des paysages animés, des bateaux, des jets d'eau, voilà leur décoration pour célébrer leur jour de fête, et devenir charnels au bout de la quarantaine.

À table d'hôte, des Français amènent des demoiselles du Palais Royal qui figuraient aux cérémonies dans la chapelle Sixtine, comme autrefois la femme adultère: personne ne jetait la pierre à ces Magdeleine non encore pénitentes.

Si on ne parle pas l'Italien c'est un avantage de savoir le latin; on trouve beaucoup d'ecclésiastiques qui connaissent la langue de Virgile et de Cicéron.

Le palais Borghèse a de très-belles et de très-nombreuses galeries de peintures, des tables en mosaïque admirables, et de charmants jets d'eau.

Quand un seigneur fait une invitation, ses laquais viennent, le lendemain, chercher la bonne-main, et reparaissent chez le convive jusqu'à ce qu'ils obtiennent une munificence; autrement, quand vous retournez au palais, ils vous font de gros yeux qui vous tueraient, s'ils le pouvaient; il paraît que ce sont les seuls gages de ces brillantes livrées et de ces valetailles respirant le faste et l'ostentation, copies vivantes de la grandeur de leurs maîtres.

L'impôt est peu considérable, puisque les trésors de la Chrétienté vont à Rome, pour créer de beaux monuments et faire vivre ces populations abâtardies.

C'est par mode d'élection que s'opère au conclave la nomination d'un
Souverain Pontife; la tiare et la pourpre ne se transmettent pas par
hérédité. Les grands talents peuvent seuls faire facilement fortune à
Rome.

Le jour de Pâques fut très-pluvieux; les cérémonies eurent de la pompe. Le Pape, porté dans Saint-Pierre, célébra la messe; c'était un coup d'oeil majestueux malgré l'absence de dévotion. Près de deux mille voitures étaient aux portes de la Basilique. Le Pape n'a pas pardonné au dehors son imposante bénédiction, à cause du mauvais temps, qui fut aussi un obstacle à l'illumination spontanée de Saint-Pierre.

Mais la ferveur règne peu parmi les assistants; le clergé, les cardinaux n'en ont pas davantage; ils causent, rient même au confessionnal; le pénitent, après s'être accusé, reçoit un coup de longue baguette qui lui procure une indulgence.

Nous sommes allés à Monte-Cavallo, ou le Quirinal; ce palais est moins grand que le Vatican; il est la demeure du Pape, pendant l'été. Le jardin est vaste, les allées sont bordées d'orangers, de citroniers, de grenadiers; les jets d'eau y sont abondants; il y en a qui font jouer un orgue. Sur la place de ce palais se trouve la fontaine de Trévise, avec deux chevaux de marbre de Praxitèle et de Phydias, provenant du Forum de Constantin; le cardinal Mazarin avait un beau palais sur cette place.

La grande salle des Thermes de Dioclétien forme la belle église de Sainte-Philomèle; le point de vue sur la place des quatre fontaines est magnifique.

Nous avons admiré la promenade Pincio près de l'Académie Française: la villa Borghèse, avec ses beaux jets d'eau, est aussi une délicieuse promenade près le Pincio, où, il ne manque rien pour rendre la vie agréable; vous y rencontrez un étang, un pont, des grottes, des fontaines, des volières, des cabinets de verdure et un monde de statues antiques et modernes. Dans les soirées d'été, il y a de belles fêtes et de douce musique.

Dans l'église de Saint-Pierre-aux-Liens, se trouve le Moyse, chef-d'oeuvre de Michel-Ange: dans l'admiration de son ouvrage, il lui donna par distraction un coup de ciseaux sur le genou, en lui disant: parle actuellement, il ne te manque que la parole. Moyse est assis, tenant les tables de la Loi sous un bras, l'autre bras repose majestueusement sur sa poitrine. Quel regard! ce front auguste, ses flots de barbe; la bouche est remplie d'expression, la pensée y attend la parole.

La chiesa Martino possède un magnifique tableau représentant un concile qui fait brûler les livres d'Arius. Dans l'église de Sainte-Priscilli, on voit la sainte occupée à recueillir dans un vase le sang des martyrs; Saint Charles Borromée, sur son siège, catéchise dans une chapelle de cette église: deux mille cinq cents martyrs sont enterrés dans les caveaux.

On ne connaît point les sabots; mais on fait usage de mules. Les raisons sont couvertes en tuile, les rues sont pavées de larges pierres.

Le peuple de Rome ne peut pas se livrer dans le Tibre aux sanitaires immersions. Les Romains ne sont point amphibies et deviennent exposés à de nombreuses maladies de la peau. La proscription des bains est une loi de décence: si des statues, dans la belle nature, sont exposées partout, c'est qu'elles ne sont vues que sous le rapport de l'art et de la poésie.

La place Pasquin forme un carrefour où aboutissent quatre rues. Le fameux Pasquin est une grande statue mutilée, privée de bras, de jambes et toute défigurée; elle reçoit les épigrammes et, est appuyée contre une maison.

Une des églises, près la porte du Peuple, a une belle chapelle en marbre, avec le tombeau d'un jeune seigneur mort de galanteries à trente ans; on y lit cette inscription: Peste inguen interit.

Le feu d'artifice du château Saint-Ange, qui a eu lieu le lundi de Pâques, est magique et d'une grande variété de couleurs; placé dans la plus belle position, des fusées par milliers se précipitent à la fois dans les airs, et retombent en étincelles brillantes et tonnantes. Les chandelles romaines s'élançaient éblouissantes, on eût dit des serpents de feu assiégeant les murs du mausolée d'Adrien; arrivées au Ciel, elles redescendaient en pluie d'étoiles; des fusées sifflant comme des flèches et les tournoyants soleils projetaient sur la place des reflets fantastiques. L'artifice imitait parfaitement les cascatelles de Tivoli et la vapeur brillante des eaux; on aurait cru encore apercevoir sur des nuages Jupiter lançant ses foudres. Les murailles se teignaient de lueurs rougeâtres, et l'ombre des assistants s'y dessinait sous toutes les formes. Des bouts de chandelle enfermés dans des cornets de papier de couleur rangés comme des pots de fleurs sur les galeries, nuançaient les ténèbres de toutes les teintes de l'arc-en-ciel. L'Ange du château dominait de sa masse noire et immobile ce tableau pyrotechnique. Les spectateurs étaient innombrables. Les voitures des seigneurs exposent la foule, le peuple se fait justice en cassant les vitres.

Les belles filles d'Albano, de Tivoli et de Frascati circulaient la veille sur les places et dans les rues, étalant au Soleil leur corsage d'or, leurs têtes chargées de grosses perles et de broches d'argent.

Nous avons visité Saint-Étienne, ou le temple d'Auguste; puis remarqué la trace des genoux de Saint Pierre, quand Simon le Magicien fut chassé du temple. À Saint-Jean-de-Latran, les colonnes de marbre sont en si grande quantité, qu'on en a recouvert plusieurs d'un manteau de plâtre pour faire des pilastres; elles étaient presque toutes du Capitole; quelques-unes portent encore la figure des oies qui ont sauvé le peuple romain; l'urne d'Agrippine renferme les cendres d'un pape.

Les faquins sont d'une paresse sans exemple; nous les avons vus mettre une couple d'heures à faire ce que nos ouvriers exécuteraient dans cinq minutes, et voilà ces anciens Romains qui foulent cependant avec orgueil le même sol sur lequel ont marché leurs ancêtres; ces athlètes, vigoureux maîtres du monde, qui, dans la ruine de leur gouvernement politique et de leurs idoles, ont perdu l'enthousiasme de la victoire, leur virilité, leur énergie guerrière. Nous les avons vus, toujours le manteau sur l'épaule, avec ces lambeaux d'habillements que ce peuple artiste drappe encore, jouer nonchalamment au petit palet. La politique des peuples est peut-être d'avoir de pareils voisins; ce sont des lions qui dorment, et qu'il ne faut pas réveiller.

Ce manteau, qui ne se dépose jamais, semble former à lui seul tout le vêtement; il cache des mystères qu'il serait imprudent de vouloir pénétrer, car le désordre et la saleté sont leurs statuts fondamentaux.

Les mendiants sont hideux et insupportables; on dirait qu'ils constituent un des pouvoirs de l'état: on ne peut se distraire de l'importunité de ces malheureux.

Près du Colisée, sont les temples de Romulus et de Rémus, et la statue colossale de Néron.

Les thermes de Titus sont posés sur l'ancien palais de Néron: au même endroit se trouve la chapelle de Sainte-Félicité et de ses enfants, modeste autel des premiers chrétiens au VIe Siècle. Les fresques sur les voûtes de Néron sont bien conservées; elles ont excité le génie de Raphaël. Les débris du théâtre Marcellus forment présentement des boutiques. Sur le trastevère est l'église Saint-Onolpho, où fut enterré Le Tasse: on y voit la pierre attachée au cou de Saint Calixte pour le noyer. Dans l'église de Sainte-Dorothée, une goutte du sang de cette Sainte est conservée, puis il y a une source intarissable d'huile sainte: auprès est une ancienne caserne française, et la salle de police des sous-officiers est dans un couvent de bénédictins. À peu de distance est le temple d'Esculape, proche l'île Tibérine, qui fut formée des gerbes de grains et des meubles que le peuple prit aux Tarquins, et qui furent jetés dans le Tibre. L'église de Saint-Barthélemi n'est pas loin: tous les ans, le jour de la fête du Saint Patron, on y affiche les noms de ceux qui n'ont pas fait leurs Pâques.

Le carnaval, à Rome, consiste dans d'éclatantes courses de chars et de chevaux, dans la rue du Corso, sous de nombreux travestissements. Pour accoutumer les chevaux à ce trajet, on leur donne l'avoine à l'extrémité où la course doit finir. Les masques jettent par poignées des dragées en plâtre, appelées Puzzolana; les rues en sont blanches et les voitures en sont accablées. Les trastaverines, les jambes nues, portent avec grâce des emphores sur la tête.

Dans la chiesa Minerva est un beau Christ de Michel-Ange: dans l'église du Capitole Aracheli repose le corps de Sainte Hélène; c'était jadis le temple de Jupiter Capitolin. Saint Bambino y a un autel et de nombreux ex-voto sont offerts par les malades, en mémoire de miracles. On va, en voiture et accompagné de deux prêtres, porter chez les malades Saint Bambino petit Enfant-Jésus difforme des premiers siècles. Dans le temple des Bramantes, se trouve l'emplacement où fut la croix de Saint Paul, martyrisé la tête en bas; les quatre évêques en plâtre sont de Michel-Ange.

Les théâtres de Rome sont ordinaires, et n'appartiennent pas au gouvernement.

La plus grande ignorance, dans toutes les classes de la société, se fait partout remarquer. Les Trastaverins, fiers de leur origine, croient seuls descendre des anciens Romains, et portent leurs noms.

Un de nos aimables Français, se proposant d'aller admirer le beau ciel napolitain, dans un moment où on regardait nos avocats, nos médecins, nos prolétaires comme trop civilisés et répandant avec eux la bonne odeur du progrès, fut obligé de prendre un nom supposé; pour éviter le renouvellement de ce moyen, le gouvernement des Deux-Siciles ne vous admet point sans la recommandation d'un banquier de Rome: la chancellerie française nous intima ces ordres, et, grâces à M. le duc de Torlonia, notre passeport fut expédié.

Le lendemain, nous nous levâmes de bonne heure, et, suivant l'usage, nous attendîmes long-temps le voiturin: un voyageur vint nous rejoindre aux portes de Rome; il n'avait pas fait de prix avec le cocher, qui lui demanda trois fois plus qu'il ne devait avoir; une vive dispute s'éleva; le chef du poste donna enfin gain de cause au voyageur.

CHAPITRE IX.

De Rome et Terracine à Naples.

Nous voilà donc en route pour Naples, passant par Albano, où est le tombeau des Horace et des Curiace; nous y vîmes encore un temple consacré à Esculape, avec le mausolée d'Ascagne et de Pompée. La situation d'Albano est charmante: la route, à travers les marais Pontins, est magnifique, bordée de riantes avenues de belles rangées d'arbres; une grande quantité de bestiaux, de chevaux et de bêtes à cornes, se trouve sur les marais. Loin d'être rassuré par la vue d'un paysan, on craint d'être dévalisé; en un instant, cinquante contadins deviennent cinquante bandits, et le passant ne sait jamais si c'est un ennemi ou un défenseur qu'il va trouver dans l'homme qu'il rencontre, surtout à l'époque de la Semaine-Sainte, où de nombreux voyageurs parcourent ces contrées avec un riche butin. Les Anglais, qui ont jeté aux brigands des marais Pontins plus d'or qu'il n'en faut pour les dessécher, ont soin, dans leur budget de voyage, de voter d'avance le budget des arrestations. Les marais Pontins sont une campagne fertile et pestilentielle tout à la fois. Envahis par le malaria ou mauvais air, on ne voit pas une habitation, quoique la nature y semble féconde; quelques hommes malades attèlent vos chevaux; le sommeil est un avant-coureur de la mort dans ces lieux. Des buffles d'une physionomie basse et féroce traînent la charrue, que d'imprudents cultivateurs conduisent sur cette terre fatale: on a tenté inutilement de dessécher ces marais, que les montagnes environnantes inondent sans cesse.

Nous arrivons à Terracine, où nous avons fait un excellent déjeûner de bonnes sardines. Le point de vue est magnifique et les roches imposantes. Terracine est sur le bord de la mer, aux confins du royaume de Naples: derrière, est le mont Anxur, couvert d'antiquités; toute la montagne qui domine Terracine, est chargée d'orangers et de citronniers en pleine terre; les aloës, les cactus à larges feuilles y abondent.

De Terracine à Naples, la route est embaumée de citronniers, de mirtes, de lauriers, d'oliviers, de vignes; elle est bordée d'énormes haies d'aloës plantés autour de jolis vergers: quelquefois les pâles oliviers, assez semblables, pour la forme et la couleur, aux saules de nos climats, sont dominés par un palmier à la tête élégante et noble. Ce roi des arbres du midi donne aux paysages un aspect oriental: c'est la plante des contrées où le ciel brille: ses branches régulières se jouent en tous sens au milieu des airs, et les rayons du jour passent par ces éventails naturels comme à travers les feuilles d'une jalousie. Le palmier, par la régularité de sa forme, par son feuillage en parasol, par la légèreté de ses rameaux, qui se détachent du ciel brûlant de Naples, comme des coups de pinceau sur un fond d'or et d'azur, paraît l'emblème du soleil lui-même. Du reste, la culture est la même que dans nos pays. Dans les bourgs, la misère est très-grande, les figures sont décharnées et livides: la chaussure des indigènes est du cuir attaché avec des ficelles; les femmes sont parées de leurs cheveux avec une broche et des rubans de couleur pour les retenir; quelques hommes portent un caleçon et une petite blouse qui descend jusqu'à moitié de la cuisse; leurs chapeaux sont à la Robinson.

À Gaëte, les auberges sont assez bonnes. Le choléra, qui y régnait alors, faisait peu de sensation. Il n'attaquait que les vieillards, les personnes d'une santé délabrée, les malheureux auxquels des excès de diète et une nourriture de mauvaise qualité ont altéré les organes digestifs; mais les disciples de la tempérance et de la modération ont peu à redouter ce fléau originaire de l'Asie.

En arrivant à Gaëte, nous remarquons le costume leste et élégant d'une gaëtane: de longues et larges tresses roulées en torsades sur sa tête; un jupon bleu tombant sous un corset rouge; sa taille fine, sa démarche gracieuse et ses yeux noirs exprimaient le sentiment.

C'est près du promontoire de Gaëte que Cicéron a perdu la vie.

À la délicieuse Capoue, nous avons changé de voiture, pour visiter l'ancienne ville et un amphithéâtre fort curieux, différent des autres, en ce que le cirque était sur la loge des bêtes.

Faisant halte à la nouvelle Capoue, pour réparer nos forces, et trouvant les mets détestables, nous demandâmes des oeufs à la coque; mais comme ils n'avaient pas de thermomètre, et que le degré de chaleur outrepassait, on nous apporta des oeufs durs; nous les congédiâmes pour en avoir d'autres moins cuits et dans leur lait; pas du tout, on passa d'un extrême à l'autre; on aurait dit qu'on nous servait des oeufs tels que la poule venait de les pondre; tempêtant contre le cuisinier, qui ne pouvait pas gouverner sa cuisine dans le juste milieu, nous nous bornâmes à faire accommoder la même chose, sous diverses formes, comme Esope dans sa métamorphose des langues; on nous apporta une omelette, notre appétit devenant exigeant, nous fîmes la visite d'un placard; quelle ne fut pas notre surprise, de voir une machine pneumatique aspirante, foulante et anodine. Diafoirus n'aurait pas demandé un canon mieux disposé; il y avait de quoi nous faire perdre tout-à-fait l'envie de manger; nous ne comprenions pas cette alliance de malpropreté; mais bientôt nous sûmes le but de la mécanique: c'était une presse en étain, semblable à l'instrument dont Molière s'est servi si habilement pour effrayer M. de Pourceaugnac, laquelle imprimait au beurre la forme du macaroni, que les Italiens se plaisent à contempler partout.

La route continue d'être charmante jusqu'à Naples; les terres sont bien soignées; des corps-de-garde, mieux que sur les voies romaines, y sont établis pour la sûreté. Dans les campagnes, on cultive le riz; la vigne se marie à l'ormeau; on voit souvent à une charrette un boeuf et un âne attelés de front. On éprouve dans ces lieux un bien-être si parfait, une si douce aménité de la nature que rien n'altère les sentiments agréables qu'elle vous cause; elle vous inspire une indolence rêveuse dont on ne se rend pas compte. La douane de Naples est tracassière, et offre beaucoup de désagréments; les employés sondent jusqu'aux selles des chevaux: ils fouillent les voyageurs. Le chapeau de Mme Mercier, qu'elle avait acheté à Florence, et qu'elle n'avait pas malheureusement sur la tête, est saisi: cependant il avait tout ce qu'il fallait pour constituer l'usage; coiffe et rubans, rien n'y manquait. Si j'avais été au fait du clignotement des douaniers, si je leur avais glissé une piastre dans la main, tout cela ne serait pas arrivé; nous avons traité amiablement le lendemain, et, pour deux piastres, nous sommes rentrés en possession. Mais nous avons eu un orage bien plus sérieux, un de nos compagnons de voyage, amateur de tabac, n'allait jamais sans sa provision pour deux jours; il ne déclare point une demie livre de tabac pour son service quotidien; un vieux renard d'employé s'en aperçoit, fond sur sa proie; aussitôt la dogana juge cette peccadille un cas pendable; des soldats entourent notre voiture il faut nous envoyer sous escorte à l'inquisition de la grande douane, subir le sort: le coupable est menacé de quinze jours de prison, de deux mille francs d'amende; la voiture et les chevaux du vetturino vont être confisqués; nous cheminons lentement au milieu d'une haie de soldats, escortés de la populace. Nous obtenons par grâce de faire monter deux gendarmes dans la voiture pour rendre l'impétuosité à nos coursiers et nous délivrer des curieux. Heureusement que le capitaine Martin, maître de l'hôtel du Commerce, qui savait que nous devions prendre gîte chez lui, fut en même temps prévenu de notre position difficile, pour nous surtout, détenus dans la voiture depuis quatre heures, et qui payions les pots cassés, malgré notre aversion pour le tabac. Comme il était très lié avec un chef de la grande douane, il éteignit sans difficulté ce feu qui ne valait pas la chandelle. Nous fûmes remis en liberté; mais ce chef de douane a été lui-même inquiété pour avoir accommodé cette affaire. Voulant ne pas perdre un moment, d'autant plus que notre santé n'en souffrait pas, dès le lendemain nous allâmes admirer l'église royale, où les dames sont obligées, pour entrer, d'ôter leurs coiffes et leurs chapeaux; nous vîmes le palais du Roi, d'une, grande régularité, et auprès duquel est le palais du prince de Salerne; dans la belle rue de Tolède, bordée d'édifices élégants, et qui a un mille de longueur, les troupes du Roi défilaient pour se rendre à la revue.

Au milieu de la population de Naples, si animée et si oisive tout à la fois, nous voyons les lazzarones couchés presque nus sur le pavé, ou retirés dans un panier d'osier, leur tente et leur habitation de jour et de nuit; il en est parmi ces hommes qui ne savent pas même leur nom; ils craignent les ardeurs du soleil, dorment le jour pendant que leurs femmes filent; on voit des Calabrois se mettre en marche pour aller cultiver des terres, avec un joueur de violon à leur tête et dansant de temps en temps pour se reposer de marcher.

Il y a tous les ans, près de Naples, une fête à la Madone, à laquelle les jeunes filles dansent la Tarentèle au son du tambourin et des castagnettes; elles ont soin de mettre polir condition, dans leur contrat de mariage, que leurs époux les conduiront tous les ans à cette solennité.

L'église de Saint-Janvier possède d'immenses richesses et la tête de Saint Janvier, évêque de Pouzzoles, avec deux petites fioles remplies du sang de ce Saint, qu'une dame recueillit le jour de son martyre. Tous les ans, le premier dimanche du mois de mai, on porte ces reliques à une procession qui se fait avec beaucoup de pompe, et à laquelle assiste la famille royale; après la procession, on dit la messe, ensuite s'opère le miracle; on présente les fioles devant la tête; le sang dont elles sont remplies, qui est toujours figé, se liquéfie, dit-on, et bouillonne d'une manière très-sensible; les Napolitains y ont une grande dévotion; lorsque le sang ne se liquéfie pas, ils disent que la ville est menacée d'un grand malheur.

Dans cette église, est le tombeau de l'infortuné André II, Roi de Naples, fiancé à l'âge de sept ans, et que la Reine son épouse fit assassiner à dix-huit ans.

Dans l'église Saint-Janvier, quantité de Saints, de grandeur naturelle, sont en argent, ainsi que des fleurs et des chandelliers; le Baptistère est sorti de Pompéïa, c'est une coupe de porphyre.

Nous nous transportâmes ensuite au Champ-de-Mars, à la belle revue que le Roi donnait en l'honneur du grand duc Michel: seize mille soldats étaient sous les armes: les manoeuvres s'exécutaient parfaitement; on simulait l'assaut d'une forteresse. Les régiments étalaient au champ de Mars leurs brillants costumes; les officiers chamarés d'or et de cordons faisaient piaffer à merveille leurs coursiers fringants, respirant l'ardeur des combats.

Nous nous rendîmes de là aux belles promenades de Chiaia et de la Villa Réale, si magnifiques et donnant sur le port: leurs délicieuses situations les rendent très-fréquentées. Chiaia est la corruption de Piaggia. C'est là qu'on voit des enfants de prince, portés par quatre laquais sur de riches palanquins. On porte aussi leurs nourrices pour qu'elles n'échauffent pas leur lait, et l'enfant repose sur un oreiller de soie bleue garni de blonde. Le jardin du roi, nommé Villa Réale, est orné de trois rangées d'arbres, de statues, de gazons, de parterres, d'orangers et de pavillons chinois; il y a une douzaine de fontaines et un bassin en granit oriental d'une seule pierre. Le roi, revenant de conduire le grand duc à l'ambassade de Russie, passait dans la rivera di Chiaia, et eut la galanterie de saluer nos dames. À Chiaia, de charmantes fanfares étaient exécutées, avec une grande précision, par les régiments royaux.

Le tombeau de Virgile est à l'entrée de la grotte du Pausilippe; c'est une espèce de pyramide presque détruite, couverte d'arbrisseaux d'une riche végétation; un laurier croit auprès; nous avons cueilli et nous conservons comme un trésor précieux quelques feuilles de cet arbuste; les cendres du grand poète sont transportées au Musée de Naples.

La grotte Pausilippe, creusée à travers la montagne, abrège la route de Pouzzole à Naples; c'est un petit coteau, délicieux, couvert de fleurs, de fruits, de bons vins et de quantité de maisons de plaisance; elle a plus d'un mille de longueur, quarante pieds de haut et trente pieds de large; elle est pavée de pierres de lave; il y a, au milieu, une Madone pratiquée dans le roc, devant laquelle brûle une lampe: de cette grotte, on sent déjà l'odeur de la Solfatara; elle fut faite en quinze jours par cent mille hommes; rien n'est comparable à la température de l'air qui règne dans cet endroit; on entend résonner des voitures sous les voûtes qu'éclairent des fanaux.

La route de la Solfatara est entourée de champs abondant en hauts peupliers, mûriers, unis l'un à l'autre par des vignes qui se suspendent à leurs fronts, sous lesquelles croissent et passent, pour ainsi dire, tour-à-tour, dans une année, trois ou quatre moissons.

Des monceaux énormes de pierres d'une couleur gris de perles, recouverts de cristallisations de soufre jetées sur la voie, nous annonçaient le voisinage de la Solfatara.

La Solfatara est un ancien volcan éteint où l'on tire et clarifie le soufre: le sol retentit comme une voûte qui menace à chaque instant de s'écrouler, pour faire place à un lac; puis nous vîmes l'immense réservoir Cinto Camarille, que les Romains avaient fait construire pour avoir de l'eau en toutes saisons; il y a auprès un amphithéâtre remarquable, avec un autel dédié à Saint Janvier, des mosaïques et des symboles de sa décapitation.

La ville de Cumes est située entre Monte-Vecchio et Monte-Novo, montagne formée dans une seule nuit, sortie du lac Lucrin, que des pêcheurs cherchèrent inutilement pour retrouver et leurs barques et leurs filets.

Dans le même jour, nous avons vu encore le temple de Jupiter Sérapis, où il y a trois espèces d'eaux thermales, purgatives, rhumatismales et diaphorétiques, puis le vase où tombait le sang des victimes.

Le beau Ciel de Naples, souvent sans nuages, d'un azur si ravissant et si pur, nous faisait désirer d'y prolonger notre séjour: heureux les habitants, s'ils savaient apprécier le bonheur d'un des plus beaux climats du monde.

Les Italiens sont obligeants par caractère, et quand on emploie avec eux les formules de la politesse, ils sont toujours disposés à vous rendre service.

Nous étions fort bien à l'hôtel du Commerce, chez le capitaine Martin, Strada di Florentini; la table d'hôte est de trois francs par tête, elle est bien servie; les domestiques parlent français, ces officieux laquais vous dispensent du soin de couper les viandes; ils les dissèquent proprement, commencent par servir les dames, puis font le tour de la table avec beaucoup d'attention, sans répandre des graisses sur les convives.

Les tables d'hôte sont fort amusantes; elles ressemblent à une espèce de lanterne magique, où l'on voit passer des gens de tous les pays, de toutes les conditions, de toutes les opinions, où l'on entend parler toutes les langues et où le plaisir que l'on trouve est un changement complet d'habitude. On voyage, on se quitte sans se dire adieu; si les mêmes hommes ne se rencontrent plus, il s'en rencontre d'autres, ce qui suffit aux habitants, d'un monde fugitif. Quand on se fait servir du café au noir, on trouve autant à manger qu'à boire.

Le lazzarone, à la peau brûlée et presque noire, est en général bien fait; il a la figure martiale et à caractère tout à la fois; il poursuit la carrière que le hasard a ouverte devant lui; il dort où le soleil le surprend souvent à demi-nu; il se soumet au travail par indolence comme à une nécessité; il en dissipe le salaire sans calcul du lendemain; la faim est sa réserve, la privation sa ressource; il n'a souvent qu'une chemise ou une espèce de manteau brun à capuchon dont il laisse pendre les manches. Les lazzaroni sont vigoureux et constitués comme les anciens athlètes; ils ne contractent aucun mariage civil ni religieux; ils n'ont point de ménage. Ils portent des culottes flottantes terminées au-dessus des genoux, qu'ils laissent à découvert. Le lazzarone va étancher sa soif dans des flots d'aqua gelata ou de limonade.

Notre chambre était d'une piastre par jour.

Nous avions à notre service un domestique de place qui nous, coûtait journellement une piastre; c'était un ancien brigadier de gendarmerie, membre de la Légion-d'Honneur, fort bon homme et fort intelligent, nommé Michel; nous avions encore à notre usage une voiture à trois chevaux, du prix chaque jour de quatre piastres. Par ce moyen, nous pouvions voir beaucoup de choses en peu de temps; nous nous étions associés, seulement à Naples, avec M. et Mme Pérignon, peintre distingué de Paris, qui partageaient les frais de voiture, de domestique de place et de nombreuses bonnes-mains.

Après avoir vu les belles églises de Rome, celles de Naples paraissent fort ordinaires, ainsi que les statues, malgré qu'il y ait de grandes richesses.

On voit des barbiers, des marchands de légumes, de fruits, de poissons, de macaroni; des cuisines qui, sous la protection d'une Madone, s'installent rapidement et ont toujours une nombreuse clientelle; des toiles ambulantes abritent ces boutiques où sont déposés, sur une couche de plantes marines, des coquillages et des poissons vivants dont les écailles reflètent mille couleurs.

Voulant connaître toute ce qu'il y avait de curieux, surtout dans ce pays, qui est entièrement mytologique, nous partîmes pour l'Achéron, lac des enfers, ou lac Fusaro, sur lequel se trouve une maison de campagne du Roi, pour les parties de pêche; nous y avons mangé des huîtres délicieuses et de l'excellent poisson spinola; nous saluons les Champs Élysées, trouvant qu'il était trop tôt aller jouir des délices de l'Olympe; nous fûmes ensuite nous spiritualiser aux temples d'Apollon, de Mercure et de Vénus.

Les bains de Néron, ou étuves de Tritala, sont une voûte très-vaste et très-soignée à l'extrémité de laquelle se trouvent des sources d'eau bouillante qui peuvent durcir, des oeufs à l'instant; un Français (et que n'ose un Français!) voulut y pénétrer; mais il en fut mal récompensé; la chaleur l'avait suffoqué à tel point, qu'il ferma pour toujours les yeux à la lumière.

La voluptueuse Baia, où Marius, Sylla, César, Néron, etc., vinrent si souvent jouir des délices de la vie, n'est plus qu'une côte abandonnée, que rongent les flots qui la battent sans cesse. Quelques débris de villas et de temples romains ont encore survécu au naufrage du temps.

Le lac Lucrin et le lac Agnano sont voisins de la grotte de la Sibylle de Cumes: on ne voit presque plus de trace de l'ancienne ville de Cumes; c'est un désert inculte semé de quelques pierres; l'Arco Felice est près de la mer; on voit encore les fragments d'un temple de la Sibylle; quelques habitations semblent être elles-mêmes des ruines, et leurs possesseurs sont souvent dévorés par la misère et la maladie. La voûte souterraine est très longue; des faquins vous portent sur les épaules comme un précieux fardeau; d'autres vous éclairent avec des torches: les torches produisaient les images les plus fantastiques sur ces murailles noires et condamnées à l'ombre éternelle. Les faquins vont même dans l'eau, pour vous conduire dans l'endroit où la Sibylle se baignait, le lieu où elle allait s'asseoir, celui où Néron la regardait. L'air manque un peu dans ces réduits obscurs, encore empreints de fresques; enfin, nous revoyons la lumière; il est bon d'être plusieurs pour imposer aux portantini qui vous dévaliseraient facilement dans une semblable exploration.

Au milieu du Cap Misène, il y a une source d'eau douce qui surgit du fond de la mer.

C'est ici la grotte du Chien, au pied de la montagne Spina, dans laquelle il y a un fort dégagement d'acide carbonique à odeur de champagne, et qui éteint la lumière; les animaux ne peuvent respirer dans cette grotte, le pistolet même ne part pas.

Notre cocher alimentait ses chevaux avec le caroube, les lupins, les fèves et le chiendent; les autres fourrages sont très-rares; on nourrit un cheval pour quatre carlins ou deux francs par jour tout compris. Le grain est si abondant, qu'il y a de quoi fournir l'Italie; on en exporte en quantité, ainsi que de l'huile et de la soie. Le beurre vaut trois francs la livre.

À Naples comme à Rome, des sermonaires prêchent parfois dans les Carrefours et sur les places publiques, malgré le roulement des voitures, le cliquetis des armes des soldats, le luth harmonieux des bardes et des troubadours, les scènes burlesques de Polichinelle.

Il y avait hier grand spectacle: nous avons vu jouer le Siège de Calais et une pantomime équestre. Le théâtre de Saint-Charles est magnifique, bien décoré; le roi et le grand duc Michel y assistaient; en l'honneur de ces princes, il y avait grande illumination. Les diamants ruisselaient et étincelaient sur le front et les épaules de ces belles Napolitaines, et la loge royale était parée avec une magnificence inaccoutumée. Les danses ne sont pas si gracieuses qu'à l'Académie Royale de Paris; on croirait voir danser les Sauvages Américains; d'un autre côté, la musique est divine.

Que d'émotions nous eussions éprouvées en terminant la soirée, si nous y eussions entendu M. et Mme Duprez réunir tous les suffrages avec la ravissante Mme Malibran, dans la Somnambula et les Cavatines de Don Juan. Le souvenir de ces artistes est encore présent à Naples; chacun nous en entretenait; nous étions flattés de leurs victoires, et l'on conserve aussi toujours dans ces lieux la mémoire de la liaison intime de ces célébrités; on nous faisait comme assister à ces charmants soupers qui les réunissaient chaque jour tous les trois à la même table.

La gloire de Duprez a quelquefois éprouvé des éclipses, des vicissitudes et l'ingratitude ordinaire du public; il joua le rôle de Polione, dans La Norma, par déférence pour Mme Malibran, son amie, il était, ce qui lui arrivait rarement, fort enrhumé, et cette indisposition ayant pris un caractère sérieux dès la seconde représentation, il s'efforça de chanter, sans en avoir préalablement fait prévenir le public. Duprez fut sifflé à outrance à sa sortie, et le Ministre de la Police lui dit même que: «Quand on était premier ténor, on ne devait jamais être enrhumé, parce que cela pouvait compromettre l'ordre public.» Duprez supporta la tempête avec courage, mais Mme Duprez, qui remplissait dans la même pièce le rôle d'Adalgisa de la Norma, fut applaudie à trois reprises différentes. Ce petit échec maladif n'a pas empêché de rendre par suite à notre illustre chanteur, l'enthousiasme et le délire napolitain, dans la Lucia di Lamermoor, de Donizetti. Duprez, jouant le rôle de Ravenswood, a fait vibrer une voix magique qui a été saluée par des tonnerres d'applaudissements.

Après avoir récolté une ample moisson de gloire et mûri son talent à la chaleur vivifiante du soleil italien, notre virtuose, embrasé du feu sacré, retourna avec sa dame dans sa patrie, ranimer le génie musical, briser les entraves qui arrêtaient son essor, et cueillir, de nouvelles palmes et de nouveaux triomphes.

La façade du théâtre Saint-Charles, un peu sévère, est composée d'un portique sous lequel circulent les voitures. Le vestibule est grandiose, les corridors sont spacieux, la salle est plus grande que celle de l'Opéra à Paris; il y a six étages de loge, trente-deux à chaque rang: ces loges peuvent contenir environ douze personnes. Toutes les places du parterre sont numérotées et séparées; c'est un usage général en Italie; on peut retenir son billet huit jours à l'avance, sans augmentation de prix; la salle est toute entière dorée de haut en bas; les loges sont drapées en bleu; celle du roi est en face du théâtre, au-dessus de la porte d'entrée du parterre; elle est soutenue par deux palmiers dorés, décorée par deux rideaux que soulèvent des génies; les peintures du plafond de la salle, représentent le Parnasse; au-dessus de la scène est une horloge composée d'un cadran sur lequel des amours indiquent les heures; entre chaque loge est un candélabre d'or et d'argent, à cinq branches; derrière chaque loge est un petit salon pour l'agrément des spectateurs.

Il y a encore le théâtre Comique des Florentins; les Napolitains aiment beaucoup les petits spectacles; ils sont surtout amateurs de marionnettes; il y avait un acteur de cette espèce âgé de quatre-vingts ans, qui faisait rire les Napolitains depuis soixante ans, dans son rôle de Polichinelle. Ces polichinelles et saltimbanques, toujours gais et fantasques, faisaient tressaillir la multitude ébahie.

Les cafés, les boutiques, les promenades, les lieux publics sont pleins dès le matin jusqu'à midi de toutes sortes de gens; à midi, on se couche; une heure avant la nuit on se lève, on se rhabille, on entre au café ou bien l'on monte en voiture pour se promener à Chiaia; ou le long du Pausilippe; le soir on va à l'Opéra.

On ne voit pas sur les lèvres des Italiens, la raillerie piquante, le rire sardonique.

Le mouvement de la rue Saint-Honoré n'est pas comparable à celui de la Strada de Tolède, les places, les rues, pleines de population, sont continuellement sillonnées par une multitude de voitures et de petites calèches qui voilent tant elles vont vite, et l'on craint d'écraser les enfants. Enfin les boutiques et les maisons semblent inondées d'habitants.

C'est sur la terrasse ou loggia, qu'au déclin du jour on vient chercher le repos et le souffle de la brise du soir.

La ville de Portici a le beau palais que Murat avait occupé; il y a des salles en porcelaine de Chine; le palais du prince de Salerne, la Bella Favorita, est au commencement de la ville; on voit, peu loin de là, Torre del Greco, brûlé neuf fois par le Vésuve: dans ces lieux, toutes les constructions sont sur la lave.

À Naples et sur les routes, on a sous les yeux un continuel tableau des misères humaines: des hommes ne pouvant mouvoir qu'une seule jambe suivent une voiture au grand trot des chevaux, et cela pendant un long trajet, demandant toujours la carita: des aveugles, des estropiés courent après vous; il y en a qui ont la forme de spectres hideux, de cadavres difformes; des cancers leur ont rongé le nez et les yeux; leur aspect fait reculer d'horreur. Les moines, si multipliés dans ces lieux, s'opposent à la formation de dépôts de mendicité, disant que nous devons toujours voir le spectacle fidèle des misères humaines pour être plus humains.

Nous entrons enfin dans cette merveilleuse Pompéïa, dérobée et conservée pendant dix-huit siècles; notre domestique de place n'a pas permission d'entrer; c'est un militaire invalide qui doit nous promener dans cette ville antique que la cendre a préservée du temps dévastateur. Il n'y a point de monuments qui inspirent plus d'intérêt que ceux de Pompéïa: tout se trouve tel qu'il était le jour de la terrible catastrophe qui la fit disparaître sous les couches volcaniques. L'épaisseur de la fumée obscurcit, du temps de Pline et de Titus, l'an 79, le soleil en plein midi; la mer se recula plusieurs fois et laissa les ruisseaux à sec; une grande pluie étant survenue dans le temps que l'air était le plus rempli de cendres, cela fit un mortier qui tombait par moment sur la terre; des fleuves de feu coulaient jusque dans la mer; des villages furent renversés; les dernières secousses ébranlèrent la ville: on entendit un bruit souterrain plus épouvantable que le tonnerre, qui retentit jusqu'à Rome et jusqu'en Égypte; en ce moment, les villes de Pompéïa et d'Herculanum furent ensevelies avec la plupart des habitants qui étaient au spectacle public, suivant le narrateur Dion: nous ne partageons pas cette opinion.

La première maison qui s'offre à nos regards est celle d'Arius Diomède; dix-sept personnes de sa famille sont trouvées victimes de l'éruption: Diomède lui-même meurt dans son jardin: nous avons examiné les amphores qui servaient à conserver son vin, pour faire des libations à Bacchus; dans la distribution de son appartement rien n'est oublié; depuis son boudoir jusqu'à la salle de ses femmes; les fresques sont encore parfaitement conservées; mais des figures obscènes ont été transférées au Musée de Naples; les appartements ne sont pas de grande dimension; tous construits avec la lave et la pierre ponce. On voit le tombeau de Diomède et la salle à manger après les funérailles.

Nous avons visité le cimetière, où se trouve le tombeau du commandant des anciens, de Luc Libelle, etc.; l'ossuaire est adjacent, ainsi que le four pour brûler les corps. Pompéïa avait environ trente mille âmes de population.

Les rues sont pavées de larges pierres et ornées de beaux trottoirs paralelles. Il y a des maisons à l'enseigne de Priape: les lits comme chez les Turcs touchaient presqu'à terre: on voit sur les pavés ou dalles la trace des roues de voiture. Les fontaines sont à l'embranchement de deux rues. Les fours avec des pains dedans et des moulins pour les grains sont encore très-bien conservés et de même forme qu'aujourd'hui; dans les maisons de cabaret on aperçoit la tache faite par les verres à liqueur sur le marbre; les marques de l'ancienne douane existent encore.

Nous nous sommes promenés dans la maison de Salluste; nous avons vu sa table à manger: son jardin est petit; mais tout est symétrique; son lit en fer ressemble à ceux d'aujourd'hui. Dans les temples de Faune et de la Fortune, on trouve seulement la pierre purpurine.

Le tribunal, immense et imposant, est entouré de belles colonnes; la prison est sous la salle où siégeaient les juges.

On fouille depuis cent vingt ans, et on transporte au loin les cendres, de manière à donner une libre circulation dans la ville: un tiers seulement de cette cité, entourée de murailles, est découvert.

Nous avons parcouru la rue des douze vérités qui sont Minerve, Junon, Apollon, Diane, etc.; elle conduit au temple d'Isis, puis à un magnifique amphithéâtre.

Il y a un théâtre comique, une fontaine en mosaïque de la plus grande beauté; les salles de bains n'ont point été oubliées.

Épuisés d'explorations longues et curieuses, nous nous sommes restaurés d'excellent vin de Pompéïa et du fameux champagne d'Ischia. On a trouvé des statues, des médailles d'or et d'argent, des vases, de toute espèce, des chaînes pour les criminels, des bracelets pour les filles, des candélabres, une balance avec un poids ayant la forme d'un Mercure, une bague avec le mot Ave; la bibliothèque de Salluste; les parchemins du consul Pansa.

Tout existe à Pompéïa. L'homme seul a disparu. On a trouvé dans l'atelier d'un statuaire les ciseaux que la mort fit tomber des mains de l'artiste.

Dans la maison de Faono, à cause du beau Faune en bronze qu'on y a trouvé, on a découvert la plus belle mosaïque: c'est un grand tableau historique qui représente la bataille d'Alexandre et de Darius. Vingt-six guerriers et quinze chevaux de dimensions presque naturelles forment ce groupe admirable; les plus beaux édifices publics sont: le Grand Portique, le Forum, le Panthéon ou Temple d'Auguste.

On a retiré des oeufs bien conservés, du blé, de l'huile, du vin, des réchauds avec leurs charbons et leurs cendres, des provisions dans des magasins, qui consistaient en dattes, châtaignes, figues sèches, amandes, prunes, aulx, pois, lentilles, petites fèves, de la pâte et des jambons. On a découvert des tableaux du meilleur goût, puis la maison entière d'un barbier. La boutique de cet artisan, les ustensiles, les bancs où les citoyens se plaçaient en attendant leur tour, jusqu'aux épingles qui servaient à la chevelure des femmes; on a obtenu des instruments de chirurgie, tout est du plus beau travail; rien n'est comparable à un Faune qui dort, à deux jeunes lutteurs qui sont nus. Ils vont lutter, on a peur, car on a oublié qu'ils sont de bronze.

On appelait la salle à manger triclinium, parce que l'on plaçait trois lits autour d'une table; dans les maisons riches, il y avait des salles à manger d'été et d'hiver; on restait à volonté à demi-assis, le bras gauche penché sur un coussin; il était d'usage d'apporter sa serviette avec soi; à peine assis, des esclaves versaient de l'eau sur les mains, ôtaient les sandales, nettoyaient les ongles. Le pavé d'une salle en mosaïques représente toute sorte de débris de repas, comme s'ils fussent tombés naturellement à terre.

À la fin du repas, on faisait circuler la coupe d'amitié, c'était un vin miellé: le maître buvait le premier, ensuite les convives, quelquefois on effeuillait des roses dans la liqueur.

Les candélabres étaient le meuble le plus élégant, quelques-uns représentaient une tîge bourgeonnée, d'autres un bâton noueux, la plupart en bronze. Lorsque le pavé de lave se brisait, on comblait les intervalles, et on scellait les fragments avec des chevrons de fer qu'on voit encore.

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