Tamaris
The Project Gutenberg eBook of Tamaris
Title: Tamaris
Author: George Sand
Release date: May 25, 2014 [eBook #45753]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier & Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Internet Archive.)
TAMARIS
PAR
GEORGE SAND
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1862
AU DOCTEUR H. VERGNE
A BEAUREGARD
Mon ami, ce n'est pas vous qui me reprocherez de vouloir farder la nature et dépasser la vraisemblance dans les sentiments exprimés par le narrateur de cette histoire. Vous n'en auriez pas le droit, vous qui n'avez jamais compris le bonheur que dans le dévouement.
GEORGE SAND.
Nohant, 10 janvier 1862.
I
En mars 1860, je venais d'accompagner de Naples à Nice, en qualité de médecin, le baron de la Rive, un ami de mon père, un second père pour moi. Le baron était riche et généreux; mais je m'étais fait un devoir de lui consacrer gratis les premières années de ma carrière médicale: il avait sauvé ma famille de plus d'un désastre, nous lui devions tout. Il se vit contraint d'accepter mon dévouement, et il l'accepta de bonne grâce, comme un grand cœur qu'il était. Atteint, deux ans auparavant, d'une maladie assez grave, il avait recouvré la santé en Italie; mais je lui conseillai d'attendre à Nice les vrais beaux jours de l'année pour s'exposer de nouveau au climat de Paris. Il suivait ma prescription; il s'établissait là pour deux mois encore et me rendait ma liberté, dont, au reste, la privation s'était peu fait sentir, grâce au commerce agréable de mon vieux ami et au charme du voyage. Ayant quelques intérêts à surveiller en Provence, une petite succession de famille à liquider pour le compte de mes parents, établis en Auvergne, je m'arrêtai à Toulon et j'y passai trois mois, durant lesquels se déroulèrent les événements intimes que je vais raconter.
M. de la Rive ayant déjà fait un séjour forcé de plusieurs semaines dans cette ville au début de son voyage, je m'étais lié avec quelques personnes, et le pays ne m'était pas complétement étranger. Parmi ces amitiés passagèrement nouées, il en était une dont le souvenir m'attirait particulièrement, et j'appris avec un grand plaisir, dès mon arrivée, que l'enseigne la Florade était passé lieutenant de vaisseau, et se trouvait à bord du navire de guerre la Bretagne, dans la rade de Toulon. La Florade était un Provençal élevé sur la mer et débarrassé en apparence de sa couleur locale, mais toujours Provençal de la tête aux pieds, c'est-à-dire très-actif et très-vivant d'esprit, de sentiments, de caractère et d'organisation physique. C'était pour moi un type de sa race dans ce qu'elle a de meilleur et de plus distingué. J'ai connu peu de natures aussi heureusement douées. Il était plutôt petit que grand, bien pris, large d'épaules, adroit et fort; la figure était charmante d'expression, la bouche grande, ornée de dents magnifiques, la mâchoire un peu large et carrée, sans être lourde, la face carrée aussi, les pommettes hautes, le cou blanc, fort et admirablement attaché, la chevelure abondante, soyeuse, un peu trop frisée malgré le soin qu'il prenait de contrarier ce caprice obstiné de la nature; le nez était petit, sec et bien fait, l'œil d'un cristal verdâtre, clair et perçant, avec des moiteurs soudaines et attendries, des sourcils bruns bien arqués, et autour des paupières un large ton bistré qui devenait d'un rose vif à la moindre émotion. C'était là un trait caractéristique, moyennant lequel on eût pu le spécifier dans un signalement et que je n'ai vu que chez lui: bizarrerie plutôt que beauté; mais ses yeux y gagnaient une lumière et une expression extraordinaires. Sa physionomie en recevait cette mobilité que j'ai toujours aimée et prisée comme l'indice d'une plénitude et d'une sincérité d'impressions rebelles à toute contrainte et incapables de toute hypocrisie.
Tel qu'il était, sans être un fade ou insolent joli garçon, il se faisait remarquer et plaisait à première vue. Ses manières vives, cordiales, un peu turbulentes, et empreintes à chaque instant d'une sensibilité facile, répondaient au charme de sa figure. Son intelligence rapide, nette, propre à chercher et à retenir,—deux facultés généralement exclusives l'une et l'autre,—faisait de lui un excellent marin qui eût pu être aussi bien un artiste, un industriel, un avocat, un colonel de hussards, un poëte. Il avait cette espèce d'aptitude universelle qui est propre aux Français du Midi, race grecque mêlée de gaulois et de romain; intelligences plus étendues en superficie qu'en profondeur, on peut dire qu'elles ont pour ver rongeur, et souvent pour principe de stérilité, leur propre facilité et leur fécondité même.
Heureusement pour Hyacinthe de la Florade, car il était gentillâtre et supprimait de son plein gré la particule, il avait été jeté de bonne heure, par la force des choses, dans une spécialité qui dominait tout caprice. Quoiqu'il sût assez bien dessiner et qu'il chantât d'une voix charmante et d'une manière agréable, bien qu'il fît des vers à l'occasion et qu'il lût avec ardeur et pénétration toute espèce de livres, bien qu'il possédât quelques notions des sciences naturelles et qu'il eût le goût des recherches, il était marin avant tout; son cœur et son esprit s'étaient mariés d'inclination, comme son corps et ses habitudes, avec la grande bleue, c'est ainsi qu'il appelait gaiement la mer.
—Je sais très-bien, disait-il, que notre beau siècle a tout critiqué, et que la critique n'est plus que l'enseignement du dégoût de toutes choses. Vous autres jeunes gens de Paris, blasés sur tous les plaisirs qui vous provoquent, vous riez volontiers d'un homme de mon âge (la Florade avait alors vingt-huit ans) qui aime avec passion la plus austère, la plus perfide, la plus implacable des maîtresses.... Vous croyez que c'est là une brute, avide d'émotions violentes, et j'ai connu un homme de lettres qui me conseillait de me faire arracher une dent de temps à autre pour assouvir ce besoin de situations critiques et désagréables. Selon lui, c'était bien plus commode et plus prompt que d'aller chercher les détresses et les épouvantes à trois mille lieues de chez soi. Moi, je vous dis que ces esprits dénigrants sont des malades hypocondriaques, et qu'il leur manque un sens, le sens de la vie, rien que ça!
La Florade raisonnait de même à l'égard de ses autres passions. Il se faisait une sorte de point d'honneur d'en ressentir vivement tous les aiguillons. Il aimait et choyait en lui toutes les facultés du bonheur et de la souffrance. Il regardait presque comme une lâcheté indigne d'un homme la prudence qui s'abstient et se prive par crainte des conséquences d'un moment d'énergie. Il ne voulait pas maîtriser ni dominer la destinée; il était fier de l'étreindre et de sauter avec elle dans les abîmes, disant qu'il y avait plus de chances pour les audacieux que pour les poltrons, et que peu importait de vivre longtemps, si on avait beaucoup et bien vécu. Ce système n'allait pas jusqu'aux mauvais extrêmes. Il avait une sincère, sinon scrupuleuse notion du bien et du mal, et, sans y réfléchir beaucoup, il était préservé du vice par son tempérament d'artiste et ses instincts généreux; mais il n'en est pas moins vrai que, emporté par de bouillants appétits et se prescrivant à lui-même de ne jamais leur résister, il amassait sur sa tête des orages très-redoutables.
Mon ami la Florade n'était donc point un parfait héros de roman, on le verra de reste dans ce récit; mais, avec ses défauts et ses paradoxes, il exerçait sur ceux qui l'entouraient une sorte de fascination. Je la subissais tout le premier, cette influence un peu vertigineuse. J'étais jeune et je n'avais pas eu de jeunesse. Le devoir, la nécessité, la conscience, m'avaient fait une vie de renoncement et de sacrifices. Après des années d'études austères, où j'avais ménagé parcimonieusement mes forces vitales comme l'instrument de travail qui devait acquitter les dettes de cœur et d'honneur de ma famille envers M. de la Rive, je venais de passer deux ans auprès de ce vieillard calme, patient avec ses maux et doué d'un courage à toute épreuve pour vaincre la maladie par un régime implacable. En qualité de médecin, habitué à considérer la conservation de la vie comme un but, je tombais avec la Florade en pleine antithèse, et, tout en le contredisant avec une obstination vraiment doctorale, je me sentais charmé et comme converti intérieurement par le spectacle de cette force épanouie, de cette ivresse de soleil, de cette intensité et de cette bravoure d'existence qui étaient si bien ce qu'elles voulaient être, et que tout caractérisait fortement: la figure, les idées, les paroles, les goûts, et jusqu'à ce nom horticole de la Florade, qui semblait être le bouquet de sa riante personnalité. Je le voyais presque tous les jours; mais, au bout d'une semaine, un incident romanesque nous jeta dans une complète intimité.
Je fus, en vue des affaires personnelles qui me retenaient à Toulon, engagé à consulter un propriétaire résidant non loin du terrain dont j'avais hérité, et qu'il s'agissait pour moi de vendre aux meilleures conditions possibles. C'était un ancien marin, officier distingué, qui avait créé une bastide et un petit jardin sur la côte, pour ne pas se séparer de la mer et pour se livrer à la pêche, son délassement favori.
L'endroit s'appelle Tamaris. C'est un des quartiers (divisions stratégiques du littoral) qui enserrent le petit golfe du Lazaret, à une lieue de Toulon à vol d'oiseau. Ce nom précieux de Tamaris est dû à la présence du tamarix narbonais, qui croît spontanément sur le rivage, le long des fossés que la mer remplit dans ses jours de colère[1]. L'arbre n'est pas beau: battu par le vent et tordu par le flot, il est bas, noueux, rampant, échevelé; mais, au printemps, son feuillage grêle, assez semblable d'aspect à celui du cyprès, se couvre de grappes de petites fleurs d'un blanc rosé qui rappellent le port des bruyères et qui exhalent une odeur très-douce. Une de ces grappes prise à part ne sent rien ou presque rien; la haie entière sent bon. Il en est ainsi de la véritable bruyère blanche arborescente, qui, au mois d'avril, embaume tous les bois du pays.
J'avais pris une barque pour aller par mer à Tamaris. C'est le plus court chemin quand le vent est propice. J'abordai à la côte juste au pied de la bastidette de M. Pasquali. Je trouvai un homme entre deux âges, d'une aimable figure, d'une grande franchise et d'une obligeance extrême. Il avait peu connu le vieux parent dont j'héritais.
—C'était une espèce de maniaque, me dit-il; il ne sortait plus depuis longtemps, et vivait là avec une espèce de fille naturelle....
—Qui a droit, je le sais, à la moitié du petit héritage. Il n'y aura pas contestation de ma part. Si elle veut acquérir l'autre moitié, je ne lui ferai certes pas payer ce qu'on appelle la convenance. C'est pour savoir en toute équité la valeur de cette portion de terrain que je suis venu vous consulter.
—Eh bien, puisque vous êtes un bon garçon et un honnête homme, je prendrai les intérêts des deux parties. Cela vaut quinze mille francs. Mademoiselle Roque a de quoi payer comptant une portion de la somme. Avec le temps, elle acquittera le reste.
—C'est une honnête personne?
—Vous ne la connaissez donc pas?
—Pas plus que je ne connais la propriété.
—Vous n'êtes pas curieux!
—On m'a dit que l'endroit était triste et laid, et, quant à la fille, j'aurais cru manquer au savoir-vivre en allant faire une sorte d'expertise chez elle.
—Oui, vous avez raison; je vois que la Florade m'avait dit la vérité sur votre compte.
—Vous connaissez donc la Florade?
—Pardieu, si je le connais! il est mon filleul. Un charmant enfant, n'est-ce pas? une diable de tête! Mais, à son âge, je raisonnais un peu comme lui! Me voilà vieux, j'aime la pêche, je m'y donne tout entier. Vous, vous aimez la science.... Au bout du compte, chacun en ce monde court à ce qui lui plaît, et il n'y a que les hypocrites qui s'y rendent en cachette.
Là-dessus, le franc marin me força d'accepter un verre d'excellent vin où il me fit tremper un pain frais de biscuit de mer.
—Je n'ai pas d'autre gala à vous offrir, me dit-il; car je n'ai pu aller à la pêche ce matin. Il y avait encore trop de ressac dans mes eaux. Il faut aussi vous dire que je ne couche presque jamais ici. J'ai ma demeure au port de la Seyne, à une demi-heure de marche, sur l'autre versant de la presqu'île. Je viens tous les jours de grand matin visiter mes appâts et explorer mon quartier de pêche. Je fais une sieste, je fume une pipe, je me remets en pêche quand le temps est bon, et, au coucher du soleil, je retourne à la ville.
—Et vous ne laissez ici personne? Votre propriété est respectée durant la nuit?
—Oui, grâce aux douaniers et gardes-côtes qui sont échelonnés sur le rivage. Les gens du pays sont généralement honnêtes; mais nos sentiers déserts, nos bastides isolées les unes des autres par de vastes vergers sans clôture, tentent ce ramassis de bandits étrangers que la mer, les grands ateliers et les chemins de fer nous amènent. Vous voyez que tous nos rez-de-chaussée sont grillés comme des fenêtres de prison, et, si vous demeuriez ici, vous sauriez qu'on ne sort pas la nuit sans être bien accompagné ou bien armé. Malgré tout cela, on vole et on assassine; mais, avec un bon revolver et un bon casse-tête, on peut aller partout.
—Vous ne me donnez pas grand regret d'avoir dans vos parages une propriété à vendre au plus vite. Je n'aimerais pas à vivre sur ce pied de guerre avec mes semblables.
—Les bandits ne sont pas nos semblables, reprit-il. Mais venez donc jeter un coup d'œil sur nos rivages, et puis nous irons voir votre propriété.
Le terrain de la plage assez vaste qui se prolongeait vers le sud était plat et coupé d'une multitude de cultures à peu près toutes semblables: des plantations de vigne basse rayées de plantations d'oliviers et de larges sillons de céréales hâtives et souffreteuses; dans chaque enclos, une bastide généralement laide et décrépite. Celle de M. Pasquali était agréable et confortable; mais, placée au niveau de la mer, elle n'avait pas de vue, et, comme j'en faisais la remarque, il me dit:
—Vous ne connaissez pas le pays. Là où nous sommes, il ne paye pas de mine; mais vous ne le voyez pas. Je me suis planté au ras du flot, parce que j'y suis abrité du mistral par la colline, et parce que tout ce que j'aime dans la campagne, c'est l'eau salée, c'est le roc submergé et les intéressants animaux qui s'y cachent et qui me font ruser et chercher. Cependant, si vous aimez les belles vues, faisons deux cents pas un peu en roideur, et vous ne regretterez pas votre peine.
Nous gravîmes un escalier rustique formé de dalles mal assorties qui, de terrasse en terrasse, nous conduisit au sommet de la colline, tout près d'une maison basse assez grande et assez jolie pour le pays. Le toit de tuiles roses se perdait sous les vastes parasols d'un large bouquet de pins d'Alep négligemment mais gracieusement jeté sur la colline. Au premier abord, ce dôme de sombre verdure enveloppait tout; mais, en faisant le tour du parc, si l'on peut appeler parc une colline fruste, herbue, crevée de roches, et où rien n'adoucissait les caprices du sentier, on saisissait de tous côtés, à travers les tiges élancées des arbres, de magnifiques échappées de vue sur la mer, les golfes et les montagnes: au nord, une colline boisée que dépassait la cime plus éloignée du Coudon, une belle masse de calcaire blanc et nu brusquement coupée en coude, comme son nom semble l'indiquer; à l'est, des côtes ocreuses et chaudes festonnées de vieux forts dans le style élégant de la renaissance; puis l'entrée de la petite rade de Toulon et quelques maisons de la ville, dont heureusement un petit cap me cachait la triste et interminable ligne blanche sans épaisseur et sans physionomie; puis la grande rade, s'enfonçant à perte de vue dans les montagnes et finissant à l'horizon par les lignes indécises de la presqu'île de Giens et les masses vaporeuses des îles d'Hyères. De ce côté, la vue, heureusement encadrée par les pins-parasols et les buissons fortement découpés, était si bien composée et d'un ton si pur et si frais, que je restai un instant comme en extase; je n'avais rien trouvé de plus beau sur les rivages de Naples et de la Sicile. La grande rade, ainsi vue de haut, et partout tout entourée de collines d'un beau plan et d'une forme gracieuse, avait les tons changeants du prisme. La houle soulevait encore quelques lignes blanches sur les fonds bleus du côté de la pleine mer; mais, à mesure qu'elle venait mourir dans des eaux plus tranquilles, elle passait par les nuances vertes jusqu'à ce que, s'éteignant sous nos pieds dans le petit golfe du Lazaret, elle eût pris sur les algues des bas-fonds l'irisation violette des mers de Grèce.
—Voici, dis-je à mon guide, une des plus belles marines que j'aie jamais vues. Qui donc habite cette maison si bien située?
—Une jeune veuve avec un enfant malade a loué Tamaris pour la saison; car c'est ici le véritable endroit, jadis appelé le Tamarisc, qui a donné son nom au quartier. La petite villa appartient à un de mes amis; mais, dans nos pays, on ne loue aux étrangers que pour la mauvaise saison, puisque les étrangers ont la simplicité de croire à nos printemps, et on ne prend sa propre villégiature qu'à la fin de l'été.
J'observai que, si la nature était belle en ce lieu, le climat m'y semblait effectivement bien âpre, et mal approprié aux délicats organes d'une femme et d'un enfant.
—C'est rude mais sain, reprit M. Pasquali. L'enfant s'en trouve bien, à ce qu'il paraît. Quant à la mère, elle ne m'a pas semblé malade. C'est une jolie femme très-douce et très-aimable. Et tenez! la voilà qui nous fait signe d'approcher.
En effet, une des fenêtres du rez-de-chaussée s'était ouverte, et, à travers les barreaux de fer, une gracieuse main blanche s'offrait à la main du vieux marin; une voix douce l'appela du titre de cher voisin, et on échangea des politesses cordiales. L'enfant sortit au même moment, et, comme je me tenais discrètement à l'écart, il vint autour de moi, ainsi qu'un oiseau curieux, babiller tout seul, faire des grâces, et finalement répondre à mes avances en grimpant sur mes épaules. La mère s'inquiéta sans doute, car j'entendis M. Pasquali lui dire:
—Oh! soyez tranquille; s'il le casse, il le raccommodera, c'est un médecin!
—Un médecin? reprit la mère. Oh! tant mieux! Je consulte pour lui tous les médecins que je rencontre, et je serai bien aise d'avoir son avis.
Elle sortit aussitôt et m'invita à m'asseoir sur la terrasse pavée de grands carreaux rouge étrusque et ombragée de plantes exotiques, qui est, dans le pays, l'invariable appendice de toute maison, si pauvre ou si riche qu'elle soit.
Il me sembla, en regardant cette femme, que je l'avais vue quelque part, peut-être dans les premières loges de l'Opéra ou des Italiens; mais M. Pasquali l'appelait d'un nom qui me dérouta: ce nom de madame Martin, qui s'accordait mal avec un type confus dans mes souvenirs, ne me rappelait plus rien du tout.
Je ne la décrirai pas. Il est des êtres que l'analyse craint de profaner.... Je dirai seulement qu'elle pouvait avoir trente ans, mais seulement pour l'œil exercé d'un physiologiste; car il ne tenait qu'à elle d'en avoir vingt-cinq, tant sa démarche avait d'élégance et ses traits de pureté. Elle avait pourtant beaucoup souffert, on le voyait; mais ce n'avait jamais été par sa faute, on le voyait aussi. Il y a tant de différence entre la trace des malheurs non mérités et celle des passions irritées ou assouvies!
Cette femme était belle et d'une beauté adorable. Une perfection intérieure toute morale semblait se refléter dans ses paroles, dans sa voix, dans son sourire mélancolique, dans son regard bienveillant et sérieux, dans son attitude pliée plutôt que brisée, dans ses manières nobles et rassurantes, dans tout son être chaste, aimant, intelligent et sincère. Telle fut mon impression dès le premier coup d'œil, et je n'ai pas eu lieu de changer d'opinion.
Comme j'hésitais à examiner son fils, alléguant qu'elle devait avoir un médecin, elle insista.
—Nous avons un excellent docteur, un ami, me dit-elle; mais il est à Toulon. Cette campagne-ci est loin et d'un accès peu facile quand la mer est mauvaise. Il ne peut donc pas venir tous les jours, et il y a près d'une semaine que je ne l'ai consulté. Voyez, je vous prie, en quel état est la poitrine de ce cher enfant. Il me semble, à moi, qu'il guérit; mais j'ai tant peur de me tromper!
L'enfant avait huit ans. Il était bien constitué, quoique frêle, et tous les organes fonctionnaient assez bien. Je demandai quel âge avait son père,
—Il était vieux, à ce qu'il paraît, répondit sans façon M. Pasquali. N'est-ce pas, madame Martin, vous m'avez dit qu'il était plus âgé que moi?
L'âge du père constaté, la débile structure de l'enfant me parut un fait organique dont il fallait tenir grand compte. Aucune lésion ne s'étant produite, on pouvait, avec des prévisions et des soins bien entendus, compter sur un développement à peu près normal.
—Ne songez qu'à le fortifier, dis-je à la mère; ne le mettez pas trop dans du coton. Puisque l'air vif et salin de cette région lui convient, c'est la preuve qu'il a plus de vitalité qu'il n'en montre. Il vivra à sa manière, mais il vivra, c'est-à-dire qu'il aura souvent de petits accidents qui vous affecteront, mais il les secouera par une force nerveuse propre aux tempéraments excitables, et peut-être sera-t-il mieux trempé qu'un colosse. C'est ici le pays des corps secs, actifs, cuits et recuits par les excès de température et mus par des esprits ardents et tenaces. Votre fils se trouve donc là dans son milieu naturel. Restez-y, si vous pouvez.
—Oh! s'écria-t-elle, je peux tout ce qu'il lui faut, je ne peux que cela! Merci, docteur, vous avez dit absolument comme notre médecin de Toulon, et vous m'avez fait grand bien. Vous n'êtes pas du Midi, je le vois à votre accent; mais êtes-vous fixé près d'ici? Vous reverra-t-on?
M. Pasquali lui expliqua ma situation, et lui dit à l'oreille un mot qu'elle comprit en me tendant la main avec grâce et en me disant encore d'une voix attendrie:
—Merci, docteur! Revenez me voir quand vous reviendrez chez mon voisin.
Cela signifiait: «Je sais qu'il ne faut pas vous offrir de l'argent; alors va pour une gratitude qui ne pèsera pas à un cœur comme le mien!»
—Quelle adorable femme! dis-je à mon guide quand nous nous fûmes éloignés; mais d'où sort-elle, et comment ne fait-elle pas émeute à Toulon quand elle passe?
—C'est parce qu'elle ne passe pas; elle ne se promène que dans les endroits où personne ne va. Elle ne voit et ne connaît, ni ne veut, je crois, connaître personne. Quant à vous apprendre d'où elle est, elle m'a dit qu'elle était née en Bretagne, et que son nom de demoiselle commençait par Ker; mais j'ai oublié la fin. Elle est veuve d'un vieux mari, comme vous savez, et elle l'est depuis peu, je crois. Elle ne parle jamais de lui, d'où on peut conclure qu'elle n'a pas été bien heureuse. Elle paraît avoir une certaine aisance: elle a quatre domestiques, une bonne table, point de luxe; mais elle ne marchande rien. Je n'ai pas pu savoir la profession de son mari, ni si elle a des parents. Je n'ai pas cru devoir faire des questions indiscrètes. C'est une femme absolument libre, à ce qu'on peut croire, et ne songeant à rien au monde qu'à son enfant. Ils descendent quelquefois à ma baraque. Je les promène sur le golfe dans mon passe-partout. On me confie même le moutard pour le mener à la pêche. Enfin c'est une très-bonne personne, et son voisinage m'est agréable.
—Vous la voyez tous les jours?
—Je passe tous les jours à travers la propriété. Je n'ai pas d'autre sentier pour regagner la Seyne, à moins de faire un grand détour, et, dans ce pays-ci, où il n'y a ni murs d'enceinte, ni barrières, ni portes, on a droit de passage les uns chez les autres. Cela donne pourtant lieu à de grandes disputes quand on a des voisins fâcheux; mais, ici, ce n'est pas le cas. Toutes les fois que je passe, même bien discrètement, et le plus loin possible de la maison, la mère, l'enfant ou les domestiques courent après moi pour me faire politesse ou amitié. Mais allons voir votre héritage; c'est sur le chemin de la Seyne, à un petit quart d'heure de marche.
—Vous savez que je ne veux pas troubler cette pauvre cohéritière que je ne connais pas, et qui peut bien avoir hérité des préventions de son père contre le mien, car, je vous l'ai dit, nous étions fort brouillés.
—Bah! bah! elle verra bien que vous n'êtes pas un diable. Je la connais fort peu, mais assez pour qu'elle ne me jette pas à la porte. Elle ne passe pas pour une mauvaise créature d'ailleurs; c'est une grosse endormie, voilà tout.
Et, comme j'allais questionner M. Pasquali sur cette personne dont j'ignorais l'âge, le nom et les moeurs, il détourna ma pensée vers un sujet sur lequel deux ou trois fois déjà il m'avait entamé.
—Parbleu! dit-il, il serait probablement bien facile de vous entendre avec elle. Si vous vouliez sa part, elle vous la céderait et s'en irait vivre dans son vrai pays. Pourquoi diable, ayant ici un coin de terre, n'y installez-vous pas vos vieux parents? Ils y vivraient peut-être plus longtemps que dans votre froide Auvergne: vous viendriez les y voir quelquefois, et je vous aurais pour assez proche voisin, ce qui ferait bien mes affaires, vu que vous me plaisez beaucoup.
Comme je discutais l'excellence de son climat, sur lequel il se faisait, au reste, peu d'illusions, nous passâmes au pied du fort Napoléon, l'ancien fort Caire, dont la prise assura celle de Toulon et fut le premier exploit militaire et stratégique du jeune Bonaparte en 93. Je ne pus résister au désir de gravir le talus rocheux qui nous séparait du fort à travers les chênes-liéges, les pins et les innombrables touffes de bruyère arborescente qui commençaient à ouvrir leurs panaches blancs. Nous atteignîmes le sommet de la colline, et je contemplai une autre vue moins gracieuse, mais plus immense que celle de Tamaris, toute la chaîne calcaire des montagnes de la Sainte-Baume, la petite rade de Toulon et la ville en face de moi, à l'ouest une échappée sur les côtes pittoresques de la Ciotat.
—Montrez-moi la batterie des hommes sans peur, dis-je à M. Pasquali.
—Ma foi, répondit-il, j'avoue que je ne sais pas où elle est, et je doute que quelqu'un le sache aujourd'hui. Les bois abattus à l'époque du siége de Toulon ont repoussé, et, par là-bas, car ce doit être par là-bas, au sud-ouest, il n'y a que des sentiers perdus.
—Cherchons.
—Ah! bah! que voulez-vous chercher? Les paysans ne vous en diront pas le premier mot. Vous ne vous figurez pas comme on aime peu à revenir sur le passé dans ce pays-ci.
—Oui, trop de passions et d'intérêts ont été aux prises dans ces temps tragiques. On craint de se quereller avec un ami dont le grand-père a été tué par votre grand-oncle, ou réciproquement.
—C'est précisément cela.
—Mais, moi, repris-je, moi qui n'ai eu ici personne de tué, moi dont le père était soldat à la batterie des hommes sans peur, je tiens à voir l'emplacement, et, d'après ses récits, je parierais que je le reconnaîtrai!
—Eh bien, allons-y; mais votre propriété?
—Ma propriété m'intéresse beaucoup moins. Je la verrai au retour, s'il n'est pas trop tard.
—Alors, reprit M. Pasquali, il nous faut descendre la côte en ligne droite et suivre le chemin creux de l'Évescat, parce que je suis sûr que les corps français républicains ont dû passer par là pour aller assaillir le fort, pendant qu'une autre colonne partie de la Butte-des-Moulins passait par la Seyne.
Nous suivîmes pendant vingt minutes le petit chemin bas, ombragé et mystérieux qu'il désignait, puis pendant vingt minutes encore un sentier qui remontait vers des collines, et nous entrâmes à tout hasard dans un bois de pins, de liéges et de bruyère blanche de la même nature que celui du fort. Un sentier tracé par des troupeaux dans le fourré nous conduisit à une palombière. Dix pas plus loin, pénétrant à tour de bras à travers des buissons épineux, nous trouvâmes les débris d'un four à boulets rouges et les buttes régulières bien apparentes de la fameuse batterie; les arbres et les arbustes avaient poussé tout à l'entour, mais ils avaient respecté la terre végétale sans profondeur qui avait été remuée et recouverte de fragments de schiste. Nous pûmes suivre, retrouver et reconstruire tout le plan des travaux et ramasser des débris de forge et de projectiles. En face de nous, à portée de boulet, nous apercevions le fort à travers les branches; un peu plus loin, d'énormes blocs de quartz portés par des collines vertes avaient été soulevés par la nature dans un désordre pittoresque; puis, à la lisière du bois, une vallée charmante d'un aspect sauvage et mélancolique que le soleil bas couvrait d'un reflet violet; les montagnes, la mer au loin; autour de nous, un troupeau de chèvres d'Afrique couleur de caramel, gardées par une belle petite fille de cinq ans, qui, chose fantastique et comme fatale, ressemblait d'une manière saisissante à une médaille du premier consul.
—Impératrice romaine, m'écriai-je, que diable faites-vous ici?
—Elle s'appelle Rosine, répondit la mère de l'enfant en sortant des bruyères.
—Et comment s'appelle l'endroit où vous êtes?
—Roquille.
—Et la batterie?
—Il n'y a pas de batterie.
—Personne ne vient se promener dans ce bois?
—Personne; mais on vient là-bas chez moi pour boire de bon lait; en souhaitez-vous? Tenez, voilà une chèvre blonde qui me rapporte un franc par jour. Croyez-vous que c'est là une chèvre!
Le jour tombait, nous nous fîmes montrer un sentier pour gagner la Seyne à vol d'oiseau. J'y pris congé à la hâte de mon aimable compagnon de promenade. Il rentrait à son bord, c'est-à-dire dans sa maison de citadin, et j'avais à me presser pour ne pas manquer le dernier départ du petit steamer-omnibus qui, à chaque heure du jour, transporte en vingt minutes à Toulon la nombreuse et active population ouvrière et bourgeoise occupée ou intéressée aux travaux des ateliers de construction marine.
A peine eus-je retrouvé la Florade, qui m'attendait sur le port avec une anxiété à laquelle je ne donnai pas en ce moment l'attention voulue, que je lui parlai de ma découverte et de l'abandon où j'avais trouvé la batterie des hommes sans peur; mais il était distrait, et il n'écoutait pas.
—Avez-vous enfin vu votre propriété? me dit-il.
—Non, je n'ai pas eu le temps.
—Ah! vous n'avez pris alors aucun renseignement sur la valeur de votre lot?
—Si fait! Est-ce que cela vous intéresse?
—A cause de vous ... oui! Combien ça vaut-il?
—Quinze mille.
—Diable! c'est trop cher!
—Vous croyez? Moi, je n'en sais rien.
—Je ne discute pas la valeur, du moment que c'est le papa Pasquali....
—Auriez-vous par hasard l'intention d'acheter?
—Je l'avais, je ne l'ai plus.
—Que ne le disiez-vous? Vous auriez fait le prix vous-même.
—Moi, je n'y entends rien, et je m'en serais rapporté au parrain. Je m'étais imaginé que c'était une affaire de deux ou trois mille francs; mais la différence est trop grande. Je n'ai pas le sou, je n'attends aucun héritage, il n'y faut plus songer.
—Comment! m'écriai-je en riant, vous êtes Provençal à ce point-là, de penser déjà, vous, marin de vingt-huit ans, à l'achat d'un verger et d'une bastide! Si quelqu'un me semblait devoir être exempt de cette manie locale, c'est vous, le roi du beau pays d'imprévoyance.
—Aussi, répondit-il, n'était-ce pas pour moi.... On a toujours quelque parent ou ami à caser;... mais n'en parlons plus, je chercherai autre chose.—Vous me disiez donc que la fameuse batterie était abandonnée? Je savais cela. J'y ai été, comme vous, à l'aventure, et j'ai vu avec chagrin que le caprice de la pioche du propriétaire peut la faire disparaître d'ici à demain. Les antiquaires cherchent avec amour sur nos rivages les vestiges de Tauroëntum et de Pomponiana; on a écrit des volumes sur le moindre pan de muraille romaine ou sarrasine de nos montagnes, et vous trouveriez difficilement des détails et des notions topographiques bien exactes sur le théâtre d'un exploit si récent et si grandiose! Aucune administration, aucun gouvernement, même celui-ci, n'a eu l'idée d'acheter ces vingt mètres de terrain, de les enclore, de tracer un sentier pour y conduire, et de planter là une pierre avec ces simples mots: Ici reposent les hommes sans peur!—Ça coûterait peut-être cinq cents francs!—Ma foi, si je les avais, je me payerais ça! Il semble que chacun de nous soit coupable de ne l'avoir pas encore fait! Quoi! tant de braves sont tombés là, et l'écriteau prestigieux qui les clouait à leurs pièces n'est pas même quelque part dans l'arsenal ou dans le musée militaire de la ville?
—Ah! qui sait, lui dis-je, si, en présence d'un monument fréquenté par les oisifs, le charme serait aussi vif que dans la solitude? Je ne peux pas vous dire l'émotion que j'ai eue là. Je reconstruisais dans ma pensée une série de tableaux qui me faisaient battre le cœur. Je rétablissais la petite redoute, je revoyais les vieux habits troués des volontaires de la République, et leurs armes, et leurs groupes pittoresques, et leurs bivacs, et la baraque des officiers ... peut-être la palombière qui est là auprès dans une petite clairière gazonnée.
—Et lui! s'écria la Florade, l'avez-vous vu, lui, le petit jeune homme pâle, avec son habit râpé, ses bottes percées, ses longs cheveux plats, son œil méditatif, son prestige de certitude et d'autorité déjà rayonnant sur son front, et cela sans orgueil, sans ambition personnelle, sans autre rêve de grandeur que le salut de la patrie? La plus belle page, la plus belle heure de sa vie peut-être! Mais il est trop beau quand on le voit là, et la foule aime mieux le voir drapé et couronné sur les monuments grecs et romains de l'Empire!
Tout en causant avec le jeune lieutenant, je commis une grande faute que je me reprocherai toute ma vie. Je ne me bornai pas à lui parler du bon accueil que m'avait fait son parrain, je me laissai entraîner à lui parler avec enthousiasme de la voisine établie depuis peu au petit manoir de Tamaris. Je vis aussitôt ses yeux briller et ses paupières rougir jusqu'aux sourcils.
—Ah! ah! lui dis-je, vous la connaissiez avant moi?
—Je vous jure que je n'en ai jamais entendu parler. Il y a deux ou trois mois que je n'ai été voir Pasquali, et vous m'apprenez que le gaillard a une belle voisine; mais je vous réponds bien que, s'il en rêve la nuit, c'est sous la forme d'un poulpe caché entre deux roches. Voyons, voyons! parlez-moi de cette beauté mystérieuse: une grande dame, vous dites?
—J'ai dit l'air d'une grande dame; mais elle s'appelle d'un nom plébéien.
—Ça m'est bien égal! il n'y a pour moi de noblesse que celle du type. Une batelière est une reine, si elle a l'air d'une reine.
—Comment se nomme-t-elle?
—Qui?
—La batelière qui vous fait roi?
—Il n'est pas question d'elle. Parlez-moi de la voisine à Pasquali. Quel âge?
—Quarante-cinq ans, répondis-je pour me divertir de son désenchantement.
—J'y perdis ma peine.
—Quarante-cinq ans, c'est beaucoup, si elle les a, reprit-il; mais, si elle a vingt-cinq ans sur la figure, c'est comme si elle les avait sur son acte de naissance.
—Comme vous prenez feu, mon petit ami! Je vois que vous êtes comme tous ces rassasiés que vous méprisez tant. La plus belle des femmes est pour vous celle que vous rêvez.
—Oh! ma foi, non, je vous jure que non! La plus belle est celle qui me plaît; mais, si vous êtes peintre, ce n'est pas ma faute! Si vous me montrez un portrait qui me tourne la tête! On peut s'éprendre à la folie d'un portrait. Cela se voit dans tous les contes de fées, et la jeunesse se passe dans le pays des fées. J'irai demain à Tamaris. Je suis sûr que Pasquali jure après moi, parce que je l'abandonne!
Le lendemain, il était à Tamaris; il en revint sans avoir aperçu la dame. Elle était partie dès le matin en voiture, avec son enfant, pour une promenade dont M. Pasquali ignorait le but. Les devoirs du service ne permettaient pas à la Florade d'attendre qu'elle rentrât. Il était désappointé, un peu rêveur, aussi contrarié que le permettait son caractère ouvert et riant.
—Il n'est pas possible, lui dis-je, que le regret de n'avoir pas vu cette inconnue vous pénètre à ce point. Cette aventure-là en cache une autre, n'est-ce pas?
—Ma foi, non! répondit-il. Parlons de la batterie des hommes sans peur.
—Ah! bien, c'est-à-dire ne me faites pas de questions!
Deux jours après, M. Aubanel, l'avoué, que je consultais pour ma vente, et qui était précisément le propriétaire de la bastide Tamaris, m'engagea à ne pas vendre mon terrain à mademoiselle Roque, la fille naturelle de mon défunt parent. Il motiva ce conseil sur ce que la pauvre héritière était bien capable de se faire illusion sur ses ressources, mais non de jamais rembourser.
Il m'est si odieux de me faire faire droit au préjudice d'une personne gênée, tant d'occupations plus intéressantes pour moi me rappelaient dans ma province, que j'eusse, à coup sûr, abandonné tout à mademoiselle Roque ou à mon ami la Florade, si cette mince affaire n'eût concerné que moi; mais ma famille, fière et discrète, était pauvre. Mon père n'était plus, et ma mère rêvait de ces quinze mille francs pour doter ma jeune sœur. Tout est relatif; cela avait donc de l'importance pour nous, et je résolus de m'en rapporter entièrement aux sages avis de M. Aubanel. Je ne pus cependant me défendre de lui demander si mademoiselle Roque était une personne digne d'intérêt.
—Je n'en sais rien, répondit-il. Elle a été élevée si singulièrement, que personne ne la connaît. Et puis ... Permettez-moi de ne pas m'expliquer davantage; je craindrais de faire un propos hasardé. Voyez vous-même si elle vous intéresse.
—Je ne sais pas pourquoi elle m'intéresserait, répondis-je. Vendez mon terrain, et renvoyez-moi le plus tôt possible.
Une difficulté arrêtait M. Aubanel. La petite propriété perdait beaucoup à être divisée. Il eût voulu me faire acheter l'autre moitié, ou tout au moins persuader à mademoiselle Roque, dans notre commun intérêt, de vendre sa part indivise avec la mienne. Il me promit de s'occuper de cette solution, et me proposa de m'emmener à Tamaris, où il devait se rendre le jour même; mais je n'étais pas libre. Je promis de l'y rejoindre le lendemain.
Je m'y rendis cette fois par la Seyne, dont le port est à l'entrée nord de la presqu'île ou promontoire du cap Sicier. Tamaris est sur le versant oriental.
Ce coin de terre, où j'ai tant erré depuis, et que je connais si bien à présent, est la pointe la plus méridionale que la France pousse dans la Méditerranée, car la presqu'île de Giens, auprès des îles d'Hyères, est un doigt presque détaché, tandis que ceci est une main dont le large et solide poignet est bien soudé au corps de la Provence. Cette main s'est en partie fermée, abandonnant au flot qui la ronge deux de ses doigts mutilés, la presqu'île du cap Cépet, qui formait son index, et les îlots des Ambiers, qui sont les phalanges rompues de son petit doigt. Son pouce écourté ou rentré est la pointe de Balaguier, qui protége la petite rade de Toulon d'un côté, de l'autre le golfe du Lazaret et, par conséquent, le quartier de Tamaris. Ceci n'est pas une comparaison poétique: rien n'enlaidit la nature comme de comparer sa grandeur à notre petitesse; c'est tout simplement une indication géographique nécessaire pour dessiner à l'œil le mouvement d'un littoral labouré et déchiré par de grands accidents géologiques.
Cette presqu'île, tournée vers l'Afrique, n'a pas de nom qui la caractérise. Dans le Var, il ne faut pas beaucoup espérer retrouver l'orthographe des noms propres; chacun les arrange à sa fantaisie, et beaucoup de localités en ont plusieurs à choisir. Les cartes nouvelles sont, sur beaucoup de points, en plein désaccord avec les anciennes pour spécifier les criques, les calangues, les caps, les pointes, les écueils et les îlots. Il paraît que le cap Sicier lui-même, ce beau bastion naturel qui brise l'effort d'une mer furieuse, et dont le front, souvent couronné de nuages, préserve Toulon des vents de sud-ouest, a perdu son nom. Conservons-le-lui quand même et donnons-le à tout le promontoire, d'environ trois lieues de long sur autant de large, qui s'étend de la Seyne à Saint-Nazaire, et de la route de Marseille à la pointe des Jonquiers.
Tamaris est situé dans la courbe décrite entre le pouce tronqué et l'index déchiré. On voit dès lors que de la Seyne, située à la jointure du poignet, j'avais peu de distance à parcourir pour m'y rendre par terre. Le petit chemin ondulé monte et descend, remonte et redescend et remonte encore. Un kilomètre à vol d'oiseau comporte toujours dans cette région un kilomètre en plus, quand il n'en comporte pas davantage. La presqu'île, si elle était dépliée sur un plan uni, occuperait peut-être une superficie quadruple de son emplacement maritime. Le département du Var n'a qu'une vallée, étroite et longue, de Toulon à Fréjus; le reste est une série de plis de montagnes et de gorges plus ou moins profondes, qui méritent à peine le nom de vallons, mais qui recèlent des beautés de premier ordre.
Dans une des parties encaissées de mon trajet, frappé de la brusque variété des zones de terrain fertiles ou désolées, je remarquai sur ma gauche une bastide si laide, que je me pris à rire. Dans ce pays du laid en fait de constructions, celle-ci devait remporter le prix; c'était une petite masse informe de bâtiments décrépits, plantée de travers et comme à demi enterrée au beau milieu d'un champ de blé: ni cour ni jardin; une façade sans entrée, soudée à un appendice complétement aveugle. En revanche, la façade avait quatre gros yeux carrés; mais, en regardant mieux, je reconnus que trois de ces fenêtres étaient peintes, et qu'une seule, fermée d'un volet, pouvait s'ouvrir.
Je ne sais pourquoi il est de ces gîtes insignifiants qu'on, prend en horreur rien qu'à les regarder de loin et à rêver qu'on pourrait être forcé par un accident d'y entrer et d'y mourir.
—En voici un, pensai-je, où je voudrais mourir vite par exemple! Quelle créature humaine abandonnée du ciel et des hommes peut donc s'être résignée à vivre là, et quel insensé a pu faire édifier à ses frais une pareille demeure?
Les Provençaux sont fiers de leurs bastides, parce qu'ils ont les matériaux à discrétion, et que leurs yeux ne sont jamais attristés par les chaumes moussus et les pignons pittoresques du vieux temps français. Depuis l'époque gallo-romaine, je crois qu'ils ont toujours dû bâtir à l'instar caricaturé des villas de la campagne de Rome. Il semble que le moyen âge et la renaissance n'aient point passé par là, et que, de temps immémorial, on ait gardé, en l'abêtissant de plus en plus, la tradition imposée par la conquête. On a perdu l'art des parties en relief. Il était plus facile et plus prompt de percer les ouvertures dans la muraille lisse, sans les rehausser par aucun filet en saillie. Soit: l'économie est une nécessité qui ne se discute pas; mais le goût est autre chose, et celui des Provençaux, toujours entiché de la tradition romaine de la décadence, s'est vengé de la pénurie de sculpture par une atroce peinture imitant de la façon la plus grossière les angles en pierre de taille, les cordons d'architecture en saillie, et les reliefs d'encadrement des ouvertures. De plus, comme on est sous le ciel de la couleur, il en faut mettre partout, et les maisons sont badigeonnées des tons les plus faux ou les plus criards. C'est beaucoup quand on s'en tient au jaune d'ocre sale, qui est le moins voyant et le moins prétentieux. Quant aux reliefs, sous prétexte d'imiter les marbres antiques, ils sont d'un vert désolé ou d'un rouge féroce. Dans l'horrible masure que j'avais sous les yeux, ils étaient vert-bouteille rehaussés d'un filet orange dont le soleil et la pluie, qui avaient tout rayé de noir inégalement, n'avaient encore pu atténuer l'aigre contraste.
Prétention et misère, c'est le caractère de toutes ces maisons; or, toute maison est comme le vêtement d'une pensée ou la révélation d'un instinct.—La Provence possède à profusion la plus belle pierre à bâtir qui existe, un calcaire gris ou bleuâtre qui a la finesse de grain et la densité du marbre. Les yeux indigènes ont horreur de ce beau produit de la nature. Il faut cacher et barbouiller cela. Il faut tâcher de faire croire aux Italiens qui passent en mer, le long des côtes, qu'on a comme eux des palais de marbre de toutes les couleurs. Aussi cette région, que la nature semble avoir mouvementée et plantée pour les délices des artistes, est-elle gâtée par une sorte de gale. On ne peut appeler autrement cette multitude de bâtisses ridicules qui lui sortent de partout, et qui semblent se disputer la gloire de grimacer et de clignoter d'une façon burlesque, en détruisant l'harmonie sévère de sa belle couleur, jusque dans les sites les plus sauvages. La bastide, épuisons ce sujet pour n'y plus revenir, a encore un agrément remarquable: c'est que, sous un ciel généralement pur et sur un sol désastreusement sec, elle est une éponge salpêtrée qui trouve moyen de ne jamais sécher. Les habitants prétendent que les pluies amenées par le vent d'est, et qui sont diluviennes, il faut le reconnaître, prennent les murs horizontalement et les pénètrent en vingt-quatre heures de part en part; mais, au lieu de bâtir à cette exposition une muraille épaisse et dense, ils imaginent toute sorte de revêtements ingénieux. Le moins laid est en tuiles imbriquées. Le plus atroce et le plus estimé est en goudron de navire. Imaginez l'agréable effet de ces maisons, dont la couleur voyante accuse les formes piètres et bâtardes, flanquées sur toute une face d'une immense tache d'encre! Pauvre charmant paysage, qu'as-tu donc fait à l'homme barbare de ces contrées?
Au reste, le site, qu'achevait d'enlaidir la bastide aux trois yeux crevés, la bastide cyclope que j'avais devant moi, était d'une tristesse navrante. Deschamps maigres où l'on ne connaît pas le bluet, et que n'égayait pas encore la fleur du glaïeul pourpré des moissons; au delà des champs, les pentes pierreuses de la colline, l'horizon fermé par une ligne symétrique d'oliviers blafards et par la masse carrée du fort Napoléon: il y avait là de quoi mourir du spleen en vingt-quatre heures. Tout à coup l'idée me vint que ce maussade terrain pourrait bien être le mien, la cause de mon séjour forcé dans un pays où je n'avais rien autre chose à faire que de m'en défaire. Qui me l'eût demandé en ce moment eût pu l'avoir à bon marché; mais non, la dot de ma pauvre petite sœur! Voyons ce que cela peut être.
Je pris une espèce de chemin à demi perdu sous les sillons et obstinément disputé à la charrue par les lentisques, et je cherchai une entrée. Il n'y avait pas de clôture à la petite cour infecte placée derrière la maison; le pays nourrit très-peu de bestiaux; donc il manque d'engrais, et, ne voyant point là de fumiers, je cherchais la cause de cette insupportable odeur. Des grognements sourds me firent remarquer que j'étais sur une espèce de pont à fleur de terre, et qu'une demi-douzaine de porcs engraissaient dans les silos abjects creusés sous mes pieds. C'est l'usage du pays; ces misérables bêtes ne sortent de là que pour mourir. On ne nettoie guère leur bauge qu'une fois l'an, pour prendre le fumier à la saison du labour. Un médecin ne voit pas sans en être indigné ces foyers de pestilence auprès des habitations.
Sauf la présence de ces animaux et de quelques poules criardes, j'aurais cru la bastide abandonnée. Les petits bâtiments, dégradés et lézardés, tombaient en ruine. Le châssis sans vitres de ce qui pouvait avoir été la fenêtre du fermier pendait le long du mur, à une corde fatiguée de le disputer au vent d'est. Il y avait pourtant derrière le logis principal une espèce de jardin, quelques légumes dans un carré de cyprès. Le cyprès pyramidal est encore une des grâces de la bastide: on en plante une haie serrée qui forme péristyle devant les fenêtres, cache la vue, et jette dans les chambres basses une ombre de cimetière. J'avisai une porte entre-bâillée, je frappai: rien ne répondit. Je voulais simplement demander le nom de l'habitation, et j'allais y renoncer, lorsque je vis, au fond du couloir sombre, une vieille femme assise par terre et courbée dans l'attitude du sommeil. J'élevai la voix en l'appelant madame; elle se leva, comme en colère, en grommelant qu'elle n'était pas madame, et, quand elle fut dans le rayon de jour que projetait la porte entr'ouverte, je vis que c'était une négresse d'un âge très-avancé et vraiment hideuse.
—Moi madame donc aujourd'hui? dit-elle d'un ton grondeur. Vous plus aimer personne ici donc? Vous méchant de plus jamais venir! Maîtresse toujours pleurer!
En me tenant cet étrange discours, la vieille Africaine, presque aveugle, marchait devant moi vers un horrible escalier noir.
—Vous vous trompez sûrement, lui dis-je. Je ne connais personne ici; je suis un passant qui vient vous demander le nom....
Elle ne me laissa pas achever, et, donnant les signes de la plus grande terreur, elle fit entendre des cris inarticulés. Ne pouvant lui faire comprendre que je n'étais pas un voleur, j'allais me retirer, lorsqu'un petit chien furieux, s'élançant par l'escalier, vint ajouter au ridicule de la scène.
—Qu'est-ce qu'il y a donc? cria d'en haut une voix dont le timbre doux et voilé contrastait avec la rudesse de l'accent provençal.
Et une très-belle jeune femme se montra comme une apparition dans le cadre noir de l'escalier.
Dès que je lui eus expliqué, pour la rassurer, l'objet de ma demande, elle me regarda avec attention, et me dit:
—Ne seriez-vous pas le docteur ***?
—Précisément.
—Eh bien, vous êtes ici chez mademoiselle Roque. Entrez, monsieur, on s'attendait à l'honneur de votre visite.
Je montai une douzaine de marches derrière elle, et je me trouvai avec surprise dans un très-joli salon entièrement meublé à l'orientale. Je me rappelai alors que la défunte mère de mademoiselle Roque était une Indienne de Calcutta, et je crus reconnaître là les vestiges de l'héritage maternel; mais je ne fus pas longtemps occupé de l'étrangeté de ce riche mobilier dans une maison si misérable. Mademoiselle Roque, car c'était elle en personne qui m'introduisait dans son sanctuaire, devenait tout d'un coup pour moi un bien autre objet de surprise et de curiosité. Elle offrait dans toute sa personne un mélange singulier de races, et ce mélange avait produit un de ces types indéfinissables que l'on rencontre parfois dans les régions maritimes commerçantes, et en Provence particulièrement. Elle était petite et grasse, très-brune, mais non mulâtre; une peau unie magnifique, des yeux superbes, un peu trop longs pour le reste de sa figure, qui était courte et sans autre expression que celle d'une curiosité enfantine; le nez arqué, les lèvres fortes et fraîches, de beaux bras, de petites mains effilées et paresseuses, de belles poses, de la grâce dans les mouvements, un air de nonchalance qui semblait trahir l'absence complète de la réflexion; un ensemble de séductions toutes physiques qui n'éveillait dans l'esprit aucun intérêt puissant ou délicat. «Elle est très-belle!» voilà tout ce qu'on pouvait dire d'elle. L'idée ne venait pas de chercher dans son cœur ou dans son cerveau l'âme de sa beauté. Comme elle était trop belle pour sourire, rougir ou s'effrayer de quoi que ce soit, son accueil était impassible. La tranquille froideur de ses manières mit les miennes à l'unisson.
Sa toilette, car elle était en toilette, était métissée comme sa figure. Sur une robe de soie de Lyon très-garnie de franfreluches et très-mal faite, elle portait une sorte de draperie en foulard qui n'était ni châle ni manteau; ses cheveux, divisés en nombreuses petites nattes, pendaient sur son dos, et je vis sur la table, auprès d'elle, un de ces petits chapeaux de feutre à plumes blanches, que les Françaises ont eu l'esprit de mettre à la mode pour la campagne, et qu'elles devraient avoir celui de porter à la ville.
Un superbe narghileh était posé à terre devant une pile de riches carreaux. Était-ce pour l'ingrat dont la négligence, au dire de sa négresse, la faisait pleurer? Mais ces beaux yeux d'émail, fixes comme ceux d'un sphinx, connaissaient-ils les larmes?
Je m'adressais rapidement ces deux questions, lorsque je vis mademoiselle Roque repousser du pied le tapis, comme s'il n'eût pas dû être profané par un étranger, m'offrir un siége et s'asseoir elle-même sur le divan, ni plus ni moins qu'une Française qui se dispose à faire la conversation; mais elle ne trouva rien à me dire, et ne chercha rien; ce qui, je le reconnus, valait mieux que de parler à tort et à travers. J'avais donc à faire tous les frais de la conversation. J'allai droit au but en lui parlant du projet de notre avoué dans mon intérêt comme dans le sien.
Quand elle m'eut bien écouté sans donner le moindre signe d'assentiment ou de répugnance:
—Que voulez-vous que je pense de cela? me dit-elle. Je n'y entends rien. Je sais que me voilà très-gênée. J'avais toujours compté sur la petite fortune de mon père. Ma pauvre mère ne savait seulement pas qu'elle ne fût pas bien mariée avec lui, et il n'y a pas longtemps que je le sais moi-même. J'ai toujours vécu sans rien comprendre à l'argent, et je ne savais pas qu'il faut en avoir beaucoup pour vivre en France. Je suis pourtant Française; mais on ne m'a rien appris de ce qu'il faudrait savoir. Mon père disait que j'en aurais assez. Je croyais qu'il avait pensé à tout; mais vous savez comment le pauvre homme est mort!
—D'un coup de sang, m'a-t-on dit?
—Oh! non, d'un coup de pistolet.
—Comment! il s'est battu?
—Mais non! il s'est tué.
Mademoiselle Roque me fit cette réponse avec un sang-froid tout fataliste, et elle ajouta en bonne chrétienne: «Dieu lui pardonne!» du ton dont elle aurait dit la phrase sacramentelle des Orientaux: «C'était écrit.»
—Vous ne savez donc pas? reprit-elle en voyant ma surprise. Je croyais qu'on vous l'aurait dit en confidence. On l'a caché parce que les prêtres lui auraient refusé la terre sainte, et parce que le peuple d'ici aurait peut-être brûlé la maison. Ils ont bien assez crié contre nous dans le pays, parce que ma mère était de la religion de ses pères. Ils auraient dit que c'était la cause du péché de suicide commis ici. Vous voyez qu'il ne faut pas en parler à ceux qui n'ont rien su.
—Je m'en garderai bien! mais M. Roque avait donc quelque grand chagrin?
—Non, il s'ennuyait. Il disait qu'il avait assez vécu. Il avait la goutte, il ne pouvait plus sortir, il n'avait plus de patience. Voulez-vous voir ce qu'il a écrit avant de mourir?
—Oui; si c'est quelque disposition en votre faveur, je vous réponds que ma famille la respectera, fût-elle illégale.
—Oh! il n'est pas question de moi, reprit mademoiselle Roque en tirant d'un sachet de soie parfumé un papier maculé de sang qu'elle toucha sans frémir. Je lus ces mots:
«Cachez mon suicide, si c'est possible; mais, si quelqu'un était soupçonné, produisez cet écrit. Je meurs de ma propre main.
»JEAN ROQUE».
—Il ne vous aimait donc pas? dis-je à mon hôtesse impassible.
—Je ne sais pas, répondit-elle sans aucune amertume.
Et je vis alors deux grosses larmes se détacher de ses yeux et tomber sur ses joues, qu'elle ne songea point à essuyer. Ces larmes ne rougirent pas ses paupières et ne leur imprimèrent pas la moindre contraction. Elle pleurait sans effort et sans que le cœur parût prendre aucune part à l'acte de sa douleur. Elle me paraissait si extraordinaire, que je ne pus me défendre de lui demander, bien ou mal à propos, dans quelle religion elle avait été élevée.
—Je suis chrétienne, répondit-elle. J'ai été baptisée et j'observe la vraie religion.
—Mais votre mère?...
—Ma mère était de race mêlée. Elle était de l'Inde; mais elle y avait été élevée dans la loi du Coran, et mon père n'a jamais exigé qu'elle changeât sa manière d'aimer Dieu, qui était bonne aussi.
Il fallait conclure sur nos intérêts respectifs, et je vis bien qu'elle ne le pouvait pas, faute des plus simples notions sur le monde pratique. Elle me paraissait en proie à un découragement complet de sa situation, acceptée avec la plus complète inertie. Je voulus en vain réveiller en elle quelque esprit de prévoyance; je me permis quelques questions. Elle m'apprit qu'elle ne possédait rien au monde que la terre qui entourait sa maison, les meubles et bijoux qui remplissaient la pièce où nous nous trouvions.
—A quoi évaluez-vous tout cela? me dit-elle. On m'a dit que j'en tirerais un peu d'argent.
—Pour cela, lui dis-je, je n'en sais pas plus que vous. Avez-vous confiance en quelqu'un dans votre voisinage?
—J'ai confiance en tout le monde, répondit-elle avec une candeur qui me toucha.
—Me permettez-vous d'en causer avec M. Pasquali et M. Aubanel?
—Certainement.
—De leur confier vos intérêts comme les miens propres, et de chercher avec eux le moyen de tirer de ce qui vous reste de quoi assurer votre existence dans des conditions peut-être meilleures que celles où je vous vois?
—Oui, oui; mais écoutez: je veux bien vendre, mais je ne veux pas quitter la bastide.
—Comment! vous y tenez, à cette horrible masure qui vous rappelle à toute heure de si tragiques souvenirs?
—Où voulez-vous que j'aille? Je n'ai jamais habité d'autre maison. Je me trouve bien où je suis née. Je ne suis pas loin de l'église pour dire mes prières, et, quant à mon pauvre papa, je ne veux pas l'oublier.
Je trouvai une certaine grandeur d'âme dans cette stupidité de caractère, et, bien que cette fille de seize ans, qui paraissait en avoir vingt-cinq, n'exerçât sur mes sens aucune espèce de fascination, je me promis de la servir malgré elle du mieux que je pourrais.
—Est-ce que vous reviendrez? me dit-elle en me reconduisant jusqu'au bas de l'escalier.
—Si cela peut vous être utile, oui.
—Ne revenez pas, reprit-elle sans aucun embarras. Je vous remercie d'être venu; mais, une autre fois, si vous avez quelque chose à me dire, il faudra m'envoyer le vieux Pasquali.
—Ou vous écrire?
—Oh! c'est inutile, reprit-elle en souriant sans confusion aucune, je ne sais pas lire!
Je m'en allai stupéfait. Je venais de voir un être tout exceptionnel probablement, et comme une anomalie de type et de situation. Je m'expliquai ce phénomène en me rappelant que c'était la fille d'une sorte d'esclave amenée par un Turc ou un Persan à Marseille, et d'un homme atteint peut-être depuis longtemps de la monomanie la plus sinistre. Je m'expliquai pourquoi Pasquali m'avait dit d'elle:
«C'est une grosse endormie.» Pourtant cette endormie avait un ami de cœur, un amant peut-être. N'était-ce pas à lui d'arranger ses affaires et de veiller sur son sort? Il la négligeait, au dire de la négresse; mais il ne l'abandonnait pas, puisqu'il était jaloux et que je ne devais pas revenir.
Je quittai avec empressement cette lugubre bastide, et je ne me retournai pas pour la regarder. J'étais bien sûr de la trouver plus hideuse depuis que je savais la catastrophe dont elle avait été le théâtre, et que sans doute elle avait provoquée en partie par sa laideur. Il est des lieux qu'on n'habite pas impunément. Je me croisai dans le sentier avec le fermier ou régisseur de mademoiselle Roque et sa fille, assez jolie, vêtue de haillons immondes comme toutes les paysannes des environs. Il m'aborda en me demandant si j'étais le propriétaire de la moitié qu'il cultivait encore, et si je voulais le garder. Je lui demandai s'il avait un bail; mais il me répondit d'une façon évasive ou préoccupée. Lui aussi semblait atteint de spleen ou d'imbécillité. Sa fille prit pour lui la parole.
—Mon père ne comprend pas beaucoup le français, dit-elle d'une voix glapissante; il ne sait que le provençal. Pauvre homme, il est en peine et nous de même! Nous avons perdu la pauvre maman il y a quinze jours. Pauvres de nous! elle nous fait bien faute, elle avait du courage, oui. Il n'y a plus que nous pour servir la demoiselle et la vieille sorcière noire, qui n'est plus bonne à rien. C'est de l'ouvrage, allez! des femmes qui ne s'aident non plus que deux pierres! Et aller aux champs, et tout faire, et gagner si peu! Bonsoir, monsieur, il faudra avoir égard à nous, qui sommes les plus à plaindre!
Après ce discours, débité avec une volubilité effrayante, elle remit sur sa tête un paquet de bruyère coupée et suivit son père, qui était déjà loin.
A peine eus-je repris le chemin de Tamaris, que je vis M. Aubanel venir à ma rencontre.
—Retournons, me dit-il; vous voilà, sans le savoir, tout près de votre propriété; je vais vous y conduire.
—Oh! grand merci! m'écriai-je, j'en viens, et j'en ai assez!
Et je lui racontai mon aventure, sans lui parler de ce que je croyais devoir lui taire; mais il me prévint.
—Ne vous inquiétez pas tant de sa position, me dit-il; mademoiselle Roque a une liaison. J'en suis sûr à présent, la fille de son fermier a causé avec la femme du mien. On ne sait pas encore le nom du personnage. Il vient, le soir, bien emmitouflé; mais, quoiqu'il ne soit pas très-assidu, il paraît qu'il a l'intention d'acheter votre part pour la lui donner. Attendez les événements, et ne vous montrez pas trop coulant avant de savoir à qui nous avons affaire. Or donc, venez vous reposer chez moi et vous rafraîchir.
Au bas de la colline de Tamaris, nous vîmes accourir Paul, l'enfant de la charmante locataire de M. Aubanel. Il se jeta dans mes bras, et je le portai jusqu'en haut en excitant son babil. Il était beau comme sa mère, aimable et sympathique comme elle. Aubanel me fit l'éloge de madame Martin, dont il était déjà l'ami, disait-il. Aimable et sympathique lui-même, il pouvait être cru sur parole; mais je remarquai qu'en prononçant son nom, il eut un certain sourire de réticence: elle ne s'appelait pas réellement madame Martin, cela devenait évident pour moi.
Comme je souriais aussi, il ajouta:
—Vous croyez donc qu'elle ne s'appelle pas Martin?
—Vous ne le croyez pas plus que moi.
—C'est vrai, je sais son nom; mais j'ai promis de ne pas le dire.
Il me fit entrer dans le pied-à-terre qu'il s'était réservé dans sa maison et qui avait une entrée du côté opposé aux appartements de sa locataire.
—Savez-vous, me dit-il en me forçant à boire du vin de Chypre, que votre ami la Florade est déjà venu faire l'Almaviva sous les fenêtres du rez-de-chaussée? Mais il a perdu son temps, et le voisin Pasquali s'est fièrement moqué de lui!
—C'est donc un séducteur, ce lieutenant?
—Eh! oui, et dangereux même!
—Ce n'est pourtant pas un roué, je vous jure; il a trop de cœur et d'esprit....
—C'est pour cela. Je le sais bien, qu'il est charmant, et il a un grand attrait pour les femmes, c'est qu'il les aime toutes.
—Toutes?
—Toutes celles qui sont jolies.
—Et il les aime toutes à la fois?
—Ça, je n'en sais rien. On le dit, mais j'en doute; seulement, je sais que la succession est rapide, et qu'il s'enflamme comme l'étoupe.
—Mais vous pensez que madame Martin...?
—N'est pas pour son nez, je vous en réponds!
—Elle est trop haut placée?...
—Vous voulez me faire parler, vous n'y réussirez pas!
—Est-ce que j'insiste?
—Non; mais vous courez des bordées autour de moi; or, je suis un rocher, vous ne pourrez pas m'attendrir.
M. Aubanel était vif et enjoué, et le secret n'avait sans doute pas une grande importance, car il mourait d'envie de me le confier; mais, au moment de profiter de l'occasion, je m'arrêtai, saisi d'un respect instinctif pour cette femme que j'avais vue un quart d'heure et qui m'avait pénétré de je ne sais quel enthousiasme religieux.
Aubanel remarqua ma réserve subite, s'en amusa, et prétendit que j'étais amoureux d'elle.
—Je ne crois pas, répondis-je en riant; pourtant, depuis que vous me faites pressentir qu'elle appartient à une région inaccessible, je ne suis pas assez fou pour souhaiter de la revoir souvent, et j'aime autant....
—Vous sauver chez Pasquali? Il est trop tard, mon cher, et vous êtes perdu, car la voilà!
Elle accourait pâle et agitée. Paul venait de se blesser en jouant. Une pierre lui avait foulé un doigt. J'y courus. L'enfant gâté criait et pleurait.
—Oh! quel douillet! lui dis-je en le prenant sur mes genoux. Regardez donc comme maman est pâle!
—Il se tut aussitôt, regarda sa mère, comprit qu'elle souffrait plus que lui, m'embrassa et m'abandonna sa petite main, qui n'était que légèrement blessée. Je le pansai, et, avant la fin du pansement, il s'agitait déjà sur mes genoux pour retourner à ses jeux.
Madame Martin nous retint au salon, Aubanel et moi, comme pour nous prouver que son système de claustration ne nous concernait pas. Cette femme si rigidement ensevelie avait une grande effusion de cœur quand elle se sentait avec de bonnes gens. Elle était même gaie, et le sourire était attendrissant sur cette physionomie mélancolique. Elle semblait faite pour la vie intime et les joies de la famille. D'où vient donc qu'elle était seule au monde avec son fils?
Au bout d'un quart d'heure, Aubanel, qui était forcé de retourner à Toulon, me proposa de m'y conduire dans sa voiture. Je le remerciai; je voulais descendre au rivage pour rendre visite au bon M. Pasquali. Je pris congé en même temps que lui de madame Martin, sentant bien qu'il serait indiscret de rester davantage. Elle me retint. Aubanel se retira en me lançant un coup d'œil malin qui n'avait rien d'offensant pour elle; mais elle ne le vit pas: toute légèreté était si loin de sa pensée!
—Docteur, me dit-elle quand nous fûmes seuls, pouvez-vous me trouver un professeur pour mon fils? Aubanel et Pasquali n'en connaissent pas un dont ils puissent me répondre, car il me faut un être parfait, pas davantage! Je sais que vous n'êtes pas du pays; mais vous avez fait vos études à Paris, vous avez voyagé ensuite: peut-être connaissez-vous quelque part un honnête homme pauvre, instruit et bon, qui viendrait demeurer dans mon voisinage et qui tous les jours consacrerait deux ou trois heures à mon fils? Puisque je demeure ici ... c'est l'histoire du grec et du latin, vous savez; pour le reste, je m'en charge.
—J'espère trouver cela, et je vais m'en occuper tout de suite.
—Comme vous êtes bon!... Attendez! je l'aimerais plutôt vieux que jeune.
—Vous avez raison.
—Pourtant, si c'était un homme sérieux!... Mais dans la jeunesse c'est bien rare, et puis ça ferait causer, et, bien que je me soucie peu des propos, il est inutile de devenir un sujet d'attention ou de risée quand on peut se faire oublier dans son coin.
—Il me paraît difficile qu'on vous oublie, et je m'étonne de la tranquillité dont vous jouissez.
—On est toujours tranquille quand on veut l'être. Pourtant j'ai à me débattre un peu contre mon ancien monde!
—Votre ancien monde?
—Oui, un monde avec lequel je n'ai pas de raisons pour rompre, mais dont j'aimerais à me délier tout doucement. Je ne suis pas madame Martin, je suis la marquise d'Elmeval.
—Ah! mon Dieu, oui! Je vous reconnaissais bien! Je vous ai vue ... une seule fois ... un instant, chez....
—Oui, oui, vous me connaissiez de vue, j'ai vu cela dans vos yeux l'autre jour. Je ne fais réellement pas mystère de mon nom; mais j'ai beaucoup de personnes de ma connaissance à Hyères, à Nice, à Menton et sur toute la côte, sans compter celles qui vont en Italie ou qui en reviennent. Toulon est un passage: je l'ai choisi parce que ce n'est pas la mode de s'y arrêter; mais, à force de venir me voir en passant on ne me laisserait plus seule, et que de questions, que de persécutions pour m'arracher à cette solitude! Vous savez! les gens qui ne comprennent la campagne qu'avec la vie de Paris ou la vie de château! On me trouverait bizarre d'avoir les goûts d'une bourgeoise; peut-être irait-on jusqu'à me traiter d'artiste, c'est-à-dire de tête folle, ou bien l'on supposerait que j'ai quelque intérêt de cœur bien mystérieux pour vivre ainsi dans une villa de troisième ordre, loin de toute région adoptée par la mode.—Et toutes ces questions, toutes ces insinuations, toutes ces critiques, tous ces étonnements devant mon enfant, qui, un beau matin, me dirait: «Ah çà! mère, tu es donc bizarre? Qu'est-ce que c'est?» Je vous confie mon secret; il ne pourra pas durer bien longtemps, mais ce sera toujours autant de pris, et, quand on viendra me crier: «Mais vous ne pouvez pas vivre ici; vous y mourrez! le climat tuera votre fils; comment! vous, habituée au luxe....» j'aurai le droit de répondre: «C'est le luxe qui tuait mon fils, et nous voilà ici depuis assez longtemps pour savoir que nous nous en trouvons bien.»
—Vous pouvez compter sur ma discrétion. Sans doute votre famille sait où vous êtes?
—Je n'ai plus de famille, docteur; aucun proche parent du côté de mon mari ni du mien. Quant à de vieux amis, bien bons et bien respectables, j'en ai, Dieu merci; mais ceux-là me comprennent et ne me tourmentent pas. Ils disent à Paris que je suis dans le Midi, et c'est si grand, le Midi! Personne ne me cherche jusqu'à présent, et c'est tout ce qu'il me faut. Je resterai ici tant qu'on m'y laissera en paix, et, si l'on m'y relance, j'irai dans quelque autre coin du pays. Le vent est un peu dur, le mistral me fatigue; mais Paul le boit comme un zéphyr, et je m'y habituerai. Je serai si heureuse et si fière, si je viens à bout de l'élever sans que son éducation soit abandonnée! C'était impossible dans le monde. Une puérile multitude de faux devoirs m'arrachaient à lui à toute heure; il me fallait le confier à des gens qui avaient une certaine valeur assurément, mais qui n'étaient pas moi. Il est assez curieux, il aime l'étude; mais il a besoin de mouvement, et il y avait toujours trop ou trop peu de l'un ou de l'autre. Ici, je peux lui mesurer la dose, et même fondre ensemble l'étude et l'exercice. J'apprends tout ce que j'ai à lui apprendre. J'ai des livres, je travaille un peu le soir, quand il est couché. Je tâche de m'instruire pour l'instruire à mon tour. Nous faisons de grandes promenades; nous étudions l'histoire naturelle en courant, et il y trouve un plaisir extrême, sans cesser d'être joueur et lutin. Quand vous m'aurez tranquillisé l'esprit sur les études classiques....
—Je m'en occuperai dès ce soir.
—Eh bien, merci, dit-elle en me tendant la main. Et à présent laissez-moi vous dire que je ne suis pas si indiscrète ou si légère que j'en ai l'air en acceptant vos soins et en réclamant vos services. On est toujours dans son droit quand on se fie à la bonté d'un cœur et à la raison d'une intelligence: or, je vous connais depuis longtemps.
—Moi, madame?
—Oui, vous! Est-ce que le baron de la Rive ne vous a jamais parlé de moi?
—Plusieurs fois, au contraire.
—Eh bien, il était tout simple qu'il me parlât de vous. Il est un de ces vieux amis dont je me vantais tout à l'heure, et, si vous ne m'avez rencontrée chez lui qu'une seule fois, lorsqu'il a été si malade il y a deux ans, c'est parce qu'à cette époque, ayant moi-même un malade à soigner, je ne devais pas sortir; mais le baron, depuis sa guérison, m'a écrit d'Italie. Il ne me sait pas encore ici, il ne savait pas que je vous y rencontrerais; il m'a dit vos soins pour lui, votre dévouement, votre mérite ... et votre nom, que je ne savais pas mettre hier sur votre figure, mais que M. Aubanel m'a dit ce matin en me confirmant votre identité. Au revoir donc, et le plus souvent que vous pourrez!
Tout cela était bien naturel, bien simplement dit, et avec la confiance d'une noble femme qui s'adresse à un homme sérieux. D'où vient donc qu'en descendant l'escalier rustique pour aller chez Pasquali, j'étais comme un enfant surpris par l'ivresse? Moi, d'une organisation si bien matée par la volonté, je sentais un feu inconnu monter de mon cœur et de ma poitrine à ma tête. Il me semblait que ce long escalier surplombait la mer éblouissante, et que j'allais étendre deux longues ailes pour m'y précipiter, ni plus ni moins qu'un alcyon en délire de force et de joie.
Aimer cette femme! Pourquoi l'aimer, moi qui à trente ans avais su me défendre de tout ce qui pouvait me distraire de mes devoirs et entamer ma persévérance et ma raison? Cet impétueux la Florade m'avait-il inoculé sa fièvre de vie et d'audace? Mais cela ne m'allait pas du tout, et je me sentais ridicule sous cette peau de lion!
Pasquali était sur sa barque, à peu de brasses du rivage. Il vint me prendre, et, m'expliquant tous ses engins de pêche et la manière de s'en servir, il m'emmena à quelque distance. Il ne pêchait guère que des poulpes et des coquillages: il n'y a pas de bons poissons dans ce golfe sans profondeur, et sa pêche était une affaire d'art et de ruse, sans aucun but d'utilité personnelle. Il n'y goûtait jamais et donnait tout aux pêcheurs de la côte, qui n'étaient pas moins jaloux pour cela de son habileté, et prétendaient qu'il dépeuplait leurs eaux avec ses malices. Il se servait principalement d'un long roseau tout simplement taillé par un bout, en croix double ou simple. Les bouts écartés du roseau forment ainsi une sorte de pince que l'on applique lestement et adroitement sur le coquillage aperçu au fond de l'eau. On l'y fixe en appuyant; les aspérités de la coquille se prennent aux bouts du roseau, qui tendent à se rejoindre, et on ramène la proie bien entière et bien vivante. La chasse aux poulpes et aux calmars est plus savante. Ces animaux sont méfiants, voient et entendent on ne peut mieux: ils savent se cacher ou fuir rapidement. Pasquali avait l'œil d'une mouette, pour voir au fond de l'eau et pour distinguer dans les algues une patte mal rentrée, que j'aurais cent fois prise pour un bout de plante marine.
Je m'amusai une heure avec lui de ses prises intéressantes, de ces étranges polypes qui s'épanouissent comme une fleur à la surface de l'eau, et qui rentrent tout à coup dans leur tige, de ces moules délicates, appelées dattes de mer, qui habitent le cœur des plus durs rochers, où elles savent se creuser une demeure dont il ne leur est plus possible ni nécessaire de sortir, l'eau pénétrant leurs galeries et leur apportant la nourriture. Les rochers de calcaire compacte forés par ces patients coquillages arrivent à représenter un gâteau de cire travaillé par les abeilles. J'aurais pourtant mieux aimé parler de madame Martin; mais Pasquali était trop absorbé pour me répondre. Couché à plat ventre sur sa barque, le corps penché sur l'eau et les bras étendus pour manœuvrer son roseau, il ressemblait au féral de proue d'une gondole vénitienne.
Quand je le quittai au bout de deux heures, j'avais retrouvé l'équilibre de mes idées. Je m'étais rappelé avec quel respect M. de la Rive m'avait parlé à diverses reprises de la vie austère et méritante de madame d'Elmeval. C'était à ce point que, sans connaître les particularités de son caractère et de sa situation, j'avais à peine osé la regarder lorsque je l'avais rencontrée chez lui. Je traversai la colline de Tamaris à distance craintive de la maison, et sans vouloir observer si les fenêtres étaient ouvertes. Il faisait encore chaud. Je fus donc étonné, après que j'eus dépassé la bastide Roque, de voir marcher devant moi un homme enveloppé d'un burnous et la tête cachée comme un blessé ou un malade. Il marchait vite et sans voir ni entendre que j'étais derrière lui. Quand nous nous trouvâmes près de la Seyne, dans un endroit très-encaissé, auprès d'une petite voûte de terre et de verdure formée par le cours d'un égout pluvial, il s'enfonça sous cet abri, se débarrassa de son burnous, qu'il mit sous son bras, et se trouva en face de moi au moment où il reprenait la voie. Je fus très-surpris: c'était la Florade.
Il faut croire que j'étais déjà envahi à mon insu par une passion insensée; car, au lieu de l'aborder avec satisfaction comme de coutume, je sentis en moi un mouvement de jalousie amère, et une seule idée me vint à l'esprit: c'est qu'il venait encore de rôder autour de Tamaris, peut-être de voir la marquise et de lui parler ou d'attirer son attention.
La Florade ne comprit rien à ma figure bouleversée, sinon que la fantaisie de sa promenade en capuchon par un si beau temps m'étonnait beaucoup. Il se hâta, après m'avoir serré la main avec autant de cordialité que de coutume, de me dire qu'il avait été pris le matin d'une insupportable névralgie dans l'oreille, et qu'il venait de se guérir en se promenant au soleil la tête empaquetée.
—Je suis sujet à cela, ajouta-t-il; mais je sais le remède, et pour moi il est infaillible: porter le sang à la tête.
—C'est très-ingénieux! lui répondis-je d'un ton probablement assez aigre, car il en fut frappé et me demanda brusquement ce que j'avais.
—Peut-être une douleur d'oreille aussi! repris-je du même ton maussade.
Mais je me sentis parfaitement ridicule, et j'essayai de simuler l'enjouement en lui faisant entendre que je n'étais pas sa dupe, et que son capuchon arabe ne couvrait pas une ruse digne d'un Arabe, mais une très-peu discrète entreprise sous quelque balcon d'alentour.
—Ah çà! qu'est-ce qui vous prend? répondit-il en s'arrêtant à l'entrée du chemin de la Seyne à Balaguier. On dirait que vous avez de l'humeur. De qui êtes-vous, en ce pays si nouveau pour vous, le garde du corps ou le chevalier?
Après l'échange de quelques plaisanteries un peu acides, il me prit le bras en me disant:
—Mon cher docteur, il y a ici un quiproquo; je n'ai été hier qu'à Tamaris, et vous, vous avez été aujourd'hui ailleurs qu'à Tamaris, n'est-ce pas?
La lumière se fit.
—Ah! m'écriai-je, c'est de la bastide Roque que vous venez?
Comme il s'en défendait, je lui racontai l'indiscrétion de la négresse, les propos des paysans et la coïncidence d'un personnage mystérieusement emmitouflé avec l'accoutrement dont il venait de se débarrasser. Il rêva quelques instants, et, regardant sa montre:
—J'ai encore une heure de liberté, dit-il; et vous?
—Et moi aussi.
—Voulez-vous que nous prenions par ici, à droite, un sentier qui nous reconduit au pied du fort? La promenade est jolie, et je pourrai causer avec vous.
Nous traversâmes un champ et gravîmes le revers de la colline qui regarde l'ouest par un escalier dans des schistes lilas, à travers les arbres et les buissons. Il n'était pas facile de causer sur une pente si roide; mais, quand nous eûmes gagné un joli coin herbu, en vue de la mer, sous les cytises, nous nous arrêtâmes, et la Florade me parla ainsi:
—J'aime autant vous dire tout. Vous êtes un homme sérieux, vous serez discret, et puis vous me donnerez un bon conseil. J'en ai besoin. Je ne suis pas l'amant de la personne que vous avez vue, et je ne le serai pas, je vous en donne ma parole d'honneur. Si je l'avais rencontrée dans son pays, je ne me serais pas fait grand scrupule d'être le premier ami d'une fille de seize ans. A cet âge-là, les femmes de l'Orient d'une certaine classe savent fort bien ce qu'elles font, et comptent pour l'avenir sur une succession plus ou moins florissante d'amis de passage. L'opinion n'est pas sévère pour elles, car elles trouvent fort bien à se marier dans leur race, surtout quand elles ont mis de côté quelque argent.
» J'aurais donc pu aimer Nama sans avoir de grave reproche à me faire; mais je n'aurais pas fait la sottise de l'enlever à son milieu pour la transplanter dans le mien, comme M. Roque a enlevé la mère de Nama à un riche musulman en voyage pour la transplanter dans sa triste bastide; on ne peut pas s'attacher à ces femmes déclassées et dépaysées qui sont vieilles à vingt ans, et qui, n'ayant rien de commun avec nous dans l'esprit et dans les habitudes, ne sont ni des compagnes ni des servantes. Une des, causes de la mélancolie noire à laquelle a succombé votre vieux parent—je sais qu'on vous a tout dit—est certainement cette association impossible qu'il a eu la charité de ne pas rompre, mais qui lui a pour ainsi dire ôté peu à peu la moitié de son cœur et de son cerveau.
»Or, je ne veux pas faire comme lui. Je ne veux pas vivre conjugalement avec Nama; mais je ne veux pas non plus être son amant, car Nama est mademoiselle Roque, Française et passible des mœurs et usages de la société française. Elle a beau n'y rien comprendre, avoir été élevée dans une cave et ne pas savoir les conséquences d'une faute, je les connais, moi, et je serais un misérable si je la séduisais pour l'abandonner. Vous me croyez, j'espère, je ne suis pas menteur!
—Je vous crois parfaitement; mais permettez-moi de vous dire....
—Ce que vous allez me dire, je le sais! je me le suis dit à moi-même. J'ai eu tort, grand tort de rendre quelques visites à mademoiselle Roque. Écoutez l'aventure, elle n'est pas compliquée.
»Un soir, il y a six semaines, en revenant seul de chez Pasquali, c'était trois jours après la mort tragique du vieux Roque, j'entendis des cris effroyables partir de la bastide. Je crus qu'on assassinait les femmes restées seules en cette maison en deuil. Je ne fis qu'un saut; j'enfonçai la porte d'un coup de poing, et je vis Nama pour la première fois. Étendue sur un tapis avec sa vieille négresse, elle était vêtue d'une courte tunique de laine blanche, les cheveux épars, belle comme une statue grecque....
—Sauf l'embonpoint?
—C'est vrai; mais la tête, les bras, les épaules, les pieds;... enfin elle est très-belle; vous ne le niez pas?
—Je ne le nie pas. Continuez.
—Je vous ai dit que je ne l'avais jamais vue. Je ne savais donc pas à quel point elle est musulmane, et combien, malgré une éducation à moitié catholique, elle a conservé les usages, les idées religieuses et jusqu'aux rites orientaux. Elle était là, je ne peux pas dire pleurant, mais criant son père à la manière antique; c'était comme une cérémonie qui devait durer un certain nombre d'heures, de jours ou de semaines.
»Mon apparition l'effraya un peu. La négresse s'enfuit tout à fait épouvantée. J'allais me retirer, lorsque Nama me retint d'un geste, me montrant un siége, et semblant me prier d'attendre qu'elle eût fini ses lamentations. J'aurais dû m'en aller; mais ce spectacle me parut si curieux à observer sur la terre française, que je restai immobile et très-respectueux, je vous assure, à la regarder et à l'écouter. Elle parlait tout haut, en je ne sais quelle langue, et je devinais à sa pantomime et à son accent quelque étrange et saisissante improvisation. C'était entrecoupé de sanglots tragiques et de hurlements sauvages. Il y avait des poses superbes, des larmes plutôt gémies que pleurées, une douleur parlée plutôt que sentie; c'était beau comme une scène de Sophocle ou d'Eschyle, ou, encore mieux, comme un chant de l'Iliade; c'était naïf en même temps qu'emphatique.
»Je fus très-ému sans que mon cœur fût précisément attendri. Ces cris et ces soupirs, qui durèrent encore une demi-heure, me causaient une excitation nerveuse que je ne peux guère définir, car les sens n'y étaient pour rien. Quelque bizarre que fût cette manifestation de ses regrets, je ne pouvais pas oublier un seul instant que c'était une fille pleurant son père enseveli la veille.
»D'ailleurs, le cadre de la scène était lugubre. J'ai horreur du suicide, je ne le comprends pas; j'aime la vie, j'en ai toujours savouré le bienfait, en me reprochant de n'en pas savoir assez de gré au divin pouvoir qui l'a inventée. Cette chambre à demi éclairée par une lampe, ces murs blancs chargés d'ornements rouges que par moments je prenais pour des taches de sang, cette belle fille arrachant ses cheveux et meurtrissant sa poitrine et ses bras, c'était beau, mais ce n'était pas gai.
»Quand minuit sonna, elle s'apaisa tout à coup; mais, comme je craignais, en la voyant immobile, qu'elle ne se fût évanouie, je la pris dans mes bras et je la portai sur le divan, où elle resta inerte et comme épuisée pendant quelques instants. Puis, sortant comme d'un rêve et véritablement égarée, elle se jeta à mes pieds, voulut embrasser mes genoux et baiser mes mains en me suppliant de ne pas la chasser de la maison de son père.
»Je n'y comprenais rien. La vieille négresse rentra avec une couverture rayée dont elle enveloppa sa maîtresse et un verre d'eau qu'elle lui fit boire. Elle s'en alla de nouveau et revint encore avec des gâteaux qu'elle la pressa de manger, et, comme elle m'en offrait aussi, et que je refusais, Nama me supplia, en s'agenouillant de nouveau, de partager son repas.
»Je voulus faire des questions; on me fit signe que l'on était condamné à garder le silence, et que, par decorum, je devais le garder aussi. Je mangeai donc d'un air hébété des pâtisseries préparées par la négresse. On me fit prendre du café, on m'alluma un cigare qu'on me mit dans la main, puis on me montra la porte d'un air abattu et respectueux en me disant: A demain. Comme je me retournais pour saluer, je vis les deux femmes, qui avaient fort bien mangé, se recoucher sur le tapis et se mettre en devoir de recommencer leur scène de désespoir. Elles s'étaient donné des forces pour accomplir jusqu'au bout cette solennité.
»Arrivé à l'endroit où nous nous sommes rencontrés tout à l'heure, j'entendais encore des accents de désolation. Un peu plus loin, je vis de la lumière à la fenêtre d'un maraîcher du faubourg de la Seyne. La fenêtre était ouverte, et j'entendis une voix d'homme dire à sa femme, probablement réveillée par ces cris:
»—Rien, rien! Ce sont les sorcières de la bastide Roque qui font leur sabbat. Ferme donc la fenêtre!
»J'aurais dû ne pas retourner à cette bastide maudite. J'y retournai, poussé par la curiosité, par l'imagination, si vous voulez; j'y retournai le soir, avec mystère, m'avisant bien de cette idée que je ne devais pas compromettre mademoiselle Roque. Ce fut effectivement mademoiselle Roque, et non plus Nama que je vis ce soir-là. Il paraît que le rite était accompli quand j'arrivai. On m'attendait. Le café était servi. Mademoiselle Roque, parlant patois et vêtue à la française, grave, froide et polie, s'expliqua, et je vis alors, à ses discours, qu'elle me prenait pour vous.
—Pour moi?
—Oui. Elle avait appris vaguement, le lendemain de la mort de son père, qu'elle n'héritait que de la moitié de son avoir, qu'un parent avait droit au reste et viendrait probablement bientôt s'occuper de vente. Elle avait supposé que l'étranger arrivé si brusquement chez elle vers minuit ne pouvait être qu'un héritier pressé de réclamer, et, ne sachant pas si vous ne lui contesteriez point la bastide, elle vous suppliait de la lui laisser.
»Quand j'eus réussi à lui faire comprendre que je n'étais pas vous, mais que je vous connaissais, elle me pria de vous parler d'elle. Il me semblait avoir entendu dire que la maison lui était spécialement réservée; mais je n'en étais pas sûr, et je promis de le lui faire savoir le lendemain. Quant à elle, consternée et comme stupéfiée par le suicide de son père, elle n'avait absolument rien compris à la communication qui lui avait été faite du testament, et elle avait peut-être regardé comme indigne de sa fierté de se faire expliquer quoi que ce soit. Je questionnai Aubanel comme par rapport à vous, et, sans lui rien dire de mes deux entrevues avec mademoiselle Roque, je sus qu'elle n'avait rien à craindre de ce qu'elle redoutait, et je pensai à lui écrire; mais je ne sais pas écrire en indien, et j'avais découvert qu'elle ne savait pas lire le français. On n'a aucune idée de l'abandon intellectuel où son père l'a laissée vivre. Sans sa mère, qui lui a appris le peu qu'elle sait, et les enfants du fermier, qui lui ont parlé provençal, elle n'eût su, je crois, s'exprimer dans aucune langue.
—Elle parle pourtant un français assez correct.
—Elle est fort intelligente à certains égards, et sa douceur cache une grande force de volonté. Elle a toujours compris le français, mais elle s'obstiqait à ne pas le parler. Quand elle a vu que je ne trouvais pas grand charme à notre dialecte méridional, dont la musique est si rude et les intonations si vulgaires, elle s'est résolue à parler français, et ceci a été l'affaire de quelques jours, une sorte de prodige qu'elle n'a pas su m'expliquer et dont je n'ai pu me rendre compte.
—L'amour?
—Oui, l'amour! C'est très-ridicule à dire, mais il faut bien que je le dise, puisque je suis ici pour confesser et demander la vérité!
»Je n'écrivis donc pas, je revins la voir. Cette troisième fois, je ne me le reproche pas, je n'étais poussé que par un sentiment de compassion pour cette malheureuse fille abandonnée de tous, n'inspirant d'intérêt à personne, livrée aux soins d'une vieille négresse à demi en enfance, et réduite à chérir le triste asile dont les passants se détournaient avec terreur et dégoût. Oui, mon cher ami, je vous jure qu'il n'y avait pas en moi autre chose. Mademoiselle Roque en robe et en bottines, parlant comme les femmes du pays, dépouillée de tout son prestige oriental et ne disant que des choses niaises ou insensées eu égard à la vie pratique, n'avait plus pour moi aucune espèce d'attrait.
»Ce qui acheva de me glacer, c'est l'engouement subit et spontanément avoué dont cette créature hybride, demi-bourgeoise et demi-sauvage, se prit pour moi. Elle s'imagina tout d'un coup que mon obligeance pour elle cachait un autre sentiment, et que j'allais l'épouser et l'emmener sur mon beau navire. Voilà où elle en était de son appréciation des choses du monde.
»Je me promettais bien de ne plus retourner chez elle; j'aurais dû ne jamais repasser devant sa maison, mais le hasard m'y ramena, et la vieille négresse, se traînant comme une panthère blessée et sortant de derrière la haie, me força de prendre un billet en caractères hiéroglyphiques. Je ne pus le lire, je le brûlai pour n'être pas tenté de me le faire traduire; mais j'appris par Aubanel que cette pauvre fille était très-malade et qu'elle ne voulait voir personne. Madame Aubanel, mue par un sentiment de charité, n'avait pu pénétrer chez elle. La femme du fermier se mourait, et, au milieu de tous ces désastres, on craignait que mademoiselle Roque n'eût hérité de la fatalité du suicide.
»Je crus qu'il serait lâche de l'abandonner; j'y courus le premier soir dont je pus disposer. La négresse me fit attendre, puis elle m'introduisit dans ce salon asiatique que vous avez vu, où l'on avait exhibé tous les objets curieux et précieux rassemblés par M. Roque au temps de son amour pour la mère de Nama. On avait fait de l'ordre et de la propreté, brûlé des parfums, débarrassé la fenêtre de son épais rideau. Vous n'avez pas remarqué sans doute que de cette fenêtre on voit la mer et les montagnes. Un store transparent, à demi baissé et éclairé par la lune, jetait sur la muraille une mosaïque pâle et d'un effet charmant. Il y avait des fleurs partout. Nama parut, vêtue à la manière des almées, dans les riches atours qui lui venaient de sa mère. Elle était superbe; elle parlait français pour la première fois. Elle se plaignait de mon abandon, elle pleurait, elle aimait avec une complète innocence et surtout avec une hardiesse de cœur qui me tourna la tête. Elle flattait par son courage et sa foi ma manière de voir et de sentir la vie, et elle agissait ainsi sans le savoir, ce qui la rendait bien puissante.
»Eh bien, mon cher ami, je fus très-fort, et je suis encore étonné d'avoir pu résister à l'emportement de ma nature. Non-seulement je lui refusai un baiser, non-seulement je m'acharnai à lui faire comprendre mon devoir et le danger de sa confiance, mais encore je la quittai brusquement sans lui dire: Je t'aime. Je l'aimais pourtant diablement dans ce moment-là.
»Le lendemain, je n'étais pas dégrisé. Croyez-moi si vous voulez, j'ai passé plusieurs nuits sans fermer l'œil. Je voyais toujours cette belle fille chaste et même froide me regarder d'un air de reproche et se jeter dans le sein de sa négresse en disant:
»—Il ne veut pas m'aimer!
»Je ne l'ai donc jamais trompée! Non, pas un instant! mais elle m'a vu ému malgré moi. Elle n'a pas compris l'espèce de combat dont je voulais triompher. Elle ne sait pas la différence qui existe entre le cœur et l'imagination. Elle n'y comprendra jamais rien. Elle croit que je l'aime, mais qu'un autre engagement me défend de le lui dire. Elle espère toujours. Elle croit que mes rares et courtes visites sont aussi un engagement que j'ai contracté avec elle. Elle me dispute à une rivale imaginaire. Elle est malade et abattue quand elle ne me voit pas; elle préfère mes duretés et ma froideur à mon absence. Je l'ai revue encore une ou deux fois. Aujourd'hui, elle m'a dit qu'elle ne se marierait jamais qu'avec moi, et qu'elle se tuerait si j'en épousais une autre. Il n'y a rien de plus stupide qu'un homme qui croit à ces menaces-là et qui les raconte: pourtant voyez la situation exceptionnelle de cette fille! Songez à la fin horrible de son père, à l'hérédité possible de certaines affections du cerveau, à l'abominable influence de la bastide Roque.... Voilà où j'en suis; dites-moi ce que vous feriez à ma place....
—Je ne sais pas, répondis-je.
—Comment, vous ne savez pas?
—Non, il m'est impossible de me mettre à votre place, précisément parce que je ne m'y serais pas mis. Je ne serais pas retourné chez mademoiselle Roque, si je m'étais senti inflammable comme vous l'êtes!
—Mais ce n'est pas moi qui suis inflammable, c'est elle qui a pris feu comme l'éther!
—On s'enflamme pour vous parce que le feu vous sort par les yeux. Ces aventures-là n'arrivent qu'à certains hommes. Voyons, vous n'êtes pas plus laid ni plus sot qu'un autre, je le sais bien; mais vous n'êtes pas un dieu, et vous ne faites pas boire de philtres à vos clientes! D'où vient donc que vous avez partout des amourettes et que vous passez pour un homme à bonnes fortunes? C'est que cela vous plaît, allez! et que vos regards, vos manières, vos paroles trahissent, même malgré vous, cette inquiétude fiévreuse que vous avez de dépenser toute votre vie dans un jour!
En parlant ainsi à la Florade, j'étais irrité, j'étais cent fois plus fou que lui; je me disais qu'avec son fluide électro-magnétique et la naïveté de ses émotions, aussi vives à vingt-huit ans, après une vie orageuse, que celles d'un jeune écolier, il pourrait bien plaire à la marquise, si elle venait à le rencontrer. J'étais donc jaloux de cette femme, dont il ne savait pas le nom et qu'il n'avait pas encore vue.
Ma vivacité le fit rire. Il prétendit que j'étais épris de mademoiselle Roque. Je me souciais vraiment bien de mademoiselle Roque!
—Enfin, mon ami, me dit-il, «tire-moi du danger, tu feras après ta harangue.»
—C'est juste; voyons!—Eh bien, il ne faut jamais remettre les pieds chez elle, ou il faut l'épouser. Quoi que vous en disiez, vous y avez songé, puisque vous eussiez voulu pouvoir acheter pour elle le sot et aride terrain que j'ai sur les bras.
—Vous n'avez pas daigné le regarder, ce terrain, reprit la Florade en riant. Moi, je l'ai contemplé ce matin, et vous pouvez, je crois, le voir d'ici. Oui, c'est cette bande de terre humide, là-bas, tout en bas; regardez.
—Qu'est-ce que ça? des artichauts?
—Eh! oui, mon cher. Un champ d'artichauts de cette vigueur-là représente de la terre à cinq pour cent. Vous avez le meilleur lot; mais ça ne fait pas que je doive épouser une bayadère. Si vos artichauts eussent été des lentisques ou des genêts épineux, si, avec deux ou trois mille francs, j'eusse pu assurer le sort de cette pauvre fille, je me serais payé cette satisfaction-là, afin de ne plus avoir à y penser; mais endetter toute ma vie pour elle,... en réparation de quoi? je vous le demande.—Pourtant si vous pensez que ma conscience y soit engagée,... car enfin voilà qu'on sait mes visites et qu'on jase,... je ferai ce que vous conseillerez. Je ne vous consulte pas pour n'agir qu'à ma guise.
—Vous voilà bien, cœur d'or et folle tête! Non, je ne vous conseille pas cela. Tâchez de décider mademoiselle Roque à quitter cette maison où elle deviendra folle, et à s'en aller vivre ailleurs où elle n'espérera plus vous voir. Décidez-la aussi à vendre quelques bijoux inutiles, Pasquali m'a dit qu'elle en avait pour une certaine valeur; alors, qu'elle vende ou non la bastide, elle pourra échapper aux propos qui ne font que d'éclore, et trouver, à deux ou trois lieues d'ici, dans un coin où vous aurez soin de ne jamais passer, un bon paysan riche ou un rude marin qui l'épousera sans lui demander compte de quelques battements de cœur apaisés et oubliés.
—Fort bien; mais, pour lui persuader cela, il faut que je retourne la voir, et j'ai juré que ce serait aujourd'hui la dernière fois, car chaque visite ramène ses illusions. Voulez-vous vous charger de lui faire entendre raison?
—Elle m'a défendu, à cause de vous, de revenir.
—Mais si je vous en prie!
—Mon cher, cette maison me fait un mal horrible. Moi aussi, je déteste le suicide, et je ne peux pas oublier que ce malheureux Roque était le proche parent de ma mère. Et puis je suis jeune, et mes visites feront jaser. Il faut employer Aubanel.
—Elle ne veut pas entendre parler de lui.
—Pourquoi?
—Parce que son chien a voulu dévorer le sien.
—Voilà une belle raison!
—Nama est de cette force-là. N'oubliez pas qu'à beaucoup d'égards nous avons affaire à un enfant de six ans.
—Eh bien, M. Pasquali n'a pas de chien. Chargez-le de parler à votre place, et, pour qu'il y mette le zèle d'un ami, dites-lui la vérité.
—Vous avez raison, je la lui dirai demain.
—Demain! m'écriai-je, saisi de nouveau d'une risible épouvante à l'idée que, le lendemain, il repasserait à Tamaris.
—Eh bien, oui, demain, reprit-il. Faut-il ajourner ce qui est décidé? Venez-y avec moi à neuf heures du matin. Je ne peux plus m'absenter le soir d'ici à une semaine; voilà pourquoi, voulant en finir aujourd'hui avec la maison maudite, j'y étais retourné en plein jour.
J'aurais préféré qu'il allât chez Pasquali le soir: à peine la nuit venue, je savais que la marquise ne sortait plus de sa maison; mais il fallait bien céder à la nécessité. D'ailleurs, la Florade ne me fournissait-il pas un prétexte pour la revoir moi-même le lendemain? Nous convînmes de nous rendre en canot à la bastide Pasquali sans passer par la Seyne.
[1] Par corruption, les géographes ont écrit quelquefois Tamarin, croyant traduire littéralement, et confondant le tamarinier (tamarindus) avec le tamarisc, qui appartient à une tout autre famille. Les géographes ne devraient jamais corriger les noms traditionnels.
II
Le lendemain donc, à neuf heures, nous touchions le rivage.
—Montez dans ma barque, nous dit Pasquali, puisque vous avez à me parler de choses sérieuses. Je vous entendrai mieux dehors.
—C'est-à-dire, répondit la Florade, que vous n'écouterez pas du tout. Vous aurez toujours quelque araignée de mer à guetter.
—Non; je n'emporte rien pour les prendre, tu vois.
Nous allions passer de notre embarcation dans la sienne, quand Nicolas, descendant l'escalier de la villa Tamaris, nous héla de tous ses poumons. Nicolas, c'était un jeune garçon de la Seyne que la marquise d'Elmeval avait pris à son service pour fendre le bois, soigner l'âne et faire les commissions. Nous l'attendîmes.—Madame Martin priait le docteur de venir voir le doigt de M. Paul, qui était très-enflé.
Jamais collégien muni de son exeat au moment où il redoutait une retenue ne s'élança vers la liberté avec plus de joie que je n'en ressentis en sautant sur la grève.
—Allez sans moi, dis-je à mes compagnons. Vous n'avez que faire de mon avis, puisque je le maintiens; d'ailleurs, je reviens dans un quart d'heure.
Le doigt de mon petit Paul n'était nullement compromis. Je fis faire un cataplasme. J'annonçai à la marquise que, la veille au soir, j'avais écrit quatre lettres, criant aux quatre coins de l'horizon pour avoir un professeur. Elle me remercia comme si ce n'eût pas été à moi de la remercier, moi si heureux de m'occuper d'elle!
—Puisque la blessure de Paul ne vous inquiète pas, me dit-elle, nous allons sortir en voiture. Je vous rends donc votre liberté,... à moins que.... Voyons, pourquoi ne viendriez-vous pas à la promenade avec nous? Nous allons dans les endroits les plus déserts. Est-ce que nous risquons d'y rencontrer des yeux malveillants? Les gens de Toulon ne nous connaissent ni l'un ni l'autre.
—Mais les gens des bastides voisines nous connaissent déjà et savent que je n'ai pas le bonheur d'être votre frère.... Dites-moi où vous allez. Je peux m'y trouver comme par hasard, et, si c'est réellement un désert, je m'y promènerai pendant quelques instants près de vous.
—Ah! quelle bonne idée! mais comment irez-vous? à pied?
—Certes! Je suis un peu botaniste, j'ai des jambes.
—Ah! vous êtes botaniste! Quel bonheur! Il y a ici tant de plantes qui ne sont pas de notre connaissance! Eh bien, nous irons tout doucement à la forêt de pins qui est au beau milieu du promontoire. Tenez, voilà un plan détaillé. Vous ne pouvez pas vous égarer. Dès lors nous partons tout de suite, nous allons au pas et nous vous attendons. Le temps sera beau, n'est-ce pas?
En me faisant cette question, elle s'avança sur la petite terrasse garnie de fleurs qui occupait la façade sud de la bastide et d'où l'on découvrait la pleine mer au delà de la plage des Sablettes.
—Oui, oui, ajouta-t-elle, le cap Sicier est bien clair. Quelle grande vue! Vous plaît-elle autant que celle de l'est?
—Non. Elle est plus grande, puisque l'horizon maritime est sans bornes, et elle paraît plus petite.
—Vous avez raison; elle a des lignes trop plates, et le baou (rocher) bleu, vu d'ici, a de vilaines formes. A gauche, au sud-ouest, c'est très-beau, la haute falaise, et la plaine qui nous en sépare est bien jolie au lever du soleil.
—Vous voyez donc lever le soleil?
—Toujours, sauf à me rendormir après, si Paul n'est pas éveillé. Il dort dans ma chambre, et j'aime à le regarder au reflet du matin rose, parce qu'alors il me paraît tout rose aussi, mon pauvre enfant pâle! Et puis je savoure le bonheur inouï de la solitude avec lui. Songez donc, j'ai aspiré à cela depuis qu'il est au monde, et j'ai toujours été obsédée par un entourage où si peu de personnes me plaisaient! Croiriez-vous que j'ai passé des années sans entendre chanter un oiseau? Il y en a bien peu ici. Ces cruels Provençaux, après avoir détruit tout le gibier, s'en prennent aux rossignols. Il y a encore deux ou trois fauvettes sur les pins du jardin, et je les écoute. Elles ne chantent qu'à la première aube; le reste du jour, elles ont peur et se taisent.
—Mais, quand la mer est furieuse, et que les terribles vents de Provence soufflent de l'est ou de l'ouest, luttant à qui sera le plus méchant et le plus froid, ne souffrez-vous pas?
—Physiquement, oui, un peu; mais il y a du bien-être à regarder du coin de son feu les petites roses hâtives qui se laissent secouer, comme si elles y prenaient plaisir, pendant qu'à travers leurs branches fleuries on aperçoit là-bas, bien loin, les grosses vagues qui ont l'air d'être tout près et de vouloir battre les fenêtres. La nuit, au milieu des plus furieuses rafales, les tourterelles roses de madame Aubanel chantent à toute heure, et ces voix amies semblent vouloir tenir en éveil les lares protecteurs de la maison. La petite chienne n'aboie pas à autre intention, j'en suis sûre. Et puis ce climat capricieux vous fait oublier en un jour les ennuis et les impatiences d'une semaine. Tout pousse et fleurit si vite au moindre calme qui se fait! tenez, mes matinées de soleil me consolent de tout. De ma chambre, je vois tout ce qui se passe sur le rivage et dans le petit golfe. Le premier en barque est toujours ce bon Pasquali: je le reconnais à sa coiffe de toile blanche sur son chapeau gris. Sa barque semble soudée au miroir du golfe, tant elle glisse lentement, et lui, on le croirait soudé à sa barque, tant il est attentif à ce qui se passe au fond de l'eau. La patiente occupation de ce digne homme fait vraiment partie de ma sérénité.... Mais il n'est pas seul en ce moment-ci? Je vois un officier de marine avec lui, il me semble....
Je ne répondis rien. Madame d'Elmeval regardait la Florade, et ce regard jeté de si loin sur lui, ce regard qui pouvait à peine distinguer son costume, m'enfonça des aiguilles dans le cerveau. Elle venait de me peindre son bonheur moral et le calme de sa belle âme avec tant de conviction et de simplicité! Extravagance ou pressentiment de ma part, elle me fit l'effet d'une somnambule qui va s'éveiller au bord d'un abîme.
Elle partit dans une vieille calèche qu'elle louait à la Seyne, et que conduisait un bonhomme très-sûr et très-adroit avec des chevaux ou des mulets habitués à tout gravir.
—Ceci n'est pas un équipage de luxe, me dit la marquise en riant; mais c'est solide, ça passe dans des chemins impossibles, et avec ce conducteur-là je n'ai peur de rien. Jamais je n'ai fait que bâiller dans mon landau au bois de Boulogne; ici, je m'amuse de tout et je m'intéresse à tout ce que je vois. Nous allons ainsi jusqu'où nos pieds peuvent nous porter. Au revoir! nous vous attendrons à l'entrée de la forêt, chez le garde....
Je savais que la Florade devait retourner à son bord à onze heures. Je m'excusai de ne pas partir avec lui sous le prétexte de faire un peu de botanique aux environs, et je le laissai remonter seul dans son canot.
—Il me laisse sur les bras une affaire très-ennuyeuse, me dit Pasquali en le regardant s'éloigner. Il n'en fait jamais d'autres, lui! Toujours des histoires de femme! Il faudra pourtant bien le tirer de ce pétrin-là. C'est un si charmant enfant! Allons, j'y vais tout de suite, chez cette folle; revenez par ici, je vous dirai ce qu'elle aura décidé.
Deux heures après, en marchant comme un Basque, j'arrivais à la forêt dite de la Bonne-Mère, au pied des montagnes qui terminent le promontoire au sud. Bien que le centre de la presqu'île forme un plateau assez élevé, les chemins sont si ravinés et si encaissés, qu'un piéton se fait peu d'idée du pays qu'il traverse. Un seul point sert presque toujours à l'orienter: c'est la montagne conique de Six-Fours, qui porte les ruines pittoresques d'une ville à peu près abandonnée. Je trouvai la marquise au rendez-vous, et Paul buvant du lait de chèvre chez le garde avec sa bonne, une belle vieille Bretonne que la marquise traitait comme sa compagne et menait partout avec elle. Marescat, le conducteur, avait fini de loger et de frotter ses chevaux; il se disposait, selon sa coutume, à servir de guide pédestre et d'escorte à la famille.
Je m'étonnai de trouver dans un pays si pauvre et si négligé une entrée de forêt dont le terrain, propre et battu, ressemblait à une immense salle de bal champêtre.
—Vous ne vous trompez pas, me dit la marquise, c'est ici une salle de bal dans un désert. Cette petite fabrique blanche que vous apercevez là-haut dans les nuages est une des mille chapelles que les marins de tous pays ont nommées Notre-Dame-de-la-Garde. Dès le 1er mai, les processions commencent, et toute la population y afflue le dimanche. Les dévots montent à la chapelle, et reviennent boire et danser ici avec ceux qui ne font pas le pèlerinage, mais qui ne manquent pas à la fête. Il paraît que le spectacle est plus animé qu'édifiant. Vous savez que la dévotion des matelots et des Méridionaux en général n'est rien moins qu'austère. Nous ne viendrons donc pas ici pendant le mois de mai. Profitons de la solitude absolue qui règne encore dans ce désert, et marchons!
Je ne voulus pas lui offrir mon bras, craignant de prendre des airs d'intimité avec elle devant ses gens. J'aurais désiré me persuader que nous avions quelque chose à leur cacher, mais elle ne songeait déjà plus aux précautions à prendre pour leur faire penser que j'étais là par hasard. Elle avait consenti à cette dissimulation, mais elle n'était pas capable de la soutenir. Le courage et la franchise de son caractère s'y opposaient. Elle avait tant de calme dans l'esprit et dans le cœur, qu'elle n'admettait pas sans peine le soupçon. Elle se croyait vieille parce qu'elle avait trente ans, et ne supposait pas, d'ailleurs, qu'un homme raisonnable pût s'éprendre d'une femme qui ne voulait pas aimer. Elle consentait donc à se garer des apparences quand on appelait son attention sur le danger des mauvais propos, parce qu'elle n'avait nullement le goût des bravades, et qu'elle voulait passer désormais inconnue ou inaperçue dans la vie; mais, à force de le vouloir, elle s'y croyait déjà arrivée, et il lui était difficile de se rappeler à tout instant ce qu'il fallait faire pour cela. Cet oubli de sa personnalité la rendait adorable. Il semblait qu'elle ne sut pas ce qu'elle était et ce qu'elle valait. Je n'ai jamais vu de femme plus détachée d'elle-même. Que s'était-il donc passé dans sa vie? quelle sagesse ou quelle vertu avait-elle donc étudiée pour être ainsi?
La forêt était très-belle. Cette salle de fête que chaque année les pieds de la foule privaient d'herbe et préservaient de broussailles était jetée sans forme déterminée sur une pente largement dessinée et sur un fond de ravin nivelé naturellement. Des pins élancés, droits comme des colonnes, couvraient d'ombre et de fraîcheur le vallon et la pente. Tout au fond, et rasant le bord de l'autre versant, coulait un petit ruisseau. Une profonde clairière traversée d'un chemin sinueux, s'ouvrait à notre droite, et devant nous un autre chemin qui coupe en longueur toute la forêt en remontant le ruisseau devait nous conduire au véritable désert.
Ce chemin plein de méandres, traversé en maint endroit par le ruisseau qui saute d'un bord à l'autre, tantôt serré entre des bancs de rochers, tantôt élargi par le caprice des piétons dans les herbes, est ridé et valonné comme la forêt; mais nulle part il n'est difficile, et il offre une des rares promenades poétiques qu'on puisse faire sans fatigue, sans ennui ou sans danger dans le pays. Le ruisselet a si peu d'eau, que, quand il lui plaît de changer de lit, il couvre le sable du chemin d'une gaze argentée qu'on verrait à peine, si son frissonnement ne la trahissait pas. Des herbes folles, des plantes aromatiques se pressent sur ses marges, comme si elles voulaient se hâter de tout boire avant l'été, qui dessèche tout. Les pins sont beaux pour des pins de Provence: protégés par la falaise qui forme autour de la forêt un amphithéâtre assez majestueux, ils ont pu grandir sans se tordre. Les terrains phylladiens de cette région sont d'une belle couleur et vous font oublier la teinte cendrée des tristes montagnes calcaires dont la Provence est écrasée. La nature des rochers et même celle des pierres et de la poussière des chemins ne m'ont jamais été indifférentes. Dans les terrains primitifs, le granit ou les roches dures feuilletées ou pailletées ont toujours je ne sais quel aspect de fraîcheur qui réjouit. Le calcaire a des formes puissantes qui imposent; mais l'uniformité de sa couleur est implacable et produit dans l'esprit une idée de fatigue et de soif.
Cette esquisse est le résumé des courtes remarques échangées entre la marquise et moi durant une demi-heure de marche sur ce beau chemin, qui rappelle un peu certains coins ombragés de la Suisse. Madame d'Elmeval n'avait jamais voyagé; elle n'avait conservé de souvenirs pittoresques que ceux de son enfance passée en Bretagne. Elle s'exagérait donc facilement la beauté de tout ce qu'elle voyait. Cette disposition de son esprit, cette joie de posséder, après de longues aspirations, le spectacle de la nature, rendaient sa compagnie vivante et charmante. Elle n'avait pas d'emphase descriptive, pas de cris d'admiration enfantine. Elle gardait bien le sérieux et la dignité d'une femme qui approche de sa maturité intellectuelle; mais elle savourait à pleins yeux et à plein sourire la vie des choses de Dieu. On la sentait heureuse, et on était heureux soi-même auprès d'elle sans avoir besoin de l'interroger.
Vers la lisière de la forêt dont nous traversions le plus court diamètre, les herbes diminuent, les arbres s'étiolent, les lentisques et les genêts épineux, amis du désert, reparaissent, et la garigue s'ouvrit tout à fait devant nous, creusée en bassin, rétrécie en rides sur ses bords et entourée des montagnes du cap Sicier et de Notre-Dame-de-la-Garde. Quand nous eûmes gagné un de ses relèvements, nous pûmes voir, en nous retournant vers le nord, toute la presqu'île en raccourci, c'est-à-dire le grand tapis vert de la forêt et des autres bois voisins, cachant par leurs belles ondulations les plans insignifiants de la région centrale, et ne se laissant dépasser que par le cône sombre de Six-Fours et les montagnes bleues d'Ollioules et du Pharon. De cet endroit-là, tout était ou tout paraissait désert; rien que des arbres et des montagnes autour de nous; auprès et au loin, pas une bastide, pas un village, rien qui trahît la possession de l'homme, puisque Six-Fours est un amas de ruines, une ville morte.
—Ne se croirait-on pas ici dans quelque île déserte? me dit la marquise.
Et, comme je cherchais à m'orienter en apercevant la mer si loin de nous, au sud-est:
—Ne dites rien, ajouta-t-elle, écoutez! Vous entendrez la mer qui parle à droite, à gauche et derrière nous. Elle bat le pied de ces montagnes dont nous suivons le versant intérieur. Voulez-vous monter au cap ou à la chapelle? En trois quarts d'heure, nous serons là-haut. C'est très-beau, le sentier n'est pas trop rapide, et nous nous reposerons avant de redescendre.
Des nuages rasaient la cime de la falaise, mais ils étaient roses et sans densité. Marescat remarqua qu'ils tendaient à se fixer à la pointe du cap et qu'ils abandonnaient la chapelle. C'est la chapelle qui devint notre point de mire et notre but.
Les schistes violacés et luisants de la montagne, recevant le soleil d'aplomb, brillaient comme des blocs d'améthyste. Un instant après, tout s'éteignit. Nous entrions dans l'ombre de la grande falaise déchirée, brisée en mille endroits, aride, sauvage et solennelle. Marescat se disputa avec moi pour porter le petit Paul, qui ne voulait être porté par personne. Madame d'Elmeval marchait d'un pas égal et soutenu.
Au pied de la chapelle, le précipice est vertigineux. On plonge à pic et parfois en encorbellement sur la mer. La paroi est très-belle: des brisures nues traversées tout à coup par des veines de végétation obstinée, des arbres nains, des astragales en touffes énormes, des arbousiers et des asphodèles qui s'accrochent avec une rage de vie à d'étroites terrasses de sable et de racines prêtes à crouler avec les assises qui les portent. C'est un spectacle désordonné, une fantaisie vraiment grandiose. Sous nos pieds, le jardin du sacristain, c'est-à-dire quelques mètres de terre cultivée en légumes avec une dent de rocher pour support et une échelle pour escalier, fit beaucoup rire le petit Paul et son ami Marescat. A notre gauche, le cap Sicier précipitait dans la mer son profil sec, dentelé en scie, d'une hardiesse extrême; à droite, la falaise boisée arrondissait peu à peu l'âpreté de ses formes et s'en allait en ressauts élégants jusqu'à la plage de Brusc et aux îles. En face, il n'y avait plus que la mer. Nous étions à la pointe sud de la France, et nous enveloppions Paul de son manteau, car le vent était glacial. Une brume irisée au bord, mais compacte à l'horizon, faisait de la Méditerranée une fiction, une sorte de rêve, où passaient des navires qui semblaient flotter dans le vide. Au bas de la falaise, on distinguait les vagues claires et brillantes, encore diamantées par le soleil. Cent mètres plus loin, elles étaient livides, puis opaques, et puis elles n'étaient plus; les derniers remous nageaient confondus avec les premières déchirures du nuage incommensurable. Une barque parut et disparut plusieurs fois à cette limite indécise, puis elle se plongea dans le voile et s'effaça comme si elle eût été submergée. Les voix fortes et enjouées des pêcheurs montèrent jusqu'à nous, comme le rire fantastique des invisibles esprits de la mer.
—Ils se sont donc envolés? s'écria l'enfant.
—Non, répondit Marescat, ils sont en plein clair. Le nuage est entre eux et nous.
—Nous voici bien réellement au bout du monde, dit la marquise, dont je me rappelle la moindre impression. Tout le bleu qui est là devant nous n'appartient plus qu'à Dieu.
Un instant le vent fit une trouée dans le nuage, et nous pûmes distinguer à l'est les côtes vraiment romantiques de la Ciotat et le Bec-d'Aigle, ce rocher bizarre d'une coupe si aiguë, qu'il ressemble effectivement à un bec gigantesque béant sur la mer et guettant l'approche des navires pour les dévorer. Nous allions descendre, pour nous mettre vite hors du vent et du nuage, car la chapelle était déserte, fermée, et son extérieur blanchi et empâté n'offre rien d'intéressant, lorsqu'en quittant l'étroite terrasse bordée d'un garde-fou écroulé, qui en fait le tour, nous vîmes, au pied d'une des croix de station des pèlerins, une femme agenouillée.
Sa pose et son vêtement pittoresques dans un cadre si austère, le châle rouge noué sur sa tête et rabattu sur ses épaules, tranchant sur sa robe brune aux plis roides et droits, en laissant échapper quelques mèches de cheveux noirs séchés et crépelés par l'air salin, sa figure d'une pâleur de marbre, ses mains amaigries, un bâton passé dans l'anse d'une bannette et posé devant elle au pied de la croix, une paroi de roches blanchies par les lichens faisant ressortir cette sombre silhouette de Madeleine repentante, tout en elle et autour d'elle nous frappa simultanément, la marquise et moi. Paul eut peur, et, lancé en avant, il recula vers nous.
Cette femme était pourtant remarquablement jolie, ses traits fins et d'un type délicatement accusé. Son costume n'annonçait ni la misère ni l'incurie, et n'appartenait à aucune profession déterminée: c'était une femme du peuple; mais paysanne, ouvrière des villes ou des côtes, rien ne le précisait. L'extrême propreté de son vêtement grossier était faite pour attirer l'attention sur elle, car en aucune province française on ne voit les femmes de cette classe plus exemptes de ce souci que dans la Provence maritime.
Mais ni sa beauté ni sa propreté exceptionnelle ne triomphaient de la méfiance que sa physionomie nous inspira. Elle avait la pupille très-noire, petite pour le globe de l'œil, et, quand elle relevait la paupière supérieure pour regarder fixement, cette pupille, entourée de trop de blanc, avait quelque chose d'irrité ou de hagard. Les sourcils, bien dessinés, se joignaient presque au-dessus du nez, ce qui est réputé un signe de violence, de ruse ou de jalousie. Il n'en est rien, j'ai vu des personnes très-douces et très-franches présenter cette particularité; mais ici la sécheresse dédaigneuse du sourire la rendait caractéristique de quelque habitude de mauvais vouloir.
La marquise saluait toutes les personnes qu'elle rencontrait, sachant que, dans cette région, le pauvre veut être salué le premier. Il ne provoque aucune politesse; mais, quand on ne la lui accorde pas, il en est blessé: il vous la rend brusquement et d'un air de mauvaise humeur. Au contraire, adressez-lui la parole, il est tout de suite votre ami.
La femme pâle ne priait pas, ou elle priait à la provençale, c'est-à-dire en s'interrompant sans façon pour regarder, examiner et interroger les passants. Quand la marquise s'inclina légèrement en passant auprès d'elle, elle se leva et lui envoya d'un ton bref le salut redoublé du pays: Bonjour, bonjour, et elle reprit son panier de tresse et son bâton pour s'en aller. Nous passâmes outre; elle se mit à marcher derrière nous, et nous entendîmes que Marescat lui disait:
—Bonjour, la Zinovèse; ça ne va donc pas mieux?
Nous n'entendîmes pas la réponse; nous avions déjà quelque avance. La descente est très-rapide; mais le sentier, coupé en zigzags, est assez facile. Paul le prit au pas gymnastique. Sa mère, ne voulant pas le perdre de vue, se mit à courir, et en dix minutes nous étions en bas. Là, on s'arrêta dans un pli de terrain bien abrité. La bonne ouvrit un petit panier pour le goûter de l'enfant, et madame d'Elmeval partagea une orange avec moi.
Cette petite halte permit à la Zinovèse et à Marescat de nous rejoindre. Ils avaient continué de causer ensemble. Marescat prit alors les devants pour aller faire boire ses chevaux, et la femme pâle nous accosta.
—Il paraît, dit-elle en s'adressant à moi, que vous êtes médecin?
—Oui, et vous êtes malade, vous?
—Beaucoup malade; mais prenez-vous bien cher?
—Je ne prends rien.
—Ah!... Vous êtes donc bien riche?
—Non, mais je n'exerce pas dans le pays.
—Vous n'en êtes pas? Alors vous ne voulez pas me dire ce que j'ai!
—Si fait; vous avez la fièvre presque continuellement.
—C'est vrai; je ne dors ni ne mange.
—Où souffrez-vous?
—Partout et nulle part. Le plus dur, c'est de tousser et d'étouffer. Le capelan de là-haut,—et elle désignait la chapelle,—qui vient tous les ans au mois de mai, m'a dit, l'an passé, que j'étais phthisique, et que je ne m'en sauverais pas.
—Et que vous a-t-il prescrit?
—De me confesser et de me mettre en état de grâce.
—Et vous y êtes?
—Non.
Elle me fit cette réponse d'un ton farouche et hautain. Sa figure était de plus en plus sinistre. Madame d'Elmeval la regardait avec étonnement, la bonne et l'enfant avec crainte.
—Tout ça ne me dit pas si je vais bientôt mourir, reprit la malade avec autorité. Allons, le médecin doit savoir cela, il faut le dire!
—Je ne peux pas vous le dire sans vous examiner et vous interroger. Ce n'est pas ici le moment; où demeurez-vous?
—Là, derrière cette montagne, répondit-elle en me montrant les premiers contre-forts du cap Sicier, tout auprès de la mer, au poste des gardes-côtes. C'est moi la femme au brigadier Estagel.
—Alors vous avez le moyen de faire venir un médecin, ou la force d'aller en consulter un à la ville, puisque vous avez pu monter à la chapelle pour prier.
—Ce n'est pas la même chose! Je suis trop laide à présent pour aller me faire voir à la ville, et, d'ailleurs, je ne crois pas à tous ces médecins-là; ils ne m'ont rien fait.
—Mais vous, faites-vous ce qu'ils vous ordonnent?
—Je ferai ce que vous me direz. Voulez-vous venir chez moi demain?
—Soit. J'irai.
—C'est bien, fit-elle tranquillement du ton d'une reine qui accepte l'hommage d'un sujet.
—Merci! lui dis-je d'un ton ironique.
—Oh! je vous payerai, reprit-elle, j'ai de quoi; je ne suis point une pauvre pour demander la charité.
Son impertinence m'agaçait.
—Alors je n'irai pas, repris-je. Vous direz merci, ou vous ne me verrez pas.
—Merci donc! répondit-elle avec ce sourire amer et presque haineux que j'avais déjà remarqué.
Au lieu de s'en aller, elle resta fièrement plantée avec son bâton sur le tertre au-dessus de nous. Elle examinait la marquise avec une attention singulière, et celle-ci la regardait avec une certaine curiosité.
—Savez-vous ce que c'est que cette femme? me dit-elle à voix basse. C'est une beauté déchue de sa gloire. Elle a dû être ravissante, coquette, adorée de tous les jolis cœurs de la plage; elle a régné dans son milieu, elle a commandé, usé et abusé de son pouvoir; elle s'est bien mariée pour sa condition: elle gouverne maintenant son mari, elle bat ses enfants si elle en a, elle fait des pèlerinages, et elle ne croit à rien; elle s'ennuie, elle regrette la danse, la parure et les triomphes; elle est malade de mécontentement, et elle en mourra; elle pleure sa fraîcheur, sa force et peut-être quelque fiancé pauvre qu'elle avait dédaigné et qui s'est consolé trop vite. Voilà mon roman; vous me direz demain si je me suis trompée.
La Zinovèse semblait chercher à lire dans nos yeux ce que nous disions d'elle, car elle se sentait l'objet de nos commentaires, et elle posait évidemment devant nous. Elle descendit quelques pas et nous demanda ou plutôt nous réclama une orange qui lui fut donnée aussitôt. Alors elle s'assit sans façon près de la marquise, et, pelant l'orange:
—Mauvais fruit! dit-elle. C'est de la vallée d'Hyères, ça ne vaut rien. C'est dans mon pays que ça mûrit!
—De quel pays êtes-vous? lui demanda la marquise.
—De la montagne, du côté de Monaco.
—Je voyais bien à votre accent que vous n'étiez pas d'ici; mais pourquoi vous appelle-t-on la Génoise?
—C'est un vilain nom que les femmes d'ici ont voulu me donner par jalousie; mais je l'ai accepté et gardé pour les faire enrager.
—Pourquoi est-ce un vilain nom?
—Parce que ceux de la Provence détestent ceux de Gênes. Il y a une pique pour la pêche. Les Provençaux voudraient garder pour eux tout le poisson des côtes. Autrefois, ils avaient le monopole; à présent, la mer est à tout le monde, et les bateaux de la côte du Piémont et des autres côtes plus près d'ici viennent prendre ce qu'ils peuvent. Ça ferait des disputes et des tueries en mer, si on osait; mais les gardes-côtes sont là pour empêcher. Il y en a qui voudraient tuer aussi les gardes pour pouvoir se venger des pêcheurs étrangers et pour voler l'eau de la mer.
—Comment! voler l'eau de la mer?
—Oui, oui, pour se faire du sel et ne pas le payer. La loi défend de prendre un seul verre d'eau dans les ports, et, sur les côtes, on n'en peut prendre qu'un seau de temps en temps; encore ça pourrait être empêché, si on voulait. Soyez tranquille! quand je vois arriver un baquet, je crie après les hommes du poste. «Est-ce que vous dormez? que je leur dis. Faites donc votre ouvrage, et gardez l'eau du gouvernement.»
La marquise s'abstint de toute réflexion, et, voulant s'instruire avant de juger, elle reprit:
—Alors c'est par dépit contre votre zèle de bonne gardienne que l'on vous traite de Zinovèse?
—Oui, et parce qu'ils appellent Génois tous ceux qui ne sont pas d'Hyères ou du côté de Marseille. Ils sont si bêtes par ici! D'ailleurs, il y a encore autre chose!
—Oui, vous étiez la reine du pays, n'est-ce pas?
—Ah! vous avez entendu parler de moi? dit la Zinovèse en se redressant avec orgueil et en perdant pour un instant sa livide pâleur. Eh bien, c'est comme ça. Vous êtes jolie, tout à fait jolie, vous pensez? J'ai été encore plus jolie que vous, et je n'aurais pas changé ma figure pour la vôtre il y a dix-huit mois; mais fa fièvre est venue, et vous voyez comme elle m'a menée! Me voilà maigre, vilaine et vieille à vingt-six ans. Croyez-vous que ça fait plaisir à mes ennemis! Oh! si je peux en réchapper.... Mais je ne pourrai pas, et je vois bien que tout est fini!
Et la Zinovèse se mit à pleurer, les mains sur ses genoux et la figure dans ses mains.
—Voyons! il faut tâcher de la guérir, me dit la marquise avec un accent de bonté. Vous irez demain, docteur, et je suis sûre que vous lui donnerez du courage.—Qu'est-ce que je vous disais? ajouta-t-elle lorsqu'en rentrant sous la forêt nous nous retournâmes pour regarder une dernière fois la Zinovèse immobile, absorbée dans sa douleur: elle pleure son passé, comme la fille de Jephté pleurait son avenir. Elle est moins intéressante; pourtant.... Si elle allait s'évanouir là?... Non, elle se lève et s'en va d'un pas assez ferme. La jugez-vous perdue?
—Je ne peux rien juger ainsi; l'auscultation m'éclairera.
—Alors vous y allez demain? On vous verra peut-être?
—Est-ce que vous irez au cap Sicier?
—Je ne sais pas encore; mais, si je n'y vais pas, vous repasserez bien par Tamaris?
—Oui, d'autant plus que j'ai à revoir Pasquali pour mon affaire.
—En vérité, je regrette que cette terre dont vous héritez soit mal située, et que vous ne puissiez pas planter un chalet suisse au milieu de vos artichauts! Quel honnête et bon voisinage c'eût été pour Paul et pour moi! Vous lui auriez appris bien des choses excellentes. Je vous l'aurais envoyé en toute confiance, vous auriez été le médecin des pauvres.... Enfin il n'y faut pas penser, puisque vous n'êtes pas riche et que le devoir vous appelle ailleurs. On est toujours bien là où on se dévoue, et vous serez bien partout.
Ce que je rapporte des paroles de la marquise est comme le résumé affectueux, enjoué et parfaitement calme de son attitude vis-à-vis de moi. Il était bien évident que, renseignée par mon excellent baron, elle m'accordait sans marchander une estime particulière, et que, les circonstances s'y prêtant, je pouvais devenir son ami; mais il n'était pas moins évident que des sentiments trop exaltés de ma part eussent été accueillis avec surprise, regret et déplaisir.
—Elle est cependant bien imprudente, cette femme si réfléchie! me disais-je en traversant la forêt avec elle. Elle ne semble pas se rappeler que je suis jeune, et qu'il n'est pas nécessaire à mon âge d'entretenir en soi des vanités et des chimères pour se sentir très-agité et très-malheureux auprès d'une femme dont le type répond à notre conception du beau idéal.... Agité, je le suis; malheureux, je pourrais bien le devenir. Ah! tant pis pour moi! Pourquoi suis-je devenu assez maître de moi-même pour savoir cacher ce que j'éprouve? Pourquoi ai-je cherché et un peu mérité l'épithète d'homme sérieux? C'est peut-être funeste en amour, ce sérieux-là! La Florade n'en cherche pas si long, et peut-être aura-t-on à se défendre de son prestige.
Lequel valait mieux d'être l'ami qu'on accepte, ou l'amant qu'on repousse?
Si j'avais eu trente ans de plus, je ne me serais pas fait cette question; j'aurais été fier de mon lot.
Et tout cela était insensé, je le sentais bien. Toutes ces questions que je m'adressais à moi-même restaient sans réponse. Je ne pouvais, pas plus que la Florade, aspirer à la main d'une personne si haut placée. Nous ne devions ni l'un ni l'autre nous exposer à lui paraître mus par une ambition vulgaire dont nous eussions rougi, lui certes autant que moi, car il avait l'âme élevée. Donc, tout nous empêchait et nous défendait d'aimer la marquise, car il ne fallait pas la voir deux fois pour être certain qu'elle ne séparerait pas le don de son cœur de celui de sa vie entière.
Et pourtant j'étais touché, comme on dit à l'escrime. Je ne sais même pas si je n'étais pas déjà grièvement blessé. Je m'en allais cachant et tâchant de fermer vite ma blessure, riant avec Paul et ramassant des plantes au bord du ruisseau. C'était le temps des orchidées. Je lui fis connaître les signes caractéristiques qui distinguent l'ophrys mouche des ophrys abeille, araignée, bourdon, etc. J'eus même le plaisir de trouver l'ophrys lutea, le plus beau de tous ceux du Midi et le plus rare de la région toulonaise. La marquise le mit soigneusement dans son herbier de promenade, et elle écrivit pour mémoire mon nom au crayon sur l'étiquette.
—Eh bien, me dit Marescat avec sa bonhomie confiante quand il nous vit de retour à la maison du garde, vous avez vu la Zinovèse? Est-ce qu'elle vous a parlé de sa maladie? Elle mourait d'envie de vous prier de la guérir.
Et, quand il sut que je me promettais d'aller chez elle le lendemain:
—Faites attention à vous, reprit-il. La Zinovèse est une mauvaise femme!
Il fut interrompu par une frasque de son mulet de devant, qui voulait partir avant les chevaux, et la marquise ne voulut pas consentir à me laisser retourner à pied.
—Non pas, dit-elle, vous êtes venu pour nous, je ne vous laisserai pas faire cinq ou six lieues à pied en si peu d'heures. Je vous déposerai tout auprès de la Seyne, à un sentier que Marescat vous indiquera.
J'acceptai, mais je ne voulus point monter dans la calèche. J'ignorais encore combien Marescat était un homme sûr et bienveillant. Je ne voulais pas qu'il pût se livrer à un commentaire quelconque. Je me plaçai sur le siége à côté de lui.
—Voyons, lui dis-je, pourquoi la Zinovèse est-elle une mauvaise femme?
—Oh! bien des choses, répondit-il. D'abord, elle passe pour une enragée ramasseuse d'épaves. Il n'y en a que pour elle! Et puis elle bat ses enfants.
—Elle bat ses enfants! dis-je à la marquise en me retournant vers elle, la calèche découverte me permettant de lui parler.
—J'en étais sûre, je vous l'avais dit.
—C'est pour cela que je vous proclame grande devineresse et grande physionomiste.... Bat-elle aussi son mari? demandai-je à Marescat.
—Non, c'est un homme, lui! mais elle gouverne tout de même. C'est une femme que beaucoup en ont été fous. Elle a été la plus jolie qu'il n'y ait pas à dix lieues autour d'ici, elle aurait pu épouser un gros bourgeois si elle avait su tenir sa langue; mais elle pense et elle dit du mal de tout le monde, et colère, c'est une serpent quand elle vous en veut.
—Est-ce qu'elle vous en veut, à vous?
—A moi? Non! Personne n'en veut à un pauvre homme comme moi. Je n'ai ni argent ni malice, tout le monde me laissa tranquille.... Mais je vous dis ce que je sais. J'ai vu la Zinovèse périr son âne sous les coups. Faire du mal aux bêtes qui sont bonnes, ça me fait du mal à moi! Tenez, voilà mon cheval de droite que, si je le battais, je le ferais pleurer comme une personne! Et croyez-vous que c'est bien de faire souffrir un animal qui a du cœur?
—Et l'âne de la Zinovèse, est-ce qu'il pleurait?
—Je crois bien qu'il avait pleuré toutes les larmes de son corps, pauvre bête d'âne qu'il était! C'était un âne d'Afrique, un de ces petits bourriquets gros comme des chiens qu'on achète à Toulon quand les navires en amènent. Il y en a un comme ça à Tamaris chez madame. C'est fort qu'on ne s'en fait pas d'idée, et ça a de l'idée plus qu'on ne croit. Celui de la Zinovèse en avait bien enduré. Une fois, il en a eu assez; il l'a jetée par terre, et, avec ses pieds de devant, sa bouche et ses dents, il s'est mis après elle, comme s'il avait voulu en finir et se venger en un jour de tout ce qu'il avait souffert dans sa pauvre vie de bourriquet. Il y avait là des garçons qui riaient au lieu d'aller au secours de la femme. Alors la femme s'est relevée et a commencé à leur jeter des pierres, et puis elle a attaché l'âne à un arbre, et à coups de bâton, et avec des épines qu'elle lui fourrait dans le nez, et avec des rochers qu'elle lui faisait rouler sur le corps, elle l'a forcé de casser sa corde et de sauter comme un fou dans la mer, où il s'est noyé. Croyez-vous que c'est une femme? Je n'en voudrais pas pour tirer ma charrette! Son mari en fait pourtant bonne estime, parce qu'elle est très-propre et très-courageuse; malade comme la voilà, elle fait encore l'ouvrage d'un homme qui se porterait bien. Elle a aussi pour elle qu'elle a toujours été sage; dame! fière comme une reine, contente d'être courtisée, mais ne souffrant pas qu'on la touche! C'est égal, j'aime autant qu'il la garde que de me la prêter seulement pour une semaine: je n'aurais qu'à dire un mot de travers, elle serait dans le cas de m'arracher les deux yeux.
—Mais, docteur, prenez garde à vous en effet! dit la marquise, qui, penchée en avant, écoutait le babil de son conducteur; si vous ne la guérissez pas, elle vous assassinera.
—Oh! elle n'est pas traître! reprit Marescat; c'est la colère, voilà tout!
—Cela doit tenir à un état maladif. A-t-elle toujours été ainsi?
—Mais non. Au commencement de son mariage, elle était un peu braillarde et reprocheuse, et puis les autres femmes la faisaient monter. On n'aime ni les Niçois, ni les Monaquois, ni tous ceux de par là, et on en voulait aux garçons qui la trouvaient de leur goût. Oh! dame, les femmes d'ici ne sont pas bien commodes non plus, il faut le dire, et menteuses!... Savez-vous comment ça s'appelle, ce petit lavoir que vous voyez là au bord du chemin?
—Dans mon pays, on appelle cela une babille, parce que c'est le rendez-vous des femmes de la campagne.
—Ici, ça s'appelle une mensonge, reprit Marescat en riant, et c'est bien appelé, je vous dis!
—Êtes-vous marié, Marescat? lui demanda la marquise.
—Oh! moi, répondit-il, j'ai une bonne femme qui travaille et qui est savante pour deux, car elle fait mes comptes, et moi, je ne sais ni lire ni écrire.... Mais voilà un mauvais pas; regardez un peu comme M. Botte, c'est mon cheval de droite, va passer là dedans et donner du collier!
Les chemins de la presqu'île étaient insensés, nous ne faisions que nous enfoncer dans des trous ou gravir des escaliers de rochers. Le bonhomme conduisait avec certitude, toujours riant et causant. Les promenades en voiture dans les mauvais chemins m'ont toujours beaucoup plu. Chaque pas est une aventure. La marquise, déjà habituée à ce genre de locomotion difficile et périlleuse, s'amusait de ma surprise, car il est certain que Marescat, son mulet et son cheval favori faisaient des prodiges.
Je les quittai au sentier de la Seyne, et je courus rejoindre la Florade à Toulon. Pasquali l'avait grondé et ne lui avait pas promis de réussir; mais, loin d'être soucieux, il était porté par son heureux tempérament à voir tout en beau. Il se croyait déjà débarrassé de l'inquiétante aventure de la bastide Roque, et il respirait à pleins poumons comme un homme qui a craint de perdre sa liberté. Je ne lui parlai pas de ma promenade avec la marquise. J'évitai de lui parler d'elle, et, malgré tout, je trouvai le moyen de me sentir très-jaloux de lui. Il me sembla qu'il m'examinait avec surprise, qu'il devinait en moi quelque trouble insolite, et qu'en s'abstenant de m'interroger il se réservait d'en apprécier la cause par lui-même.
Rentré chez moi, je me débarrassai l'esprit de toutes ces vapeurs fantastiques en écrivant au baron. Durant tout le temps que nous avions passé ensemble, nos journées s'étaient généralement terminées par une ou deux heures de causerie intime, où nous résumions toutes les impressions reçues pour les analyser et les juger en commun. Nous étions le plus souvent d'accord dans nos appréciations, et, quand il nous arrivait de discuter, c'était un plaisir de plus. Le baron avait une lucidité d'esprit, une jeunesse de cœur et une aménité de formes qui me faisaient chérir son commerce et regarder son amitié comme une bonne fortune dans ma vie.
L'entretien journalier de cet excellent vieillard me manquait. Celui de la Florade, plus animé, m'avait rendu un peu infidèle peut-être dans les premiers jours; mais je ne sentais pas en lui cet appui, ce conseil, cette sagesse qui m'avaient été si salutaires, et, repentant de n'avoir encore écrit à mon vieil ami que de courtes lettres, je me mis à lui écrire un volume que je lui envoyai à Nice. Je me gardai cependant de lui dire combien la marquise était liée à mes agitations intérieures; mais ces agitations, je ne les lui cachai pas, et, m'accusant de faiblesse et de folie, je promis à mon cher mentor de terrasser l'ennemi.
Je me rendis chez la Zinovèse par mer jusqu'à la plage des Sablettes. Là, je renvoyai la barque et marchai devant moi, sur le rivage de la Méditerranée, me renseignant sur le poste des douaniers du baou rouge. On me dit qu'il ne fallait point passer le baou, mais regarder sur ma droite l'ouverture du val de Fabregas. Je passai le fort Blanc, puis un autre fort ruiné, et, par des sentiers d'un mouvement hardi, tantôt dans les pinèdes, tantôt sur la falaise rouge, je découvris dans un pli de terrain, au bord d'un ruisseau et près d'une petite anse très-bien découpée, la maison que je cherchais. Ces rainures dans la montagne, qu'on appelle trop pompeusement en Provence des vallons, sont produites par l'écoulement des pluies dans les veines tendres du roc ou dans les schistes désagrégés. Le ruisseau est à sec huit mois de l'année; mais il suffit qu'il ait amené quelques mètres de terte meuble, pour que la végétation et un peu de culture s'en emparent. Le poste des douaniers était très-agréablement situé sur une terrasse dallée qui permettait de surveiller la côte; cependant l'habitation adossée au roc ne regardait pas la mer, et ne présentait au vent d'est que son profil. Malgré cette précaution, j'y trouvai la température fort aigre. Une varande et des mûriers taillés en berceau ombrageaient la maison, ou plutôt les cinq ou six maisons basses construites sur le même alignement en carré long. Là vivaient cinq ou six familles, les gardes-côtes ayant presque tous femmes et enfants.
La Zinovèse était assise avec les siens sur la terrasse. C'étaient deux petites filles charmantes, très-proprement tenues, mais dont l'air craintif révélait le régime de soumission forcée.
—Entrez dans mon logement, me dit-elle, et soyez tranquille; vous n'y attraperez point de vermine, comme dans ceux des autres! Quant à vous, dit-elle à ses filles, restez là, et, si je ne vous y retrouve pas, gare à moi tantôt!
—Vous n'êtes pas phthisique, lui dis-je quand je l'eus auscultée, vous avez le foie et le cœur légèrement malades. Votre toux n'est qu'une excitation nerveuse très-développée, et je ne vois rien en vous dont vous ne puissiez guérir, si vous le voulez fortement. Tenez-vous à la vie?
—Oui et non. Qu'est-ce qu'il faut faire?
Je lui prescrivis une médication et un régime; après quoi, je lui demandai si elle entretenait quelque habitude de souffrance morale impossible à surmonter.
—Oui, dit-elle, j'ai une grosse peine, et je vais vous parler comme au confesseur. J'aime un homme qui ne m'aime plus.
—Est-ce votre mari?
—Non, l'homme est un brave homme qui m'aime trop, et que je n'ai jamais pu aimer. Ça ne fait rien, on faisait bon ménage quand même. Je suis une femme honnête, moi, voyez-vous, et ceux qui vous diraient le contraire, c'est des menteurs et des canailles!
—Calmez-vous: personne ne m'a dit le contraire.
—Non, vrai? A la bonne heure; mais je vais vous dire tout. Dans ma vie de femme raisonnable et courageuse, j'ai fait une faute: j'ai eu un amant, un seul, et je n'en aurai pas d'autre, j'ai trop souffert. C'est ce qui m'a tuée.
—Oubliez-le.
—Ça ne se peut pas. J'y penserai jusqu'à ce qu'il meure. Ah! s'il pouvait mourir! Que Dieu me fasse la grâce de le faire périr en mer, et je crois bien que je serai guérie!
—Étiez-vous vindicative comme cela avant d'être malade?
—Avant d'être malade, je m'ennuyais un peu du mari et des enfants, voilà tout. Ça n'allait pas comme je voulais, je ne me trouvais pas assez riche. Pierre Estagel m'avait trompée: il croyait hériter d'un oncle riche, et le vieux gueux n'a rien laissé. J'ai bien eu des robes et des bijoux à mon mariage, et puis, après, rien que la place du mari. Il a fallu travailler sans jamais s'amuser. J'ai fait mon devoir, mais j'avais bien du dégoût, quand j'ai rencontré ce damné qui m'a aimée. Je croyais bien que je ne lui céderais pas. J'étais contente et fière de ses compliments, voilà tout; par malheur, il n'était pas comme les autres, lui, il savait parler! Enfin j'ai été folle, et pendant deux mois j'étais contente, je ne me reprochais rien. J'endurais tous mes ennuis, je ne pensais qu'à le voir! J'étais toute changée, un petit enfant m'aurait fait faire sa volonté. Le mari disait: «Qu'est-ce que tu as? Je ne t'ai jamais vue si douce!» Et il m'aimait d'autant plus, pauvre bête d'homme!... Mais l'autre s'est lassé de moi tout d'un coup. Il a dit qu'il avait eu occasion de voir Estagel, que c'était un homme de bien, qu'il était fâché de le tromper, que ça lui paraissait mal! Qu'est-ce que je sais? tout ce qu'on ne se dit pas quand on aime, tout ce qu'on veut bien dire quand on n'aime plus. Et moi, je ne peux pas pardonner ça, vous pensez! Je le garderai sur mon cœur tant que le sien sera dans son corps!
—Alors, quand vous voulez vivre, c'est pour vous venger?
—Si je dois rester laide, il faudra que je le voie mourir! Si je redeviens jolie, je me ferai fière, j'irai dans les fêtes, je mettrai mes chaînes d'or et tout ce que j'ai, et on parlera encore de la Zinovèse, et je ferai celle qui se moque de lui, et il me reviendra; mais je le chasserai d'autour de moi comme un chien, et il vivra pour me regretter.
J'essayai de calmer par le raisonnement cette âme irritée; je ne l'entamai pas d'une ligne, et je la quittai sans espérance de la guérir. Son état physique n'était certes pas désespéré; mais la passion, et la passion mauvaise et persistante, combattrait vraisemblablement l'effet de mes ordonnances et les derniers efforts de la nature. On ne sauve pas aisément ceux qui s'appliquent à détruire leur âme, car c'est le grand moteur que nos remèdes n'atteignent pas.
Comme aucune espèce de voiture ne pouvait venir au cap Sicier par le bord de la mer, je montai sur le baou rouge, afin de voir si, de là, je découvrirais dans la vallée intérieure de la presqu'île la vieille et déjà bien-aimée calèche de Marescat, amenant de ce côté la marquise et son fils. Le baou rouge est bien nommé. La pierre et la terre y sont d'un rouge sombre à teintes violacées. Une forêt de pins maritimes, maigres et tordus par le vent, l'enveloppe de la base au sommet; mais les buissons de chêne coccifère, de globulaires en broussailles, ainsi que les cistes, les romarins et les lavandes, donnent de la grâce et de la fraîcheur aux éclaircies. Un unique sentier gravit rapidement jusqu'au sommet. Là, je trouvai une guérite de garde-côte, et je fus curieux d'en visiter l'intérieur.
Ces guérites sont des huttes de pierres brutes, de mottes de terre et de branchages, avec un toit de roseaux ou de lames de schiste. Comme elles sont tolérées plutôt que permises, elles sont l'ouvrage des factionnaires, et il leur est interdit d'y avoir aucune espèce de meuble, de couverture, de bien-être quelconque propre à favoriser le sommeil. Un banc de pierre ou de briques leur permet cependant de s'y étendre; mais, comme il n'y a ni porte ni fenêtre, le froid des nuits mauvaises et le bruit assourdissant des tempêtes se chargent probablement de tenir le factionnaire éveillé. Ces huttes doivent, en outre, être placées de manière à dominer tout ce qui ferait obstacle à la vue dans le rayon de la surveillance assignée au factionnaire. On les trouve donc souvent perchées dans les sites les plus effrayants, et le sentier battu qui entourait celle-ci n'avait pas, au bord du précipice vertical, plus de quinze centimètres de large. Il n'y eût pas fait bon d'être somnambule; mais on sait que là où passe la chèvre le douanier peut passer.
Comme je regardais le beau spectacle de la mer écumante contre les âpres racines de la falaise, le garde-côte, qu'on croit parfois absent, mais qui est toujours là, guettant toutes choses, sortit je ne sais d'où, et m'aborda d'un air grave et bienveillant. C'était un homme d'une quarantaine d'années, d'une belle et douce figure.
—Êtes-vous le médecin? me dit-il.
Et, sur ma réponse affirmative:
—Alors vous venez du poste? Vous avez vu ma femme?
—Vous êtes donc maître Pierre Estagel? Eh bien, votre femme a besoin d'être soignée; mais il y a de la ressource.
Le garde-côte secoua la tête.
—Elle se donne trop de mal, dit-il, elle n'a pas de repos, et Dieu sait qu'elle n'est pourtant pas obligée de se tourmenter: nous avons bien de quoi vivre; mais c'est une pauvre femme qui voudrait toujours ce qu'elle n'a pas, et qui ne se contente jamais de ce qu'elle a.
Il resta pensif. C'était un homme doux, mais peu expansif, habitué à la solitude, au silence par conséquent. Je vis qu'il fallait le questionner; moyennant quoi, je sus toute l'histoire de sa femme. Elle avait été riche. Son père était patron d'une grosse barque de pêche et propriétaire de deux autres. Un coup de mer avait brisé toute sa fortune. Estagel l'avait aidé à se sauver lui-même, et il avait apporté au rivage Catarina (la Zinovèse), demi-morte de peur et de froid. Elle était venue là en partie de plaisir avec son père, comme cela lui arrivait souvent. Elle était déjà connue pour sa beauté et sa belle danse aux pèlerinages de la côte. Il y avait donc près d'un an qu'Estagel l'avait remarquée. En la voyant ruinée et désolée, il lui offrit le mariage, qu'elle accepta sous le coup du découragement; mais elle se flattait d'un héritage qui leur échappa. On sait le reste, la Zinovèse me l'avait dit. Le mari n'avait aucune espèce de soupçon sur elle. Il la jugeait plus inaccessible que les rochers de son poste, et sa confiance n'avait rien qui ne lui fît honneur à lui-même. On sentait en lui une droiture de cœur et une patience de caractère assez remarquables. Il ne s'exprimait pas mal, il lisait même quelquefois, et je vis dans la hutte un vieux volume dépareillé du Plutarque d'Amyot à côté de sa pipe.
—Mais vous ne faîtes plus de faction, lui dis-je, puisque vous voilà gradé?
—Gradé et décoré, répondit-il en soulevant la capote qu'il avait jetée sur ses épaules par-dessus son uniforme. On m'a donné cela pour un sauvetage. Je ne le demandais pas. Quant au grade, il me dispense de la faction, et vous me voyez ici en remplacement volontaire d'un camarade qui s'est trouvé indisposé aujourd'hui.
Et il se mit à réparer la cabane, qui tombait en ruine.
—Il paraît, lui dis-je, qu'on a peu de soin de ce pauvre abri, où certes il n'y a rien de trop.
—Ah! que voulez-vous! on s'ennuie de réparer ce qui tombe toujours! Quand je faisais mon quart de nuit, je n'entendais pas rouler une pierre sans la relever.
—Vous y avez passé des nuits bien dures, n'est-ce pas?
—Oui! Une fois,—la guérite n'était qu'en terre et en feuillée dans ce temps-là,—j'ai été emporté avec sur cette pointe de rocher que vous voyez là-dessous. Heureusement, il s'est trouvé un petit arbre pour me retenir. Les plus mauvais coups de vent ici sont ceux qui tournent tout d'un coup de l'est au nord-ouest. Ça vous prend comme en tire-bouchon et vous enlève; mais il y a aussi de bonnes nuits. Quand on étouffe dans les villes et même dans les maisons à la côte, ici, l'été, on est content de respirer, et, de temps en temps, on regarde la lune pour se désennuyer de regarder la mer.
—Avez-vous affaire aux contrebandiers quelquefois?
—Non, la côte est trop mauvaise, la calangue est petite et trop facile à surveiller. Vous voyez ces deux pointes de rocher qui sortent de la mer à cinq cents mètres de la falaise. On les appelle les freirets ou les frères, parce que de loin les écueils ont l'air d'être tout pareils. Eh bien, toute la falaise est bordée de roches sous-marines du même genre, et on appelle ces endroits-là les mal-passets. Ce n'est donc pas une plage pour débarquer de la contrebande dans les mauvaises nuits, et, quand la mer est douce, nous entendons tout. Notre affaire, c'est de regarder, aussi loin que nous pouvons voir, s'il n'y a pas quelque embarcation en détresse, afin d'aller avertir le poste et porter secours. Vous voyez que nous faisons plus de bien que de peine aux gens de mer, et nous sommes aimés dans le pays.
Après avoir arraché par lambeaux tous les renseignements que je rapporte ici en bloc, car maître Estagel semblait compter ses paroles, et ses yeux attentifs ne quittaient pas l'horizon, je pris congé de lui en lui serrant la main et en refusant, bien entendu, d'être indemnisé de ma visite à sa femme. Il me montra un sentier pour rejoindre la route de mulets qui monte jusqu'au sommet du cap Sicier, celui de la falaise étant trop dangereux.
—D'ailleurs, vous ne pourriez pas le suivre sans vous égarer, me cria-t-il. Il n'y a que nous qui sachions au juste où il faut poser un pied et puis l'autre.
Et, comme je me rapprochais de lui pour allumer un cigare, je lui demandai si réellement un douanier était un chamois qu'aucun autre homme ne pouvait suivre dans les précipices.
—Ma foi, répondit-il, je n'ai vu, en fait de messieurs, qu'un seul jeune homme, un petit officier de marine, capable de me suivre partout. Il venait là pour son plaisir, et, une fois, nous avons fait assaut à qui descendrait le plus vite de la rampe de Notre-Dame-de-la-Garde jusqu'au rivage.
—Et qui a gagné?
—Personne, nous sommes arrivés ensemble.
Je partais; je ne sais quelle induction rapide de mon cerveau me fit revenir encore pour ramasser une plante que j'avais remarquée auprès de la hutte.
—Comment l'appelez-vous? me dit le garde-côte.
--- Épipacte blanc de neige. Et l'officier de marine, comment s'appelait-il?
—Ah! l'officier.... C'était, dans ce temps-là, un enseigne à bord du Finistère; je crois qu'il a passé lieutenant à bord de la Bretagne, mais je ne me rappelle pas son nom.
—Ce n'était pas la Florade?
—Juste! Vous l'avez dit; un charmant garçon! Vous le connaissez?
—Oui. Adieu, merci!
De déduction en déduction, j'arrivai, tout en marchant, à me persuader que la Florade devait être l'amant volage et maudit de la Zinovèse. Était-ce vraisemblable? On le saura plus tard.
Et puis je pensai à l'existence de ces gardes-côtes, humble providence des navigateurs, si longtemps haïs et menacés par la population côtière. Il n'est pas de situation particulière dont l'examen ne produise en nous un retour personnel et qui n'amène cette question intérieure: «Si j'étais à la place d'un de ces hommes, quel effet en ressentirais-je?» Et j'allais m'identifiant par la rêverie à cette rêverie continue de la sentinelle de mer, seule dans un endroit terrible, écoutant les arbres se briser autour d'elle dans les nuits sinistres, et cherchant à distinguer l'appel suprême de la voix humaine au milieu des sifflements de la bourrasque et des rugissements du flot. Je rêvais aussi aux délices des belles nuits d'été, aux harmonies de la brise marine, à la succession de spectacles enchanteurs, que la lune prodigue aux montagnes désertes et aux noirs écueils plongés dans la vague phosphorescente. Être sans besoins, sans appréhensions personnelles sous ce toit de branches, sans souvenirs et sans projets, et posséder à soi tout seul, pendant des saisons entières, le tableau grandiose de la nature à tous les moments de sa vie mystérieuse, compter ses pulsations, respirer ses parfums sauvages, étudier ses moindres habitudes, connaître les moindres phases de tous ses modes d'existence et de manifestation depuis le sommeil du brin d'herbe jusqu'à la marche du nuage, et depuis le réveil bruyant de l'oiseau de proie jusqu'au muet travail de décomposition du rocher! L'homme du peuple sent vaguement ces jouissances, mais la continuité de sa contemplation forcée le blase et l'attriste. Il arrive à participer au calme stupéfiant de la pierre rongée par la lune ou à la monotonie du mouvement des ondes fouettées par le vent. L'homme intelligent résisterait davantage, mais il pourrait bien s'exaspérer tout à coup contre l'assouvissement de sa jouissance; car, il n'y a pas à dire, c'est un idéal pour tous les amants de la nature que de se trouver aux prises avec elle dans un lieu déterminé, sans être rappelé à chaque instant aux obligations de la vie sociale; mais l'habitude de cette vie devient impérieuse, et ceux qu'elle fatigue ou irrite le plus sont peut-être ceux qui s'en passeraient le moins.
Je voulus gravir jusqu'à la pointe du promontoire; mais, de là, je ne vis que la mer immense et la garigue déserte jusqu'à la forêt parcourue la veille. Je me flattais de reconnaître la robe noire de la marquise, si elle était en promenade de ce côté. Je ne vis pas un être humain entre la falaise et la forêt. Je redescendis, et, comme j'approchais d'une source où, sur quelques mètres de terre fraîche entourés d'une palissade, croissaient au beau milieu du désert des légumes, Dieu sait par qui plantés, je vis un homme assis au bord de l'eau qui se leva à mon approche: c'était Marescat. Le cœur me battit bien fort, mais j'appris vite qu'il était seul.
—Je suis venu, dit-il, vous chercher de la part de madame. M. Paul s'est un peu enrhumé hier à la chapelle. On n'a pas voulu sortir aujourd'hui; mais madame a dit: «Peut-être que le docteur nous cherchera. Il ne faut pas qu'il revienne à pied, c'est trop loin. Conduisez-lui la calèche et priez-le de venir nous voir s'il a le temps de s'arrêter; si ça le dérange, vous le mènerez tout droit au paquebot de la Seyne.»
C'était aimable et bon de la part de la marquise; mais il n'y avait pas lieu de s'enfler d'orgueil. Paul était enrhumé, et on désirait mes soins avant tout.
—N'importe, chère et digne femme, pensai-je, j'irai avec joie.
—Eh bien, me dit Marescat en me ramenant à Tamaris, vous avez revu la Zinovèse? Mais elle ne vous a pas tout dit, allez! Et moi, je vous dirai tout, si vous voulez. Elle est malade d'amour.
J'essayai de changer la conversation, il y revint plusieurs fois. Il aimait à causer dans un langage impossible, dont je ne saurais donner aucune idée. Il avait beaucoup voyagé, il avait été conducteur d'omnibus en Afrique, où il avait appris un peu d'arabe; il avait été au siége de Sébastopol, et puis en Grèce et en Turquie, pour voiturer des vivres et des effets de campagne. Il savait donc s'expliquer en russe, en grec moderne et en turc. Il joignait à cela un peu d'anglais et d'italien à force de conduire des étrangers de Toulon à Nice et réciproquement, si bien qu'à force de cultiver les langues étrangères, il n'en savait aucune et parlait le français le plus étrange que j'aie jamais entendu. Je l'écoutais avec plaisir et curiosité. La construction de sa phrase était aussi originale que le choix de ses mots; mais je n'essayerai guère de l'imiter, j'y perdrais ma peine.
Quand je vis à son insistance qu'il était en possession de quelque secret dont il avait besoin de se débarrasser, plutôt par tourment de conscience que par bavardage, je l'interrogeai sérieusement.
—Eh bien, me dit-il, gardez ça pour vous tout seul et pour lui; mais dites au lieutenant la Florade de faire attention.
—Vous pensez donc?...
—Je ne pense rien; j'ai vu! Une fois que je dormais dans un fossé, attendant un homme de la campagne avec qui j'avais affaire de fourrage pour mes bêtes,—c'était un soir qu'il faisait un grand brouillard sur le cap,—j'ai été réveillé par des pas, et j'ai vu passer le lieutenant, qui s'en allait suivi de la femme au brigadier. Il s'est arrêté deux fois pour lui dire: «Adieu, va-t'en!» Mais, à la troisième fois, comme elle le suivait toujours, il s'est fâché, et il l'a un peu poussée, en disant: «T'en iras-tu? Veux-tu te perdre? Je veux que tu t'en ailles!» Elle est restée là plantée comme un arbre au bord du chemin, et elle l'a regardé marcher du côté de la mer tant qu'elle a pu le voir. Elle était tout à côté de moi, et moi de ne pas bouger, car qui sait quelle dispute elle m'aurait cherchée! Alors je l'ai vue qui levait son poing comme ça au ciel, et elle a juré dans son patois italien en disant: «Tu mourras! tu mourras!» Vous sentez que je n'ai parlé de ceci à personne, et, si je vous en parle, c'est pour que vous avertissiez votre ami de ne pas retourner par là tout seul. Une femme n'est qu'une femme; mais il y a, dans nos pays de rivages, des bandits qui sortent on ne sait pas d'où, et qui, pour une pièce de cinq francs.... Vous m'entendez bien. Faites ce que je vous dis et ne me nommez pas, car la brigadière pourrait bien me le faire payer plus cher que cent sous!
Marescat étant un excellent homme, je crus devoir prendre son avis en considération, et je promis d'avertir la Florade le soir même.
Comme je descendais de voiture à l'entrée de la petite terrasse de Tamaris, j'eus comme un éblouissement en voyant la Florade en personne vis-à-vis de moi, à l'autre bout de cette même terrasse. Il avait été voir Pasquali pour connaître le résultat de sa conférence avec mademoiselle Roque; il s'en retournait à pied par la Seyne avec Pasquali. La marquise, en voyant passer son voisin, l'avait appelé pour lui dire bonjour. Elle échangeait avec lui quelques mots à travers la grille du rez-de-chaussée. La Florade se tenait à distance respectueuse. Je ne sais si elle le savait là ou si elle remarquait la présence d'un étranger; mais il la voyait, lui, et, à travers le buisson d'arbousiers, il la contemplait avec tant d'attention, qu'il ne me vit pas tout de suite. Toutes les furies de la jalousie me firent sentir instantanément leurs griffes. Je n'avais jamais aimé, et j'avais trente ans! Je feignis de ne pas l'apercevoir. Je saluai rapidement Pasquali et j'entrai brusquement dans le vestibule, comme si j'eusse voulu défendre la maison d'un assaut.
En me voyant, la marquise exprima une vive satisfaction et dit à Pasquali:
—Ah! voilà notre providence, à Paul et à moi! Mais où cours-tu? ajouta-t-elle en rappelant l'enfant, qui voulait s'échapper à travers mes jambes par la porte entr'ouverte.
—Laisse-moi aller voir l'officier de marine qui est dans le jardin, répondit Paul; je veux regarder de près son uniforme!
—Non, lui dis-je, vous n'irez pas! Quand on est enrhumé, on ne doit pas courir dehors!
En lui parlant ainsi, je le retins et le ramenai vers sa mère avec une vivacité tout à fait en désaccord avec ma manière d'être habituelle, et dont il s'étonna et se piqua même un peu. On devine de reste le motif secret de ma brusquerie. Je ne voulais pas que Paul devînt un lien entre sa mère et la Florade, comme cela avait eu lieu pour moi. Elle m'approuva sans me comprendre, et prit son fils sur ses genoux; je regardai si la Florade épiait toujours: il avait disparu. Pasquali, qui ne voulait pas le faire attendre, prenait congé.
Paul avait un peu de fièvre. Je prescrivis vingt-quatre heures de claustration, à moins qu'il ne fît très-chaud le lendemain, et la marquise me conduisit à sa petite pharmacie de voyage pour que j'eusse à choisir les infusions convenables. J'hésitais, je réfléchissais, j'étais minutieux comme s'il se fût agi d'une grosse affaire, le tout pour prolonger ma visite. Je vis que ma stupide ruse inquiétait la pauvre femme. Je me la reprochai et me hâtai de la tranquilliser. Au fond, j'étais honteux de moi, j'étais troublé, j'avais une idée fixe: avait-elle aperçu la Florade? avait-elle rencontré le feu de son regard? Pauvre homme que j'étais, avec toute ma force lentement amassée et ma longue confiance en moi-même!
La marquise ne me parut pas avoir fait la moindre attention à l'officier de marine, et je me gardai bien de lui en parler.
—Quoi de nouveau? dis-je à la Florade en le retrouvant le soir sur son navire, où j'étais invité à dîner par le médecin du bord.
—Rien. Elle me met dans une impasse. Elle dit qu'elle ira vivre où je voudrai, pourvu que je promette d'aller l'y voir. Pasquali n'a pu trouver d'autre moyen de l'ébranler qu'en lui disant qu'on devait obéir à la personne qu'on aime, et que, ma volonté étant de l'éloigner, elle avait à me prouver son affection en se soumettant sans condition aucune. Elle a demandé deux jours pour réfléchir, ajoutant que j'avais bien tort de ne pas lui dire moi-même ce que j'exigeais, marquant quelque défiance de la validité des pouvoirs de l'intermédiaire, ne luttant que par son inertie, et montrant à Pasquali étonné cette douceur têtue qui est plus difficile à manier que la violence.
—Alors vous faites bon marché de la violence? vous ne craignez pas les femmes franchement irritées?
—Pourquoi me demandez-vous cela?
—Parce que j'ai vu ce matin une autre de vos victimes qui me paraît plus fâcheuse encore que mademoiselle Roque.
—Vous plaisantez?
—Non. J'ai vu la Zinovèse. Savez-vous qu'elle est très-malade?
—Au diable le médecin! Qu'alliez-vous faire là? Elle vous a parlé de moi? elle a eu la folie de me nommer?
Je lui racontai toute l'affaire sans lui dire un mot de la marquise, et, quand il sut que le bon Marescat était seul avec moi en possession de son secret, il se calma et me parla ainsi:
—Cette Monaquoise était une beauté incomparable, et je suis sensible à la beauté plus que je ne peux le dire. Elle était coquette. Rien ne ressemble à une femme qui veut aimer comme une femme qui veut plaire. Une coquette ressemble également beaucoup à une femme de conscience large et de mœurs faciles. J'y fus trompé. Je crus qu'on ne me demandait qu'un effort d'éloquence et un élan de passion pour succomber avec grâce. Est-ce ma faute, à moi, si, croyant rencontrer une aventure, je tombe dans une passion? Vous voyez que je ne suis pas un fat. Plus la Zinovèse me disait que j'étais sa première et unique faute, moins je voulais le croire, et, ne lui demandant aucun compte de son passé, je lui savais mauvais gré de se faire inutilement valoir. Je fus vite dégoûté, non pas d'elle, mais de cette importance qu'elle voulait donner à nos relations. Il était question de quitter son mari et ses enfants! Elle se disait si malheureuse avec son garde-côte, assujettie à tant de travail et de privations, que je lui offris le peu que je possède. Elle refusa avec hauteur, et je commençai à voir que j'avais affaire à une femme plus fière et plus à craindre que je ne l'avais prévu.
»Elle commença bientôt à se dire malade de chagrin et à m'assigner des rendez-vous qui l'eussent perdue. J'avais déjà bravé le danger dans l'enivrement de ma fièvre, car j'ai eu de l'emportement pour cette nature énergique, et je ne le nie pas. Elle a une exaltation d'esprit et une âpreté de formes qui la rendent souvent très-vulgaire, mais sublime par moments. Il n'est pas dans ma nature d'avoir peur d'une panthère. Je n'ai donc jamais craint sa violence; mais je devais craindre de commettre une mauvaise action, et je fus renseigné trop tard sur la véritable situation de cette femme. Le hasard me fit rencontrer et connaître son mari; dois-je dire le hasard? Non! il faillit surprendre un de nos rendez-vous. La femme eut le temps de se cacher, et je payai d'audace en abordant le garde-côte et en le priant de me servir de guide au bord des falaises. Je trouvai en lui une bonté et une droiture remarquables. Je connus ses ressources; je vis qu'il était le plus aisé et le plus considéré de son poste, qu'il adorait sa femme, qu'ils avaient des enfants charmants, que la Zinovèse jouissait d'une réputation de sagesse, et que j'arrivais comme un fléau, comme un voleur, si vous voulez, dans l'existence de ces gens-là. Je me jurai à moi-même de ne pas amener une catastrophe, et je ne revis la Zinovèse que pour lui faire mes adieux, lui donner ma parole d'être à tout jamais à son service en quelque détresse de sa vie que ce fût; mais, comme je n'avais jamais songé à la disputer à ses devoirs de famille, je la conjurai d'y revenir et de m'oublier. Elle me fit des menaces; elle m'en fait encore, soit! ceci ne m'occupera pas plus que tous les autres périls dont la vie se compose, depuis la chute d'une pierre sur la tête jusqu'à une attaque de choléra; mais me voilà fort inquiet de sa santé, que je ne savais pas si compromise. Croyez-vous réellement que le chagrin en soit la cause?
—Je le crois, surtout parce que le chagrin agit sous forme de colère perpétuelle et de soif de vengeance.
—Mais enfin ce n'est pas moi qui l'ai rendue méchante? Elle l'a toujours été; je l'ai vue ainsi dès le premier jour.
—C'est possible, et vous n'en êtes que plus à blâmer. On doit plaindre les méchants et s'efforcer de les calmer. Quand on les enflamme et les excite par la passion, on n'a que ce qu'on mérite, s'ils vous étranglent.
—Qu'elle m'étrangle donc, mais qu'elle guérisse!
—Cela pourrait bien arriver. Prenez garde!
—Je vous répondrai comme Paul-Louis Courier: «Eh! mon ami, quelle garde veux-tu que je prenne? Celle qui veille à la porte du Louvre....»
—Soit, ce qui est fait est fait. J'ignore si mes pilules d'opium vous serviront de préservatif contre une coutelade; mais vous devriez bien songer à ne pas vous replonger dans de pareils embarras. Pour peu que votre passé nous en révèle encore deux ou trois du même genre, je crains de fortes atteintes à la tranquillité de votre avenir.
—Oh! tranquillité, je me ris de toi, s'écria-t-il. Voilà bien la plus forte attrape que les hommes aient inventée. Eh! mon cher, le cœur de l'homme est fait pour la tranquillité comme un oiseau pour la cage. Amassez donc une provision de tranquillité pour vos vieux jours! Enseignez-moi où ça se trouve, où ça se vend, et dans quelles bouteilles ça se conserve! Pendant que je m'amuserai à ficeler et à cacheter ma tranquillité dans une cave, la voûte s'effondrera sur ma tête, ou un tremblement de terre nous engloutira, ma tranquillité et moi! Nous voici bien tranquilles sur ce navire monumental et bien amarrés dans un port tranquille: où serons-nous dans cinq minutes? Peut-être aurai-je un coup de sang et serez-vous en train de vouloir retenir ma pauvre âme déjà envolée, ou bien, en descendant tout à l'heure dans le canot, peut-être ferez-vous un faux pas et irez-vous voir l'Achéron pendant que nous perdrons tous notre tranquillité pour vous retirer de la mer. Mon cher docteur, ne me parlez jamais de cette chose que je n'admets pas et dont je ne puis me faire aucune idée. La vie, c'est le mouvement, l'agitation, la dépense incessante des forces physiques, morales et intellectuelles. Aimons, souffrons, risquons et acceptons tout gaiement, ou tuons-nous tout de suite, car elle n'est pas ailleurs que dans la mort, votre dame tranquillité! C'est la chaste épouse qui nous attend dans le tombeau, et je vous réponds que nous l'y trouverons bien vierge, car nous n'aurons pas seulement aperçu sa figure durant notre vie!
—Alors lâchons la bride à tous nos instincts sauvages, et, comme le repos est un rêve, accablons de fatigues et de désespoirs à notre profit l'existence des autres âmes!
—Non pas! ne me faites pas dire des choses injustes et cruelles!
—Si vous vous en privez, vous n'êtes pas logique!
—Mais quelle est donc votre logique, à vous? Voyons.
—Elle est tout le contraire de la vôtre. La vie est un orage, soit! Nous sommes orage et convulsion nous-mêmes. Laissons-nous aller à cette loi, qui emporte tout dans l'abîme, et il n'y a plus de société, plus d'humanité, plus rien: nous finissons comme les sauvages, par l'eau de feu; si nous croyons à la civilisation, c'est-à-dire à Dieu et à l'homme, luttons contre l'orage extérieur et contre l'orage intérieur; exerçons-nous à la force, réservons le peu que nous en acquérons chaque jour pour un noble emploi. Abstenons-nous de curiosités qui ne peuvent nous donner qu'une sensation égoïste et passagère, ne courons pas après tous les feux follets de la passion: cherchons le soleil durable et vivifiant de l'amour.
—Oh! ce soleil-là,... à quoi le reconnaîtrais-je? dit la Florade, railleur, mais un peu pensif.
—A l'utilité de votre dévouement pour la personne aimée, répondis-je. Plus vous donnerez de votre cœur et de votre volonté, plus il vous en sera rendu par l'influence divine de l'amour; mais, quand cette dépense ne peut produire que le malheur des autres, soyez certain que vous vous ruinez en pure perte.
—Pour conclure, dit-il après un instant de rêverie où il me sembla prendre la résolution de respecter ma logique et de garder la sienne, qu'est-ce que je peux faire pour cette pauvre Zinovèse? Vous n'allez pas me dire, comme pour Nama, qu'il faut l'épouser ou la fuir. Je ne peux que la fuir ou la consoler, et, dans les deux cas, je fais mal. Je la laisse mourir ou la rends de plus en plus coupable envers un mari qui vaut probablement mieux que moi.
—Laissez-la mourir, et tant pis pour elle!
—Vous n'êtes pas consolant, docteur.
—Vous n'êtes donc pas consolé, vous?
—Non; je plains cette pauvre femme, et, si je suivais mon instinct, mon instinct sauvage comme vous l'appelez, j'irais lui dire que je l'aime encore. Vous voyez bien que je me combats quelquefois. Il en est de même à l'égard de mademoiselle Roque. Je l'aimerais de bien bon cœur, si elle n'en devait pas souffrir.
—Ne profanez donc pas le verbe aimer! Vous n'aimez ni l'une ni l'autre.
—Je les aime, comme je peux et plus que je ne devrais, car il est bien certain qu'aucune d'elles ne réalise mon rêve d'amour. Vous avez beau dire et croire que mon âme est dépensée en petite monnaie; je sais bien le contraire, moi! Je sais et je sens que je n'ai pas commencé la vie et qu'il y a en moi des trésors de tendresse et de passion qui n'auront peut-être jamais l'occasion de se répandre. Où est la femme idéale que nous nous créons tous? Elle existera pour nous un instant peut-être, en ce sens que nous croirons la saisir où elle n'est pas et que nous prendrons quelque nymphe vulgaire pour la déesse elle-même; mais l'illusion ne durera pas. Vous voyez que je parle comme un sceptique, mais du diable si je le suis! Puisque la vie est faite d'aspirations, je veux toujours aspirer, et ce que je trouverai, je prétends m'en contenter sans renier Dieu, l'amour et la jeunesse.
—Alors épousez mademoiselle Roque; vrai, épousez-la!
—Pourquoi? Je n'ai pas dit que je me bercerais toujours de la même illusion. Je sais que ce n'est pas possible; je vivrai donc en simple mortel. Je passerai d'une ivresse à l'autre, et je n'aurai jamais le réveil triste, par la raison que je sais qu'il y a toujours du vin.
—Alors vous êtes gai? L'une pleure, l'autre rugit, toutes deux mourront peut-être....
La Florade m'interrompit par un juron, et pour la première fois je le vis en colère. Il m'accusait de pédantisme et de cruauté. Il se disait et se croyait parfaitement innocent du malheur de ces deux femmes, par la raison qu'il n'avait jamais consenti à être aimé d'elles au détriment de leur honneur ou de leur devoir, ce qui n'était pas rigoureusement vrai.
—Voyons! s'écria-t-il dans un mouvement d'entraînement oratoire aussi naïf que paradoxal: vous qui parlez, êtes-vous plus prudent que moi? Qu'est-ce que vous allez faire tous les jours chez cette madame Martin, puisque Martin il y a, qui paraît être une femme vertueuse, dévouée à son enfant malade, attachée à ses devoirs et jalouse de sa réputation?
—Ne parlez pas de madame Martin, repris-je avec vivacité. Elle n'est pas ici en cause. Vous ne la connaissez pas. Vous ne pouvez rien dire à propos d'elle qui ait le sens commun!
—Ah! pardonnez-moi, mon cher; je sais par Pasquali, qui est homme de bon jugement, que c'est une femme adorable, et j'ai vu par mes yeux qu'elle est belle à faire tourner des têtes plus solides que la mienne. La vôtre a beau être défendue par les sophismes d'une fausse expérience; vous êtes jeune, que diable! et je vous dirai ce que vous me disiez l'autre jour: vous n'êtes ni plus laid ni plus sot qu'un autre. Vous n'êtes pas non plus un dieu, je le constate, et je suis certain que vous ne versez pas de philtres sous forme de potion à vos malades; mais cette femme est veuve, elle est seule, elle est sage, elle s'ennuiera demain, si elle ne s'ennuie déjà aujourd'hui. Elle aura besoin d'aimer; plus elle est pure et vraie, plus ce besoin sera impérieux. Vous serez là, vous, épris, éperdu peut-être, tout prêt à parler, si vos yeux et vos pâleurs subites n'ont parlé déjà,—car vous avez, depuis deux jours, des yeux distraits et des pâleurs subites, je vous en avertis! Vous êtes amoureux, mon cher, je m'y connais; la semaine prochaine vous serez fou,—et peut-être aimé,—car les femmes, si austères et si haut placées qu'elles soient, ne nous demandent pas autre chose que de les aimer ardemment et naïvement. Eh bien, quelle est la position de madame Martin? Tout fait pressentir dans les réticences de ses confidents une grande fortune et une haute naissance. Pourra-t-elle vous épouser, et le voudrez-vous? Non, votre fierté, votre dévouement pour elle s'y refuseront; car, en vous épousant, elle attirera peut-être des malheurs très-grands sur elle-même. Dans certaines familles, la veuve est tenue de ne pas se remarier, ou de perdre la tutelle de son fils. La voilà donc ruinée, séparée peut-être de cet enfant qu'elle idolâtre, ou bien forcée de vous éloigner, et mourant de chagrin ni plus ni moins que la très-placide et très-bornée mademoiselle Roque, ou que la très-illettrée et très-emportée Zinovèse. Vous viendrez me dire alors, comme je vous disais tout à l'heure: «Comment cela se fait-il? Je vous jure bien, ajouterez-vous, qu'en allant tâter le pouls à son marmot, je ne croyais pas en venir là, et lui causer tout le mal qui lui arrive. Certes je n'ai pas prévu, je ne m'attendais pas....» Et moi, votre confident, si je vous réponds alors: «Mon cher, c'est votre faute; il fallait prévoir, il ne fallait pas y retourner, il ne fallait pas être jeune, il ne fallait pas voir qu'elle est belle; enfin tant pis pour elle et tant pis pour vous!» si je vous dis tout cela, mon cher docteur, ne penserez-vous pas que je suis un orgueilleux sans pitié et un ami sans entrailles?
La vive déclamation de la Florade portait si juste à certains égards, qu'elle me troubla beaucoup intérieurement; mais je n'en fus pas atterré, et ma réponse était toute prête dans ma conviction et dans ma bonne foi.
—Tout ceci serait parfaitement raisonné, lui dis-je, si l'édifice ne péchait par la base. Vous commencez toujours par établir qu'on est autorisé à manquer de raison et de volonté en amour; je n'admets pas cela, moi. Supposons tout ce que vous voudrez à propos d'une femme quelconque, car je me refuse absolument à faire intervenir dans nos thèmes celle qu'il vous a plu de nommer, et que je connais trop peu pour pouvoir me permettre....
—Passons, passons!... Supposons qu'elle s'appelle madame Trois-Étoiles.
—Madame Trois-Étoiles étant donnée, je suppose que j'en devienne épris. Sachant fort bien d'avance que je ne puis que l'offenser en laissant paraître mon enthousiasme, il me paraît très-simple de m'abstenir de toute émotion apparente, et, si je ne suis pas capable de cela, je ne suis qu'un enfant sans raison! Mais supposons que je sois cet enfant-là. Madame Trois-Étoiles, pour peu qu'elle ne soit pas folle, se dira: «Cet ingénu n'est pas mon fait; je suis une femme de bien, et je n'irai pas risquer mon avenir et celui de mon fils pour charmer les loisirs de ce monsieur, qui n'a pas seulement le bon goût de me cacher son émotion, et qui dès lors n'est certes pas capable de devenir mon appui et celui de mon fils dans l'avenir.» Voilà mon raisonnement, cher ami; il manque d'éloquence, mais il vaut bien le vôtre.
—D'où il résulte qu'étant un fou, je n'ai eu affaire qu'à des folles?
—Eh mais!...
—Savez-vous, dit-il en riant, la morale de tout ceci? C'est que vous me donnez une envie furieuse de devenir un homme raisonnable et d'aimer éperdument une femme gouvernée par la raison!
On dérangea notre tête-à-tête, et, quand je rentrai à mon hôtel, j'écrivis au baron de la Rive. J'étais assez content de moi, la Florade m'avait rappelé à moi-même. J'étais bien résolu à me défendre de mon propre cœur, et je ne pouvais admettre un seul instant qu'à propos de moi la marquise pût jamais avoir à combattre le sien.
Je passai huit jours sans la revoir. J'avais des nouvelles de Tamaris par Aubanel et Pasquali. Paul allait bien. La marquise vivait dans une sérénité angélique. Je hâtai la conclusion de mon affaire. Mademoiselle Roque ne se décidait à rien, et, ne voulant pas attendre indéfiniment son caprice, je vendis ma zone d'artichauts le moins mal possible à un riche maraîcher de la Seyne. Je fis une visite à la Zinovèse, et je la trouvai mieux. Mes calmants faisaient merveille. Elle avait recouvré le sommeil, ses yeux s'étaient un peu détendus, son regard était moins effrayant. J'évitai de lui parler de son moral, craignant de réveiller l'incendie, et je portai cette bonne nouvelle d'une amélioration sensible à la Florade, que je cessai de sermonner, dans la crainte qu'il ne revînt à ses commentaires sur mon propre compte. Je ne voulus même pas savoir s'il avait de nouveau aperçu la marquise, et je ne sus réellement pas s'il était retourné à Tamaris.
Toutes choses ainsi réglées, je me disposais à quitter la Provence et à faire ma visite d'adieux à madame d'Elmeval, lorsque je reçus du baron la lettre suivante:
«Mon cher enfant, je me sens assez fort pour quitter Nice, où je m'ennuie depuis notre séparation; mais tu me trouves encore trop jeune pour habiter le nord de la France. Puisque Toulon est un terme moyen, et qu'il y a toujours là de braves gens, puisque ma chère Yvonne, c'est le nom d'enfance que je donnais à la marquise, se trouve bien dans ces parages, je veux aller passer mes derniers trois mois d'exil auprès d'elle. Mon voisinage de soixante et douze ans ne la compromettra pas, et elle sait fort bien que je ne serai pas un voisin importun. Cependant je ne veux rien faire sans sa permission. Va donc la trouver de ma part, et, si elle a autant de plaisir à me voir que j'en aurai moi-même à me sentir près d'elle, occupe-toi de me caser dans une villa au quartier de Tamaris ou de Balaguier. Tu vois que je me rappelle le pays. Je me rappelle aussi une assez belle maison dans le goût italien avec une fontaine en terrasse, l'ancienne bastide Caire. Je ne sais à qui elle est maintenant. Tâche de la louer pour moi. Ce doit être tout près des bastides Tamaris et Pasquali, au versant de la colline, près du rivage. Sacrifie-moi encore quelques jours pour m'installer, et compte que, si ta réponse n'y fait pas obstacle, ton vieux ami philosophera et radotera avec toi d'aujourd'hui en huit.»
Une heure après la lecture de cette lettre, j'étais à Tamaris. La marquise était à la promenade; je résolus de l'attendre, et j'allai examiner la maison Caire, que je n'avais vue encore qu'extérieurement. C'était un palazzetto génois assez élégant, et la fontaine avec ses eaux jaillissantes, les escaliers du perron tapissés d'une belle plante exotique, le jardin en terrasse bordé d'une étrange balustrade de niches arrondies, la serre chaude assez vaste, le petit bois de lauriers formant une voûte épaisse au-dessus du courant supérieur de la source, la prairie bien abritée par la colline du fort, le bois de pins et de liéges descendant jusqu'au pied de la colline même, une ferme à deux pas, qui touchait l'enclos de Tamaris et qui communiquait avec le jardin par une allée de beaux platanes garnie de rigoles à eaux courantes, tout était agréable et bien disposé pour les courtes promenades pédestres de mon vieux ami. Je m'informai auprès de fermiers fort bourrus; la maison était inhabitée, on pouvait la visiter et la louer en tout ou en partie. Je vis les appartements, qui me parurent sains et assez confortables. Je demandai le prix, et, avant de rien conclure, je retournai à Tamaris. Madame n'était pas rentrée.
—Elle ne tardera guère, me dit le petit Nicolas en s'avançant sur la terrasse; et, tenez, la voilà qui revient!
Je ne voyais sur la rive que des pêcheurs et des douaniers.
—Elle n'est pas là! dit Nicolas; regardez donc du côté de Saint-Mandrier, là-bas, en mer! Elle a été voir le jardin botanique avec le petit et M. Pasquali, dans le canot au lieutenant la Florade.
—Et le lieutenant?...
—Et le lieutenant aussi; voyez!
Je regardai à la longue-vue dressée sur la terrasse,—c'est le meuble indispensable de toutes les habitations côtières,—et je distinguai la Florade assis sur son manteau étalé à la poupe de l'embarcation. Paul était debout entre ses jambes, la marquise à sa droite, Pasquali à sa gauche, la bonne auprès de sa maîtresse, et les douze rameurs, assis deux à deux vis-à-vis de ce groupe, enlevaient légèrement le canot, qui filait comme une mouette.
Je quittai brusquement Nicolas et la longue-vue, et je descendis à la noria située dans le rocher au revers du côté maritime. C'était comme une petite cave profonde à ciel ouvert, tapissée de lierre et de plantes grasses rampantes à grandes fleurs blanches et roses. Là, bien seul, je maîtrisai mon mal. La Florade s'était introduit dans l'intimité de la marquise. Certes, il l'aimait déjà.... Avais-je mission de la protéger contre lui? Et, d'ailleurs, n'était-il pas capable de la bien aimer, lui avide d'idéal, intelligent, sincère et doué d'un charme réel? A quoi bon lutter contre les mystérieuses destinées? «Elle est seule, elle est austère, avait-il dit; elle a besoin d'aimer, c'est fatal: elle aimera dès qu'elle sera aimée.» Eh bien, pourquoi non? Si une mésalliance compromet son avenir, ne trouvera-t-elle pas dans la passion d'un homme enthousiaste et charmant des compensations infinies? Faut-il qu'elle ignore l'amour parce qu'elle est mère? Et qui prouve que cet enfant n'aimera pas la Florade avec engouement et ne luttera pas pour lui avec elle? Il l'aime aujourd'hui pour sa figure riante, pour son uniforme et son canot. Ce qu'il rêve déjà, c'est d'être marin, je parie! Demain, il l'aimera pour ses tendres caresses et ses fines gâteries.... Il ne connaît de moi que la tisane et les cataplasmes! Vais-je donc être jaloux de Paul?... Non, pas plus que je ne veux l'être de sa mère. La Florade est aventureux. Il recule sans doute encore devant l'idée de conquérir la fortune avec la femme; mais il est homme à accepter et à dominer à force de cœur et d'audace les plus délicates situations.... Oui, oui, il osera ce que je n'oserais pas, et ce sera tant mieux pour elle. Il saura l'étourdir sur les dangers et les déboires de la lutte engagée avec le monde en s'étourdissant lui-même, et tout ce qui me paraît obstacle et malheur sera pour eux l'aiguillon de l'amour. Allons! pas un mot, pas un regard qui trahisse ma souffrance. Dans huit jours, j'installerai le baron et je fuirai, laissant à la marquise un conseil et un appui sérieux.—Moi, j'oublierai, puisqu'il le faut!
J'essuyai la sueur froide qui coulait de mon front, je remontai les degrés de la noria, je redescendis ceux de la bastide, et j'étais au rivage quand le canot y déposa ses passagers. Malgré moi, mon premier regard fut pour la Florade. Sa physionomie était sérieuse et comme éteinte par le respect. Il n'y avait certes rien à reprendre dans son attitude. J'en fus d'autant plus consterné. Trop confiant en lui-même, il eût certainement déplu.
La marquise me fit le bon accueil des autres jours, et témoigna du plaisir à me voir; mais elle rougit sensiblement. Pasquali eut un sourire de sphinx, qui n'était peut-être qu'un sourire de cordialité. Il me sembla que Paul ne faisait de lui-même aucune attention à moi.
Cependant la scène changea au bout d'un instant. La marquise remerciait Pasquali, en désignant la Florade, de lui avoir procuré un si bon pilote. Elle remerciait le pilote aussi; mais elle n'invitait personne à la suivre, et, comme la Florade m'offrait de me remmener dans son embarcation, elle mit sa main sur mon bras en disant:
—Non! j'ai à parler au docteur, il faut qu'il me sacrifie au moins dix minutes. La calèche est là-haut comme tous les jour; je le ferai reconduire à la Seyne, et, s'il est pressé, il arrivera aussitôt que vous, car vous avez le vent contraire.
La Florade devint pourpre. Pasquali continua de sourire mystérieusement.
Ce fut à mon tour de montrer une soumission impassible.
—Arrêtons-nous chez le voisin, me dit la marquise dès que la Florade eut crié: «File!» à ses rameurs. Je veux l'interroger en même temps que vous.
Elle s'assit dans le jardinet de Pasquali. La bonne remonta vers la bastide Tamaris avec Paul, qui criait la faim.
—Mon brave voisin et mon bon docteur, nous dit la marquise, qu'est-ce que c'est que M. de la Florade? Vous d'abord, voisin, c'est votre filleul, le fils d'un de vos meilleurs amis. Il est très-jeune, très-décoré, très-gradé pour son âge. Il est doux, brave et intelligent, et après?
—Après, dit Pasquali, c'est le meilleur enfant de la terre. Pourtant, je ne vous l'aurais jamais présenté chez vous. Il venait me chercher dans son canot d'officier; vous partiez pour le même but dans une grosse barque, un vrai fiacre. Vous auriez mis deux heures, Paul se serait enrhumé. Je vous ai conseillé d'accepter l'offre du lieutenant. Votre santé et celle du petit avant tout!...
—Oui, oui, reprit-elle, nous avons tous bien fait. La promenade a été charmante, votre ami très-obligeant. J'aurais été prude de refuser son embarcation avec votre compagnie; mais pourquoi me dites-vous que vous ne me l'eussiez jamais présenté chez moi?
—Parce que c'est un jeune homme, et que vous ne voulez pas recevoir de jeunes gens, en quoi vous avez raison.
—Je reçois pourtant le docteur, qui n'est pas précisément un vieillard.
—Oh! moi, répondis-je avec un rire forcé, je ne compte pas: un médecin n'est jamais jeune.
—Alors, reprit la marquise en souriant et en s'adressant au voisin, vous n'avez pas d'autre motif pour ne pas m'amener votre filleul que sa qualité de jeune homme?
—Ma foi! vous m'embarrassez, répondit Pasquali. Questionnez donc un peu le docteur; c'est à son tour de parler.
—Oui, voyons, docteur! reprit la marquise.
Pasquali, qui était fin sous son air d'insouciance habituelle, me regardait dans les yeux. Je fis l'éloge de la Florade sans restriction et avec un peu de ce feu héroïque dont j'avais fait provision sous les pampres de la noria.
La marquise m'examinait aussi avec une attention extraordinaire.
—Alors, dit-elle quand j'eus fini, vous ne m'approuveriez pas de fermer ma porte à votre ami, s'il venait me voir avec son parrain ou avec vous?
Je ne pus surmonter un peu d'amertume. Je lui témoignai ma surprise d'avoir à examiner une question de prudence et de convenance avec une femme qui savait le monde mieux que moi. Je me récusai quant au conseil à donner, et j'ajoutai que je n'aurais probablement pas l'occasion d'accompagner la Florade chez elle, puisque je partais dans huit jours. Et, comme ce sujet de conversation commençait à dépasser mes forces, je la priai de vouloir bien m'écouter sur un autre sujet plus intéressant peut-être pour elle et pour moi. Pasquali se levait par discrétion: je le retins et présentai à la marquise la lettre du baron; après quoi, pendant qu'elle en prenait lecture, je suivis notre hôte au fond de son petit jardin.
—Quelle diable d'idée a-t-elle, me dit-il, de vouloir inviter la Florade? J'ai peur que ce gaillard-là ne lui fasse une déclaration à la seconde visite!
—Eh bien, qu'est-ce que cela vous fait? répondis-je avec une indifférence très-bien jouée.
—Cela ne vous fait donc rien, à vous?
—Il me semble que cela ne me regarde pas du tout.
—Eh bien, moi, c'est différent; c'est mon filleul, et je l'aime, le mâtin! Croyez-vous que ça m'amuse, de le voir flanquer à la porte? Et qu'aurai-je à dire? Il l'aura mérité! Elle m'en fera des reproches, la brave femme!
—Non; après ce que vous venez de lui dire....
—Vous croyez?
—Ses reproches seraient injustes. S'il l'offense, elle ne pourra s'en prendre qu'à elle-même. Elle est suffisamment avertie par votre silence.
—Allons, je m'en lave les mains alors!
Pasquali ralluma philosophiquement sa pipe, et alla donner un coup d'œil à ses engins, la porte de son jardin n'étant séparée du flot paisible que par un chemin étroit, élevé d'un mètre sur les galets.
—Venez donc que je vous dise ma joie! s'écria la marquise en se levant et en me tendant la lettre. Oui, je veux qu'il vienne, notre excellent, notre meilleur ami! Je vais lui écrire moi-même. Venez vite là-haut; la lettre peut encore partir aujourd'hui. J'enverrai Nicolas au galop du petit âne d'Afrique.... Au revoir, voisin! cria-t-elle à Pasquali par la porte ouverte. Je monte.... Une lettre pressée! à tantôt!
Elle monta légèrement l'escalier rapide et difficile. Elle arriva sans être essoufflée. Je remarquai la force et l'équilibre de son organisation, qui m'avaient déjà frappé à la promenade. Ce n'était pas une femme du monde étiolée par l'oisiveté ou usée par l'activité sans but. Elle était toute jeune encore, solidement trempée comme une Armoricaine de forte race, et la délicatesse de ses linéaments cachait une vie arrivée à son développement sans solution de continuité.
N'était-elle pas faite pour l'expansion du bonheur, cette femme sans tache et sans remords? Était-il possible que la Florade ne comprît pas qu'elle méritait une vie de dévouement sans partage et d'adoration sans défaillance? Elle était si belle dans son activité et dans son rayonnement, que je faillis tomber à ses pieds et lui promettre de tuer celui qui la rendrait malheureuse.
Son premier mouvement fut d'embrasser son fils, et, tout en se mettant à son bureau, elle lui demandait s'il n'avait pas oublié le vieux baron et s'il allait être content de le revoir. Elle écrivit avec effusion, me priant de lire à mesure par-dessus son épaule pour voir si, dans sa précipitation, elle n'oubliait pas quelques mots. Puis elle se leva et me tendit la plume.
—Écrivez, écrivez dans ma lettre, dit-elle; ce sera convenable ou non: avec lui, il n'y a pas de malice à craindre. Nous n'avons pas le temps de faire deux lettres. Faites vite! je vais presser Nicolas.
—Mais non, je pars aussi; je porterai la lettre....
—Je vous dis que non! Boumaka (c'était l'âne) ira plus vite que tout le monde.
Malgré son ordre, j'écrivis trois lignes sur une autre feuille. Je cachetai rapidement les deux lettres, et l'envoi partit.
—A présent, dit la marquise, allons vite à la maison Caire!
—Non, j'y ai été; tout est vu, tout est réglé; je n'ai plus qu'un mot à dire en passant pour que l'affaire soit conclue.
—Allez-y et revenez; je vous attends sous les pins. N'oubliez pas le denier à Dieu, et, ce soir, à Toulon, vous verrez les propriétaires pour plus de sûreté.
A peine étais-je de retour, oubliant presque déjà ma blessure au rayonnement de son beau et franc sourire, qu'elle me consterna de nouveau en me disant:
—A présent, parlons du fameux la Florade!
Et, comme elle s'aperçut de la stupeur où me plongeait sa trop naïve insistance, elle ajouta en riant:
—Vous n'en revenez pas! C'est que j'ai un roman à vous raconter. Pourquoi êtes-vous resté huit jours absent? Il se passe tant de choses en huit jours! Allons, venez vous asseoir sur mon banc favori, je vais vous raconter cela pendant que vous regarderez le point de vue que vous aimez.
Elle s'assit sur un banc creusé en demi-cercle dans le rocher et revêtu de coquillages à la mode italienne. De là, on découvrait la grande rade prise dans le sens de sa longueur, avec ses belles falaises et ses eaux irisées; mais je n'étais guère disposé à goûter ce spectacle, j'avais un poids atroce sur le cœur.
—Figurez-vous, reprit la marquise, que j'ai été rendre visite à mademoiselle Roque, et que je suis au mieux avec elle.
—Vraiment!
—Oui. Pasquali m'avait renseigné sur cette bizarre et mystérieuse existence d'une fille toute jeune et très-belle abandonnée du ciel et des hommes, enfermée volontairement dans ce coupe-gorge, devant lequel je n'aime guère à passer le soir, et où j'ai pourtant pénétré ces jours-ci, poussée par un sentiment de commisération bien naturel. J'ai trouvé ce que l'on m'avait décrit: une maison à donner le spleen, une espèce de terrasse plantée de cyprès qui ressemble à une tombe, une vieille négresse fantastique, un escalier malpropre, le tout conduisant à un riche salon et à une très-belle et douce personne, moitié Provençale et stupide en tant que demoiselle française, moitié Indienne et très-poétique sous cet aspect-là. Elle a été étonnée de ma visite, elle n'y comprenait rien, quoique je la lui eusse fait annoncer par Pasquali. Elle n'avait pas dit non, et elle ne disait pas oui en me voyant. Elle se méfiait, elle avait peur: sa gaucherie française n'était pas sans mélange de majesté asiatique; mais peu à peu, voyant mes bonnes intentions, elle s'est humanisée, rassurée, et, au bout d'une heure, elle m'appelait sa meilleure, sa seule amie; elle m'accablait de caresses enfantines et consentait à tout ce que j'exigeais d'elle.
—Et qu'exigiez-vous donc?
—Je n'exigeais pas, comme Pasquali, qu'elle quittât sa maison: c'était trop demander du premier coup; mais je voulais qu'elle en sortît plus souvent et plus longtemps chaque jour. Figurez-vous qu'elle ne sort qu'à la nuit tombante ou à la première aube, pour aller de temps en temps, à trois pas de là, prier sur la tombe de son père, dans le cimetière de la Seyne! Elle ne connaît donc le soleil et la lune que de vue; car elle parcourt cette petite distance sur son âne, et, dès que la chaleur se fait sentir, elle s'enferme à triple rideau pour végéter dans l'ombre, la rêverie oisive et l'immobilité délétère. Certes elle ne peut pas durer à ce régime, et le moins qui puisse lui arriver, c'est d'y devenir idiote ou paralytique. J'ai donc obtenu d'elle que, deux fois par semaine, elle viendrait me voir, à pied, après sa sieste, à midi, et que, deux autres fois par semaine, elle viendrait se promener dans la calèche avec moi.
—Vous êtes bonne! mais elle vous ennuiera beaucoup, je le crains.
—On n'est pas précisément jeté en ce monde pour s'amuser, docteur; mais j'ai peu de mérite à plaindre et à soigner les malades. J'ai passé ma vie à cela. Mon pauvre père était couvert de blessures; mon mari....
—Payait une jeunesse orageuse par une vieillesse prématurée?
—Le baron vous l'a dit? Eh bien, c'est vrai, et puis mon Paul si délicat, toujours languissant dans sa première enfance! Le voilà guéri, je n'ai plus de malades, et cela me manque. D'ailleurs, mademoiselle Roque m'est sympathique. Vous savez combien dans le cœur des femmes la pitié est prête à devenir de l'affection. Vraiment cette fille est touchante avec son respect filial, son inertie fataliste, et l'espèce de terreur où elle vit sans se plaindre, car vous n'ignorez pas qu'elle est fort mal vue parmi les paysans, et même parmi les bourgeois campagnards des environs. Sa mère était restée musulmane, sa négresse l'est encore, et on l'accuse de l'être elle-même, bien qu'elle ait reçu le baptême. Je me suis fait expliquer par elle comme quoi son père, ne croyant à rien, avait pourtant exigé qu'elle fût enregistrée comme chrétienne aux archives de la paroisse. Il voulait ainsi la préserver des persécutions et des répugnances dont sa mère et sa servante noire étaient l'objet; mais, comme il ne se souciait d'aucun culte, il la laissa pratiquer l'islamisme avec ces deux femmes, en exigeant qu'elle fît de temps à autre acte de présence à l'église catholique. Il est résulté de ce système un mélange très-extraordinaire des deux religions dans l'esprit de cette fille, qui a des instincts très-mystiques, qui se signe avec ferveur au nom de Mahomet, et qui professe une dévotion passionnée pour la Vierge et les saints. Elle adore les pèlerinages, et ce qui l'a décidée à sortir avec moi, c'est que je lui ai promis de la mener à la chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde, que, de sa fenêtre et depuis qu'elle est au monde, elle voit à l'horizon en se persuadant qu'elle en est aussi loin que de l'Afrique. En même temps, elle prie et célèbre les fêtes en secret avec sa négresse selon les rites du Coran, qu'elle sait par cœur, et toutes ses idées sont d'une islamite passive et fataliste.
—Vous comprenez et vous résumez fort bien mademoiselle Roque; mais je ne vois pas quel rapport vous établissez entre elle....
—Et le lieutenant la Florade? Attendez donc! Mademoiselle Roque, ou plutôt Nama, car l'Hindoue domine en elle, a une peur effroyable des chrétiens. Cela se comprend: elle n'a reçu d'eux que des menaces et des insultes! Aussi, pour peu qu'un ou une de nous s'humanise et la traite avec bonté, elle est reconnaissante comme un pauvre chien perdu et battu qui trouve un maître compatissant. M. la Florade est entré un soir chez elle, croyant qu'elle appelait au secours. Il lui a témoigné de l'intérêt et lui a offert ses services. Pasquali assure que tout s'est borné là....
—Pasquali dit la vérité.
—Bien! tant mieux ... et tant pis! car cette fille s'est éprise de la Florade, et n'aspire qu'à être aimée de lui. Voilà ce qu'elle m'a confié dès la première entrevue, tant ma sollicitude l'avait gagnée. Elle est venue me voir ce matin au moment où M. la Florade, dont elle ne sait pas le nom—il le lui a caché, et Pasquali ne l'a pas trahi—abordait sur la grève. Elle me l'a montré de la terrasse en criant: «C'est lui! je le vois!...» Elle voulait descendre pour lui parler. J'ai eu beaucoup de peine à l'en empêcher; j'ai dû même la gronder comme on gronde une petite fille de six ans, pour l'engager à retourner chez elle. Un quart d'heure après, je descendais moi-même au rivage, en vue d'une promenade en mer pour mon compte. Vous savez le reste, et vous comprenez maintenant que la curiosité est entrée pour quelque chose dans la facilité avec laquelle j'ai accepté l'équipage et la compagnie de votre ami le lieutenant; car il est votre ami: il n'a fait autre chose que de me parler avec enthousiasme de vous qui ne m'aviez pas du tout parlé de lui.
—J'ignorais, répondis-je en cachant mon amertume sous un air d'enjouement, que votre curiosité dût être éveillée à ce point par le récit d'une aventure de ce genre.
—L'aventure m'a été présentée comme innocente, reprit-elle. M'avez-vous trompée? Voyons.
—La Florade est homme d'honneur, il m'a donné sa parole. Mademoiselle Roque est pure, mais elle est trop dépourvue de toute idée des convenances pour que sa passion ne vous suscite pas quelque désagrément.
—Mais pourquoi? Puisque M. la Florade l'aime, ne peut-il l'épouser?
—Mais s'il ne l'aime pas? Elle s'abuse étrangement, je vous le déclare.
—Ah! pauvre fille! Il l'a donc moralement trompée et séduite, car elle jure qu'il l'aime. Elle avoue qu'il est un peu bizarre et quinteux avec elle, qu'il a souvent l'air de l'abandonner, qu'il refuse d'aller la voir par crainte d'être blâmé de son peuple, mais qu'en dépit de tout cela il est très-ému auprès d'elle, et qu'il ne la quitte jamais sans avoir les larmes aux yeux. Est-ce donc un perfide, votre ami la Florade? Il n'a pas cet air-là. J'ai, au contraire, été frappée de sa physionomie ouverte et de ses manières franches. Je crois bien plutôt qu'il aime réellement Nama, mais que quelques empêchements de position, de fortune ou de préjugé le forcent à renoncer à elle. Je voudrais les connaître, ces empêchements, afin d'en apprécier l'importance et la durée. Enfin je voudrais savoir quelle est ma mission auprès de cette pauvre fille, si je dois lui conseiller le courage d'oublier, ou agir de manière à renouer des liens encore tendres en vue d'un mariage possible.
—Tout ceci est fort délicat, répondis-je, et je vous dois la vérité. La Florade est mon ami, non un ami ancien, mais, si je peux parler ainsi, un ami d'inclination. Il y aura donc peut-être un peu de trahison de ma part à vous dévoiler les dangers de son caractère; mais il a tellement le courage de ses défauts et de ses qualités, que, s'il était ici sommé par vous de s'expliquer, il vous dirait, j'en ai la certitude, tout ce que je vais vous en dire. C'est une nature séduisante et généreuse, mais sans frein. Il se livre tout entier à première vue, n'interroge rien, et se plaît en quelque sorte à braver toutes les conséquences de ses entraînements.... Certes, il s'est beaucoup dominé en présence de Nama; mais il n'est pas homme à jouer le calme qu'il ne sait pas imposer réellement à son imagination. Il a troublé la tête faible de cette fille par le trouble qu'il éprouvait lui-même. Elle a donc quelque motif pour s'abuser, sinon pour se plaindre.
—Alors me voilà fixée. Je ferai ce que Pasquali me conseille aussi: j'ôterai toute espérance à la pauvre créature. Pourtant ... attendez! Il faut, avant de me charger de ce rôle cruel, que vous me disiez très-sérieusement votre dernier mot. Vous me jurez qu'épris d'elle, peu ou beaucoup, la pitié, l'admiration pour sa beauté, l'estime qu'après tout la naïveté de son cœur et de son esprit mérite, ne le décideront jamais à en faire sa compagne? Vous êtes bien sûr que mes représentations, ma conviction, mon éloquence de femme, si vous voulez, ne pourraient absolument rien sur lui?
—Vous m'en demandez trop, répondis-je. Personne ne peut engager ainsi sa responsabilité pour un absent. Vous voulez voir la Florade, vous le verrez.... Quel jour voulez-vous que je vous l'amène?
La marquise sembla deviner mon désespoir. Elle me regarda attentivement, avec une sorte de surprise. Je soutins bravement son regard, je dois le dire, car elle reprit aussitôt avec la même liberté d'esprit qu'auparavant:
—Amenez-le demain chez Pasquali. Je descendrai comme par hasard. Ne prévenez votre ami de rien! Il s'armerait d'avance contre mes arguments. En le prenant au dépourvu, je verrai bien plus clairement si je dois espérer ou désespérer pour Nama. Et maintenant, ajouta-t-elle, parlons de vous, docteur! Est-ce que les charmants projets du baron ne vont pas modifier les vôtres? Est-ce que vous ne prolongerez pas de quelques semaines votre séjour ici?
—J'y ferai mon possible, répondis-je, afin qu'elle ne combattît pas ma résolution de fuir au plus tôt.
Je ne me sentais plus assez de force pour recevoir des témoignages d'estime et de confiance qui me navraient.
—Dans huit jours, pensais-je, elle m'ouvrira peut-être son cœur, comme Nama lui a ouvert le sien, et, au fond de ce cœur troublé ou souffrant, je trouverai encore la Florade.
Je la quittai avec un peu de précipitation, prétextant un rendez-vous donné à Toulon, et je partis la mort dans l'âme. A mes yeux, la destinée suivait son implacable fantaisie de rapprocher ces deux êtres, si peu faits, selon moi, l'un pour l'autre. Ils s'étaient vus, ils se parleraient le lendemain; car, dans certaines situations, parler ensemble sur l'amour, c'est déjà se parler d'amour. Et moi, j'étais là, condamné à opérer ce rapprochement!
Je sentais que je n'aurais pas la force de m'y prêter. J'attendis Pasquali sur le chemin de la Seyne. C'était l'heure où il y retournait. Il venait d'échanger quelques mots avec la marquise en traversant la colline. Il savait son projet, et n'y trouvait rien à reprendre.
—Elle est bonne, dit-il, bien bonne femme, le diable m'emporte! Il faudrait que le petit (il désignait encore ainsi quelquefois son filleul) fût trois fois effronté pour lui lâcher des douceurs en pareille circonstance. D'ailleurs, nous serons là.
—Vous y serez, cher monsieur. Moi, j'ai oublié, en m'engageant à être de la partie, que cela m'était impossible; mais vous n'avez pas besoin de moi, vous me raconterez l'affaire un autre jour. J'ai à acheter quelques meubles pour installer un mien ami au nom de qui je viens de louer la maison Caire; il faut que je passe le contrat....
—Ah! vous m'amenez un voisin? Bon! tant mieux!
Et, sans s'informer de son âge, de ses goûts et de son caractère, il m'offrit pour lui ses barques, ses engins, son vin d'Espagne et ses services personnels avec cette cordialité simple et brusque qui le caractérisait.
J'envoyai une lettre à la Florade pour lui dire que son parrain l'attendait encore le lendemain à sa bastide; puis je m'occupai activement de l'installation prochaine du baron. Je consacrai encore toute l'après-midi de ce lendemain à passer le contrat avec le propriétaire de sa nouvelle demeure, et je partis pour Hyères, où j'avais un ami. Je croyais devoir m'éloigner un peu du théâtre de mes agitations.
III
Hyères est une assez jolie ville, grâce à ses beaux hôtels et aux nombreuses villas qui la peuplent et l'entourent. Sa situation n'a rien de remarquable. La colline, trop petite, est trop près, la côte est trop plate et la mer trop loin. Tout l'intérêt pour moi fut d'examiner ses jardins, riches en plantes exotiques d'une belle venue. Les pittospores et les palmiers y sont des arbres véritables. L'ami que je comptais rencontrer était parti. J'errai seul aux environs durant quelques jours, et je revins convaincu que, si le climat y était moins brutal qu'aux environs de Toulon, la nature de ceux-ci, pittoresquement parlant, était infiniment plus grandiose et plus belle.
Ce qu'il y avait de plus remarquable à Hyères, c'était précisément la vue des montagnes de Toulon, les deux grands massifs calcaires du Phare et du Coude, dont les profils sont admirables de hardiesse. Vu de face, c'est-à-dire de la mer, le Pharon n'est qu'une masse grise absolument nue et aride, qui, par ses formes molles, ressemble à un gigantesque amas de cendres moutonnées par le vent; mais les lignes du profil exposé à l'est sont splendides. Le Coudon est beau sur toutes ses faces. Peu pressé de rentrer à Toulon, je résolus d'aller voir le pays du haut de cette montagne, qui est en somme la plus intéressante de la contrée. Je retournai donc vers Toulon par la route qui vient de Nice, et que je quittai à la Valette. Je m'enfonçai seul, à pied, dans la gorge qui sépare le Coudon du Pharon, et je commençai à monter le Coudon par une route de charrettes qui s'arrête au hameau de Turris.